HISTOIRE DE LA RÉGENCE PENDANT LA MINORITÉ DE LOUIS XV

TOME TROISIÈME

 

CHAPITRE XLVIII. — L’Alliance franco-espagnole (3-8 juin 1720-27 mars 1721).

 

 

Situation périlleuse du Régent. — Ses dispositions à l’égard de l’Espagne. — Rôle de Don Patricio Laulès. — Il insiste sur l’alliance franco-espagnole. — Volte-face de Dubois. — Susceptibilité de l’Angleterre. — Instructions données à l’ambassadeur et à l’agent secret. — Mornay à Balsaïn. — Le Père Daubenton. — La reine Elisabeth. — Le projet Farnèse rejeté pur Dubois. — Maladie de Mornay. — Audience de Maulévrier (13 novembre). — Entrevue avec Grimaldo. — Nouveau projet. — Maulévrier y est initié. — Réponse qu’y fait le Régent. — Refus d’alliance offensive. — Insistance de Philippe V. — Attitude de l’Angleterre. — Lettre de Stanhope. — Mission de Chavigny. — Scrupules de Philippe V. — Négociation entre Maulévrier et Mornay. — Signature du traité. — Conditions du traité.

 

Situation périlleuse du Régent

Cinq années après la mort de Louis XIV, le gouvernement de la Régence avait abouti à une catastrophe imminente. La Quadruple Alliance avait aggravé les conditions des traités d’Utrecht, le Système de Law avait produit la banqueroute, la Peste avait ruiné le commerce colonial, la Déclaration enfin avait exaspéré la querelle religieuse. Après ces pénibles expériences, l’amitié anglaise était jugée à sa vraie valeur : une exploitation, le crédit était frappé à mort pour tout le temps que durerait encore l’ancien régime ; la marine achevait de se dissoudre et de disparaître ; la religion n’offrait plus qu’un prétexte aux disputes stériles et aux pires extravagances. Philippe d’Orléans et son inspirateur Dubois n’avaient rien épargné pour s’assurer l’héritage présomptif de la couronne et il leur fallait reconnaître que les prétentions personnelles de Philippe V y mettraient un moindre obstacle que l’hostilité grandissante de la nation. « Le nombre des mécontents s’augmente tellement en ce royaume contre la Régence, écrit-on au mois d’avril, que si notre Cour ne fait une prompte paix avec l’Espagne, un soulèvement général ne manquera pas[1]. » Au mois de mai, l’ambassadeur d’Espagne à Paris, don Patricio Laulès[2] écrivait en chiffres à sa Cour que tout le monde était outré contre le gouvernement, qu’on s’attendait à quelque désordre dans Paris, qu’on y avait jeté des billets par les rues et dans les maisons, disant qu’on fermât les boutiques, qu’on se tint prêt pour une Saint-Barthélemy[3]. Et le Régent, pour brave qu’il fût, avait l’imagination frappée. On l’avait vu, le jour de l’émeute du 17 juillet, « blanc comme sa cravate et ne sachant ce qu’il demandait[4] » ; quelques jours plus tard, le 29, pendant le Conseil, il se mit à crier : « On investit le Palais, voilà qu’on tire. » C’était une ménagère qui secouait un tapis[5]. Au mois d’août, contre l’éventualité d’un complot tendant à enlever le Roi et à le conduire à Pontoise pour l’y proclamer majeur, le Régent adopta la précaution de coucher aux Tuileries dans un appartement mis en communication avec la chambre à coucher de l’enfant[6]. Au mois d’octobre, le chevalier Schaub, voyageant en France, trouvait les peuples si déchaînés contre Law qu’il redoutait un soulèvement prochain et général qui n’épargnerait pas le Régent[7]. Celui-ci et son complice voyaient approcher la majorité de Louis XV et l’heure où il leur faudrait rendre des comptes en quittant le pouvoir, ce qu’ils ne voulaient à aucun prix. Dubois plus perspicace, plus opiniâtre et plus laborieux avait reconnu la nécessité d’une volte-face politique et le parti personnel à en tirer. Rien ne pouvait plus dès lors l’en détourner.

 

Ses dispositions à l’égard de l’Espagne

La chute d’Alberoni ne mettait pas seulement fin à la guerre, elle provoquait à une réconciliation, gage d’une alliance avec l’Espagne. L’ambassadeur impérial, Pendtenriedter avait pressenti que les alliés, unis contre une Espagne ennemie, deviendraient rivaux pour accaparer la nouvelle amie ; on les verrait enchérir les uns sur les autres par des concessions aux dépens de l’Empereur[8]. Le Régent, pour se faire bien venir, avait pris les devants et offert Gibraltar dont il n’avait ni le droit ni le moyen de disposer ; il n’avait pas tardé à en être bien instruit, mais son échec ne modérait pas sa passion de transformer l’adhésion contrainte de Philippe V à la Quadruple-Alliance en une paix durable et cette paix soigneusement entretenue par les réfugiés français auxquels il réservait ses faveurs. Fresque tous les régiments de cavalerie leur étaient donnés, d’autres recevaient des missions de confiance et ces mauvais Français étaient écoutés comme des oracles, ils cherchaient à se rendre agréables autant qu’à se rendre nécessaires. Un maniaque, nommé Foucault de Magny, influençait ce monarque presque dément au point d’envoyer les débris de l’armée de Sicile, rentré dans les ports d’Espagne, tenter le déblocus de Ceuta au Maroc, où un siège qui durait depuis vingt-six ans avait créé dans ces parages une sorte de camp hospitalier et galant où les deux partis vivaient en bon voisinage.

 

Rôle de Don Patricio Laulès

Don Patricio Laulès ne paraissait pas destiné à faciliter un rapprochement, entre la France et l’Espagne. Ses instructions ne portaient guère que sur des revendications ; c’était d’abord la prompte remise de Fontarabie et des places occupées dans le Guipúzcoa et la Catalogne par l’armée française ; ensuite, l’évacuation au mieux des intérêts de l’Espagne, de la Sicile et de la Sardaigne ; enfin la rétrocession de Gibraltar[9]. Laulès notait avec satisfaction et adressait à sa Cour tous les indices du malaise très grave de la France, et tous les symptômes d'un prochain bouleversement. On peut être surpris que le concours de tant de divisions et de misères n’ait pas amené une révolution, on doit l’être plus encore de voir Laulès reprendre à son compte le rôle d’agent provocateur qu’avait rempli le prince de Cellamare. Irlandais et jacobite, il trouvait l’emploi de ses dons d’intrigue dans son nouveau poste et sa nationalité d’emprunt ; par ses soins, le duc de Bourbon n’essayait plus de dissimuler sa haine à l’égard du Régent et « je fais faire le même manège, disait Laulès, auprès des autres princes du Parlement par des voies indirectes[10] ». Son calcul l’amenait à escompter l’influence de l’opinion publique restée espagnole et jacobite pour imposer au Régent et à Dubois une politique de ménagements envers l’Espagne et le Prétendant. « Toute la France, Sire, écrivait Laulès à Philippe V, souhaite avec passion de voir une parfaite union établie entre V. M. et le Roi votre neveu et entre vos deux monarchies. Le Régent et l’archevêque de Cambrai font semblant de le désirer aussi : mais je me trompe, ou les conditions que S. A. R. proposera pour y parvenir seront plus convenables a ses propres intérêts qu’à ceux de Y. M. Toutes ses vues ne tendent qu’à son objet principal, et l'archevêque de Cambrai ne travaille que sur ce même principe et ne le perd jamais de vue[11]. » S’il en croyait son ambassadeur — et ses affirmations étaient trop flatteuses pour être mises en doute — Philippe V ne pouvait douter que la France ne l’« adorait » et que « le Régent s’était aliéné tous les cœurs par son Système et par ses alliances contre S.M.C.[12] », en sorte que pour calmer la nation il se trouvait dans la nécessité de s’unir avec l’Espagne, ce « qui est le seul bon parti qu’il a à prendre et l’unique qui puisse être agréable à la France[13] ».

