Après
dix-huit mois d’efforts, le concile de Constance était venu à bout de Huss et
de Jérôme, en employant les seules méthodes connues de l’Eglise, les seules
dont il put se servir. Deux siècles auparavant, les vices de l’Église avaient
été la cause et l’excuse reconnues de la révolte des Albigeois et des.
Vaudois ; cette révolte avait été impitoyablement réprimée sans qu’on tentât
de faire disparaître les maux qui l’avaient provoquée. Pour la seconde fois,
cette corruption effrénée avait fait naître la révolte ; derechef, on suivit
les mêmes errements : on épargna les abus, sources de lucre pour l’Église,
mais l’on frappa les hommes qui refusaient de tolérer ces vices et qui
rejetaient les principes mêmes d’où résultait tout le mal. En vain le
cardinal Pierre d’Ailly déclara-t-il aux Pères assemblés qu’on ne pouvait
déraciner les hérésies bohémiennes si l’on ne supprimait les abus de la Curie
pontificale. La
Curie était trop puissante pour se soumettre à une semblable opération. Il
semblait que l’Église n’eût rien oublié, qu’elle n’eût rien appris. Une fois
de plus, la répression brutale, sans réformes, allait déchaîner la guerre et
rendre inévitable une nouvelle croisade. Les prélats et les docteurs
assemblés à Constance ne pouvaient, à la vérité, hésiter sur leur devoir. La
loi canonique et la procédure inquisitoriale avaient depuis longtemps posé en
principe que la seule façon de combattre l’hérésie était d’employer la force,
dès qu’on reconnaissait l’inefficacité du raisonnement. Or, toute opposition
aux autorités constituées de l’Église était qualifiée d’hérésie. Le fils
désobéissant de l’Eglise, lorsqu’il refusait de se soumettre après une sévère
admonestation, devait être exclu de la chrétienté à titre d’exemple.
Fatalement, le concile ne pouvait que persévérer dans la même voie et
exaspérer encore l’indignation causée en Bohème par l’exécution de Huss et de
Jérôme en stigmatisant comme hérésie la croyance que professait alors la
majorité de la population bohémienne. Le
concile s’était proposé, au lendemain de l’exécution de Huss, d’appliquer
immédiatement les méthodes inquisitoriales au royaume de Bohème tout entier.
Mais sur les instances de Jean, évêque de Litomysl, il avait commencé par un
simple avertissement, dans une lettre du 26 juillet 1415. Nous avons vu
comment cette lettre ne fit qu’accroître l’irritation bohémienne. Le 31 août,
le concile confia à l’évêque Jean un mandat l’investissant des prérogatives
inquisitoriales pour l’extermination des hérésies répandues en Bohême. Si
l’évêque ne pouvait, sans danger, remplir sa charge hors de son diocèse, il
était autorisé à convoquer les suspects à son siège épiscopal de Litomysl.
Wenceslas, docile au devoir, donna à Jean un sauf-conduit ; mais les
Bohémiens irrités ravageaient déjà les territoires de l’évêque, qui jugea
prudent de ne pas s’y aventurer en personne. Évidemment, on ne pouvait
imposer le respect des canons à une population aussi exaspérée. Aussi, le 23
septembre, après avoir entendu la rétractation de Jérôme, le concile essaya
d’un nouvel expédient. Un décret nomma Jean, patriarche de Constantinople et
Jean, évêque de Senlis, aux fonctions de commissaires (ou plutôt
d’inquisiteurs), pour juger tous les hérétiques hussites. Ces commissaires
étaient autorisés à citer tous les hérétiques ou suspects à comparaître
devant eux à la Curie romaine. L’édit serait affiché dans les localités
fréquentées par ces hérétiques ou dans les localités voisines, s’il était
dangereux de le publier au lieu même de résidence des accusés. La citation
pouvait être générale ou individuelle. Cette mesure était strictement
conforme à là règle inquisitoriale. Si l’on désirait obtenir la condamnation
in absentia de la nation bohémienne en masse, le moyen était bien choisi.
Mais comme le pays était mûr pour la révolte, Huss et Jérôme y étant vénérés
autant que saint Pierre et saint Paul à Rome, le seul résultat de cette
tentative fut de fortifier le parti extrême. C’est ce que prouva, le 30
décembre 1415, une adresse envoyée au concile et signée de quatre cent
cinquante nobles bohémiens, qui renouvelaient leurs plaintes au sujet de
l'exécution de Huss et s’affranchissaient de toute obéissance. Cet audacieux
défi fut relevé. Le 20 février 1416, les signataires de l’adresse et tous les
autres partisans de Huss et de Wickliff furent sommés de comparaître avant
cinquante jours devant le concile pour répondre à l’accusation d’hérésie. A
défaut de comparution, on les poursuivrait par contumace. Comme il aurait été
périlleux de signifier personnellement ces citations aux prévenus, en quelque
lieu de la Bohème qu’ils se trouvassent, on ordonna l’affichage de la
proclamation aux portes des églises de Constance, Ratisbonne, Vienne et
Passau. L’ordre fut exécuté selon les formes légales. Les citations furent
affichées aux portes des églises ; acte de cette formalité fut dressé, à
Constance le 5 mai, à Passau le 3 mai, à Vienne le 10 mai, à Ratisbonne le
14, le 21 et le 24 juin. Le 3 juin on déclara les criminels coupables de contumace
et, le 4 septembre, on confia à Jean de Constantinople le soin de mener la
suite de la procédure. A ce
moment, il semble (pie la tentative de répression ait avorté. On avait depuis
longtemps reconnu que les méthodes inquisitoriales étaient impuissantes quand
les suspects constituaient la majorité d’une nation. Dès le 27 mars 1416,
sans attendre le résultat de ces formalités judiciaires, le concile avait
résolu de faire appel à la force, si toutefois il subsistait en Bohème assez
de zélés partisans de l'orthodoxie pour qu'un semblable appel fût entendu. Le
fanatique Jean de Litomysl fut revêtu de la puissance légatine et envoyé en
mission auprès des seigneurs de Hazenbourg, de Jean de Michelsbourg et
d’autres barons connus comme hostiles au parti populaire. Le prélat était
porteur dé lettres où le concile exposait en termes émouvants la patience et
la douceur déployée par les Pères à l’égard de Huss, qui n’avait péri que par
l’effet de son endurcissement criminel. En dépit de cette mansuétude, les
disciples de l’hérétique avaient adressé au concile des libelles
diffamatoires ; l'hérésie se propageait sans cesse et empoisonnait le pays :
prêtres et moines étaient dépouillés, chassés, violentés, assassinés. Aussi
les barons étaient-ils sommés de s’unir au légat pour bannir et exterminer
tous ces persécuteurs de la foi, sans égard pour les liens d’amitié ou de
parenté. Mais la mission de l’évêque Jean échoua, bien que Sigismond eût, le
21 et le 30 mars, remercié par lettres les nobles catholiques de leurs pieux
dévouements et averti les magnats hussites que, s'ils persistaient dans leur
erreur, la Chrétienté tout entière se coaliserait en une croisade contre eux.
L’Université de Prague répondit, le 23 mai, par une déclaration publique
affirmant l'orthodoxie parfaite et les éminents mérites de Jean Huss. Huss
avait mené, au milieu des maitres de l'Université, une existence pure et sans
tache ; sa charité et son humilité égalaient son érudition et son éloquence ;
i) avait été, en toutes choses, un homme d’une piété admirable et s’était
attaché à ramener l’Église à la vertu et à la simplicité de jadis. L’Université,
croyant, semble-t-il, que Jérôme avait déjà été exécuté, adressait à ce
dernier d’égales louanges pour son savoir et sa stricte orthodoxie, ajoutant
que, dans la mort, il avait glorieusement triomphé de ses ennemis. Sur ce
point, l’Université représentait avec modération l’opinion qui prévalait
alors en Bohême. Des disciples plus enthousiastes n’hésitaient pas à affirmer
que la Passion du Christ était le seul martyre comparable à celui de Jean
Huss. Evidemment,
il n'y avait pas de moyen terme permettant de concilier des opinions
contradictoires si énergiquement affirmées. Comme on ne pouvait obtenir des
nobles catholiques de Bohème qu’ils entreprissent une guerre civile, le
concile se tourna naturellement vers Sigismond. En décembre 1416, on adressa
à l’Empereur une lettre éplorée, où l'on se plaignait que l’exécution de Huss
et de Jérôme, au lieu d'enrayer l’hérésie, eût rendu l’erreur plus violente
encore. Comme si des hommes abandonnés à Satan par l’Église étaient des élus
de Dieu, les deux hérétiques étaient vénérés à l’égal des saints et des
martyrs ; leurs portraits étaient pieusement conservés dans les églises,
leurs noms invoqués dans des messes. Les prêtres fidèles étaient bannis ;
leur sort était devenu plus misérable que celui des Juifs. Les barons et les
nobles refusaient obéissance aux ordres du concile et ne permettaient pas
qu’on publiât ses décisions. On professait que la communion sous les deux
espèces était nécessaire au salut et l’on pratiquait en tout lieu cette forme
du sacrement. En conséquence, le concile demandait que Sigismond fil son
devoir et réduisit par la force ces hérétiques rebelles. Sigismond
répondit qu’il avait transmis le document à Wenceslas et que, si celui-ci
n’avait pas le pouvoir d’écraser l’hérésie, lui-même seconderait de toute sa
puissance les efforts du roi. Sigismond n’était nullement en état
d’entreprendre pareille tâche ; mais, après neuf mois d’attente, il jugea
l’occasion bonne pour attaquer son frère qui avait été complètement incapable
de tenir tête à l’orage. Dans une lettre circulaire du 3 septembre 1417,
adressée aux orthodoxes de Bohème, l’Empereur fit un émouvant tableau des
excès commis contre les ecclésiastiques bohémiens, contraints, par des
tortures néroniennes, à abjurer leur foi. Il soupçonnait son frère d’être
favorable aux hérétiques, car de tels crimes n’auraient certes pu être commis
sous un roi si puissant sans la connivence de ce monarque. Aussi le concile
avait-il résolu de poursuivre Wenceslas ; les poursuites avaient été
ajournées à la prière de Sigismond, qui, depuis trois ans, avait vaillamment
lutté pour reculer cette fatale échéance. L’Empereur conclut en engageant
tous ses sujets à se garder d’aider l’hérésie, et à faire tous leurs efforts
pour la détruire[1]. Peu
après, le 11 novembre 1417, le Grand Schisme prit (in par l’élection du pape
Martin V. Sous l’impulsion de ce pontife habile et résolu, qui, en 1411 — alors
qu’il était le cardinal Ottone Colonna —, avait condamné et excommunié Huss,
l’Église, de nouveau unifiée, s’empressa de rendre le conflit inévitable. En
février 1418, le concile publia une sorte d’ultimatum en vingt- quatre
articles. Le roi Wenceslas devait jurer d’exterminer l’hérésie de Wickliff et
de Huss. Des instructions minutieuses ordonnaient la restauration de l’ancien
état de choses en Bohême ; il fallait réinstaller et indemniser les prêtres
et les catholiques qui avaient été chassés ; il fallait rétablir le culte des
images et des reliques et observer les rites de l’Église. Toutes les personnes
entachées d’hérésie étaient tenues d’abjurer, Les principaux docteurs
hérétiques, Jean Jessenitz, Jacobel de Mies, Simon de Rokyzana et six autres
étaient sommés de se rendre à Rome pour y être jugés. La communion sous les
deux espèces devait être l’objet d’une abjuration spéciale ; quiconque
s’attachait aux doctrines de Wickliff et de Huss, quiconque regardait comme
saints Huss et Jérôme, devait être brûlé comme hérétique relaps, c’est-à-dire
sans possibilité de rétractation et sans espoir de pardon. Enfin, tous les
citoyens étaient requis de prêter assistance aux officiaux épiscopaux à la
première demande de ces magistrats, sous peine d’encourir les pénalités
frappant les fauteurs d’hérésie. C’était là simplement l’application des lois
existantes, telles que nous les avons déjà maintes fois vu employer à l’égard
de populations entières, Pour imposer l’exécution de ces mesures, Sigismond
promit de visiter la région rebelle avec quatre évêques et un inquisiteur, et
de brûler tous ceux qui refuseraient de rétracter leurs erreurs. Ce
premier acte fut promptement suivi d’une bulle adressée le 22 février 1418,
par Martin Y, aux prélats et inquisiteurs de Bohème et de Moravie, ainsi qu'à
ceux des territoires environnants, Passau, Salzbourg, Ratisbonne, Bamberg,
Misnie, Silésie et Pologne. Le pape constatait avec douleur et surprise que
les hérétiques n’avaient nullement été amenés au repentir par la mort
misérable de Huss et de Jérôme, mais qu'ils avaient été excités par le Démon
à de plus grands péchés. Il ordonnait donc aux prélats et aux inquisiteurs de
traquer les rebelles et de les livrer au bras séculier. Quiconque montrerait
de la négligence à remplir cette tâche devait être disgracié et remplacé. Les
princes séculiers recevaient l’ordre d’arrêter tous les hérétiques, de les
tenir enchaînés et de les punir selon leurs mérites, une fois la culpabilité
reconnue. Le pape donnait une longue série d’instructions concernant les
jugements, les pénalités et les confiscations, conformément à la pratique
inquisitoriale usitée depuis si longtemps. Si cette intervention pontificale
avait pour but de seconder l'expédition que Sigismond avait promis
d’entreprendre, ce fut une peine bien inutile. La promesse royale n’eut pas
plus d’effet que les promesses ordinaires de Sigismond. En décembre 1418,
l’empereur se contenta d’écrire à Wenceslas pour le menacer d’une croisade au
cas où l’infortuné monarque n’exterminerait pas l’hérésie. Ces
documents fournissent un tableau quelque peu poussé au noir, mais somme toute
assez exact, de l’état de la Bohême à cette époque. Le royaume presque entier
avait secoué le joug de l'Église, bien que les mineurs allemands, dans les
montagnes de Kuttenberg, travaillassent déjà à exterminer les hérétiques du
pays. Les doctrines wickliffites, adoptées par Huss, triomphaient
généralement. Affranchis de toute contrainte exercée par le pouvoir central,
les habitants profitaient de cette liberté inaccoutumée pour pousser à des
conséquences extrêmes la haine que leur inspirait le système sacerdotal.
L’utraquisme, ou communion sous les deux espèces, avait été l’objet d’une
frénésie de bienvenue qui parait aujourd’hui presque inexplicable*
L’enthousiasme fut encore accru par l'interdiction formulée par l’archevêque
Conrad le l’er novembre 1415 et réitérée le 1er février 1416. En 1417,
l’Université de Prague publia une déclaration solennelle en faveur de
l’utraquisme et proclama, nulle toute décision humaine modifiant
l'institution du Christ et la coutume de la primitive Église ; dès lors, ce
point de doctrine devint la marque distinctive des Hussites par opposition
aux Catholiques. Déjà d'autres innovations avaient été introduites dans le
dogme et l’accord était loin d’être établi entre les réformateurs, les uns
timides, les autres entreprenants. Dès 1416, Christann de Prachatitz
reprochait à Wenceslas Coranda de nier l’existence du purgatoire, l’utilité
des prières pour les morts et du suffrage des saints, de proscrire
l’adoration de la Vierge, les reliques et les images, d’administrer
l’Eucharistie à des enfants nouvellement baptisés, d’exclure tous rites et
cérémonies et de ramener l’Eglise à la simplicité des temps primitifs.
D’autres hérétiques professaient qu’on avait le droit de célébrer le service
divin en tout lieu aussi bien que dans l’église consacrée, et que des laïques
pouvaient accomplir la cérémonie du baptême dans un étang ou dans une eau
courante. Déjà se formait la secte qui, réalisant les idées de Wickliff,
devait être connue plus tard sous le nom de Taborites. Un autre parti,
plus modéré-dans la réforme, était celui des Calixtins ou Utraquistes
; ceux-ci, satisfaits des résultats acquis, s’efforçaient de fixer des
limites au zèle qui menaçait de ruiner tout l’ancien ordre de choses. Les
partis commençaient à prendre position. Le 25 janvier 1417, probablement peu
de temps avant sa déclaration en faveur de l’utraquisme, l’Université publia
une lettre où elle constatait les fréquentes discussions qui s’élevaient au
sujet de l’existence du purgatoire, de l’emploi des bénédictions et autres
observances ecclésiastiques. Pour mettre un terme à ces querelles,
l’Université imposait à tous l’obligation de croire au purgatoire et à
l’utilité des suffrages, prières, aumônes pour les morts, des images du
Christ et des saints, de l’usage de l’encensoir, de l’aspersion, des
carillons, du baiser de paix, de la bénédiction des saints-fonts, du sel, de
l’eau, de la cire, du feu, des rameaux, des œufs, du fromage et autres
aliments. Nul novateur professant une doctrine différente ne devait être
écouté jusqu’au jour où il aurait établi la vérité de cette doctrine à la
satisfaction de l’Université. En septembre 1418, il fallut renouveler cette
déclaration, en y ajoutant la condamnation des doctrines qui proscrivaient
les serments, les exécutions judiciaires et les sacrements administrés par
des prêtres en état de péché — preuve que les théories vaudoises faisaient de
rapides progrès parmi les Taborites. On voit
quelles questions occupaient alors les esprits et quelles divergences
d’opinion se dessinaient. Les convictions étaient trop fortement enracinées,
on comprenait trop peu la tolérance mutuelle pour qu’une discussion pacifique
put s'engager. L’excitation croissait de jour en jour, provoquant des
troubles parfois sanglants. Comme l’inquiétude se répandait partout, des
hommes et des femmes appartenant aux sectes les plus avancées commencèrent à
accourir des diverses régions du royaume et à se réunir sur une montagne
voisine de Bechin, à laquelle ils donnèrent le nom de Tabor et où ils
recevaient le sacrement sous les deux espèces. Ces assemblées étaient plus
nombreuses aux jours fériés. Le 22 juillet 1419, à la sainte Marie-Madeleine,
la multitude était estimée à quarante mille sectaires. Le nombre leur donnait
du courage. Il fut même question parmi eux de déposer le roi Wenceslas et de
lui donner pour successeur Nicolas, seigneur d’Hussinetz, qui s’était rendu
très populaire en payant de l’exil son plaidoyer en leur faveur auprès du
roi. Mais ils furent détournés de ce projet par leur chef spirituel, le
prêtre Wenceslas Coranda. Celui-ci leur montra comment, le roi actuel n’étant
qu’un indolent ivrogne qui les laissait libres d’agir à leur guise, un changement
ne pourrait guère leur profiter. On abandonna donc ce dessein ; mais la paix
n’en fut pas moins compromise. Le 31 juillet, des désordres se produisirent
dans la Nouvelle-Ville de Prague. Sur l’ordre du roi, les autorités
s’efforcèrent d’arrêter la marche d’une procession portant le saint
sacrement. Le peuple se souleva ; sous la conduite de Jean Ziska, que son
zèle enflammé, son audace et son sang-froid avaient rapidement, placé au
premier rang des rebelles, on envahit l’hôtel-de-ville ; on jeta par les
fenêtres tous les magistrats qu’on rencontra et qui furent aussitôt
assassinés par la foule de ta rue. L’agitation et l’alarme causées par cette
affaire provoquèrent chez le roi Wenceslas une attaque de paralysie dont il
mourut le 13 août. Si
faible qu'eût été l’autorité royale, elle avait cependant contribué à retenir
les sectes hostiles, avides de s’entre-déchirer. La mort du roi fut le signal
de l'explosion. Deux jours après, la foule envahit les églises et les
couvents, brisant les images et les orgues. La vengeance populaire se
déchaîna avec une violence particulière contre les églises où l’on avait
refusé le calice aux laïques. On fit prisonnier des prêtres et des moines, en
quelques jours, on mit le feu aux couvents des Dominicains et des Chartreux.
