HISTOIRE DE LA RÉGENCE PENDANT LA MINORITÉ DE LOUIS XV

TOME TROISIÈME

 

CHAPITRE LIV. — Le Congrès de Cambrai (1720-1723).

 

 

Réunion du Congrès de Cambrai. — Raisons de l’ajournement. — Ouverture imminente du Congrès. — Modération de Philippe V. — Il revient sur sa décision. — Mission et renvoi de Chavigny en Espagne. — Projet de mariage de l’infant Carlos. — Le Congrès continue à ne rien faire. — Projets d’alliance du Nord. — Haine entre la Russie et l’Angleterre. — Projet pour la Saxe. — Mission de Chavigny en Hanovre.

 

Réunion du Congrès de Cambrai

Il n’avait pas fallu moins que la perspective et la promesse d’un congrès pour décider Philippe V à conclure les actes diplomatiques qui le 26 janvier 1720, le 16 février, les 6, 8 et 20 mai et le 22 juin de la même année consacrèrent le rapprochement entre l’Espagne, la France et l'Angleterre. Dès le mois de juillet, les plénipotentiaires espagnols au congrès qui devait s'ouvrir à Cambrai, le 15 octobre suivant, furent désignés ; au mois d’août, ils reçurent leurs instructions définitives[1], c'était le marquis Beretti-Landi et le comte de San Esteban. De son côté, l’Empereur désigna M. de Windischgraetz[2] et la France M. de Morville et M. de Saint-Contest. A Cambrai, ville de peu de ressources, on ne se livrait à aucun des préparatifs qu'eut imposé le logement des diplomates et de leur suite. Quelques ministres étrangers s'y aventurèrent cependant et n’y découvrirent ni maisons pour se loger, ni bois pour se chauffer, ni salle de réunion pour discuter. Don Albani, neveu du Pape serait l’hôte de l’archevêque qui s’excusait d’héberger d’autres plénipotentiaires. Tarucca, envoyé du Portugal, apporta dans ses bagages un chalet de bois fabriqué en Hollande ; Provana, envoyé de Savoie, se terra comme il pût, ainsi que les deux Espagnols, et ils laissèrent passer l’hiver. A la mi-février, arriva Saint-Contest[3], mais seul et chargé de faire patienter car, lui écrivait Dubois, le 28 février : « Nous ne sommes pas assez avancés sur ce qui doit décider de notre concert avec l’Espagne dans le Congrès. La prudence ne veut pas qu’avant cela nous [en] précipitions l’ouverture[4]. » L’Empereur ne montrait pas plus de hâte ; il trouvait la guerre plus profitable que la paix, elle lui avait permis de troquer la Sardaigne contre la Sicile et il pouvait appréhender que, dans un Congrès, on lui suggérât quelque compensation à offrir pour cet échange trop avantageux. Pour cette raison, Charles VI avait jugé prudent de tenir Windischgraetz éloigné de Cambrai, comme Dubois s’ingéniait à trouver des motifs de n’y laisser paraître qu’un de nos représentants, tantôt Saint-Contest, tantôt Morville. On s’employa de la sorte à durer sans rien faire et on y réussit. Petit à petit, Cambrai s’était approvisionné, meublé et l’existence y devint douce et même plantureuse. Les cuisiniers des diplomates, assure Saint-Simon, y eurent plus d’affaires que leurs maîtres, mais ils se trouvèrent en conflit avec les vicaires généraux du diocèse. Ceux-ci avaient refusé certaines dispenses de carême, les ambassadeurs du congrès réclamèrent contre cette rigueur, sous le singulier prétexte qu’ils seraient accusés d’orgueil par leurs confrères, s’ils se piquaient à Cambrai d’une plus grande perfection chrétienne. Dubois cassa les dispositions des vicaires généraux et les diplomates mangèrent de la volaille par humilité[5].

