HISTOIRE DE LA RÉGENCE PENDANT LA MINORITÉ DE LOUIS XV

TOME DEUXIÈME

 

CHAPITRE XXVIII. — La suppression des Conseils (26 août - 24 septembre 1718).

 

 

Arrestations de magistrats. — Remontrances. — Négociations d’Alberoni. — La flotte espagnole et la flotte anglaise mettent à la voile. — Illusions d’Alberoni. — Confiance de Stanhope. — Conquête de la Sicile. — Voyage de lord Stanhope à Madrid. — Manœuvre de Stair pour compromettre le Régent. — La bataille de Passaro, 11 août. — Sentiments qui l’accueillent. — Puissance du Régent. — Suppression des Conseils.

 

Arrestations de magistrats

Le coup d’État du 26 août permettait au Régent de tout entreprendre contre le Parlement son ancien allié. Celui-ci ne pouvait prendre son parti d’une si grande humiliation ; il se réunit dès le lendemain du lit de justice, jusqu’à dix heures, et puis, nonobstant les défenses, il s’assembla jusqu’à une heure et demie[1]. Le dimanche, autre assemblée, réunion des commissaires chez le Premier Président et annonce d’une assemblée le lundi[2]. Pour y couper court, le garde des sceaux décida le Régent à sévir. Dans la nuit du dimanche au lundi 29, à une heure après minuit, trois maîtres des requêtes, MM. de Saint-Aubin, se transportèrent avec vingt mousquetaires chacun et des carrosses à six chevaux dans lesquels ils firent monter le président de Blamont, de la Quatrième des Enquêtes. M. de Saint-Martin et M. Feydeau de Calendes, de la même chambre, ensuite on mit le scellé sur leurs papiers. Chacun partit avec un laquais, à trois heures du matin sous escorte de seize mousquetaires et un brigadier, pour le lieu qui leur était assigné : le président aux îles Sainte-Marguerite, les deux conseillers à Belle-Isle-en-mer et à Oléron[3]. Cette nouvelle fit beaucoup de bruit dans Paris, mais nulle émotion, comme dans le temps où l’on arrêta M. Broussel pendant la minorité de Louis XIV, ce qui déchaîna la guerre civile. Et l’avocat Barbier ajoute ces réflexions : « Présentement qu’on n’est point accoutumé aux troubles, et que chacun sent le désagrément de quitter sa maison et sa famille pour être exilé dans des endroits très éloignés, une pareille action fit peur à chaque membre en particulier. Et il est certain que dans les affaires d’État, ceux qui ont la force en main doivent coup sur coup faire des actions publiques et violentes ; cela anime les braves : mais aussi ; comme le plus grand nombre est des craintifs, cela intimide la plupart et déconcerte toutes les menées, et cela rompt les partis qui pourraient se former. Car, en effet, à entendre parler tout le monde, chacun ne demandait pas mieux que de se joindre au Parlement, mais personne n’osait commencer ni se déclarer pour chef, personne n’osait attacher le grelot[4]. »

Dès la première nouvelle des arrestations, les membres du Parlement se rendirent au Palais et envoyèrent demander audience au Roi qui, entouré du Régent et de d’Argenson, les reçut à trois heures de l’après-midi. M. de Mesme, à la tête d’une nombreuse députation, en robes noires, s’exprima ainsi :

« Sire, votre Parlement, occupé de sa juste douleur d’avoir ressenti aussi sévèrement les effets de la colère de Votre Majesté au lit de justice,... n’aurait pas cru que rien pût augmenter sa consternation. Nous avons été assommés ce matin de la nouvelle que nous avons reçue de l’enlèvement violent qui a été fait cette nuit de trois magistrats que nous avons toujours vus se conduire avec beaucoup d’amour pour la justice et un grand zèle pour le service de Votre Majesté. La porte de l’un d’entre eux a été enfoncée comme l’on aurait pu faire pour se saisir d’un scélérat convaincu des plus grands crimes[5]. Nous venons aujourd’hui, Sire, avec le plus profond respect, vous supplier, en toute humilité d’accorder à nos larmes la liberté de nos confrères, etc. » Le garde des sceaux répondit en quelques phrases hautaines et insultantes : « Les affaires qui attirent au Roi cette députation de son Parlement sont matières d’État qui demandent  le secret et le silence. Le Roi a voulu faire respecter son autorité. La conduite que tiendra son Parlement dans ces circonstances déterminera sa disposition et ses sentiments[6]. »

Le Parlement s’assembla le lundi et il fut délibéré qu’on fermerait le Palais. Les avocats, sans en avoir été priés, décidèrent de ne plaider nulle part ; ils arrêtèrent même qu’en haine des maîtres des requêtes, qui avaient rempli le rôle de commissaires dans les arrestations, de ne jamais monter aux requêtes de l’Hôtel, ce qui aurait réduit à néant la seule juridiction qu’aient les maîtres des requêtes. Le Régent l’ayant appris s’écria : « Quoi, ces b.... là s’en mêlent aussi ! » — « Eh Monseigneur, ce sont ceux qu’il est le plus difficile de réduire ; car il est permis de faire taire un avocat, mais il est impossible de le faire parler malgré lui[7]. » Le Parlement resta fermé le 30 août et ouvrit le 31[8].

 

Négociations d'Alberoni

Le 30, pendant qu’il s’entretenait avec les gens du Roi venus solliciter l’élargissement des prisonniers, le Régent leur conta, et à quelques courtisans, la nouvelle qu’il venait de recevoir d’une grande bataille navale entre la flotte anglaise et la flotte espagnole. Cette nouvelle éclata comme un coup de foudre.

Depuis le moment où Alberoni sut qu’il n’avait plus à compter sur les bons offices de l’Angleterre pour conserver la Sardaigne, il perdit toute mesure, déclara qu’il n’observerait plus les traités de commerce et s’opposerait à la circulation du vaisseau dit « de Permission[9] ». Il poussa l’insolence jusqu’à ordonner l’occupation de l’île de Crab dans les Indes occidentales[10]. Vers le 22-23 mai, le cardinal offrit au comte Lascaris, envoyé de Victor-Amédée II pour la Sicile, une « alliance offensive et défensive des deux Cours de Madrid et de Turin. Un contingent de 23.000 Espagnols serait mis à la disposition de Victor-Amédée pour la conquête du royaume de Naples. Si, contrairement aux prévisions, Philippe V ne pouvait conquérir le Milanais, il restituerait la Sicile au Savoyard, sinon il la garderait pour lui[11]. Une semblable proposition ne pouvait être prise au sérieux venant d’un maître fourbe et adressée à un émule en fourberie. Victor-Amédée repoussa le projet[12].