 

Il insiste sur l’alliance franco-espagnole

Laulès ne manquait pas dans ses entretiens officiels de plaider la cause d’une alliance intime franco-espagnole. Il représentait au Régent « qu’il ne suffisait pas à des princes aussi proches parents que le Roi Catholique et S.M.T.C. d’être en paix, qu’il fallait de l’amitié et une parfaite union entre eux, tant pour leur satisfaction particulière que pour celle de leurs sujets qui le souhaitaient et pour le bien et l’avantage qui en reviendrait aux deux couronnes, et que la même raison qui obligeait les autres puissances à mettre tout en usage pour les désunir, faisait voir clairement la nécessité d’une union parfaite entre elles[14] ». Le Régent accorda que le rétablissement d’une entente sincère et durable était à souhaiter, en outre il promit d’insister fortement au Congrès de Cambrai sur la restitution de Gibraltar à l’Espagne et de n’en pas démordre[15] ; il ajouta qu’il voulait finir toutes choses avec l’Espagne avant le Congrès, afin que les deux couronnes se présentassent étroitement unies devant l’Europe assemblée.

 

Volte-face de Dubois

Mais Laulès ne s’en tint pas là Il était trop engagé avec Torcy[16] et le parti « vieille Cour » pour ne pas soutenir Law contre Dubois et dans cette même audience du 3 juin il tentait d’obtenir la disgrâce de l’archevêque de Cambrai. Lord Peterborough et l’abbé Landi, envoyé du duc de Parme, le secondaient. Ils n’espéraient pas moins que le renversement de la Quadruple-Alliance et la création d’une alliance franco-espagnole. Dubois avait senti la partie si gravement compromise que, le 15 juin, il se décida pour l’union intime entre la France et l'Espagne aux conditions posées par les Farnèse[17]. Chavigny qui l’a connu de près et a entendu ses plus secrets calculs, ne s’est pas mépris sur l’influence qu’exerça le désaveu obstiné de la politique anti- espagnole de Dubois par l’opinion publique, « A mesure, dit-il, qu’on approchait de la majorité du Roi et de la fin de la Régence, on voyait noir dans les impressions qui restaient en France de nos discordes avec l’Espagne. L’on sentait à proportion le besoin pressant de les effacer. L’archevêque de Cambrai n’avait pas attendu jusque là pour comprendre que ce n’était que sur ce plan qu’il pourrait établir celui de son élévation et de son autorité. Mais il n’était pas facile de passer d’une extrémité à l’autre sans y tenir un juste milieu. Il aurait été également imprudent de rejeter le projet du duc de Parme et d’y adhérer[18]. » Sa résolution prise, Dubois sut persuader Laulès de la sincérité de son revirement. « J’ai lieu de croire, dit-il, que tout ce que M. l’archevêque de Cambrai m’a dit... est vrai et qu’il veut véritablement concourir à établir cette union de bonne foi[19]. » Il soulignait le mot. Mais le duc de Parme n’en était pas réduit à des assurances de cette nature. Peterborough, Landi et Laulès avaient livré l’assaut au Régent le 3 juin, Dubois avait capitulé et, le 8 juin, le Régent écrivait au duc de Parme, lui annonçait l’arrivée prochaine de Peterborough et ajoutait ces mots : « J’attends quelques éclaircissements pour vous informer de plusieurs circonstances qui peuvent servir à l’union plus étroite de la France et de l'Espagne[20]. » Le duc de Parme envoya aussitôt le comte San Severino d’Aragon pour discuter à Paris ce nouveau système d’alliances dirigé contre l’Empereur[21].

Le duc de Parme avait sacrifié un ministre qui le servait bien mais qu’il ne pouvait plus défendre, cependant le renvoi d’Alberoni ne changeait rien aux desseins de la Cour de Parme que la reine Elisabeth se chargeait de faire aboutir. Ces desseins n’allaient à rien moins qu’à faire en Italie la guerre à l’Empereur ; par une chance inespérée, l’Espagne ligotée et pressurée par Alberoni et par Elisabeth semblait n’avoir d’autre destinée que de fournir flottes et régiments au service du Parmesan. Maintenant le Régent et Dubois s’adressaient à lui, il saurait mettre le prix à ses services.

Entre temps, dès le mois de juillet, le duc d'Orléans se détermina à nommer un successeur à M. de Saint-Aignan, à Madrid ; il arrêta son choix sur le marquis de Maulévrier-Langeron. Il s’était battu convenablement sur les champs de bataille d’Espagne sous les yeux de Philippe V, il ne fallait lui demander rien d’autre que de mettre l’épée à la main, son ignorance était complète en toutes matières, quant à la diplomatie c’est à peine s’il en connaissait le nom et la destination. Dubois lui adjoignit un fonctionnaire modeste et capable dont il disait que : le sieur Robin « était l’Apollon sans lequel M. le marquis de Maulévrier ne saurait faire de vers[22] ». Ancien commissaire ordonnateur, bien instruit de ce qui regardait les comptes, les troupes et le commerce, Robin était principalement chargé de la partie des négociations relative à ces questions. Au-dessus de Maulévrier et son commis, Dubois avait placé un mentor, l’abbé de Mornay, ambassadeur à Lisbonne depuis 1713, où il avait presque perdu la vue. Il regagnait, sans hâte, son archevêché de Besançon, qu’il ne devait jamais voir.

 

Susceptibilité de l’Angleterre

Le retour d’un ambassadeur de France à Madrid était un événement de nature à préoccuper le cabinet anglais qui affecta une extrême inquiétude. L’Angleterre s’était, depuis la paix, attribué le droit de parler haut et d’être seule représentée à Madrid. Quand il fallut excuser l’envoi de Maulévrier, Dubois commença par protester que la France n’avait « pas plus de relations avec l’Espagne qu’avec le Japon[23] » ; ensuite il expliqua qu’il ne s’agissait que de la liquidation de la dernière guerre et de la restitution des places conquises en Biscaye et à la Louisiane : il ne s’agissait donc que d’un règlement de comptes confié à Robin, Maulévrier n’étant là que pour la décoration. En réalité les instructions remises à Maulévrier, à Robin et à Mornay tendaient à un autre but.

 

Instruction de l’ambassadeur

Ils devaient manifester la joie la plus vive de l’adhésion du instruction roi d’Espagne à la paix et le désir le plus ardent de rétablir l’intimité des rapports entre les deux couronnes ; se montrer tout prêts à servir les intérêts de Philippe V, faire sonner bien haut la jalousie renaissante des autres puissances ; insister sur la nécessité de maintenir la paix générale ; Philippe V n’en avait-il pas besoin pour rétablir l’ordre dans ses armées, dans sa marine et dans ses finances ? le Régent pour payer les dettes du royaume ? La sagesse voulait que la France et l’Espagne réglassent à petit bruit et comme en famille les discussions et les difficultés qu’elles pouvaient avoir entre elles afin que dans le Congrès prochain elles n’eussent besoin du concours d’aucune autre puissance ; elles devaient se communiquer tout ce qu’elles découvriraient des desseins des autres États ; le duc d’Orléans soumettrait volontiers ses plans aux lumières du roi d’Espagne. Il ne craignait point en effet, que « la loi et les établissements réglés par les traités d’Utrecht avec le concours de toutes les nations et par le choix libre et solennel du Roi Catholique, pour assurer pour toujours la tranquillité de l’Europe, lui laissassent aucune idée contraire au repos public et à la confiance nécessaire entre ce prince et S. A. R. pour établir une parfaite union entre les deux couronnes ; le Régent n’avait jamais fait et était incapable de faire en aucun temps à la religion du roi d’Espagne l’injustice d’admettre le moindre doute sur la sincérité et l’effet de ses serments ; il connaissait trop son humanité pour croire qu’en aucun temps il voulût replonger toute l’Europe dans une nouvelle guerre dont on ne pourrait prévoir la fin. » Le respect et la modération dont S.A.IL ne s’était jamais départie lors des invectives outrageantes qu’on n’avait pas craint de lancer contre lui prouvait qu’il les avait imputées au cardinal Alberoni et non pas au Roi ; il n’en guidait donc aucun ressentiment, et ne demandait pas mieux que de donner au Roi son neveu toutes sortes de gages de son amitié[24].