 

Raisons de l’ajournement

Toute l’année 1721 fut employée à retarder l’ouverture du congrès et à l’annuler par avance. « Nous verrons, disait Dubois, le congrès de Cambrai employer la moitié de sa durée à régler son cérémonial, l’autre moitié à ne rien faire, jusqu’à ce que des incidents inattendus le fassent dissoudre[6]. » Le motif de cette conduite se trouvait dans ces lignes du cardinal : « Stanhope est mort, il faut être prudent[7] » et encore : « J’avais fait beaucoup de progrès auprès de milord Stanhope. Le changement de ministère en Angleterre m’a dérangé ; la jalousie que l’union intime de la France et de l’Espagne vient d’exciter a produit de nouvelles difficultés par l’importance de tenir le gouvernement britannique uni aux deux couronnes, par les efforts que la Cour de Vienne fait pour l’en détacher, par la diversité des sentiments dans le cabinet de Saint-James. Il ne s’agit pas moins-que de la paix ou la guerre, et de perdre notre principale ressource sur le moindre soupçon qui ferait pencher les Anglais du côté de l'Empereur[8]. » Avec ses fidèles ; Dubois se montrait encore plus impudent ; une fois de plus, il sacrifiait tout à l’alliance anglaise.

« Nous avons essuyé pendant cinq mois les reproches et les discours de tout le monde sur le retardement qu’il y a eu jusqu’ici au Congrès et qu’on nous imputait. Quoique l’unique motif fût de donner le temps à l’Angleterre d’obtenir dii roi d’Espagne ses convenances, nous ne nous sommes jamais expliqués et nous ne nous sommes point embarrassés des reproches sans fin qu’on nous a faits. Tant que les délais seront nécessaires, les prétextes ne manqueront pas, et je vous détaillerai ceux que l’on pourra donner, s'il est besoin d’en fournir[9]. »

 

Ouverture imminente

De délai en délai, on put croire enfin, au début de l’année 1722, que le Congrès allait s’ouvrir. L’Empereur n’avait pu du Congrès acquérir la preuve de l’existence de traités secrets entre la France, l’Espagne et l’Angleterre, toutefois il en avait de graves soupçons et, pour s’en éclairer, décidait l’envoi immédiat de ses plénipotentiaires à Cambrai. Dubois qui venait de réussir la négociation des mariages espagnols n’avait plus de raisons de retarder le Congrès. « Comme je ne vois, disait-il, aucune raison qui empêche ni les Anglais, ni nous, de laisser procéder au Congrès et que nous n’en avons pu souhaiter l’éloignement que pour avoir le temps de régler auparavant à l’amiable toutes les questions qui peuvent s’élever entre l’Empereur et le roi d’Espagne, nous n'apportons aucun obstacle à l’ouverture du Congrès et la Cour de Vienne n’aura qu’à s’en prendre à elle-même si dans la discussion qui se fera dans cette assemblée elle trouve des contrariétés qui lui soient désagréables[10]. » Dans le courant de ce mois de janvier, le 23, l’Angleterre désignait ses représentants ; elle apportait tant de déférence pour son alliée, qu’il était bien évident qu’elle augurait — ou savait — que le Congrès ne se réunirait pas de sitôt. Sir Witworth se rendrait de Berlin à Cambrai à l’appel de Dubois, lord Polesworth allait se rendre de Londres à Paris et, de là, à Cambrai où il n’aurait d’autre instruction que de se conformer aux désirs du Régent. Enfin, le baron de Pendtenriedter s’ébranla de sa personne et quitta Paris pour Cambrai où il ne manqua pas de dire en arrivant : « Si je n’y étais venu, il n’y au rait pas eu de Congrès. La France et l’Angleterre ne demandant pas mieux que de le dissoudre et laisser aller en fumée[11]. » Pendtenriedter et Windischgraetz visitèrent les plénipotentiaires français et espagnols et leur dirent que « S. M. I. n'ayant rien de plus à cœur que de conclure une paix solennelle avec le Roi Catholique, en conformité des traités de Londres et de ceux qui avaient été depuis signés à La Haye, elle leur avait ordonné de se rendre à Cambrai pour travailler à une œuvre aussi salutaire. » A cela, Morville répondit que « si le duc d’Orléans avait témoigné peu d’empressement pour l’ouverture du Congrès, c’est qu’il avait voulu régler tout d’abord les grosses difficultés, capables de rompre la paix générale, qui subsistaient entre l’Empereur et le roi d’Espagne. » Mais comme il ne fallait pas que l’Empereur put se flatter que l’ouverture du Congrès dépendait de lui seul, à peine Pendtenriedter fut-il installé à Cambrai que Morville s’en éloigna[12]. Cette fois encore Dubois faisait le jeu de l’Angleterre, celle- ci n’était pas prête !

