HISTOIRE DE L'INQUISITION AU MOYEN-ÂGE

TOME SECOND — L'INQUISITION DANS LES DIVERS PAYS DE LA CHRÉTIENTÉ

 

CHAPITRE VIII. — LES HUSSITES.

 

 

 

Après dix-huit mois d’efforts, le concile de Constance était venu à bout de Huss et de Jérôme, en employant les seules méthodes connues de l’Eglise, les seules dont il put se servir. Deux siècles auparavant, les vices de l’Église avaient été la cause et l’excuse reconnues de la révolte des Albigeois et des. Vaudois ; cette révolte avait été impitoyablement réprimée sans qu’on tentât de faire disparaître les maux qui l’avaient provoquée. Pour la seconde fois, cette corruption effrénée avait fait naître la révolte ; derechef, on suivit les mêmes errements : on épargna les abus, sources de lucre pour l’Église, mais l’on frappa les hommes qui refusaient de tolérer ces vices et qui rejetaient les principes mêmes d’où résultait tout le mal. En vain le cardinal Pierre d’Ailly déclara-t-il aux Pères assemblés qu’on ne pouvait déraciner les hérésies bohémiennes si l’on ne supprimait les abus de la Curie pontificale.

La Curie était trop puissante pour se soumettre à une semblable opération. Il semblait que l’Église n’eût rien oublié, qu’elle n’eût rien appris. Une fois de plus, la répression brutale, sans réformes, allait déchaîner la guerre et rendre inévitable une nouvelle croisade. Les prélats et les docteurs assemblés à Constance ne pouvaient, à la vérité, hésiter sur leur devoir. La loi canonique et la procédure inquisitoriale avaient depuis longtemps posé en principe que la seule façon de combattre l’hérésie était d’employer la force, dès qu’on reconnaissait l’inefficacité du raisonnement. Or, toute opposition aux autorités constituées de l’Église était qualifiée d’hérésie. Le fils désobéissant de l’Eglise, lorsqu’il refusait de se soumettre après une sévère admonestation, devait être exclu de la chrétienté à titre d’exemple. Fatalement, le concile ne pouvait que persévérer dans la même voie et exaspérer encore l’indignation causée en Bohème par l’exécution de Huss et de Jérôme en stigmatisant comme hérésie la croyance que professait alors la majorité de la population bohémienne.

Le concile s’était proposé, au lendemain de l’exécution de Huss, d’appliquer immédiatement les méthodes inquisitoriales au royaume de Bohème tout entier. Mais sur les instances de Jean, évêque de Litomysl, il avait commencé par un simple avertissement, dans une lettre du 26 juillet 1415. Nous avons vu comment cette lettre ne fit qu’accroître l’irritation bohémienne. Le 31 août, le concile confia à l’évêque Jean un mandat l’investissant des prérogatives inquisitoriales pour l’extermination des hérésies répandues en Bohême. Si l’évêque ne pouvait, sans danger, remplir sa charge hors de son diocèse, il était autorisé à convoquer les suspects à son siège épiscopal de Litomysl. Wenceslas, docile au devoir, donna à Jean un sauf-conduit ; mais les Bohémiens irrités ravageaient déjà les territoires de l’évêque, qui jugea prudent de ne pas s’y aventurer en personne. Évidemment, on ne pouvait imposer le respect des canons à une population aussi exaspérée. Aussi, le 23 septembre, après avoir entendu la rétractation de Jérôme, le concile essaya d’un nouvel expédient. Un décret nomma Jean, patriarche de Constantinople et Jean, évêque de Senlis, aux fonctions de commissaires (ou plutôt d’inquisiteurs), pour juger tous les hérétiques hussites. Ces commissaires étaient autorisés à citer tous les hérétiques ou suspects à comparaître devant eux à la Curie romaine. L’édit serait affiché dans les localités fréquentées par ces hérétiques ou dans les localités voisines, s’il était dangereux de le publier au lieu même de résidence des accusés. La citation pouvait être générale ou individuelle. Cette mesure était strictement conforme à là règle inquisitoriale. Si l’on désirait obtenir la condamnation in absentia de la nation bohémienne en masse, le moyen était bien choisi. Mais comme le pays était mûr pour la révolte, Huss et Jérôme y étant vénérés autant que saint Pierre et saint Paul à Rome, le seul résultat de cette tentative fut de fortifier le parti extrême. C’est ce que prouva, le 30 décembre 1415, une adresse envoyée au concile et signée de quatre cent cinquante nobles bohémiens, qui renouvelaient leurs plaintes au sujet de l'exécution de Huss et s’affranchissaient de toute obéissance. Cet audacieux défi fut relevé. Le 20 février 1416, les signataires de l’adresse et tous les autres partisans de Huss et de Wickliff furent sommés de comparaître avant cinquante jours devant le concile pour répondre à l’accusation d’hérésie. A défaut de comparution, on les poursuivrait par contumace. Comme il aurait été périlleux de signifier personnellement ces citations aux prévenus, en quelque lieu de la Bohème qu’ils se trouvassent, on ordonna l’affichage de la proclamation aux portes des églises de Constance, Ratisbonne, Vienne et Passau. L’ordre fut exécuté selon les formes légales. Les citations furent affichées aux portes des églises ; acte de cette formalité fut dressé, à Constance le 5 mai, à Passau le 3 mai, à Vienne le 10 mai, à Ratisbonne le 14, le 21 et le 24 juin. Le 3 juin on déclara les criminels coupables de contumace et, le 4 septembre, on confia à Jean de Constantinople le soin de mener la suite de la procédure.

A ce moment, il semble (pie la tentative de répression ait avorté. On avait depuis longtemps reconnu que les méthodes inquisitoriales étaient impuissantes quand les suspects constituaient la majorité d’une nation. Dès le 27 mars 1416, sans attendre le résultat de ces formalités judiciaires, le concile avait résolu de faire appel à la force, si toutefois il subsistait en Bohème assez de zélés partisans de l'orthodoxie pour qu'un semblable appel fût entendu. Le fanatique Jean de Litomysl fut revêtu de la puissance légatine et envoyé en mission auprès des seigneurs de Hazenbourg, de Jean de Michelsbourg et d’autres barons connus comme hostiles au parti populaire. Le prélat était porteur dé lettres où le concile exposait en termes émouvants la patience et la douceur déployée par les Pères à l’égard de Huss, qui n’avait péri que par l’effet de son endurcissement criminel. En dépit de cette mansuétude, les disciples de l’hérétique avaient adressé au concile des libelles diffamatoires ; l'hérésie se propageait sans cesse et empoisonnait le pays : prêtres et moines étaient dépouillés, chassés, violentés, assassinés. Aussi les barons étaient-ils sommés de s’unir au légat pour bannir et exterminer tous ces persécuteurs de la foi, sans égard pour les liens d’amitié ou de parenté. Mais la mission de l’évêque Jean échoua, bien que Sigismond eût, le 21 et le 30 mars, remercié par lettres les nobles catholiques de leurs pieux dévouements et averti les magnats hussites que, s'ils persistaient dans leur erreur, la Chrétienté tout entière se coaliserait en une croisade contre eux. L’Université de Prague répondit, le 23 mai, par une déclaration publique affirmant l'orthodoxie parfaite et les éminents mérites de Jean Huss. Huss avait mené, au milieu des maitres de l'Université, une existence pure et sans tache ; sa charité et son humilité égalaient son érudition et son éloquence ; i) avait été, en toutes choses, un homme d’une piété admirable et s’était attaché à ramener l’Église à la vertu et à la simplicité de jadis. L’Université, croyant, semble-t-il, que Jérôme avait déjà été exécuté, adressait à ce dernier d’égales louanges pour son savoir et sa stricte orthodoxie, ajoutant que, dans la mort, il avait glorieusement triomphé de ses ennemis. Sur ce point, l’Université représentait avec modération l’opinion qui prévalait alors en Bohême. Des disciples plus enthousiastes n’hésitaient pas à affirmer que la Passion du Christ était le seul martyre comparable à celui de Jean Huss.

Evidemment, il n'y avait pas de moyen terme permettant de concilier des opinions contradictoires si énergiquement affirmées. Comme on ne pouvait obtenir des nobles catholiques de Bohème qu’ils entreprissent une guerre civile, le concile se tourna naturellement vers Sigismond. En décembre 1416, on adressa à l’Empereur une lettre éplorée, où l'on se plaignait que l’exécution de Huss et de Jérôme, au lieu d'enrayer l’hérésie, eût rendu l’erreur plus violente encore. Comme si des hommes abandonnés à Satan par l’Église étaient des élus de Dieu, les deux hérétiques étaient vénérés à l’égal des saints et des martyrs ; leurs portraits étaient pieusement conservés dans les églises, leurs noms invoqués dans des messes. Les prêtres fidèles étaient bannis ; leur sort était devenu plus misérable que celui des Juifs. Les barons et les nobles refusaient obéissance aux ordres du concile et ne permettaient pas qu’on publiât ses décisions. On professait que la communion sous les deux espèces était nécessaire au salut et l’on pratiquait en tout lieu cette forme du sacrement. En conséquence, le concile demandait que Sigismond fil son devoir et réduisit par la force ces hérétiques rebelles.

Sigismond répondit qu’il avait transmis le document à Wenceslas et que, si celui-ci n’avait pas le pouvoir d’écraser l’hérésie, lui-même seconderait de toute sa puissance les efforts du roi. Sigismond n’était nullement en état d’entreprendre pareille tâche ; mais, après neuf mois d’attente, il jugea l’occasion bonne pour attaquer son frère qui avait été complètement incapable de tenir tête à l’orage. Dans une lettre circulaire du 3 septembre 1417, adressée aux orthodoxes de Bohème, l’Empereur fit un émouvant tableau des excès commis contre les ecclésiastiques bohémiens, contraints, par des tortures néroniennes, à abjurer leur foi. Il soupçonnait son frère d’être favorable aux hérétiques, car de tels crimes n’auraient certes pu être commis sous un roi si puissant sans la connivence de ce monarque. Aussi le concile avait-il résolu de poursuivre Wenceslas ; les poursuites avaient été ajournées à la prière de Sigismond, qui, depuis trois ans, avait vaillamment lutté pour reculer cette fatale échéance. L’Empereur conclut en engageant tous ses sujets à se garder d’aider l’hérésie, et à faire tous leurs efforts pour la détruire[1].

Peu après, le 11 novembre 1417, le Grand Schisme prit (in par l’élection du pape Martin V. Sous l’impulsion de ce pontife habile et résolu, qui, en 1411 — alors qu’il était le cardinal Ottone Colonna —, avait condamné et excommunié Huss, l’Église, de nouveau unifiée, s’empressa de rendre le conflit inévitable. En février 1418, le concile publia une sorte d’ultimatum en vingt- quatre articles. Le roi Wenceslas devait jurer d’exterminer l’hérésie de Wickliff et de Huss. Des instructions minutieuses ordonnaient la restauration de l’ancien état de choses en Bohême ; il fallait réinstaller et indemniser les prêtres et les catholiques qui avaient été chassés ; il fallait rétablir le culte des images et des reliques et observer les rites de l’Église. Toutes les personnes entachées d’hérésie étaient tenues d’abjurer, Les principaux docteurs hérétiques, Jean Jessenitz, Jacobel de Mies, Simon de Rokyzana et six autres étaient sommés de se rendre à Rome pour y être jugés. La communion sous les deux espèces devait être l’objet d’une abjuration spéciale ; quiconque s’attachait aux doctrines de Wickliff et de Huss, quiconque regardait comme saints Huss et Jérôme, devait être brûlé comme hérétique relaps, c’est-à-dire sans possibilité de rétractation et sans espoir de pardon. Enfin, tous les citoyens étaient requis de prêter assistance aux officiaux épiscopaux à la première demande de ces magistrats, sous peine d’encourir les pénalités frappant les fauteurs d’hérésie. C’était là simplement l’application des lois existantes, telles que nous les avons déjà maintes fois vu employer à l’égard de populations entières, Pour imposer l’exécution de ces mesures, Sigismond promit de visiter la région rebelle avec quatre évêques et un inquisiteur, et de brûler tous ceux qui refuseraient de rétracter leurs erreurs.

Ce premier acte fut promptement suivi d’une bulle adressée le 22 février 1418, par Martin Y, aux prélats et inquisiteurs de Bohème et de Moravie, ainsi qu'à ceux des territoires environnants, Passau, Salzbourg, Ratisbonne, Bamberg, Misnie, Silésie et Pologne. Le pape constatait avec douleur et surprise que les hérétiques n’avaient nullement été amenés au repentir par la mort misérable de Huss et de Jérôme, mais qu'ils avaient été excités par le Démon à de plus grands péchés. Il ordonnait donc aux prélats et aux inquisiteurs de traquer les rebelles et de les livrer au bras séculier. Quiconque montrerait de la négligence à remplir cette tâche devait être disgracié et remplacé. Les princes séculiers recevaient l’ordre d’arrêter tous les hérétiques, de les tenir enchaînés et de les punir selon leurs mérites, une fois la culpabilité reconnue. Le pape donnait une longue série d’instructions concernant les jugements, les pénalités et les confiscations, conformément à la pratique inquisitoriale usitée depuis si longtemps. Si cette intervention pontificale avait pour but de seconder l'expédition que Sigismond avait promis d’entreprendre, ce fut une peine bien inutile. La promesse royale n’eut pas plus d’effet que les promesses ordinaires de Sigismond. En décembre 1418, l’empereur se contenta d’écrire à Wenceslas pour le menacer d’une croisade au cas où l’infortuné monarque n’exterminerait pas l’hérésie.

Ces documents fournissent un tableau quelque peu poussé au noir, mais somme toute assez exact, de l’état de la Bohême à cette époque. Le royaume presque entier avait secoué le joug de l'Église, bien que les mineurs allemands, dans les montagnes de Kuttenberg, travaillassent déjà à exterminer les hérétiques du pays. Les doctrines wickliffites, adoptées par Huss, triomphaient généralement. Affranchis de toute contrainte exercée par le pouvoir central, les habitants profitaient de cette liberté inaccoutumée pour pousser à des conséquences extrêmes la haine que leur inspirait le système sacerdotal. L’utraquisme, ou communion sous les deux espèces, avait été l’objet d’une frénésie de bienvenue qui parait aujourd’hui presque inexplicable* L’enthousiasme fut encore accru par l'interdiction formulée par l’archevêque Conrad le l’er novembre 1415 et réitérée le 1er février 1416. En 1417, l’Université de Prague publia une déclaration solennelle en faveur de l’utraquisme et proclama, nulle toute décision humaine modifiant l'institution du Christ et la coutume de la primitive Église ; dès lors, ce point de doctrine devint la marque distinctive des Hussites par opposition aux Catholiques. Déjà d'autres innovations avaient été introduites dans le dogme et l’accord était loin d’être établi entre les réformateurs, les uns timides, les autres entreprenants. Dès 1416, Christann de Prachatitz reprochait à Wenceslas Coranda de nier l’existence du purgatoire, l’utilité des prières pour les morts et du suffrage des saints, de proscrire l’adoration de la Vierge, les reliques et les images, d’administrer l’Eucharistie à des enfants nouvellement baptisés, d’exclure tous rites et cérémonies et de ramener l’Eglise à la simplicité des temps primitifs. D’autres hérétiques professaient qu’on avait le droit de célébrer le service divin en tout lieu aussi bien que dans l’église consacrée, et que des laïques pouvaient accomplir la cérémonie du baptême dans un étang ou dans une eau courante. Déjà se formait la secte qui, réalisant les idées de Wickliff, devait être connue plus tard sous le nom de Taborites. Un autre parti, plus modéré-dans la réforme, était celui des Calixtins ou Utraquistes ; ceux-ci, satisfaits des résultats acquis, s’efforçaient de fixer des limites au zèle qui menaçait de ruiner tout l’ancien ordre de choses. Les partis commençaient à prendre position. Le 25 janvier 1417, probablement peu de temps avant sa déclaration en faveur de l’utraquisme, l’Université publia une lettre où elle constatait les fréquentes discussions qui s’élevaient au sujet de l’existence du purgatoire, de l’emploi des bénédictions et autres observances ecclésiastiques. Pour mettre un terme à ces querelles, l’Université imposait à tous l’obligation de croire au purgatoire et à l’utilité des suffrages, prières, aumônes pour les morts, des images du Christ et des saints, de l’usage de l’encensoir, de l’aspersion, des carillons, du baiser de paix, de la bénédiction des saints-fonts, du sel, de l’eau, de la cire, du feu, des rameaux, des œufs, du fromage et autres aliments. Nul novateur professant une doctrine différente ne devait être écouté jusqu’au jour où il aurait établi la vérité de cette doctrine à la satisfaction de l’Université. En septembre 1418, il fallut renouveler cette déclaration, en y ajoutant la condamnation des doctrines qui proscrivaient les serments, les exécutions judiciaires et les sacrements administrés par des prêtres en état de péché — preuve que les théories vaudoises faisaient de rapides progrès parmi les Taborites.

On voit quelles questions occupaient alors les esprits et quelles divergences d’opinion se dessinaient. Les convictions étaient trop fortement enracinées, on comprenait trop peu la tolérance mutuelle pour qu’une discussion pacifique put s'engager. L’excitation croissait de jour en jour, provoquant des troubles parfois sanglants. Comme l’inquiétude se répandait partout, des hommes et des femmes appartenant aux sectes les plus avancées commencèrent à accourir des diverses régions du royaume et à se réunir sur une montagne voisine de Bechin, à laquelle ils donnèrent le nom de Tabor et où ils recevaient le sacrement sous les deux espèces. Ces assemblées étaient plus nombreuses aux jours fériés. Le 22 juillet 1419, à la sainte Marie-Madeleine, la multitude était estimée à quarante mille sectaires. Le nombre leur donnait du courage. Il fut même question parmi eux de déposer le roi Wenceslas et de lui donner pour successeur Nicolas, seigneur d’Hussinetz, qui s’était rendu très populaire en payant de l’exil son plaidoyer en leur faveur auprès du roi. Mais ils furent détournés de ce projet par leur chef spirituel, le prêtre Wenceslas Coranda. Celui-ci leur montra comment, le roi actuel n’étant qu’un indolent ivrogne qui les laissait libres d’agir à leur guise, un changement ne pourrait guère leur profiter. On abandonna donc ce dessein ; mais la paix n’en fut pas moins compromise. Le 31 juillet, des désordres se produisirent dans la Nouvelle-Ville de Prague. Sur l’ordre du roi, les autorités s’efforcèrent d’arrêter la marche d’une procession portant le saint sacrement. Le peuple se souleva ; sous la conduite de Jean Ziska, que son zèle enflammé, son audace et son sang-froid avaient rapidement, placé au premier rang des rebelles, on envahit l’hôtel-de-ville ; on jeta par les fenêtres tous les magistrats qu’on rencontra et qui furent aussitôt assassinés par la foule de ta rue. L’agitation et l’alarme causées par cette affaire provoquèrent chez le roi Wenceslas une attaque de paralysie dont il mourut le 13 août.