Dans les Cours du Nord, le cardinal avait récolté d’autres échecs. Prévoyant le conflit avec l’Angleterre, il s’était tourné vers la Suède et la Russie[13]. Dès le mois de mars 1718, il avait chargé Beretti-Landi de lier parti avec Gœrtz et les négociations commencèrent aussitôt avec un officier de Charles XII. Au début d’avril, Beretti-Landi reçut des avances de Golowkin, envoyé du Tsar en Hollande[14], pendant que le baron de Schleinitz, ministre de Pierre Ier à Paris, était autorisé à menacer le Régent de la perspective d’une contre-alliance entre les puissances du Nord et l’Espagne[15], Alberoni consentait à avancer un demi-million à Charles XII pour inquiéter à la fois l’Empereur et l’Electeur de Hanovre[16], mais les exigences de Gœrtz étaient si désordonnées qu’on ne put s’entendre[17].

 

La flotte espagnole et la flotte anglaise mettent à la voile

Depuis le commencement d’avril les officiers avaient rejoint leurs postes ; le 9 mai, le cardinal annonçait au duc de Parme le nouvel effort que l’Espagne épuisée allait tenter pour le bénéfice des Farnèse : « Trois cents voiles se verraient dans la Méditerranée, trente-trois mille hommes de troupes, cent pièces de vingt-quatre et vingt-quatre canons de campagne, vingt mille quintaux de poudre, cent mille balles, soixante-six mille instruments à remuer la terre, des bombes, des grenades et tout ce que comportait une pareille expédition largement fournie de trente-trois mille combattants sans compter six mille chevaux ; un convoi d’un million et demi de pièces de huit, auquel s’ajoutait pour la solde des troupes, une somme portée déjà de Gênes en Sardaigne et remplacée aussitôt par un dépôt d’argent formé des sommes destinées à l’achat de vaisseaux en Hollande et non employées[18]. » Ces chiffres ne paraissent pas avoir été exagérés[19]. Le 6 juin, ayant perdu tout espoir de duper l’Angleterre, Alberoni comprit qu’il ne pouvait plus reculer[20] ; le 15, une démarche du colonel Stanhope fut décisive et, le 17, l’Armada reçut l’ordre d’appareiller[21]. Les chefs étaient les mêmes que pour l’expédition de Sardaigne.

Le 15 juin aussi, la flotte anglaise, forte, de vingt vaisseaux, sortit de Portsmouth sous le commandement de l’amiral Byng. Cette décision avait été prise avec l’approbation du Régent[22] et sur les vives instances de Dubois et de Nancré[23]. Les instructions de l’amiral étaient strictement défensives et limitées à la protection de l’Italie continentale, nonobstant les instances de M. de Pendtenriedter qui demandait l'intervention navale dans toutes les éventualités[24]. L’amiral devait user de tous les moyens pour procurer une suspension d’armes si les hostilités étaient commencées ; s’il n’y pouvait réussir, il devait intercepter les convois espagnols à destination de la Sicile en recourant, au besoin, à la force[25].

Alberoni ignorait tout de ces instructions, et lorsqu’il apprit que, le 18 juin, la flotte avait mis à la voile, sa joie éclata : « La foudre va frapper la Sicile, conquête indispensable à nous donner à Naples les garanties nécessaires et à empêcher le duc de Savoie de nous jouer un tour. Votre Altesse, écrit-il au duc de Parme, dira que me voilà un ennemi de plus : il n’en est pas moins vrai que voilà aussi une conquête facile à conserver et le moyen de gagner le temps nécessaire à semer les discordes en France et en Angleterre où j’espère trouver des bonnes dispositions pour des intrigues que ces deux nations préparent actuellement contre le duc Régent et le roi George[26]. » Néanmoins le Parmesan n’était pas satisfait et force fut à Alberoni de lui faire prendre patience. « La conquête de Naples ne se pouvait essayer, disait-il, sans l’occupation préalable de la Sicile. Tempo e patienza, et tout ira bien[27]. » Assurément cette humeur belliqueuse était fort étrangère au souverain et au peuple anglais. Lord Stanhope n’éprouvait pas la même répugnance et n’hésitait pas à donner à l’amiral Byng l’ordre d’appareiller, sous prétexte que « c’était réellement servir le roi d’Espagne que de traverser et faire échouer toutes les entreprises capables de rallumer la guerre en Italie[28]. » Non moins hardi que son chef, lord Stair combinait un moyen d’entraîner le Régent vers l’irrémédiable. Celui-ci dérivait lentement vers la guerre sous d’impulsion toujours sensible de l’abbé Dubois, mais avec des hésitations, des répugnances, des délais que mettait à profit le parti de la « vieille Cour » encore assez puissant pour obliger de compter avec lui. Quant aux placides et rusés conducteurs de la Hollande, leur résolution d’échapper à tout prix à un conflit armé était prise et inébranlable. Ils ne voulaient pas servir l’Empereur, ils ne voulaient pas non plus risquer une guerre avec l’Angleterre ou avec l’Espagne.

Illusions d’Alberoni

L’auteur responsable du malaise où se débattait l’Europe et qui ne pouvait se dissiper que par le recours aux armes, le mauvais génie qui, en galvanisant l’Espagne et en lui restituant une vigueur factice, était responsable de la situation et des suites qu’elle comportait, Alberoni était honni avec fracas comme le boutefeu par qui l’Europe allait être de nouveau plongée dans la guerre. En réalité, Alberoni se débattait entre des liens qu’il tentait de rompre faute d’avoir su les dénouer. La politique d’alliance réalisée par Dubois et Stanhope avait réduit le roi d’Espagne à chercher des alliés trop excentriques, trop onéreux et trop débiles pour que leur intervention constituât une menace réelle à l’égard de potentats tels que l’Empereur et le roi d’Angleterre. Pour suppléer à ce que Charles XII et Pierre Ier ne pouvaient ou ne voulaient entreprendre, Alberoni escomptait de chétives intrigues : en Angleterre, le parti Jacobite ; en France, le parti de la vieille Cour. Bien qu’il eût donné la mesure de son incapacité, en 1716, le Prétendant ne renonçait pas à disputer l’Angleterre à Georges Ier et proposait à Alberoni, qui lui devait la pourpre, un programme d’alliance et d’action contre l’usurpateur. Une semblable fantaisie était de nature à séduire le cardinal qui, depuis le mois de mai 1718, avait repris le projet d’une alliance avec les Cours du Nord pour la restauration de Jacques Stuart. A l’appui de ces chimères, Alberoni faisait intervenir, comme s’il les eût tenues dans sa dépendance, ces Cours du Nord qui ne visaient qu’à arracher quelques subsides en échange de vagues promesses. Il était facile de se duper soi-même avec ces grands mots sonores dont les conspirateurs sont toujours copieusement nantis et qui ne représentent que déception et néant. A Paris, Cellamare s’imaginait agir et contrarier les desseins du Régent et de Stanhope tandis que son intervention maladroite ne faisait qu’en précipiter l’exécution. Le baron de Schleinitz, représentant du Tsar, se rendit au Palais-Royal proposer une fois de plus l’alliance russe de préférence à l’accord autrichien, il fut poliment éconduit. Pour mettre le comble aux preuves de sa légèreté, Alberoni comptait, suprême ressource, sur les Turcs ! Dernière déception. Le 21 juillet, les Turcs faisaient la paix avec l’Empereur à Passarowitz et ce jour-là Stanhope croyait pouvoir écrire : « La France est, dès à présent, engagée dans notre querelle ; et le Régent est, certainement disposé maintenant à remplir ses engagements avec nous[29]. »