 

Modération de Philippe V

A l’étroite confiance d’autrefois, fondée sur les souvenirs des anciennes coalitions, avait succédé entre l’Angleterre et l’Autriche une méfiance réciproque et instinctive. On disait que Charles VI avait l’intention d’éluder les stipulations des traités de Londres par rapport aux duchés italiens, il avait en outre encouragé la répugnance supposée des Florentins à l’égard de l’infant don Carlos, promis le rétablissement de la république, ou l’envoi d’un prince allemand après la mort du dernier membre de la famille de Médicis. Déjà, sous prétexte d’études, un prince bavarois se trouvait à Pise et le duc de Parme réclamait l’envoi en Italie de l’infant don Carlos[13]. Philippe V était disposé, mais, par prudence, ne déciderait rien sans l’avis du Régent et la promesse de son concours. Mieux valait, selon lui, faire le congrès de Cambrai et rendre inébranlable l’alliance de l’Espagne et de la France[14]. La proposition du duc de Parme faisait courir le risque, une fois de plus, d’amener la guerre et la mission de Chavigny à Madrid, malgré le fâcheux accueil qui fut fait au diplomate, aboutit au résultat entrevu[15]. Le 12 mai 1722, Dubois apprit avec satisfaction que Philippe, fasciné par les brillantes perspectives qu’on avait découvertes devant lui, renonçait à réclamer l’envoi de l’infant don Carlos pour lui procurer avant le Congrès l’investiture formelle de l’héritage ; bien plus, il s’offrait à payer aux Farnèse une somme prélevée sur l’induit des Indes et avancée par les banquiers de Madrid afin de mettre un terme à la réclamation sur Castro et Ronciglione. « Il semblait, écrivait Chavigny, que Sa Majesté Catholique ne voulût plus faire un pas qui ne fut suggéré ou approuvé de S. A. R. et du cardinal Dubois[16]. »

Dubois ouvrait un champ à l’ambition de Philippe V afin d’obtenir la « docilité » à ses vues. Il lui suggérait que l’Empereur pouvait mourir sans laisser d’enfants mâles et « cet événement ouvrirait la plus belle carrière pour étendre la succession de l’infant don Carlos à presque toute l’Italie... » Fallait-il, par une malheureuse impatience, perdre de vue de si grands objets ? Un roi d’Espagne, uni à la France et à l’Angleterre, « ne devait se mouvoir que pour de grands coups et pour des événements qui remissent sa famille en possession des royaumes qu’elle avait perdus en Italie avant la conclusion de la paix. » Jusqu’à ce moment, l’obligation faite à l’Empereur de donner l’investiture des duchés à un infant espagnol, ressemblait à un coin qui peut, à un moment donné, faire éclater tout le bloc.

 

Il revient sur sa décision

A peine Philippe V venait-il de donner cette preuve de modération qu’il reçut la nouvelle (18 mai) que le grand-duc de Toscane était en péril de mort et son fils, dernier héritier des Médicis, également menacé[17]. Aussitôt le roi d’Espagne écrivit à Patricio Lau- lès de représenter au Régent l’urgente nécessité de l’envoi de l'infant don Carlos en Italie. Des troupes furent réunies à Barcelone ; mais la rumeur courait qu’en ce moment l’Empereur faisait entrer des troupes en Italie. Le Régent répondit par écrit aux représentations de Laulès (8 juin), promit d’en entretenir sur l’heure le roi de la Grande-Bretagne, mais blâma l’envoi de l’infant et conseilla de demander les investitures au Congrès ; dès qu’on les aurait obtenues, on aborderait la question des garnisons de Parme et de Toscane. La crise semblait prête à se rouvrir et la guerre en Italie inévitable et prochaine. Dubois s’empressa d’inviter Chavigny à obtenir sans retard du roi d’Espagne la promesse de ne pas intervenir en Italie, si l’Empereur consentait la même promesse. En même temps, le cardinal sollicita le cabinet de Londres (13 juin) d’user de son influence pour obtenir de la Cour de Vienne une déclaration pacifique dont il avait dressé la formule, que lord Townshend n’eut qu’à transmettre à Saint-Saphorin[18]. L’Empereur répondit qu’il n’accorderait cette déclaration qu’à Cambrai, devant le Congrès réuni.