Si faible qu'eût été l’autorité royale, elle avait cependant contribué à retenir les sectes hostiles, avides de s’entre-déchirer. La mort du roi fut le signal de l'explosion. Deux jours après, la foule envahit les églises et les couvents, brisant les images et les orgues. La vengeance populaire se déchaîna avec une violence particulière contre les églises où l’on avait refusé le calice aux laïques. On fit prisonnier des prêtres et des moines, en quelques jours, on mit le feu aux couvents des Dominicains et des Chartreux. En vain la reine Sophie essaya-t-elle de rétablir l’ordre avec l’aide de quelques barons qui lui restaient fidèles. La guerre civile éclata. Enfin, le 13 novembre, la reine conclut avec les cités de Prague une trêve qui devait durer jusqu’au 23 avril 1420. Sophie promettait de maintenir la loi de Dieu et la communion sous les deux espèces. De leur côté, les citoyens s’engageaient à cesser de briser les images et de détruire les couvents. Mais l’exaspération, de part et d’autre, était trop grande pour qu’on pût la refréner. Ziska arriva à Prague et détruisit des églises et des monastères tant dans la ville qu’aux environs. La reine Sophie mit le siège devant Pilsen. Une guerre s'engagea entre voisins, où d’atroces cruautés furent commises. Les mineurs allemands de Caurzim et de Kuttenberg jetèrent dans des mines abandonnées tous les Calixtins qui tombèrent entre leurs mains. Des bavarois, qui venaient au secours de Rackzo de Ryzmberg, attachèrent à un arbre un zélé prêtre calixtin, Naakvasa, et le brûlèrent vif. Ziska ne le cédait pas en violence à ses ennemis. En incendiant les couvents, il obligeait parfois les moines à partager le sort de leurs demeures. Dans cette guerre désordonnée qui faisait rage, les deux partis coupaient les pieds et les mains aux prisonniers.

Sigismond ôtait désormais roi légitime de bohème : il vint réclamer son héritage. Son premier acte fut d’envoyer à Prague des délégués pour offrir de laisser l’usage du calice aux hommes auxquels cette forme de communion avait été permise sous Wenceslas, de convoquer une assemblée générale de la nation et, après consultation, de soumettre au Saint-Siège les diverses questions en litige. Une réunion de barons et d’ecclésiastiques décida d’accepter ces conditions. Le jour de Noël 1-419, Sigismond se rendit à Brünn, où accoururent en foule, pour offrir leurs hommages, les magnats et les représentants des villes. Il est vrai que les députés de Prague persistaient à user du calice ; aussi la ville de Brünn fut-elle mise en interdit tant qu’ils y séjournèrent. Mais quand Sigismond leur ordonna d'enlever les chaînes qui fermaient les rues de Prague et de démolir les fortifications qu'ils avaient élevées en face du château, nul ne refusa l'obéissance ; les députés, à leur retour chez eux, le 3 janvier 1420, tirent exécuter les ordres impériaux, bientôt se manifesta la mauvaise foi si naturelle à Sigismond. Le nouveau roi disgracia tous les châtelains et tous les fonctionnaires favorables aux Hussites ; les catholiques qui avaient fui ou qui avaient été chassés revinrent et commencèrent ù triompher de leurs ennemis. Un édit royal parut qui, conformément aux décrets de Constance, ordonnait à quiconque détenait une part de pouvoir d’exterminer les Wickliffites, les Hussites et tous ceux qui usaient du saint calice. Cette fois encore, il n'y eut pas de révolte organisée ; mais le prévoyant Ziska, sentant venir l’orage, se mit à l’œuvre, avec ses partisans, pour fortifier le Mont Tabor. Place forte naturelle, cette montagne devint bientôt absolument inexpugnable et, pendant une génération, demeura le refuge des sectaires intransigeants qui se rendirent célèbres dans le monde entier sous le nom de Taborites. C’étaient, pour la plupart, des paysans qui montrèrent, à la chevalerie d’Europe de quoi sont capables des hommes libres, animés par le zèle religieux et par la haine de race. Leurs chariots rustiques formaient un rempart que les plus vaillants seigneurs apprirent à redouter. Parfois armés de simples fléaux garnis de fer, ces hardis zélateurs n’hésitaient pas à fondre sur les troupes les mieux équipées, qu’ils terrassaient par la seule vigueur de leur attaque. Sauvages et indisciplinés, ils furent souvent cruels ; leur courage fanatique fit d’eux un objet de terreur pour toute l’Allemagne.

Il sembla d’abord que Sigismond fût sur le point de prendre paisiblement possession de son royaume, ce qui eût rendu difficile, à l’avenir, toute tentative de rébellion. Soudain, un acte de fanatisme irréfléchi et inutile mit en feu la Bohème entière. Des troubles éclatant en Silésie avaient appelé Sigismond à Breslau, où le roi fut rejoint par un légat pontifical chargé de proclamer, au nom de Martin V, une croisade payée d’indulgences de Terre-Sainte. Jean Krasa, marchand de Prague, que le hasard amena dans la ville, l’tint d’audacieux propos sur l’innocence de Huss. Arrêté, il persista dans sa foi et fut condamné, par le légat et par les prélats de la suite de Sigismond, à être traîné, attaché par les talons, à la queue d’un cheval, jusqu’au lieu d’exécution où il serait brûlé. Tandis qu’il languissait en prison, il y fut rejoint par Nicolas de Bethlehem, étudiant de Prague envoyé par la ville auprès de Sigismond et chargé d'offrir au roi de le recevoir s’il consentait à ne plus s’opposer à l’usage du calice. Au lieu d’écouter les propositions du messager, on le jugea comme hérétique et on le jeta en prison en attendant l’issue du procès. Krasa encouragea Nicolas à rester inébranlable. Tous deux furent tirés de leur cachot le 15 mars 1420. Comme on se disposait à attacher les pieds de Nicolas à la queue du cheval, le courage du malheureux faiblit et il rétracta ses erreurs. Krasa ne fléchit point. Tandis qu’on le trainait vers le lieu du supplice, le légat le suivait et l’exhortait vainement au repentir. A demi-mort, l’hérétique fut lié au bûcher et brûlé. Deux jours plus tard, le 17 mars, le légat proclama la croisade. Les dés étaient jetés. L’Église l’avait voulu : une nouvelle guerre albigeoise était désormais inévitable[2].

En Bohême, on ne balança pas davantage. Les événements de Breslau provoquèrent une coalition générale contre Sigismond. Seuls firent exception quelques barons et les rares Allemands qui restaient encore dans le pays. Les prédicateurs tonnèrent contre le roi, qu’ils appelèrent le Dragon rouge de l'Apocalypse. Le 3 avril, les Utraquistes de Prague se lièrent, par un serment solennel, avec les Taborites, pour se défendre jusqu’au bout contre Sigismond, et s’employèrent activement à des préparatifs en vue d’un siège éventuel. Les forces de Sigismond ne pouvaient suffire à réduire le royaume ainsi soulevé contre son roi. Il marcha tout d’abord sur Kuttenberg, mais il fut forcé de battre en retraite et d’attendre la formation des bandes de Croisés. La guerre sainte fut longue à organiser et ne commença à se déchaîner avec fureur contre la Bohême que l’année suivante, en 142t. L’armée croisée était capable d’écraser toute résistance. Dans la masse de ses cent cinquante mille hommes, toute l'Europe était représentée, de la Russie à l’Espagne, de la Sicile à l’Angleterre. L’Église, ayant recouvré son unité, avait soulevé toute la Chrétienté pour anéantir la rébellion ; elle avait répandu à profusion les trésors du salut pour exterminer les audacieux qui affirmaient l’innocence de Huss et de Jérôme et qui recevaient l’Eucharistie comme l’avaient reçue tous les chrétiens pendant douze siècles. La guerre fut soutenue par les Bohémiens avec l’énergie du désespoir. Cinq fois, pendant l’année 1421, les croisés envahirent la Bohème ; cinq fois ils essuyèrent de désastreuses défaites et furent repoussés. Quant au profit que la foi tirait de l’expédition, il était peu visible, car Sigismond dépouillait ies églises de tous leurs ornements précieux, — non pas, disait-il, qu’il manquât de respect pour les sanctuaires, mais parce qu’il voulait empêcher que ces trésors ne tombassent aux mains des Hussites. lie part et d’autre on commit de ces cruautés dont les guerres religieuses ont seules offert le spectacle. Pendant le siège de Prague, tous les Bohémiens prisonniers furent brûlés comme hérétiques, sans qu’on s’arrêtât à examiner s’ils étaient utraquistes ou non. De leur côté, le 19 juillet, les assiégés demandèrent aux magistrats qu’on leur livrât seize prisonniers allemands, les emmenèrent hors des murs et les brûlèrent dans des tonneaux aux yeux de' l’armée assiégeante. Nous pouvons nous faire une idée de la férocité déployée dans la lutte, quand nous voyons compter, au nombre des bonnes actions de Georges, évêque de Passau, de la suite d’Albert d’Autriche, le fait d’avoir, par son intercession, sauvé la vie à nombre de prisonniers bohémiens.

Il ne nous appartient pas de suivre, dans tous ses détails, cette lutte sanglante, nu cours de laquelle les Hussites affrontèrent avec succès, pendant dix années, toutes les forces que purent lever contre eux Martin et Sigismond. Quand les Croisés arrivèrent, les Hussites présentaient une ligne de défense bien unie ; mais bientôt ils furent déchirés par des dissensions d’autant plus vives que leur sentiment religieux était plus exalté. Le droit au libre examen une fois établi par l’adhésion aux doctrines de Wickliff et de Huss, il était difficile de fixer des bornes à cette liberté. On ne pouvait non plus espérer que la persécution même enseignât la tolérance aux persécutés. Au milieu du bouleversement intellectuel, moral et social, qui agitait cruellement la bohème, il n’était pas de doctrine si extravagante qui ne trouvât des adeptes et des martyrs.

En 1418, quarante Pikards vinrent à Prague avec leurs femmes et leurs enfants. La reine Sophie et d’autres personnes de haut rang les accueillirent avec bonté. Ils n’avaient pas de prêtre. L’un d’entre eux leur lisait des passages de certains petits livres. Ils recevaient la communion sous les deux espèces. Cette secte disparut sans laisser de traces. C’étaient sans doute des Béghards chassés de leurs foyers, qui venaient chercher un refuge contre leurs persécuteurs orthodoxes. Leur nom subsista et servit longtemps, en Bohême, pour qualifier, de façon méprisante, les gens qui niaient la transsubstantiation. Cependant, par la suite, les Frères du Libre Esprit firent une démonstration plus menaçante. Un étranger, qui arrivait, disait-on, de Flandre, et dont le nom, « Pichardus », prouve qu’il était Béghard, propagea les doctrines des Frères. Il professait, entre autres hérésies, que la nudité était essentielle à la pureté. C'était là, comme on sait, une des extravagances de la secte. Une semblable doctrine n’aurait pu s’affirmer dans une société bien policée. Mais, en Bohême, l’hérétique n’eut pas de peine à réunir autour de lui un cercle nombreux de disciples des-deux sexes. Il s’établit avec eux dans une ile sur la Luznic et les décora du nom d’Adamites. Peut-être cette communauté eût- elle prospéré sans être inquiétée, si par fanatisme, ou pour se venger de quelque agression, les Adamites n’avaient entrepris une expédition sur la terre ferme et tué environs deux cents paysans qu’ils appelaient « Enfants du Démon ». Ils attirèrent ainsi l’attention de Ziska, qui s’empara de l’île et extermina les sectaires. Cinquante d’entre eux, hommes et femmes, furent brûlés à Klokot ; ceux qui s’enfuirent furent pourchassés et partagèrent, les uns après les autres, le sort des premières victimes. Ils affrontèrent le supplice avec la plus intrépide allégresse, riant et chantant alors qu’on les menait au bûcher.

La pensée étant subitement affranchie de toute contrainte ecclésiastique, il était inévitable que des esprits mal équilibrés s'abandonnassent à des spéculations extravagantes. Parmi les zélateurs qui devaient former la secte des Taborites, il y eut tout d’abord une tendance marquée à interpréter, selon les besoins de l’époque, les prophéties apocalyptiques. D’abord viendrait une période d’impitoyable vengeance, au cours de laquelle on ne pourrait trouver refuge que dans cinq villes désignées. Puis ce serait le retour du Christ, le règne de la paix et de l’amour parmi les élus ; la terre deviendrait alors un paradis. Au début on crut que la destruction des méchants devait être l’œuvre de Dieu ; mais quand les passions s’exaspérèrent, on pensa qu'il était du devoir des hommes vertueux de faucher sans pitié les criminels. Les adeptes de cette croyance, Chiliastes ou Millénaires, avaient pour chef Martin Huska, surnommé Loquis à cause de son éloquence. Ils comptaient dans leurs rangs beaucoup de notables prêtres taborites, entre autres Coranda. On constate, dans certaines particularités de leur foi, des traces d’influence vaudoise. Ils se rendaient surtout odieux aux orthodoxes en niant la transsubstantiation. Aussi furent-ils persécutés sans pitié partout où leurs adversaires purent disposer d’une autorité suffisante. Un de leurs membres les plus influents, un savatier de Prague nommé Wenceslas, lut brûlé dans un tonneau, le 23 juillet 1421, pour avoir refusé de se lever au moment de l’Élévation. Trois prêtres subirent, peu après, le même sort, pour avoir refusé d’allumer des cierges devant le Saint-Sacrement. Martin Loquis lui-même avait été arrêté en février de la même année et relâché à la prière des Taborites. Il partit alors, avec un seul compagnon, pour rejoindre Procope en Moravie. Mais les voyageurs furent arrêtés à Chrudim et brûlés à Hradisch, après deux mois d’inutiles tortures qui ne réussirent pas à les détourner de leurs erreurs ni à leur arracher les noms de leurs complices. La secte des Chiliastes, comme hérésie distincte, disparut rapidement ; mais ses membres se fondirent avec les Taborites et exercèrent sur eux une influence considérable. Pierre de Zatce, qui, en 1433, représenta les Orphelins dans la délégation envoyée à Bâle, avait été Chiliaste.

Ces sectes secondaires cessèrent donc de constituer des partis isolés et s’organisèrent sous une forme unique et permanente. Les réformateurs bohémiens furent alors divisés en deux camps : les modérés, appelés Calixtins ou Utraquistes, parce que leur caractère essentiel était d’accorder l’usage du calice aux laïques, et les Taborites, représentant les idées extrêmes.

Les Calixtins considéraient les doctrines de Huss et de Jacobel de Mies comme définitives. Quand, après la mort de Wenceslas, le besoin se fit sentir d’une formelle déclaration de principes, l’Université de Prague adopta, le l’er août 1420, à l’unanimité moins une voix, quatre articles destinés à servir de profession à la secte durant plus d’un siècle. Dans la concision du texte adopté par l’Université, ces principes paraissent assez simples : 1° Libre prédication de la Parole de Dieu ; 2° communion laïque sous les deux espèces ; 3° suppression de toute propriété temporelle du clergé, et retour à la vie évangélique du Christ et des apôtres ; 4° châtiment de Ions les crimes commis contre la loi divine, sans acception de personnes ni de conditions. Ces quatre articles, promptement adoptés par la communauté fermement calixtine de Prague, furent annoncés au monde sous des formes diverses qui en complétaient l’expression ou en définissaient plus clairement le but. Était déclaré hérétique quiconque n’admettait pas les crédos des Apôtres, d’Athanase et du concile de Nicée, les •sept sacrements de l’Église, l’existence du purgatoire. Les crimes contre la loi de Dieu étaient déclarés dignes de mort ; la peine devait frapper tant l’auteur principal que ses complices. Ces crimes étaient, pour le peuple, la fornication, la gourmandise, le vol, l’homicide, le parjure, le mensonge, les pratiques superflues, trompeuses et superstitieuses, l’avarice, l’usure, etc. ; pour le clergé, les exactions simoniaques, telles que la perception de salaires pour l’administration des sacrements, pour les prédications, pour les enterrements, pour les sonneries de cloches, pour la consécration des églises ou des autels ; puis la vente des bénéfices, le concubinage, la fornication, les quenelles, les citations frivoles lésant et dépouillant le peuple, les demandes injustifiées d’argent, etc.

Sur cette base, l’Église calixtine procéda à son organisation dans un concile qui se tint à Prague en 1421. Quatre des principaux docteurs, Jean de Przibram, Procope de Pilsen, Jacobel de Mies et Jean de Neuberg reçurent le titre de « gouverneurs suprêmes du clergé » pour tout le royaume, avec le pouvoir absolu de châtier les coupables. Nul ne devait enseigner une doctrine nouvelle avant de l’avoir préalablement soumise à ces gouverneurs ou à un synode provincial. La transsubstantiation était expressément affirmée, ainsi que les sept sacrements. L’usage quotidien de l’Eucharistie était recommandé à tous, enfants et malades mêmes. Le canon de la messe était simplifié et rétabli dans sa forme primitive. La confession auriculaire était prescrite, de même que l'usage du saint-chrême et de l’eau bénite dans le baptême. Les ecclésiastiques devaient se distinguer par la tonsure, le costume et les mœurs. Tout prêtre devait posséder un exemplaire des Écritures, ou, tout au moins, du Nouveau Testament. Une sévère réglementation concernait la moralité des prêtres : il était notamment défendu aux laïques de protéger un ecclésiastique condamné.

Ainsi l’Église calixtine se tenait aussi près que possible des anciennes traditions. Elle acceptait tous les dogmes catholiques, jusqu'au pouvoir des clefs dans le sacrement de la pénitence. Elle n’était qu’une protestation et une révolte contre les abus nés des aspirations mondaines du clergé. Ce fut une réforme puritaine, qui fonda une société puritaine. Après la réconciliation effectuée à Bâle, sur la base des quatre articles, lorsque Sigismond, en 1430, tint sa cour à Prague, les bohémiens se plaignirent bientôt que leur ville devint une Sodome remplie de joueurs, d’ivrognes et de filles de joie. Ce dut leur paraître étrange d’entendre un prélat chrétien, l’évêque de Coutances, légat du concile, chargé d’appliquer la convention de Bâle, leur déclarer avec calme qu'il serait bon de guérir les vices des hommes, mais qu’il fallait tolérer les prostituées pour prévenir de plus grands maux[3].

Les Calixtins, ainsi soucieux de se maintenir strictement dans les limites de l’orthodoxie, considéraient comme une insulte grave et imméritée l'appellation d’hérétiques. Après la réconciliation de 1430, un de leurs constants sujets de plainte fut qu’on persistât à les flétrir de ce nom. Ils demandaient que le concile publiât des lettres proclamant à la face de la Chrétienté qu’ils méritaient d’être regardés comme les fils soumis de l'Église. En 1404, après que plusieurs papes eussent successivement refusé de ratifier la paix de Bâle et excommunié comme hérétiques endurcis George Podiebrad et tous ceux qui reconnaissaient George comme roi, celui-ci envoya une ambassade au roi de France Louis XL L’ambassadeur, Kostka de Postubitz, et ses serviteurs furent plus d’une fois surpris et dépités de voir que la population des villes par lesquelles ils passaient était portée à les considérer comme des hérétiques. La situation des Calixtins de Bohême est une anomalie dont l’histoire du moyen âge chrétien n’offre pas d’autre exemple.

Dans l’agitation intellectuelle et religieuse qui remuait profondément la Bohème, il était impossible que toutes les âmes ardentes se contentassent de demeurer ainsi comme au seuil de la réforme. Les vieux hérétiques vaudois, qui avaient salué avec joie le progrès des doctrines wickliffites et hussites, cherchaient naturellement à empêcher la prédominance de la doctrine conservatrice des Calixtins. Comme nous l’avons vu, nombre de zélateurs étaient disposés a rejeter toute la théologie du sacerdotalisme. Sous l’énergique direction de Ziska, de Coranda, de Nicolas de Pilgram et d’autres hommes résolus, les éléments avancés de la population furent rapidement fondus en un puissant parti qui, une fois débarrassé de quelques enthousiastes avec lesquels on ne pouvait vivre, se présenta avec une foi et un but précis et devint la secte des Taborites.

