EXTRAIT DES FASTES DE LA GAULE NARBONNAISE

M. LEBÈGUE

 

 

Les Romains, entrés dans la Gaule transalpine pour défendre les Marseillais, leurs alliés, et pour protéger la route militaire qui conduisait en Espagne, donnèrent d’abord à Marseille toutes les conquêtes qu’ils firent. Mais en 122 avant J.-C. (632 U. c.) le proconsul C. Sextius C. F. C. N. Calvinus, fonda pour contenir le pays vaincu, la ville d’Aquæ-Sextiæ, Castellum ou camp romain, fortifié et permanent. A partir de ce moment, les Romains furent établis en Gaule pour ne plus la quitter.

La partie de la Gaule qui s’appela bientôt la Province, fut conquise par les deux successeurs de Sextius Calvinus, par Domitius et par Fabius. Mais les auteurs qui traitent de cet événement considérable n’ont pu se mettre d’accord, et il n’est pas facile de déterminer avec précision quel rôle a joué chacun des deux vainqueurs. Voici ce qui nous semble ressortir de textes obscurs et souvent controversés.

CN. DOMITIUS, CN. F. CN. N. AHENOBARBUS, consul, succède à Calvinus en 122 av. J.-C. (632 U. c.). Calvinus a fondé Aquæ-Sextiæ en 122, puis a triomphé à Rome la même année ; c’est donc dans le courant de cette année que Domitius Ahenobarbus, consul[1], est allé en Gaule.

Avec le titre de proconsul[2], il est vainqueur des Allobroges près de Vindalium (121 av. J.-C. - 633 U. c.)

La même année Q. FABIUS Q. ÆMILIANI F. Q. N. MAXIMUS ÆMILIANUS, consul, est vainqueur des Allobroges et de Bétult ou Bituït, roi des Arvernes[3].

Quelle a été la part de Domitius ? Quelle a été celle de Fabius ! Quand ces victoires ont-elles été remportées ? Forcé de prendre un parti, nous ne répondons pas d’avoir tranché définitivement la question. Les Bénédictins et presque tous les historiens jusqu’à ces dernières années exposaient les faits comme ils étaient résumés dans le sommaire attribué à Tite-Live. Teutomal, roi des Salviens, s’était réfugié chez les Allobroges, qui étaient en guerre avec les Éduens, alliés de Rome. Domitius, proconsul, fut vainqueur des Allobroges prés de l’oppidum de Vindalium. On lit ensuite dans le sommaire de Tite-Live que Quintus Fabius Maximus, étant consul, tua cent vingt mille hommes aux Allobroges et à Bituït, roi les Arvernes. Bituït partit pour Rome jet fut exilé -à Albe... les Allobroges firent leur soumission. Il résulte de ce récit que Domitius étant proconsul vainquit les Allobroges prés de Vindalium (oppidum voisin de la Sorgue et du Rhône) et que plus tard, Fabius étant consul, écrasa les Allobroges et Bituït (sur les bords de l’Isère).

M. Mommsen[4] pense que la bataille de Vindalium a suivi et non précédé la victoire de Fabius, et n’a été remportée qu’après le retour de ce consul à Rome.

M. Mommsen invoque le témoignage de Strabon. D’après cet auteur[5], les Arvernes combattirent contre Fabius et contre Domitius. Donc, conclut M. Mommsen, Strabon pense que Fabius fut combattu avant Domitius. — Si on lit en entier, la phrase de Strabon, on arrive à une conclusion opposée ; Strabon, désignant les vainqueurs des Arvernes, nomme d’abord César, puis Fabius, puis Domitius. Il a donc cité d’abord le vainqueur le plus récent, et il est, sinon certain, du moins probable que pour les deux autres noms il a suivi le même ordre. Un peu avant[6] les deux vainqueurs sont encore mentionnés, et, cette fois, Domitius avant Fabius ; mais comme l’ordre géographique est suivi, on ne doit rien conclure de cet autre texte.

M. Mommsen s’appuie également sur un texte de Florus[7] où l’Isère est nommée avant la Sorgue : Utriusque victoriæ testes Isara et Vindelicus amnes et impiger fluminum Rhodanus. On pourrait tirer quelque éclaircissement de cette phrase où les mots paraissent cependant être disposés pour les besoins de la période, si plus loin, dans le même paragraphe, Domitius, vainqueur près de l’amnis Vindelicus, n’était cité avant le vainqueur de l’Isère. Par conséquent, les auteurs invoqués par M. Mommsen sont plutôt défavorables à son hypothèse.

