HISTOIRE DE LA RÉGENCE PENDANT LA MINORITÉ DE LOUIS XV

TOME DEUXIÈME

 

CHAPITRE XXIV. — Les Princes, les Ducs, le Parlement (Septembre 1716 - Septembre 1717).

 

 

Le Parlement publie des remontrances. — Existence d’une « affaire du bonnet ». — Ce qu’il en était jusqu’à la mort de Louis XIV. — Les ducs préparent leur revanche, ils échouent à la séance du 2 septembre. — M. de Mesme. — M. de Novion. — L’arrêt du 2 septembre. — Polémiques. — Premières opérations. — Le mémoire contre les Ducs et Pairs. — Réplique des ducs. — L’opinion s’en mêle. — L’affaire du bonnet semble finie. —Elle s’envenime par la question des légitimés. — Mémoire des trois Condés contre les légitimés. — La duchesse du Maine jette la noblesse dans le conflit. — Requête des pairs contre des légitimés. — Mémoire de la noblesse. — Requête des légitimés. — Édit du 6 juillet. — Effervescence du Parlement.

 

Le Parlement publie des remontrances

Le coup d’État du 26août 1718 ne fut que l’inévitable conséquence du coup d’État du 2 septembre 1715. Au cours de ces trois années on assiste au développement progressif du conflit entre le Parlement et la Royauté. Le duc d’Orléans avait acheté la Régence du Parlement de Paris par des concessions dangereuses pour l’autorité royale : l’appât des Conseils et principalement du Conseil de conscience avait ébranlé les magistrats qui se flattaient d’y faire figure ; le rétablissement du droit de remontrances avait emporté les dernières résistances. En réalité, la magistrature fut à peu près éliminée des Conseils et quand fut dissipé l’engouement qui salua cette innovation, le Régent eut toute facilité de l’énerver en attendant de la supprimer. Les Conseils ne purent, ne surent ni ne voulurent se défendre, on cessa de les compter pour quelque chose avant même qu’ils fussent réduits à rien.

Il n’en allait pas de même avec le Parlement. Celui-ci ne sacrifiait pas un seul titre de ses droits, ne se laissait reprendre pas un pouce de ses conquêtes, sans des luttes farouches et interminables. Or on pouvait laisser les Conseils végéter et disparaître, on ne pouvait pas supprimer le Parlement et celui-ci savait qu’en recourant à lui pour faire casser le testament du feu Roi le Régent s’était mis à sa merci. Persuadé qu’il allait renaître à la vie ; politique, le Parlement avait hâte de ressaisir ses anciennes prérogatives. Dès le mois de mai 1716, il présenta des remontrances mais sur un ton assez bénin. Il s’agissait de la création de deux charges dans lesquelles l’opinion publique voyait une source de dépenses nouvelles et insuffisamment justifiées[1]. Le Parlement aurait pu mieux choisir le motif de son intervention[2], mais le Régent comprit qu’il ne pouvait dédaigner ni passer outre à ce premier essai d’un droit jugé si précieux, il modifia les édits. La Compagnie ne se tint pas pour satisfaite et prépara d’itératives remontrances. Le duc d’Orléans ne les attendit pas, envoya au Parlement le marquis d’Effiat qui, par de bonnes paroles, décida l’enregistrement, sauf des réserves insignifiantes, des deux édits et des deux déclarations qui les modifiaient[3]. On n’eut donc pas à recourir aux lettres de jussion déjà prêtes, car l’entourage du Régent ne mettait pas ces remontrances au compte du zèle pour l’intérêt public mais de l’impatience d’amoindrir le Régent[4].

 

Existence d'une « affaire du bonnet »

Cependant, à ces débuts, les rapports entre le Régent et le Parlement restaient agréables ; de part et d’autre on adoptait des ménagements, un mezzo termine suivant l’expression mise à la mode par le duc d’Orléans. On était au paroxysme de l’« affaire du Bonnet[5] » et le prince ne voulait pas plus indisposer les magistrats que les duos. L’« affaire du Bonnet[6] » nous apparaît aujourd’hui comme une réplique de la « querelle du Lutrin », et ce serait peu entendre l’histoire de la traiter avec dédain ou de lui faire l’aumône de quelques lignes. Depuis l’époque de la Fronde la discussion était ouverte entre le Parlement et la plus haute noblesse de France sur la question de savoir si, en séance du Parlement, le Premier Président doit retirer son bonnet de dessus sa tête ou l’y garder en prenant l’avis des ducs et pairs. Dans cette discussion les plus hauts magistrats du royaume, des maréchaux, des prélats illustres, un écrivain fameux se sont livrés à tous les emportements de leur fougue ou à toutes les malices de leur esprit. L’opinion publique y mettait sa note coutumière ; plaisante et gaillarde[7]. A l’affaire du bonnet s’ajouta une deuxième usurpation : la « garde des bancs ». Voici en quoi elle consistait : Un jour que les pairs vinrent prendre séance à la Grand’Chambre, leur étonnement fut vif de voir un conseiller assis à l’extrémité de chacune des trois banquettes qu’ils avaient l’habitude d’occuper. Interrogés, ces conseillers répondirent qu’ils étaient chargés de garder le banc ! Outrageante promiscuité infligée aux ducs.

 