 

Confiance de Stanhope

En conséquence, Stanhope et Stair écrivirent à Byng lui disant que l’entreprise des Espagnols sur la Sicile était une violation manifeste des traités conclus à Utrecht entre l’Angleterre et la France, entre l’Angleterre et l’Espagne, ainsi que du traité de neutralité de l’Italie. Devant le parti-pris d’agression de l’Espagne et en raison de l’appel du roi de Sicile adressé à l’Angleterre et à la France, il fallait agir sans tarder. Les instructions de l’amiral prévoyaient le cas d’un débarquement de troupes espagnoles en Italie, il importait au service du Roi d’étendre le cas à la Sicile et d’empêcher les Espagnols de s’en emparer où d’y descendre[30]. Les deux Anglais communiquèrent cette lettre au Régent qui leur dit qu’il ne ferait nulle difficulté d’attaquer l’Espagne, si elle-même attaquait le roi de Sicile en contravention du traité d’Utrecht. Quand il fut question d’envoyer la lettre, Stanhope et Stair redevenus prudents prièrent le duc d’Orléans de leur donner, pour les mettre à couvert, une déclaration portant que si, par suite de cette lettre, Byng commettait des hostilités entraînant par réciprocité la déclaration de guerre de l’Espagne à l’Angleterre, le Roi-Très-Chrétien ferait cause commune avec le roi d’Angleterre et déclarerait la guerre à l’Espagne. Le Régent entrevit où le voulaient conduire les deux compères et conseilla de différer un peu l’envoi de la lettre, ce qui fut fait[31].

Ce léger échec était peu de chose pour la vanité de Stanhope dont l’influence personnelle venait d’arracher au Régent la signature du 18 juillet, mais il voulait mieux encore et formait le projet d’aller à Madrid afin de conquérir Philippe V et Alberoni à la Quadruple-Alliance. Alberoni tarda cinq jours entiers à accorder le passeport demandé pour le premier ministre anglais qui l’attendait à Bayonne où une lettre de Craggs vint lui apprendre que Georges Ier approuvait la proposition relative à Gibraltar et autorisait à en faire une offre formelle au moment convenable[32]. Stanhope escomptait un succès auquel son cousin, le colonel W. Stanhope, mieux instruit touchant la Cour d’Espagne, ne croyait guère[33]. Les choses avaient été poussées trop loin.

Jamais la faconde d’Alberoni ne trouvait de plus belles occasions de se manifester qu’en ces circonstances où se jouaient l’honneur et le destin d’une nation que cet Italien conduisait, le cœur léger, à la défaite et à la ruine.

 

Conquête de la Sicile

Sa correspondance est accablante, elle donne l’impression d’un fantoche déguisé en Capitaine Fracasse ; cette âme est si parfaitement vile que tout sentiment noble lui est étranger, Alberoni pressure l’Espagne, la jette au désastre sans un souci, sans un remords, afin que cette flotte, ces soldats, ces richesses, suprême effort d’une nation digne d’un meilleur sort, soient engloutis pour le service du duché de Parme. Cette flotte avait mis à la voile le 18 juin sous la conduite de l’amiral Castaneta, portant trente mille hommes commandés par le marquis de Lède. Elle touchait à Cagliari le 23 juin et entrait dans les eaux de la Sicile le 1er juillet. Le 3, l’armée débarquait au cap Solanto, à quatre lieues de Palerme dont le gouverneur, le comte Maffei, se retira précipitamment, avec quinze cents hommes, à Syracuse. A l’exception de quelques Piémontais cernés trop tôt dans Castellamare pour avoir le temps de décamper, à la vue des Espagnols tout fuyait et le marquis de Lède conduisait sans encombre son armée sur Messine. Catane, Trapani imitaient l’exemple donné par Palerme. Là, comme en Sardaigne, les habitants secondèrent chaudement l’invasion et on a fait cette remarque que, dans tous les pays catholiques soustraits à la domination espagnole, les peuples ont toujours regretté cette puissance qui les gouvernait mal mais qui les gouvernait peu[34].

Alberoni était transporté d’orgueil et sa jactance naturelle ne pouvait que lui faire recevoir fort mal toute contradiction. Que pouvait vouloir et que pouvait dire lord Stanhope pour projeter un voyage à Madrid ? Le colonel Stanhope habitué aux frasques et aux emportements du cardinal n’était ni confiant ni rassuré. Quelques jours auparavant, lui-même avait communiqué à Alberoni les instructions données à l’amiral Byng pour le maintien de la neutralité de l’Italie. Apres les avoir lues, le cardinal répondit que son maître braverait tout les périls et perdrait l’Espagne plutôt que de rappeler ses troupes. « Les Espagnols, dit-il en manière de conclusion, ne sont pas gens à se laisser intimider ; et je m’en fie tellement à la bravoure de„ notre flotte, que si votre amiral jugeait à propos de l’attaquer, je ne serais pas en peine du résultat. » Le colonel, avec un flegme tout anglais, tendit en silence une liste de la flotte anglaise ; Alberoni la lui arracha des mains, la déchira, la mit en pièces, piétina sur les morceaux et promit une réponse sous deux jours. Elle tarda neuf jours et fut telle :

« Sa Majesté Catholique m’a fait l’honneur de me dire que le chevalier Byng est libre d’exécuter les ordres qu’il a reçus du roi son maître[35]. » (18 juillet).