 

Et de l’agent secret

Mornay était chargé d’aborder un sujet délicat entre tous. Alberoni avait fait insinuer à l'Empereur un projet de mariage entre le Prince des Asturies et une archiduchesse d’Autriche, on ne l’avait pas rebuté mais remis après la conclusion de la paix ; celle-ci était conclue et le roi d’Espagne paraissait disposé à reprendre cette affaire. Mornay devait tout tenter pour l’en détourner, et s’il n’y pouvait réussir, du moins instruirait-il le gouvernement français de tout ce qu’il pourrait savoir et chercherait-il à exploiter la dissimulation forcée de la Cour d’Espagne pour obtenir quelque avantage, un décret favorable au commerce, français par exemple, ou la cession de Pensacola[25]. Mornay arriva à Madrid le 4 octobre, « deux jours avant Maulévrier et Robin, retenus longtemps à Bayonne par la difficulté de se procurer des voituriers[26]. » L’agent secret précédait l’ambassadeur officiel et lui aplanirait les voies.

 

Mornay à Balsaïn - Le Père Daubenton

Le Roi et la Reine étaient alors confinés dans les forêts de Balsaïn. Là se trouvait « le reste fort petit du grand et beau château, incendié au temps de Charles II, où l’on avait accès par une montée en bois comme celle des paysans au village, avec un perron étroit, une chambre pour Sa Majesté, une pour les domestiques, quelques trous au-dessus, les cuisines au-dessous. » Mornay savait que ce pavillon de chasse était une manière d’ermitage où Philippe V ne recevait personne, il n’osait s’y aventurer et préférait attendre l’époque du retour à l’Escurial[27], mais Dubois consulté n’admettait aucun délai : « Vous ne devez pas hésiter d’aller à Balsaïn ; vous perdriez l'occasion de voir le Roi de trop longtemps ; vous pouvez ailler à la Cour dans quelque lieu qu’elle se trouve[28]. » Mornay se soumit et, dès son arrivée à Madrid, demanda une audience à Balsaïn. Elle lui fut accordée, vers le 10 octobre 1720, et débuta par des assurances d’amitié et des protestations d’un vif désir d’union entre les deux couronnes. Philippe V exprima le désir « qu’il avait de former une union étroite avec la France[29]. » C’était un bon début, Mornay en avisa Dubois, à qui il manda qu’on trouverait des partisans de l’alliance dans le marquis Scotti et le Père Daubenton, confesseur du Roi[30]. Ce jésuite exerçait une autorité considérable sur son pénitent dans la conscience duquel il voyait, disait-il, « comme dans un cristal bien net[31]. » Son pouvoir avait été coupé d’une disgrâce qui avait rendu cauteleux ce religieux naturellement réservé, et il avait employé le temps de cette disgrâce à composer la fameuse bulle Unigenitus. Rappelé à Madrid et établi dans sa charge, après la chute de la princesse des Ursins, Daubenton conservait avec un cœur bien français une ardente passion ultramontaine, cependant, par-dessus la France et Rome, il plaçait « la Compagnie » et « la Constitution ». Les scandales et les orgies du Régent le laissaient très indifférent, mais il condamnait les complaisances de ce prince pour le parti janséniste. Dès qu’on lui laissa entrevoir le triomphe de la Bulle et l’humiliation des appelants. Daubenton découvrit dans Dubois l’homme providentiel et travailla sans relâche au succès de ses plans.

 

La reine Elisabeth

C’était un allié précieux, mais dont, malgré tout, l’influence ne pouvait balancer celle de la Reine. Bien que depuis l’éloignement d’Alberoni, Philippe V eut retrouvé quelque volonté et même quelque énergie, Elisabeth le dominait et régnait, mais c’était au prix d’une existence, pour toute autre qu’elle, intolérable. Philippe ne se détachait pas d’elle, jour et nuit vivait à ses côtés, ne tolérait pas les longues confessions et la relançait jusqu’à la garde-robe. Si quelque lumière, un écrit, un avis parvenaient jusqu’à la Reine c’était par des moyens que le respect dû au lecteur ne permet pas de décrire. Cette sujétion si voisine de l’esclavage, semblait faire toute la joie de cette rusée italienne. « Ses louanges, ses flatteries, ses complaisances, dit Saint-Simon, étaient continuelles ; jamais l’ennui, jamais la pesanteur du fardeau ne se laissait apercevoir. Dans tout ce qui était étranger à ses projets, le Roi avait toujours raison, quoi qu’il pût dire ou vouloir ; elle allait sans cesse au-devant de tout ce qui pouvait lui plaire, avec un air si naturel qu’il semblait que ce fût son goût à elle-même. » Aussi vivait-elle dans la plus extrême contrainte, obligée de partager tous les exercices du Roi sans pouvoir jamais s’éloigner de lui de plus de deux ou trois pas. A ce prix seulement, elle obtenait ce qu’elle voulait : mais elle finissait toujours par l’emporter : c’était elle, par suite qu’un ministre de France devait surtout gagner. Du moins savait-on comment la prendre ; obtenir pour son fils aîné un établissement souverain où elle pût se retirer plus tard, c’était à quoi elle tournait jour et nuit sa pensée ; la servir en cela c’était conquérir son amitié[32].

 

Le projet Farnèse rejeté par Dubois

C’était la Reine qui stipulerait, mais au nom des Farnèse. Or le projet Farnèse, apporté à Paris par le comte San Severino, était inacceptable. Ce projet ne tendait à rien moins qu’à un nouveau bouleversement de l’Europe. Le roi d’Espagne renouvellerait ses renonciations devant les Cortès et promettrait de n’abandonner jamais ses sujets. Il promettrait son appui — et ses armées au besoin — au duc d’Orléans pour prendre possession du trône de Louis XV, si celui-ci mourait sans enfant mâle ; même, il userait de toute son influence pour maintenir le duc d’Orléans au pouvoir à la majorité. En revanche de ces bons offices, le Régent renouvellerait ses propres renonciations ; il soutiendrait, même par les armes, les prétentions du Roi Catholique sur Naples, la Sicile, la Sardaigne et le Milanais, ferait attaquer le Milanais par soixante mille hommes quand Philippe V attaquerait le royaume de Naples et cette double opération s’accomplirait avant la majorité de Louis XV. La victoire donnerait de nouveaux territoires qui s’ajouteraient aux duchés italiens destinés aux enfants d’Elisabeth. Quant au duc de Parme il recevrait, à titre de remerciement pour ses bons offices, les principautés de Castro et de Ronciglione, usurpés par le Saint-Siège.

Scotti à Madrid rencontrait l’abbé de Mornay et lui développait le même plan : alliance franco-espagnole et guerre sans merci contre l’Empereur[33]. A aucun prix, le Régent et Dubois ne voulaient se laisser entraîner à la guerre en Italie. Dubois se chargea adroitement de rejeter les conditions sans rompre la négociation et quand le projet Farnèse fut détruit, il se tourna directement vers Madrid où il se savait bien compris et bien servi par Mornay. Il avertissait celui-ci que son début était trop satisfaisant pour qu’il fut sage de remettre la suite à des mains moins expertes et le priait de prolonger son séjour à Madrid pour y conduire les pourparlers à bon terme[34]. Toutefois il appréhendait l’impression qu’avait pu faire sur Philippe V le projet Farnèse. « A peine, écrivait-il, l’encre qui a signé les engagements de la Quadruple-Alliance et en dernier lieu l’accession du roi d’Espagne, est séchée ; quelle honte de violer sur le champ ces engagements ! On ne les a pris que pour procurer la tranquillité à l’Europe, on la replongerait dans un trouble dont il serait impossible de prévoir la fin[35]. » Mornay devait découvrir ce que pensaient le Roi et la Reine, les détourner au besoin de ce projet, tout en paraissant entrer dans leurs vues, se refuser à prendre un engagement pour le jour où le projet serait exécutable, car le secret était impossible et une indiscrétion mettrait en péril toutes les autres alliances de la France. Dubois recommandait encore à Mornay de tenir compte de trois choses : des avantages généraux de la couronne d’Espagne, des intérêts particuliers de la reine Elisabeth, de ceux du duc de Parme. De la France il n’était pas question. Robin était chargé de faire valoir les intérêts commerciaux, mais il était préférable d’attendre pour que ces questions ne vinssent pas embarrasser l’affaire principale[36].

L’affaire principale, c’était l’alliance dans laquelle on tâcherait de sauvegarder l’ambition et l’avidité des Farnèse. L’intérêt du duc de Parme était des plus difficiles à satisfaire, car ni par ruse ni par violence on n’avait jamais pu décider le Pape à renoncer aux principautés de Castro et de Ronciglione. Peut-être y réussirait-on en faisant miroiter une indemnité. En tous cas le duc de Parme serait tenu au courant de ce qui se ferait et se dirait. De son côté Je Régent désirait que le roi d’Angleterre intervint comme garant dans le traité d’alliance entre la France et l’Espagne.