En vain la reine Sophie essaya-t-elle de rétablir l’ordre avec l’aide de
quelques barons qui lui restaient fidèles. La guerre civile éclata. Enfin, le
13 novembre, la reine conclut avec les cités de Prague une trêve qui devait
durer jusqu’au 23 avril 1420. Sophie promettait de maintenir la loi de Dieu
et la communion sous les deux espèces. De leur côté, les citoyens
s’engageaient à cesser de briser les images et de détruire les couvents. Mais
l’exaspération, de part et d’autre, était trop grande pour qu’on pût la
refréner. Ziska arriva à Prague et détruisit des églises et des monastères
tant dans la ville qu’aux environs. La reine Sophie mit le siège devant
Pilsen. Une guerre s'engagea entre voisins, où d’atroces cruautés furent
commises. Les mineurs allemands de Caurzim et de Kuttenberg jetèrent dans des
mines abandonnées tous les Calixtins qui tombèrent entre leurs mains. Des
bavarois, qui venaient au secours de Rackzo de Ryzmberg, attachèrent à un
arbre un zélé prêtre calixtin, Naakvasa, et le brûlèrent vif. Ziska ne le
cédait pas en violence à ses ennemis. En incendiant les couvents, il
obligeait parfois les moines à partager le sort de leurs demeures. Dans cette
guerre désordonnée qui faisait rage, les deux partis coupaient les pieds et les
mains aux prisonniers. Sigismond
ôtait désormais roi légitime de bohème : il vint réclamer son héritage. Son
premier acte fut d’envoyer à Prague des délégués pour offrir de laisser
l’usage du calice aux hommes auxquels cette forme de communion avait été
permise sous Wenceslas, de convoquer une assemblée générale de la nation et,
après consultation, de soumettre au Saint-Siège les diverses questions en
litige. Une réunion de barons et d’ecclésiastiques décida d’accepter ces
conditions. Le jour de Noël 1-419, Sigismond se rendit à Brünn, où
accoururent en foule, pour offrir leurs hommages, les magnats et les
représentants des villes. Il est vrai que les députés de Prague persistaient
à user du calice ; aussi la ville de Brünn fut-elle mise en interdit tant
qu’ils y séjournèrent. Mais quand Sigismond leur ordonna d'enlever les
chaînes qui fermaient les rues de Prague et de démolir les fortifications
qu'ils avaient élevées en face du château, nul ne refusa l'obéissance ; les
députés, à leur retour chez eux, le 3 janvier 1420, tirent exécuter les
ordres impériaux, bientôt se manifesta la mauvaise foi si naturelle à
Sigismond. Le nouveau roi disgracia tous les châtelains et tous les
fonctionnaires favorables aux Hussites ; les catholiques qui avaient fui ou
qui avaient été chassés revinrent et commencèrent ù triompher de leurs
ennemis. Un édit royal parut qui, conformément aux décrets de Constance,
ordonnait à quiconque détenait une part de pouvoir d’exterminer les Wickliffites,
les Hussites et tous ceux qui usaient du saint calice. Cette fois encore, il
n'y eut pas de révolte organisée ; mais le prévoyant Ziska, sentant venir
l’orage, se mit à l’œuvre, avec ses partisans, pour fortifier le Mont Tabor.
Place forte naturelle, cette montagne devint bientôt absolument inexpugnable
et, pendant une génération, demeura le refuge des sectaires intransigeants
qui se rendirent célèbres dans le monde entier sous le nom de Taborites.
C’étaient, pour la plupart, des paysans qui montrèrent, à la chevalerie
d’Europe de quoi sont capables des hommes libres, animés par le zèle
religieux et par la haine de race. Leurs chariots rustiques formaient un
rempart que les plus vaillants seigneurs apprirent à redouter. Parfois armés
de simples fléaux garnis de fer, ces hardis zélateurs n’hésitaient pas à
fondre sur les troupes les mieux équipées, qu’ils terrassaient par la seule
vigueur de leur attaque. Sauvages et indisciplinés, ils furent souvent cruels
; leur courage fanatique fit d’eux un objet de terreur pour toute l’Allemagne. Il
sembla d’abord que Sigismond fût sur le point de prendre paisiblement
possession de son royaume, ce qui eût rendu difficile, à l’avenir, toute
tentative de rébellion. Soudain, un acte de fanatisme irréfléchi et inutile
mit en feu la Bohème entière. Des troubles éclatant en Silésie avaient appelé
Sigismond à Breslau, où le roi fut rejoint par un légat pontifical chargé de
proclamer, au nom de Martin V, une croisade payée d’indulgences de
Terre-Sainte. Jean Krasa, marchand de Prague, que le hasard amena dans la
ville, l’tint d’audacieux propos sur l’innocence de Huss. Arrêté, il persista
dans sa foi et fut condamné, par le légat et par les prélats de la suite de
Sigismond, à être traîné, attaché par les talons, à la queue d’un cheval,
jusqu’au lieu d’exécution où il serait brûlé. Tandis qu’il languissait en
prison, il y fut rejoint par Nicolas de Bethlehem, étudiant de Prague envoyé
par la ville auprès de Sigismond et chargé d'offrir au roi de le recevoir
s’il consentait à ne plus s’opposer à l’usage du calice. Au lieu d’écouter
les propositions du messager, on le jugea comme hérétique et on le jeta en
prison en attendant l’issue du procès. Krasa encouragea Nicolas à rester
inébranlable. Tous deux furent tirés de leur cachot le 15 mars 1420. Comme on
se disposait à attacher les pieds de Nicolas à la queue du cheval, le courage
du malheureux faiblit et il rétracta ses erreurs. Krasa ne fléchit point.
Tandis qu’on le trainait vers le lieu du supplice, le légat le suivait et
l’exhortait vainement au repentir. A demi-mort, l’hérétique fut lié au bûcher
et brûlé. Deux jours plus tard, le 17 mars, le légat proclama la croisade.
Les dés étaient jetés. L’Église l’avait voulu : une nouvelle guerre
albigeoise était désormais inévitable[2]. En
Bohême, on ne balança pas davantage. Les événements de Breslau provoquèrent
une coalition générale contre Sigismond. Seuls firent exception quelques
barons et les rares Allemands qui restaient encore dans le pays. Les
prédicateurs tonnèrent contre le roi, qu’ils appelèrent le Dragon rouge de
l'Apocalypse. Le 3 avril, les Utraquistes de Prague se lièrent, par un
serment solennel, avec les Taborites, pour se défendre jusqu’au bout contre
Sigismond, et s’employèrent activement à des préparatifs en vue d’un siège
éventuel. Les forces de Sigismond ne pouvaient suffire à réduire le royaume
ainsi soulevé contre son roi. Il marcha tout d’abord sur Kuttenberg, mais il
fut forcé de battre en retraite et d’attendre la formation des bandes de
Croisés. La guerre sainte fut longue à organiser et ne commença à se
déchaîner avec fureur contre la Bohême que l’année suivante, en 142t. L’armée
croisée était capable d’écraser toute résistance. Dans la masse de ses cent
cinquante mille hommes, toute l'Europe était représentée, de la Russie à
l’Espagne, de la Sicile à l’Angleterre. L’Église, ayant recouvré son unité,
avait soulevé toute la Chrétienté pour anéantir la rébellion ; elle avait
répandu à profusion les trésors du salut pour exterminer les audacieux qui
affirmaient l’innocence de Huss et de Jérôme et qui recevaient l’Eucharistie
comme l’avaient reçue tous les chrétiens pendant douze siècles. La guerre fut
soutenue par les Bohémiens avec l’énergie du désespoir. Cinq fois, pendant
l’année 1421, les croisés envahirent la Bohème ; cinq fois ils essuyèrent de
désastreuses défaites et furent repoussés. Quant au profit que la foi tirait
de l’expédition, il était peu visible, car Sigismond dépouillait ies églises
de tous leurs ornements précieux, — non pas, disait-il, qu’il manquât de
respect pour les sanctuaires, mais parce qu’il voulait empêcher que ces
trésors ne tombassent aux mains des Hussites. lie part et d’autre on commit
de ces cruautés dont les guerres religieuses ont seules offert le spectacle.
Pendant le siège de Prague, tous les Bohémiens prisonniers furent brûlés
comme hérétiques, sans qu’on s’arrêtât à examiner s’ils étaient utraquistes
ou non. De leur côté, le 19 juillet, les assiégés demandèrent aux magistrats
qu’on leur livrât seize prisonniers allemands, les emmenèrent hors des murs
et les brûlèrent dans des tonneaux aux yeux de' l’armée assiégeante. Nous
pouvons nous faire une idée de la férocité déployée dans la lutte, quand nous
voyons compter, au nombre des bonnes actions de Georges, évêque de Passau, de
la suite d’Albert d’Autriche, le fait d’avoir, par son intercession, sauvé la
vie à nombre de prisonniers bohémiens. Il ne
nous appartient pas de suivre, dans tous ses détails, cette lutte sanglante,
nu cours de laquelle les Hussites affrontèrent avec succès, pendant dix
années, toutes les forces que purent lever contre eux Martin et Sigismond.
Quand les Croisés arrivèrent, les Hussites présentaient une ligne de défense
bien unie ; mais bientôt ils furent déchirés par des dissensions d’autant
plus vives que leur sentiment religieux était plus exalté. Le droit au libre
examen une fois établi par l’adhésion aux doctrines de Wickliff et de Huss,
il était difficile de fixer des bornes à cette liberté. On ne pouvait non
plus espérer que la persécution même enseignât la tolérance aux persécutés.
Au milieu du bouleversement intellectuel, moral et social, qui agitait
cruellement la bohème, il n’était pas de doctrine si extravagante qui ne
trouvât des adeptes et des martyrs. En
1418, quarante Pikards vinrent à Prague avec leurs femmes et leurs
enfants. La reine Sophie et d’autres personnes de haut rang les accueillirent
avec bonté. Ils n’avaient pas de prêtre. L’un d’entre eux leur lisait des
passages de certains petits livres. Ils recevaient la communion sous les deux
espèces. Cette secte disparut sans laisser de traces. C’étaient sans doute
des Béghards chassés de leurs foyers, qui venaient chercher un refuge contre
leurs persécuteurs orthodoxes. Leur nom subsista et servit longtemps, en
Bohême, pour qualifier, de façon méprisante, les gens qui niaient la
transsubstantiation. Cependant, par la suite, les Frères du Libre Esprit
firent une démonstration plus menaçante. Un étranger, qui arrivait,
disait-on, de Flandre, et dont le nom, « Pichardus », prouve qu’il était
Béghard, propagea les doctrines des Frères. Il professait, entre autres
hérésies, que la nudité était essentielle à la pureté. C'était là, comme on
sait, une des extravagances de la secte. Une semblable doctrine n’aurait pu
s’affirmer dans une société bien policée. Mais, en Bohême, l’hérétique n’eut
pas de peine à réunir autour de lui un cercle nombreux de disciples des-deux
sexes. Il s’établit avec eux dans une ile sur la Luznic et les décora du nom
d’Adamites. Peut-être cette communauté eût- elle prospéré sans être
inquiétée, si par fanatisme, ou pour se venger de quelque agression, les
Adamites n’avaient entrepris une expédition sur la terre ferme et tué
environs deux cents paysans qu’ils appelaient « Enfants du Démon ». Ils
attirèrent ainsi l’attention de Ziska, qui s’empara de l’île et extermina les
sectaires. Cinquante d’entre eux, hommes et femmes, furent brûlés à Klokot ;
ceux qui s’enfuirent furent pourchassés et partagèrent, les uns après les
autres, le sort des premières victimes. Ils affrontèrent le supplice avec la
plus intrépide allégresse, riant et chantant alors qu’on les menait au bûcher. La
pensée étant subitement affranchie de toute contrainte ecclésiastique, il
était inévitable que des esprits mal équilibrés s'abandonnassent à des
spéculations extravagantes. Parmi les zélateurs qui devaient former la secte
des Taborites, il y eut tout d’abord une tendance marquée à interpréter,
selon les besoins de l’époque, les prophéties apocalyptiques. D’abord
viendrait une période d’impitoyable vengeance, au cours de laquelle on ne
pourrait trouver refuge que dans cinq villes désignées. Puis ce serait le
retour du Christ, le règne de la paix et de l’amour parmi les élus ; la terre
deviendrait alors un paradis. Au début on crut que la destruction des
méchants devait être l’œuvre de Dieu ; mais quand les passions
s’exaspérèrent, on pensa qu'il était du devoir des hommes vertueux de faucher
sans pitié les criminels. Les adeptes de cette croyance, Chiliastes ou
Millénaires, avaient pour chef Martin Huska, surnommé Loquis à cause
de son éloquence. Ils comptaient dans leurs rangs beaucoup de notables
prêtres taborites, entre autres Coranda. On constate, dans certaines
particularités de leur foi, des traces d’influence vaudoise. Ils se rendaient
surtout odieux aux orthodoxes en niant la transsubstantiation. Aussi
furent-ils persécutés sans pitié partout où leurs adversaires purent disposer
d’une autorité suffisante. Un de leurs membres les plus influents, un savatier
de Prague nommé Wenceslas, lut brûlé dans un tonneau, le 23 juillet 1421,
pour avoir refusé de se lever au moment de l’Élévation. Trois prêtres subirent,
peu après, le même sort, pour avoir refusé d’allumer des cierges devant le
Saint-Sacrement. Martin Loquis lui-même avait été arrêté en février de la même
année et relâché à la prière des Taborites. Il partit alors, avec un seul compagnon,
pour rejoindre Procope en Moravie. Mais les voyageurs furent arrêtés à Chrudim
et brûlés à Hradisch, après deux mois d’inutiles tortures qui ne réussirent
pas à les détourner de leurs erreurs ni à leur arracher les noms de leurs
complices. La secte des Chiliastes, comme hérésie distincte, disparut
rapidement ; mais ses membres se fondirent avec les Taborites et exercèrent
sur eux une influence considérable. Pierre de Zatce, qui, en 1433, représenta
les Orphelins dans la délégation envoyée à Bâle, avait été Chiliaste. Ces
sectes secondaires cessèrent donc de constituer des partis isolés et
s’organisèrent sous une forme unique et permanente. Les réformateurs
bohémiens furent alors divisés en deux camps : les modérés, appelés Calixtins
ou Utraquistes, parce que leur caractère essentiel était d’accorder l’usage
du calice aux laïques, et les Taborites, représentant les idées extrêmes. Les
Calixtins considéraient les doctrines de Huss et de Jacobel de Mies comme
définitives. Quand, après la mort de Wenceslas, le besoin se fit sentir d’une
formelle déclaration de principes, l’Université de Prague adopta, le l’er
août 1420, à l’unanimité moins une voix, quatre articles destinés à servir de
profession à la secte durant plus d’un siècle. Dans la concision du texte
adopté par l’Université, ces principes paraissent assez simples : 1° Libre
prédication de la Parole de Dieu ; 2° communion laïque sous les deux espèces
; 3° suppression de toute propriété temporelle du clergé, et retour à la vie
évangélique du Christ et des apôtres ; 4° châtiment de Ions les crimes commis
contre la loi divine, sans acception de personnes ni de conditions. Ces
quatre articles, promptement adoptés par la communauté fermement calixtine de
Prague, furent annoncés au monde sous des formes diverses qui en complétaient
l’expression ou en définissaient plus clairement le but. Était déclaré
hérétique quiconque n’admettait pas les crédos des Apôtres, d’Athanase et du
concile de Nicée, les •sept sacrements de l’Église, l’existence du
purgatoire. Les crimes contre la loi de Dieu étaient déclarés dignes de mort
; la peine devait frapper tant l’auteur principal que ses complices. Ces
crimes étaient, pour le peuple, la fornication, la gourmandise, le vol,
l’homicide, le parjure, le mensonge, les pratiques superflues, trompeuses et
superstitieuses, l’avarice, l’usure, etc. ; pour le clergé, les exactions
simoniaques, telles que la perception de salaires pour l’administration des
sacrements, pour les prédications, pour les enterrements, pour les sonneries
de cloches, pour la consécration des églises ou des autels ; puis la vente
des bénéfices, le concubinage, la fornication, les quenelles, les citations
frivoles lésant et dépouillant le peuple, les demandes injustifiées d’argent,
etc. Sur
cette base, l’Église calixtine procéda à son organisation dans un concile qui
se tint à Prague en 1421. Quatre des principaux docteurs, Jean de Przibram,
Procope de Pilsen, Jacobel de Mies et Jean de Neuberg reçurent le titre de « gouverneurs
suprêmes du clergé » pour tout le royaume, avec le pouvoir absolu de châtier
les coupables. Nul ne devait enseigner une doctrine nouvelle avant de l’avoir
préalablement soumise à ces gouverneurs ou à un synode provincial. La
transsubstantiation était expressément affirmée, ainsi que les sept
sacrements. L’usage quotidien de l’Eucharistie était recommandé à tous,
enfants et malades mêmes. Le canon de la messe était simplifié et rétabli
dans sa forme primitive. La confession auriculaire était prescrite, de même
que l'usage du saint-chrême et de l’eau bénite dans le baptême. Les
ecclésiastiques devaient se distinguer par la tonsure, le costume et les
mœurs. Tout prêtre devait posséder un exemplaire des Écritures, ou, tout au moins,
du Nouveau Testament. Une sévère réglementation concernait la moralité des
prêtres : il était notamment défendu aux laïques de protéger un
ecclésiastique condamné. Ainsi
l’Église calixtine se tenait aussi près que possible des anciennes
traditions. Elle acceptait tous les dogmes catholiques, jusqu'au pouvoir des clefs
dans le sacrement de la pénitence. Elle n’était qu’une protestation et une
révolte contre les abus nés des aspirations mondaines du clergé. Ce fut une
réforme puritaine, qui fonda une société puritaine. Après la réconciliation
effectuée à Bâle, sur la base des quatre articles, lorsque Sigismond, en
1430, tint sa cour à Prague, les bohémiens se plaignirent bientôt que leur
ville devint une Sodome remplie de joueurs, d’ivrognes et de filles de joie.