Dans ces dernières années on a engagé une active controverse sur le point de savoir si les Vaudois furent les maîtres ou les disciples des Taborites. Sans nier que la vigueur intrépide de ces derniers ait secondé très efficacement le développement des premiers, je ne laisse' pas de croire que l’hérésie vaudoise, existant secrètement en Bohème, eut une part très importante- tant à la révolte de Huss qu’à l’évolution qui tira de cette révolte toutes ses conséquences. Il est certain qu’il exista d’étroites et amicales relations entre Vaudois et Taborites, alors que le nom seul de Vaudois était considéré comme un reproche par tous les autres Bohémiens. D’ailleurs, il y avait tant de points communs entre les doctrines wickliffites et vaudoises qu’il ne pouvait guère en être autrement. J’ai déjà fait allusion aux subsides que fournirent aux Hussites, en 1432, les églises vaudoises du Dauphiné et à la fusion virtuelle du Hussitisme et de l’hérésie vaudoise dans toute l’Allemagne. En 1433, Procope le Grand, en prenant congé du concile de Bâle, eut la hardiesse de glisser dans son adresse une bonne parole en faveur des Vaudois, déclarant qu'il avait entendu faire l’éloge de leur chasteté, de leur modestie et de leurs autres vertus. La persécution de 1430 avait éclairci les rangs des Vaudois, si bien qu’ils n'avaient ni évêque, ni prêtres. L’évêque taborite Nicolas de Pilgram, qui avait reçu la consécration de l’Eglise romaine et qui possédait en conséquence, le droit de transmettre la succession apostolique, consacra, en 1433, à Prague, comme évêques pour les Vaudois, deux d’entre eux, Frédéric l’Allemand et Jean l’Italien. En 1451, Æneas Sylvius, qui passa une nuit au Mont Tabor et écrivit une pittoresque relation de ce qu’il y observa, constata que toutes les hérésies trouvaient là un refuge, et que les Vaudois surtout y étaient tenus en grand honneur comme vicaires du Christ et ennemis du Saint-Siège.

En 1421, quand les Calixtins fixèrent définitivement leur doctrine, les Taborites firent de même. Diverses erreurs particulières aux Vaudois attiraient alors l’attention et étaient très répandues parmi le peuple, ce qui montre quelles influences agissaient à ce moment sur l’esprit public. De ce nombre étaient la négation du purgatoire, la croyance à l'inefficacité des sacrements entre des mains impures, la proscription absolue de la peine de mort et l’interdiction des serments. L’attitude assumée par les Taborites présentait de si frappantes analogies avec les croyances attribuées, en 1393, aux Vaudois d’Autriche par l’inquisiteur célestin Pierre, qu’il était impossible de méconnaître la relation existant entre les deux doctrines. Tout en acceptant les quatre articles des Calixtins, les Taborites réduisaient l’Église à un état de primitive simplicité. La tradition était entièrement négligée ; il fallait brûler toutes les images ; aucun signe extérieur ne distinguait l’ecclésiastique du laïque ; le prêtre portait la barbe, abandonnait la tonsure et s’habillait de vêtements ordinaires ; de plus, tous les prêtres étaient évêques et pouvaient remplir le rite de la consécration ; ils baptisaient dans l'eau courante, sans chrême, célébrant la messe en tout lieu, récitant simplement la for mule de consécration et le Pater à haute voix, en langue vulgaire, administrant le corps divin dans des morceaux de pain et le sang dans n’importe quel récipient maniable. Toute consécration de vases saints, d’huile et d’eau était interdite ; on niait le Purgatoire, dont Huss avait admis l’existence, et Ton manifestait le mépris des suffrages des saints en mangeant plus que de coutume les jours de jeûnes et de fêtes. On tournait en ridicule la confession auriculaire ; en effet, pour les péchés véniels, la confession à Dieu suffisait ; pour les péchés mortels, la confession devait être faite en public, devant les frères, elle prêtre assignait au pénitent un châtiment proportionné à sa faute. En même temps, l’énergie fruste et peu cultivée des Taborites les poussait à regarder comme un piège tout savoir humain. Ceux qui étudiaient les arts libéraux passaient pour des païens péchant contre l’Évangile. Il convenait de détruire tous les écrits des docteurs, à l’exception de ce qui était rigoureusement contenu dans la bible.

On ne saurait établir avec précision quelles étaient leurs idées en ce qui concerne la communion. Le calixtin Laurent de Brezowa, animé à leur égard de sentiments extrêmement hostiles, déclare qu’ils consacraient les espèces à haute voix et en langue vulgaire, afin que les fidèles pussent être sûrs de recevoir le véritable corps et le véritable sang, ce qui implique la croyance à la transsubstantiation. En 1431, Procope le Grand et d’autres chefs taborites lancèrent une proclamation définissant leur doctrine. Ils affirmaient qu’ils ne croyaient ni au purgatoire, ni à l’intercession de la Vierge et des saints, ni aux messes pour les morts, ni à l’absolution par indulgences, etc. Mais ils ne parlaient pas de la transsubstantiation. En 1430, quand les légats du concile de Bâle se plaignirent de l’inobservance des Compactata, un de leurs griefs était que la Bohême abritât encore des Wickliffites croyant à la consubstantiation dans le pain ; mais ils ne relevaient pas l’existence d’une erreur plus grave comme l’eût été la négation de la présence réelle. D’autre part, l'évêque taborite Nicolas de Pilgram affirmait énergiquement que le Christ n’était présent que spirituellement dans l’espèce, qu’on ne devait donc nulle vénération aux espèces consacrées, et qu’il y avait moins d’idolâtrie chez les païens de jadis, adorateurs de taupes, de chauves-souris et de serpents, que chez les Chrétiens vénérant l’hostie, car, disait-il, les objets du culte païen avaient du moins une existence réelle. Au cours des négociations, en janvier 1433, les légats du concile présentèrent une série de vingt-huit articles attribués aux Bohémiens et demandèrent des réponses catégoriques, par oui ou par non. Un des articles avait trait â la négation de la transsubstantiation. Sur ce point on ne put jamais obtenir des Bohémiens qu'ils fissent une réponse catégorique. Pierre Chelcicky reprochait aux Taborites de dissimuler leur croyance â ce sujet ; il est probable que l’accord n’était pas absolu entre eux. Sans doute une parcelle de la doctrine chiliaste avait propagé parmi eux la négation de la transsubstantiation ; certains Taborites adoptaient probablement la théorie wickliffite de la consubstantiation ; d’autres avaient peut-être conservé la foi orthodoxe. Tous s’irritaient du nom de Pikards par lequel les Bohémiens désignaient ceux qui ne croyaient pas â la transformation absolue des espèces. Il est certain que la question ne se présenta pas comme particulièrement litigieuse dans les négociations engagées avec le concile de Bâle. Dans la description qu’Æneas Sylvius donne, en 1451, des Taborites du Mont Tabor, il déclare simplement que certains d’entre eux sont assez insensés pour croire, d’après la doctrine de Bérenger, que le corps du Christ est présent de façon purement abstraite dans le sacrement[4].

Il était impossible que les Taborites et les Calixtins, séparés par des divergences religieuses aussi marquées, pussent longtemps demeurer en bon accord. Ils se querellaient, tenaient des conférences, se persécutaient mutuellement ; mais ils n’en opposèrent pas moins une ligne compacte de défense aux diverses armées que l’Europe envoya contre eux. L’espoir de reconquérir le trône ancestral s’éloignait de plus en plus pour Sigismond. En 1424, la mort de Ziska modifia peu la situation. Les disciples immédiats du défunt s’organisèrent, il est vrai, en un parti dissident, sous le nom d'Orphelins, mais ils continuèrent à coopérer en toutes choses avec les Taborites. Ziska eut pour successeur, à la tête de la secte, le prêtre-guerrier Procope Rasa, ou le Grand, dont la science stratégique tint longtemps en échec l’Europe coalisée. De plus, le Hussitisme se répandait dans les pays limitrophes, particulièrement au Sud et à l’Est. Pour le déraciner en Hongrie et dans les provinces danubiennes, il fallut, comme nous le verrons plus loin, un effort soutenu de l’Inquisition. En Pologne, les progrès des missions hussites provoquèrent la publication d’un édit dans lequel, le 6 avril 1424, le roi Ladislas V ordonnait à ses sujets de s’associer à l’œuvre d’extermination des hérétiques. Tout Polonais qui revenait dans son pays après un séjour en Bohême serait soumis à un interrogatoire dirigé par les inquisiteurs et les magistrats épiscopaux ; tous ceux qui ne seraient pas rentrés dans leurs foyers avant le 1er juin seraient déclarés hérétiques, leurs propriétés confisquées, leurs enfants frappés des incapacités habituelles. L’Église était tout à fait déconcertée. Elle avait triomphé d'une révolte analogue en Languedoc et avait appris au monde, en lettres de sang et de feu, comment elle tirait parti de ses triomphes. Mais elle trouvait maintenant devant elle un problème nouveau. La force ayant échoué, il lui fallait découvrir quelque formule d’entente qui ne compromit pas trop gravement ses prétentions à l'infaillibilité.

Rendons-lui cette justice de reconnaître qu’elle ne céda pas sans contrainte. Las de rester sur la défensive en présence d’attaques qui semblaient devoir se renouveler sans tin, Procope adopta, en 1427, une politique offensive. Il résolut d’obtenir la paix en faisant éprouver aux Etats limitrophes les maux de la guerre ; en une série ininterrompue d’expéditions sanglantes, il désola, jusqu’en 1432, toutes les provinces environnantes. C’est ainsi qu’en 1429, au cours d’une incursion terrible à travers la Franconie, la Saxe et le Vogtland, il prit plus de cent châteaux et villes-fortes et rapporta en Bohême un énorme butin. Successivement, la Misnie, la Lusace, la Silésie, la Bavière, l’Autriche, la Hongrie connurent la force des armes hussites. Les envahisseurs se retiraient promptement après chaque incursion, montrant ainsi qu’ils avaient en vue, non de conquérir des territoires, mais de venger les injures reçues. On ne saurait s’étonner que la paix fût appelée à grands cris par ceux qui subissaient ainsi le « choc en retour » de l’effort tenté par la papauté pour rétablir sa suprématie.

L’Église était embarrassée en même temps par un problème plus inquiétant encore. La Chrétienté n’avait cessé de réclamer la réforme qu’on avait fait miroiter à ses yeux lors du concile de Constance. D'habiles atermoiements avaient lassé le bon vouloir des pères soucieux de réformes. Ils avaient, en III8, accepté la dissolution du concile, espérant que les promesses faites au moment de l’élection de Martin Y seraient tenues. Cependant ils prirent la précaution de pourvoir à la convocation d’une série ininterrompue de conciles, dont on pouvait attendre la reprise et l’achèvement de la besogne laissée par eux incomplète. Le plan qu’ils élaborèrent à cet effet montre combien était profondément enracinée dans les esprits la méfiance à l’égard de la papauté. Ils ordonnaient qu’un autre concile général fût assemblé dans cinq ans, puis un troisième sept ans plus tard, enfin une perpétuelle succession à dix ans d’intervalle ; ils prenaient aussi de prudentes mesures en vue de déjouer les défaites éventuelles des papes.

En ce qui concerne l’Allemagne, Martin s’efforça de remplir les deux tâches en vue desquelles il avait été élu, la suppression de l’hérésie et la réforme de l’Église. A cet effet, en 1422, il envoya en Allemagne, comme légat, le cardinal Branda. Pour mener à bien la première partie de sa besogne, le légat avait l’ordre de prêcher une nouvelle croisade, l’expédition de 1421 ayant eu une issue désastreuse. Quant à la mission de réforme, le mandat pontifical et le décret lancé par Branda conformément aux instructions du pape décrivent les vices du clergé germanique en termes aussi sévères que les déclarations de Huss et de ses partisans, et constituent la justification complète de la révolte bohémienne. La seule chose qui puisse nous étonner, c’est qu’un pape ou un empereur pussent attendre des populations qu’elles acceptassent sans résistance le ministère d’hommes qui prétendaient être doués d’un pouvoir surnaturel et parler au nom du Rédempteur, alors qu’ils étaient profondément enfoncés dans des vices de toute syrte, rapacité, impureté, luxure. La constitution élaborée par Branda pour remédier à ces maux prescrivait simplement une nouvelle application de remèdes vainement employés durant des siècles. Cette réforme attaquait les manifestations, mais non les causes du mal et devait par suite demeurer stérile.

Cinq années s’étaient écoulées depuis la dissolution du concile de Constance. Aucun progrès n’avait été réalisé ni dans la lutte contre l’hérésie ni dans la réforme de l’Église, quand, au terme fixé, en 1423, se réunit le concile de Sienne. La besogne laissée inachevée à Constance allait-elle être, cette fois, menée à bonne fin ? L'assemblée, présidée par quatre légats pontificaux, jugea que le nombre des prélats et des princes présents était trop faible pour qu’on put entreprendre l’œuvre de réforme ; mais on décida que ce nombre suffisait à permettre que l’on confirmât les promesses de remise des péchés faites par Martin V tous ceux qui coopéreraient à l’extermination des hérétiques. On somma tous les princes chrétiens d'aider sans retard à l’accomplissement de l'œuvre sainte, s’ils voulaient échapper à la vengeance divine et aux peines édictées par la loi humaine. On interdit tout commerce avec les hérétiques, particulièrement ceux des vivres, des vêtements, des armes, de la poudre à canon et du plomb. Quiconque entretenait avec eux quelque relation d’affaires, tout prince qui autorisait sur son territoire de semblables relations, était déclaré passible des peines décrétées contre l'hérésie. Il fallait, par un blocus matériel, fortifié des censures spirituelles, isoler et affamer la Bohème pour la contraindre à la soumission

Quant à l’œuvre de réforme, tous les efforts tentés à cet égard furent adroitement paralysés par les légats. Cette opposition n'a rien qui doive nous surprendre ; en effet, dans l’Église, la tête n’était pas moins malade que les membres. Bien plus, c’était manifestement dans la tête même que résidait le plus grand mal. Un projet présenté par les députés gallicans décrivait avec une véhémence indignée les abus de la Curie, la vente des bénéfices et des dignités au plus offrant, sans souci des mérites du titulaire, causant la ruine des bénéfices et le pillage dont souffrait le peuple ; les dispenses papales qui permettaient à des individus le plus scandaleux cumul et tous les autres moyens grâce auxquels Rome s’enrichissait au détriment de la religion ; la centralisation de toute juridiction à Rome, dépouillant les populations pauvres qui vivaient au loin ; les décrétales des papes, qui annulaient les salutaires mesures prises par les conciles généraux. Cette dernière constatation atteste la vanité des règlements réformateurs par lesquels Martin, une fois élu, avait paré les coups du concile de Constance. Le désappointement qu'éprouva le concile de Sienne en voyant ses efforts déjoués, provoqua une dangereuse tension dans les esprits des Pères. Un moine français, Guillaume Joselme, prononça un sermon dans lequel il démontrait que le pape était le serviteur et non le maître de l’Église. Les légats dénoncèrent l’audacieux comme hérétique et ordonnèrent aux magistrats de Sienne de l’arrêter ; mais ceux-ci, à la différence de Sigismond, répondirent qu’ils avaient donné un sauf-conduit ô tous les membres du concile et qu'ils ne pouvaient y contrevenir. Finalement, voyant que sous le contrôle de la papauté nulle réforme n’était possible, le concile tenta d'abréger de deux ou trois ans le terme de sept années qui devait s’écouler avant la convocation d’un concile nouveau. Toutes les nations étaient d’accord sur ce point, quand, le 8 mars 1424, les légats déclarèrent soudain le concile dissous, malgré une protestation exposant en termes fort clairs que cette dissolution inattendue empêchait toute législation réformatrice. Le terme de sept ans était donc maintenu, le concile suivant devait avoir lieu en 1431 à Bâle. Les réformateurs se consolèrent en constatant que= sur les quatre représentants du pape qui avaient ainsi étranglé le concile, trois moururent, d’une mort affreuse, au bout d’un an, punis évidemment de leur perversité par la vengeance divine. Martin fit mine de compléter l’œuvre inachevée en donnant mandat à trois cardinaux de mener à bien les réformes et de requérir qu’on leur adressât toutes les doléances et tous les projets. Cette mesure eut le résultat négatif que le pape en attendait. Non moins illusoire fut une constitution publiée peu après, restreignant l’ostentation et le luxe effréné des cardinaux, leur interdisant d’assumer la « protection » des princes ou potentats, ou de demander des faveurs pour d’autres que des pauvres, des serviteurs et des parents, ce qui augmentait l’importance du pape en réduisant le sacré Collège au rôle de subalterne du Saint-Siège[5].

La date fixée pour la réunion du concile de Bâle (mars 1431) approchait rapidement, sans que Martin prit aucune mesure en vue de la convocation. Lui, qui devait son élection à un concile, était connu pour l'horreur que lui en inspirait le seul nom. Finalement, le 8 novembre 1430, on vit aux portes du palais pontifical et dans les endroits les plus apparents de Rome, une affiche anonyme, dont les auteurs prétendaient être deux rois chrétiens, exposant la nécessité de réunir un concile conformément aux décrets de Constance et concluant en termes menaçants : si le pape et les cardinaux gênaient le concile ou même se refusaient à le seconder, il fallait les tenir pour fauteurs d’hérésie ; si le pape n’ouvrait pas en personne ou par ses représentants les séances du concile, les membres présents seraient contraints par la loi divine à s’affranchir de son allégeance ; la Chrétienté serait tenue de leur obéir ; pape et cardinaux devraient être sommairement déposés par le concile comme fauteurs d’hérésie. La Chrétienté était évidemment résolue à obtenir le concile, avec ou sans le pape ; aussi Martin, après avoir résisté jusqu’au dernier moment, dut-il finalement céder. Le 11 janvier 1431, il avait chargé le cardinal Giuliano Cesarini de prêcher comme légat contre les Hussites une croisade payée d’indulgences plénières ; il donna mandat à ce prélat d’ouvrir le concile et de présider aux séances. Le cardinal de Sienne fut un de ceux qui s’employèrent le plus activement à cette affaire. S’il avait deviné l’avenir, il eut sans doute modéré son zèle. Dans l’espace de trois semaines Martin mourut et, le 3 mars, le cardinal de Sienne fut élu sous le nom d'Eugène IV[6].

Le cardinal Giuliano poursuivit sa double mission et prêcha la cinquième croisade contre les Hussites. Les ravages exercés par les Bohémiens avaient encouragé l’Allemagne à tenter un sérieux effort pour les écraser. Le prélat se vit bientôt à la tête d’une armée estimée par les uns à quatre-vingt mille, par d’autres à cent trente mille hommes. Les Bohémiens demandèrent à Sigismond un sauf-conduit pour se rendre à Bêle, offrant de soumettre les questions litigieuses à un débat que trancherait l’autorité de l’Écriture. Ils essuyèrent un refus ; on leur fit savoir qu’ils devaient consentir à accepter sans restriction les décrets du concile. Ils préférèrent remettre aux armes la décision du conflit et lancèrent une protestation dans laquelle, s’adressant au monde chrétien, ils attaquaient le pouvoir temporel de la papauté et couvraient de ridicule les indulgences publiées en vue de dompter leur révolte. Ce document parvint au concile le 10 août, à peu près au moment où, à Taas, les croisés fuyaient sans combat, aux premiers accents de l’hymne guerrier des redoutables troupes hussites. En tant que chef militaire, le cardinal Giuliano était évidemment incapable ; il essaya, comme dernière ressource, de mesures pacifiques. Les princes allemands, alarmés et épuisés, se montraient décidés à entamer des négociations avec leurs invincibles voisins. C’était là une pénible nécessité ; mais il n’v avait plus d’autre parti à prendre. Le 15 octobre, le concile décida de convier les Bohémiens à une conférence et de leur donner un sauf-conduit. Pourtant les lettres de garantie ne furent publiées que le 26 novembre.