 

Maladie de Mornay

Pendant que ces instructions étaient adressées par Dubois, la maladie d’yeux de Mornay s’aggravait rapidement sous le climat plus rude de Madrid[37] ; des rhumatismes le clouèrent au lit pendant tout le mois de novembre[38]. Ce fut une grande contrariété pour le Régent et son ministre : « Nous sommes, écrivaient-ils au malade, dans une situation et dans une crise si délicate qu’il n’y a que vous qui nous en puissiez tirer heureusement, et il serait malheureux de perdre le moment de former une liaison aussi naturelle et avantageuse que celle des deux couronnes. » Le Régent envoya des conseils, des remèdes, des ordonnances libellées par Chirac et par Gendron, le tout en vain.

 

Audience de Maulévrier 13 novembre

Maulévrier, qui se sentait supplanté par Mornay, profita de ce contretemps pour regagner le terrain perdu. Mais après une première audience à Balsaïn, notre ambassadeur passa un mois entier sans entendre parler de Philippe V ni de ses ministres[39]. Le 10 novembre, le P. Daubenton lui rendit visite et protesta que « dans sa renonciation à la couronne de France, le Roi avait agi religieusement, sans aucune restriction mentale[40]. » Dans la soirée du 12 novembre, nouvelle visite du confesseur qui conseilla de solliciter une audience, qui fut accordée le lendemain. Philippe s’exprimant d’« un air doux et sincère » dit à Maulévrier : « Il est vrai, je conviens que rien ne serait si naturel et si raisonnable qu’une forte union entre ma couronne et celle de France ; c’est la même maison et le même sang. Que me demandez-vous sur cela ? Un traité avec la France ? Je le désire. Il ne saurait être trop tôt fait, ni trop secret ; voilà le moyen de former une liaison. » Maulévrier fut transporté de joie et le laissa voir. Le Roi reprit : « Vous travaillerez avec Grimaldo, qui est un homme sûr ». Et il ajouta : « Et mes places, ne me les rendra-t-on pas ? — Votre Majesté peut-elle en douter un moment ? » Cependant il fallait attendre le Congrès afin de ne pas éveiller les défiances. Philippe V insista sur Pensacola : « Je veux qu’on me la rende ! » Maulévrier parla de sa convenance pour les possessions françaises et de son inutilité pour l’Espagne. — « Et mes Indes, interrompit le Roi, comment peuvent-elles s’accommoder de cela ? Non, je veux avoir ce qui m’appartient. » Il termina l’audience en demandant les bons offices du Régent pour le duc de Parme. La Reine insista particulièrement sur ce point[41].

 

Entrevue avec Grimaldo

Dès le lendemain, Maulévrier, flanqué de Robin, s’aboucha avec Grimaldo. C’était, a dit Saint-Simon, un espagnol qui ressemblait à un flamand. « Fort blond, gros, pansu, le visage rouge, les yeux bleus, vifs, la physionomie spirituelle et fine, avec cela de la bonté. Quoique aussi ouvert et aussi franc que sa place le pouvait permettre, complimenteur à l’excès, poli, obligeant, mais au fond glorieux, avec deux petites mains collées sur son gros ventre, qui sans presque s’en décoller ni se joindre, accompagnaient les propos de leur jeu ; tout cela faisait un extérieur dont on avait à se défendre. Il était capable, beaucoup d’esprit et d’expérience, homme d’honneur et vrai, solidement attaché au Roi et au bien de ses affaires, grand courtisan toutefois, et dont les maximes furent en tous les temps l’union étroite avec la France[42]. » Dès le premier abord, Maulévrier le trouva « modeste, poli et très spirituel. » « Ne faisons pas, dit-il, languir la négociation, faisons donc bien vite un bon traité entre les rois nos maîtres. » Non moins impatient, Grimaldo qui connaissait mieux le terrain, renvoya Maulévrier à la Reine. « Mon maître et elles ne font qu’un ; ne lui communiquerez-vous pas tout ceci ? Il le faut pour le bien de la chose. » Maulévrier n’eut garde de refuser, il vit la Reine qui lui apprit les raisons que Philippe Y avait de conclure vite et secrètement : il ne fut question que de l’intérêt du duc de Parme, et l’entretien se prolongea le même jour par une conférence avec Scotti, de qui « l’émotion et la pétulance tenaient de la colère[43] ».

 

Nouveau projet

Le 22 novembre, Maulévrier eut connaissance des propositions préliminaires. C’était, avec quelques variantes, le projet apporté à Paris par le comte de San Severino, écarté par Dubois, qu’un autre agent des Farnèse remettait sur pied à Madrid[44]. Ce deuxième projet insistait davantage sur les profits réservés à l’Espagne, menaçait moins directement les Habsbourg d’une guerre en Italie, mais tous deux tendaient à remettre le feu en Italie pour l’étendre, de là à l’Europe. C’était l’esprit belliqueux d’Alberoni qui prenait sa revanche. Heureusement Dubois n’était pas homme à se laisser jouer. Dans sa lettre à Mornay, datée du 26 novembre, le ministre dénonçait clairement le projet persévérant du Farnèse : « L’Italie, disait-il, veut être délivrée du joug des Allemands. Le duc de Parme y travaille, aspirant à devenir le vicaire de l'Espagne dans la péninsule, avec d’autant plus d’ardeur que les duretés des Allemands ont porté son impatience au plus haut point. Il y est animé par un acteur qui est ravi de troubler l’Empereur en Italie ; c’est le comte de Peterborough, homme d’imagination et de feu, grand parleur, pris d’une envie démesurée de se venger de l’archiduc. En correspondance régulière avec le duc de Parme, il le pousse à une guerre générale, espérant faire grande figure à la tête des troupes alliées contre l'Empereur[45]. » En même temps qu’il dénonçait cette intrigue, Dubois recommandait à Mornay d’acquérir le P. Daubenton par l’espoir du cardinalat et Scotti par « une grosse somme... qu’il touchera dès que le traité d’alliance sera conclu de la manière qui nous convient[46] ».

 

Maulévrier y est invité

Une fois, encore, Dubois cédait à son goût d’instituer une diplomatie secrète qui réduirait la diplomatie officielle à se confiner dans des besognes chétives et la reléguait au second plan. Châteauneuf à La Haye, d’Iberville à Londres comme aujourd’hui Maulévrier à Madrid avaient dû se résigner à une subordination humiliante. Maulévrier se rebiffa. « Pour éviter l’affront de n’être plus qu’un ministre en peinture, tout au plus un porteur de paroles, je prie S. A. R. de m’épargner cette mortification, de me permettre de m’en retourner[47]. » Il demeura néanmoins, car il sut en peu de temps se rendre nécessaire au Roi et à la Reine, et, dans cette Cour, où les affections privées dominaient la politique, il obtint souvent comme ami ce qu’on lui eût refusé comme ambassadeur. Non seulement il montrait au Roi et à la Reine les dépêches qu’il recevait et celles qu’il écrivait, mais comme le Régent et Dubois étaient le sujet ordinaire de leurs entretiens, il enchérissait volontiers sur la malignité des deux époux, par des anecdotes et des plaisanteries plus amères[48]. Une fois ce singulier ambassadeur mis au courant de la négociation, Dubois fut obligé de s’en ouvrir avec lui. Le Régent lui écrivit et le ministre y ajouta ses observations.