Ce dut leur paraître étrange d’entendre un prélat chrétien, l’évêque de
Coutances, légat du concile, chargé d’appliquer la convention de Bâle, leur
déclarer avec calme qu'il serait bon de guérir les vices des hommes, mais
qu’il fallait tolérer les prostituées pour prévenir de plus grands maux[3]. Les
Calixtins, ainsi soucieux de se maintenir strictement dans les limites de
l’orthodoxie, considéraient comme une insulte grave et imméritée
l'appellation d’hérétiques. Après la réconciliation de 1430, un de leurs
constants sujets de plainte fut qu’on persistât à les flétrir de ce nom. Ils
demandaient que le concile publiât des lettres proclamant à la face de la
Chrétienté qu’ils méritaient d’être regardés comme les fils soumis de
l'Église. En 1404, après que plusieurs papes eussent successivement refusé de
ratifier la paix de Bâle et excommunié comme hérétiques endurcis George
Podiebrad et tous ceux qui reconnaissaient George comme roi, celui-ci envoya
une ambassade au roi de France Louis XL L’ambassadeur, Kostka de Postubitz, et
ses serviteurs furent plus d’une fois surpris et dépités de voir que la
population des villes par lesquelles ils passaient était portée à les
considérer comme des hérétiques. La situation des Calixtins de Bohême est une
anomalie dont l’histoire du moyen âge chrétien n’offre pas d’autre exemple. Dans
l’agitation intellectuelle et religieuse qui remuait profondément la Bohème,
il était impossible que toutes les âmes ardentes se contentassent de demeurer
ainsi comme au seuil de la réforme. Les vieux hérétiques vaudois, qui avaient
salué avec joie le progrès des doctrines wickliffites et hussites,
cherchaient naturellement à empêcher la prédominance de la doctrine
conservatrice des Calixtins. Comme nous l’avons vu, nombre de zélateurs
étaient disposés a rejeter toute la théologie du sacerdotalisme. Sous
l’énergique direction de Ziska, de Coranda, de Nicolas de Pilgram et d’autres
hommes résolus, les éléments avancés de la population furent rapidement
fondus en un puissant parti qui, une fois débarrassé de quelques
enthousiastes avec lesquels on ne pouvait vivre, se présenta avec une foi et
un but précis et devint la secte des Taborites. Dans
ces dernières années on a engagé une active controverse sur le point de
savoir si les Vaudois furent les maîtres ou les disciples des Taborites. Sans
nier que la vigueur intrépide de ces derniers ait secondé très efficacement
le développement des premiers, je ne laisse' pas de croire que l’hérésie
vaudoise, existant secrètement en Bohème, eut une part très importante- tant
à la révolte de Huss qu’à l’évolution qui tira de cette révolte toutes ses
conséquences. Il est certain qu’il exista d’étroites et amicales relations
entre Vaudois et Taborites, alors que le nom seul de Vaudois était considéré
comme un reproche par tous les autres Bohémiens. D’ailleurs, il y avait tant
de points communs entre les doctrines wickliffites et vaudoises qu’il ne
pouvait guère en être autrement. J’ai déjà fait allusion aux subsides que
fournirent aux Hussites, en 1432, les églises vaudoises du Dauphiné et à la
fusion virtuelle du Hussitisme et de l’hérésie vaudoise dans toute
l’Allemagne. En 1433, Procope le Grand, en prenant congé du concile de Bâle,
eut la hardiesse de glisser dans son adresse une bonne parole en faveur des
Vaudois, déclarant qu'il avait entendu faire l’éloge de leur chasteté, de
leur modestie et de leurs autres vertus. La persécution de 1430 avait éclairci
les rangs des Vaudois, si bien qu’ils n'avaient ni évêque, ni prêtres.
L’évêque taborite Nicolas de Pilgram, qui avait reçu la consécration de
l’Eglise romaine et qui possédait en conséquence, le droit de transmettre la succession
apostolique, consacra, en 1433, à Prague, comme évêques pour les Vaudois,
deux d’entre eux, Frédéric l’Allemand et Jean l’Italien. En 1451, Æneas
Sylvius, qui passa une nuit au Mont Tabor et écrivit une pittoresque relation
de ce qu’il y observa, constata que toutes les hérésies trouvaient là un
refuge, et que les Vaudois surtout y étaient tenus en grand honneur comme
vicaires du Christ et ennemis du Saint-Siège. En 1421,
quand les Calixtins fixèrent définitivement leur doctrine, les Taborites
firent de même. Diverses erreurs particulières aux Vaudois attiraient alors
l’attention et étaient très répandues parmi le peuple, ce qui montre quelles
influences agissaient à ce moment sur l’esprit public. De ce nombre étaient
la négation du purgatoire, la croyance à l'inefficacité des sacrements entre
des mains impures, la proscription absolue de la peine de mort et
l’interdiction des serments. L’attitude assumée par les Taborites présentait
de si frappantes analogies avec les croyances attribuées, en 1393, aux
Vaudois d’Autriche par l’inquisiteur célestin Pierre, qu’il était impossible
de méconnaître la relation existant entre les deux doctrines. Tout en
acceptant les quatre articles des Calixtins, les Taborites réduisaient
l’Église à un état de primitive simplicité. La tradition était entièrement
négligée ; il fallait brûler toutes les images ; aucun signe extérieur ne
distinguait l’ecclésiastique du laïque ; le prêtre portait la barbe,
abandonnait la tonsure et s’habillait de vêtements ordinaires ; de plus, tous
les prêtres étaient évêques et pouvaient remplir le rite de la consécration ;
ils baptisaient dans l'eau courante, sans chrême, célébrant la messe en tout
lieu, récitant simplement la for mule de consécration et le Pater à haute
voix, en langue vulgaire, administrant le corps divin dans des morceaux de
pain et le sang dans n’importe quel récipient maniable. Toute consécration de
vases saints, d’huile et d’eau était interdite ; on niait le Purgatoire, dont
Huss avait admis l’existence, et Ton manifestait le mépris des suffrages des
saints en mangeant plus que de coutume les jours de jeûnes et de fêtes. On
tournait en ridicule la confession auriculaire ; en effet, pour les péchés
véniels, la confession à Dieu suffisait ; pour les péchés mortels, la
confession devait être faite en public, devant les frères, elle prêtre
assignait au pénitent un châtiment proportionné à sa faute. En même temps,
l’énergie fruste et peu cultivée des Taborites les poussait à regarder comme
un piège tout savoir humain. Ceux qui étudiaient les arts libéraux passaient
pour des païens péchant contre l’Évangile. Il convenait de détruire tous les
écrits des docteurs, à l’exception de ce qui était rigoureusement contenu
dans la bible. On ne
saurait établir avec précision quelles étaient leurs idées en ce qui concerne
la communion. Le calixtin Laurent de Brezowa, animé à leur égard de
sentiments extrêmement hostiles, déclare qu’ils consacraient les espèces à
haute voix et en langue vulgaire, afin que les fidèles pussent être sûrs de
recevoir le véritable corps et le véritable sang, ce qui implique la croyance
à la transsubstantiation. En 1431, Procope le Grand et d’autres chefs
taborites lancèrent une proclamation définissant leur doctrine. Ils
affirmaient qu’ils ne croyaient ni au purgatoire, ni à l’intercession de la
Vierge et des saints, ni aux messes pour les morts, ni à l’absolution par
indulgences, etc. Mais ils ne parlaient pas de la transsubstantiation. En
1430, quand les légats du concile de Bâle se plaignirent de l’inobservance
des Compactata, un de leurs griefs était que la Bohême abritât encore
des Wickliffites croyant à la consubstantiation dans le pain ; mais ils ne
relevaient pas l’existence d’une erreur plus grave comme l’eût été la
négation de la présence réelle. D’autre part, l'évêque taborite Nicolas de
Pilgram affirmait énergiquement que le Christ n’était présent que
spirituellement dans l’espèce, qu’on ne devait donc nulle vénération aux
espèces consacrées, et qu’il y avait moins d’idolâtrie chez les païens de
jadis, adorateurs de taupes, de chauves-souris et de serpents, que chez les
Chrétiens vénérant l’hostie, car, disait-il, les objets du culte païen
avaient du moins une existence réelle. Au cours des négociations, en janvier
1433, les légats du concile présentèrent une série de vingt-huit articles
attribués aux Bohémiens et demandèrent des réponses catégoriques, par oui ou
par non. Un des articles avait trait â la négation de la transsubstantiation.
Sur ce point on ne put jamais obtenir des Bohémiens qu'ils fissent une
réponse catégorique. Pierre Chelcicky reprochait aux Taborites de dissimuler
leur croyance â ce sujet ; il est probable que l’accord n’était pas absolu
entre eux. Sans doute une parcelle de la doctrine chiliaste avait propagé
parmi eux la négation de la transsubstantiation ; certains Taborites
adoptaient probablement la théorie wickliffite de la consubstantiation ;
d’autres avaient peut-être conservé la foi orthodoxe. Tous s’irritaient du
nom de Pikards par lequel les Bohémiens désignaient ceux qui ne
croyaient pas â la transformation absolue des espèces. Il est certain que la
question ne se présenta pas comme particulièrement litigieuse dans les
négociations engagées avec le concile de Bâle. Dans la description qu’Æneas
Sylvius donne, en 1451, des Taborites du Mont Tabor, il déclare simplement
que certains d’entre eux sont assez insensés pour croire, d’après la doctrine
de Bérenger, que le corps du Christ est présent de façon purement abstraite
dans le sacrement[4]. Il
était impossible que les Taborites et les Calixtins, séparés par des
divergences religieuses aussi marquées, pussent longtemps demeurer en bon
accord. Ils se querellaient, tenaient des conférences, se persécutaient
mutuellement ; mais ils n’en opposèrent pas moins une ligne compacte de
défense aux diverses armées que l’Europe envoya contre eux. L’espoir de
reconquérir le trône ancestral s’éloignait de plus en plus pour Sigismond. En
1424, la mort de Ziska modifia peu la situation. Les disciples immédiats du
défunt s’organisèrent, il est vrai, en un parti dissident, sous le nom
d'Orphelins, mais ils continuèrent à coopérer en toutes choses avec les
Taborites. Ziska eut pour successeur, à la tête de la secte, le
prêtre-guerrier Procope Rasa, ou le Grand, dont la science stratégique tint
longtemps en échec l’Europe coalisée. De plus, le Hussitisme se répandait
dans les pays limitrophes, particulièrement au Sud et à l’Est. Pour le
déraciner en Hongrie et dans les provinces danubiennes, il fallut, comme nous
le verrons plus loin, un effort soutenu de l’Inquisition. En Pologne, les
progrès des missions hussites provoquèrent la publication d’un édit dans
lequel, le 6 avril 1424, le roi Ladislas V ordonnait à ses sujets de
s’associer à l’œuvre d’extermination des hérétiques. Tout Polonais qui
revenait dans son pays après un séjour en Bohême serait soumis à un
interrogatoire dirigé par les inquisiteurs et les magistrats épiscopaux ;
tous ceux qui ne seraient pas rentrés dans leurs foyers avant le 1er juin
seraient déclarés hérétiques, leurs propriétés confisquées, leurs enfants
frappés des incapacités habituelles. L’Église était tout à fait déconcertée.
Elle avait triomphé d'une révolte analogue en Languedoc et avait appris au
monde, en lettres de sang et de feu, comment elle tirait parti de ses
triomphes. Mais elle trouvait maintenant devant elle un problème nouveau. La
force ayant échoué, il lui fallait découvrir quelque formule d’entente qui ne
compromit pas trop gravement ses prétentions à l'infaillibilité. Rendons-lui
cette justice de reconnaître qu’elle ne céda pas sans contrainte. Las de
rester sur la défensive en présence d’attaques qui semblaient devoir se
renouveler sans tin, Procope adopta, en 1427, une politique offensive. Il
résolut d’obtenir la paix en faisant éprouver aux Etats limitrophes les maux
de la guerre ; en une série ininterrompue d’expéditions sanglantes, il
désola, jusqu’en 1432, toutes les provinces environnantes. C’est ainsi qu’en
1429, au cours d’une incursion terrible à travers la Franconie, la Saxe et le
Vogtland, il prit plus de cent châteaux et villes-fortes et rapporta en Bohême
un énorme butin. Successivement, la Misnie, la Lusace, la Silésie, la
Bavière, l’Autriche, la Hongrie connurent la force des armes hussites. Les
envahisseurs se retiraient promptement après chaque incursion, montrant ainsi
qu’ils avaient en vue, non de conquérir des territoires, mais de venger les
injures reçues. On ne saurait s’étonner que la paix fût appelée à grands cris
par ceux qui subissaient ainsi le « choc en retour » de l’effort tenté
par la papauté pour rétablir sa suprématie. L’Église
était embarrassée en même temps par un problème plus inquiétant encore. La
Chrétienté n’avait cessé de réclamer la réforme qu’on avait fait miroiter à
ses yeux lors du concile de Constance. D'habiles atermoiements avaient lassé
le bon vouloir des pères soucieux de réformes. Ils avaient, en III8, accepté
la dissolution du concile, espérant que les promesses faites au moment de
l’élection de Martin Y seraient tenues. Cependant ils prirent la précaution
de pourvoir à la convocation d’une série ininterrompue de conciles, dont on
pouvait attendre la reprise et l’achèvement de la besogne laissée par eux
incomplète. Le plan qu’ils élaborèrent à cet effet montre combien était
profondément enracinée dans les esprits la méfiance à l’égard de la papauté.
Ils ordonnaient qu’un autre concile général fût assemblé dans cinq ans, puis
un troisième sept ans plus tard, enfin une perpétuelle succession à dix ans
d’intervalle ; ils prenaient aussi de prudentes mesures en vue de déjouer les
défaites éventuelles des papes. En ce
qui concerne l’Allemagne, Martin s’efforça de remplir les deux tâches en vue
desquelles il avait été élu, la suppression de l’hérésie et la réforme de
l’Église. A cet effet, en 1422, il envoya en Allemagne, comme légat, le
cardinal Branda. Pour mener à bien la première partie de sa besogne, le légat
avait l’ordre de prêcher une nouvelle croisade, l’expédition de 1421 ayant eu
une issue désastreuse. Quant à la mission de réforme, le mandat pontifical et
le décret lancé par Branda conformément aux instructions du pape décrivent
les vices du clergé germanique en termes aussi sévères que les déclarations
de Huss et de ses partisans, et constituent la justification complète de la
révolte bohémienne. La seule chose qui puisse nous étonner, c’est qu’un pape
ou un empereur pussent attendre des populations qu’elles acceptassent sans
résistance le ministère d’hommes qui prétendaient être doués d’un pouvoir
surnaturel et parler au nom du Rédempteur, alors qu’ils étaient profondément
enfoncés dans des vices de toute syrte, rapacité, impureté, luxure. La constitution
élaborée par Branda pour remédier à ces maux prescrivait simplement une
nouvelle application de remèdes vainement employés durant des siècles. Cette
réforme attaquait les manifestations, mais non les causes du mal et devait
par suite demeurer stérile. Cinq
années s’étaient écoulées depuis la dissolution du concile de Constance.
Aucun progrès n’avait été réalisé ni dans la lutte contre l’hérésie ni dans
la réforme de l’Église, quand, au terme fixé, en 1423, se réunit le concile
de Sienne. La besogne laissée inachevée à Constance allait-elle être, cette
fois, menée à bonne fin ? L'assemblée, présidée par quatre légats
pontificaux, jugea que le nombre des prélats et des princes présents était
trop faible pour qu’on put entreprendre l’œuvre de réforme ; mais on décida
que ce nombre suffisait à permettre que l’on confirmât les promesses de
remise des péchés faites par Martin V tous ceux qui coopéreraient à
l’extermination des hérétiques. On somma tous les princes chrétiens d'aider
sans retard à l’accomplissement de l'œuvre sainte, s’ils voulaient échapper à
la vengeance divine et aux peines édictées par la loi humaine. On interdit
tout commerce avec les hérétiques, particulièrement ceux des vivres, des
vêtements, des armes, de la poudre à canon et du plomb. Quiconque entretenait
avec eux quelque relation d’affaires, tout prince qui autorisait sur son
territoire de semblables relations, était déclaré passible des peines
décrétées contre l'hérésie. Il fallait, par un blocus matériel, fortifié des
censures spirituelles, isoler et affamer la Bohème pour la contraindre à la
soumission Quant à
l’œuvre de réforme, tous les efforts tentés à cet égard furent adroitement
paralysés par les légats. Cette opposition n'a rien qui doive nous surprendre
; en effet, dans l’Église, la tête n’était pas moins malade que les membres.