Cependant les inévitables querelles avaient éclaté avec violence entre le pape et le concile. Trois semaines à peine après qu'on eût lancé l’invitation aux bohémiens, le 18 décembre, Eugène prit le parti extrême de dissoudre le concile et d’en convoquer un autre qui devait siéger à Bologne, dix-huit mois plus tard, sous la présidence du pape lui-même. Cet acte frappa l’Allemagne de stupeur. Sigismond fit d’énergiques remontrances ; le concile, sur de l’appui de l’Empereur, refusa d’obéir à l’ordre pontifical. Le cardinal Giuliano, dont on s’assura le concours, se fit l’interprète des partisans de la réforme. Il avait eu l’occasion d'observer l’état des esprits au nord des Alpes ; il savait quel orage menaçait la barque de Saint-Pierre. Depuis le jour où la papauté était devenue la puissance suprême de l’Église, peu de papes avaient reçu d’un subordonné des reproches aussi sévères que ceux dont le cardinal Giuliano se fit l'interprète. En exposant les motifs de son indocilité, le prélat traçait de la situation un tableau si vivant que nous ne saurions nous dispenser d'en donner un bref aperçu. La perversité ecclésiastique est telle en Allemagne, dit-il, que les laïques sont irrités au plus haut point contre l'Eglise ; aussi est-il à craindre, si nulle réforme n’intervient, que la population ne mette à exécution ses menaces publiques et ne se soulève, comme ont fait les Hussites, contre le clergé. Cette dégradation morale des prêtres a rempli d’audace les Bohémiens ; elle a fourni un prétexte à leur hérésie. Si le clergé n’est pas réorganisé, l’extermination de l’hérésie actuelle aura pour lendemain la naissance d'une autre hérésie. Les Bohémiens ont été conviés au concile ; ils ont répondu à. l’invitation et Ton attend leur venue. Si l’on dissout le concile, que diront les hérétiques ? L'Eglise n’avouera-t-elle pas sa défaite, si elle n’ose affronter les adversaires qu’elle a invités ? Ne verra-t-on pas là l’intervention de la main de Dieu ? Une armée de soldats a déjà fui devant ces hommes ; aujourd'hui, c'est l’Église toute entière qui fuit. Ainsi on ne peut les vaincre ni par les armes ni par la discussion ! Malheur à l'infortuné clergé ! Ne dira-t-on pas qu'il est incorrigible et décidé à vivre dans sa fange ? Que de conciles ont été réunis de nos jours, sans qu’aucune réforme en soit sortie ! De ce dernier concile, les nations attendaient quelque bien. S’il est dissous, on dira que nous rions de Dieu et des hommes ; et comme on ne saurait plus espérer que nous nous amendions, les laïques nous attaqueront justement, comme ont fait les Hussites. Déjà des bruits fâcheux se répandent ; déjà les Hussites commencent à propager le poison qui doit causer notre ruine. Tous ces gens croiront offrir un sacrifice agréable à Dieu en nous égorgeant et en nous dépouillant, nous qui serons désormais odieux à Dieu comme aux hommes ; partout où aujourd'hui l’on nous respecte peu, on cessera entièrement de nous respecter. Le concile retenait dans une certaine mesure nos adversaires ; mais quand ils auront perdu tout espoir, ils nous persécuteront publiquement, la responsabilité de tout le mal retombera sur la Curie romaine qui aura dissous l’assemblée convoquée pour effectuer la réforme. Tout récemment, la ville de Magdebourg a chassé son archevêque et son clergé ; les citoyens sont en marche, suivis de chariots semblables à ceux des Bohémiens ; ils ont, dit-on, demandé un capitaine aux Hussites et se sont, de plus, ligués avec diverses autres villes de la région. Le peuple de Passau a expulsé son évêque, dont il assiège un des châteaux. Ces deux villes sont voisines de la Bohême, et si, comme il est à craindre, elles s’unissent, nombre d’autres villes se joindront à leur rébellion. A Bamberg, la discorde fait rage entre les citoyens d’une part, l’évêque et le chapitre de l’autre, querelle particulièrement redoutable à cause du voisinage des hérétiques. Si le concile est dissous, ces conflits s’aggraveront et beaucoup d’autres centres importants s’y trouveront impliqués[7].

En faisant la part (le l’exagération oratoire, il faut reconnaître l’exactitude de ce tableau. Les idées hussites se propageaient rapidement en Allemagne et y trouvaient un terrain favorable, grâce à la profonde aversion qu’inspirait l’incurable corruption du clergé. C’est vers cette époque que Félix Hemmertin se plaint du nombre incalculable des âmes gagnées à l'hérésie par des émissaires qui, chaque année, venaient de Bohême à Berne et à Soleure. On relève, à ce moment, de nombreuses exécutions d’hérétiques dans les Flandres où, depuis des siècles, la persécution était chose inconnue. Il est à croire que, partout ailleurs, les missionnaires hussites menaient une propagande aussi active et aussi fructueuse. Si les espérances qu’on avait fondées sur le concile étaient soudain ruinées, l'Église pouvait s’attendre à une révolte générale. Soutenu par l’appui unanime de la Chrétienté cisalpine, le concile persista résolument dans son attitude. Sigismond l’encouragea à la résistance, et, en novembre 1432, lança une déclaration impériale pour assumer, contre tout assaillant, la défense des Pères. Eugène tint bon jusqu’en février 1433 ; finalement, il consentit à laisser libre cours aux délibérations du concile. Mais, en juillet, il prononça de nouveau la dissolution de l’assemblée et réitéra son ordre en septembre. Le concile se mit activement en mesure de poursuivre et de juger le pape ; là-dessus, en décembre, Eugène révoqua ses bulles. Quand la querelle se rouvrit, le concile décréta la suspension du pape en janvierl439, puis le déposa en juin et confirma, en novembre de la même année, l’élection d’Amédée de Savoie, sous le nom de Félix V.

Il n’y a pas lieu d'entrer dans le détail des interminables négociations qui suivirent entre le concile et les Hussites. Ceux-ci parvinrent à leur but : dans une conférence tenue à Eger, le 18 mai 1432, il fut convenu que les questions seraient discutées d’après l’autorité des Écritures et des écrits des anciens Pères de l’Église. Les quatre articles qui formaient le fonds commun des doctrines des Calixtins et des Taborites furent considérés comme résumant leurs prétentions et servirent de base aux controverses qui se traînèrent fastidieusement à Bâle, à Prague, à Brünn, à Stuhlweissenburg, jusqu’à la conférence finale d’Iglau, en juillet 1436. Ces discussions étaient souvent chaudes et violentes ; les bons Pères de Bâle furent parfois scandalisés par le franc parler des délégués bohémiens. Quand Jean de Raguse prononça le mot hérétiques en parlant des Hussites, Jean Rokyzana, un des délégués calixtins, protesta énergiquement contre cette allégation et demanda que toute personne qui proférerait semblable accusation fut tenue de prouver son dire sous la peine du talion, Procope, qui représentait les Taborites, s’associa à cette protestation, déclarant qu’il ne serait pas venu à Bâle s'il avait su qu'il dût être insulté de telle sorte. Il fallait gagner du temps et user d’habileté pour pacifier la Bohème ; Jean de Raguse et l’archevêque de Lyon durent présenter de formelles excuses. En une autre circonstance, l’inquisiteur Henry de Coblentz, docteur dominicain, se plaignit que le député des Orphelins, Ulric de Znaim, eut dit que les moines avaient été inventés par le démon. Ulric démentit ce propos et déclara avoir fait au légal cette remarque que, si les évêques descendaient des apôtres et les prêtres des soixante-douze disciples, les autres ecclésiastiques ne pouvaient émaner que du diable. Cette saillie provoqua un éclat de rire général ; les rires redoublèrent quand Rokyzana, interpellant l’inquisiteur, lui dit : « Docteur, faites Dom Procope provincial de votre Ordre ! » Ces plaisanteries ont leur importance, rapprochées des cris de : Au bûcher ! Au bûcher ! qui avaient accueilli Huss à Cons- lance. On alla même jusqu’à inviter les Hussites à faire partie du concile, mais ils étaient trop fins pour tomber dans le piège qu’on leur tendait.

Grâce à leur inflexible fermeté, les Bohémiens remportèrent la victoire ; ils firent reconnaître officiellement les quatre articles, qui devinrent célèbres dans l'histoire sous le nom de Compactata et qui furent comme la Grande Charte de l’Église bohémienne jusqu’au jour où ils furent effacés par la Contre- Réforme. La convention fut conclue à Prague le 26 novembre 1433 et confirmée par un échange de poignées de mains entre les légats du concile et les députés des trois sectes bohémiennes. Mais cette entente ne résolut pas définitivement toutes les difficultés. Les quatre articles n’étaient que de brèves déclarations, se prêtant à une diversité illimitée d’interprétations. Les dialecticiens du concile n'eurent pas de peine à les ruiner par l’argumentation et à leur enlever toute portée pratique. D’autre part, les Hussites purent, avec une égale facilité, les développer de façon à justifier toutes leurs revendications. A peine avait-on achevé d'échanger les poignées de mains que les Bohémiens prétendirent — en vertu de l’autorisation accordée de communier sous les deux espèces — continuer à administrer le sacrement aux enfants et l’imposer tyranniquement à tous les fidèles, — conséquences que ne pouvait approuver le concile. Cet exemple permet de juger des innombrables questions qui occupèrent encore les négociateurs durant trente longs mois. En fait, les choses étaient si peu arrangées que le concile, en avril 1434, leva sur la Chrétienté une demi- dime pour l’organisation d’une croisade contre les Hussites. Cette contribution lui permit de stimuler par des libéralités le zèle de la noblesse catholique de Bohème[8].

Il est vraisemblable qu’on n’aurait abouti â rien s’il ne s’était produit des événements qui parurent d'abord menacer l’issue des négociations. Si les Taborites avaient accepté de traiter sur la base des quatre articles, bien insuffisants à leurs yeux, c’était parce qu’ils comptaient, dans la pratique, accroître considérablement la portée de ces principes. Après la convention préliminaire du 26 novembre, l’interprétation donnée à ces articles par les légats du concile les obligea à reculer. L’affaire approchait de sa conclusion : il était nécessaire pour eux de comprendre exactement la valeur des engagements qu’ils allaient prendre. Quand les légats eurent quitté Prague, en janvier 1434, d'ardentes discussions s’élevèrent entre Taborites et Calixtins au sujet des suites que comportaient les négociations. Il y avait entre les deux sectes des différences politiques comme des divergences religieuses. Les Taborites étaient, pour la plupart, des paysans ou des pauvres gens. Ils ne voulaient admettre dans leurs rangs ni nobles ni gentilshommes, et avaient, semble-t-il, des tendances républicaines, puisqu'ils désiraient ajouter deux autres articles aux quatre premiers, pour assurer l’indépendance de la Bohème et recouvrer tous les biens confisqués. Les deux partis s’exaspérèrent et coururent aux armes. Une lutte décisive allait décider auquel des deux appartiendrait l’hégémonie. Les Taborites assiégeaient depuis quelques temps Pilsen, ville qui avait pris le parti de Sigismond, lorsqu'ils apprirent que, dans la Nouvelle-Ville de Prague, leurs amis avaient été massacrés, sans distinction d’âge ni de sexe, au nombre, disait-on, de vingt-deux mille. Ils levèrent le siège le 9 mai, pour aller tirer vengeance delà ville, mais, après une manifestation sous les murs de Prague, ils partirent dans la direction de la Moravie. Cependant les Calixtins avaient fait alliance avec les barons catholiques ; ceux-ci, libéralement payés par le concile, fournirent aux hérétiques un contingent formidable. Le choc eut lieu à Lipan, le dimanche 30 mai. La bataille fit rage toute la journée et toute la nuit, et ne prit lin que le lundi à trois heures du matin. Procope, Lupus et treize mille des plus braves Taborites restèrent sur le terrain. La lutte dut être extrêmement meurtrière, car on lit à peine cent prisonniers. On a le droit de douter de la véracité des vainqueurs, qui prétendirent n’avoir perdu que deux cents hommes ; souhaitons qu’ils aient exagéré leur succès, quand ils se vantèrent d’avoir brûlé plusieurs milliers d’ennemis capturés après la bataille. Le pouvoir des Taborites était entièrement brisé. Il est vrai qu’ils conservèrent le Mont-Tabor, jusqu'au jour où George Podiebrad les écrasa définitivement en 1452 ; même après la funeste journée de Lipan, en décembre, ils recommencèrent, dans leur enthousiasme inlassable, à rêver d'un nouvel appel aux armes. Mais, désormais, ils n'étaient plus qu’un élément de troubles et non plus un facteur important de la situation politique. Les lettres de félicitations adressées par certains des vainqueurs à Sigismond, la joie débordante que le concile manifesta à la réception de la nouvelle, montrent que cette victoire était considérée par les catholiques comme un triomphe de l’Église[9].

Même après l’élimination presque complète des Taborites, il subsistait d’amples sujets de querelle. L’avenir parut un moment si sombre que l’on prit, en août 1434, des mesures préparatoires en vue d’une nouvelle croisade, sur les produits de la demi-dîme levée peu auparavant. Une source de perpétuelles difficultés était l’ambition personnelle de Rokyzana. Instruit, capable, audacieux controversiste, habile homme d’affaires, Rokyzana avait résolu de devenir archevêque de Prague, et il poursuivit ce dessein avec une persistance infatigable. Il prit une part importante aux négociations et se fit remarquer le plus qu’il put, changeant ses batteries avec dextérité, élevant des objections ou aplanissant les difficultés selon les intérêts du moment. Tout d’abord, il s’efforça de faire insérer une clause autorisant le -peuple et le clergé à élire un archevêque, qui serait ensuite reconnu et confirmé par l’empereur et le pape. Comme sa proposition avait été rejetée, il conclut avec Sigismond une secrète entente : l’élection aurait lieu et l’empereur userait de tout son pouvoir pour obtenir du pape la confirmation, sans frais pour le pallium ni autres redevances. Aussitôt que cette sentence fut connue, les légats du concile protestèrent et le concile lui-même refusa d’accepter la chose. Néanmoins Rokyzana réussit, en 1435, à se faire -élire par rassemblée nationale de Bohème, au grand scandale des orthodoxes qui redoutaient, non sans raison, l'exemple donné par ce retour aux méthodes primitives d’élection. Sigismond accepta secrètement ce nouvel acte ; mais les légats déclarèrent que l’élection était sans valeur et qu’il fallait l’annuler comme contraire aux Compactata. Cette querelle faillit faire échouer toutes les négociations ; le calme ne se rétablit que lorsque Sigismond et son gendre et héritier, Albert d’Autriche, promirent de lancer des lettres reconnaissant Rokyzana comme archevêque et ordonnant qu’on obéit au nouveau prélat. Après quoi il suffit d’une quinzaine de jours pour que les disputes prissent fin et que l’affaire fut définitivement réglée. Les signatures d’adhésion aux Compactata furent officiellement échangées le 5 juillet 1430, au milieu de réjouissances générales. Sigismond, rétabli sur le trône de ses pères, fit mine de tenir sa promesse : il écrivit au concile une lettre demandant la confirmation de Rokyzana, faisant entendre en même temps aux légats qu’à son avis le concile devait refuser, mais que lui-même ne voulait pas rompre trop brusquement avec ses nouveaux sujets. Naturellement, la confirmation ne vint jamais. Bien que Rokyzana prit Dieu à témoin qu’il ne convoitait nullement le pallium, toute sa politique, durant sa longue vie, ne tendit qu’à ce seul objet. Sigismond oublia, avec sa mauvaise foi habituelle, la promesse qu’il avait faite d’imposer l’autorité de Rokyzana. Celui-ci vit bientôt sa situation si périlleuse que, le 10 juin 1437, il s’enfuit secrètement de Prague. Il demeura en exil jusqu’après la mort de Sigismond et d’Albert ; il revint en 1-440, et fut bientôt l’homme le plus puissant de toute la Bohême. Jusqu’à sa mort, en 1471, il conserva cette haute situation, administrant l’archevêché, cherchant sans cesse à obtenir confirmation des papes successifs et subordonnant à cet intérêt personnel toute la politique intérieure et extérieure du royaume.

Une paix conclue avec tant de méfiances réciproques, et susceptible d’interprétations radicalement opposées, ne pouvait remédier à d’aussi profonds dissentiments. Le lendemain même de la solennelle ratification des Compactata, un désordre gros de menaces montra combien la réconciliation était superficielle. En présence d’une foule immense, au maitre-autel de l’église d’Iglau, dans laquelle avaient été tenues les dernières conférences, l’évêque de Coutances, chef de la légation du concile, célébra la messe et rendit gràces à Dieu. Après quoi on lut, en langue tchèque, le texte de la convention, que Rokyzana se mit à commenter dans la même langue, au grand ennui des légats. Il avait célébré la messe à un autel des bas-côtés ; la lecture achevée, il s’exprima ainsi : « Si quelqu’un désire communier sous les deux espèces, qu’il vienne à cet autel recevoir le sacrement. » Les légats se précipitèrent vers lui et lui défendirent par deux fois de donner suite à son projet ; mais il négligea leurs avis et, tranquillement, administra les espèces à huit ou dix personnes. L’incident causa, de part et d’autre, une vive impression. Les Bohémiens demandèrent qu’on leur assignât, durant leur séjour à Iglau, une église où ils pussent recevoir le sacrement sous les deux espèces. Les légats refusèrent de faire droit à leur requête, bien que l’Empereur insistât en faveur des Utraquistes. Les Bohémiens menacèrent de se retirer et furent obligés de se contenter, comme ils avaient fait auparavant, de célébrer leurs rites dans des maisons particulières.

Quand Sigismond se fut solidement affermi sur le trône, les escarmouches se succédèrent sans discontinuer. Les observances, les cérémonies et les usages de l'Église romaine avaient été remis en honneur, supplantant le culte ennemi du faste qui avait prévalu pendant vingt ans. Les consécrations, les confirmations, les images, les reliques, l'eau bénite, les bénédictions furent successivement rétablies ; même les Ordres religieux détestés se glissèrent subrepticement dans la place. On revint aux heures canoniques et aux chants dans les églises. On s'efforça, par tous les moyens, d’accoutumer le peuple au retour de l’ancien ordre de choses. Le 30 mai 1437, jour de la Fête-Dieu, une somptueuse procession se déploya dans les rues de Prague, portant haut le Saint-Sacrement. En tête marchaient le légat, l’archevêque de Kalocsa et l’évêque de Segnia, suivis de l’empereur, de l'impératrice et d'une foule de nobles et de citoyens. En manière de muette protestation, Rokyzana, accompagné seulement de trois prêtres portant l’hostie et le calice, vint au-devant du magnifique cortège. Aux yeux des sévères puritains qui avaient si longtemps lutté contre la « Femme Rouge », l’imposante cérémonie catholique devait paraître une amère moquerie, car l'impératrice Barbara, qui occupait une place d'honneur dans le défilé, était connue pour les désordres de sa vie privée. De plus, elle était notoirement athée et ne croyait pas à l’immortalité de l’âme.

Trois semaines après cette solennité, Rokyzana, réduit à la fuite, cherchait un abri auprès de George Podiebrad à Hradecz. Il avait quelque raison de trembler puisque, si Æneas Sylvius dit vrai, Sigismond se préparait à l’arrêter et à le punir selon ses mérites. L’œuvre de réaction suivit alors son cours. Sigismond, s’il eût vécu plus longtemps, aurait fini par dompter toute résistance et par contraindre le pays à obéir à Rome. Le pouvoir de l’empereur-roi augmentait sans cesse. En mars, la capitulation de la place forte taborite de Königingrätz remplit de consternation les Hussites. Peu après, on mit le siège devant Zion, forteresse de Jean Rohacz, puissant baron qui avait refusé de se soumettre. Rohacz fut pris dans son repaire, mené à -Prague et pendu, en présence de l’empereur, avec soixante de ses partisans et un prêtre. La tradition relate qu’en ce jour même Sigismond fut atteint d’un ulcère, dont la malignité s’aggrava rapidement. L’empereur mourut en décembre. Vers la même époque parut la décision du concile de Bâle au sujet de la communion sous les deux espèces. Les Pères déclaraient que la communion sous une seule espèce était la loi de l’Église et ne pouvait être modifiée sans autorisation.