 

Réponse qu'y fait le Régent

Le duc d’Orléans souhaitait une intime union entre la France et l’Espagne. Son désir était assez vif pour le déterminer, contre tout usage à la restitution des places conquises avant même que la paix fut signée ; mais il fallait éviter, en vue de l’intérêt commun, que la cession parût se faire en vertu d’une convention secrète. La clémence du duc d’Orléans à l’égard des Bretons rebelles témoignait assez que les sujets fidèles n’avaient rien à appréhender de sa part, mais il ne pouvait stipuler publiquement ni en secret au profit des rebelles. Sa bonne volonté cependant était si grande qu’il recommanderait à ses plénipotentiaires au Congrès de Cambrai d’appuyer les intérêts du roi d’Espagne en tout ce qui ne serait pas contraire aux textes des traités de Londres, d’Utrecht et de Bade, et d’interpréter aussi favorablement qu’il serait possible tous les articles de ces traités qui pouvaient intéresser le roi d’Espagne. Relativement à Gibraltar, les démarches tentées n’avaient pas eu de succès et il était nécessaire d’y apporter une extrême prudence afin de ne pas provoquer de la part du Parlement anglais des difficultés insurmontables. Si le roi d’Espagne jugeait opportun de prendre quelques mesures en vue de mettre l’Angleterre dans les intérêts communs de la France et de l’Espagne, le Régent y entrerait volontiers, afin d’ôter par ce moyen aux puissances qui formeraient des desseins ambitieux, au préjudice du repos public, les seules ressources d’argent qui pussent les mettre en état de soutenir leurs forces et d’exécuter leurs projets. A l’égard des inféodations des États de Toscane, de Parme et de Plaisance le Régent ne pouvait agir ouvertement contre la stipulation contenue dans les traités de Londres et obtenue avec tant de peine. Quant aux garnisons des places de ces duchés, il ne faisait pas difficulté de promettre que cet article demeurerait sans effet, et il croyait inutile et même nuisible de proposer l’alternative des garnisons espagnoles, puisque cette proposition serait absolument rejetée et exciterait des soupçons. Le duc d’Orléans ne refuserait pas de joindre les offices du Roi à ceux des autres puissances pour procurer au duc de Parme la restitution de Castro et de Ronciglione ou un équivalent. Au sujet de l’alliance, le Régent la désirait solide et dirigée contre tous ceux qui violeraient la paix ; il consentait à des engagements immédiats et formels ; il souhaitait qu’on laissât la porte ouverte pour y faire entrer d’autres puissances[49].

Le Régent n’avait pas mentionné Pensacola, mais il ne romprait pas sur ce chef et se réservait d’en faire l’objet d’une concession nouvelle. Dubois eut soin d’ajouter qu’il fallait « combattre les propositions qui auraient pour objet le renouvellement de la guerre et se conduire de manière que l’on ne puisse pas conclure que le Régent n’était pas aussi déterminé que le roi d’Espagne à prendre de solides et fortes résolutions pour donner des bornes à la puissance et à l’ambition de la Cour de Vienne[50]. » Il faisait savoir en outre que le roi d’Angleterre avait proposé de fournir la moitié du remboursement à faire au Pape pour la restitution de Castro et de Ronciglione : la France paierait le reste, si le Souverain Pontife agréait cet expédient.

 

Refus d’alliance offensive

La Reine était particulièrement attachée à l’idée, venue de Parme, d’une alliance offensive que le Régent repoussait car ce seul mot eût supposé le dessein formé de quelque entreprise et fait naître le soupçon que, si les objets n’en étaient pas déterminés dans le traité, ils l’étaient par des articles secrets, qui ne mettraient pas longtemps à être connus. Le Roi songeait plutôt ù recouvrer Gibraltar, Pensacola, Fontarabie, etc., et à procurer une amnistié aux traîtres Bretons[51]. Car malgré ses dispositions pacifiques, Philippe V ne semblait pas avoir renoncé à entretenir les troubles intérieurs en France et à revendiquer, le cas échéant, la succession de Louis XV. Sa prétendue bienveillance ne se traduisait que par le maintien des prohibitions commerciales imposées lors de la peste de Marseille, mais que le déclin du fléau aurait dû faire abroger[52]. Une hostilité si peu déguisée n’avait pu inspirer au Régent des concessions fort nombreuses, et d’ailleurs, en recherchant l’alliance de l’Espagne il n’entendait rien changer aux traités existants. L’alliance anglaise restait la base du système politique de Dubois.

 

Insistance de Philippe V

La contradiction n’avait pas pour effet d’instruire Philippe V, mais d’affermir son obstination. Le 6 janvier 1721, il remit lui- même au marquis de Maulévrier un mémoire écrit de sa propre main, par lequel il réclamait des assurances précises sur les cinq points suivants : amnistie générale en faveur des Bretons rebelles ; restitution de Gibraltar ; non inféodation des États de Toscane et de Parme ; admission des garnisons espagnoles dans ces États ; restitution de Castro et Ronciglione, au duc de Parme[53]. Ceci avait un peu l’air d’un ultimatum mais Dubois ne s’alarmait pas pour si peu de chose et, nonobstant cette réponse, considérait la négociation comme « très avancée[54] ».

 

Attitude de l’Angleterre

Les indiscrétions de lord Peterborough « qui se vantait d’avoir l’Angleterre fait changer [Dubois] de système[55] » avaient donné l’éveil au cabinet anglais toujours moins vigilant que soupçonneux ; mais au lieu de se montrer intraitable, il consentit a discuter avec l’ambassadeur espagnol à Londres, Pozzobuono et l’envoyé parmesan, Gazzola[56]. Celte complaisance s’expliquait par les embarras intérieurs du ministère whig que la chute de la Compagnie des mers du Sud avait gravement ébranlé. Le 20 janvier 1721, Stanhope s’avouait plongé dans un « bourbier par rapport aux finances » et, ce jour-là même, Destouches écrivait au Régent que Stanhope désirait l’entretenir de vive voix à Paris de matières graves, intéressant la France et l’Espagne, avant l’ouverture du Congrès.

 

Lettre de Stanhope

Stanhope avait acquis la conviction que l’Empereur cherchait des prétextes pour refuser l’investiture des duchés à un fils de Philippe V et travaillait, malgré l’opposition de l’Angleterre, au mariage du prince de Piémont avec, une archiduchesse d’Autriche. Si cette politique aboutissait elle entraînerait l’exclusion de l’Espagne et de la France de l’Italie livrée à l’hégémonie des maisons de Habsbourg et de Savoie. L’Angleterre voyait là une menace pour l’Europe et proposait une étroite entente de la France, l’Angleterre et l’Espagne, avant l’ouverture du Congrès, afin de forcer l’Empereur à abandonner sur-le-champ les duchés à l’infant d’Espagne. On ferait plus ; on limiterait le nombre des troupes que l’Empereur pourrait entretenir en Italie ; on lui enlèverait la liberté d’y imposer des contributions et d’y surcharger les peuples de passages de gens de guerre et de quartiers d’hiver ; enfin, on lui prescrirait par le traité des bornes qu’il ne pourrait franchir sans provoquer les trois puissances, mais encore fallait-il que celles-ci fussent au préalable en parfait accord. Vous voyez bien, disait avec franchise Stanhope, que j’en veux venir à l’article de Gibraltar.

« L’Espagne nous tient le poignard sous la gorge et veut que par préliminaire nous lui rendions cette place. Vous connaissez assez l’Angleterre et vous êtes assez informé de notre situation présente pour savoir si c’est une chose qui nous soit possible, et si dans la mauvaise humeur où est la chambre basse, nous n’y perdrons pas cette affaire tout d’une voix, supposé qu’on nous amène à l’y porter ; ou du moins si, pour avoir un équivalent, on nous demandera pas des choses si outrées et même si ridicules que l’Espagne non seulement ne les accordera point, mais aura lieu de se tenir offensée et insultée de pareilles demandes.

« Que le roi d’Espagne nous donne le temps de respirer et de nous tirer du bourbier où nous sommes par rapport à nos finances, et je lui garantis qu’avant qu’il sait un an nous lui rendrons Gibraltar moyennant le plus faible équivalent, ou plutôt l’ombre d’un équivalent. Car je persiste toujours dans l’opinion où j’ai été de tout temps, c’est que non seulement cette place nous est inutile, mais même qu’elle nous est à charge. C’est la pensée du Roi mon maître comme la mienne, et je vous jure par tout ce qu’il y a de plus sacré que si la chose ne/ dépendait que de lui et de ses ministres, Gibraltar serait rendu à l’Espagne avant qu’il fût quinze jours. Mais présentement, si j’y engage le Roi, je ne puis le faire sans le perdre et sans porter ma tête à un échafaud. Or, quelque envie que j’aie de faire plaisir et de rendre des services essentiels à S.M.C. et de lui procurer les moyens de triompher de l’Empereur au Congrès, je ne le ferai assurément point à ce prix-là Jamais nous ne serons d’accord tant qu’on exigera Gibraltar, quant à présent ; et nos ministres ne paraîtront jamais sérieusement au Congrès, ni entreront tout de bon en matière que lorsque le roi d’Espagne se sera relâché dans cet article. Si ce prince veut avoir cette complaisance, disons plus, cette bonté pour nous, et donner au Roi mon maître une marque aussi sensible de bonté, d’amitié et de déférence, il n’y a rien que nous ne soyons capables de faire en sa faveur. Nous serons plus fermes et plus vigoureux que ses ministres mêmes au congrès de Cambrai contre l’Empereur, que nous briderons dans un traité d’une manière si précise qu’il ne pourra hasarder un pas sans s’attirer l’Angleterre sur les bras. En un mot, nous ferons la guerre à l’Empereur pour l’Espagne, s’il veut manquer à «es engagements, pourvu que l’Espagne se désiste de l’article de Gibraltar avant l’ouverture du Congrès, ce qu’elle peut faire de bonne grâce et sans manquer à sa gloire ni à ses intérêts, puisqu’il est sûr que dans un an nous lui remettrons cette place, sans qu’elle soit obligée de l’acheter par un équivalent qui lui puisse être à charge. Moyennant cela, il n’y a point d’engagements où nous ne soyons disposés d’entrer avec l’Espagne, conjointement avec la France[57]. »