 

Voyage de lord Stanhope à Madrid

« Ce fut dans ces circonstances que lord Stanhope, esprit brillant à qui la témérité d’Alberoni plaisait, au moins comme une chose extraordinaire, ne désespéra pas de se concilier avec lui, et, tout fier de sa victoire récente sur le Régent, il se flatta d’abattre l’impétuosité de l’un aussi aisément qu’il avait excité l’indolence de l’autre. Il fit donc demander au cardinal un passeport pour se rendre à Madrid. Après avoir payé le tribut de fureur dont il accueillait toute proposition nouvelle, Alberoni répondit : « Si milord vient en législateur, il peut se dispenser du voyage ; s’il vient comme médiateur, je le recevrai ; mais, dans tous les cas, je le préviens qu’à la première attaque de nos vaisseaux par l’escadre anglaise, l’Espagne n’a pas un pouce de terre où je veuille répondre de sa personne[36]. » Stanhope n’étant pas du nombre de ceux qu’on intimide avec des mots, et moins encore avec des phrases, se mit en route, à travers cette péninsule qu’il connaissait si bien, qu’il avait vue ruinée et qu’il retrouvait avec tous les indices d’une industrieuse activité ; il arriva le 12 août à Madrid, fut logé à Fresneda, tout proche de l’Escurial, et reçu par Alberoni, le 14 août.

Le cardinal manifesta une grande aversion pour la guerre, un absolu désintéressaient pour l’Italie n’ayant, à l’entendre d’autre préoccupation que les Indes ; cependant il lui fallait se conformer aux volontés de Philippe V et de la Reine passionnément intéressés aux affaires d’Italie. Stanhope ne dit mot de la cession de Gibraltar[37], pas plus qu’Alberoni ne parla de la flotte anglaise ni de la prise de Palerme. Quelques jours plus tard, le 18 août, Stanhope et Nancré allèrent ensemble visiter le ministre et lui remirent chacun un exemplaire de la convention signée à Paris. Pendant qu’ils dînaient chez Alberoni, un courrier apporta la nouvelle de l’entrée des Espagnols à Messine ; on venait d’apprendre de plus l’arrivée du galion d’Amérique, chargé de six millions et demi en or et en argent, aussi l’audience royale accordée le jour même n’eut rien quo d’acerbe : Philippe V déclara rejeter formellement la Quadruple-Alliance. Il est vrai qu’en compensation, Stanhope rentré chez lui reçut la nouvelle de la signature du traité à Londres, le 2 août, et la copie du traité lui-même. Dès le 19 août dans la matinée, Stanhope et Nancré portaient au cardinal l’extrait des articles concernant l’Espagne. Celui-ci examina les engagements pris, les jugea valables et continua à soutenir son rôle d’ami de la paix contraint à faire la guerre qui ne pouvait qu’entraîner la ruine pour le vaincu. Puis la vantardise l’emportant, il faisait allusion aux moyens dont il disposait pour exciter des troubles en France et en Angleterre, et il laissait entrevoir ce qu’il était en droit d’attendre des puissances du Nord[38]. Préludant à une manœuvre qui devait le perdre, Alberoni s’acharnait à montrer le Roi emporté par sa haine aveugle contre l’Empereur et contre le Régent, mais Stanhope n’était pas homme à prendre le change sur les sentiments véritables de son interlocuteur et comprenant que son séjour ne pouvait se prolonger davantage avec dignité et profit, il demanda son audience de congé, revit Philippe V aussi obstiné, Elisabeth Farnèse aussi prévoyante et calculatrice de l’avenir, Alberoni aussi fourbe, quitta Madrid, le 27 août et gagna Bayonne d’où, le 2 septembre, il écrivait à l’amiral Byng[39] : « Il ne s’est rien passé à Madrid qui doive vous détourner de suivre vos instructions... Si vous trouvez un moment favorable pour attaquer la flotte espagnole, je suis persuadé que vous ne laisserez pas échapper l’occasion ; et je... vous recommande que le premier coup que vous porterez soit, s’il est possible, décisif. »

Quand il écrivait ces lignes, Stanhope était depuis longtemps obéi, mais ce singulier chef de gouvernement poursuivait son ministère sur les grands chemins, au risque de mériter le titre de Juif errant que lui donnaient ses adversaires et de ne recevoir pas les courriers qui ne savaient où l’atteindre. A Paris, du moins, on savait dès le 30 août la nouvelle de la grande bataille navale livrée devant Messine, et Londres et Paris avaient une responsabilité presque égale dans l’événement.

 

Manœuvre de Stair pour compromettre le Régent

A son départ pour l’Espagne, Stanhope avait laissé à lord Stair le soin de veiller sur les dispositions du Régent, lorsque Stair connut avec certitude que son gouvernement souhaitait la destruction de la flotte espagnole, il aborda le Régent, par une habile manœuvre. Comme le prince exprimait la crainte que Messine ne tombât aux mains des Espagnols, et comptait sur la flotte anglaise pour lui épargner cette extrémité, Stair dit aussitôt que Son Altesse n’avait qu’à dire ce qu’elle souhaitait que fît l’amiral Byng qui en serait instruit et y conformerait sa conduite. A l’instant il rédigea une note que le Régent approuva et qu’un courrier emporta le soir même a Marseille. Le Régent, y était-il dit, « est d’opinion qu’il est de l’intérêt commun et entièrement conforme aux vues de la Quadruple-Alliance qu’on venait de signer à Londres, que la Sicile ne tombe pas aux mains des Espagnols, et qu’il faut que vous tâchiez d’empêcher cela par toutes vos forces même, si les offices amiables sont inutiles pour détourner les Espagnols de la poursuite de leur entreprise, et comme surtout il est important de sauver Messine de tomber entre les mains des Espagnols, S. A. R. est du sentiment que vous ne deviez point du tout balancer d’employer toute la force du Roy notre maître, pour chasser la flotte espagnole si elle bloque ladite forteresse et port de Messine par mer, pour introduire des secours dans ladite place et pour faire tout ce qui sera nécessaire pour l’empêcher de tomber entre les mains des Espagnols. » A ce message écrit en français, Stair ajoutait quelques mots en anglais : « Le motif de l’écrire, disait-il, c’est que je regardais comme important d’avoir l’approbation du duc d’Orléans et son concours dans les hostilités que vous auriez à exercer contre la flotte espagnole, ce qui nous donnera une sûreté de plus, outre le traité signé à Londres il y huit jours, que nous ne serons pas seuls dans notre querelle avec l’Espagne, si la guerre devait survenir à la suite des opérations que vous seriez obligé de faire pour empêcher le royaume de Sicile de tomber au pouvoir des Espagnols[40]. » Toute l’astuce de l’Écossais se découvrait dans ces lignes. Stair voulait engager la France et le Régent dans une entreprise dont le succès n’était pas encore certain ; dans ce but, il avait caché au duc d’Orléans les ordres de Georges Ier à Byng qui pourrait soutenir que les ordres du Régent l’avaient seuls décidé à agir. La manœuvre de Stair était peu honnête et surtout inutile. Le courrier porteur de sa lettre du 9 août n’était pas encore arrivé à Marseille que, le 11 août, l’amiral Byng livrait bataille à la flotte espagnole.