Bien plus, c’était manifestement dans la tête même que résidait le plus grand
mal. Un projet présenté par les députés gallicans décrivait avec une
véhémence indignée les abus de la Curie, la vente des bénéfices et des
dignités au plus offrant, sans souci des mérites du titulaire, causant la
ruine des bénéfices et le pillage dont souffrait le peuple ; les dispenses
papales qui permettaient à des individus le plus scandaleux cumul et tous les
autres moyens grâce auxquels Rome s’enrichissait au détriment de la religion
; la centralisation de toute juridiction à Rome, dépouillant les populations
pauvres qui vivaient au loin ; les décrétales des papes, qui annulaient les
salutaires mesures prises par les conciles généraux. Cette dernière
constatation atteste la vanité des règlements réformateurs par lesquels
Martin, une fois élu, avait paré les coups du concile de Constance. Le
désappointement qu'éprouva le concile de Sienne en voyant ses efforts
déjoués, provoqua une dangereuse tension dans les esprits des Pères. Un moine
français, Guillaume Joselme, prononça un sermon dans lequel il démontrait que
le pape était le serviteur et non le maître de l’Église. Les légats
dénoncèrent l’audacieux comme hérétique et ordonnèrent aux magistrats de
Sienne de l’arrêter ; mais ceux-ci, à la différence de Sigismond, répondirent
qu’ils avaient donné un sauf-conduit ô tous les membres du concile et qu'ils
ne pouvaient y contrevenir. Finalement, voyant que sous le contrôle de la
papauté nulle réforme n’était possible, le concile tenta d'abréger de deux ou
trois ans le terme de sept années qui devait s’écouler avant la convocation
d’un concile nouveau. Toutes les nations étaient d’accord sur ce point,
quand, le 8 mars 1424, les légats déclarèrent soudain le concile dissous,
malgré une protestation exposant en termes fort clairs que cette dissolution
inattendue empêchait toute législation réformatrice. Le terme de sept ans
était donc maintenu, le concile suivant devait avoir lieu en 1431 à Bâle. Les
réformateurs se consolèrent en constatant que= sur les quatre représentants
du pape qui avaient ainsi étranglé le concile, trois moururent, d’une mort
affreuse, au bout d’un an, punis évidemment de leur perversité par la
vengeance divine. Martin fit mine de compléter l’œuvre inachevée en donnant
mandat à trois cardinaux de mener à bien les réformes et de requérir qu’on
leur adressât toutes les doléances et tous les projets. Cette mesure eut le
résultat négatif que le pape en attendait. Non moins illusoire fut une
constitution publiée peu après, restreignant l’ostentation et le luxe effréné
des cardinaux, leur interdisant d’assumer la « protection » des princes ou
potentats, ou de demander des faveurs pour d’autres que des pauvres, des
serviteurs et des parents, ce qui augmentait l’importance du pape en
réduisant le sacré Collège au rôle de subalterne du Saint-Siège[5]. La date
fixée pour la réunion du concile de Bâle (mars 1431) approchait rapidement, sans que
Martin prit aucune mesure en vue de la convocation. Lui, qui devait son
élection à un concile, était connu pour l'horreur que lui en inspirait le
seul nom. Finalement, le 8 novembre 1430, on vit aux portes du palais pontifical
et dans les endroits les plus apparents de Rome, une affiche anonyme, dont
les auteurs prétendaient être deux rois chrétiens, exposant la nécessité de
réunir un concile conformément aux décrets de Constance et concluant en
termes menaçants : si le pape et les cardinaux gênaient le concile ou même se
refusaient à le seconder, il fallait les tenir pour fauteurs d’hérésie ; si
le pape n’ouvrait pas en personne ou par ses représentants les séances du
concile, les membres présents seraient contraints par la loi divine à
s’affranchir de son allégeance ; la Chrétienté serait tenue de leur obéir ;
pape et cardinaux devraient être sommairement déposés par le concile comme
fauteurs d’hérésie. La Chrétienté était évidemment résolue à obtenir le
concile, avec ou sans le pape ; aussi Martin, après avoir résisté jusqu’au
dernier moment, dut-il finalement céder. Le 11 janvier 1431, il avait chargé
le cardinal Giuliano Cesarini de prêcher comme légat contre les Hussites une
croisade payée d’indulgences plénières ; il donna mandat à ce prélat d’ouvrir
le concile et de présider aux séances. Le cardinal de Sienne fut un de ceux
qui s’employèrent le plus activement à cette affaire. S’il avait deviné
l’avenir, il eut sans doute modéré son zèle. Dans l’espace de trois semaines
Martin mourut et, le 3 mars, le cardinal de Sienne fut élu sous le nom
d'Eugène IV[6]. Le
cardinal Giuliano poursuivit sa double mission et prêcha la cinquième
croisade contre les Hussites. Les ravages exercés par les Bohémiens avaient
encouragé l’Allemagne à tenter un sérieux effort pour les écraser. Le prélat
se vit bientôt à la tête d’une armée estimée par les uns à quatre-vingt
mille, par d’autres à cent trente mille hommes. Les Bohémiens demandèrent à
Sigismond un sauf-conduit pour se rendre à Bêle, offrant de soumettre les
questions litigieuses à un débat que trancherait l’autorité de l’Écriture.
Ils essuyèrent un refus ; on leur fit savoir qu’ils devaient consentir à
accepter sans restriction les décrets du concile. Ils préférèrent remettre
aux armes la décision du conflit et lancèrent une protestation dans laquelle,
s’adressant au monde chrétien, ils attaquaient le pouvoir temporel de la
papauté et couvraient de ridicule les indulgences publiées en vue de dompter
leur révolte. Ce document parvint au concile le 10 août, à peu près au moment
où, à Taas, les croisés fuyaient sans combat, aux premiers accents de l’hymne
guerrier des redoutables troupes hussites. En tant que chef militaire, le
cardinal Giuliano était évidemment incapable ; il essaya, comme dernière
ressource, de mesures pacifiques. Les princes allemands, alarmés et épuisés,
se montraient décidés à entamer des négociations avec leurs invincibles
voisins. C’était là une pénible nécessité ; mais il n’v avait plus d’autre
parti à prendre. Le 15 octobre, le concile décida de convier les Bohémiens à
une conférence et de leur donner un sauf-conduit. Pourtant les lettres de
garantie ne furent publiées que le 26 novembre. Cependant
les inévitables querelles avaient éclaté avec violence entre le pape et le
concile. Trois semaines à peine après qu'on eût lancé l’invitation aux
bohémiens, le 18 décembre, Eugène prit le parti extrême de dissoudre le
concile et d’en convoquer un autre qui devait siéger à Bologne, dix-huit mois
plus tard, sous la présidence du pape lui-même. Cet acte frappa l’Allemagne
de stupeur. Sigismond fit d’énergiques remontrances ; le concile, sur de
l’appui de l’Empereur, refusa d’obéir à l’ordre pontifical. Le cardinal
Giuliano, dont on s’assura le concours, se fit l’interprète des partisans de
la réforme. Il avait eu l’occasion d'observer l’état des esprits au nord des
Alpes ; il savait quel orage menaçait la barque de Saint-Pierre. Depuis le
jour où la papauté était devenue la puissance suprême de l’Église, peu de
papes avaient reçu d’un subordonné des reproches aussi sévères que ceux dont
le cardinal Giuliano se fit l'interprète. En exposant les motifs de son
indocilité, le prélat traçait de la situation un tableau si vivant que nous
ne saurions nous dispenser d'en donner un bref aperçu. La perversité
ecclésiastique est telle en Allemagne, dit-il, que les laïques sont irrités
au plus haut point contre l'Eglise ; aussi est-il à craindre, si nulle
réforme n’intervient, que la population ne mette à exécution ses menaces
publiques et ne se soulève, comme ont fait les Hussites, contre le clergé.
Cette dégradation morale des prêtres a rempli d’audace les Bohémiens ; elle a
fourni un prétexte à leur hérésie. Si le clergé n’est pas réorganisé,
l’extermination de l’hérésie actuelle aura pour lendemain la naissance d'une
autre hérésie. Les Bohémiens ont été conviés au concile ; ils ont répondu à.
l’invitation et Ton attend leur venue. Si l’on dissout le concile, que diront
les hérétiques ? L'Eglise n’avouera-t-elle pas sa défaite, si elle n’ose
affronter les adversaires qu’elle a invités ? Ne verra-t-on pas là
l’intervention de la main de Dieu ? Une armée de soldats a déjà fui devant
ces hommes ; aujourd'hui, c'est l’Église toute entière qui fuit. Ainsi on ne
peut les vaincre ni par les armes ni par la discussion ! Malheur à
l'infortuné clergé ! Ne dira-t-on pas qu'il est incorrigible et décidé à
vivre dans sa fange ? Que de conciles ont été réunis de nos jours, sans
qu’aucune réforme en soit sortie ! De ce dernier concile, les nations
attendaient quelque bien. S’il est dissous, on dira que nous rions de Dieu et
des hommes ; et comme on ne saurait plus espérer que nous nous amendions, les
laïques nous attaqueront justement, comme ont fait les Hussites. Déjà des
bruits fâcheux se répandent ; déjà les Hussites commencent à propager le
poison qui doit causer notre ruine. Tous ces gens croiront offrir un
sacrifice agréable à Dieu en nous égorgeant et en nous dépouillant, nous qui
serons désormais odieux à Dieu comme aux hommes ; partout où aujourd'hui l’on
nous respecte peu, on cessera entièrement de nous respecter. Le concile
retenait dans une certaine mesure nos adversaires ; mais quand ils auront
perdu tout espoir, ils nous persécuteront publiquement, la responsabilité de
tout le mal retombera sur la Curie romaine qui aura dissous l’assemblée
convoquée pour effectuer la réforme. Tout récemment, la ville de Magdebourg a
chassé son archevêque et son clergé ; les citoyens sont en marche, suivis de
chariots semblables à ceux des Bohémiens ; ils ont, dit-on, demandé un
capitaine aux Hussites et se sont, de plus, ligués avec diverses autres
villes de la région. Le peuple de Passau a expulsé son évêque, dont il
assiège un des châteaux. Ces deux villes sont voisines de la Bohême, et si,
comme il est à craindre, elles s’unissent, nombre d’autres villes se
joindront à leur rébellion. A Bamberg, la discorde fait rage entre les
citoyens d’une part, l’évêque et le chapitre de l’autre, querelle
particulièrement redoutable à cause du voisinage des hérétiques. Si le
concile est dissous, ces conflits s’aggraveront et beaucoup d’autres centres
importants s’y trouveront impliqués[7]. En
faisant la part (le l’exagération oratoire, il faut reconnaître l’exactitude
de ce tableau. Les idées hussites se propageaient rapidement en Allemagne et
y trouvaient un terrain favorable, grâce à la profonde aversion qu’inspirait
l’incurable corruption du clergé. C’est vers cette époque que Félix Hemmertin
se plaint du nombre incalculable des âmes gagnées à l'hérésie par des
émissaires qui, chaque année, venaient de Bohême à Berne et à Soleure. On
relève, à ce moment, de nombreuses exécutions d’hérétiques dans les Flandres
où, depuis des siècles, la persécution était chose inconnue. Il est à croire
que, partout ailleurs, les missionnaires hussites menaient une propagande
aussi active et aussi fructueuse. Si les espérances qu’on avait fondées sur
le concile étaient soudain ruinées, l'Église pouvait s’attendre à une révolte
générale. Soutenu par l’appui unanime de la Chrétienté cisalpine, le concile
persista résolument dans son attitude. Sigismond l’encouragea à la
résistance, et, en novembre 1432, lança une déclaration impériale pour
assumer, contre tout assaillant, la défense des Pères. Eugène tint bon
jusqu’en février 1433 ; finalement, il consentit à laisser libre cours aux
délibérations du concile. Mais, en juillet, il prononça de nouveau la
dissolution de l’assemblée et réitéra son ordre en septembre. Le concile se
mit activement en mesure de poursuivre et de juger le pape ; là-dessus, en
décembre, Eugène révoqua ses bulles. Quand la querelle se rouvrit, le concile
décréta la suspension du pape en janvierl439, puis le déposa en juin et
confirma, en novembre de la même année, l’élection d’Amédée de Savoie, sous
le nom de Félix V. Il n’y
a pas lieu d'entrer dans le détail des interminables négociations qui
suivirent entre le concile et les Hussites. Ceux-ci parvinrent à leur but :
dans une conférence tenue à Eger, le 18 mai 1432, il fut convenu que les
questions seraient discutées d’après l’autorité des Écritures et des écrits
des anciens Pères de l’Église. Les quatre articles qui formaient le fonds
commun des doctrines des Calixtins et des Taborites furent considérés comme
résumant leurs prétentions et servirent de base aux controverses qui se
traînèrent fastidieusement à Bâle, à Prague, à Brünn, à Stuhlweissenburg,
jusqu’à la conférence finale d’Iglau, en juillet 1436. Ces discussions
étaient souvent chaudes et violentes ; les bons Pères de Bâle furent parfois
scandalisés par le franc parler des délégués bohémiens. Quand Jean de Raguse
prononça le mot hérétiques en parlant des Hussites, Jean Rokyzana, un
des délégués calixtins, protesta énergiquement contre cette allégation et demanda
que toute personne qui proférerait semblable accusation fut tenue de prouver
son dire sous la peine du talion, Procope, qui représentait les Taborites,
s’associa à cette protestation, déclarant qu’il ne serait pas venu à Bâle
s'il avait su qu'il dût être insulté de telle sorte. Il fallait gagner du
temps et user d’habileté pour pacifier la Bohème ; Jean de Raguse et
l’archevêque de Lyon durent présenter de formelles excuses. En une autre
circonstance, l’inquisiteur Henry de Coblentz, docteur dominicain, se
plaignit que le député des Orphelins, Ulric de Znaim, eut dit que les moines
avaient été inventés par le démon. Ulric démentit ce propos et déclara avoir
fait au légal cette remarque que, si les évêques descendaient des apôtres et
les prêtres des soixante-douze disciples, les autres ecclésiastiques ne
pouvaient émaner que du diable. Cette saillie provoqua un éclat de rire
général ; les rires redoublèrent quand Rokyzana, interpellant l’inquisiteur,
lui dit : « Docteur, faites Dom Procope provincial de votre Ordre ! »
Ces plaisanteries ont leur importance, rapprochées des cris de : Au bûcher
! Au bûcher ! qui avaient accueilli Huss à Cons- lance. On alla même
jusqu’à inviter les Hussites à faire partie du concile, mais ils étaient trop
fins pour tomber dans le piège qu’on leur tendait. Grâce à
leur inflexible fermeté, les Bohémiens remportèrent la victoire ; ils firent
reconnaître officiellement les quatre articles, qui devinrent célèbres dans
l'histoire sous le nom de Compactata et qui furent comme la Grande
Charte de l’Église bohémienne jusqu’au jour où ils furent effacés par la
Contre- Réforme. La convention fut conclue à Prague le 26 novembre 1433 et
confirmée par un échange de poignées de mains entre les légats du concile et
les députés des trois sectes bohémiennes. Mais cette entente ne résolut pas
définitivement toutes les difficultés. Les quatre articles n’étaient que de
brèves déclarations, se prêtant à une diversité illimitée d’interprétations.