 

Mission de Chavigny

Dubois répondit à Stanhope qu’il était attendu à Paris. Pendant ce temps Chavigny, envoyé officiel de France à Gênes, reçut l’ordre de faire prendre patience au duc de Parme. Le 1eret le 3 janvier 1721, Chavigny, présenté par les ministres Rocca et Santi, vint à bout de persuader le prince de la nécessité de ne pas commencer l’attaque immédiatement[58]. Après une excursion à Venise et à Modène, Chavigny revint à Parme et promit, de la part de Dubois « toute satisfaction sur Castro et Roncigilione[59] ». Ainsi qu’on l’avait fait pour Gibraltar, on disposait du bien d’autrui, mais le Pape n’était, pas plus que le Parlement d’Angleterre, d’humeur à se laisser dépouiller et, aux premières ouvertures de Lafitau, s’était exclamé : « Vos violences poussent à bout de patience. Je recourrais à tout plutôt que de souffrir qu’on démembrât les États de l’Église[60]. » Ce n’était guère rassurant, mais le duc de Parme pensa que le plus entraînerait le moins et chargea Chavigny de dire à Dubois qu’il « n’y avait qu’un seul expédient. Le roi d’Angleterre écrirait une lettre au roi d’Espagne ratifiant la promesse de Gibraltar et s’obligeant à ménager les circonstances propres à l’accomplir. Nous fîmes si bien, ajoute Chavigny, que l’Espagne se montra satisfaite de cet expédient ». Scotti ignora tout, sa disgrâce était complète, l'influence du confesseur Daubenton avait obtenu ce résultat. Il s’agissait maintenant de décider Philippe V à conclure l’accord en vue duquel la France avait fait retarder le Congrès. S’il tardait encore à faire un traité avec Louis. XV, la France n’aurait d’autre conduite à tenir que d’abandonner l’Espagne devant le Congrès à ses propres forces et le risque eût été grand.

 

Scrupules de Philippe V

Mais ni l’autorité du confesseur ni l’intérêt de l’État ne pouvaient rétablir un cerveau épuisé par l’abus de la vie conjugale, tour à tour indécis, persuadé, puis hésitant de nouveau et se réfugiant dans l’inaction comme dans un abri très sûr. « Il paraît incompréhensible, écrivait l’abbé de Mornay à Dubois, que le Roi Catholique, avec une conscience aussi timorée qu’on la lui connaît, soit si fortement arrêté à ses sentiments qu’il est presque impossible de le démouvoir de ses premières appréhensions, et il me revient que le ministre ecclésiastique se trouve souvent aussi embarrassé dans les décisions des affaires qui regardent son ministère que le sont les autres ministres pour les affaires séculières. J’en ai une preuve certaine dans ce qui se passe sur l'article des inféodations. Je sais que le P. Daubenton a parlé sur ce point au Roi Catholique de manière à lever tous les doutes que ce prince pouvait avoir et ne lui laisser aucune ombre de scrupule. Les mêmes raisons que ce Père a alléguées de nouveau terminèrent alors le roi d’Espagne à accéder au traité de Londres sans aucune restriction sur l’article qui l’arrête aujourd’hui, et maintenant que sa seule signature devrait le tenir obligé à l’observation de toutes les conditions de ce traité, les considérations qui le décidèrent à le signer ne lui paraissent plus suffisantes pour le porter à observer ses engagements[61]. »

 

Négociation entre Maulévrier et Mornay

Mornay n’était plus que le témoin avisé mais impuissant d’une négociation si heureusement commencée par lui et que la maladie impitoyable l’obligeait de remettre entre les mains de Maulévrier. Celui-ci à force d’instances parvint décider Philippe V à désigner un ministre ; Daubenton aidant, Grimaldo fut chargé « de s'accorder avec Maulévrier sur tous les points qui pouvaient être l'objet d’un traité particulier entre la France et l’Espagne[62] » (20 février 1721). Dès le lendemain, les deux ministres s’abouchèrent, il fallut admettre Robin en tiers sous peine de ne rien faire d’utile. « Grimaldo dit à Maulévrier qu’il voyait qu’elles étaient les intentions du duc d’Orléans. Il voulait exécuter religieusement les traités d’Utrecht et de Londres sans s’en départir jamais ; au reste il aiderait de tous ses offices le Roi Catholique en tout ce qu’il pourrait, sans prendre cependant aucun engagement formel pour le succès des prétentions de ce prince ; ce qui le touchait le plus était ce qui avait rapport aux États d’Italie et aux droits que l’Espagne y prétendait, la restitution de Castro et de Ronciglione et celle de Gibraltar ; or le Régent ne voulait promettre sur ces différents points rien d’effectif. Le Roi Catholique convenait que l’intervention et l’union de l’Angleterre aux deux couronnes pouvaient être avantageuses aux trois puissances, mais le traité proposé ne devait être que médiocrement utile à l’Espagne, dès qu’on ne s’engageait pas à lui faire obtenir ses justes demandes[63]. » Maulévrier ne manqua pas de répondre que tous les avantages étaient pour l’Espagne et pour le duc de Parme. La France ne pouvait les leur garantir, mais elle ferait tant de demandes que le succès les couronnerait finalement. Le 25 février, Grimaldo remit à Maulévrier un projet de traité en forme. Philippe V acceptait les offres du Régent, consentait à l’admission de l’Angleterre sous la réserve de là restitution de Gibraltar dans un certain délai ; en ce cas, il remettrait au roi Georges les cédules et les expéditions pour la continuation de l’assiento des nègres et celles du vaisseau de permission dans la mer du Sud[64]. Cette fois on touchait le but et l’abbé de Mornay écrivit à Dubois : « Voilà enfin la négociation menée aux termes qui nous ont été prescrits[65]. »

 

Signature du Traité

Dubois ne perdit pas de temps. Sa méthode restait ce qu’elle avait été à La Haye, à Hanovre, à Londres : sacrifier les intérêts de la France à ceux du Régent et de son ministre. A ce prix les affaires ne traînaient pas. Territoires conquis, dettes contractées, privilèges commerciaux, tout ceci n’était à ses yeux que « détails accessoires, minuties » ou encore « petites choses qu’il faut perdre pour avoir les grandes ». Il avait sacrifié Mardyck à l’alliance anglaise, comme il sacrifiait Pensacola à l’alliance espagnole, simple monnaie d’échange à ses yeux qu’il jetait dédaigneusement sans souci du commerce colonial et de l’honneur du drapeau français. La dépêche de Maulévrier partie de Madrid le 25 février fut remise à Dubois le 5 mars. La réponse fut bâclée cri huit jours et expédiée de Paris le 13 mars[66]. Philippe V calculait les délais nécessaires au courrier, supputait les heures et les jours indispensables au Régent et à Dubois pour la délibération, interrogeait Maulévrier avec une impatience visible. Enfin, le 21 mars, Maulévrier reçut le courrier de Paris, le porta au Roi et eut, avec Grimaldo, une nouvelle entrevue. Une dernière discussion surgit alors.