Cicéron[8], Velleius Paterculus[9], Paul Orose[10] citent Domitius avant Fabius. Les autres textes, ou renferment des erreurs matérielles (Eutrope[11] confond Calvinus avec Domitius et Fabius) ou sont incomplets.

Par exemple, César[12], Pline[13], Ammien Marcellin citent Fabius et omettent Domitius. Suétone[14], au contraire, ne nomme que Domitius et le confond avec son fils. Aucun autre écrivain ne cite Fabius avant Domitius.

La théorie de M. Mommsen ne s’appuie donc sur aucun auteur ; elle est infirmée, au contraire, par plusieurs d’entre eux. Nous examinerons tout à l’heure le passage des actes triomphaux dont s’autorise aussi M. Mommsen. Étudions auparavant, d’après les textes, comment les événements paraissent s’être passés.

Domitius commença la guerre. Cela ressort du témoignage d’Appien[15] : les Salvens se réfugient chez les Allobroges ; Domitius marche contre eux, et Bituït lui envoie des ambassadeurs. Dom Vaissete pense avec quelque vraisemblance que Domitius, qui ne fut pas arrêté par les offres de Bituït, pressa la guerre afin d’être victorieux avant l’arrivée de Fabius. Il remporta la victoire de Vindalium. Suivant Suétone, il était consul quand il fut victorieux ; il était proconsul d’après le témoignage du sommaire de Tite-Live, plus précis et plus exact que Suétone dans tous les autres détails. L’auteur du sommaire nous apprend aussi que Fabius était consul quand il fut vainqueur sur les bords de l’Isère ; et aucun texte ne controuvé l’exactitude de cette allégation. Il y a donc lieu de croire que les deux batailles se livrèrent la même année, lorsque Fabius était consul et Domitius proconsul. La victoire de Domitius aurait été remportée au commencement de l’année 121 av. J.-C. et celle de Fabius un peu plus tard. Pline[16] ne donne pas la date de l’année, mais celle du jour et du mois (d’après le calendrier de son époque) : A. D. VI ID. AVG.

Que se passant-il ensuite ? Comme Fabius a triomphé avec le titre de proconsul, il est probable que la Province lui fut attribuée l’année suivante, et cependant Domitius y est demeuré. Nous savons en effet par Valère Maxime[17] que Bituït, voulant se livrer à Fabius, successeur de Domitius, fut attiré par ce dernier et fait prisonnier. Domitius l’envoya par mer à Rome, sans doute parce que la Province était sous l’imperium de son collègue. Cet événement eut-il lieu pendant le consulat ou pendant le proconsulat de Fabius ? Nous ne pouvons rien affirmer.

Passons à l’inscription invoquée par M. Mommsen[18].

On voit sur un fragment des actes triomphaux que Fabius, proconsul, triompha des Allobroges et de Bétult, dix jours avant les Kalendes. Le nom du mois et la date de l’année sont perdus. Mais la restitution de M. Henzen, qui peut être considérée comme certaine, date ce triomphe de 633 U. c. ; c’est-à-dire de l’année qui suivit le consulat de Fabius.

On lit ensuite que Domitius, proconsul, triompha des Gaulois Arvernes seize jours avant les Kalendes... On a perdu également le nom du mois et celui de l’année.

Ces actes prouvent que Fabius a triomphé avant Domitius. Ils prouvent aussi que le Sénat considéra Fabius comme le véritable vainqueur des Allobroges : ils furent en effet écrasés à la bataille de l’Isère et firent leur soumission ; de là le surnom d’Allobrogicus donné à Fabius. Le sénat crut aussi que Fabius était le véritable vainqueur de Bituït, quoique Domitius l’ait pris par trahison. C’est une pratique assez constante du sénat ; il tire parti des trahisons qui lui profitent, et il en blême les auteurs. Par conséquent, les questions sur lesquelles les deux généraux purent être en désaccord furent tranchées en faveur de Fabius. Qu’y a-t-il d’étonnant à ce qu’il ait été jugé digne de triompher le premier ! Par sa victoire de Vindalium Domitius a ébranlé la puissance des ennemis ; mais Fabius les a complètement défaits sur les bords de l’Isère.

Cela ne prouve donc pas que Fabius ait remporté sa victoire avant celle de Domitius ; cela peut faire supposer que Domitius ait été chargé, après ces deux victoires, de terminer la guerre et d’organiser la Province. Ce dernier soin, ajouté aux services déjà rendus, méritait les honneurs du triomphe. En effet, à Vindalium, il est surtout vainqueur des Allobroges, et c’est le titre de vainqueur des Gaulois Arvernes qui lui est décerné. Écrasés par Fabius, les Allobroges ont fait leur soumission ; et si les Romains ont retenu, contre toute justice, Bituït et son fils, cela prouve qu’ils avaient encore à craindre les Arvernes.