Comme Albert d’Autriche, gendre et successeur de Sigismond était zélé catholique, le concile paya d’audace et, en janvier 1438, publia un édit où il rappelait, en réclamant la rigoureuse application des canons, l'implacable bulle lancée, le 22 février 1418, par Martin V contre les erreurs de Wickliff, de Huss et de Jérôme. Cette mesure lit comprendre aux Taboulés et aux autres mécontents de Bohême ce qu’il leur fallait attendre comme résultat des Compactata, et leur insuffla une nouvelle énergie. Après un inutile appel au concile, ils firent alliance avec la Pologne, dont le jeune roi, Casimir, fut choisi comme compétiteur au trône de Bohême. Ainsi soutenus, les Hussites opposèrent une résistance ouverte à Albert ; celui-ci, jusqu’à sa mort soudaine, le 27 octobre 1439, fut incapable d’exercer son autorité sur l'ensemble du royaume. Quatre mois plus tard naquit son fils posthume Ladislas. A la faveur d’une longue minorité, accompagnée des désordres habituels en pareil cas, les Calixtins reprirent le dessus tant sur les Taborites que sur les Catholiques. En 1441, un concile siégea à Kuttenberg et organisa l’Eglise nationale selon les principes calixtins. On tint plusieurs conférences avec les Taborites et les points litigieux furent soumis à la diète nationale de janvier 1444. Cette assemblée se prononça nettement en faveur de la doctrine calixtine et donna ainsi le coup de grâce aux Taborites. Les villes qui restaient encore fidèles à ces derniers se rendirent successivement. Les membres des communautés se dispersèrent ; le plus grand nombre adhérèrent au parti des Calixtins. Les Taborites avaient disparu, en tant que secte, lorsqu’en 1452 George Podiebrad s’empara du Mont Tabor et dispersa ce qui restait des sectaires.

Après la mort d’Albert, le peu d’autorité centrale qui subsistait en Bohême passa aux mains de deux gouverneurs, Ptacek représentant les Calixtins et Mainhard de Rosenberg, le vainqueur de Lipan, les Catholiques. En octobre 1443, l’empereur Frédéric III songeait à partir pour la Bohême, comptant y obtenir la régence. Mais ses espérances furent déçues. Ptacek étant mort en 1445, sa succession échut à George Podiebrad, puissant baron qui, à peine âgé de vingt-quatre ans, avait déjà acquis une haute réputation de talent militaire et de prudence. Podiebrad subissait l’influence de Rokyzana, auquel il devait assurément son élection. Après un long intervalle, Rome parut de nouveau sur la scène. Nicolas V, qui était monté en 1447 sur le trône pontifical, envoya en 1448, comme légat à Prague, le cardinal Jean de Sant’ Angelo. Les Bohémiens pressèrent vivement le légat de ratifier les Compactata et de confirmer l’élection de Rokyzana à l’épiscopat. Il promit une réponse, mais, jugeant la situation épineuse, s’enfuit secrètement de Prague avec Mainhard de Rosenberg. L’indignation populaire permit à George de se rendre maître de Prague, par un coup d'état au cours duquel le sang coula. Il jeta en prison Mainhard, qui mourut peu après dans son cachot. George devint ainsi le maître absolu de la Bohême. En 1452, quand Ladislas fut reconnu roi, George s’assura la régence. Le jeune monarque mourut à dix-huit ans, vers la fin de 1457 ; bientôt après, George fut couronné roi. Sous son règne, jusqu’à la veille de sa mort en 1471, Rokyzana conserva une influence presque illimitée.

Comme pays (l’Église latine, la Bohème se trouvait alors dans une situation sans précédent. Après la première rupture entre Eugène IV et le concile de Bâle, le nom du pape disparaît des négociations entamées en vue de restaurer l’unité de la foi. Ces négociations furent menées, de part et d'autre, comme si l'autorité conciliaire était suprême, et que l’assentiment ou la ratification du pape fut chose sans importance. Cependant un légat du pape assista, en janvier 1436, à la conférence de Stuhleissenberg, où fut virtuellement établie l’accord. Tandis que le concile, impuissant et discrédité, tirait péniblement à satin, le triomphant Eugène n’était nullement disposé à reconnaître la validité des actes conciliaires, non plus qu’à les ratifier gratuitement. Les Bohémiens affirmaient que le pape avait sanctionné les Compactata, mais ils ne pouvaient en fournir aucune preuve positive. En 1447, pour obtenir la soumission de l’Allemagne, Eugène avait bien ratifié une partie des actes du concile, mais sans insérer les Compactata dans ses décrets. A l’avènement de Nicolas Y, en 1447, les Bohémiens envoyèrent une députation offrir leur hommage au nouveau pape. On sait quelle attitude réservée, adopta le légat que le pape envoya en retour à Prague. Il est vrai que, le 28 juin 1449, pour obtenir l’abdication de Félix V, Nicolas lança une bulle, approuvant les actes du concile, qui pouvait être considérée comme une confirmation des Compactata. Mais le caractère de cette bulle montre que la mesure avait surtout en vue les intérêts matériels attachés aux promotions et aux bénéfices. Tous les doutes que les Bohémiens pouvaient conserver au sujet des dispositions du pape ne tardèrent pas, d’ailleurs, à se dissiper[10].

En fait, Rome n’avait jamais eu dessein de reconnaître le compromis élaboré par le concile. Tandis que les bons Pères s’efforçaient de reconquérir à la foi les Hussites, Eugène travaillait à l’extermination des hérétiques selon les méthodes usuelles, dans tous les pays où pouvait s’exercer son autorité. Pendant longtemps, d’étroites relations avaient uni la Bohème à la Hongrie. Le Hussitisme s’était répandu au loin sur ce dernier royaume, comme dans les territoires slaves situés au Sud. Dès 1413, on commença à se plaindre que des doctrines wickliffites eussent été rapportées en Croatie par des étudiants revenant de l’Université de Prague. Sigismond étant roi de Hongrie, les Compactata furent considérés comme applicables aux Hussites de ce pays et publiés en hongrois comme en bohémien, en allemand et en latin. Nous avons vu comment Sigismond trompa ses sujets bohémiens : il livra, de gaieté de cœur, les Hongrois à Rome. Six semaines après que les Compactata eurent été signés à Iglau, le 22 août 1436, Eugène nomma inquisiteur, pour l'Autriche et la Hongrie, l’infatigable persécuteur Fra Giacomo délia Marca. Celui-ci se trouvait déjà sur son terrain d’action ; en janvier de cette même année, il avait assisté à la conférence de Stuhhveissenberg. Fra Giacomo ne perdit pas de temps. Avant la fin de l’année, il avait traverse la Hongrie d’un bout à l’autre, faisant en tous lieux- preuve d’une impitoyable sévérité. L’archevêque de Gran, le chapitre de Kalocsa, l’évêque de Waradein couvraient, de louanges cet inquisiteur. Leurs diocèses, disaient-ils, avaient été infectés d’hérétiques, si nombreux qu’un soulèvement dépassant en horreur les guerres bohémiennes paraissait inévitable, si ce saint homme n’était venu exterminer les rebelles. On ne dit pas combien d’hérétiques furent par lui mis à mort, mais le nombre dut en être considérable, d’après les termes de l’éloge et d’après la crainte qu’il inspirait ; ses collègues affirmaient que, dans cette expédition, il avait obtenu cinquante-cinq mille conversions. Comme le déclarait avec enthousiasme l’évêque de Waradein, l'inquisiteur n’aurait pu mieux faire, quand même l’apôtre Paul l’aurait accompagné dans sa mission. Les évêques de Csanad et de Transylvanie le pressèrent de visiter leurs diocèses, où les hérétiques étaient abondants. Le dernier de ces prélats dit que des Hussites venus de Moldavie ont envahi son évêché, ce qui montre la diffusion de l’hérésie par tout le Sud-Ouest de l’Europe.

La carrière de Fra Giacomo fut brusquement interrompue en 1437. Ce fanatique avait écrasé les Fraticelli d’Italie, les sauvages Cathares de Bosnie, les farouches Hussites de Hongrie ; mais quand il s'attaqua aux prêtres catholiques concubinaires de Fünfkirchen et voulut les contraindre à abandonner les compagnes qu’ils entretenaient, ces ecclésiastiques furent plus forts que sa volonté de fer et que son énergie longtemps éprouvée. Bien qu’il fût soutenu par le pouvoir du pape et de l’empereur et par la redoutable autorité de l’Inquisition, les prêtres, menacés dans leurs privilèges habituels, soulevèrent un tel orage que Giacomo dut renoncer à son projet et sauver sa vie par la fuite. Il fit alors appel à Eugène, qui s’adressa lui-même à Sigismond. L’Empereur écrivit à Henry, évêque de Fünfkirchen, pour lui enjoindre péremptoirement de rappeler Giacomo et de lui prêter son concours. En même temps, il écrivit à. Giacomo pour lui promettre l’appui de l’Empire. L’évêque Henry, ainsi pris à partie, donna des instructions pour qu’on fournit le nécessaire à Giacomo ; mais l’inquisiteur n’en dut pas moins renoncer à imposer au clergé le respect du vœu de chasteté. Pour ce genre de délit, la pénalité coutumière, en Hongrie, était une amende de cinq marcs : les synodes de Gran, en 1450 et 1480, se plaignirent que les archidiacres, non contents de garder pour eux le produit des amendes, encourageassent les criminels afin de tirer profit de leurs délits. D’ailleurs, en Hongrie comme en beaucoup d’autres lieux, on accordait au péché de chair certaines licences qui permettent de comprendre l’indignation soulevée par l’intervention de Giacomo et le peu de succès de sa tentative.

Giacomo cessa, semble-t-il, de s’immiscer dans la vie privée du clergé orthodoxe et consacra toute son énergie à la tâche plus facile d’exterminer les hérétiques. Au début de l’année 1437, on le trouve au sud du Danube, où son activité lui valut les éloges de l’évêque de Sreim. En mettant à mort tous ceux qui refusaient de se convertir, il avait sauvé le diocèse d’un soulèvement des Hussites, où tout le clergé aurait été égorgé. Eugène le récompensa en le qualifiant de « vigoureux et impitoyable extirpateur de l'hérésie » et en lui accordant le privilège de nommer des inquisiteurs-adjoints, ce qui faisait de lui un inquisiteur-général pour toute la vaste région confiée à ses soins. Ce fut probablement à la suite de la querelle qui s’engagea au sujet des concubines des prêtres, que Simon de Bacska, archidiacre de Fünfkirchen, excommunia l’inquisiteur en 1438. Mais l’empereur Albert et l’archevêque de Grau contraignirent bientôt le magistrat ecclésiastique à retirer l’anathème. Les travaux de Giacomo furent un moment interrompus par une invitation à assister au concile de Ferrare, réuni par Eugène IV, en 1438, pour contre-balancer l’assemblée hostile de Bâle ; mais Giacomo ne tarda pas à revenir en Hongrie. Ses efforts durent contribuer à l’organisation, entre les barons et les cités de Bologne, d’une ligue solennelle pour exterminer l’hérésie ; elle fut conclue le 23 avril 1438, â la veille de l’intervention de la Bologne en Bohême, pour la défense des Hussites contre l’empereur Albert. En 1439, le zèle d’inquisiteur de Giacomo subit un échec. A Sreim, il livra au Bras séculier, comme hérétiques reconnus, un prêtre et trois de ses complices. Les amis des condamnés s’assemblèrent en nombre, enfoncèrent les portes de la prison et enlevèrent les prisonniers. Chose difficile à comprendre (à moins qu’il ne se soit agi seulement de concubinage), l’archevêque de Kalocsa, saisi de l’affaire par appel, protégea les criminels. Giacomo eut recours à l’empereur Albert, qui écrivit en juin une lettre sévère à l’archevêque. Cette réprimande restant vaine, une autre suivit au mois d’août. On ignore quel fut le résultat de cette affaire. Albert mourut, comme on sait, en octobre ; cette mort fut une grande perte pour la cause de la religion. En 1440, Giacomo quitta la Hongrie pour raisons de santé. Il ne parait pas avoir immédiatement été remplacé. En l’absence de toute persécution organisée, l’ivraie ne tarda pas à croître de nouveau au milieu du blé. En janvier 1444, Eugène IV, déplorant la propagation du Hussitisme dans toutes les provinces danubiennes, nominale vicaire observantin Fabiano de Bacs aux fonctions d’inquisiteur pour le vicariat de Slavonie tout entier, qui comprenait la Hongrie ; le nouvel inquisiteur était autorisé à choisir des inquisiteurs adjoints, qui jouissaient d’une complète indépendance à l’égard des prélats locaux. Des indulgences de Terre-Sainte étaient promises à quiconque leur prêterait assistance ; une excommunication, dont le retrait ne pouvait être effectué que par le pape ou l’inquisiteur, était suspendue sur la tête de ceux qui refuseraient leur concours. En juillet 1446, Eugène fait de nouveau allusion à l’état florissant du Hussitisme en Hongrie et en Moldavie ; il revient en même temps sur la question qui avait tant troublé Giacomo délia Marca. Beaucoup de prêtres de cette région, non contents d’entretenir publiquement des concubines, professaient qu'il n’y avait pas péché à satisfaire ses désirs en dehors du mariage. On avait demandé au pape si c’était 14 une hérésie justiciable de l’Inquisition. Il répondit affirmativement et chargea Fabiano et ses délégués d’agir en conséquence. Apparemment, l'excuse alléguée était censée [dus coupable que l'acte lui- même.

Si Rome, alors qu'elle était gênée par sa querelle avec les Pères de Bille, montrait une telle activité à réprimer le Hussitisme et un tel mépris pour les Compactata, on peut sans peine imaginer qu’après l’abdication de Félix V, une fois que la suprématie pontificale eut été rétablie sans contesté, Nicolas V né dut guère être disposé à respecter le contrat signé par Je concile, non plus qu’à voir dans les Calixtins autre chose qu’une secte hérétique. Ce fut en vain que les Bohémiens offrirent l’obéissance en échange de la seule confirmation des Compactata, avec la condition sous entendue que la papauté reconnut les droits de Rokyzana à l’archevêché de Prague. En apparence, la seule difficulté qui fit obstacle à l’entente résidait dans l’usage du calice pour la communion laïque et dans la communion des enfants. Ce point excepté, peu de particularités distinguaient à ce moment les Calixtins du reste des Eglises latines, bien que la question de la saisie des biens ecclésiastiques ne fût pas non plus négligeable. Cependant la papauté avait pris position ; elle aurait mis à feu et à sang la Chrétienté entière (ce que, d’ailleurs, elle tenta de faire plus d’une fois), plutôt que d’admettre que le concile de Bâle eut eu raison d’acheter la paix en concédant la communion sous les deux espèces. Il y avait, en outre, la question de la confirmation de Rokyzana. Æneas Sylvius raconte qu’en 1451 il convainquit George Podiebrad de l’impossibilité d’obtenir cette confirmation ; il reçut la promesse que le projet serait abandonné et prit lui-même l’engagement, si George présentait une liste de personnages dignes d’occuper la place, de faire choisir un de ceux-ci par le pape et de rétablir ainsi la paix. Cette offre incorrecte traitait les Compactata comme chose sans importance. Cependant ni George ni Rokyzana ne perdirent l’espoir. La tentative fut renouvelée à diverses reprises, tantôt auprès du pape, tantôt auprès de l’empereur Frédéric III, tantôt auprès de la Diète germanique, mais toujours avec aussi peu de succès. A l’occasion, quand il y avait quelque chose à gagner, on entretenait ces espérances, quitte à les dissiper ensuite[11]. Les émissaires pontificaux écrivant à Rome représentaient Rokyzana comme le plus pervers et le plus perfide des hérésiarques ; le reconnaître serait donner le coup de grâce au peu de catholicisme qui subsistait encore en Bohême. Aussi n’eût-on jamais la moindre intention de le confirmer.

Quand la chute de Mainhard de Rosenberg eut concentré le pouvoir entre les mains de George Podiebrad et qu’il fut devenu impossible de compter désormais sur le parti catholique de Bohême, Nicolas V revint aux vieilles méthodes et résolut de voir ce que pourrait faire un inquisiteur missionnaire. Il avait à sa disposition un homme admirablement armé pour cette besogne. Giovanni da Capistrano, vicaire-général des Franciscains Observantins, avait commencé en 1417 sa carrière d’inquisiteur. Il était parvenu à l’âge de soixante-six ans sans rien perdre de sa vigueur ni de son implacable volonté. De petite taille et d’aspect peu imposant, émacié par les pratiques austères au point de sembler n’avoir que la peau, les os et les nerfs, il connaissait peu le goût de la viande, ne s’accordait que quatre heures de sommeil et jugeait encore ses veilles insuffisantes à son infatigable activité. Sa piété, sa vie d’abnégation lui avaient valu un enviable pouvoir de thaumaturge ; sa réputation de prédicateur attirait autour de lui la foule avide d’entendre ses discours. En 1451, il était occupé â exterminer les Fraticelli ; mais, à la demande de Nicolas, il interrompit sa besogne sanglante pour entreprendre la conversion des Hussites. On ne négligea rien pour donner à sa mission un caractère dramatique. Avant d’accepter sa tâche il demanda l’assentiment divin en allant consulter la Vierge à Assise : une lumière céleste l'environna, témoignant que son apostolat était approuvé de Dieu. Il accepta que son autorité inquisitoriale fût étendue aux territoires bohémiens et partit en campagne. Partout, sur sa route, la foule s’assemblait pour voir et entendre l’homme de Dieu ; partout sa puissance miraculeuse démontrait le caractère sacré de sa mission. A Brescia, il parla devant un auditoire estimé à cent-vingt mille âmes, et, bien que les murs et les arbres eussent cédé sous le poids des spectateurs amassés, personne ne fut blessé. Au bord de la Sile, près de Trévise, les voyageurs, dans leur austérité d’Observantins, n’avaient pas d’argent pour payer le passage ; l’intraitable passeur refusait de les transporter gratuitement. Capistrano prit tranquillement le manteau de Saint Bernardin, qu’il portait sur lui, et jeta ce vêtement sur les flots, qui reculèrent pour permettre à toute la troupe de franchir la rivière à pied sec : après quoi, l’eau reprit sa course interrompue. Précédé par une telle renommée, Capistrano traversa Venise et Vienne en triomphe. On voyait s’assembler, pour l’entendre prêcher, des foules de soixante mille à cent mille âmes ; les gens accouraient à ses sermons de cent lieues à la ronde. A Vienne, on compta trois cent mille personnes présentes ; on lui amenait les malades par milliers et on comptait par centaines les cure : miraculeuses qu’il opérait. La mise en scène ecclésiastique fut admirablement arrangée et produisit l’effet qu’on en attendait.