 

Mission et renvoi de Chavigny

Afin d’établir définitivement l’infant don Carlos dans ses duchés, le duc de Parme s’avisa que Chavigny — qu’il connaissait — était trop délié et qu’il fallait obtenir son renvoi de la Cour d’Espagne. Elisabeth Farnèse le souhaitait d’autant plus que le départ de Chavigny signifiait le maintien de Maulévrier et, de l’aveu du confesseur, Maulévrier possédait « le goût dominant de la Reine[19] ». Ce fut donc le P. Daubenton qui écrivit de Balsaïn à Dubois que « S. M. C. ne pouvait prendre confiance en un ministre qui finasse et use d’artifice, qu’elle espérait que S. E. contribuerait à la délivrer d’une personne avec qui il serait peiné de traiter[20]. » Chavigny savait d’où parlait le coup : « La Reine, écrivait-il, est le fléau qu’on a soulevé contre moi. Quels attraits a M. de Maulévrier pour faire chez la Reine un enchantement comme il fait ?[21] » Finalement ce fut le confesseur qui négocia l’éloignement du trop clairvoyant Chavigny.

 

Projet de mariage de l’infant Carlos

Philippe V n’était revenu à l’idée d’envoyer don Carlos en Italie, malgré les risques à courir, qu’en introduisant une clause jugée de nature à associer la France à cette politique agressive. On savait partout et depuis longtemps que le Régent de France était fort préoccupé de placer ses nombreuses filles. Dès le mois de décembre 1721, le duc de Parme avait fait des ouvertures à Chavigny[22] et, au mois de mars il lui avait dit tout net que le moyen d’assurer l’état de don Carlos était de le fiancer à Mlle de Beaujolais, cinquième fille du Régent[23]. Dubois inscrivit cette négociation au nombre des affaires essentielles confiées à Chavigny. « La jeune princesse est charmante, écrivait-il, pour l’esprit et pour la figure. Il faudrait que là pensée en vînt au P. Daubenton : mais ne rien proposer au Roi d’Espagne qui pût lui déplaire, tout on étant alerte sur ce qui pourrait s’insinuer pour une princesse de la Cour de Vienne[24]. » L’envoyé des Farnèse à Madrid, Scotti, ne manqua pas de rappeler à Chavigny cette affaire matrimoniale[25]. Grimaldo lui en coula un mot[26] et, trois jours plus tard, il aborda la question avec le P. Daubenton[27] (21 avril). Le premier accueil du Jésuite fut favorable, le Régent l’avait, conquis en lui faisant entrevoir, pour prix de sa complaisance, le profit de la Compagnie de Jésus qu’on appellerait à succéder au vieil abbé Fleury dans le confessionnal du Roi.

Bientôt cependant, Daubenton parut se refroidir : « un peu de patience », conseillait-il[28], « différez », disait-il encore et Chavigny écrivait : « Le mariage ne va pas[29] ». Cependant à Paris on s’y attachait et même on rédigeait un mémoire tendant à prouver que le mariage de Mlle de Beaujolais et de don Carlos était nécessaire aux intérêts de la France[30]. Enfin, le 23-29 juin, le P. Daubenton écrivit à Dubois à l’insu de tous les diplomates, « que S. M. C. après en avoir conféré avec la Reine son épouse, consentait volontiers à ce mariage, à condition que S. A. R. s’emploierait de toutes ses forces conjointement avec l’Espagne pour assurer les États de Toscane et de Parme à l’infant don Carlos[31]. » Dans cette lettre, Daubenton exigeait le rappel de Chavigny : on le lui accorda, on lui eut accordé bien autre chose.

Le Régent sut néanmoins contenir sa joie ; le 12 août seulement, il fit part de ce mariage au roi d’Angleterre[32] et Dubois, non moins satisfait, écrivit le même jour à Destouches que « S. A. R. a reçu aujourd’hui (sic !) par un exprès une lettre du Roi et une lettre de la Reine d’Espagne par lesquelles ils lui demandent Mademoiselle de Beaujolais en mariage pour don Carlos leur fils, ce qui a été reçu, comme vous jugez bien, avec beaucoup de reconnaissance. Ils ont fait cette galanterie à S. A. R. à l’insu de leurs ministres à Madrid et de ceux que nous avons à la Cour. La première pensée de S. A. R. lorsqu’elle a eu lu ces lettres du roi et de la reine d’Espagne a été de donner avis de cette proposition au roi de la Grande-Bretagne et de partager avec S. M. Br. la joie quelle en a et l’espérance où elle est que ce nouveau lien contribuera à affermir l’union des trois couronnes[33]. » Mais ni Georges Ier ni son gouvernement ne s’associèrent à cette joie du Régent. Celui-ci, sans perdre de temps, fit dresser les articles du mariage et signer le contrat de sa fille (25 et 26 novembre) qui partit pour l’Espagne le 1erdécembre, elle allait avoir huit ans et son fiancé n’en avait pas sept.