Les dialecticiens du concile n'eurent pas de peine à les ruiner par
l’argumentation et à leur enlever toute portée pratique. D’autre part, les
Hussites purent, avec une égale facilité, les développer de façon à justifier
toutes leurs revendications. A peine avait-on achevé d'échanger les poignées
de mains que les Bohémiens prétendirent — en vertu de l’autorisation accordée
de communier sous les deux espèces — continuer à administrer le sacrement aux
enfants et l’imposer tyranniquement à tous les fidèles, — conséquences que ne
pouvait approuver le concile. Cet exemple permet de juger des innombrables
questions qui occupèrent encore les négociateurs durant trente longs mois. En
fait, les choses étaient si peu arrangées que le concile, en avril 1434, leva
sur la Chrétienté une demi- dime pour l’organisation d’une croisade contre
les Hussites. Cette contribution lui permit de stimuler par des libéralités
le zèle de la noblesse catholique de Bohème[8]. Il est
vraisemblable qu’on n’aurait abouti â rien s’il ne s’était produit des
événements qui parurent d'abord menacer l’issue des négociations. Si les Taborites
avaient accepté de traiter sur la base des quatre articles, bien insuffisants
à leurs yeux, c’était parce qu’ils comptaient, dans la pratique, accroître
considérablement la portée de ces principes. Après la convention préliminaire
du 26 novembre, l’interprétation donnée à ces articles par les légats du
concile les obligea à reculer. L’affaire approchait de sa conclusion : il
était nécessaire pour eux de comprendre exactement la valeur des engagements
qu’ils allaient prendre. Quand les légats eurent quitté Prague, en janvier
1434, d'ardentes discussions s’élevèrent entre Taborites et Calixtins au sujet
des suites que comportaient les négociations. Il y avait entre les deux
sectes des différences politiques comme des divergences religieuses. Les
Taborites étaient, pour la plupart, des paysans ou des pauvres gens. Ils ne
voulaient admettre dans leurs rangs ni nobles ni gentilshommes, et avaient,
semble-t-il, des tendances républicaines, puisqu'ils désiraient ajouter deux
autres articles aux quatre premiers, pour assurer l’indépendance de la Bohème
et recouvrer tous les biens confisqués. Les deux partis s’exaspérèrent et
coururent aux armes. Une lutte décisive allait décider auquel des deux
appartiendrait l’hégémonie. Les Taborites assiégeaient depuis quelques temps
Pilsen, ville qui avait pris le parti de Sigismond, lorsqu'ils apprirent que,
dans la Nouvelle-Ville de Prague, leurs amis avaient été massacrés, sans
distinction d’âge ni de sexe, au nombre, disait-on, de vingt-deux mille. Ils
levèrent le siège le 9 mai, pour aller tirer vengeance delà ville, mais, après
une manifestation sous les murs de Prague, ils partirent dans la direction de
la Moravie. Cependant les Calixtins avaient fait alliance avec les barons
catholiques ; ceux-ci, libéralement payés par le concile, fournirent aux
hérétiques un contingent formidable. Le choc eut lieu à Lipan, le dimanche 30
mai. La bataille fit rage toute la journée et toute la nuit, et ne prit lin
que le lundi à trois heures du matin. Procope, Lupus et treize mille des plus
braves Taborites restèrent sur le terrain. La lutte dut être extrêmement
meurtrière, car on lit à peine cent prisonniers. On a le droit de douter de
la véracité des vainqueurs, qui prétendirent n’avoir perdu que deux cents
hommes ; souhaitons qu’ils aient exagéré leur succès, quand ils se vantèrent
d’avoir brûlé plusieurs milliers d’ennemis capturés après la bataille. Le
pouvoir des Taborites était entièrement brisé. Il est vrai qu’ils
conservèrent le Mont-Tabor, jusqu'au jour où George Podiebrad les écrasa
définitivement en 1452 ; même après la funeste journée de Lipan, en
décembre, ils recommencèrent, dans leur enthousiasme inlassable, à rêver d'un
nouvel appel aux armes. Mais, désormais, ils n'étaient plus qu’un élément de
troubles et non plus un facteur important de la situation politique. Les
lettres de félicitations adressées par certains des vainqueurs à Sigismond,
la joie débordante que le concile manifesta à la réception de la nouvelle,
montrent que cette victoire était considérée par les catholiques comme un
triomphe de l’Église[9]. Même
après l’élimination presque complète des Taborites, il subsistait d’amples
sujets de querelle. L’avenir parut un moment si sombre que l’on prit, en août
1434, des mesures préparatoires en vue d’une nouvelle croisade, sur les
produits de la demi-dîme levée peu auparavant. Une source de perpétuelles
difficultés était l’ambition personnelle de Rokyzana. Instruit, capable,
audacieux controversiste, habile homme d’affaires, Rokyzana avait résolu de
devenir archevêque de Prague, et il poursuivit ce dessein avec une
persistance infatigable. Il prit une part importante aux négociations et se
fit remarquer le plus qu’il put, changeant ses batteries avec dextérité,
élevant des objections ou aplanissant les difficultés selon les intérêts du
moment. Tout d’abord, il s’efforça de faire insérer une clause autorisant le
-peuple et le clergé à élire un archevêque, qui serait ensuite reconnu et
confirmé par l’empereur et le pape. Comme sa proposition avait été rejetée,
il conclut avec Sigismond une secrète entente : l’élection aurait lieu et
l’empereur userait de tout son pouvoir pour obtenir du pape la confirmation,
sans frais pour le pallium ni autres redevances. Aussitôt que cette sentence
fut connue, les légats du concile protestèrent et le concile lui-même refusa
d’accepter la chose. Néanmoins Rokyzana réussit, en 1435, à se faire -élire
par rassemblée nationale de Bohème, au grand scandale des orthodoxes qui
redoutaient, non sans raison, l'exemple donné par ce retour aux méthodes
primitives d’élection. Sigismond accepta secrètement ce nouvel acte ; mais
les légats déclarèrent que l’élection était sans valeur et qu’il fallait
l’annuler comme contraire aux Compactata. Cette querelle faillit faire
échouer toutes les négociations ; le calme ne se rétablit que lorsque
Sigismond et son gendre et héritier, Albert d’Autriche, promirent de lancer
des lettres reconnaissant Rokyzana comme archevêque et ordonnant qu’on obéit au
nouveau prélat. Après quoi il suffit d’une quinzaine de jours pour que les
disputes prissent fin et que l’affaire fut définitivement réglée. Les
signatures d’adhésion aux Compactata furent officiellement échangées
le 5 juillet 1430, au milieu de réjouissances générales. Sigismond, rétabli
sur le trône de ses pères, fit mine de tenir sa promesse : il écrivit au
concile une lettre demandant la confirmation de Rokyzana, faisant entendre en
même temps aux légats qu’à son avis le concile devait refuser, mais que
lui-même ne voulait pas rompre trop brusquement avec ses nouveaux sujets.
Naturellement, la confirmation ne vint jamais. Bien que Rokyzana prit Dieu à
témoin qu’il ne convoitait nullement le pallium, toute sa politique, durant
sa longue vie, ne tendit qu’à ce seul objet. Sigismond oublia, avec sa
mauvaise foi habituelle, la promesse qu’il avait faite d’imposer l’autorité
de Rokyzana. Celui-ci vit bientôt sa situation si périlleuse que, le 10 juin
1437, il s’enfuit secrètement de Prague. Il demeura en exil jusqu’après la
mort de Sigismond et d’Albert ; il revint en 1-440, et fut bientôt l’homme le
plus puissant de toute la Bohême. Jusqu’à sa mort, en 1471, il conserva cette
haute situation, administrant l’archevêché, cherchant sans cesse à obtenir
confirmation des papes successifs et subordonnant à cet intérêt personnel
toute la politique intérieure et extérieure du royaume. Une
paix conclue avec tant de méfiances réciproques, et susceptible
d’interprétations radicalement opposées, ne pouvait remédier à d’aussi
profonds dissentiments. Le lendemain même de la solennelle ratification des Compactata,
un désordre gros de menaces montra combien la réconciliation était
superficielle. En présence d’une foule immense, au maitre-autel de l’église
d’Iglau, dans laquelle avaient été tenues les dernières conférences, l’évêque
de Coutances, chef de la légation du concile, célébra la messe et rendit
gràces à Dieu. Après quoi on lut, en langue tchèque, le texte de la
convention, que Rokyzana se mit à commenter dans la même langue, au grand
ennui des légats. Il avait célébré la messe à un autel des bas-côtés ; la
lecture achevée, il s’exprima ainsi : « Si quelqu’un désire communier sous
les deux espèces, qu’il vienne à cet autel recevoir le sacrement. » Les
légats se précipitèrent vers lui et lui défendirent par deux fois de donner
suite à son projet ; mais il négligea leurs avis et, tranquillement,
administra les espèces à huit ou dix personnes. L’incident causa, de part et
d’autre, une vive impression. Les Bohémiens demandèrent qu’on leur assignât,
durant leur séjour à Iglau, une église où ils pussent recevoir le sacrement
sous les deux espèces. Les légats refusèrent de faire droit à leur requête,
bien que l’Empereur insistât en faveur des Utraquistes. Les Bohémiens
menacèrent de se retirer et furent obligés de se contenter, comme ils avaient
fait auparavant, de célébrer leurs rites dans des maisons particulières. Quand
Sigismond se fut solidement affermi sur le trône, les escarmouches se
succédèrent sans discontinuer. Les observances, les cérémonies et les usages
de l'Église romaine avaient été remis en honneur, supplantant le culte ennemi
du faste qui avait prévalu pendant vingt ans. Les consécrations, les
confirmations, les images, les reliques, l'eau bénite, les bénédictions
furent successivement rétablies ; même les Ordres religieux détestés se
glissèrent subrepticement dans la place. On revint aux heures canoniques et
aux chants dans les églises. On s'efforça, par tous les moyens, d’accoutumer
le peuple au retour de l’ancien ordre de choses. Le 30 mai 1437, jour de la
Fête-Dieu, une somptueuse procession se déploya dans les rues de Prague,
portant haut le Saint-Sacrement. En tête marchaient le légat, l’archevêque de
Kalocsa et l’évêque de Segnia, suivis de l’empereur, de l'impératrice et
d'une foule de nobles et de citoyens. En manière de muette protestation,
Rokyzana, accompagné seulement de trois prêtres portant l’hostie et le
calice, vint au-devant du magnifique cortège. Aux yeux des sévères puritains
qui avaient si longtemps lutté contre la « Femme Rouge », l’imposante
cérémonie catholique devait paraître une amère moquerie, car l'impératrice
Barbara, qui occupait une place d'honneur dans le défilé, était connue pour
les désordres de sa vie privée. De plus, elle était notoirement athée et ne
croyait pas à l’immortalité de l’âme. Trois
semaines après cette solennité, Rokyzana, réduit à la fuite, cherchait un
abri auprès de George Podiebrad à Hradecz. Il avait quelque raison de
trembler puisque, si Æneas Sylvius dit vrai, Sigismond se préparait à
l’arrêter et à le punir selon ses mérites. L’œuvre de réaction suivit alors
son cours. Sigismond, s’il eût vécu plus longtemps, aurait fini par dompter
toute résistance et par contraindre le pays à obéir à Rome. Le pouvoir de
l’empereur-roi augmentait sans cesse. En mars, la capitulation de la place
forte taborite de Königingrätz remplit de consternation les Hussites. Peu
après, on mit le siège devant Zion, forteresse de Jean Rohacz, puissant baron
qui avait refusé de se soumettre. Rohacz fut pris dans son repaire, mené à
-Prague et pendu, en présence de l’empereur, avec soixante de ses partisans
et un prêtre. La tradition relate qu’en ce jour même Sigismond fut atteint
d’un ulcère, dont la malignité s’aggrava rapidement. L’empereur mourut en
décembre. Vers la même époque parut la décision du concile de Bâle au sujet
de la communion sous les deux espèces. Les Pères déclaraient que la communion
sous une seule espèce était la loi de l’Église et ne pouvait être modifiée
sans autorisation. Comme
Albert d’Autriche, gendre et successeur de Sigismond était zélé catholique,
le concile paya d’audace et, en janvier 1438, publia un édit où il rappelait,
en réclamant la rigoureuse application des canons, l'implacable bulle lancée,
le 22 février 1418, par Martin V contre les erreurs de Wickliff, de Huss et
de Jérôme. Cette mesure lit comprendre aux Taboulés et aux autres mécontents
de Bohême ce qu’il leur fallait attendre comme résultat des Compactata,
et leur insuffla une nouvelle énergie. Après un inutile appel au concile, ils
firent alliance avec la Pologne, dont le jeune roi, Casimir, fut choisi comme
compétiteur au trône de Bohême. Ainsi soutenus, les Hussites opposèrent une
résistance ouverte à Albert ; celui-ci, jusqu’à sa mort soudaine, le 27
octobre 1439, fut incapable d’exercer son autorité sur l'ensemble du royaume.
Quatre mois plus tard naquit son fils posthume Ladislas. A la faveur d’une
longue minorité, accompagnée des désordres habituels en pareil cas, les
Calixtins reprirent le dessus tant sur les Taborites que sur les Catholiques.
En 1441, un concile siégea à Kuttenberg et organisa l’Eglise nationale selon
les principes calixtins. On tint plusieurs conférences avec les Taborites et
les points litigieux furent soumis à la diète nationale de janvier 1444.
Cette assemblée se prononça nettement en faveur de la doctrine calixtine et
donna ainsi le coup de grâce aux Taborites. Les villes qui restaient encore
fidèles à ces derniers se rendirent successivement. Les membres des
communautés se dispersèrent ; le plus grand nombre adhérèrent au parti des Calixtins.
Les Taborites avaient disparu, en tant que secte, lorsqu’en 1452 George
Podiebrad s’empara du Mont Tabor et dispersa ce qui restait des sectaires. Après
la mort d’Albert, le peu d’autorité centrale qui subsistait en Bohême passa
aux mains de deux gouverneurs, Ptacek représentant les Calixtins et Mainhard
de Rosenberg, le vainqueur de Lipan, les Catholiques. En octobre 1443,
l’empereur Frédéric III songeait à partir pour la Bohême, comptant y obtenir
la régence. Mais ses espérances furent déçues. Ptacek étant mort en 1445, sa
succession échut à George Podiebrad, puissant baron qui, à peine âgé de
vingt-quatre ans, avait déjà acquis une haute réputation de talent militaire
et de prudence. Podiebrad subissait l’influence de Rokyzana, auquel il devait
assurément son élection. Après un long intervalle, Rome parut de nouveau sur
la scène. Nicolas V, qui était monté en 1447 sur le trône pontifical, envoya
en 1448, comme légat à Prague, le cardinal Jean de Sant’ Angelo. Les
Bohémiens pressèrent vivement le légat de ratifier les Compactata et
de confirmer l’élection de Rokyzana à l’épiscopat. Il promit une réponse,
mais, jugeant la situation épineuse, s’enfuit secrètement de Prague avec
Mainhard de Rosenberg. L’indignation populaire permit à George de se rendre
maître de Prague, par un coup d'état au cours duquel le sang coula. Il jeta
en prison Mainhard, qui mourut peu après dans son cachot. George devint ainsi
le maître absolu de la Bohême. En 1452, quand Ladislas fut reconnu roi,
George s’assura la régence. Le jeune monarque mourut à dix-huit ans, vers la
fin de 1457 ; bientôt après, George fut couronné roi. Sous son règne, jusqu’à
la veille de sa mort en 1471, Rokyzana conserva une influence presque
illimitée. Comme
pays (l’Église latine, la Bohème se trouvait alors dans une situation sans
précédent. Après la première rupture entre Eugène IV et le concile de Bâle,
le nom du pape disparaît des négociations entamées en vue de restaurer
l’unité de la foi. Ces négociations furent menées, de part et d'autre, comme
si l'autorité conciliaire était suprême, et que l’assentiment ou la
ratification du pape fut chose sans importance. Cependant un légat du pape
assista, en janvier 1436, à la conférence de Stuhleissenberg, où fut
virtuellement établie l’accord. Tandis que le concile, impuissant et
discrédité, tirait péniblement à satin, le triomphant Eugène n’était
nullement disposé à reconnaître la validité des actes conciliaires, non plus
qu’à les ratifier gratuitement. Les Bohémiens affirmaient que le pape avait
sanctionné les Compactata, mais ils ne pouvaient en fournir aucune
preuve positive. En 1447, pour obtenir la soumission de l’Allemagne, Eugène
avait bien ratifié une partie des actes du concile, mais sans insérer les Compactata
dans ses décrets. A l’avènement de Nicolas Y, en 1447, les Bohémiens
envoyèrent une députation offrir leur hommage au nouveau pape. On sait quelle
attitude réservée, adopta le légat que le pape envoya en retour à Prague. Il
est vrai que, le 28 juin 1449, pour obtenir l’abdication de Félix V, Nicolas
lança une bulle, approuvant les actes du concile, qui pouvait être considérée
comme une confirmation des Compactata. Mais le caractère de cette
bulle montre que la mesure avait surtout en vue les intérêts matériels
attachés aux promotions et aux bénéfices. Tous les doutes que les Bohémiens
pouvaient conserver au sujet des dispositions du pape ne tardèrent pas,
d’ailleurs, à se dissiper[10]. En
fait, Rome n’avait jamais eu dessein de reconnaître le compromis élaboré par
le concile. Tandis que les bons Pères s’efforçaient de reconquérir à la foi
les Hussites, Eugène travaillait à l’extermination des hérétiques selon les
méthodes usuelles, dans tous les pays où pouvait s’exercer son autorité.
Pendant longtemps, d’étroites relations avaient uni la Bohème à la Hongrie.
Le Hussitisme s’était répandu au loin sur ce dernier royaume, comme dans les
territoires slaves situés au Sud. Dès 1413, on commença à se plaindre que des
doctrines wickliffites eussent été rapportées en Croatie par des étudiants
revenant de l’Université de Prague. Sigismond étant roi de Hongrie, les Compactata
furent considérés comme applicables aux Hussites de ce pays et publiés en
hongrois comme en bohémien, en allemand et en latin. Nous avons vu comment
Sigismond trompa ses sujets bohémiens : il livra, de gaieté de cœur, les
Hongrois à Rome. Six semaines après que les Compactata eurent été
signés à Iglau, le 22 août 1436, Eugène nomma inquisiteur, pour l'Autriche et
la Hongrie, l’infatigable persécuteur Fra Giacomo délia Marca. Celui-ci se
trouvait déjà sur son terrain d’action ; en janvier de cette même année, il
avait assisté à la conférence de Stuhhveissenberg. Fra Giacomo ne perdit pas
de temps. Avant la fin de l’année, il avait traverse la Hongrie d’un bout à
l’autre, faisant en tous lieux- preuve d’une impitoyable sévérité.