Ce qui en était jusqu'à la mort de Louis XIV

L’usurpation du bonnet, seule à retenir, remontait, de l’aveu du duc de Saint-Simon à l’année 1643[8] ; en 1680 une algarade du duc d’Uzès gâta l’affaire. Lors de la réception de l’évêque-comte de Châlons[9], le président de Novion interpella tous les ducs et ne se découvrit que lorsqu’il s’adressa aux princes du sang. Le duc d’Uzès perdit patience, enfonça son chapeau et opina couvert avec un air de menace[10]. Le feu Roi le trouva mauvais et, dans sa déclaration du 5 mai 1691 portant reconnaissance des légitimés, il décida que le duc du Maine et le comte de Toulouse occuperaient au Parlement « un rang intermédiaire entre les ducs et les princes du sang, avec cette précision qu’en prenant leur avis le premier Président ne ferait qu’une demi-révérence, mais se découvrirait. Ceci condamnait les prétentions des ducs. Or, après la déclaration royale qui l’habilitait à la succession au trône, le duc du Maine témoigna aux ducs une bienveillance extrême, et, pour faire montre de zèle, ne manqua pas de les entretenir « de l’indécence du bonnet », de la nécessité et de la facilité qu’il y aurait à confondre les prétentions de la robe, les intéressés charmés, surpris, redoutaient un piège destiné à rabaisser les ducs « par le mauvais succès de leur entreprise ». Néanmoins ils s’aventurèrent ; d’Antin rédigea un bref mémoire qu’il remit au Roi, le 6 décembre 1714, pour réclamer deux points : 1° que le premier Président saluât les ducs en demandant leur avis ; 2° qu’on ne mît point de conseiller au bout de leur banc. De cela le Parlement prenait ombrage, formulait ses exigences et le président de Mesme insinuait au Roi que les ducs n’attendaient qu’une régence pour dépouiller les deux bâtards légitimés de leur rang et escomptaient la mort du jeune Dauphin pour établir en France une monarchie élective, à l’instar de la Pologne[11]. Déjà ils avaient des écrivains à gages travaillant à inculquer l’opinion que l’attribution de la couronne appartenait exclusivement à la pairie, dès l’instant où l’héritier légitime venait à manquer[12]. Bien plus, ils obtenaient de Mme la Princesse, parlant au nom de ses fils, une protestation que feu M. le Prince regardait « le refus du bonnet » comme attentatoire à la dignité ducale. Mieux encore, la duchesse du Maine au cours d’une entrevue avec les représentants de la pairie, concluait l’entretien par ces mots : « Donnant, donnant, messieurs les ducs. Engagez-vous par écrit à maintenir les faveurs accordées à M. du Maine : nous ferons de notre mieux pour que vous ayez satisfaction[13]. » Enfin, le Roi répugnait à s’engager dans cette querelle et laissait les adversaires s’y fatiguer. L’impétueux Villars qui chercha à l'y entraîner, perdit sa peine[14] : « Il sera plus agréable pour les pairs que le Parlement se rende de lui-même que si c’était par mon ordre. »

 

Les ducs préparent leur revanche

Devant cette fin de non-recevoir, les ducs mirent leur espérance dans les changements que ne pouvait manquer de produire la mort du Roi. Des conciliabules de quatre ou cinq seulement se tenaient à Versailles, s’entourant de mille précautions comme, eussent pu faire des conspirateurs. Tapis dans le recoin d’un entresol, d’une soupente, d’un grenier, car tels étaient les palais où s’entassait la noblesse de France afin de vivre sous l’œil du maître, les ducs discutaient, débattaient, dissertaient. Le plus intarissable et le plus intraitable était, on le devine, Saint-Simon à qui « un siècle entier de conversation eut paru un moment étranglé si on n'eut fini par être de son avis[15]. » Il avait réussi à se faire quelques partisans : La Force, un fripon ; Charost, une nullité ; d’Estrées, un viveur ; Tresmes, une vieille bête[16] ; Mailly à qui son caractère épiscopal doit épargner une épithète trop malsonnante. Toutes ces cervelles éventées n’imaginèrent rien de mieux, dès l’instant de la mort de Louis XIV, que d’aller, séparément du reste de la noblesse, (afin d’affirmer la distinction entre les pairs et ceux qui ne l’étaient pas), saluer le jeune Louis XV. Ce projet s’ébruita, souleva une tempête, provoqua un mémoire et détermina le Régent à présenter à l’enfant-roi toute la noblesse sans distinction[17].

 

Ils échouent à la séance du 2 septembre

En ce qui touche le bonnet, les ducs, voyant la vie du vieux Roi en danger, avaient pris les devants et envoyèrent au futur Régent du royaume une députation conduite par Mailly[18] pour exiger de lui l’engagement de trouver bon qu’ils restassent couverts quand le Premier Président prendrait leurs avis dès la première séance où il serait statué sur la Régence. On a dit déjà de quelles paroles dorées le duc d’Orléans avait fait usage pour, l’heure venue, faire désister les pairs de leur exigence inopportune en un moment où la prudence voulait qu’on ménageât les susceptibilités du Parlement. Tout se réduisit donc à une protestation que nasilla le duc de Saint-Simon et qui passa presque inaperçue, suivie d’un rapide colloque où Villars rencontra pour la réfuter le président de Mesme et, Noailles, le président de Novion pour le souffler[19].

 

M. de Mesme

C’étaient de redoutables adversaires, pour qui entreprenait de les combattre, que les présidents de Mesme et de Novion. Tous deux portaient des noms, occupaient des postes illustres dans la robe et s’en montraient dignes. Jean-Antoine III de Mesme comptait dans sa lignée et parmi ses alliances plus de services glorieux et utiles rendus à l’État pendant deux siècles que toute la pairie pendant le même espace de temps. Poli, instruit, disert, possédant ce goût, cette curiosité fine qui annoncent la société nouvelle, le Premier Président ne rappelait pas Michel de l’Hôpital ni Mathieu Molé. Au seuil d’une époque différente de tout ce qui avait précédé, il était un homme nouveau et un caractère original, avisé, délié, fertile en ressources ; Louis XIV l’écoutait sans fatigue, le Parlement l’acclamait sans pouvoir s’en défendre. Sa parole calmait les défiances, dissipait les malentendus, triomphait des préventions. Jamais encore magistrat n’avait élevé plus haut la réputation du Parlement de Paris par la « dépense prodigieuse » qui engloutissait une fortune pour faire honneur à la table somptueuse de son Premier Président. « Pénétré de ce qui était dû à sa place et le voulant faire sentir, à cause du peu d’égards que les gens du monde ont pour la magistrature, il était haut par caractère et par politique[20]. » Le Palais était fier et tranquille de se savoir représenté par un tel homme. On s’y racontait que le Régent ayant osé dire à de Mesme : « Allez vous faire f… vous et votre compagnie » le Premier Président « lui tourna le c… sur le champ » et les avocats l’approuvaient sans réserve[21].

 

M. de Novion

Tout près de lui, André III de Novion, se tenait plus voisin de ses origines bourgeoises et apportait une sorte d’affectation à en faire souvenir. Le luxe, la dépense ne lui étaient pas seulement à charge, mais, en toute vérité, inintelligibles. Ses mœurs, sa religion, sa probité semblaient vouloir désespérer la calomnie, car pour la médisance elle ne savait où se prendre ; avec cela rude, rugueux d’aspect et d’abord, redoutable et redouté, aimé de personne, craint et révéré de tous, sachant « plus fortement que nul autre, trouver des traits d’habile homme[22] », des traits qui transpercent, qui clouent et qui tuent.

 

L’arrêt du 2 septembre

Face à l’assaut ducal ces deux hommes dirigèrent la défense du Parlement. La première rencontre fut, pour les ducs, une déroute. A l’aube de cette journée du 2 septembre 1715, si impatiemment attendue, et qui devait être celle du triomphe décisif, le Parlement arrêta que si, en séance, un duc innovait lorsqu’on lui demandera son avis, le Premier Président lui dirait poliment et avec douceur : « Monsieur, vous n’opinez pas. » S’il insistait, il lui dirait : « Monsieur si vous ne vous mettez en règle, vous êtes censé ne point opiner, et votre voix ne sera point comptée » et passerait à un autre et ainsi de suite[23]. » L’annulation de cet arrêt devint dès lors le but assigné à l’énergie des pairs.