 

Le Congrès continue à ne rien faire

Pendant la poursuite de cette affaire, le Congrès ne s’ouvrait toujours pas. Pour justifier ces nouveaux retards, Dubois s’était avisé d’un artifice nouveau, il apportait une attention et un soin particuliers à la rédaction de ses dépêches : « Il s’est piqué, écrivait Schaub à Saint-Saphorin, de vous en rendre une de sa façon. Or, comme il met beaucoup de temps à composer lorsqu’il a envie de briller, et qu’il lui reste extrêmement peu dans la journée pour cette sorte de travail par le nombre d’autres affaires dont il est accablé, il lui arrive de faire les expéditions trop tard, pour vouloir les faire trop bien[34]. » Ainsi d’un coté on éternisait les moindres démarches, de l'autre coté on ne faisait rien, et les deux envoyés impériaux Pendtenriedter et Windischgraetz avaient tout le loisir nécessaire pour se convaincre qu’on se jouait d’eux. L'année 1722 touchait à sa fin lorsque, le 23 octobre, ils apprirent les conditions posées par les médiateurs. « Ils changèrent de visage », se montrèrent inquiets, demandèrent du temps pour consulter leur Cour et obtenir les investitures tout en insistant pour commencer les conférences, mais les plénipotentiaires français et leurs collègues anglais maintinrent énergiquement leurs conditions[35]. Au début du mois de décembre, les lettres impériales furent arrêtées par le vice-président du Conseil aulique, lues et enregistrées à la Diète à la fin du mois[36]. Cette hâte surprit et déplut. Dubois en fit son affaire. Il s’opposa à ce que ces lettres impériales fussent communiquées aux plénipotentiaires sans avoir passé préalablement sous les yeux des ministres du Régent et du roi d'Angleterre[37]. Au mois de mars 1723, c’était chose faite, alors les deux cabinets français et anglais exigèrent des corrections, ce qui entraînait le renvoi à Vienne et une nouvelle délibération[38]. Bref, le Congrès ne se réunit plus qu’en janvier 1724.

Et tandis qu’on bernait l’Empereur, celui-ci ne prenait pas le change. En apprenant le mariage de don Carlos, Pendtenriedter s'écriait : « Eh bien ! vive la guerre ! » Son expérience lui montrait la coalition des Bourbons de France, d’Espagne et de Parme contre la maison d’Autriche ; mais Dubois savait qu’il n’entraînerait, pas le Hanovre ni l'Angleterre dans une entreprise contre l'Empereur et aussitôt il songeait à regarder vers le Nord qu’il avait conscience de mal connaître, mais il s’aiderait des conseils de Chavigny.

 

Projets d'alliance du Nord

Dès que la paix de Nystadt fut acquise et avant même qu’elle fût signée, dès le mois d’août 1721, Dubois avait arrêté sa ligne politique à l’égard du tsar Pierre. M. de Campredon fut chargé de faire valoir à l’autocrate « l’avantage pour sa puissance nouvelle d’une alliance qui l’introduirait dans les affaires de l’Europe et ferait de lui, en face de l’Empereur, l’arbitre de l’empire. » C’était maintenant la France qui revenait aux offres d’alliance russe repoussées en 1717. « Il s’agit, disait Dubois, de former un grand parti dans le Nord[39] ». En échange du rôle qu’il laissait entrevoir, Dubois demandait au Tsar la garantie des provinces et villes cédées à la France par les Habsbourg depuis 1648. Outre Campredon, qui traitait cette affaire avec Pierre Ier, deux envoyés du Tsar, M. de Schleinitz et le prince Kourakin transmettaient secrètement au cardinal les offres de leur maître. Et celle fois encore l’agence matrimoniale du Palais-Royal menait de front l’intérêt politique et le profit familial. Pierre Ier sachant qu’on avait toujours chance d’être écouté du Régent du moment qu’on l’entretenait de l’avenir de ses enfants et trouvant toutes les filles placées s’en prenait résolument au duc de Chartres pour lequel il proposait sa propre fille Elisabeth avec le trône de Pologne pour dot[40].