 

La bataille de Passaro 11 août

Son premier soin avait consisté à se rendre à Naples pour s’y concerter avec le vice-amiral ; le 5 août, il avait mis son escadre à la disposition du maréchal Daun pour protéger le débarquement à Messine de deux mille Autrichiens. Le 9 août, il fit voile vers Messine et envoya un officier au marquis de Lède, qui assiégeait cette ville, porteur d’une offre de médiation du roi de la Grande-Bretagne pour accommoder les différends qui s’étaient élevés entre l’Empereur et le roi d’Espagne et proposer une suspension d’armes de deux mois. Le marquis répondit qu’il était sans pouvoirs pour traiter cette question et que ses ordres lui imposaient d’occuper la Sicile. L’amiral anglais n’insista pas, laissant son infanterie allemande à Reggio, il se mit à la recherche de Castaneta. Celui-ci venait de recevoir de Patino l’ordre de rejoindre au plus vite la côte de Spartivento ; il obéissait, mais lentement, mollement, mal en ordre, quelques-uns de ses gros vaisseaux remorqués par des galères à rames, suivi à distance pendant la journée du 10 par l’amiral Byng qui ne lui inspirait aucune défiance. Le 11 au matin, la tête de la flotte anglaise, forte de vingt-deux vaisseaux atteignit les traînards et les mauvais marcheurs de la flotte espagnole. Byng somma l’amiral Mari de se rendre, reçut une bordée et fonça en avant comme un loup au milieu d’un troupeau affolé. Brûlots, galères, bombardes, vaisseaux tout fut coulé ou pris. L’après-midi on enleva le gros de l’escadre en courant et, le soir, au mouillage de Syracuse, on compta les prises : Amiral, contre-amiraux, vingt-trois vaisseaux, cinq mille quatre cents prisonniers, sept cent trente canons, des munitions, des outils, des vivres en abondance. Byng fit savoir au vice-roi Maffei qu’il n’avait plus rien à redouter de l’Espagne, en même temps il écrivit au marquis de Lède que l’engagement du 11 n’était qu’un simple malentendu causé par une bordée malencontreuse, mais qui ne rompait pas le bon accord existant entre l’Espagne et l’Angleterre. Amiraux, officiers, équipages furent renvoyés au camp espagnol, à l’exception des matelots expérimentés que l’Anglais garda sous prétexte de les employer à conduire ses prises à Mahon. Byng eut encore la pensée de restituer les vaisseaux — ils devaient être bien médiocres — si les Espagnols consentaient-à évacuer la Sicile[41].

 

Sentiments qui l'accueillent

L’issue de la bataille de Passaro permettait de juger la valeur de l’improvisation d’Alberoni et le vainqueur usa d’une modestie dont l’affectation était un outrage au vaincu ; il envoya à Londres son jeune fils avec mission de faire connaître « ce qui était arrivé[42] ». A Londres, comme à Paris, on ressentait une satisfaction très vive et on éprouvait quelque embarras à la laisser voir. Le 2 août, quelques instants après l’échangé des signatures de la Quadruple-Alliance, l’abbé Dubois écrivait au Régent : « Si le chevalier Byng avait quelque occasion prématurée dont il profitât et qui eût du succès, il y a des circonstances où V. A. R. ne pourrait s’empêcher d’en paraître fâchée, mais il n’y en a aucune où elle ne dût être ravie dans le cœur que les forces maritimes de l’Espagne fussent ruinées, et j’avoue à V.A.R. que j’agirai secrètement dans cette vue[43]. »

Ainsi endoctriné, le Régent, après avoir conté la nouvelle à son entourage, ajouta « en présence de quelques personnes considérables et des gens du Roi qui se sont trouvés chez lui, que c’était une grande nouvelle ; qu’il n’en pouvait pas être bien aise par rapport au roi d’Espagne, mais qu’il n’avait rien oublié pour lui faire prendre un autre parti ; qu’il savait bien que cela ne pouvait aller autrement, que c’est pour cela qu’il a laissé parler tout le monde sur le traité ; que le roi d’Espagne ne pouvait à présent prendre de meilleur parti que d'entrer dans ledit traité ; qu’il tiendrait ferme et bon pour lui, à l’heure qu’il est, afin que l’on ne se prévale point de ce succès pour en faire changer les conditions ni lui en imposer de plus rudes[44] ». Le fils de l’amiral Byng arriva à Paris le 7 septembre au soir et repartit à la nuit tombante emportant à Londres[45] cette lettre du Régent adressée à Georges Ier : « Monseigneur, en apprenant par la relation de l’amiral Byng la confirmation de la victoire remportée par la Ilote de Votre Majesté pour le repos public, ma joie serait imparfaite si mon intérêt seul y avait part et si je n’étais plus sensible encore à la gloire de ses armes et à tout ce qui doit la faire respecter. Les bonnes intentions de Votre Majesté pour le repos public méritent que le ciel favorise les soins qu’elle prend pour le procurer ; et tous ceux qui ont pris des liaisons avec elle doivent redoubler de zèle pour concourir à la perfection de son ouvrage. En mon particulier, je crois n’avoir rien de plus essentiel à faire que de suivre ses sentiments et ses vues et de marquer en tout la reconnaissance que je dois à l’amitié dont elle ne cesse point de me donner des marques[46]. »

 

Puissance du Régent

Puisque la minute de cette lettre est de la main de Dubois[47] il doit partager avec Philippe d’Orléans le blâme d’avoir participé à une démarche d’où la prévoyance était aussi absente que la générosité. Mais il faut excuser la griserie d’un succès si éclatant et dont les conséquences étaient considérables. Dès le 31 août, lord Stair comprit que l’événement affranchissait le Régent de toute réserve. Après le coup d’État du 26 août, le Régent avait encore quelque mesure à garder à l’égard du parti espagnol, le parti « vieille Cour » ; après le coup de massue du 30 août, il le pouvait dédaigner. « Sans la victoire, écrit lord Stair, nous aurions été bien embarrassés et M. le duc d’Orléans l’aurait été encore davantage. Le cardinal Alberoni avait raison de dire qu’on lui susciterait bien des affaires. On ne se proposait pas moins que de déclarer le Roi majeur et d’ôter la régence au duc ; sans la victoire qui abat toutes les espérances du parti espagnol je ne sais pas ce qu’on n’aurait pas pu faire A l’heure qu’il est, la chance est bien tournée en sa faveur, tout plie devant lui et il est absolument le maître[48]. » En effet, dès le 2 septembre, Dangeau écrivait : « Le bruit se répand fort depuis quelques jours qu’avant la fin de ce mois il y aura de grands changements dans les conseils ; ce bruit courait il y a déjà longtemps, mais il se renouvelle et il augmente fort[49]. » Ce bruit avant-coureur préparait l’opinion, dernière puissance avec laquelle le Régent ne fut pas dispensé de compter, à la transformation vers laquelle on s’acheminait depuis que l’influence de Dubois était triomphante. Ce fut ainsi que le coup d’état du 26 août entraîna comme épilogue nécessaire : la suppression des Conseils.