 

Polémiques

Alors s’ouvrit une campagne furieuse. Les ducs, pris au dépourvu et mieux nantis d’invectives que de raisons, recoururent au fonds d’anciennes polémiques qui avait défrayé les combattants un quart de siècle plus tôt. Par leurs soins furent réimprimés et répandus à profusion les mémoires de 1664, injurieux à la robe. On vit rajeunir des revendications intransigeantes qui, toutes, tendaient à conférer aux pairs laïques l’éclat qui entourait les grands barons féodaux de jadis. « La dignité de pair, disaient-ils, est une et la même qu’elle a été dans tous les pays de la monarchie ; les possesseurs ne se ressemblent plus. Sur cette dissemblance, on consent d’aller aussi loin qu’on voudra ; sur la mutilation de la pairie, encore. C’est l’ouvrage du temps et des rois. Mais les rois ni le temps n’ont pu l’anéantir : ce qui reste est toujours la dignité ancienne, la même qui fut toujours[24]. » La riposte ne le cédait à l’attaque ni en orgueil ni en aigreur, mais elle en différait par le recours à la raison : « Est-il possible, répliquaient les Parlementaires, que vous vous considériez comme des successeurs directs des grands vassaux, d’abord au nombre de sept, puis de six, de l’époque carolingienne ?... des ducs de Normandie, lesquels joignaient à cet apanage l’Anjou,le Maine, la Touraine, le Poitou, sans compter la couronne d’Angleterre ?... des comtes de Flandre, dont les domaines, les plus riches du monde, excitaient la convoitise universelle ?... des comtes de Champagne, d’où sortirent un roi de Chypre et de Jérusalem, et toute la lignée des princes de Navarre ?... des ducs de Bourgogne, qui mirent si souvent un échec dans les armes de France et, à plusieurs reprises, s’emparèrent de Paris ?... enfin des ducs d’Aquitaine et des comtes de Toulouse, véritables souverains... Regardez, messieurs, regardez autour de vous : peuple, noblesse, Versailles et la province, personne qui n’accueille vos prétentions par un éclat de rire ! » Et là-dessus, le Parlement énumérait et expliquait l’origine et l’étendue de ses droits à lui, conseiller et modérateur de la royauté, interprète de ses volontés justes et de ses exigences tempérées, intermédiaire entre le pouvoir et la nation qui ne connaît pas de milieu entre l’arbitraire et la légalité.

 

Premières opérations

Les actes s’entremêlaient aux paroles. Le 7 janvier 1716, les ducs et pairs présentaient au Régent un mémoire au sujet du bonnet, de la garde des bancs et de l’arrêt du 2 septembre[25]. Les opérations commençaient. Aussitôt le Parlement députait pour avertir le prince « qu’il ne se relâcherait pas contre les ducs et pour le supplier de trouver bon qu’il ne reparte de cette affaire que devant le Roi majeur seul capable de résoudre cette question[26] ». Ainsi, on était aux prises. Aussitôt, les ducs cherchent à circonvenir le Régent afin d’arracher la cassation de l’arrêt du 2 septembre[27] et le Parlement, Chambres assemblées, arrête de ne pas faire réponse au mémoire des pairs, que le président de Novion ne ménage pas en s’adressant au Régent[28]. Le Premier Président est mandé au Palais-Royal à l'audience du prince[29] fort embarrassé[30], il rencontre dans la petite galerie le duc de la Feuillade qui l’accompagne jusqu’au cabinet du Régent. Là se trouve Saint-Simon « plus méchant que jamais[31] » qui interpelle la Feuillade « en termes de crocheteur[32] ». « A quoi t’amuses-tu à parler à un Jean-F... comme celui-là ? » De Mesme se plaint au prince, demande réparation, mais la Feuillade n’a rien entendu, dit-il[33], et le Régent veut ignorer l’affaire, de crainte d’être obligé d’envoyer Saint-Simon à la Bastille[34] ; mais puisque, faute de preuve, il faut dissimuler on attendra l’occasion favorable pour faire sentir au « petit boudrillon » qu’il n’en est pas quitte[35].

Sans trop de hâte, le Parlement examine le mémoire des ducs et y répond ; une réponse verbale. L’arrêt incriminé du 2 septembre n’est pas un arrêt mais une délibération. Les ducs veulent une réponse écrite, la réclament à grands cris sans l’obtenir pas plus d’ailleurs qu’on ne consent à biffer sur les registres la délibération[36]. Ils ne se lassent pas, reviennent à la charge et n’obtiennent du Régent que cette réponse : il ne se hâte pas parce que sa décision pourrait ne pas leur faire grand plaisir[37]. Peu importe, le 22 mars, ils arrachent au Conseil de Régence un arrêt qui déclare non-avenue la décision prise le 2 septembre avant l'arrivée du duc d’Orléans dans la Grand’Chambre[38]. Le lendemain, les pairs triomphent sans dissimuler toutefois qu’« ils espéraient que cet arrêt leur serait plus favorable[39]. » Une semaine s’écoule et tout est renversé. Le Régent déchire de sa main, en présence du Premier Président et de tous les Présidents, l’original de la signification à eux faite par les ducs[40].

 

Le Mémoire contre les ducs et les pairs

Mais dès les premiers jours d’avril, le Régent reçoit un écrit dont le titre n’offrait rien de rassurant pour la paix des esprits : Mémoire fait par le Parlement contre les ducs et pairs[41]. Si rébarbatif que fut le sujet, il était devenu un vrai régal par la manière dont il était traité et son auteur avait prudemment épargné un chef de l’Etat l’idée d’en interdire la diffusion en le répandant dans Paris à l’heure même où le Régent en recevait l’hommage. Le Mémoire débutait sur le mode grave. Le Parlement ne voulait pas croire que fussent menacés ses privilèges séculaires dont la pairie en 1664, ne prenait aucun ombrage, en un temps ou es sentiments connus du feu Roi eussent dû encourager toutes les usurpations. Mais alors la pairie n’y songeait pas. L’incartade du duc d’Uzès, qui opina la tête couverte, fit naître une prétention inconnue jusqu’à ce jour. Admis par le Parlement en qualité de conseillers de Cour souveraine, les ducs n’en furent pas satisfaits et portent leurs prétentions jusqu’à être élus comme les présidents. Bien plus, ils font au Premier Président l’injure de le montrer accessible aux flatteries ou aux menaces ; grossière erreur à l’égard d’un magistrat qui tira parole du feu Roi de laisser l’affaire en suspens. Déçus de ce côté, les ducs placèrent leur espoir dans le duc d’Orléans à qui ils promirent leur concours en échange d’engagements formels, tandis que la robe donnait le sien sans chercher à rien extorquer. Aujourd’hui encore, elle ne réclame que ses droits, remettant tout le reste après la majorité du roi Louis XV. Ces droits connus de longue date, familiers au peuple de la capitale qui les défendrait à l’occasion comme ses propres droits, les pairs les attaquent. A quels titres ?