L’archevêque de Gran, le chapitre de Kalocsa, l’évêque de Waradein
couvraient, de louanges cet inquisiteur. Leurs diocèses, disaient-ils,
avaient été infectés d’hérétiques, si nombreux qu’un soulèvement dépassant en
horreur les guerres bohémiennes paraissait inévitable, si ce saint homme
n’était venu exterminer les rebelles. On ne dit pas combien d’hérétiques
furent par lui mis à mort, mais le nombre dut en être considérable, d’après
les termes de l’éloge et d’après la crainte qu’il inspirait ; ses collègues
affirmaient que, dans cette expédition, il avait obtenu cinquante-cinq mille
conversions. Comme le déclarait avec enthousiasme l’évêque de Waradein,
l'inquisiteur n’aurait pu mieux faire, quand même l’apôtre Paul l’aurait
accompagné dans sa mission. Les évêques de Csanad et de Transylvanie le
pressèrent de visiter leurs diocèses, où les hérétiques étaient abondants. Le
dernier de ces prélats dit que des Hussites venus de Moldavie ont envahi son
évêché, ce qui montre la diffusion de l’hérésie par tout le Sud-Ouest de
l’Europe. La
carrière de Fra Giacomo fut brusquement interrompue en 1437. Ce fanatique
avait écrasé les Fraticelli d’Italie, les sauvages Cathares de Bosnie, les
farouches Hussites de Hongrie ; mais quand il s'attaqua aux prêtres
catholiques concubinaires de Fünfkirchen et voulut les contraindre à
abandonner les compagnes qu’ils entretenaient, ces ecclésiastiques furent
plus forts que sa volonté de fer et que son énergie longtemps éprouvée. Bien
qu’il fût soutenu par le pouvoir du pape et de l’empereur et par la redoutable
autorité de l’Inquisition, les prêtres, menacés dans leurs privilèges
habituels, soulevèrent un tel orage que Giacomo dut renoncer à son projet et
sauver sa vie par la fuite. Il fit alors appel à Eugène, qui s’adressa
lui-même à Sigismond. L’Empereur écrivit à Henry, évêque de Fünfkirchen, pour
lui enjoindre péremptoirement de rappeler Giacomo et de lui prêter son
concours. En même temps, il écrivit à. Giacomo pour lui promettre l’appui de
l’Empire. L’évêque Henry, ainsi pris à partie, donna des instructions pour
qu’on fournit le nécessaire à Giacomo ; mais l’inquisiteur n’en dut pas moins
renoncer à imposer au clergé le respect du vœu de chasteté. Pour ce genre de
délit, la pénalité coutumière, en Hongrie, était une amende de cinq marcs :
les synodes de Gran, en 1450 et 1480, se plaignirent que les archidiacres,
non contents de garder pour eux le produit des amendes, encourageassent les
criminels afin de tirer profit de leurs délits. D’ailleurs, en Hongrie comme
en beaucoup d’autres lieux, on accordait au péché de chair certaines licences
qui permettent de comprendre l’indignation soulevée par l’intervention de
Giacomo et le peu de succès de sa tentative. Giacomo
cessa, semble-t-il, de s’immiscer dans la vie privée du clergé orthodoxe et
consacra toute son énergie à la tâche plus facile d’exterminer les
hérétiques. Au début de l’année 1437, on le trouve au sud du Danube, où son
activité lui valut les éloges de l’évêque de Sreim. En mettant à mort tous
ceux qui refusaient de se convertir, il avait sauvé le diocèse d’un
soulèvement des Hussites, où tout le clergé aurait été égorgé. Eugène le
récompensa en le qualifiant de « vigoureux et impitoyable extirpateur de
l'hérésie » et en lui accordant le privilège de nommer des
inquisiteurs-adjoints, ce qui faisait de lui un inquisiteur-général pour
toute la vaste région confiée à ses soins. Ce fut probablement à la suite de
la querelle qui s’engagea au sujet des concubines des prêtres, que Simon de
Bacska, archidiacre de Fünfkirchen, excommunia l’inquisiteur en 1438. Mais
l’empereur Albert et l’archevêque de Grau contraignirent bientôt le magistrat
ecclésiastique à retirer l’anathème. Les travaux de Giacomo furent un moment
interrompus par une invitation à assister au concile de Ferrare, réuni par
Eugène IV, en 1438, pour contre-balancer l’assemblée hostile de Bâle ; mais
Giacomo ne tarda pas à revenir en Hongrie. Ses efforts durent contribuer à
l’organisation, entre les barons et les cités de Bologne, d’une ligue
solennelle pour exterminer l’hérésie ; elle fut conclue le 23 avril 1438, â
la veille de l’intervention de la Bologne en Bohême, pour la défense des
Hussites contre l’empereur Albert. En 1439, le zèle d’inquisiteur de Giacomo
subit un échec. A Sreim, il livra au Bras séculier, comme hérétiques
reconnus, un prêtre et trois de ses complices. Les amis des condamnés
s’assemblèrent en nombre, enfoncèrent les portes de la prison et enlevèrent
les prisonniers. Chose difficile à comprendre (à moins qu’il ne se soit agi
seulement de concubinage), l’archevêque de Kalocsa, saisi de l’affaire par
appel, protégea les criminels. Giacomo eut recours à l’empereur Albert, qui écrivit
en juin une lettre sévère à l’archevêque. Cette réprimande restant vaine, une
autre suivit au mois d’août. On ignore quel fut le résultat de cette affaire.
Albert mourut, comme on sait, en octobre ; cette mort fut une grande perte
pour la cause de la religion. En 1440, Giacomo quitta la Hongrie pour raisons
de santé. Il ne parait pas avoir immédiatement été remplacé. En l’absence de
toute persécution organisée, l’ivraie ne tarda pas à croître de nouveau au
milieu du blé. En janvier 1444, Eugène IV, déplorant la propagation du
Hussitisme dans toutes les provinces danubiennes, nominale vicaire observantin
Fabiano de Bacs aux fonctions d’inquisiteur pour le vicariat de Slavonie tout
entier, qui comprenait la Hongrie ; le nouvel inquisiteur était autorisé à
choisir des inquisiteurs adjoints, qui jouissaient d’une complète
indépendance à l’égard des prélats locaux. Des indulgences de Terre-Sainte
étaient promises à quiconque leur prêterait assistance ; une excommunication,
dont le retrait ne pouvait être effectué que par le pape ou l’inquisiteur,
était suspendue sur la tête de ceux qui refuseraient leur concours. En
juillet 1446, Eugène fait de nouveau allusion à l’état florissant du
Hussitisme en Hongrie et en Moldavie ; il revient en même temps sur la
question qui avait tant troublé Giacomo délia Marca. Beaucoup de prêtres de
cette région, non contents d’entretenir publiquement des concubines,
professaient qu'il n’y avait pas péché à satisfaire ses désirs en dehors du
mariage. On avait demandé au pape si c’était 14 une hérésie justiciable de
l’Inquisition. Il répondit affirmativement et chargea Fabiano et ses délégués
d’agir en conséquence. Apparemment, l'excuse alléguée était censée [dus
coupable que l'acte lui- même. Si
Rome, alors qu'elle était gênée par sa querelle avec les Pères de Bille,
montrait une telle activité à réprimer le Hussitisme et un tel mépris pour
les Compactata, on peut sans peine imaginer qu’après l’abdication de
Félix V, une fois que la suprématie pontificale eut été rétablie sans
contesté, Nicolas V né dut guère être disposé à respecter le contrat signé
par Je concile, non plus qu’à voir dans les Calixtins autre chose qu’une
secte hérétique. Ce fut en vain que les Bohémiens offrirent l’obéissance en
échange de la seule confirmation des Compactata, avec la condition
sous entendue que la papauté reconnut les droits de Rokyzana à l’archevêché
de Prague. En apparence, la seule difficulté qui fit obstacle à l’entente
résidait dans l’usage du calice pour la communion laïque et dans la communion
des enfants. Ce point excepté, peu de particularités distinguaient à ce
moment les Calixtins du reste des Eglises latines, bien que la question de la
saisie des biens ecclésiastiques ne fût pas non plus négligeable. Cependant
la papauté avait pris position ; elle aurait mis à feu et à sang la
Chrétienté entière (ce que, d’ailleurs, elle tenta de faire plus d’une fois),
plutôt que d’admettre que le concile de Bâle eut eu raison d’acheter la paix
en concédant la communion sous les deux espèces. Il y avait, en outre, la
question de la confirmation de Rokyzana. Æneas Sylvius raconte qu’en 1451 il
convainquit George Podiebrad de l’impossibilité d’obtenir cette confirmation
; il reçut la promesse que le projet serait abandonné et prit lui-même
l’engagement, si George présentait une liste de personnages dignes d’occuper
la place, de faire choisir un de ceux-ci par le pape et de rétablir ainsi la
paix. Cette offre incorrecte traitait les Compactata comme chose sans
importance. Cependant ni George ni Rokyzana ne perdirent l’espoir. La
tentative fut renouvelée à diverses reprises, tantôt auprès du pape, tantôt
auprès de l’empereur Frédéric III, tantôt auprès de la Diète germanique, mais
toujours avec aussi peu de succès. A l’occasion, quand il y avait quelque
chose à gagner, on entretenait ces espérances, quitte à les dissiper ensuite[11]. Les émissaires pontificaux
écrivant à Rome représentaient Rokyzana comme le plus pervers et le plus
perfide des hérésiarques ; le reconnaître serait donner le coup de grâce au
peu de catholicisme qui subsistait encore en Bohême. Aussi n’eût-on jamais la
moindre intention de le confirmer. Quand
la chute de Mainhard de Rosenberg eut concentré le pouvoir entre les mains de
George Podiebrad et qu’il fut devenu impossible de compter désormais sur le
parti catholique de Bohême, Nicolas V revint aux vieilles méthodes et résolut
de voir ce que pourrait faire un inquisiteur missionnaire. Il avait à sa
disposition un homme admirablement armé pour cette besogne. Giovanni da
Capistrano, vicaire-général des Franciscains Observantins, avait commencé en
1417 sa carrière d’inquisiteur. Il était parvenu à l’âge de soixante-six ans
sans rien perdre de sa vigueur ni de son implacable volonté. De petite taille
et d’aspect peu imposant, émacié par les pratiques austères au point de
sembler n’avoir que la peau, les os et les nerfs, il connaissait peu le goût
de la viande, ne s’accordait que quatre heures de sommeil et jugeait encore
ses veilles insuffisantes à son infatigable activité. Sa piété, sa vie
d’abnégation lui avaient valu un enviable pouvoir de thaumaturge ; sa
réputation de prédicateur attirait autour de lui la foule avide d’entendre ses
discours. En 1451, il était occupé â exterminer les Fraticelli ; mais, à la
demande de Nicolas, il interrompit sa besogne sanglante pour entreprendre la
conversion des Hussites. On ne négligea rien pour donner à sa mission un caractère
dramatique. Avant d’accepter sa tâche il demanda l’assentiment divin en
allant consulter la Vierge à Assise : une lumière céleste l'environna,
témoignant que son apostolat était approuvé de Dieu. Il accepta que son
autorité inquisitoriale fût étendue aux territoires bohémiens et partit en
campagne. Partout, sur sa route, la foule s’assemblait pour voir et entendre
l’homme de Dieu ; partout sa puissance miraculeuse démontrait le caractère
sacré de sa mission. A Brescia, il parla devant un auditoire estimé à
cent-vingt mille âmes, et, bien que les murs et les arbres eussent cédé sous
le poids des spectateurs amassés, personne ne fut blessé. Au bord de la Sile,
près de Trévise, les voyageurs, dans leur austérité d’Observantins, n’avaient
pas d’argent pour payer le passage ; l’intraitable passeur refusait de les
transporter gratuitement. Capistrano prit tranquillement le manteau de Saint
Bernardin, qu’il portait sur lui, et jeta ce vêtement sur les flots, qui
reculèrent pour permettre à toute la troupe de franchir la rivière à pied sec
: après quoi, l’eau reprit sa course interrompue. Précédé par une telle
renommée, Capistrano traversa Venise et Vienne en triomphe. On voyait
s’assembler, pour l’entendre prêcher, des foules de soixante mille à cent mille
âmes ; les gens accouraient à ses sermons de cent lieues à la ronde. A
Vienne, on compta trois cent mille personnes présentes ; on lui amenait les
malades par milliers et on comptait par centaines les cure : miraculeuses
qu’il opérait. La mise en scène ecclésiastique fut admirablement arrangée et
produisit l’effet qu’on en attendait. C’est
en vain que l’Empereur demanda pour Capistrano l’autorisation de visiter
Prague : Podiebrad et Rokyzana refusèrent catégoriquement. Le zèle de
Capistrano pour le martyre n’alla 548 pas jusqu’à lui faire mépriser leur
volonté. Muni de lettres impériales adressées aux nobles catholiques et à
leur chef, Ulric Mainhard de Rosenberg, l’inquisiteur partit, en juillet,
pour la Moravie, terrain plus sur où l’influence de Podiebrad et de Rokyzana paraissait
moins forte. On put voir alors combien étaient peu fondées les plaintes des
Catholiques au sujet de l’intolérance tyrannique des Calixtins. Bien que
vivant sur un territoire bohémien, les Catholiques et les Hussites
s’entendaient, semble-t-il, à merveille. L’évêque d’Olmütz était catholique,
et il ne parait pas que Capistrano ait rencontré quelque obstacle dans ses
efforts pour la conversion des hérétiques. Un registre portant les noms et
les dates des conversions atteste qu’il débuta à Brünn le 1er août 1451 et
qu’en mai 1452 il avait opéré plus de onze mille conversions. Pourtant, il
devait se contenter d’user de persuasion et n’avait pas le droit d’employer
les méthodes inquisitoriales. Comme les conversions étaient volontaires, il
aplanissait la voie des hérétiques repentis, les réconciliait avec l’Eglise
en leur infligeant seulement une pénitence salutaire et leur permettait de
conserver leurs biens et leurs dignités. Quand les hérétiques persistaient
dans l’endurcissement, il était désarmé et ne pouvait qu’utiliser de son
mieux son pouvoir de thaumaturge. C’était une situation étrange, dont on
chercherait vainement un autre exemple au moyen âge, que cette communauté
d’existence entre hérétiques et catholiques ; les premiers, bien qu’en
meilleure situation, toléraient les seconds et allaient jusqu’à permettre
qu’un homme tel que Capistrano parcourut librement le pays en dénonçant les
hérétiques et en opérant des conversions. Pour Capistrano, cette situation
était irritante au plus haut point, d’autant qu’il était tenu de se renfermer
dans l’art de la persuasion et ne pouvait imposer ses arguments par la prison
ou le bûcher. Une aventure qui lui arriva, dit-on, à Breslau, jette un jour
curieux sur cet état de choses. Bien que la Silésie eut un évêque catholique,
elle appartenait à la Bohême et la tolérance mutuelle y était pratiquée.
Durant l’été de 1453, Capistrano se rendit dans ce pays et s’employa à
convertir les Hussites. Mais ces « fils de Bélial », pour tourner en ridicule
le pouvoir miraculeux de l’inquisiteur, placèrent un jeune homme dans une
bière qu’ils portèrent dans le lieu où Capistrano prêchait, et demandèrent à
celui-ci de ressusciter le mort. Capistrano répondit sévèrement ; « Qu’il
garde sa place pour l’éternité parmi les morts ! » et passa son chemin. Les
hérétiques dirent alors à la foule : « Nous avons parmi nous de plus
grands saints » ; l’un d’entre eux, s’approchant du cercueil et s’adressant
au jeune homme qui y était couché, s'écria : « Pierre, lève-toi ! » puis
il ajouta à voix basse : « C’est le moment de sortir de là. » Mais
l’interpellation demeura sans réponse. On 549 constata que le malheureux jeune
homme était réellement mort. Cependant, à cette époque même, Capistrano pouvait
exercer impitoyablement ses fonctions inquisitoriales lorsque ses victimes
étaient des Juifs. Un prêtre de campagne leur avait, disait-on, vendu huit
hosties consacrées pour la célébration de rites infernaux. Capistrano arrêta
ceux qu’on accusait, les tortura jusqu’à confession et les brûla ; une femme
impliquée dans l’affaire fut déchirée à l’aide de tenailles chauffées au
rouge. Une vieille femme juive embrassa le christianisme et fut assassinée
peu de temps après. On accusa les Juifs de ce meurtre et aussi du meurtre
d’un jeune garçon chrétien. Capistrano les assaillit de nouveau et, cette
fois, en brûla quarante et un. Il est facile dé juger, d’après ce fait, quel
sort auraient subi les Hus- sites si l’inquisiteur avait été à même
d’assouvir sur eux sa rage. Ceux de Moldavie et de Pologne, contre lesquels
il envoya trois de ses inquisiteurs adjoints sous les ordres de Ladislas le
Hongrois, durent probablement éprouver toute la rigueur des lois canoniques Cependant
les chefs calixtins n’étaient pas demeurés entièrement indifférents. Au début
de la mission de Capistrano, Rokyzana écrivit à l’inquisiteur, en termes
amicaux, pour lui reprocher de condamner comme hérésie la communion sous les
deux espèces, permise aux Bohémiens par le concile de Bâle. Une
correspondance s’ensuivit, dans laquelle-Capistrano soutint avec arrogance le
« retrait du calice » et la suprématie papale. On engagea des
négociations en vue d’une conférence, et l’on espéra un moment qu’une entente
allait intervenir. Cependant Capistrano sut trouver des prétextes variés pour
éviter la discussion. Une lettre confidentielle, qu’il adressa au
cardinal-légat Nicolas de Cusa, nous dévoile son vrai motif : il n’ignorait
pas que les Calixtins eussent pour eux l’autorité et la tradition. Pans les
deux camps, on perdit patience et l’on se lança de part et d’autre des
épitres injurieuses. Capistrano, ayant ainsi rendu impossible toute
négociation amiable, put, en 1452, demander tranquillement à Podiebrad un
sauf-conduit pour se rendre à Prague : sur le refus opposé par le roi, il
n’hésita pas à le sommer de fournir l'aide et la protection dues à un
commissaire et inquisiteur apostolique. Quand
les princes allemands furent réunis à la Diète de 1452, les Bohémiens leur
adressèrent des doléances. Affirmant leur attitude pacifique et leur
obéissance au Saint-Siège, ils se plaignaient que les stipulations des Compactata,
interdisant de stigmatiser comme hérétiques ceux qui communiaient sous les
deux espèces, fussent violées par un moine nommé Capistrano. Ce personnage,
s'intitulant commissaire et inquisiteur apostolique, parcourait les
territoires de la Bohême en proclamant que tous les Utraquistes ôtaient des
hérétiques. C’était là une infraction manifeste à la convention qui avait
coûté tant de sang ; malgré leur amour pour la paix, les Bohémiens
affirmaient qu’en persistant dans cette voie, on ferait renaître les anciens
désordres. Ces déclarations annonçaient la lutte que Capistrano, de son côté,
s’occupait activement à provoquer. Dans une lettre au pape, il condamna comme
odieuses certaines propositions d’entente mises en avant par le
cardinal-légal et affirma qu’il avait bon espoir en des négociations engagées
par lui avec les princes allemands pour l’organisation d’une nouvelle
croisade contre les Hussites. Nicolas de Cusa, vivement réprimandé pour avoir
osé parler de conférences et d’un terrain d’entente, se hâta de se rallier au
parti des persécuteurs. Il contribua, pour une bonne part, à faire éclater un
nouveau conflit en lançant, en juin 1452, une encyclique aux Bohémiens. Il
leur disait clairement que quiconque n’était pas avec l’Église était contre
elle ; qu’il fallait laisser de côté les Compactata, attendu que cette
convention n’avait pas réalisé l’union en vue de laquelle on l’avait élaborée
; qu’il ne pouvait être question que de pure et simple obéissance au Saint-Siège.