 

La suppression des Conseils

Le Régent avait eu recours à la force contre les adversaires de sa politique, il ne pouvait hésiter à sacrifier les vaincus à la rancune vigilante d<5 l’Angleterre dont l’alliance devenait sa dernière ressource. Lord Stair le sentait à merveille et, suivant l’inclination de son caractère, voulait pousser la victoire à fond, le 31 août il écrivait : « Je crois qu’il songe à l’heure qu’il est, bien sérieusement, à mettre l’administration entre les mains des gens qui lui sont bien affidés et à arranger les affaires de manière qu’il ne puisse plus être sujet à des contretemps, tels qu’il a éprouvez dès le commencement de sa régence, pour avoir laissé ceux qu’il connaissait ses ennemis dans l’administration. Vous pouvez croire que je ne le détourne pas d’une résolution si salutaire pour lui et pour nous. S.A.R. est aujourd’hui à Saint-Cloud. M. l’abbé Dubois est avec lui. Je crois qu’on y parlera d’affaires[50]. »

On parle d’affaires, mais le Régent, toujours insaisissable, se dérobe à son interlocuteur et oppose à son insistance le dessein de profiter du temps des vacances[51], dans trois ou quatre jours, pour penser à l’arrangement des affaires. Dubois flaire une manœuvre de Torcy et décide avec Stair d’attendre le départ pour la campagne de ce rival redoutable[52]. Leur impatience à tous deux les tourmente, ils semblent croire ou sentir que, comme celui de leurs maîtres, leur intérêt est « entrelacé[53] ». Georges Ier et ses ministres ne sont pas moins sensibles à la défaite du Parlement de Paris qu’ils le seraient à une victoire anglaise[54]. Stair est bien l’homme de cette politique qu’il pousse sans relâche à détruire le dernier vestige d’une institution qui lui donnait ombrage parce qu’elle échappait à ses prises.

Le 6 septembre fut marqué pour l’assaut décisif à livrer au Régent. Admis à l’audience du Régent, Stair réclama avec son insistance ordinaire la remise des Affaires Étrangères entre des mains sûres. La confiance des alliés est à ce prix, aussi bien à Vienne qu’à Londres ; il donna alors lecture d’une lettre récente de Saint-Saphorin qui fait l’éloge du Régent et déplore le maintien de d’Huxelles, favorable à l’Espagne, indiscret, hostile à son propre maître et sa politique[55]. Philippe d’Orléans, flatté et excédé, répond que le maréchal ne restera plus que peu de temps en place.

Le lendemain, le comte de Koenigsegg répète les mêmes considérations et reçoit une réponse semblable. Stair lui succède, reprend son point de vue et jette incidemment le nom de Dubois à propos d’une lettre de Craggs, a celui-ci. Le Régent se répand en éloges sur le compte de l’abbé, détourne la conversation vers Georges Ier dont il loue les procédés et envers qui il ne négligera rien pour marquer sa reconnaissance[56]. Stair se sent éconduit ; il ne se résigne pas et, trois jours plus tard, le 10, amène au Régent lord Stanhope arrivant de Bayonne. Dès la première audience, le Régent s’ouvre davantage ; parle, de lui même, des changements qu’il médite dans la composition des conseils des Affaires Étrangères, de Conscience et de la Guerre. Ici il mettra M. Le Blanc. Stanhope et Stair croient qu’ils vont entendre un secret ; le Régent se tait. Cette malice ressemble à une impertinence au jugement des deux Anglais. Ne vient-on pas d’écrire de Londres une lettre que Dubois leur a certainement fait lire : « Il s’agit de ne pas s’arrêter en si bon chemin. Le Roy attend impatiemment à lire les premières lettres de France dans l’espérance que Mgr le Régent aura mis les emplois entre les mains de gens sur qui il puisse faire fonds[57]. » Alors Stanhope n’hésite plus : il propose au Régent la nomination de l’abbé Dubois au poste de secrétaire d’État. Le duc d’Orléans n’essaie pas de simuler la colère ou la honte qu’une semblable proposition ne lui inspire pas, il discute les mérites du candidat de Saint-James, reconnaît que c’est un homme bien à lui et qui laissera les affaires entre ses mains. D’ailleurs il parle également en bons termes de Torcy, afin de mieux inquiéter ses interlocuteurs qui sortent indécis de cette longue audience.

Dubois, qui en attendait l’issue, les décide à demander une seconde audience, le 14 septembre, et cette fois le Régent ne parvient plus à leur cacher que le maréchal d’Huxelles et le maréchal de Villars seront prochainement déplacés ; les Affaires Étrangères seront confiées à un homme jouissant de la confiance du prince et de celle du roi d’Angleterre. Cette fois l’affaire semble certaine. Le lendemain, 15, Dubois est reçu par le Régent ; on touche au triomphe ? Pas encore. Une indisposition du prince retarde la décision que l’abbé entretient et hâte de son mieux. Avec sa façon ordinaire il tourne en ridicule ces Conseils expirants, prenant ses comparaisons parmi les gens de sa sorte : « Avec Desbagnets tout seul, dit-il, — Desbagnets, c’est le concierge du Palais-Royal — et avec de la fermeté, V. A. serait plus respectée, mieux obéie qu’avec une multitude de conseillers prêts à la flatter, si elle leur montre de la complaisance ; à la trahir s’ils la trouvent ferme[58] ».