Ce n’est pas à raison de leurs richesses ; la plupart d’entre eux ne possédant pas ce qu’il en fallait avoir pour être chevalier romain et les avant acquises, par des mésalliances. Ce n’est pas à raison de leur bravoure ; sauf quelques-uns, ils ont mal servi et donné si peu de marques de valeur que la toge leur convient mieux que les armes. Ce n’est pas à raison de leur influence ; leur vanité puérile a éloigné d’eux le reste de la noblesse de qui ils voulaient former un groupe séparé[42], comme elle a inquiété les princes du sang dont ils cherchent à ravaler l’état. Tout cela était asséné dans une langue forte et claire.

Ensuite il était question de ces choses vénérables qu’on nommait « la cour des Pairs » et les « douze Pairs ». Vrais représentants du monarque on nom de qui ils distribuaient la justice, les présidents avaient reçu de Philippe le Bel droit de préséance sur les douze pairs qu’ils seraient en droit de ne pas saluer à leur entrée dans la salle.

Après avoir revendiqué une parité absolue entre la noblesse d’épée et la noblesse de robe, le Mémoire en vient à l’examen des familles ducales. L’auteur n’avait eu qu’à feuilleter les archives du Parlement où la série des lettres d’anoblissement lui permettait de ramener la légende aux données plus modestes de l’histoire. « Nous conservons dans l’enceinte du Palais, ne manquait-il pas de dire, les anoblissements des deux premiers ducs ». Et alors commence le jeu de massacre.

La lignée des d’Uzès est sortie d’un apothicaire de Viviers qui acheta la terre de Crussol ; celle des la Trémoille dut sa grandeur et son opulence à un favori beau parleur. Les Sully remontaient à un aventurier venu d’Écosse ou d’ailleurs, ce qui permit de les faire venir de Flandre, mais n’empêcha pas Maximilien de Béthune d’être tenu et traité en « homme de néant » par le maréchal de Tavannes dans ses Mémoires. Une bourgade du Comtat nommée Morna possédait un avocat, le sieur Honoré Albert dont la fortune consistait en trois fils qui ne possédaient qu’un manteau pour eux trois et se le repassaient à tour de rôle ; l’aîné fut duc de Luynes, les cadets duc de Luxembourg et duc de Chaulnes. Les autres n’étaient pas plus épargnés. Boulainvilliers, Boufflers, Lauzun n’étaient connus à la fin du XVIe siècle qu’aux alentours de leurs villages. Potier de Gesvres avait tenu boutique et vendu des pots à tout usage et de toutes dimensions. Neuville-Villeroy vendait du poisson et fournissait la table de François Ier. Vignerot pourvoyait le cardinal de Richelieu de beautés faciles, il en recevait un duché et une épouse, la propre sœur du cardinal devenue éperdument amoureuse de ce joueur de luth ; quant à toutes les variétés de La Rochefoucauld, Roussi, etc. elles se rattachaient à Georges Vert, boucher de son vivant et l’honneur de sa profession. Un domestique de Pierre-Roger, comte de Beaufort fit souche de tous les Noailles, un domestique introduit dans le lit de sa maîtresse fit souche de tous les Clermont ; les d’Harcourt sortaient du bâtard d’un évêque de Baveux et les d’Epernon du bâtard d’un chanoine de Lectoure. Sans s’attarder longtemps aux intermédiaires Villars retrouvait son aïeul le greffier de Condrieu et Charles de La Porte de La Melleraye de Mazarin serait plus vite encore sur la trace de son grand-père, apothicaire à Parthenay. Enfin Saint-Simon était exécuté en quelques lignes, homme « dune noblesse et d’une fortune si récentes que tout le monde en est instruit », et d’une « vanité si folle que, dans sa généalogie, il fait venir de la maison de Bossu, un bourgeois, juge de Mayenne, nommé le Bossu, qui a épousé l’héritière de la branche aînée de sa maison ».

 

Réplique des ducs

A cette lecture ce fut dans Paris, la stupeur suivie d’un immense éclat de rire. Les ducs ! C’était cela ![43] Et chacun adopta les appellations révisées ; il ne fut question que de Vignerot, d’Albert et de Neuville, de poissonnier, de boucher, de greffier. On n’hésita guère sur l’auteur de cette diatribe où l’on sentait courir le souffle qui anime la Satire Ménippée, on l’attribua au président de Novion[44]. Qu’allaient dire les victimes ? Ils semblent avoir éprouvé autant d’embarras que de colère. La plupart d’entre eux étaient incapables d’un essai de réfutation ; tout comme Saint-Simon qu’ils avaient vu à l’œuvre dans la séance du 2 septembre et avaient jugé à sa mesure. Enfin on prépara une réplique ou chaque intéressé, sous forme de notice individuelle, apportait son tribut. Il sortit de là un fatras ridicule où, sous le titre de : Réponse à un Libelle injurieux qui attaque les Maisons des Ducs et Pairs[45], on voit éclater l’orgueil, la sottise et l’ignorance, de ses auteurs. Ceux-ci découvrent dans l’écrit du président de Novion que fausses maximes, faits supposés, injures atroces qui font de ce pamphlet une chronique scandaleuse ou libelle diffamatoire entaché d’une horrible malice et d’une grossière ignorance. Tout ce qui suit est sur ce ton. Chacun revendiqua ancêtres et alliances, promena son illustration dans l’Europe entière, donna des noms, des dates, des affirmations quand on demandait des documents authentiques et des preuves incontestables. Faute d’en pouvoir apporter, les intéressés parlaient très haut avec l’illusion de couvrir la voix de leur contradicteur. Celui-ci avait pu, ainsi qu’il arrive en pleine bataille, mêler quelques exagérations à de solides vérités, le public savait désormais à quoi s’en tenir sur l’origine des ducs, que des complaisances, des platitudes, d’inavouables bonnes fortunes avaient conduit plus loin et plus vite dans la voie dés honneurs que les services d’un Colbert et les travaux d’un Catinat.

 

L’opinion s’en mêle

Il y eut d’autres répliques, aussi vides, aussi ineptes que celle qui précède[46] ; il y eut surtout l’interminable série de chansons, de couplets, d’épigrammes impatients de saisir l’occasion qui s’offrait de tourner en ridicule ces matamores de l’étiquette, plus familiers avec l’odeur de la chaise d’affaires royale qu’avec celle de la poudre. L’accusation la plus fréquente qu’on adresse à ces représentants de la noblesse française est celle de couardise. Celui-ci[47]

Pour conserver ses jours, évite les batailles !