 

Haine entre la Russie et l’Angleterre

Pour séduisante que fût cette perspective d’une alliance russe, Dubois n’ignorait pas quels obstacles y mettaient les rancunes et les préventions de Georges Ier résolument hostile à la puissance moscovite autant comme souverain du Hanovre que comme souverain de l’Angleterre. A aucun prix, Dubois ne voulait ébranler ni compromettre l’alliance anglaise, pour y réussir, il affecta de ne rien traiter en Russie, qu’il ne communiquât à l'envoyé d’Angleterre, le chevalier Schaub ; en même temps il chargeait Destouches de rassurer lord Carteret sur des négociations qui ne tendaient « qu’à perfectionner la paix et à empêcher le Tsar de se lier avec d’autres puissances[41]. » Pour mieux rassurer sur ses sentiments, il manifestait le désir de faire garantir la paix de Nystadt par l’Angleterre et d’obtenir la clause de neutralité de la Basse-Allemagne en faveur du Hanovre. De semblables prétentions n’étaient certes pas faites pour rendre le succès facile, et, bien qu’il les ignorât, l'envoyé de Prusse à Paris, considérait l'alliance franco-russe comme impossible. « La haine irréconciliable qui subsiste entre le roi Georges et le Tsar, disait-il, empochera le cardinal de se départir des Anglais et de faire quelque traité avec les Prussiens. Le Tsar n’accordera pas ce qu’ils demandent[42]. »

 

Projet pour la Saxe

Entre deux princes aussi hostiles l’un à l’autre, l’entreprise du cardinal ressemblait à une gageure, mais les traités, les accords, les conventions et tout ce qu’ils supposent d’intrigues, de négociations, lui étaient devenus une véritable nécessité. Quiconque avait un plan, bon ou mauvais, pour remanier l’Europe, retourner les alliances, pouvait se flatter de parvenir jusqu’à Dubois. L’envoyé de la Saxe, comte de Hoym, parvint à lui soumettre, dans le courant de l’année 1722 un programme qui comportait une Saxe agrandie de la Silésie et de la Pologne qui tiendrait dans l’Allemagne centrale la Prusse en respect et reprendrait à son compte le rôle joué autrefois par la Suède[43]. Dubois mit pour condition qu’Auguste II consentirait à se dessaisir de la Pologne pour la maison d’Orléans, en conservant le titre de roi[44]. Deux mois plus tard, le cardinal envoya au comte Fleming, ministre principal d’Auguste II, un agent secret nommé M. di Rézé qui entama une négociation très secrète à laquelle Schaub se trouva mêlé[45]. Au mois de juillet, l’affaire parut si avancée que le représentant de la Prusse à Paris s’en inquiétait. Il s’agissait, suivant lui, « d’un vaste projet de confédération des puissances du Nord pour protéger le Hanovre, fermer aux Russes l’accès de l’Allemagne et fournir à la France les secours contre l’Empereur qu’elle avait espérés du Tsar[46]. » Dubois ne se laissa pas piper par de grands mots, il savait la Saxe « trop livrée à l’Autriche[47] » pour en attendre rien d’effectif, et autre chose que « de la poudre aux yeux ».

 

Mission de Chavigny

L’alliance moscovite présentait des garanties plus sûres. Pierre Ier semblait reprendre volontiers ses projets échoués en 1717 ; après Kourakin il avait envoyé à Paris Dolgorouki, personnage de confiance[48]. Au point de vue de l’utilité que la France retirait d’une alliance, on ne pouvait, sous peine d’aveuglement, la méconnaître en 1722 ; aussi le cardinal se décida, au mois d’octobre à expédier à Campredon, l’ordre de négocier avec les ministres russes Ostermann et Schafiroff[49]. Le mariage projeté était envisagé comme la solide garantie d’une alliance qui ne pouvait être qu’une nouvelle triple alliance[50], car traînant commune une chaîne l’alliance anglaise, la France était destinée à ne rien dire, à ne rien tenter, à ne rien signer que sous la surveillance, avec le consentement, et la participation de l’Angleterre. Dubois sachant Destouches fatigué, malade, et nullement désireux de prendre une fatigue nouvelle[51], chargea Chavigny, impatient de prendre sa revanche et de donner la preuve de son savoir-faire, d’aller entretenir le roi Georges pendant son voyage annuel en Allemagne. D’après ses Instructions, « il s’agissait d’amener par degrés le roi d’Angleterre et son ministre Carteret au point de se départir pour le moment de la formalité de l’intervention actuelle et immédiate de l’Angleterre dans le traité avec la Russie, de leur faire concevoir que les précautions stipulées pour la Basse-Allemagne y suppléeraient suffisamment. Puisque le Tsar se faisait un point d’honneur de refuser cette intervention, ne valait-il pas mieux pour la France et la Grande-Bretagne le gagner d’abord ? On obtiendrait ensuite davantage[52]. »