Domitius serait donc resté en Gaule après le départ de Fabius. A titre de proconsul, il aurait reçu la soumission des Helviens et des Volsces, clients des Arvernes, et que nous verrons dorénavant faire partie de la Province[19]. Il aurait donc pu être considéré comme le vainqueur des Arvernes.

On a une autre raison de croire qu’il est resté dans le pays pour l’organiser : la voie Domitia[20] porte son nom. Il ne l’a pas tracée le premier, il l’a sans doute réparée et protégée. Il existait aussi dans la Province un forum Domitii[21]. Le pays pacifié, il l’aura parcouru en triomphateur sur un éléphant, comme le rapporte Suétone, du reste fort inexact.

Le soin de pacifier et d’organiser la Province put retenir Domitius assez longtemps en Gaule. On est donc fondé à croire qu’il y resta, non seulement pendant l’année où Fabius fut proconsul et partit pour triompher à Rome, mais aussi l’année suivante ; et qu’il fut proconsul en 119 av. J.-C. - 635 U. c.[22]

A-t-il triomphé pendant son séjour en Gaule ? A-t-il triomphé quand il est revenu de la Province pacifiée ? La seconde hypothèse paraît la plus vraisemblable. En tout cas il triompha en 634 ou en 635 U. c.[23]

L’hypothèse de M. Mommsen est défendue par M. Herzog, qui pense, du reste, que Domitius fut prorogé après le départ de Fabius[24]. L’opinion de Dom Vaissete, à laquelle nous nous sommes ratta6hé est adoptée par Mabille[25], et surtout défendue à frais nouveaux par M. Allmer[26], auquel nous avons emprunté la plupart de nos arguments. M. Desjardins[27] l’adopte également. Barry[28] ne s’est pas prononcé.

 

(Extrait des Fastes qui précèdent le Corpus des inscriptions de la Gaule Narbonnaise, en voie de publication dans l’Histoire générale de Languedoc, éditée par E. Privat.)

 

Annales de la Facultés des Lettres de Bordeaux — 1882

 

 



[1] C. I. L., t. I, p, 534 et 535, Fasti cos : (122 av. J.-C. - 632 U. c.).

[2] Tite-Live, Perioch., 61.

[3] Tite-Live, Perioch., 61.

[4] Th. Mommsen, Histoire Romaine, trad. de Guerle, 1865, t. IV, p. 280-281.

[5] Strabon, IV, p. 191.

[6] Strabon, IV, p. 185.

[7] Florus, éd. Halm, I, 37.

[8] Cicéron, Pro Fonteio, 15.

[9] Velleius Paterculus, II, 39.

[10] Orose, 13 et 14.

[11] Eutrope, éd. Dietsch, 14, 22.

[12] César, Bell. Gall., I, 45.

[13] Pline, H. N., VII, 50.

[14] Suétone, Néron, 2.

[15] Appien, Bell. Gall., I, 12.

[16] Pline, H. N., VII, 50.

[17] Valère Maxime, IX, 6, 3.

[18] C. I. L., t. I, p. 460.

[19] César, Bell. Gall., VII, 7.

[20] Cicéron, Pro Fonteio, VII.

[21] Cf. Histoire générale de Languedoc, t. I, p. 81 in not.

[22] Nous mentionnons deux inscriptions qui auraient été trouvées dans les Alpes ; elles seraient relatives aux triomphes de Domitius en Gaule, L’une a été publiée au siècle dernier, elle est contestée par M. Mommsen. L’autre, signalée par M. Edmond Blanc, se lirait ainsi : HERCVLI . SACRVM | CN. DOMITIVS | AHENOBARBUS | PROLOS | DEVICTIS ET SVPERATIS BELLO | TRI [coriis ?]. Avant d’étudier ces fragments, il convient d’attendre que cette lecture soit confirmée.

[23] Henzen, C. I. L., p. 47. - Orelli et Baiter placent en 635 le triomphe de Domitius.

[24] Herzog, Galliæ Narbonensis, provinciæ romano historia, Lipsiæ, 1864, p. 47.

[25] Histoire générale de Languedoc, I, 19 in not. ; II, not. VII.

[26] Allmer, Inscriptions antiques de la Viennoise, t. I, inscr. 1.

[27] Desjardins, Géographie historique et administrative de la Gable romaine, Paris, Hachette, 1878, t. II, p. 280, 281.

[28] Histoire générale de Languedoc, t. I, p. 76 et 77.