Pour rendre l’irritation plus aiguë, il ne manqua pas de leur donner, avec
une insolence raffinée, l’assurance que l’Église était trop bonne mère pour
permettre à ses enfants ce qu’elle savait être mauvais pour eux. La
haine, si activement semée par Capistrano, portait déjà ses fruits. Entre
Rome et la Bohème, la brèche se faisait de plus en plus large. Si l’on
pouvait amener le zèle des princes allemands à répondre à l’ardeur des
missionnaires, on pourrait espérer de voir renaître les horreurs des guerres
hussites. Capistrano occupa la fin de l’année 1452 à parcourir l’Allemagne,
sans doute pour mener à bien ce charitable dessein. Cependant il séjourna à
Leipzig assez longtemps pour que son éloquence put attirer à son Ordre
l’adhésion de soixante professeurs et étudiants. Mais ses efforts en vue de
soulever une croisade contre la Bohème furent rendus vains, en mai 1453, par
la prise de Constantinople. L’impression très vive que produisit cette
catastrophe par toute la Chrétienté, l’alarme universelle causée par les
progrès des Turcs, la nécessité de défendre l’Europe contre l’envahisseur,
rejetèrent dans l’ombre toutes les questions secondaires. Le besoin d’une
nouvelle croisade se faisait impérieusement sentir, mais on ne pouvait
dépenser, dans une lutte contre la Bohême et les Utraquistes, des forces dont
on avait besoin ailleurs. Nous
avons vu comment, durant l’été de 1453, Capistrano, alors à Breslau, occupa
tranquillement ses loisirs à brûler des Juifs, lise rendit ensuite en
Pologne, où on le voit, à Cracovie, jeter en prison un médecin, Maître Paul,
soupçonné d’être un émissaire de Rokyzana. Il adressa à Podiebrad une
nouvelle demande de sauf-conduit pour Prague : on lui répondit laconiquement
par un refus, en alléguant le refus opposé à une offre antérieure et en
déclarant que Ladislas ne voulait pas voir troubler la paix de son royaume.
Capistrano quitta Cracovie le 15 mai 1454 et se rendit à Breslau et à Olmütz,
d’où il espérait encore pouvoir obtenir quelque succès à l’intérieur de la
Bohême, ce cercle magique dans lequel il ne lui avait pas été permis de
pénétrer. A ce moment, Rokyzana comptait que la terreur inspirée par les
Turcs et la nécessité de l’union des pays chrétiens aideraient à la
réalisation de son rêve et lui assureraient le pallium. Il lit, sur beaucoup
de points litigieux, les grandes concessions que nous avons mentionnées plus
haut et s’épuisa en efforts auprès de l’Empereur pour s’assurer, grâce à son
intervention, la confirmation papale. Une lettre écrite par Ladislas, le 13
juin, à l’évêque d’Olmütz, demandait à ce prélat d’imposer silence à
Capistrano qui, dénonçant en termes violents les Bohémiens, faisait plus de
mal que de bien ; c’était évidemment un coup joué dans la même partie.
Cependant le souci des intérêts suprêmes de la Chrétienté ne put pas assurer
à Rokyzana la confirmation tant souhaitée ; mais ce souci détourna bientôt
des hérétiques contre les infidèles l’énergie enflammée de Capistrano. Dans
une lettre brève et nette adressée à Capistrano, le 20 juillet 1454, Æneas
Sylvius conseille à l’inquisiteur de renoncer au rêve d’arriver à Prague î il
l’invite à aller plutôt à Francfort, où il pourra se rendre utile. Une
assemblée de princes 552 s’était tenue à Ratisbonne et avait décidé
d’entreprendre une croisade dont Philippe de Bourgogne avait accepté la
direction. Il restait â prendre quelques mesures décisives à Francfort en
octobre ; Æneas Sylvius avait besoin du concours et de l’ardeur infatigable de
Capistrano. La correspondance échangée entre eux en cette circonstance montre
â quel point l’Europe redoutait une invasion. La confusion et l’incertitude
régnaient partout et des divergences personnelles menaçaient de neutraliser
l’effort de la Chrétienté. A Francfort, les craintes des deux ecclésiastiques
ne se réalisèrent que trop. Le zèle des princes s'ôtait refroidi ; ils
prétendaient que le seul dessein du pape et de l’empereur était non de
combattre, mais de leur prendre de l’argent. Ils demandaient que l’affaire
fût menée par un concile général, lequel, en même temps, réprimerait les abus
du Saint- Siège. En somme, les deux partis s’efforçaient, dans leur égoïsme,
de faire tourner à leur profit la situation critique de l’Europe ; pour le pape,
il s’agissait de récolter des subsides ; pour les princes, de recouvrer
l’indépendance. Tout ce que purent obtenir Æneas et Capistrano, ce fut la
promesse que les princes auraient, à la Pentecôte de 1455, une entrevue avec
l’Empereur, pour décider ce que l’on pourrait entreprendre. En février et
mars 1455, les princes commencèrent à s’assembler à Neubourg près de Vienne,
où Podiebrad essaya encore d’obtenir la confirmation de Rokyzana. En ce qui
concernait la croisade, les forces de la Chrétienté semblaient paralysées par
les mesquines rivalités et les ambitions des chefs. Finalement, grâce à
l’éloquence soutenue d’Æneas et de Capistrano, les choses parurent prendre
tournure ; mais, le 22 mars, arriva la nouvelle de la mort de Nicolas V. Tout
s’effondra ; les princes se retirèrent, remettant toute action à l’année
suivante. Ce fut un exemple frappant de l’utilité de la papauté, seule
capable de centraliser des forces hostiles et de leur imprimer une direction
commune. L’activité
impétueuse de Capistrano fut alors absorbée par la lutte contre les Turcs ;
les Hussites jouirent de quelque répit. D'ailleurs, la situation était trop
périlleuse pour qu’on put s’occuper de la persécution. Remarquable preuve de
l’inflexible rigidité de Rome, même en des circonstances si graves : les
ouvertures et les concessions de Podiebrad et de Rokyzana n’obtinrent aucun
succès. Calixte
III fut élu le 8 avril, avec une rapidité qui montre combien on craignait
alors un long interrègne pontifical. Le nouveau pape envoya immédiatement des
légats prêcher la croisade par toute l’Europe et commença à faire construire
sur le Tibre des navires de guerre. Les Hongrois, justement émus de la
menaçante invasion de Mahomet II, prièrent Capistrano de venir leur prêter
l’appui de son éloquence. Autorisé par Calixte, qui confirma tous les
privilèges accordés par Nicolas, Capistrano entreprit la tâche qui devait
achever l’œuvre de sa vie. Cependant ces nouvelles obligations, bien qu’elles
missent plus que jamais à l’épreuve son énergie ardente, ne lui firent pas
perdre entièrement de vue les Hussites détestés. Le moment paraissait
favorable à une réconciliation, dictée par toutes sortes de raisons
politiques. De plus, Æneas Sylvius venait d’être promu cardinal et cet habile
diplomate avait réussi à se faire passer, aux yeux des Bohémiens, pour un de
leurs amis. Les Bohémiens espéraient obtenir non seulement la confirmation
des Compactata, mais encore le chapeau de cardinal pour Rokyzana. A
celle nouvelle, Capistrano écrivit de Bude à Calixte, le 24 mars 1456, pour
dissuader le pape en termes extrêmement vigoureux. Les Hussites, dit-il, sont
la lie du genre humain ; ils ne craignent ni Dieu ni les hommes. L’esprit a
peine à concevoir les erreurs auxquelles ils s’attachent, les abominations
qu’ils pratiquent en secret. Les Compactata sont leur seul rempart ;
si cet acte reçoit confirmation, les Hussites dissimulés qui abondent, non
seulement en Bohême, mais en Hongrie, en Transylvanie, en Moldavie et dans
les régions avoisinantes, se soulevèrent ouvertement. L’avertissement de
l’inquisiteur suffit ; les propositions furent rejetées. Soudain
on apprit que Mahomet II avançait et qu’il avait mis le siège devant
Belgrade. Ladislas, qui était à la fois roi de Bohême et roi de Hongrie, se
trouvait à Buda-Pesth. Prétextant une partie de chasse, il s’enfuit lâchement
en Autriche, ainsi que son oncle, le comte de Cillei. Jean Hunyadi, comte de
Transylvanie, qui avait été régent du royaume, organisa les forces hongroises
avec l’aide de quelques croisés allemands. Capistrano se joignit à lui, comme
chef apostolique de la croisade. La victoire de Belgrade est demeurée
glorieuse dans les fastes de la Hongrie. Le 14 juillet 1456, Hunyadi franchit
le Danube avec une flottille de bateaux et pénétra dans la ville à travers
les lignes d’investissement. L’attaque et la défense furent menées avec furie
jusqu’au 22 ; ce jour-là, un violent assaut des Turcs fut repoussé et les
assiégeants poursuivirent l’ennemi battant en retraite, brûlèrent un de ses
camps, enclouèrent plusieurs canons et ramenèrent les autres dans la ville,
où ces armes firent merveille jusqu’à la fin de cette mémorable journée.
Mahomet concentra ses forces pour une tentative suprême qui échoua. Pendant
la nuit, le Turc s’enfuit, laissant sur le champ de bataille vingt-quatre
mille hommes et trois cents canons. Son armée fut entièrement dispersée : ce
désastre, secondé par l’héroïque résistance de Scanderbeg en Albanie, arrêta
l’invasion turque et donna à l’Europe le temps de respirer. Cependant les
deux héros auxquels était due cette victoire payèrent de leur vie leur
triomphe. L’infection répandue par les cadavres provoqua dans les rangs de
l’armée victorieuse une épidémie dont Jean Hunyadi devint, le 11 août, une
des victimes. Celle mort empêcha les vainqueurs de pousser plus avant leur
succès. Quant à Capistrano, il s’était attaché à son œuvre avec toute son
enthousiaste abnégation. Son éloquence avait soulevé les Chrétiens jusqu’au
paroxysme de l’exaltation religieuse. Les croisés n’obéissaient qu’à lui et
son activité était incessante. Les journées s’écoulaient sans qu’il eût le
temps de prendre de la nourriture, les nuits passaient pour lui sans un
instant de sommeil. Pendant les dix- sept jours qui précédèrent la victoire,
il dormit en tout, dit-on, pendant sept heures. Il était entré dans sa
soixante et onzième année ; sa constitution était affaiblie par ses austères
pratiques. Quand le dernier effort eut été fourni, la nature épuisée réclama ses
droits. Une fièvre lente se déclara le 6 août ; il languit assez longtemps et
mourut le 23 octobre. Capistrano
fut peut-être le plus parfait modèle du fils de l’Église que cette époque
troublée ait produit — créature purement artificielle, dans laquelle
disparaissait la faiblesse humaine avec certaines de ses vertus, tandis que
toutes les forces naturelles se concentraient, avec une rare puissance, en un
dévouement désintéressé à une mauvaise cause ! De tels hommes sont des
instruments aux mains des politiques peu scrupuleux qui savent les utiliser.
Pendant quarante ans, Capistrano avait ainsi servi à causer le malheur de ses
semblables, sans qu’il eût conscience du mal qu’il faisait. Cependant, comme*
le remarque ingénieusement Æneas Sylvius, il restait en cet homme un point
faible. Dans les lettres où Capistrano et Hunyadi relatèrent leur victoire,
aucun des deux chefs ne rendit justice aux mérites de son collègue. Ainsi que
le dit Æneas Sylvius, « Capistrano avait méprisé les grandeurs terrestres, il
avait fui loin des plaisirs de ce monde, il avait foulé aux pieds l’avarice
et dompté la luxure ; mais il n’avait jamais su dédaigner la gloire »[12]. Le seul
homme qui fût digne de succéder à Capistrano était son ami et son émule,
Giacomo délia Marca. Celui-ci fut donc envoyé, en 1457, dans le pays où vingt
ans plus tôt, il avait déployé son activité. Il était revêtu des mêmes
pouvoirs, comme inquisiteur et comme croisé. Le péril turc était encore trop
menaçant pour que Giacomo pût perdre son temps à s’occuper de persécution. II
se consacra exclusivement à la tâche d’organiser la guerre contre l’Islam,
jusqu’au jour où sa santé faiblit. Il retourna alors en Italie, où, peu
après, il dut se défendre de l’accusation d’hérésie portée contre lui par ses
ardents confrères les Dominicains. U eut pour successeurs ses disciples
Giovanni da Tagliacozza et Michèle da Tussicino, après lesquels la charge
passa, en 1461, à Fra Gabriele da Verona. Mais bien que, pendant une
génération entière, les Franciscains aient fait effort pour convertir les
Calixtins, ils eurent peu de succès, faute de pouvoir employer les méthodes
ordinaires de l’Inquisition. Nous reviendrons plus loin sur ces événements. D’ailleurs,
l’espoir de réduire la Bohême à l’obéissance devenait de jour en jour plus
incertain. Dans l’agitation bruyante des guerres hussites, on avait trouvé de
puissants barons et des villes disposés à soutenir énergiquement le pape et
l’empereur. Pendant l’interrègne, il y avait eu, tout d’abord, un
gouvernement mixte, également partagé entre Catholiques et Calixtins. Sous la
vigoureuse autorité de George Podiebrad, les cités orthodoxes s’étaient
soumises une à une, et, dans les questions spirituelles, Rokyzana était
devenu tout puissant. Il est vrai qu’entre les Églises il y avait peu de
différence de doctrine et de pratique, en exceptant toujours l’usage du
calice ; mais l'indépendance servait d'abri contre l’avidité de la Curie
romaine, et les bruits qui venaient d’Allemagne n’encourageaient guère les
Bohémiens à en faire le sacrifice. En Allemagne, en effet, les décrets de
Bêle, confirmés par Eugène, avaient un moment servi de sauvegarde ; mais ces
décrets étaient désormais tombés en discrédit ou en désuétude et, ù en croire
les plaintes violentes de la population, les vieux abus florissaient avec une
nouvelle vigueur. Les élections ôtaient négligées, ou, pour les confirmer, on
extorquait aux élus des sommes énormes ; les dimes et la vente des
indulgences épuisaient le pays. Aussi les Bohémiens, défendus par leur
isolement, pouvaient accepter certains ennuis pour s’épargner les frais
excessifs de la bénédiction et de la sollicitude apostolique. Le seul espoir
de Rome résidait dans la personne du jeune catholique Ladislas, qui
approchait de sa majorité. Mais celui-ci, à la veille de son mariage avec la
fille du roi de France Charles Vil, mourut subitement, vers la fin de 1457,
non sans soupçons i d’assassinat. Georges Podiebrad fut élu et couronné peu
après. Alors on put croire qu’à moins d’une intervention divine, on ne devait
plus compter sur le retour pacifique de la Bohème au bercail[13]. Pourtant,
tout d’abord, il sembla qu'une entente fût possible. Ladislas, peu de temps
avant sa mort, s’était proposé d’envoyer une ambassade à Rome pour opérer une
réconciliation et Calixte III avait exprimé un vif désir de voir Rokyzana,
dont la réputation était grande à Rome ; le pape avait demandé à Podiebrad de
satisfaire à ce désir. De plus, Podiebrad se fit couronner conformément au
rite romain ; n’ayant pas d’évêque à sa disposition, il se fit prêter par son
gendre, Mathias Corvin de Hongrie, les évêques de Raab et de Bacs, pour
présider à son sacre. Le jour de son couronnement il jura d’obéir à Calixte
et à ses successeurs, de restaurer la religion et de persécuter les
hérétiques. En fils dévoué de l’Église, il écrivit à Calixte et obtint du
pontife des lettres le reconnaissant comme roi de Bohême. Il envoya à Rome
des députés qui promirent que_ Rokyzana allait les suivre et assurer sur des
bases durables la soumission de la Bohême. C’étaient là des escarmouches en
vue de prendre position. Quelques mois plus tard, lorsque Calixte mourut et
qu’Æneas Sylvius reçut la pourpre sous le nom de Pie II, on put espérer qu’un
concordat raisonnable allait intervenir. Depuis qu’il était allé à Bile dans
la suite du cardinal Capranica et que, de son propre aveu, mu par la cupidité
plutôt que par la vérité, il s’était fait le porte-parole du parti hostile à
la papauté, Æneas Sylvius s’était presque exclusivement occupé des affaires
d’Allemagne et de Bohème, qu’il connaissait mieux qu’homme du monde. Il avait
pris part aux négociations qui aboutirent aux Compactata ; homme
avisé, d’intelligence vive et de peu de scrupules, il était anxieux d'unir la
Chrétienté contre les Turcs et on s’attendait à ce 'qu’il reconnut
l’importance essentielle d’une réconciliation avec la Bohème. George se hâta
d’envoyer des députés renouveler ses protestations d’obéissance et demander
la confirmation des Compactata. Pie II, qui n’eut pas honte de lancer
une bulle condamnant et désavouant solennellement les opinions jadis
défendues par lui devant le concile, était prêt à rompre avec les traditions
de son passé plutôt qu’avec celles de ses prédécesseurs. Il donna une réponse
ambiguë ; George pouvait mériter sa reconnaissance comme roi de Bohème en
extirpant l’hérésie. A cet effet, Pie II promettait d’envoyer des légats. Les
légats arrivèrent ; mais le pape, tout en traitant George en roi et en fils
très aimé quand il sollicitait la coopération de Podiebrad 4 la croisade,
prit bientôt après une mesure que, dans sa connaissance des affaires bohémiennes,
il savait devoir provoquer infailliblement la rupture. Ce fut Wenceslas,
doyen de Prague, catholique et ennemi mortel de Rokyzana, que Pie choisit
pour administrer l’archevêché, en évinçant Rokyzana. Immédiatement, ce fut un
soulèvement général. Wenceslas essaya d’affirmer son autorité, mais le