Cet autre est surpris par la diarrhée « lorsqu’il faut aller au combat ». Saint-Simon n’y échappe pas lui

Que son rang soutiendra, la la,

Partout hors des batailles.

 

L’affaire du bonnet semble finir

Pendant que la vieille phalange parlementaire observait, avec semble finir une sorte de dédain mêlé de prudence, les manœuvres de la pairie, les conférences se multipliaient entre le Régent, le Premier Président et les ducs. Enfin, le 10 mai la déclaration fut réglée au Conseil de Régence et enregistrée le 12. « MM. les pairs ne paraissaient pas contents[48] », écrit Dangeau et on le comprend sans peine. La déclaration était l’ouvrage du procureur-général et le chancelier n’y avait pu faire aucune retouche. « Elle est, dit l’auteur de la Gazette, dressée avec un art merveilleux ; il n’est pas dit que la décision est remise à la majorité du Roi, mais quand il plaira au Roi : un endroit des plus délicats et des habiles et avantageux pour le Parlement n’est pas porté dans cette constatation, dont la décision ne dépend que du Roi. Il y a encore un endroit merveilleux qui est qu’il est dit en quelque façon, qu’il faut avoir recours aux registres du Parlement pour cela lesquels prouvent sa possession. En un mot nous gagnons notre procès et les ducs le perdent[49]. A ceux-ci il ne reste qu’un recours platonique : une protestation que chaque duc déposé chez son notaire sous une enveloppe cachetée en guise de testament[50]. Mais voici que le guignon s’en mêle pas un notaire ne consent à recevoir protestation en forme et, de guerre lasse, les ducs se déterminent pour une protestation secrète[51].

 

Elle s’envenime par la question des légitimés

L’affaire du bonnet semble finir ; elle va reparaître sous un aspect à peine différent. Vers la mi-juillet, il « s’éleva une grande désunion[52] » entre le duc de Bourbon, chef de la maison de Condé et le duc du Maine. La dispute entre ces deux princes avait éclaté au lendemain de la mort de Louis XIV[53], mais on parvint à les mettre d’accord. En réalité il s’agissait dune question d’argent. M. le Duc avait été avantagé par son père au détriment de sa sœur la duchesse du Maine et pour détourner celle-ci de cette préoccupation, M. le Duc suscitait au ménage un souci plus grave que l’intérêt pécuniaire[54]. Mais l’entente ne dura guère. Au mois de décembre nouvelle dispute[55] ; puis encore au mois de janvier. « Il paraît, écrit Dangeau que les brouilleries entre M. le Duc et M. du Maine se renouvellent sur la qualité de prince du sang[56] ». Six mois se passent encore, et le duc de Bourbon tenant à faire casser l'édit de 1714 en faveur des légitimés, le comte de Toulouse lui propose de vider la querelle l'épée à la main[57].

C’était mal connaître ce Condé qui, flanqué de ses parents le comte de Charolais et le prince de Conti, présente au Roi, le 22 août, une requête demandant la tenue d'un lit de justice pour annuler les déclarations du feu Roi qui assimilaient les légitimés aux princes du sang. Cependant, disaient les trois Condé, « personne n'ignore dans votre royaume qu'il n'y a que le mariage légitime dans la maison royale qui soit la source des princes du sang », mais la volonté royale avait prévalu « dans un temps ou la voie des remontrances était interdite » au Parlement et où les soussignés avaient jugé prudent d’assister silencieux à l’enregistrement d’un édit dont ils réclamaient l’abolition depuis qu’ils pouvaient le faire sans péril. Apres avoir expose la gravité des conséquences d’une dérogation a toutes les maximes du droit successoral, les princes ajoutaient que « le droit de succéder à la couronne est attaché à la seule Maison que la nation a choisie pour régner sur elle, et, par là, elle a dès lors rejeté comme incapables tous ceux qui n’en sont point. Cette incapacité emporte celle de prendre la qualité et le titre de princes du sang parce que ce titre suppose une descendance de la maison royale qui ne peut jamais se rencontrer dans ceux qui n’en sont pas issus légitimement, et quand elle manque, la nation rentre dans tous ses droits pour se choisir un maître[58]. » Les princes avaient même agité un moment le projet de faire quitter à MM. du Maine et de Toulouse le nom de Bourbon pour leur infliger celui de Montespan, mais ils y renoncèrent[59]. Un tel éclat n’était que la réponse furieuse à un pamphlet intitulé : Lettre d'un Espagnol à un Français inspiré par la duchesse du Maine et écrit sous ses yeux[60]. Dès que la requête du duc de Bourbon fut publique, cette princesse se livra aux démarches que lui inspirait un caractère impétueux, elle vint à Paris, visita le Premier Président, M. Dreux, d’autres encore, les priant de faire avancer cette affaire[61]. Mais le Parlement ne se hâtait pas et on avait tout le loisir nécessaire pour mener la guerre de plume. Des conseils se tenaient à l’Arsenal, réunissant plus de vingt personnes, où la minuscule princesse présidait, opinait, décidait. D’un camp à l’autre c’était un feu roulant de mémoires[62].

 

La duchesse du Maine jette la noblesse dans le conflit

Les ducs n’étaient pas moins courroucés contre les légitimés que les princes du sang eux-mêmes. L’édit de1714 n’avait pas fait oublier la déclaration de 1694 qui avait donné rang aux légitimés avant les pairs. Le péril pouvait renaître, ils voulaient le supprimer à tout jamais par l’abrogation solennelle du rang intermédiaire et par le retrait de l’édit autorisant la réception des bâtards dès leur vingtième année révolue. Cependant les pairs n’étaient pas unanimes et il fallut à Saint-Simon bien des colloques pour décider un nombre convenable de ses collègues à signer la requête au Roi. La petite duchesse du Maine ne s’alarmait pas pour si peu de chose. Après avoir mené la plume de Malézieu, elle s’attacha M. Dadvisar, avocat général du parlement de Toulouse, et on vit arriver à Sceaux des voitures entiers d’où sortaient livres, chartes et parchemins au milieu desquels la mignonne Altesse disparaissait par moments tout entière. Elle lisait, compulsait, extrayait, recopiait stimulant le cardinal et la femme de chambre associés à cette débauché d’érudition. Elle fit mieux encore ; elle essaya de soulever une certaine agitation parmi la noblesse contre la prétention des pairs à former une catégorie supérieure possédant seule le droit de dévolution de la couronne. Car cette pensée est au fond de tout depuis la mort des trois dauphins en moins d’une année. La duchesse vit le conflit à faire naître et le complot à soulever contre la pairie ; ses visites aux parlementaires s’expliquent ainsi sans peine. Point avare d’audiences ni de visites, véritable chef de parti, la « mouche à miel » ressemblait fort à une guêpe répandant partout le venin qu’elle distillait. L’affaire du bonnet lui vaudrait une partie du Parlement, elle trouvait même des partisans dans toute la noblesse qui suppliait le Roi de « déclarer que les pairs de France n’ont point droit de décider seuls de la succession à la couronne et des régences, ni de régler les affaires importantes de l’Etat. »