Si ahuri et si déchu qu’il semblât, Philippe V gardait l’âpreté d’un victorieux et réclamait « ses villes », « ses colonies », comme une propriété personnelle. La France faisait si joyeusement le sacrifice de ses conquêtes qu’il n’hésitait pas à réclamer d’elle tout ce que sa fantaisie lui suggérait. Après Gibraltar, Castro et Ronciglione, il s’était fait accorder Pensacola en Floride ; au dernier moment, Philippe voulut exiger la restitution de tout ce que les Français auraient occupé pendant la dernière guerre, dans l’Amérique espagnole[67]. Or c’était pendant la dernière guerre que s’était formée la colonie de la Louisiane, les Espagnols ne manqueraient pas de revendiquer une œuvre déjà prospère, sauf à la rendre stérile en lui appliquant les maximes stupides et féroces de leur administration coloniale. Maulévrier ne s’en doutait probablement pas, mais il eût pu songer, peut- être, que la Louisiane était terre de France ; il préféra ne pas s’exposer à déplaire au Régent « en prenant trop vivement les intérêts de la France » et accorda tout ce qu’on voulut. Le traité fut signé à Madrid, le 27 mars, à onze heures du soir[68].

 

Conditions du Traité

Le traité du 27 mars portait :

1° Qu’il y aurait désormais une étroite union et une amitié sincère et durable entre les rois de France et d’Espagne et que les injures et dommages soufferts pendant le cours de la guerre terminée par l’accession du Roi Catholique aux traités de Londres du 2 août 1718 demeureraient dans un éternel oubli, en sorte qu’à l’avenir l’un aurait soin des biens et de la sûreté de l’autre comme des siens propres, qu’il avertirait son allié du danger qui pourrait le menacer et qu’il s’opposerait de tout son pouvoir au tort qui pourrait lui être fait.

2° Que les deux rois promettaient par ce traité d’alliance défensive de se garantir réciproquement leurs royaumes, provinces et États, en quelque partie du monde qu’ils fussent situés, en sorte que, si l’un et l’autre ou l’un d’eux étaient attaqués contre la disposition des traités de paix d’Utrecht, de Rade, de Londres, et des stipulations qui seraient faites à Cambrai, ils se secourraient mutuellement jusqu’à ce que le trouble eût cessé et que les dommages causés eussent été réparés.

3° Que les deux rois inviteraient les puissances qu’ils jugeraient à propos, et de concert, à entrer dans cette alliance pour la rendre encore plus solide et plus utile au maintien de la tranquillité générale.

4° Que si au préjudice des susdits traités les deux rois étaient attaqués ou troublés par quelque puissance que ce fût dans la possession de leurs royaumes et États, ils s’obligeaient réciproquement d’employer leurs offices aussitôt qu’ils en seraient requis pour faire donner à la partie lésée satisfaction de l’injure qui lui aurait été causée et pour empêcher l’agresseur de continuer ses hostilités, et si ces offices ne produisaient pas l’effet désiré, de se donner, deux mois après que la réquisition en aurait été faite, un secours effet de dix mille hommes de pied et cinq mille chevaux ou dragons, de le continuer ou entretenir aussi longtemps que le trouble durerait, de l’augmenter s’il était nécessaire et même d’assister de toutes leurs forces la partie lésée et de déclarer la guerre à l’agresseur.

5° Que les deux rois s’engageaient à accorder une protection particulière au duc de Parme pour la conservation de ses États et droits, et que, s’il y était troublé, ils conviendraient des moyens de lui accorder une juste satisfaction par toutes les voies qui seraient en leur pouvoir.

6° Que le Roi Catholique confirmerait en tant que besoin serait tous les avantages et tous les privilèges qui avaient été accordés par les rois ses prédécesseurs à la nation française tant par le traité des Pyrénées, confirmé par ceux de Nimègue ou de Ryswick, que par des cédules particulières concédéesà ladite nation avant le règne de Philippe V, en sorte que tous les commerçants français et autres sujets du Roi Très Chrétien jouiraient toujours en Espagne des mêmes droits, prérogatives, avantages et privilèges pour leur commerce, marchandises, biens et effets, dont ils avaient joui ou dû jouir en vertu desdits traités ou cédules, et de tous ceux qui avaient été ou seraient accordés en Espagne à la nation la plus favorisée.

En même temps, Maulévrier et Grimaldo signèrent des articles séparés portant :

1° Que le roi de France rendait au roi d’Espagne toutes les places, etc., occupées pendant la guerre, mais que, pour éviter que les autres puissances ne soupçonnassent le traité particulier intervenu entre la France et l’Espagne, le roi d’Espagne demanderait l’évacuation au congrès de Cambrai comme condition préliminaire ; quelque fût le succès de ces instances, cette condition serait exécutée deux mois après la ratification du présent traité.

2° Que le roi de France emploierait ses offices les plus pressants pour la restitution de Gibraltar et ne se désisterait point de cette demande, jusqu’à ce que le Roi Catholique eût obtenu entière satisfaction sur ce point, soit par la remise effective de ladite place, soit par des assurances dont il fût satisfait qu’elle lui serait remise dans un terme fixe et déterminé.

3° Que, quoique l’article concernant les inféodations des États de Toscane, de Parme et de Plaisance eût été réglé par le traité de Londres, S.M.T.C. ferait agir ses plénipotentiaires au congrès de Cambrai dans le même sens que ceux du Roi Catholique.

4° Que le Roi T. C. s’obligeait d’obtenir des puissances qui avaient concouru au traité de Londres qu’il ne fût point mis le garnisons étrangères dans les placés des États de Toscane, de Parme et de Plaisance, nonobstant la stipulation faite à cet égard par lesdits traités, et qu’il ne s’opposerait pas aux démarches quele Roi Catholique jugerait à propos auprès des mêmes puissances, pour les engager à consentir à ce qu’il y fût mis des garnisons espagnoles.

5° Qu’outre la garantie de la France et de l’Espagne en faveur du duc de Parme, stipulée par l’article 5 du traité d’alliance signé le même jour que ces articles, ces deux couronnes ne voulaient rien oublier pour obtenir à son égard l’exécution du traité de Pise et pour lui procurer en conséquence la restitution des duchés de Castro et de Ronciglione, et que le Roi T. C. renouvellerait et continuerait ses instances au Pape pour obtenir cette justice de Sa Sainteté, à moins que le duc de Parme ne se contentât d’un équivalent à sa satisfaction.

6° Que le Roi prescrirait à ses plénipotentiaires au congrès de Cambrai d’agir de concert avec ceux d’Espagne et d’apporter tous leurs soins pour le succès des ordres dont ils seraient chargés en tout ce qui ne serait pas directement opposé aux engagements pris par la France dans les traités de Londres et même d’entrer dans les dérogations que le R.C. pourrait désirer à ces mêmes traités et d’y contribuer de sa part toutes les fois que les ministres des autres puissances intéressées y concourraient de leur part, ou lorsque les plénipotentiaires d’Espagne croiraient pouvoir les porter à y concourir pour la satisfaction particulière du Roi Catholique.

Enfin un dernier article séparé portait que la France et l’Espagne inviteraient le roi de la Grande-Bretagne à entrer dans leur union et qu’il serait fait ; au cas où il y consentirait, un nouveau traité d’alliance défensive entre la France, l’Espagne et l’Angleterre[69].

Une fois de plus la France était dupe. Victorieuse, elle payait les frais de la guerre entreprise dans l’intérêt de la Grande-Bretagne. Celle-ci avait réalisé, presque sans sacrifices, un programme qu’elle eut à peine osé tracer au début des hostilités. À Passaro, la manœuvre, et au cap Finistère la tempête avait anéanti la flotte espagnole ; à Passage, à Santona, le feu avait consumé ses chantiers, en sorte qu’il ne subsistait rien de la tentative d’Alberoni que des ruines et des humiliations. La France avait sacrifié des soldats et des millions, conquis des places fortes, occupé des territoires, annexé une colonie et ne conservait rien ne recevait aucune compensation, restituait ses conquêtes, mettait la Louisiane en péril. Elle avait combattu pour établir les Bourbons en Espagne, combattu pour les humilier, et maintenant elle s’engageait à combattre encore pour les établir en Italie. Comme la guerre était sortie de la paix de La Haye, la guerre pouvait sortir du traité de Madrid. Lafitau, Chavigny, Destouches, Mornay ménagèrent partout l’intérêt de Philippe d’Orléans et de François Farnèse, sans souci des intérêts de la France.