Si vive que fut la passion du Régent pour les demi-mesures, les situations indécises, les événements le contraignaient parfois d’en sortir. Le 16 septembre, le cardinal de Noailles avait donné sa démission de chef du Conseil de conscience ; le 23, il publia son appel de la Constitution Unigenitus au pape mieux conseillé et au futur concile général. Le Conseil s’assembla chez l'archevêque de Bordeaux et fut cassé. Le lendemain, 24, les autres Conseils, à l’exception de la Marine, eurent le même sort Les contemporains s’en aperçurent à peine. Depuis temps, « on ne faisait pas difficulté de dire que les Français n’étaient pas nés pour être conduits par des Conseils ou les affaires se traitent avec beaucoup de lenteur d’que notre vivacité demandait une prompte expédition[59] ». La Gazette de la Régence n’accorda pas une ligne à cette disparition[60], Dangeau nota que « le conseil des affaires ecclésiastiques et de quelques autres » avaient été cassés[61], enfin Buvat ne vit dans tout ceci qu’un « changement de conseils[62] » et Saint-Simon philosopha à sa façon : « Ainsi, dit-il, la forme de gouvernement de Louis XIV, que le Régent avait voulu détruire à la mort du Roi, dut, trois ans après, son rétablissement au même Régent tant il est vrai qu’il n’est en ce monde que bas et petit intérêt particulier, et que tout est cercle et période[63] ».

L’alliance de Dubois avec Stair et Law avait contribue a la suppression des Conseils, elle en avait hâté l’instant, elle n’avait fait que précipiter l’inévitable déclin et la disparition nécessaire. Cette institution mal combinée, sans impulsion et sans direction comme sans responsabilité, ne pouvait suffire à surmonter la situation presque désespérée des finances. Des efforts louables mais désordonnés évitèrent une catastrophe prévue mais ne rétablirent ni la prospérité ni l’équilibre économique. Chaque Conseil, dans la limite de ses attributions particulières, avait réalisé des réformes nécessaires, esquisse d’utiles progrès et abouti à un résultat total si chétif que l’opinion publique les comptait pour rien et ne s’aperçut pour ainsi dire pas de leur ruine annoncée depuis près de six mois[64]. Saint-Simon, frémissant, avouait qu’ils « étaient devenus ridicules[65] » : le conseil de conscience « ne pouvait plus subsister », le conseil de la guerre n’était qu’une « pétaudière », le conseil du dedans « ne tenait qu’à un bouton[66] ». Néanmoins l'événement si attendu n’était pas de ceux qu’il est permis de négliger.

Trois ans plus tôt, le Régent avait pris le pouvoir comme chef de parti avec le concours de la noblesse et du Parlement qu’il invitait à composer et à «surveiller son gouvernement. Le coup d’État du 26 août avait rendu le Parlement à ses occupations judiciaires, l’arrêt du 24 septembre reléguait la noblesse dans son oisiveté coutumière. Une expérience venait d’être tentée qui se terminait par un grave échec ; pour la dernière fois, sous l’ancien régime, la noblesse avait pris part, comme corps aux affaires publiques, elle en avait même assumé la direction et y avait fait preuve, en général, d’une, complète incapacité. C’était la conséquence de cette longue inactivité à laquelle la conception légiste du pouvoir absolu avait réduit une caste entière ; elle s’y était pervertie et amoindrie. Réduite à une existence de parade, confinée dans la profession des armes, dispensée ou exclue du travail productif et économique, isolée par ses privilèges, inapte à l’effort et ignorante des conditions du groupement et de la production commerciale, la noblesse domestiquée s’était étiolée et disciplinée dans des occupations mesquines, onéreuses et décoratives. De cette expérience dernière, écrivait le duc d’Antin, elle ne se « relèvera pas ; il en faut convenir à mon grand regret. Les rois qui régneront dans la suite verront que Louis XIV, un des plus grands rois du monde, ne voulut jamais employer les gens de qualité dans aucune de ses affaires ; que M. le Régent, prince très éclairé, avait commencé à les mettre à la tête de toutes les affaires, et avait été obligé de les ôter au bout de trois ans. Que pourront et que devront-ils conclure ? Que les gens de cette condition ne sont point propres aux affaires, et qu’ils ne sont bons qu’à se faire tuer à la guerre. Je souhaite me tromper ; mais il y a bien de l’apparence que les maîtres penseront comme cela, et ils ne manqueront pas de gens qui les confirmeront dans cette opinion[67]. »

 

 

 



[1] Gazette de la Régence, p. 279 ; 29 août 1718 ; Dangeau, Journal, t. XVII, p. 372, 27 août 1718.

[2] Gazette de la Régence, p. 279 ; 29 août 1718 ; Dangeau, Journal, t. XVII, p. 373, 28 août ; M. de Balleroy à sa femme, 29 août, dans op. cit., t. I, p. 346-347.

[3] Barbier, Journal, t. I, p. 16, août 1718 ; Buvat, Journal, t. I, p. 330 ; Gazette de la Régence, p. 281 ; Dangeau, Journal, t. XVII, p. 373 ; 29 août 1718.

[4] Barbier, Journal, t. I, p. 17.

[5] Chez M. de Saint-Martin, les mousquetaires enfoncèrent la porte à coups de hache.

[6] J. Flammermont, Remontrances du Parlement de Paris, t. I. p. 116 ; Dangeau, Journal, t. XVII, p. 373-375 ; Barbier, Journal, t. I, p. 18 ; M. de Balleroy à sa femme, 31 août, dans op. cit., t. I, p. 348 ; Gazette de la Régence, p. 282.

[7] Barbier, Journal, t. I, p. 18.

[8] D’autres remontrances « pour obtenir la liberté des prisonniers » eurent lieu les 6 et 22 septembre, 21 octobre, 10 décembre, J. Flammermont, op. cit., t. I, p. 118-126 ; Gazette de la Régence, p. 284-285.

[9] Bibl. nat., ms. franç. 10670-10672, Mémoires inédits de Torcy, t. III, fol. 651.

[10] Bibl. nat., ms. franç. 10670-10672, Mémoires inédits de Torcy, t. III, fol. 700.

[11] Relation du comte de Lascaris di Castellar, dans Memorie della reale Academia di Torino, 1861, 2e série, t. XIV, p. 164-165.

[12] Relation du comte de Lascaris, dans op. cit., p. 168-169.

[13] Bibl. nat., ms. franç. 10670-10672, Mémoires inédits de Torcy, t. III, fol. 327.

[14] Bibl. nat., ms. franç. 10670-10672, Mémoires inédits de Torcy, t. III, fol. 417.

[15] Bibl. nat., ms. franç. 10670-10672, Mémoires inédits de Torcy, t. III, fol. 695-741.

[16] Relation du comte de Lascaris, dans op. cit., p. 166.

[17] Cellamare à Alberoni, 26 septembre 1718, dans Lémontey, Histoire de la Régence, t. II, p. 388.

[18] Arch. de Naples, Farnesiana, fasc. 59 : Alberoni au duc de Parme, 9 mai 1718.