 

Requête des pairs contre les légitimés

Le duc de Bourbon n’était pas moins actif, il emplissait Paris de ses mémoires, écrits sur grand format, pliés en deux cachetés, avec une souscription suivie de ces mots : « le duc de Bourbon ». Même on les envoyait en province et jusque dans les gros bourgs[63]. Enhardis, les pairs présentèrent requête au Roi contre les légitimés, soutenant que s’ils ne pouvaient défendre leur capacité de succéder à la couronne, ils ne le pouvaient pas plus de soutenir leurs rang et prérogatives de pairie. Leur mérite reconnu n’étant pas soutenu par une naissance légitime que, seul, Dieu peut donner, les bâtards ne pouvaient pas plus être pairs que princes du sang, à tout le moins ne devaient-ils pas passer devant les pairs plus anciens qu’eux suivant l’adage que : « Chacun sied premier, selon que premier a été fait pair[64]. » Quelques ducs refusèrent de signer cette requête et s’attirèrent une bordée injures de leur collègue Saint-Simon[65]. On le laissa dire. Les légitimés tenaient un mémoire prêt requérant le Roi de renvoyer la solution du conflit à sa majorité et, s’il n’y consentait pas, « de ne rien prononcer sur la question de la succession à la couronne avant que les Etats-Généraux du royaume, juridiquement assemblés, aient délibéré[66]. »

 

Mémoire de la noblesse

Jusque-là, le Régent avait vu sans déplaisir « tout ce vacarme[67] », mais ce mot d’États-Généraux sonnait mal pendant une minorité[68]. Le prince jugea nécessaire de mettre un terme aux conciliabules et aux coalitions[69]. D’abord le bailli de Mesme, frère du Premier Président et ambassadeur de Malte, reçut la défense de faire toute assemblée de chevaliers, à moins que ce ne fût pour les affaires de leur ordre[70]. Aussitôt vint le tour de la noblesse[71]. MM. de Châtillon, de Rieux, de Laval, de Pons, de Bauffremont et de Clermont voulurent présenter un mémoire et le marquis de Polignac alla demander au Régent la permission de le lui offrir. — « Il me semble m’être expliqué, dit le prince, que quiconque parlerait de cela je l’enverrais à la Bastille ; est-ce que vous n’en savez-rien ? — Pardonnez-moi, Monseigneur, et si vous me l’ordonnez je m’y rendrai présentement, mais j’aurai bien des compagnons qui s’y rendront avec moi. » Cette vigueur déplut fort au Régent[72], qui refusa de recevoir le mémoire ; « je crois pourtant, glisse Dangeau, qu’il l’a lu[73]. »

 

Ténacité de M. le Duc

Toute l’habileté, tous les manèges du Régent échouaient devant la violence du duc de Bourbon qui s’allait plaindre partout de son cousin : « Il me donne cent paroles et il n’en tient pas une tt me refuse un jugement qu’on ne refuse pas au moindre des sujets du Roi ; je n’en démordrai pas[74] ! » Et ce jeune prince, « dont l’intelligence n’avait rien de prématuré[75] », n’en démordait pas. Mais il se débattait contre une commission de vingt membres, dont il récusa quatre[76] ; tout de suite il en surgit trente-deux il récusa encore[77], les légitimés n'en voulaient connaître pas un seul[78], Bourbon ne lâcha point prise et obtint six commissaires pour donner leur avis sur l’affaire[79].

Mais « plus on l’examine plus on la trouve difficile, après avoir lu tous les mémoires qui ont été faits de part et d’autre[80] », ainsi s'exprimait le prudent Dangeau. Pendant ce temps les ducs s'alitaient et recrutaient, parmi toute la noblesse de France trente-neuf adhérents[81]. Eux aussi sollicitaient la réunion des États-Généraux sous prétexte qu’il s’agissait de la succession au trône. Le Premier Président et les gens du Roi, riant sous cape de voir princes du sang, ducs et pairs, nobles grands et petits recourir à leur juridiction, heureux de donner de l’éclat à l’affaire le plus d’éclat qu'il se pourrait, ne voulant pas déplaire au Régent, s’empressèrent de lui porter la requête des nobles et de prendre ses ordres. Le Régent, fort mécontent, envoya des officiers aux gardes du corps arrêter six des principaux signataires avec ordre d’en conduire trois à Vincennes et trois à la Bastille[82]. L’affaire prenait une mauvaise tournure ; le pub lui accordait trop d’attention, des feuilles manuscrites fort séditieuses se passaient sous le manteau[83].

 

Requêtes des légitimés

Le 19 juin, le duc du Maine et le comte de Toulouse se rendirent au Parlement, à qui ils présentèrent requête[84] ; le surlendemain, Bourbon et Conti s’y rendirent à leur tour pour faire opposition à la requête et, après une vive discussion, les Chambres assemblées firent demander au Roi quelle conduite tenir[85]. Le Roi répondit qu’il les recevrait le 30. Tout le monde, se passionnait pour cette querelle dont l’importance avait fait pendant quelques jours, oublier la Bulle Unigenitus. Le 29, tout Paris put voir le duc du Maine se rendre en carrosse à deux chevaux et quatre valets de pied chez les principaux membres du Parlement[86]. Le 30, le Premier Président et tous les Présidents à mortiers allèrent à onze heures chez le Roi. Le Premier exposa succinctement l'affaire et présenta à l'enfant la requête et la protestation des légitimés. Celui-ci les donna au chancelier et dit à M. de Mesme : « Je vous remercie de votre attention ; mon chancelier vous expliquera le reste. » — Daguesseau prit la parole et exprima la satisfaction du Roi de ce que le Parlement n'avait rien voulu décider sur une matière qui ne regardait en effet que lui-même[87].