La négociation de La Haye fait réplique à celle de Madrid, même secret, même méthode, même but, mêmes sacrifices. Sous une apparence défensive et pacifique, il s’agit en réalité d’une ligue offensive capable de dicter la loi à l’Empereur comme la Quadruple-Alliance l’avait dictée à l’Espagne ; pour cela il ne fallait que le temps de transformer l’entente secrète en Triple-Alliance.

 

 

 



[1] Gazette de la Régence, p. 328 ; 7 avril 1720.

[2] De son vrai nom Patrick Lawless, sujet irlandais.

[3] Arch. de Simancas, Estado, liasse 4331 : Laulès à Grimaldo, 27 mai 1720.

[4] Barbier, Journal, t. I, p. 50.

[5] M. Marais, Journal et Mémoires, t. I, p. 356.

[6] Public Record Office, France, vol. 358 : W. Ayerst à Stanyan, Paris, 27 août 1720.

[7] Destouches à Dubois, Hanovre, 8 octobre 1720, dans Mahon, History of England, t. II, p. 386.

[8] O. Weber, Die Quadrupel Allianz vom Jahre 1718, in-8°, Wien, 1887 : Pendtenriedter à sa Cour, Paris, 22 décembre 1719.

[9] Arch. de Simancas, Estado, liasse 4331 : Minuta de la instruccion y demas papeles que se extregaron à Dr Patricio Laules, en 28 de abril 1720, para pasar à la C° de Francia.

[10] Arch. d'Alcala, Estado, liasse 2733 : Laulès à Philippe V, Paris, 11 mars 1721.

[11] Arch. d'Alcala, Estado, l. 2733 : Laulès à Philippe V, Paris, 16 juin 1720.

[12] Arch. d'Alcala, Estado, l. 2733 : Laulès à Philippe V, Paris, 20 août 1720.

[13] Arch. de Simancas, Estado, l. 4331 : Laulès à Grimaldo, Paris, 15 juillet 1720.

[14] Arch. de Simancas, Estado, l. 4331 : Laulès à Grimaldo, Paris, 4 juin 1720.

[15] Arch. de Simancas, Estado, l. 4331 : Laulès à Grimaldo, Paris, 4 juin 1720.

[16] Arch. d'Alcala, Estado, l. 2733 : Laulès à Philippe V, Paris, 20 août 1720.

[17] Arch. des Aff. Etrang., Parme, t. VI, fol. 157-161 : Landi à Dubois. 24 avril 1720 ; Ibid., fol. 169 : duc de Parme à Landi, 3 mai ; Ibid., fol. 171, duc de Parme au Régent, 6 mai 1720.

[18] Arch. des Aff. Etrang., France, Mémoires et Documents. — Mémoires de Chavigny, p. 457.

[19] Arch. de Simancas, Estado, l. 4331 : Laulès à Grimaldo, Paris, 4 juin 1720.

[20] Arch. des Aff. Etrang., Parme, t. VI, fol. 177 : le Régent au duc de Parme, 8 juin 1720.

[21] Arch. des Aff. Etrang., Parme, t. VI, fol. 191-192 : le duc de Parme au Régent, 30 juin 1720.

[22] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 299, fol. 313 : Dubois à Saint-Simon, 16 décembre 1721.

[23] Arch. des Aff. Etrang., Angleterre, t. 332, fol. 15 : Dubois à Destouches, 15 juillet 1720.

[24] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 299, fol. 62 : Instructions du marquis de Maulévrier, 9 septembre 1720.

[25] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 296, fol. 51 et 56 : Dubois à l’abbé de Mornay, 20 et 27 août 1720.

[26] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 296, fol. 127 : Mornay à Dubois, 7 octobre 1720.

[27] Arch. des Aff. Etrang., Portugal, t. 54, fol. 255 : Mornay à Dubois, 10 septembre 1720.

[28] Arch. des Aff. Etrang., Portugal, t. 55, fol. 101 : Dubois à Mornay, 24 septembre 1720.

[29] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 296, fol. 193 : Mornay au Régent, 14 octobre 1720.

[30] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 296, fol. 193 : Mornay au Régent, 14 octobre 1720.

[31] L. Lémontey, op. cit., t. I, p. 423.

[32] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 299, fol. 62 : Instructions de Maulévrier, A. Baudrillart, Philippe V et la Cour de France, t. II, p. 416.

[33] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 296, fol. 152 : Mornay à Dubois, 14 octobre 1720.

[34] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 296, fol. 212, 244 : Dubois à Mornay, 11 et 18 novembre 1720.

[35] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 296, fol. 284 : Dubois à Mornay, 26 novembre 1720.

[36] Arch. des Aff. Etrang., Portugal, t. 55, fol. 118 : Dubois à Mornay, 29 octobre 1720.

[37] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 296, fol. 235 : Mornay à Dubois, 4 décembre 1720.

[38] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 297, fol. 93 : Maulévrier au Régent, 2 décembre 1720.

[39] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 296, fol. 247-252 : Maulévrier au Régent, 11 novembre 1720.

[40] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 296, fol. 247-252 : Maulévrier au Régent, 11 novembre 1720.

[41] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 297 : Maulévrier à Dubois, 23 novembre 1720.

[42] Saint-Simon, Mémoires, édit. Chéruel 1858, t. XVIII, p. 272.

[43] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 287, fol. 11 : Maulévrier au Régent, 23 novembre 1720.

[44] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 297, fol. 19 : A. Baudrillart, op. cit., t. II, p. 440-441.

[45] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 296, fol. 283 : Dubois à Mornay, 26 novembre 1720.

[46] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 296, fol. 283 ; Dubois à Mornay, 26 novembre 1720.

[47] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 297, fol. 33 : Maulévrier au Régent, 12 décembre 1720.

[48] Lémontey, Histoire de la Régence, 1832, t. I, p. 424.

[49] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 297, fol. : Le Régent à Maulévrier, 13 décembre 1720.

[50] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 297, fol. 55 : Dubois à Maulévrier, 13 décembre 1720.

[51] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 297, fol. 142, 206 : Mornay à Dubois, 16 et 29 décembre 1720.

[52] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 297, fol. 165 : Maulévrier à Dubois, 27 janvier 1721.

[53] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 300, fol. 17 : Maulévrier à Dubois, 6 janvier 1721.

[54] Arch. des Aff. Etrang., Portugal, t. 55, fol. 157 : Dubois à Mornay, 14 janvier 1721.

[55] Arch. des Aff. Etrang., Angleterre, t. 334, fol. 80 et 97 : Destouches à Dubois, 28 novembre 1720.

[56] Arch. des Aff. Etrang., Angleterre, t. 335, fol. 35 : Destouches à Dubois, 20 janvier 1721.

[57] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, Mémoires et Documents, t. 142, fol.250 ; Destouches au Régent, 20 janvier 1721.

[58] Arch. des Aff. Etrang., Gênes, t. 74, fol. 9, 49 : Chavigny à Dubois, et Dubois à Chavigny, février 1721.

[59] Arch. des Aff. Etrang., Parme, t. VI, fol. 233, 254 : Chavigny à Dubois, 6 et 16 février 1721.

[60] Arch. des Aff. Etrang., Parme, t. VI, fol. 228 : Lafitau au duc de Parme, 24 janvier 1721.

[61] Arch. des Aff. Etrang., 300, fol. 162 : Mornay à Dubois, 17 février1721.

[62] Arch. des Aff. Etrang., 300, fol. 202, suiv. : Maulévrier à Dubois, 23, 24, 25 février 1721.

[63] A. Baudrillart, Philippe V et la Cour de France, t. II, p. 401.

[64] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 300, fol. 183 : Mémoire du roi d'Espagne.

[65] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 300, fol. 214 : Mornay à Dubois, 5 mars 1721.

[66] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 300, fol. 218 et 240 ; Dubois à Maulévrier, 13 mars 1721 ; Ibid., t. 300, fol. 325 : Projet de traité d’alliance défensive ; avec recommandation à l’article 6 de ne pas discuter les conditions commerciales.

[67] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 301, fol. 75-96 : Maulévrier à Dubois, 24 mai ; Mornay à Dubois, 29 mars 1721.

[68] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 300, fol. 93-96 : Mornay à Dubois, 29 mars ; Maulévrier à Dubois, 30 mars 1721.

[69] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, Mémoires et Documents, t. 142 ; A. Baudrillart, op. cit., t. II, p. 449-456.