Et Chavigny se mit à l’œuvre. Le 14 août 1723, il se présentait à Hanovre muni d’une lettre de créance dont le tour exalté semble être l’ouvrage de Dubois[53]. Il apportait aussi toute la correspondance de Campredon depuis un an afin d’en donner lecture aux ministres anglais pour les disposer aux concessions. Otto prévoyance servit peu, la première dépêche que reçût Chavigny lui annonçait la mort de Dubois ; et les obscurs travaux qui remplissent ce chapitre s’aperçoivent à peine parmi l’éclat de la plus étonnante fortune politique dont le progrès et l’apothéose émerveillèrent les contemporains.

 

 

 



[1] Wien Staatsarchiv, dans Weber, Die Quadrupel Allianz, p. 111 : Referat 30 de Agosto 1720.

[2] Wien Staatsarchiv, dans Weber, Die Quadrupel Allianz, p. 111 : Referat vom 6 August über die Conferenzsitzung vom 5 August 1720.

[3] Arch. des Aff. Etrang., France, Mémoires et Documents, t. 481, fol. 189-101 : Saint-Contest à Dubois, 8 et 16 février 1721.

[4] Arch. des Aff. Etrang., France, Mémoires et Documents, t. 481, fol. 201 : Dubois à Saint-Contest, 28 février 1721.

[5] Ch.-A. Lefebvre, Le Congrès des Plaisirs, 1720-1725, dans Mémoires de la Société d’Emulation de Cambrai, 1860, t. XXVII, 1ère partie, p. 129-170.

[6] Public Record Office, France, vol. 363 : Schaub à lord Carteret, Paris, 4 octobre, 6 novembre 1721.

[7] Arch. des Aff. Etrang., France, Mémoires et Documents, t. 481, fol. 201 : Dubois à Saint-Contest, 28 février 1721.

[8] Dubois au cardinal de Rohan, 7 novembre 1721, dans C. de Sévelinges, op. cit., t. II, p. 219.

[9] Arch. des Aff. Etrang., Angleterre, t. 339, fol. 124 : Dubois à Destouches, 16 juillet 1721.

[10] Dubois à Dubourg, Paris, 5 janvier 1722.

[11] Arch. des Aff. Etrang., France, Mémoires et Documents, t. 482, fol. 130 : Morville à Dubois, 11 février 1722.

[12] Arch. des Aff. Etrang., France, Mémoires et Documents, t. 482, fol. 144-197.

[13] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 314, fol. 205 ; Gênes, t. 74, fol. 228, 256 : Chavigny à Dubois, nov. déc. 1721 ; mars 1722.

[14] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, Mémoires et Documents, t. 143, 7e partie : Chavigny à Dubois, 20 mars 1722.

[15] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 143, 7e partie ; Dubois à Chavigny, 31 mars, 3 avril 1722.

[16] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 317, fol. 97 à 157 ; Chavigny à Dubois, 18 avril, 1er mai 1722.

[17] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 318, fol. 148 et 168 : Dubois à Chavigny, 25 mai 1722.

[18] Arch. des Aff. Etrang., Angleterre, t. 341, fol. 133 : Dubois à Destouches, 13 juin 1722.

[19] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 317, fol. 154 : Propos de Daubenton à Chavigny, 21 avril 1722.

[20] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 319 : Daubenton à Dubois, 23 juin 1722.

[21] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 319, fol. 113, 123, 164, 171 : Chavigny à Dubois, 29 juin, 12 juillet 1722.

[22] Arch. des Aff. Etrang., Gênes, t. 74, fol. 256 : Chavigny à Dubois, 15 et 27 décembre 1721.