C’est en vain que l’Empereur demanda pour Capistrano l’autorisation de visiter Prague : Podiebrad et Rokyzana refusèrent catégoriquement. Le zèle de Capistrano pour le martyre n’alla 548 pas jusqu’à lui faire mépriser leur volonté. Muni de lettres impériales adressées aux nobles catholiques et à leur chef, Ulric Mainhard de Rosenberg, l’inquisiteur partit, en juillet, pour la Moravie, terrain plus sur où l’influence de Podiebrad et de Rokyzana paraissait moins forte. On put voir alors combien étaient peu fondées les plaintes des Catholiques au sujet de l’intolérance tyrannique des Calixtins. Bien que vivant sur un territoire bohémien, les Catholiques et les Hussites s’entendaient, semble-t-il, à merveille. L’évêque d’Olmütz était catholique, et il ne parait pas que Capistrano ait rencontré quelque obstacle dans ses efforts pour la conversion des hérétiques. Un registre portant les noms et les dates des conversions atteste qu’il débuta à Brünn le 1er août 1451 et qu’en mai 1452 il avait opéré plus de onze mille conversions. Pourtant, il devait se contenter d’user de persuasion et n’avait pas le droit d’employer les méthodes inquisitoriales. Comme les conversions étaient volontaires, il aplanissait la voie des hérétiques repentis, les réconciliait avec l’Eglise en leur infligeant seulement une pénitence salutaire et leur permettait de conserver leurs biens et leurs dignités. Quand les hérétiques persistaient dans l’endurcissement, il était désarmé et ne pouvait qu’utiliser de son mieux son pouvoir de thaumaturge. C’était une situation étrange, dont on chercherait vainement un autre exemple au moyen âge, que cette communauté d’existence entre hérétiques et catholiques ; les premiers, bien qu’en meilleure situation, toléraient les seconds et allaient jusqu’à permettre qu’un homme tel que Capistrano parcourut librement le pays en dénonçant les hérétiques et en opérant des conversions. Pour Capistrano, cette situation était irritante au plus haut point, d’autant qu’il était tenu de se renfermer dans l’art de la persuasion et ne pouvait imposer ses arguments par la prison ou le bûcher. Une aventure qui lui arriva, dit-on, à Breslau, jette un jour curieux sur cet état de choses. Bien que la Silésie eut un évêque catholique, elle appartenait à la Bohême et la tolérance mutuelle y était pratiquée. Durant l’été de 1453, Capistrano se rendit dans ce pays et s’employa à convertir les Hussites. Mais ces « fils de Bélial », pour tourner en ridicule le pouvoir miraculeux de l’inquisiteur, placèrent un jeune homme dans une bière qu’ils portèrent dans le lieu où Capistrano prêchait, et demandèrent à celui-ci de ressusciter le mort. Capistrano répondit sévèrement ; « Qu’il garde sa place pour l’éternité parmi les morts ! » et passa son chemin. Les hérétiques dirent alors à la foule : « Nous avons parmi nous de plus grands saints » ; l’un d’entre eux, s’approchant du cercueil et s’adressant au jeune homme qui y était couché, s'écria : « Pierre, lève-toi ! » puis il ajouta à voix basse : « C’est le moment de sortir de là. » Mais l’interpellation demeura sans réponse. On 549 constata que le malheureux jeune homme était réellement mort. Cependant, à cette époque même, Capistrano pouvait exercer impitoyablement ses fonctions inquisitoriales lorsque ses victimes étaient des Juifs. Un prêtre de campagne leur avait, disait-on, vendu huit hosties consacrées pour la célébration de rites infernaux. Capistrano arrêta ceux qu’on accusait, les tortura jusqu’à confession et les brûla ; une femme impliquée dans l’affaire fut déchirée à l’aide de tenailles chauffées au rouge. Une vieille femme juive embrassa le christianisme et fut assassinée peu de temps après. On accusa les Juifs de ce meurtre et aussi du meurtre d’un jeune garçon chrétien. Capistrano les assaillit de nouveau et, cette fois, en brûla quarante et un. Il est facile dé juger, d’après ce fait, quel sort auraient subi les Hus- sites si l’inquisiteur avait été à même d’assouvir sur eux sa rage. Ceux de Moldavie et de Pologne, contre lesquels il envoya trois de ses inquisiteurs adjoints sous les ordres de Ladislas le Hongrois, durent probablement éprouver toute la rigueur des lois canoniques

Cependant les chefs calixtins n’étaient pas demeurés entièrement indifférents. Au début de la mission de Capistrano, Rokyzana écrivit à l’inquisiteur, en termes amicaux, pour lui reprocher de condamner comme hérésie la communion sous les deux espèces, permise aux Bohémiens par le concile de Bâle. Une correspondance s’ensuivit, dans laquelle-Capistrano soutint avec arrogance le « retrait du calice » et la suprématie papale. On engagea des négociations en vue d’une conférence, et l’on espéra un moment qu’une entente allait intervenir. Cependant Capistrano sut trouver des prétextes variés pour éviter la discussion. Une lettre confidentielle, qu’il adressa au cardinal-légat Nicolas de Cusa, nous dévoile son vrai motif : il n’ignorait pas que les Calixtins eussent pour eux l’autorité et la tradition. Pans les deux camps, on perdit patience et l’on se lança de part et d’autre des épitres injurieuses. Capistrano, ayant ainsi rendu impossible toute négociation amiable, put, en 1452, demander tranquillement à Podiebrad un sauf-conduit pour se rendre à Prague : sur le refus opposé par le roi, il n’hésita pas à le sommer de fournir l'aide et la protection dues à un commissaire et inquisiteur apostolique.

Quand les princes allemands furent réunis à la Diète de 1452, les Bohémiens leur adressèrent des doléances. Affirmant leur attitude pacifique et leur obéissance au Saint-Siège, ils se plaignaient que les stipulations des Compactata, interdisant de stigmatiser comme hérétiques ceux qui communiaient sous les deux espèces, fussent violées par un moine nommé Capistrano. Ce personnage, s'intitulant commissaire et inquisiteur apostolique, parcourait les territoires de la Bohême en proclamant que tous les Utraquistes ôtaient des hérétiques. C’était là une infraction manifeste à la convention qui avait coûté tant de sang ; malgré leur amour pour la paix, les Bohémiens affirmaient qu’en persistant dans cette voie, on ferait renaître les anciens désordres. Ces déclarations annonçaient la lutte que Capistrano, de son côté, s’occupait activement à provoquer. Dans une lettre au pape, il condamna comme odieuses certaines propositions d’entente mises en avant par le cardinal-légal et affirma qu’il avait bon espoir en des négociations engagées par lui avec les princes allemands pour l’organisation d’une nouvelle croisade contre les Hussites. Nicolas de Cusa, vivement réprimandé pour avoir osé parler de conférences et d’un terrain d’entente, se hâta de se rallier au parti des persécuteurs. Il contribua, pour une bonne part, à faire éclater un nouveau conflit en lançant, en juin 1452, une encyclique aux Bohémiens. Il leur disait clairement que quiconque n’était pas avec l’Église était contre elle ; qu’il fallait laisser de côté les Compactata, attendu que cette convention n’avait pas réalisé l’union en vue de laquelle on l’avait élaborée ; qu’il ne pouvait être question que de pure et simple obéissance au Saint-Siège. Pour rendre l’irritation plus aiguë, il ne manqua pas de leur donner, avec une insolence raffinée, l’assurance que l’Église était trop bonne mère pour permettre à ses enfants ce qu’elle savait être mauvais pour eux.

La haine, si activement semée par Capistrano, portait déjà ses fruits. Entre Rome et la Bohème, la brèche se faisait de plus en plus large. Si l’on pouvait amener le zèle des princes allemands à répondre à l’ardeur des missionnaires, on pourrait espérer de voir renaître les horreurs des guerres hussites. Capistrano occupa la fin de l’année 1452 à parcourir l’Allemagne, sans doute pour mener à bien ce charitable dessein. Cependant il séjourna à Leipzig assez longtemps pour que son éloquence put attirer à son Ordre l’adhésion de soixante professeurs et étudiants. Mais ses efforts en vue de soulever une croisade contre la Bohème furent rendus vains, en mai 1453, par la prise de Constantinople. L’impression très vive que produisit cette catastrophe par toute la Chrétienté, l’alarme universelle causée par les progrès des Turcs, la nécessité de défendre l’Europe contre l’envahisseur, rejetèrent dans l’ombre toutes les questions secondaires. Le besoin d’une nouvelle croisade se faisait impérieusement sentir, mais on ne pouvait dépenser, dans une lutte contre la Bohême et les Utraquistes, des forces dont on avait besoin ailleurs.

Nous avons vu comment, durant l’été de 1453, Capistrano, alors à Breslau, occupa tranquillement ses loisirs à brûler des Juifs, lise rendit ensuite en Pologne, où on le voit, à Cracovie, jeter en prison un médecin, Maître Paul, soupçonné d’être un émissaire de Rokyzana. Il adressa à Podiebrad une nouvelle demande de sauf-conduit pour Prague : on lui répondit laconiquement par un refus, en alléguant le refus opposé à une offre antérieure et en déclarant que Ladislas ne voulait pas voir troubler la paix de son royaume. Capistrano quitta Cracovie le 15 mai 1454 et se rendit à Breslau et à Olmütz, d’où il espérait encore pouvoir obtenir quelque succès à l’intérieur de la Bohême, ce cercle magique dans lequel il ne lui avait pas été permis de pénétrer. A ce moment, Rokyzana comptait que la terreur inspirée par les Turcs et la nécessité de l’union des pays chrétiens aideraient à la réalisation de son rêve et lui assureraient le pallium. Il lit, sur beaucoup de points litigieux, les grandes concessions que nous avons mentionnées plus haut et s’épuisa en efforts auprès de l’Empereur pour s’assurer, grâce à son intervention, la confirmation papale. Une lettre écrite par Ladislas, le 13 juin, à l’évêque d’Olmütz, demandait à ce prélat d’imposer silence à Capistrano qui, dénonçant en termes violents les Bohémiens, faisait plus de mal que de bien ; c’était évidemment un coup joué dans la même partie. Cependant le souci des intérêts suprêmes de la Chrétienté ne put pas assurer à Rokyzana la confirmation tant souhaitée ; mais ce souci détourna bientôt des hérétiques contre les infidèles l’énergie enflammée de Capistrano.

Dans une lettre brève et nette adressée à Capistrano, le 20 juillet 1454, Æneas Sylvius conseille à l’inquisiteur de renoncer au rêve d’arriver à Prague î il l’invite à aller plutôt à Francfort, où il pourra se rendre utile. Une assemblée de princes 552 s’était tenue à Ratisbonne et avait décidé d’entreprendre une croisade dont Philippe de Bourgogne avait accepté la direction. Il restait â prendre quelques mesures décisives à Francfort en octobre ; Æneas Sylvius avait besoin du concours et de l’ardeur infatigable de Capistrano. La correspondance échangée entre eux en cette circonstance montre â quel point l’Europe redoutait une invasion. La confusion et l’incertitude régnaient partout et des divergences personnelles menaçaient de neutraliser l’effort de la Chrétienté. A Francfort, les craintes des deux ecclésiastiques ne se réalisèrent que trop. Le zèle des princes s'ôtait refroidi ; ils prétendaient que le seul dessein du pape et de l’empereur était non de combattre, mais de leur prendre de l’argent. Ils demandaient que l’affaire fût menée par un concile général, lequel, en même temps, réprimerait les abus du Saint- Siège. En somme, les deux partis s’efforçaient, dans leur égoïsme, de faire tourner à leur profit la situation critique de l’Europe ; pour le pape, il s’agissait de récolter des subsides ; pour les princes, de recouvrer l’indépendance. Tout ce que purent obtenir Æneas et Capistrano, ce fut la promesse que les princes auraient, à la Pentecôte de 1455, une entrevue avec l’Empereur, pour décider ce que l’on pourrait entreprendre. En février et mars 1455, les princes commencèrent à s’assembler à Neubourg près de Vienne, où Podiebrad essaya encore d’obtenir la confirmation de Rokyzana. En ce qui concernait la croisade, les forces de la Chrétienté semblaient paralysées par les mesquines rivalités et les ambitions des chefs. Finalement, grâce à l’éloquence soutenue d’Æneas et de Capistrano, les choses parurent prendre tournure ; mais, le 22 mars, arriva la nouvelle de la mort de Nicolas V. Tout s’effondra ; les princes se retirèrent, remettant toute action à l’année suivante. Ce fut un exemple frappant de l’utilité de la papauté, seule capable de centraliser des forces hostiles et de leur imprimer une direction commune.

L’activité impétueuse de Capistrano fut alors absorbée par la lutte contre les Turcs ; les Hussites jouirent de quelque répit. D'ailleurs, la situation était trop périlleuse pour qu’on put s’occuper de la persécution. Remarquable preuve de l’inflexible rigidité de Rome, même en des circonstances si graves : les ouvertures et les concessions de Podiebrad et de Rokyzana n’obtinrent aucun succès.

Calixte III fut élu le 8 avril, avec une rapidité qui montre combien on craignait alors un long interrègne pontifical. Le nouveau pape envoya immédiatement des légats prêcher la croisade par toute l’Europe et commença à faire construire sur le Tibre des navires de guerre. Les Hongrois, justement émus de la menaçante invasion de Mahomet II, prièrent Capistrano de venir leur prêter l’appui de son éloquence. Autorisé par Calixte, qui confirma tous les privilèges accordés par Nicolas, Capistrano entreprit la tâche qui devait achever l’œuvre de sa vie. Cependant ces nouvelles obligations, bien qu’elles missent plus que jamais à l’épreuve son énergie ardente, ne lui firent pas perdre entièrement de vue les Hussites détestés. Le moment paraissait favorable à une réconciliation, dictée par toutes sortes de raisons politiques. De plus, Æneas Sylvius venait d’être promu cardinal et cet habile diplomate avait réussi à se faire passer, aux yeux des Bohémiens, pour un de leurs amis. Les Bohémiens espéraient obtenir non seulement la confirmation des Compactata, mais encore le chapeau de cardinal pour Rokyzana. A celle nouvelle, Capistrano écrivit de Bude à Calixte, le 24 mars 1456, pour dissuader le pape en termes extrêmement vigoureux. Les Hussites, dit-il, sont la lie du genre humain ; ils ne craignent ni Dieu ni les hommes. L’esprit a peine à concevoir les erreurs auxquelles ils s’attachent, les abominations qu’ils pratiquent en secret. Les Compactata sont leur seul rempart ; si cet acte reçoit confirmation, les Hussites dissimulés qui abondent, non seulement en Bohême, mais en Hongrie, en Transylvanie, en Moldavie et dans les régions avoisinantes, se soulevèrent ouvertement. L’avertissement de l’inquisiteur suffit ; les propositions furent rejetées.

Soudain on apprit que Mahomet II avançait et qu’il avait mis le siège devant Belgrade. Ladislas, qui était à la fois roi de Bohême et roi de Hongrie, se trouvait à Buda-Pesth. Prétextant une partie de chasse, il s’enfuit lâchement en Autriche, ainsi que son oncle, le comte de Cillei. Jean Hunyadi, comte de Transylvanie, qui avait été régent du royaume, organisa les forces hongroises avec l’aide de quelques croisés allemands. Capistrano se joignit à lui, comme chef apostolique de la croisade. La victoire de Belgrade est demeurée glorieuse dans les fastes de la Hongrie. Le 14 juillet 1456, Hunyadi franchit le Danube avec une flottille de bateaux et pénétra dans la ville à travers les lignes d’investissement. L’attaque et la défense furent menées avec furie jusqu’au 22 ; ce jour-là, un violent assaut des Turcs fut repoussé et les assiégeants poursuivirent l’ennemi battant en retraite, brûlèrent un de ses camps, enclouèrent plusieurs canons et ramenèrent les autres dans la ville, où ces armes firent merveille jusqu’à la fin de cette mémorable journée. Mahomet concentra ses forces pour une tentative suprême qui échoua. Pendant la nuit, le Turc s’enfuit, laissant sur le champ de bataille vingt-quatre mille hommes et trois cents canons. Son armée fut entièrement dispersée : ce désastre, secondé par l’héroïque résistance de Scanderbeg en Albanie, arrêta l’invasion turque et donna à l’Europe le temps de respirer. Cependant les deux héros auxquels était due cette victoire payèrent de leur vie leur triomphe. L’infection répandue par les cadavres provoqua dans les rangs de l’armée victorieuse une épidémie dont Jean Hunyadi devint, le 11 août, une des victimes. Celle mort empêcha les vainqueurs de pousser plus avant leur succès. Quant à Capistrano, il s’était attaché à son œuvre avec toute son enthousiaste abnégation. Son éloquence avait soulevé les Chrétiens jusqu’au paroxysme de l’exaltation religieuse. Les croisés n’obéissaient qu’à lui et son activité était incessante. Les journées s’écoulaient sans qu’il eût le temps de prendre de la nourriture, les nuits passaient pour lui sans un instant de sommeil. Pendant les dix- sept jours qui précédèrent la victoire, il dormit en tout, dit-on, pendant sept heures. Il était entré dans sa soixante et onzième année ; sa constitution était affaiblie par ses austères pratiques. Quand le dernier effort eut été fourni, la nature épuisée réclama ses droits. Une fièvre lente se déclara le 6 août ; il languit assez longtemps et mourut le 23 octobre.

Capistrano fut peut-être le plus parfait modèle du fils de l’Église que cette époque troublée ait produit — créature purement artificielle, dans laquelle disparaissait la faiblesse humaine avec certaines de ses vertus, tandis que toutes les forces naturelles se concentraient, avec une rare puissance, en un dévouement désintéressé à une mauvaise cause ! De tels hommes sont des instruments aux mains des politiques peu scrupuleux qui savent les utiliser. Pendant quarante ans, Capistrano avait ainsi servi à causer le malheur de ses semblables, sans qu’il eût conscience du mal qu’il faisait. Cependant, comme* le remarque ingénieusement Æneas Sylvius, il restait en cet homme un point faible. Dans les lettres où Capistrano et Hunyadi relatèrent leur victoire, aucun des deux chefs ne rendit justice aux mérites de son collègue. Ainsi que le dit Æneas Sylvius, « Capistrano avait méprisé les grandeurs terrestres, il avait fui loin des plaisirs de ce monde, il avait foulé aux pieds l’avarice et dompté la luxure ; mais il n’avait jamais su dédaigner la gloire »[12].

Le seul homme qui fût digne de succéder à Capistrano était son ami et son émule, Giacomo délia Marca. Celui-ci fut donc envoyé, en 1457, dans le pays où vingt ans plus tôt, il avait déployé son activité. Il était revêtu des mêmes pouvoirs, comme inquisiteur et comme croisé. Le péril turc était encore trop menaçant pour que Giacomo pût perdre son temps à s’occuper de persécution. II se consacra exclusivement à la tâche d’organiser la guerre contre l’Islam, jusqu’au jour où sa santé faiblit. Il retourna alors en Italie, où, peu après, il dut se défendre de l’accusation d’hérésie portée contre lui par ses ardents confrères les Dominicains. U eut pour successeurs ses disciples Giovanni da Tagliacozza et Michèle da Tussicino, après lesquels la charge passa, en 1461, à Fra Gabriele da Verona. Mais bien que, pendant une génération entière, les Franciscains aient fait effort pour convertir les Calixtins, ils eurent peu de succès, faute de pouvoir employer les méthodes ordinaires de l’Inquisition. Nous reviendrons plus loin sur ces événements.