 

L’édit du 6 juillet

Le Régent évoqua la cause au Conseil de régence d’où les ducs et les Princes, pour la circonstance, se trouvaient exclus Dès le lendemain soir on connaissait la décision : l’édit de 1714 et la déclaration de 1715 étaient cassés[88]. Le lundi 5 juillet le Parlement fut mandé en Cour et le Roi, par la bouche du Chancelier, lui apprit qu’il avait donné un édit réglant l’affaire des princes, lequel serait envoyé le lendemain matin pour l’enregistrement. Ce jour, les Chambres assemblées et lecture faite de l’édit, on compta cent trente-trois voix pour l’enregistrement pur et simple et soixante-treize pour la nomination de commissaires examinateurs. Quand l’enregistrement fut fait, M. de Novion se tourna vers le Premier Président : « Voilà cette grande affaire finie ». M. de Mesme ne répondit pas[89]. L’édit de juillet retira aux légitimés le droit de succession au trône en rappelant que la volonté de Louis XIV « donnait atteinte au droit qui appartient le plus incontestablement à la nation Française de se choisir un Roi, au cas que dans la suite du temps la race des princes légitimes de la maison de Bourbon vint à s’éteindre ». Mais le duc du Maine et le comte de Toulouse à raison de leur mérite personnel et de leur possession d'état, devaient conserver tous les autres privilèges qui leur avaient été concédés, notamment la préséance dans les cérémonies publiques et au Parlement sur les ducs et pairs. Cet édit avait été conçu d'abord en termes plus rigoureux, que le Régent mitigea[90] ; néanmoins il mécontenta tout le monde, et surtout les ducs qui, traités en conspirateurs redoutables, reçurent défense de s’assembler. Ils prirent le parti d’aller en corps manger des matelotes au Port-à-l’Anglais, à la grande joie des Parisiens[91].

 

Effervescence du Parlement

Quant au Parlement, courtisé, adulé, choyé par tous ces quémandeurs qui ne pouvaient se passer de lui, il songeait moins que jamais à donner satisfaction aux ducs pour le bonnet. Il s’engageait même dans la voie des remontrances, comme on l’a vu, et avec une vivacité significative qui faisait présager des orages[92]. « Il y a grand tapage dans le Parlement, écrit-on. Les Enquêtes veulent choisir des députés d’entre eux en pareil nombre à ceux de la Grand’chambre pour examiner les édits que l’on apporte... Les Enquêtes veulent s’assembler au cabinet. Tous les désordres du Parlement ont commencé autrefois par des assemblées du cabinet. Il paraît aujourd’hui qu’il y a bien du feu dans toutes les têtes[93] ». Ce feu couvait depuis longtemps et il ne faudrait pas moins, pour l’éteindre que ce coup d’État, vers lequel on s’acheminait.

 

 

 



[1] J. Flammermont, Remontrances du Parlement de Paris au XVIIIe siècle, in-4°, Paris, 1888, t. 1, p. 42-46 : Remontrances sur les édits créant la surintendance des postes et relais et la surintendance des bâtiments et manufactures, Buvat, Journal, t. I, p. 280.

[2] E. Glasson, Le Parlement de Paris. Son rôle politique depuis le règne de Charles VII jusqu’à la Révolution, in-8°, Paris, 1901, t. I, p. 16.

[3] J. Flammermont, op. cit., t. I, p. 46-49 ; Gazette de la Régence, p. 201-202 ; 9 septembre 1717 ; Dangeau, Journal, t. XVII, p. 155, 156-160.

[4] Saint-Simon, Mémoires, édit. Chéruel, 1873, t. XIII, p. 99, 130.

[5] A. Grellet-Dumazeau, L’affaire du Bonnet et les mémoires de Saint-Simon, in-8°, Paris, 1913.

[6] La coiffure des présidents à mortier ne s’appelait pas bonnet, mais mortier.

[7] Arch. départem. de la Côte-d’Or. B. 12175 bis : Réponse (burlesque) des ducs et duchesses à S. A. R. Mgr. le duc d’Orléans, dans E. Fyot. L’affaire du bonnet avec deux documents inédits, dans Annales de l’Académie de Mâcon. Société des arts, sciences, belles-lettres et agriculture de Saône-et-Loire. 13e série, t. VI, 1901, p. 222-225.

[8] Saint-Simon, Ecrits inédits, édit. P. Faugère, t. III, p. 87, 315.

[9] C’était le futur cardinal de Noailles, archevêque de Paris.

[10] Saint-Simon, Mémoires, édit. Chéruel, t. X, p. 424.

[11] Saint-Simon, Additions au Journal de Dangeau, t. XV, p. 363.

[12] Saint-Simon, Ecrits inédits, t. IV, p. 148.

[13] Saint-Simon, Additions au Journal de Dangeau, t. XV, p. 296.

[14] Villars, Mémoires, t. II, p. 349.

[15] Saint-Simon, Mémoires, édit. Chéruel, t. VIII, p. 365.

[16] Le jugement est porté par Madame, mère du Régent.

[17] M. Marais, Journal et Mémoires, in-8°, Paris, 1863, t. I, p. 177.

[18] Saint-Simon, Écrits inédits, t. III, p. 435.

[19] Voir chapitre IV : La cassation du testament.

[20] Mémoires du Président Hénault, édit. de Vigan, in-8°, Paris 1855, p. 399.

[21] Barbier, Journal, 1857, t. I, p. 210-211.

[22] Saint-Simon, Ecrits inédits, édit. Faugère, t. IV, p. 61.

[23] M. Marais, op. cit., t. I, p. 158.

[24] Saint-Simon, Mémoires, édit. Chéruel, t. VIII, p. 378.

[25] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 296 ; 7 janvier 1716.

[26] Gazette de la Régence, p. 55 ; 10 janvier 1716.

[27] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 307, 24 janvier 1716.

[28] Gazette de la Régence, p. 62 ; 24 janvier 1716.

[29] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 314 : 4 février 1716.

[30] M. de Caumartin à Mme de Balleroy, 1er février 1716, dans op. cit., t. I, p. 71.

[31] M. de Louville à M. de Saint-Aignan, dans P. Chéruel, Notice sur la vie et les mémoires du duc de Saint-Simon, p. XLV.

[32] M. de Caumartin à Mme de Balleroy, 1er février 1716, dans op. cit., t. I, p. 71.

[33] Gazette de la Régence, p. 68 ; 6 février ; E. Raunié, Recueil Clairambault-Maurepas. Le chansonnier historique, in-8°, Paris, 1879, t. II, p. 225.

[34] M. de Caumartin à Mme de Balleroy, 1er février 1716, dans op. cit., t. I, p. 71-72.

[35] Gazette, p. 69 ; 10 février 1716.

[36] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 327 ; 27 février 1716.

[37] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 343 ; 15 mars 1716.

[38] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 348 ; 22 mars 1716.

[39] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 348 ; 23 mars 1716.

[40] Dangeau, Journal, t, XVI, p. 352 ; 30 mars 1716.

[41] Mémoire contre les Ducs et Pairs, présenté en 1716 à S. A. B. Monseigneur le duc d'Orléans, Régent, voir Bibliothèque historique de la France du P. Lelong, in-fol. Paris, 1771, t. III, p. 133, n° 81286. Cette pièce a été plusieurs fois imprimée, notamment dans Mouffle d'Angerville, Vie privée de Louis XV, t. I, p. 41, 204 ; Barbier, Journal, t. VIII, p. 386-396 : E. Fyot, dans Annal. de l’Acad. de Mâcon, 3e série, t. VI, 1901, p. 226-234 (qui la croit inédite).