[19] Saint-Philippe, Mémoires, trad. de Maudave, t. III, p. 260.

[20] Alberoni à Rocca, Balsaïn, 6 juin 1718, dans Lettres intimes, édit. E. Bourgeois, p. 584.

[21] Arch. de Naples, Farnesiana, fasc. 59 : Alberoni au duc de Parme, 20 juin 1718.

[22] Public Record Office, France, vol. 352 : lord Stair à lord Stanhope, Paris, 30 avril 1718.

[23] Public Record Office, France, vol. 352 : lord Stanhope à lord Craggs, Paris, 1er juillet 1718.

[24] Weber, Die Quadrupel Allianz vom Jahre 1718, in-8°, Wien, 1887, p. 78.

[25] Oxenfoord Castle, Stair Papers, vol. XV, Instructions du 24 mai (= 4 juin) 1718 ; The Stair Annals, vol. II, p. 77.

[26] Arch. de Naples, Farnesiana, fasc. 59 : Alberoni au duc de Parme, 20 juin ; Mémoires inédits de Torcy, t. III, fol. 711, 712.

[27] Alberoni à Rocca, 25 juillet 1718, dans Lettres intimes, p. 594.

[28] Bibl. nat., ms. franç. 10670-10672, Mémoires inédits de Torcy, t. III, fol. 650.

[29] Public Record Office, France, vol : 352 : lord Stanhope et lord Stair à [Craggs], Paris, 21 juillet 1718.

[30] Public Record Office, France, vol. 352 : lord Stanhope et lord Stair à sir Georges Byng, Paris, 21 juillet 1718.

[31] Public Record Office, France, vol. 352 : lord Stair à Craggs, Paris, 24 juillet 1718.

[32] Lord Mahon, History of England, t. II, p. 361.

[33] Col. W. Stanhope à lord Stair, Madrid, 18 juillet 1718, dans Lord Mahon, op. cit., t. II, p. 361.

[34] P.-E. Lémontey, Histoire de la Régence, t. I, p. 136 ; J. La Lumia, Venuta e soggiorno di Vittorio Amedeo, dans Arch. stor. ital., 1874, t. XIX, p. 282, suivantes, Governo del vice Re conte Annibale Maffei, dans op. cit., t. XX, p. 256 : La Spagna et la Quadruplia Alleanza, Invasione, dans op. cit. ; Dangeau, Journal, t. XVII, p. 345 ; 20 juillet 1718 ; Saint-Philippe, Mémoires, trad. de Maudave, t. III, p. 266, 280.

[35] W. Coxe, Memoirs of Walpole, t. II, p. 197, 198.

[36] P.-E. Lémontey, op. cit., t. I, p. 148-149 ; Public Record Office, France, vol. 352 : Colonel W. Stanhope à lord Stair, 8 août 1718.

[37] Lord Stanhope à Craggs, Fresneda, 15 août 1718, dans L. Mahon, History of England, t. II, p. 362.

[38] Public Record Office, France, vol. 352 : lord Stanhope à [Craggs], Paris, 14 septembre 1718.

[39] Lord Stanhope à l’amiral Byng, Bayonne, 2 septembre 1716, dans L. Mahon, op. cit., t. I, p. 336.

[40] Public Record Office, France, vol. 352 : lord Stair à sir Byng, 9 août 1718.

[41] Oxenfoord Castle, Stair Papers, vol. XV : Sir Byng à lord Stair, Barfleur, près Reggio, 25 août 1718 ; Annals of Stair, t. II, p. 79.

[42] The Stair Annals, t. II, p. 81, 378.

[43] Dubois au Régent, 2 août 1718, dans Arch. des Aff. Etrang., Angleterre, Mémoires et documents, t. 44, fol. 334.

[44] Dangeau, Journal, t. XVII, p. 376, 30 avril 1718.

[45] Dangeau, Journal, t. XVII, p. 380 ; 7 septembre 1718. A Londres on avait le souci d’établir « que la flotte espagnole avait commencé les hostilités contre celle de Byng », Oxenfoord Castle, Stair Papers, vol. XIII B, Craggs à lord Stair, 25 septembre 1718 ; c’est ce que prétend prouver la Conduite des cours d’Espagne et de la Grande-Bretagne, publié par Brunet, in-8°, Amsterdam, 1720.

[46] Public Record Office, France, vol. 346 : le Régent à Georges Ier, 8 septembre 1718.

[47] Ch. Aubertin, L'opinion publique en France au XVIIIe siècle, p. 123.

[48] Public Record Office, France, vol. 351 : lord Stair à Craggs, 31 août 1718.

[49] Dangeau, Journal, t. XVII, p. 378 ; 2 septembre 1718.

[50] Public Record Office, France, vol. 352 : lord Stair à Craggs, Paris, 31 août 1718.

[51] Dépôt de la Guerre, t. 2545. Conseil de la Guerre du 5 septembre. Son Alt. Roy. accorde six semaines de vacances aux Conseils. MM. ne s’assemblent que le 17 octobre prochain.

[52] Public Record Office, France, vol. 352 : lord Stair a Craggs, même date mais postérieure à la précédente.

[53] Arch. des Aff. Etrang., Angleterre, t. 321, fol. 202 : Craggs à Dubois, 18 août 1718.

[54] Arch. des Aff. Etrang., Angleterre, t. 321, fol. 233 : Craggs à Dubois, 3 septembre 1718.

[55] Public Record Office, France, vol. 352 : lord Stair à Craggs, 31 août 1718.

[56] Public Record Office, France, vol. 351 : lord Stair à Craggs, 7 septembre 1718.

[57] Arch. des Aff. Etrang., Angleterre, t. 321, fol. 233 : Craggs à Dubois, 3 septembre 1718.

[58] Mémoire de Dubois cité par Seilhac op. cit., t. II, p. 29.

[59] Lenglet-Dufrénoy, Mémoires de la Régence, édit. 1749, t. III, p. 140.

[60] Gazette de la Régence, 23 septembre 1718, p. 287.

[61] Dangeau, Journal, t. XVII, p. 392 ; 24 septembre 1718.

[62] Buvat, Journal, t. I, p. 331-332.

[63] Saint-Simon, Mémoires.

[64] M. de Balleroy à sa femme, Paris, 14 avril 1718 : « On continue à dire que les Conseils vont être supprimés », dans Les correspondants de la Marquise de Balleroy, t. I, p. 807.

[65] Saint-Simon, Additions au Journal de Dangeau, t. XVII, p. 393.

[66] Saint-Simon, Mémoires.

[67] Duc d’Antin, Mémoires, dans P. E. Lémontey, Histoire de la Régence, t. I, p. 194-195.