D’ailleurs, l’espoir de réduire la Bohême à l’obéissance devenait de jour en jour plus incertain. Dans l’agitation bruyante des guerres hussites, on avait trouvé de puissants barons et des villes disposés à soutenir énergiquement le pape et l’empereur. Pendant l’interrègne, il y avait eu, tout d’abord, un gouvernement mixte, également partagé entre Catholiques et Calixtins. Sous la vigoureuse autorité de George Podiebrad, les cités orthodoxes s’étaient soumises une à une, et, dans les questions spirituelles, Rokyzana était devenu tout puissant. Il est vrai qu’entre les Églises il y avait peu de différence de doctrine et de pratique, en exceptant toujours l’usage du calice ; mais l'indépendance servait d'abri contre l’avidité de la Curie romaine, et les bruits qui venaient d’Allemagne n’encourageaient guère les Bohémiens à en faire le sacrifice. En Allemagne, en effet, les décrets de Bêle, confirmés par Eugène, avaient un moment servi de sauvegarde ; mais ces décrets étaient désormais tombés en discrédit ou en désuétude et, ù en croire les plaintes violentes de la population, les vieux abus florissaient avec une nouvelle vigueur. Les élections ôtaient négligées, ou, pour les confirmer, on extorquait aux élus des sommes énormes ; les dimes et la vente des indulgences épuisaient le pays. Aussi les Bohémiens, défendus par leur isolement, pouvaient accepter certains ennuis pour s’épargner les frais excessifs de la bénédiction et de la sollicitude apostolique. Le seul espoir de Rome résidait dans la personne du jeune catholique Ladislas, qui approchait de sa majorité. Mais celui-ci, à la veille de son mariage avec la fille du roi de France Charles Vil, mourut subitement, vers la fin de 1457, non sans soupçons i d’assassinat. Georges Podiebrad fut élu et couronné peu après. Alors on put croire qu’à moins d’une intervention divine, on ne devait plus compter sur le retour pacifique de la Bohème au bercail[13].

Pourtant, tout d’abord, il sembla qu'une entente fût possible. Ladislas, peu de temps avant sa mort, s’était proposé d’envoyer une ambassade à Rome pour opérer une réconciliation et Calixte III avait exprimé un vif désir de voir Rokyzana, dont la réputation était grande à Rome ; le pape avait demandé à Podiebrad de satisfaire à ce désir. De plus, Podiebrad se fit couronner conformément au rite romain ; n’ayant pas d’évêque à sa disposition, il se fit prêter par son gendre, Mathias Corvin de Hongrie, les évêques de Raab et de Bacs, pour présider à son sacre. Le jour de son couronnement il jura d’obéir à Calixte et à ses successeurs, de restaurer la religion et de persécuter les hérétiques. En fils dévoué de l’Église, il écrivit à Calixte et obtint du pontife des lettres le reconnaissant comme roi de Bohême. Il envoya à Rome des députés qui promirent que_ Rokyzana allait les suivre et assurer sur des bases durables la soumission de la Bohême. C’étaient là des escarmouches en vue de prendre position. Quelques mois plus tard, lorsque Calixte mourut et qu’Æneas Sylvius reçut la pourpre sous le nom de Pie II, on put espérer qu’un concordat raisonnable allait intervenir. Depuis qu’il était allé à Bile dans la suite du cardinal Capranica et que, de son propre aveu, mu par la cupidité plutôt que par la vérité, il s’était fait le porte-parole du parti hostile à la papauté, Æneas Sylvius s’était presque exclusivement occupé des affaires d’Allemagne et de Bohème, qu’il connaissait mieux qu’homme du monde. Il avait pris part aux négociations qui aboutirent aux Compactata ; homme avisé, d’intelligence vive et de peu de scrupules, il était anxieux d'unir la Chrétienté contre les Turcs et on s’attendait à ce 'qu’il reconnut l’importance essentielle d’une réconciliation avec la Bohème. George se hâta d’envoyer des députés renouveler ses protestations d’obéissance et demander la confirmation des Compactata. Pie II, qui n’eut pas honte de lancer une bulle condamnant et désavouant solennellement les opinions jadis défendues par lui devant le concile, était prêt à rompre avec les traditions de son passé plutôt qu’avec celles de ses prédécesseurs. Il donna une réponse ambiguë ; George pouvait mériter sa reconnaissance comme roi de Bohème en extirpant l’hérésie. A cet effet, Pie II promettait d’envoyer des légats. Les légats arrivèrent ; mais le pape, tout en traitant George en roi et en fils très aimé quand il sollicitait la coopération de Podiebrad 4 la croisade, prit bientôt après une mesure que, dans sa connaissance des affaires bohémiennes, il savait devoir provoquer infailliblement la rupture.

Ce fut Wenceslas, doyen de Prague, catholique et ennemi mortel de Rokyzana, que Pie choisit pour administrer l’archevêché, en évinçant Rokyzana. Immédiatement, ce fut un soulèvement général. Wenceslas essaya d’affirmer son autorité, mais le pouvoir resta aux mains de Rokyzana. George jeta en prison Fantinus, qui avait été procurateur de la Curie et avait été envoyé en qualité d’orateur pontifical. Il le retint captif pendant trois mois. George avait récemment, par un coup d’heureuse audace, délivré Frédéric III d’un siège que celui-ci soutenait, dans son château devienne, contre ses sujets révoltés. Frédéric s’interposa et détourna, pour un moment, l’explosion de la colère pontificale. Mais quand il demanda instamment que George fût reconnu roi, Pie lui opposa un refus catégorique ; George, frappé d’incapacité comme hérétique, ne pouvait porter la couronne et les serments d’allégeance prêtés par ses sujets étaient sans valeur. Le seul moyen pour lui de recouvrer des droits à la dignité royale, était de revenir à l’Église. En juin 1454, Pie II, en plein consistoire, publia une bulle rappelant tous les griefs de l’Église contre la Bohême, déclarant nuis les Compactata, comme n’ayant jamais reçu la confirmation du Saint-Siège, et sommant George de comparaître devant la cour de Rome, pour crime d’hérésie, dans l’espace de trois fois soixante jours. Deux mois plus tard, Pie II était mort. Mais son successeur, Paul II, poursuivit la procédure en se servant des vieux moyens inquisitoriaux. Trois cardinaux furent désignés, en 1465, pour juger George comme hérétique relaps ; ils le sommèrent en août, à litre de simple particulier, de comparaître devant eux avant six mois. Sans attendre l'expiration du délai, Paul lança, dans les premiers jours de décembre, une bulle relevant de leur allégeance tous les sujets de George, donnant comme prétexte à cette mesure hâtive que, si l’on tardait, le jugement deviendrait plus difficile. Le courroux du pape croissait avec l’obstination du prétendu hérétique. En 1468, d’autres citations A comparaître devant les cardinaux furent encore lancées A Podiebrad. En février 1469, le nom du Hussite George Podiebrad, fils de perdition, fut inscrit, avec ceux de Rokyzana et de Grégoire de Heimbourg, dans la malédiction de la Cœna Domini, pour être anathématisé trois fois l’an, au cours de la messe, dans toutes les cathédrales, tant en latin qu’en langue vulgaire.

Ce n’était pas là un simple brutum fulmen. Il ne fut pas difficile d’exciter la rébellion parmi de turbulents sujets et de provoquer les attaques d’ambitieux voisins. Malgré sa vigueur et son habileté, George eut les plus grandes difficultés à conserver sa place. En 1468, quand les princes allemands eurent consenti une trêve de cinq ans en vue de concentrer leurs' forces contre l’Islam, Paul II jeta la confusion dans l’Empire en envoyant l’évêque de Fprrare prêcher contre la Bohême une croisade payée d’indulgences plénières, auxquelles était adjointe cette faveur spéciale : quiconque s’associerait à la prédication aurait le privilège de choisir un confesseur et de recevoir de celui-ci absolution et indulgence plénières. Le royaume était confié au roi de Hongrie Mathias Corvin, qui prit la croix et, à la tête d’une armée de Croisés, s’empara de la Moravie. Ce fut le début d’une longue guerre, durant laquelle George mourut, en 1471, relevé de l’excommunication à son lit de mort. Ladislas II, fils de Casimir de Pologne, fut élu roi de Bohême. En 1475, les rivaux conclurent une entente : tous deux étaient reconnus rois de Bohême ; Mathias détiendrait, sa vie durant, la Moravie, la Silésie et la plus grande partie de la Lusace ; celui des deux qui survivrait à l’autre jouirait alors du royaume entier. En 1490, à la mort de Mathias, Ladislas recouvra les trois provinces et ajouta bientôt après la Hongrie à son domaine.

Ladislas ôtait bon catholique. Sixte IV, qui avait aidé à son élection, espérait voir enfin se présenter l’occasion de briser la résistance opiniâtre des Calixtins. Le roi fil une tentative dans ce sens ; mais des troubles sanglants éclatèrent à Prague et faillirent lui coûter la vie : il comprit que pour minime que fût la différence entre catholiques et utraquistes, le vieux fanatisme du « calice » n’en survivait pas moins. Finalement, en 1485, à la Diète de Kuttenberg, on convint de pratiquer la tolérance mutuelle, et Ladislas, qui était d’humeur accommodante, ne se risqua plus à de nouveaux coups d’audace. Ainsi la situation étrange de la Bohême, en tant que membre de la Chrétienté latine, devint plus singulière encore. Le peuple était, en grande majorité, composé de Calixtins, par conséquent d’hérétiques ; mais l’Eglise avait dû renoncer à essayer de les sauver malgré eux. De temps à autre on nommait des inquisiteurs-missionnaires ; mais ces hommes limitaient leurs efforts pratiques à la persuasion et à la controverse. Même, en 1463, Die II se crut obligé d’avertir Zeger, vicaire général des Observantins, que ses frères, dans leurs relations avec les hérétiques, s’abstinssent de pousser leur zèle jusqu’aux malédictions et aux injures et eussent uniquement recours à la douceur et à la discussion. Les missionnaires étaient, pour la plupart, des Franciscains, ce qui nous explique pourquoi la tolérance accordée aux catholiques ne put prévaloir contre les préventions entretenues par le peuple à l’égard de cet Ordre. Même. George Podiebrad avait, en 1460, permis aux Franciscains de revenir à Prague. Mais on ne pouvait contenir leurs débordements de zèle et ils furent expulsés en 1468. En 1482, sous Ladislas, ils revinrent encore une fois ; mais au cours des troubles de l’année suivante, ils furent trop heureux de s’enfuir sains et saufs. Leur couvent fut rasé et ne fut pas reconstruit avant 1629. De temps à autre, on fonda des communautés franciscaines à Hradecz, Glatz et Neisse, mais elles eurent la vie courte et furent rapidement détruites par le fanatisme populaire. Comme l’invention de l’imprimerie facilitait la controverse, le zèle des polémistes multiplia les traités démontrant l'iniquité de l’hérésie utraquiste. Mais les Utraquistes ne se laissèrent pas convertir. Quand, dans l’enthousiasme de sa papauté récente, Léon X voulut soulever l’Europe pour une croisade qu’il se proposait de diriger lui-même, il chargea son légat Thomas, archevêque de Gran, de tenter une réconciliation avec la Bohême. On accorderait le calice aux laïques, conformément aux conditions établies à Bâle, mais en le refusant aux enfants et aux aliénés, par crainte de sacrilège ; la prédication serait réservée au clergé ; les biens ecclésiastiques sécularisés pourraient être abandonnés aux Bohémiens, si ceux-ci consentaient à fournir aux évêques et aux prêtres des ressources suffisantes et s’ils envoyaient à la croisade, pour une durée J d'au moins un an, de cinq à dix mille hommes. Mais il fallait que les Bohémiens reconnussent à l’Église le droit d’acquérir et de transmettre des biens. Sur les autres points controversés, on ne pouvait faire aucune concession. Ce fut la première tentative de conciliation à laquelle Rome condescendit. Mais les Calixtins résistèrent à la tentation et maintinrent les Compactata, comme la charte de leur indépendance religieuse. En 1526, quand le roi Louis périt dans la désastreuse journée de Mohacz et que la maison d’Autriche, représentée par Ferdinand 1er, acquit le trône de Bohême, le nouveau roi, si bon catholique qu’il fut, dut s’engager à maintenir les Cotnpactata.

Il ne faut pas croire que, dans la dégénérescence de l’Utraquisme, les doctrines de Wickliff et de Huss fussent tombées complètement dans l’oubli. Les véritables héritiers des deux réformateurs furent les Taborites. Ceux-ci, il est vrai, par leur enthousiasme déréglé, voulurent inutilement lutter contre l’esprit de leur époque et disparurent sous l’énergique répression conduite par Podiebrad. Mais la semence qu’ils avaient jetée ne fut pas entièrement perdue. Les profondes convictions religieuses qui animaient ces gens pauvres et simples apparaissent à travers les traits satiriques que lança contre eux Æneas Sylvius, en reconnaissance de l’hospitalité qu’ils lui offrirent en 1451, à la veille de leur extermination. Envoyé en mission par Frédéric III et voyageant avec quelques nobles, le futur Pie II arriva, de nuit, près du Mont Tabor et jugea plus sur de se fier aux ennemis de sa foi que d’attendre le jour dans un village ouvert. Pour les remercier de leur bienveillant accueil, l’élégant humaniste fait d’eux un tableau où il les couvre gaiement % de ridicule et se moque méchamment de leur pauvreté. C’étaient presque tous des paysans. Ils vinrent le saluer dans le froid, sous la pluie ; beaucoup d’entre eux étaient à peu près nus, ne portant comme vêtement qu’une chemise ou une peau de mouton. L’un n’avait pas de selle, un autre pas de bride, un troisième pas d’éperons. Tel avait perdu un œil, tel autre un bras. Leur saint patron était Ziska, dont le portrait était peint sur les portes de la cité. Bien qu’ils tournassent en dérision la consécration des églises, ils étaient très avides d’écouter la parole de Dieu. Si quelqu’un d’entre eux était trop occupé ou trop paresseux pour se rendre à la baraque en bois où ils s’assemblaient pour prêcher, on l’y menait à coups de fouet. Ils ne payaient pas de dîmes, mais remplissaient les maisons de leurs prêtres de blé, de bière, de bois, de légumes, de viande et de tout ce qui est nécessaire à la vie. Si fermes qu’ils fussent dans la défense de leur indépendance spirituelle, ils ne se montraient pas intolérants, et, parmi eux, la plus large diversité d’opinion était admise.

Quand de tels hommes furent chassés de leur retraite et dispersés à travers les populations, il était vraisemblable qu’ils dussent faire des prosélytes plutôt que de se convertir eux- mêmes. Bien qu’on les ait perdus de vue, ils restèrent assurément fidèles à leurs convictions. Les mesures réactionnaires prises par Rokyzana et par Podiebrad durant les années qui suivirent, ne pouvaient manquer de semer le mécontentement parmi les plus ardents Calixtins eux-mêmes et de faire surgir une nouvelle moisson de disciples et de maîtres. Il subsistait assez d’éléments pour la constitution d’une secte représentant les doctrines qui, une génération auparavant, avaient embrasé la Bohême. Cette secte eut beau se manifester avec timidité et désavouer prudemment toute affiliation à la secte détestée et redoutée des Taborites ; il est néanmoins évident qu’elle fut, en grande partie, constituée des mêmes éléments.

C’est en 1457 que ces nouveaux sectaires apparaissent pour la première fois sous une forme organisée. Chrétiens ardents et humbles, s’efforçant d’appliquer les doctrines de Jésus, ils différaient des Taborites par une plus grande ressemblance avec les Vaudois, ressemblance due sans doute à l’influence de Pierre Chelcicky, qui, sans faire partie de leur association, fut cependant, à certains égards, leur maître. Comme les Vaudois, ils proscrivaient le serment et le glaive. Rien ne pouvait justifier le meurtre d’un homme. Aussi la secte imitait-elle la « non- résistance » des Vaudois. Depuis l’époque de Constantin et de Silvestre, l’Église romaine s’était égarée à la poursuite de la richesse et du pouvoir temporel. Les sacrements étaient sans valeur entre des mains impures. Les prêtres pouvaient recevoir les confessions et imposer des pénitences, mais ils ne pouvaient absoudre ; ils avaient seulement le droit d’annoncer le pardon de Dieu. Le purgatoire était un mythe inventé par des prêtres rusés. En ce qui concernait le sacrement de l’Eucharistie, ils adoptaient la formule de Pierre Chelcicky, qui éludait la difficulté en affirmant que le croyant reçoit le corps et le sang du Christ, sans prétendre expliquer la chose et sans oser la discuter. Ils se moquaient de la superstition des Calixtins, qui promenaient par les rues le Saint-Sacrement en l’offrant à l’adoration des fidèles ; et croyaient que celui dont l’œil venait à tomber sur le sacrement était, pour la journée, à l'abri de tout mal. Les sectaires s’exposèrent parfois nu martyre, en réprouvant publiquement le zèle fanatique qui avait fait de l’Eucharistie la plus sainte des idoles. Tels étaient les principes sur lesquels était édifiée cette confrérie d’amour et de charité, pleine de résignation et d’humilité, qui représenta l’idéal chrétien plus exactement peut-être que tout ce que le monde avait vu depuis treize siècles. Leur extrême simplicité de vie ne poussait pas l’ascétisme jusqu’à l’exagération. Il ne s’agissait pas de prendre d’assaut le ciel en mortifiant la chair ; il fallait gagner le salut en s’acquittant avec soin des devoirs imposés à l’homme par le Créateur, en obéissant avec soumission à la volonté divine, en se confiant pieusement au Christ. Ce fut l’Unitas Fratrum, l’Union des Frères Bohèmes ou Moraves, qui, sans lutte et sans résistance, supporta les cruelles vicissitudes de cet âge de transition et se maintint pendant quatre cents ans, jusqu’à nos jours, prouvant que la force n’a pas toujours le dernier mot dans les affaires de ce monde et que la nature humaine, dans sa simplicité, est capable d’atteindre à une plus grande élévation morale que lorsqu’elle obéit à des influences politiques, séculières ou spirituelles[14].

Ils jouirent tout d’abord, semble-t-il, de la faveur de Rokyzana. Ils prétendaient d’ailleurs suivre la doctrine de ce dernier, dont le neveu, Grégoire, fut un de leurs plus anciens chefs, en même temps que Michel, prêtre de Zamberg. Mais la politique de Rokyzana variait sans cesse, selon que paraissait approcher ou reculer l’archiépiscopat tant rêvé ; aussi fut-il bientôt amené à abandonner les Frères. Quand ceux-ci se séparèrent des Calixtins pour s’organiser en secte séparée, Rokyzana ne fit aucune objection à ce qu’on les persécutât. C’est en vain qu’ils déclarèrent n’être ni Vaudois ni Taborites, — la première appellation étant un amer reproche, la seconde l’expression de la terreur. Vers 1461, quand Grégoire et quelques compagnons s’aventurèrent secrètement à Prague, ils furent dénoncés comme conspirateurs taborites et mis à la torture. Leur exaltation religieuse était telle que Grégoire s’évanouit sur la roue et eut une vision extatique. Portons au crédit de Rokyzana que, lorsqu’il vit son neveu insensible à la torture, il fondit en larmes et s’écria : « 0 mon Grégoire, combien je voudrais être à ta place ! » Peu après, il obtint que Podiebrad permit aux Frères de s’établir à Liticz. En ce lieu, ils prospérèrent parmi des alternatives de paix et de persécution, et virent leur nombre s’accroître rapidement.