[42] Délibération de la noblesse pour statuer solidement et à perpétuité sur les contestations formées entre l’ordre de la noblesse et les ducs qui veulent faire corps à part, dans Souvenirs et Mémoires, édit. P. Bonnefon, 1900, t. V, p. 185-187 (facétie) ; [Le Gendre, avocat au Parlement de Paris]. Requête de la Noblesse contre les fausses prétentions de MM. les Ducs et Pairs, in-8°, 1710 ; Mémoire de la Noblesse de France contre les Ducs et Pairs, in-12, (1716) ; Seconde requête présentée au Roi et au Régent, par quelques Seigneurs contré les Ducs et Pairs, in-8°, 1717.

[43] Madame à la raugrave Louise, octobre 1717 : « la plupart d’entre eux ne sont pas même véritablement nobles », dans Correspondance, édit. G. Brunet, 1904, t. I, p. 339.

[44] P. Chéruel, Saint-Simon considéré comme historien de Louis XIV, in-8°, Paris, 1865, p. 501-502.

[45] Voir P. Lelong, op. cit., t. III, p. 133, n. 31287.

[46] Lettre de M..., à un de ses amis, en réponse au libelle contre les ducs (mai 1716) dans Dangeau, Journal, t. XVIII, p. 393-405.

[47] E. Raunié, Recueil Clairambault-Maurepas. Le chansonnier historique, t. II, p. 76, 171, 224 ; t. III, p. 75. Il existe un Recueil de Pièces concernant le différend des Pairs de France avec les Présidents à Mortiers du Parlement de Paris, in-fol., Paris, Coustelier, 1716.

[48] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 377 ; 12 mai 1716.

[49] Gazette de la Régence, p. 78 ; 15 juin 1716.

[50] Gazette de la Régence, p. 85 ; 22 juin 1716.

[51] Gazette de la Régence, p. 88 ; 19 juin 1716.

[52] Buvat, Journal, t. I, p. 159.

[53] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 195 ; septembre 1715.

[54] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 213 ; 19 octobre 1715, et Additions de Saint-Simon.

[55] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 264 ; 17 décembre 1715.

[56] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 306 ; 23 janvier 1716.

[57] Buvat, Journal, t. I, p. 160.

[58] Buvat, Journal, t. I, p. 170-174.

[59] Gazette de la Régence, p ; 107, 28 août 1716.

[60] Gazette de la Régence, p. 107, 28 août 1716 ; Buvat, Journal, t. I, p. 182.

[61] Gazette de la Régence, p. 109, 28 août 1716.

[62] Dangeau, Journal, t. XVI, p. 490, 506, 509, 510, 512 ; 15 novembre, 14, 20, 22, 28 décembre 1716 ; Gazette de la Régence, p. 129, 14 décembre 1716, p. 140 ; 25 janvier 1717.

[63] Gazette de la Régence, p. 151-152 ; 22 février 1717.

[64] Dangeau, Journal, t. XVII, p. 30 ; 22 février ; Buvat, Journal, t. I, p. 249-250 ; 22 février 1717.

[65] Saint-Simon, Additions au Journal de Dangeau, t. XVII, p. 29 ; 20 février, Dangeau, Journal, t. XVII, p. 30 ; 23 février 1717.

[66] Dangeau, Journal, t. XVII, p. 34 ; 28 février1717.

[67] Saint-Simon, Mémoires, édit. Chéruel, t. XV, p. 44.

[68] Dangeau, Journal, t. XVII, p. 69.

[69] Buvat, Journal, t. I, p. 268.

[70] Dangeau, Journal, t. XVII, p. 66 ; 17 avril 1717.

[71] Dangeau, Journal, t. XVII, p. 87 ; 15 mai ; Buvat, Journal, t. I, p. 268.

[72] Gazette de la Régence, p. 178 ; 21 mai 1717.

[73] Dangeau, Journal, t. XVII, p. 66 ; 17 mai 1717.

[74] Gazette de la Régence, p. 178 ; 21 mai.

[75] Lémontey, Histoire de la Régence, t. I, p. 22.

[76] Buvat, Journal, t. I, p. 268.

[77] Dangeau, Journal, t. XVII, p. 82, 83 ; 8, 11 mai 1717.

[78] Dangeau, Journal, t. XVII, p. 82 ; 8 mai 1717.

[79] Gazette de la Régence, p. 87, 11 juin 1717 ; Dangeau, Journal, t. XVII, p. 104 ; 11 juin 1717.

[80] Dangeau, Journal, t. XVII, p.105 ; 11 juin 1717.

[81] Dangeau, Journal, t. XVII, p.109 ; 17 juin 1717.

[82] Dangeau, Journal, t. XVII, p.112 ; 19 juin 1717.

[83] Un pamphlet manuscrit intitulé : Des trois États, voir Dangeau, Journal, t. XVII, p. 115. Sur les six gentilshommes sortis de Vincennes et de Bastille le 17 juillet, voir Dangeau, Journal, t. XVII, p. 128, 130,131 ; 13, 15, 17 Juillet ; Gazette de la Régence, p. 194.

[84] Dangeau, Journal, t. XVII, p. 113, 407-424 ; 19 juin ; Buvat, Journal, t. I, p. 278 ; M. de Caumartin à Mme de Balleroy, 21 juin, dans op. cit., t. I, p. 167.

[85] Caumartin à Mme de Balleroy, 21 juin, dans op. cit., t. I, p. 167 ; Dangeau, Journal, t. XVII, p. 114-115 ; 21 juin.

[86] Gazette de la Régence, p. 190, 2 juillet 171.

[87] Dangeau, Journal, t. XVII p.121 ; 30 juin 1717 ; Gazette de la Régence, p. 191, 2 juillet 1719.

[88] Dangeau, Journal, t. XVII, p. 122 ; 1er juillet 1717, M. Caumartin de Boissy à Mme de Balleroy, 2 juillet 1717, t. I, p. 173.

[89] Gazette de la Régence, p. 191-192 ; 9 juillet 1717.

[90] Saint-Simon, Additions au Journal de Dangeau, t. XVII, p. 122 ; Isambert, Recueil des anciennes lois françaises, t. XXI, p. 173.

[91] M. Caumartin de Boissy à Mme de Balleroy, 12 juillet 1717 dans op. cit., t. I, p. 182.

[92] M. Caumartin de Boissy à Mme de Balleroy, 12 août 1717, dans op. cit., t. I, p. 197-198.

[93] Gazette de la Régence.