[23] Chavigny à Dubois, 23 mars 1722 ; Baudrillart, op. cit., t. II, p. 523.

[24] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 316, fol. 68 : Instructions données à Chavigny, 3 avril 1722.

[25] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 314, fol. 167 : Chavigny à Dubois, 21 février 1722.

[26] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 817, fol. 107 : Chavigny à Dubois, 16 avril 1722.

[27] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 317, fol. 130 : Chavigny à Dubois, 1er mai 1722.

[28] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 317, fol. 150 : Chavigny à Dubois, 28 avril 1722.

[29] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 319, fol. 10 : Chavigny à Dubois, 12 juin 1722.

[30] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 329, fol. 462 : Mémoire sur la nécessité pour les intérêts de la France de marier Mlle de Beaujolais à l’Infant don Carlos, 30 mai 1722.

[31] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 319, fol. 65, 75 : Daubenton à Dubois, 23 et 29 juin 1722 ; Lémontey, op. cit., t. I, p. 424, note 1.

[32] Public Record Office, France, vol. 357 : Le Régent à Georges Ier, 12 août 1722.

[33] Arch. des Aff. Etrang., Angleterre, t. 342, fol. 110 : Dubois à Destouches, 12 août 1722.

[34] Public Record Office, France, vol. 364 : Schaub à Saint-Saphorin, 8 novembre 1722.

[35] Arch. des Aff. Etrang., France, Mémoires et Documents, t. 483, fol. 11 : Morville et Saint-Contest à Dubois, 24 octobre 1722.

[36] Arch. des Aff. Etrang., France, t. 483, fol. 89 et 133, Dubois à Saint-Contest, 4 décembre 1722 ; ibid., t. 484, fol. 14 : les projets d’investiture (traduits).

[37] Arch. des Aff. Etrang., France, t. 483, fol. 89 : Dubois à Saint-Contest, 4 décembre 1722.

[38] Arch. des Aff. Etrang., France, Mémoires et Documents, t. 484, fol. 37 : projet réformé envoyé à Vienne, à Dubourg, le 13 avril.

[39] Rambaud, Instructions de Russie, p. 217-241 : Instructions confidentielles données à Campredon, 25 août 1721.

[40] Rambaud, Instructions de Russie, p. 241 : Mémoire de Schleinitz, 28 septembre 1721 ; p. 251 : Campredon à Dubois, 4 novembre 1271.

[41] Arch. des Aff. Etrang., Angleterre, t. 340, fol. 15 : Dubois à Destouches, 16 janvier 1722.

[42] Arch. des Aff. Etrang., Prusse, t. 70, fol. 133 : Chambrier à Frédéric Guillaume Ier, 7 novembre 1721.

[43] J. Pichon, Vie de Charles-Henri comte de Hoym, in-8°, Paris, 1880, t. I, p. 36.

[44] Ibid., t. I, p. 45 : Fleming à Hoym, 25 février 1722 ; Arch. des Aff. Etrang., Prusse, t. 70, fol. 290 : Chambrier à Frédéric-Guillaume Ier, 12 janvier 1723.

[45] Arch. des Aff. Etrang., Pologne, t. 170, fol. 407, 483 : Dubois à Fleming, 20 avril 1722 ; réponse, 20 mai 1722.

[46] J. Pichon, op. cit., t. I, p. 40 : Schaub à Hoym.

[47] Arch. des Aff. Etrang., Prusse, t. 70, fol. 248.

[48] Arch. des Aff. Etrang., Prusse, t. 70, fol. 263 : Chambrier à Frédéric-Guillaume Ier, 27 novembre 1722.

[49] Arch. des Aff. Etrang., Angleterre, t. 345, fol. 230, 237 : Instructions données à Chavigny.

[50] Arch. des Aff. Etrang., Moscovie, t. 13 : Dubois à Campredon, 14 octobre 1722.

[51] Arch. des Aff. Etrang., Angleterre, t. 344, fol. 27, 46 : Destouches à Dubois, 12 et 27 avril 1722.

[52] Arch. des Aff. Etrang., France, t. 457 : Mémoires de Chavigny ; ibid., Angleterre, t. 345, fol. 242, 260 : Instructions à Chavigny, 4 août 1723.

[53] Public Record Office, France, vol. 357 : Le Régent à Georges Ier, Meudon, 1er août 1723.