Conservant tous les sacrements, les Frères maintenaient la croyance à la succession apostolique en vue du sacrement de l’ordination. Mais comme, en des mains indignes, les sacrements perdaient toute efficacité, les sectaires furent saisis de doutes douloureux concernant l’autorité sacerdotale de leurs prêtres, cette autorité émanant de l’Église romaine. Certains eurent l’idée d’envoyer une mission vers les légendaires Chrétiens de l’Inde. Mais ils rencontrèrent deux hommes qui revenaient d’Orient et les renseignements que ceux-ci leur fournirent leur donnèrent la conviction que, dans les églises orientales, la tradition apostolique s’était perdue. Alors ils songèrent aux Grecs ; mais ils virent à Prague des Grecs et nombre de Bohémiens qui avaient parcouru le Levant et les provinces danubiennes ; ces gens leur apprirent que là-bas on réclamait des droits pour l’ordination, simonie qui entachait de nullité le sacrement. De plus, trois Bohémiens qui avaient reçu les ordres sans qu’on s’enquit de leur moralité, révélèrent aux Frères qu’aucune ordination valable n’était décernée par l’Église grecque, finalement on s’adressa aux Vaudois, dont une nombreuse communauté habitait sur la frontière autrichienne. Ceux-ci prétendaient descendre de l’Eglise primitive ; leurs ancêtres avaient abandonné Rome quand, sous Silvestre, la papauté s’était sécularisée par la Donation de Constantin ; ils avaient conservé la pureté de la succession apostolique. Il restait, pour les Frères, à voir si Dieu voulait qu’ils lissent appel à l’intervention de ces Vaudois. En 1467, une assemblée d’environ soixante députés choisis se tint à Lhotka. Après un jeune et une ardente prière, ils laissèrent au sort le soin de décider s’ils devaient se séparer du clergé romain. Le résultat fut affirmatif. Ils choisirent alors neuf hommes, dont trois, deux, un seul ou pas un seraient élus selon qu’il plairait à Dieu. On prit douze cartes ; sur trois de ces cartes on écrivit : « il est (élu) », sur les neuf autres « il n’est pas (élu) ». On mêla les cartes et on chargea un jeune garçon d’en distribuer neuf aux hommes choisis. On constata que les trois cartes portant « il est élu » avaient été distribuées : l’assemblée rendit pieusement grâces à Dieu d’avoir indiqué la voie dans laquelle il fallait s’engager. On envoya Michel de Zamberg à l’évêque vaudois Étienne, qui s’enquit de la foi et du passé de son visiteur et remercia Dieu en pleurant de lui avoir accordé la joie de ne pas mourir sans avoir vu des hommes pieux. Une fois consacré évêque, Michel revint ; on fit une rigoureuse enquête sur les antécédents d’un des trois élus, nommé Mathias, qui fut dûment consacré évêque par Michel. Après quoi, Michel renonça à son épiscopat vaudois et à sa prêtrise catholique et reçut une seconde fois l’ordination des mains de Mathias[15].

Ainsi était brisé tout lien avec Rome, en même temps que d’étroites relations s’établissaient entre les Frères et les Vaudois. La sympathie réciproque et l’identité de foi attiraient les deux sectes l’une vers l’autre, bien que l’austère vertu des Frères reprochât aux Vaudois de dissimuler leur croyance en assistant à la messe catholique, d’amasser de l’argent et de négliger les pauvres. Les Vaudois acceptèrent le reproche avec bonne grâce, et promirent de s’amender. Bientôt les deux sectes étroitement unies se fondirent en une seule association. Le nom officiel d'Union des Frères subsista ; mais, peu à peu, on reprit la vieille appellation honnie de Vaudois, dont les sectaires se servirent couramment pour se désigner dans leurs professions de foi ou dans leurs traités polémiques. J’ai déjà fait mention de la députation qui fut envoyée en 1498 aux Frères d’Italie et de France ; j’ai dit aussi comment les vieilles communautés des Alpes tirèrent une nouvelle vigueur et un surcroît d'indépendance de l’inébranlable constance affirmée par leurs nouveaux adeptes.

Grégoire avait édifié l’Église des Frères sur une base extrêmement sévère. Les néophytes n’étaient pas tenus, il est vrai, de verser au fonds commun ce qu’ils possédaient, mais le plus souvent ils agissaient ainsi. La conduite de chacun était soumise à la surveillance la plus attentive. Le moindre délit était puni d’expulsion, et l’expulsion n’était révoquée que lorsque le coupable avait fourni des preuves de son retour au bien. Nul n’avait le droit de prêter serment, même devant un tribunal, ni de remplir une charge, de tenir une auberge, de pratiquer aucun commerce autre que celui des objets indispensables à la vie. Tout noble désireux de s’unir aux Frères devait renoncer à son rang et aux fonctions qu’il occupait. En 1479, deux barons et plusieurs chevaliers demandèrent à être admis dans la secte : on leur appliqua rigoureusement la règle ; certains s’y soumirent, d’autres se retirèrent. Cette sévérité finit par causer de violentes dissensions, et, en 1490, le synode de Brandeis adoucit la rigueur des statuts. Le parti puritain s’éleva contre cette mesure et fut assez puissant pour obtenir d’un synode subséquent la révocation de cette réforme. Un malaise général se répandit parmi les Frères jusqu’au jour où, en 1495, au synode de Reichenau, les parties extrêmes échangèrent un pardon mutuel et s’entendirent pour tempérer la sévérité de la loi. Pourtant, deux chefs puritains, Jacob dé Wodnan et Amos de Stekna, refusèrent d’accepter le compromis et fondèrent la secte des Amosites, ou Petit Parti, qui vécut à l’écart pendant quarante-six ans.

Cependant les Frères avaient été en butte à des persécutions fréquentes et cruelles. Parfois obligés de chercher un refuge dans les montagnes et les forêts, ce qui leur valut le nom de Jamnici ou habitants des cavernes, ils comptèrent tout une série de martyrs qui attestèrent, dans les donjons ou sur le bûcher, la fermeté de leurs convictions. Néanmoins, la petite association grossit sans cesse. En 1500, on jugea nécessaire de porter à quatre le nombre des évêques. En Bohême et en Moravie, on comptait entre trois et quatre cents églises, avec près de deux cent mille fidèles. Il y avait peu de villages, il n’existait presque aucune ville où l’on ne trouvât des sectaires. Ceux-ci avaient de puissants protecteurs parmi les nobles que l’asservissement des paysans, en 1487, avait rendus pratiquement indépendant et capables de défendre leurs protégés pendant les périodes de persécution. Les Frères s’occupaient activement à instruire le peuple et à imprimer des livres. Chaque paroisse possédait une école ; il y avait, de plus, des maisons d’éducation supérieure, particulièrement à Jungbunzlau et à Litomysl. Sur les six imprimeries bohémiennes, ils en détenaient trois ; les catholiques en possédaient une seule et les Calixtins deux. Entre 1500 et 1510, soixante volumes imprimés parurent en Bohême ; cinquante de ces livres sortaient des presses des Frères.

Depuis cette époque jusqu’à la mort de Ladislas en 1516, les Frères subirent une persécution intermittente, mais cruelle, particulièrement en Bohème. Ladislas, dans son testament, donnait des instructions en vue de leur extermination, « poulie salut de son âme et pour l’amour de la vraie foi ». Mais, grâce à la minorité de son fils Louis, à peine âgé de dix ans, grâce aussi aux troubles qui surgirent et aux luttes entre Catholiques et Calixtins, on laissa en repos les Frères. Les pasteurs exilés revinrent, les églises se rouvrirent et le service public reprit. En 1515, au concile de Latran, Jean de Lasko, archevêque de Gnesen, délégué par Sigismond de Pologne, exposa à Léon X la déplorable condition de l’Église par toute la Bohême, la Hongrie et la Pologne. L’hérésie toute puissante faisait que beaucoup de paroisses étaient dépourvues de prêtres ; il était impossible d’éviter les relations avec les hérétiques et les interdits résultant de cette tolérance forcée privaient le peuple du service divin et l’amenaient à l'indifférence religieuse. On voit par-là combien le Hussitisme s’était répandu à travers les pays de l’Europe orientale. Cette hérésie florissait de façon à faire redouter qu’elle ne triomphât un jour, grâce au mécontentement soulevé en tous lieux par les désordres et par la tyrannie de la Curie romaine. Léon reconnut la gravité de la situation et nomma une commission de cardinaux pour mener une enquête et proposer les mesures nécessaires. Remarquons que cette enquête aboutit à la publication d’une bulle où il n’est fait aucune allusion à la persécution. Le pape se borne à accorder certaines concessions et va même jusqu’à permettre la célébration de la messe en présence d’hérétiques et de schismatiques.

Quand surgit le Luthéranisme, les Bohémiens engagèrent des négociations avec les protestants allemands. Mais, à ce moment, l’histoire des Frères Bohèmes sort du cadre de notre étude actuelle. Rappelons pourtant la constance avec laquelle ils subirent les assauts de la Contre-Réforme et réussirent à transmettre jusqu’à nos jours les enseignements de Pierre Waldo et de Jean Wickliff. Ils portèrent au-delà de l’Atlantique leur zèle intrépide joint aux plus douces vertus chrétiennes. Dans les annales de la Pennsylvanie, le nom de Moraves finit par désigner les plus fermes et les plus sûrs appuis de l’organisation sociale. Parkman a judicieusement montré le contraste entre l’influence civilisatrice des bons missionnaires moraves et les procédés de leurs rivaux, les Jésuites, qui se contentèrent de substituer la croix aux fétiches des Indiens. Cet enthousiasme pour le bien n'est pas encore éteint aujourd’hui. Si petite que soit l'Église morave, elle comptait, en 1885, jusqu’à trois cent dix-neuf missionnaires, dispersés dans les coins les plus éloignés de la terre, comptant comme fidèles plus de quatre-vingt-un mille indigènes convertis. Plus leur terrain d’action est pénible et inhospitalier, plus est ardent le zèle des bons Frères. Sans eux les côtes sauvages du Groenland seraient à peu près fermées à toute influence chrétienne. Leur œuvre vraiment apostolique est pour nous une preuve nouvelle que le sang des martyrs de Constance n’a pas coulé en vain[16].

 

FIN DU DEUXIÈME VOLUME

 

 

 



[1] Assurément, ceux des ecclésiastiques qui restaient fidèles à Rome devaient être en butte à de dures vexations, En 1417, Etienne d’Olmütz se plaint qu’on les chasse de leurs bénéfices, qu'on les violente et qu’on les massacre. — Steph. Cartus. Epist. ad Hussit. P. I. c. 3 (Pez, Thesaur. Anect. IV. II. 517).

[2] Le parti démocratique Bohémien reçut aussi un avertissement. Sigismond se vengea cruellement des citoyens de Breslau qui avaient pris part à un soulèvement semblable à celui de Prague. Le 7 mars, il fit décapiter vingt-trois d’entre eux. — Bezold, König Sigmund und die Reichskriege gegen die Hussiten, München, 1872, p. 37.

[3] Cependant, les bulles papales prêchant les croisades représentaient ces puritains, non seulement comme bouleversant tout l’ordre politique et social, mais comme condamnant le mariage et s’abandonnant à toutes sortes de pratiques ignobles et bestiales. — Martini PP. V. Bull. Permisit Deus, 25 Oct. 1427 (Fascic. Rer. Expetendarum et Fugiend. II. 613).

[4] En 1436 on eut grand'peine à obliger Rokyzana lui-même à déclarer qu'il ne croyait pas à la consubstantiation. — Jo. de Turonis Regest. (loc. cit. p. 426-7). Cependant, rien de plus énergique que son affirmation de l’existence du corps et du sang, dans son Tractatus de Septem Sacramentis (Cochlæi Hist. Hussit. p. 473-4). Connaissant la vénération exagérée et superstitieuse des Calixtins pour l’Eucharistie, on peut voir un exemple des récits inventés pour exciter la haine populaire dans l'assertion du cardinal Giuliano, lequel, en 1431, prétendit que les Hussites avaient coutume de manifester leur mépris pour le sacrement en foulant aux pieds l'espèce, mélangée au sang d'hommes égorgés par eux. (Cochlæi, op. cit. p. 240),

[5] Jean de Raguse était délégué de l’Université de Paris à Sienne et joua plus tard un rôle important à Bâle.

[6] La répulsion de la papauté pour les conciles généraux était assez justifiée. Le 3 juin 1433, le concile de Bâle, à l’unanimité, abrogea les annates et décréta qu’à l’avenir la collation et la confirmation des sièges et bénéfices ne comporteraient aucun frais autre que les honoraires du notaire. Les évêques d’Otrante et de Padoue protestèrent au nom du pape ; voyant qu’on négligeait leur protestation, ils quittèrent le concile, suivis par quelques autres prélats. Ceux qui restèrent se répandirent en manifestations joyeuses et en actions de grâces. — Ægid. Carlerii Lib. de Legation, (op. cit. I. 368).

[7] La lettre du cardinal Giuliano et les commentaires d’Æneas Sylvius sur le concile de Bâle furent plus tard insérés dans l’Index Expurgalorius (Reusch, Der Index der verbolenen Bücher, I. 40).

[8] La question de la communion des enfants est un exemple de l'adresse casuistique des orthodoxes. Après la réconciliation, alors que Sigismond régnait à Prague, la communion des enfants fut interdite par le légat du concile, sous prétexte que les Compactata n’accordaient ce privilège qu’à ceux qui avaient coutume d’en jouir, et que les enfants nés depuis n’y avaient, par suite, aucun titre. — Jo. de Turonis Regest. (Mon. Conc. Gen. Sæc. XV. T. I. p. 865).

[9] Le caractère démocratique de la révolte des Taborites apparaît dans un incident de septembre 1433. Procope, voulant envoyer un détachement pour envahir la Bavière, avait désigné comme chef un capitaine nommé Pardus. Les hommes se mutinèrent avant le départ. Comme Procope s’interposait, un d’entre eux le jeta à terre en le frappant à la tête avec un escabeau. L’auteur de cet acte brutal fut élu chef ; ce fut sous ses ordres que les Taborites perdirent deux mille de leurs meilleurs vétérans. — Ægid. Carlerii, l. c., p. 466-7. — On peut voir dan< la réduction des paysans bohémiens à l’état de servage, en 1487, le résultat final de la ruine des Taborites.

[10] L’intention du pape, en permettant l’usage du calice, était, d’après l’interprétation donnée en 1464 par Pie II (Æneas Sylvius), de n’accorder cette autorisation qu’aux gens accoutumés à communier ainsi, jusqu'au jour où le concile de Bâle aurait fixé la doctrine définitive. Si cette réserve avait été observée, la classe ainsi privilégiée se serait, avec le temps, éteinte ; c’était donc une infraction à la convention que de donner la communion sous les deux espèces aux enfants et aux nouveaux communiants. — Æneas Sylvius, Epist, LXXI (Op. ined. p. 465).

[11] George Podiebrad, dans la lettre qu’il adressa, en 1468, à son gendre Mathias Corvin, pour se plaindre de l’attitude du Saint Siège à son égard, s’exprime en ces termes : « En vérité, il y avait jadis, en Bohème, beaucoup d’erreurs concernant le sacrement, les ornements et les vêtements des prêtres et l’adoration des saints ; mais, par la grâce de Dieu, tout cela est aujourd’hui changé au point qu’il n’existe plus guère de différence entre notre Eglise et l’Eglise romaine. En comparant ce qui se passait il y a trente ou quarante ans à ce que nous voyons aujourd’hui, on constate qu’il ne reste que peu de chose à faire, en proportion de ce qui a été déjà accompli. » — D'Achery, Spicileg. III. 834. Un pas important dans ce retour vers le passé fut fait en 1454. Des édits parurent ordonnant, au nom de Ladislas, avec le consentement de Rokyzana, que l’Epître et l’Evangile, dans le canon de la messe, fussent récités en latin et non on langue vulgaire ; que la confession fût la condition préalable de la communion ; que les enfants ne reçussent pas le sacrement sans y avoir été dûment préparés ; que le sang de l’Eucharistie ne fût plus porté hors des églises, par crainte d’accidents ; que nul n’administrât le sacrement sans lettres patentes attestant sou ordination à la prêtrise ; que nul mariage no fût célébré sans que des bans eussent été publiés en pleine église. — Chron. Cornel. Zantfliet ann. 1454 (Martène, Ampl. Coll. V - 486-7).

[12] On fit, à des époques différentes, six tentatives pour obtenir la canonisation de Capistrano. Mais le destin lui fut contraire. Les premiers efforts furent neutralisés par l’opposition du légat, Nicolas de Cusa, et par la jalousie des ordres rivaux, Dominicains et Franciscains Conventuels. Des demandes réitérées arrivèrent d’Allemagne, mais on n’y prêta aucune attention. En 1462, des lettres pressantes furent rédigées par Frédéric III, par le Margrave de Brandebourg et par d’innombrables évêques et magistrats des villes allemandes, depuis Cracovie jusqu’à Ratisbonne ; ces lettres furent confiées à un moine franciscain, chargé de les porter à Rome. Le messager mourut en route et remit son message à un chevalier d’Assise. Celui-ci apporta les lettres chez lui, puis partit pour l’Allemagne, où il mourut. Ses descendants conservèrent pieusement la valise contenant les lettres ; vers le milieu du XVIIe siècle, Wadding vit par hasard cette valise, et porta les lettres à Rome, espérant qu'elles pourraient encore obtenir le succès désiré. — Les miracles accomplis par le thaumaturge, objet d’un rapport circonstancié sous Léon X, consistaient en plus de trente résurrections ; trois cent soixante-dix sourds avaient recouvré l’ouïe ; cent vingt-trois aveugles avaient revu la lumière ; neuf cent-vingt paralytiques et podagres avaient été guéris ; les miracles divers étaient innombrables. En conséquence, Capistrano fut admis au titre secondaire de Bienheureux et son culte réservé aux Franciscains du diocèse de Capistrano. En 1622, Grégoire XV étendit son culte à tout l’Ordre franciscain ; en 1690, enfin, Alexandre VIII l’inscrivit dans le calendrier des saints. — Wadding. ann. 1430, n° 114- 22 ; ann. 1402, n° 29-78. — Welzsäcker, ap. Herzog’s Real Encyklop. s. v.

[13] Pie II n’hésita pas à répandre dans le monde chrétien l’affirmation positive de l'empoisonnement de Ladislas par George. Il déclara que, malgré l’obscurité qui enveloppait ces événements, les médecins viennois de la cour attribuèrent la mort du prince au poison. — Æn, Sylvii Epiât, LXXI (Op. ined. p. 467).

[14] Pour la doctrine des Calixtins concernant l'Eucharistie, voir les traités de Rokyzana et de Jean de Przibram dans Cochlæi Hist. Hussit. p. 471, 508 ; voir aussi les actes d’accusation de Jean de Przibram contre Pierre Payne (Ibid., 230). — Quand les Frères entreprenaient d’expliquer leurs idées sur l’Eucharistie, ils devenaient parfois difficiles à comprendre. Le pain et le vin se changeaient en le corps et le sang ; les Frères auraient cru II ce miracle, mémo si le pain avait été de la pierre ; cependant la substance persistait et lo Christ n'était pas « réellement » présent dans l'espace. — Foseic. Rer. Expetend. et Fugiend. I. 105, 170, 174, 183, 185.

[15] Les Calixtins connurent la même inquiétude au sujet de la succession apostolique. Une lettre écrite en 1451 par l’Eglise de Constantinople, demandant instamment l'union et offrant de fournir des pasteurs spirituels, montre qu'on avait fait des ouvertures à l’Eglise grecque en vue de résoudre la difficulté. Mais, apparemment, les Bohémiens n’étaient pas prêts à rompre définitivement avec le Catholicisme (Flac. Illyr. Catal. Test. Veritatis, lib. XIX. p. 1834-3, éd. 1608). L'inquiétude reparut après la mort de Rokyzana. Enfin, en 1482, un évêque italien, Agostino Luciano, vint à Prague chercher une religion plus pure, et fut reçu au milieu de transports de joie. Il administra les affaires spirituelles des Calixtins jusqu’à sa mort en 1493. Puis l’évêque de Sidon, Filippo, vint à Prague, mais fut rappelé par le pape trois ans plus tard. En 1499, une mission fut envoyée en Arménie, où plusieurs Calixtins reçurent l’ordination. — Hist. Persecutionum, p. 95-6.

[16] Parkman’s Montcalm, II 144-5. — Je dois à la courtoisie de l’évêque De Schweinitz la statistique des Missions moraves.