pouvoir resta aux mains de Rokyzana. George jeta en prison Fantinus, qui
avait été procurateur de la Curie et avait été envoyé en qualité d’orateur
pontifical. Il le retint captif pendant trois mois. George avait récemment,
par un coup d’heureuse audace, délivré Frédéric III d’un siège que celui-ci
soutenait, dans son château devienne, contre ses sujets révoltés. Frédéric
s’interposa et détourna, pour un moment, l’explosion de la colère
pontificale. Mais quand il demanda instamment que George fût reconnu roi, Pie
lui opposa un refus catégorique ; George, frappé d’incapacité comme
hérétique, ne pouvait porter la couronne et les serments d’allégeance prêtés
par ses sujets étaient sans valeur. Le seul moyen pour lui de recouvrer des
droits à la dignité royale, était de revenir à l’Église. En juin 1454, Pie
II, en plein consistoire, publia une bulle rappelant tous les griefs de
l’Église contre la Bohême, déclarant nuis les Compactata, comme
n’ayant jamais reçu la confirmation du Saint-Siège, et sommant George de
comparaître devant la cour de Rome, pour crime d’hérésie, dans l’espace de
trois fois soixante jours. Deux mois plus tard, Pie II était mort. Mais son
successeur, Paul II, poursuivit la procédure en se servant des vieux moyens
inquisitoriaux. Trois cardinaux furent désignés, en 1465, pour juger George
comme hérétique relaps ; ils le sommèrent en août, à litre de simple
particulier, de comparaître devant eux avant six mois. Sans attendre
l'expiration du délai, Paul lança, dans les premiers jours de décembre, une
bulle relevant de leur allégeance tous les sujets de George, donnant comme
prétexte à cette mesure hâtive que, si l’on tardait, le jugement deviendrait
plus difficile. Le courroux du pape croissait avec l’obstination du prétendu
hérétique. En 1468, d’autres citations A comparaître devant les cardinaux
furent encore lancées A Podiebrad. En février 1469, le nom du Hussite George
Podiebrad, fils de perdition, fut inscrit, avec ceux de Rokyzana et de
Grégoire de Heimbourg, dans la malédiction de la Cœna Domini, pour
être anathématisé trois fois l’an, au cours de la messe, dans toutes les
cathédrales, tant en latin qu’en langue vulgaire. Ce
n’était pas là un simple brutum fulmen. Il ne fut pas difficile
d’exciter la rébellion parmi de turbulents sujets et de provoquer les
attaques d’ambitieux voisins. Malgré sa vigueur et son habileté, George eut
les plus grandes difficultés à conserver sa place. En 1468, quand les princes
allemands eurent consenti une trêve de cinq ans en vue de concentrer leurs'
forces contre l’Islam, Paul II jeta la confusion dans l’Empire en envoyant
l’évêque de Fprrare prêcher contre la Bohême une croisade payée d’indulgences
plénières, auxquelles était adjointe cette faveur spéciale : quiconque
s’associerait à la prédication aurait le privilège de choisir un confesseur
et de recevoir de celui-ci absolution et indulgence plénières. Le royaume
était confié au roi de Hongrie Mathias Corvin, qui prit la croix et, à la tête
d’une armée de Croisés, s’empara de la Moravie. Ce fut le début d’une longue
guerre, durant laquelle George mourut, en 1471, relevé de l’excommunication à
son lit de mort. Ladislas II, fils de Casimir de Pologne, fut élu roi de
Bohême. En 1475, les rivaux conclurent une entente : tous deux étaient
reconnus rois de Bohême ; Mathias détiendrait, sa vie durant, la Moravie, la
Silésie et la plus grande partie de la Lusace ; celui des deux qui survivrait
à l’autre jouirait alors du royaume entier. En 1490, à la mort de Mathias,
Ladislas recouvra les trois provinces et ajouta bientôt après la Hongrie à
son domaine. Ladislas
ôtait bon catholique. Sixte IV, qui avait aidé à son élection, espérait voir
enfin se présenter l’occasion de briser la résistance opiniâtre des
Calixtins. Le roi fil une tentative dans ce sens ; mais des troubles
sanglants éclatèrent à Prague et faillirent lui coûter la vie : il comprit
que pour minime que fût la différence entre catholiques et utraquistes, le
vieux fanatisme du « calice » n’en survivait pas moins. Finalement, en 1485,
à la Diète de Kuttenberg, on convint de pratiquer la tolérance mutuelle, et
Ladislas, qui était d’humeur accommodante, ne se risqua plus à de nouveaux
coups d’audace. Ainsi la situation étrange de la Bohême, en tant que membre
de la Chrétienté latine, devint plus singulière encore. Le peuple était, en
grande majorité, composé de Calixtins, par conséquent d’hérétiques ; mais
l’Eglise avait dû renoncer à essayer de les sauver malgré eux. De temps à
autre on nommait des inquisiteurs-missionnaires ; mais ces hommes limitaient
leurs efforts pratiques à la persuasion et à la controverse. Même, en 1463,
Die II se crut obligé d’avertir Zeger, vicaire général des Observantins, que
ses frères, dans leurs relations avec les hérétiques, s’abstinssent de
pousser leur zèle jusqu’aux malédictions et aux injures et eussent uniquement
recours à la douceur et à la discussion. Les missionnaires étaient, pour la
plupart, des Franciscains, ce qui nous explique pourquoi la tolérance
accordée aux catholiques ne put prévaloir contre les préventions entretenues
par le peuple à l’égard de cet Ordre. Même. George Podiebrad avait, en 1460,
permis aux Franciscains de revenir à Prague. Mais on ne pouvait contenir
leurs débordements de zèle et ils furent expulsés en 1468. En 1482, sous
Ladislas, ils revinrent encore une fois ; mais au cours des troubles de
l’année suivante, ils furent trop heureux de s’enfuir sains et saufs. Leur
couvent fut rasé et ne fut pas reconstruit avant 1629. De temps à autre, on
fonda des communautés franciscaines à Hradecz, Glatz et Neisse, mais elles
eurent la vie courte et furent rapidement détruites par le fanatisme
populaire. Comme l’invention de l’imprimerie facilitait la controverse, le
zèle des polémistes multiplia les traités démontrant l'iniquité de l’hérésie
utraquiste. Mais les Utraquistes ne se laissèrent pas convertir. Quand, dans
l’enthousiasme de sa papauté récente, Léon X voulut soulever l’Europe pour
une croisade qu’il se proposait de diriger lui-même, il chargea son légat
Thomas, archevêque de Gran, de tenter une réconciliation avec la Bohême. On
accorderait le calice aux laïques, conformément aux conditions établies à Bâle,
mais en le refusant aux enfants et aux aliénés, par crainte de sacrilège ; la
prédication serait réservée au clergé ; les biens ecclésiastiques sécularisés
pourraient être abandonnés aux Bohémiens, si ceux-ci consentaient à fournir
aux évêques et aux prêtres des ressources suffisantes et s’ils envoyaient à
la croisade, pour une durée J d'au moins un an, de cinq à dix mille hommes.
Mais il fallait que les Bohémiens reconnussent à l’Église le droit d’acquérir
et de transmettre des biens. Sur les autres points controversés, on ne
pouvait faire aucune concession. Ce fut la première tentative de conciliation
à laquelle Rome condescendit. Mais les Calixtins résistèrent à la tentation
et maintinrent les Compactata, comme la charte de leur indépendance
religieuse. En 1526, quand le roi Louis périt dans la désastreuse journée de
Mohacz et que la maison d’Autriche, représentée par Ferdinand 1er, acquit le
trône de Bohême, le nouveau roi, si bon catholique qu’il fut, dut s’engager à
maintenir les Cotnpactata. Il ne
faut pas croire que, dans la dégénérescence de l’Utraquisme, les doctrines de
Wickliff et de Huss fussent tombées complètement dans l’oubli. Les véritables
héritiers des deux réformateurs furent les Taborites. Ceux-ci, il est vrai,
par leur enthousiasme déréglé, voulurent inutilement lutter contre l’esprit
de leur époque et disparurent sous l’énergique répression conduite par
Podiebrad. Mais la semence qu’ils avaient jetée ne fut pas entièrement
perdue. Les profondes convictions religieuses qui animaient ces gens pauvres
et simples apparaissent à travers les traits satiriques que lança contre eux
Æneas Sylvius, en reconnaissance de l’hospitalité qu’ils lui offrirent en
1451, à la veille de leur extermination. Envoyé en mission par Frédéric III
et voyageant avec quelques nobles, le futur Pie II arriva, de nuit, près du
Mont Tabor et jugea plus sur de se fier aux ennemis de sa foi que d’attendre
le jour dans un village ouvert. Pour les remercier de leur bienveillant
accueil, l’élégant humaniste fait d’eux un tableau où il les couvre gaiement
% de ridicule et se moque méchamment de leur pauvreté. C’étaient presque tous
des paysans. Ils vinrent le saluer dans le froid, sous la pluie ; beaucoup
d’entre eux étaient à peu près nus, ne portant comme vêtement qu’une chemise
ou une peau de mouton. L’un n’avait pas de selle, un autre pas de bride, un
troisième pas d’éperons. Tel avait perdu un œil, tel autre un bras. Leur
saint patron était Ziska, dont le portrait était peint sur les portes de la
cité. Bien qu’ils tournassent en dérision la consécration des églises, ils
étaient très avides d’écouter la parole de Dieu. Si quelqu’un d’entre eux
était trop occupé ou trop paresseux pour se rendre à la baraque en bois où
ils s’assemblaient pour prêcher, on l’y menait à coups de fouet. Ils ne
payaient pas de dîmes, mais remplissaient les maisons de leurs prêtres de
blé, de bière, de bois, de légumes, de viande et de tout ce qui est
nécessaire à la vie. Si fermes qu’ils fussent dans la défense de leur
indépendance spirituelle, ils ne se montraient pas intolérants, et, parmi
eux, la plus large diversité d’opinion était admise. Quand
de tels hommes furent chassés de leur retraite et dispersés à travers les
populations, il était vraisemblable qu’ils dussent faire des prosélytes
plutôt que de se convertir eux- mêmes. Bien qu’on les ait perdus de vue, ils
restèrent assurément fidèles à leurs convictions. Les mesures réactionnaires
prises par Rokyzana et par Podiebrad durant les années qui suivirent, ne
pouvaient manquer de semer le mécontentement parmi les plus ardents Calixtins
eux-mêmes et de faire surgir une nouvelle moisson de disciples et de maîtres.
Il subsistait assez d’éléments pour la constitution d’une secte représentant
les doctrines qui, une génération auparavant, avaient embrasé la Bohême.
Cette secte eut beau se manifester avec timidité et désavouer prudemment
toute affiliation à la secte détestée et redoutée des Taborites ; il est
néanmoins évident qu’elle fut, en grande partie, constituée des mêmes
éléments. C’est
en 1457 que ces nouveaux sectaires apparaissent pour la première fois sous
une forme organisée. Chrétiens ardents et humbles, s’efforçant d’appliquer
les doctrines de Jésus, ils différaient des Taborites par une plus grande
ressemblance avec les Vaudois, ressemblance due sans doute à l’influence de
Pierre Chelcicky, qui, sans faire partie de leur association, fut cependant,
à certains égards, leur maître. Comme les Vaudois, ils proscrivaient le
serment et le glaive. Rien ne pouvait justifier le meurtre d’un homme. Aussi
la secte imitait-elle la « non- résistance » des Vaudois. Depuis l’époque de
Constantin et de Silvestre, l’Église romaine s’était égarée à la poursuite de
la richesse et du pouvoir temporel. Les sacrements étaient sans valeur entre
des mains impures. Les prêtres pouvaient recevoir les confessions et imposer
des pénitences, mais ils ne pouvaient absoudre ; ils avaient seulement le
droit d’annoncer le pardon de Dieu. Le purgatoire était un mythe inventé par
des prêtres rusés. En ce qui concernait le sacrement de l’Eucharistie, ils
adoptaient la formule de Pierre Chelcicky, qui éludait la difficulté en
affirmant que le croyant reçoit le corps et le sang du Christ, sans prétendre
expliquer la chose et sans oser la discuter. Ils se moquaient de la
superstition des Calixtins, qui promenaient par les rues le Saint-Sacrement
en l’offrant à l’adoration des fidèles ; et croyaient que celui dont l’œil
venait à tomber sur le sacrement était, pour la journée, à l'abri de tout
mal. Les sectaires s’exposèrent parfois nu martyre, en réprouvant
publiquement le zèle fanatique qui avait fait de l’Eucharistie la plus sainte
des idoles. Tels étaient les principes sur lesquels était édifiée cette
confrérie d’amour et de charité, pleine de résignation et d’humilité, qui
représenta l’idéal chrétien plus exactement peut-être que tout ce que le
monde avait vu depuis treize siècles. Leur extrême simplicité de vie ne
poussait pas l’ascétisme jusqu’à l’exagération. Il ne s’agissait pas de
prendre d’assaut le ciel en mortifiant la chair ; il fallait gagner le salut
en s’acquittant avec soin des devoirs imposés à l’homme par le Créateur, en
obéissant avec soumission à la volonté divine, en se confiant pieusement au
Christ. Ce fut l’Unitas Fratrum, l’Union des Frères Bohèmes ou
Moraves, qui, sans lutte et sans résistance, supporta les cruelles
vicissitudes de cet âge de transition et se maintint pendant quatre cents
ans, jusqu’à nos jours, prouvant que la force n’a pas toujours le dernier mot
dans les affaires de ce monde et que la nature humaine, dans sa simplicité,
est capable d’atteindre à une plus grande élévation morale que lorsqu’elle
obéit à des influences politiques, séculières ou spirituelles[14]. Ils
jouirent tout d’abord, semble-t-il, de la faveur de Rokyzana. Ils
prétendaient d’ailleurs suivre la doctrine de ce dernier, dont le neveu,
Grégoire, fut un de leurs plus anciens chefs, en même temps que Michel,
prêtre de Zamberg. Mais la politique de Rokyzana variait sans cesse, selon
que paraissait approcher ou reculer l’archiépiscopat tant rêvé ; aussi fut-il
bientôt amené à abandonner les Frères. Quand ceux-ci se séparèrent des
Calixtins pour s’organiser en secte séparée, Rokyzana ne fit aucune objection
à ce qu’on les persécutât. C’est en vain qu’ils déclarèrent n’être ni Vaudois
ni Taborites, — la première appellation étant un amer reproche, la seconde
l’expression de la terreur. Vers 1461, quand Grégoire et quelques compagnons
s’aventurèrent secrètement à Prague, ils furent dénoncés comme conspirateurs
taborites et mis à la torture. Leur exaltation religieuse était telle que
Grégoire s’évanouit sur la roue et eut une vision extatique. Portons au
crédit de Rokyzana que, lorsqu’il vit son neveu insensible à la torture, il
fondit en larmes et s’écria : « 0 mon Grégoire, combien je voudrais être à ta
place ! » Peu après, il obtint que Podiebrad permit aux Frères de s’établir à
Liticz. En ce lieu, ils prospérèrent parmi des alternatives de paix et de persécution,
et virent leur nombre s’accroître rapidement. Conservant
tous les sacrements, les Frères maintenaient la croyance à la succession
apostolique en vue du sacrement de l’ordination. Mais comme, en des mains
indignes, les sacrements perdaient toute efficacité, les sectaires furent
saisis de doutes douloureux concernant l’autorité sacerdotale de leurs
prêtres, cette autorité émanant de l’Église romaine. Certains eurent l’idée
d’envoyer une mission vers les légendaires Chrétiens de l’Inde. Mais ils
rencontrèrent deux hommes qui revenaient d’Orient et les renseignements que
ceux-ci leur fournirent leur donnèrent la conviction que, dans les églises
orientales, la tradition apostolique s’était perdue. Alors ils songèrent aux
Grecs ; mais ils virent à Prague des Grecs et nombre de Bohémiens qui avaient
parcouru le Levant et les provinces danubiennes ; ces gens leur apprirent que
là-bas on réclamait des droits pour l’ordination, simonie qui entachait de
nullité le sacrement. De plus, trois Bohémiens qui avaient reçu les ordres
sans qu’on s’enquit de leur moralité, révélèrent aux Frères qu’aucune
ordination valable n’était décernée par l’Église grecque, finalement on
s’adressa aux Vaudois, dont une nombreuse communauté habitait sur la
frontière autrichienne. Ceux-ci prétendaient descendre de l’Eglise primitive
; leurs ancêtres avaient abandonné Rome quand, sous Silvestre, la papauté
s’était sécularisée par la Donation de Constantin ; ils avaient conservé la
pureté de la succession apostolique. Il restait, pour les Frères, à voir si
Dieu voulait qu’ils lissent appel à l’intervention de ces Vaudois. En 1467,
une assemblée d’environ soixante députés choisis se tint à Lhotka. Après un
jeune et une ardente prière, ils laissèrent au sort le soin de décider s’ils
devaient se séparer du clergé romain. Le résultat fut affirmatif. Ils
choisirent alors neuf hommes, dont trois, deux, un seul ou pas un seraient
élus selon qu’il plairait à Dieu. On prit douze cartes ; sur trois de ces
cartes on écrivit : « il est (élu) », sur les neuf autres « il n’est pas (élu) ». On mêla les cartes et on
chargea un jeune garçon d’en distribuer neuf aux hommes choisis. On constata
que les trois cartes portant « il est élu » avaient été distribuées :
l’assemblée rendit pieusement grâces à Dieu d’avoir indiqué la voie dans
laquelle il fallait s’engager. On envoya Michel de Zamberg à l’évêque vaudois
Étienne, qui s’enquit de la foi et du passé de son visiteur et remercia Dieu
en pleurant de lui avoir accordé la joie de ne pas mourir sans avoir vu des
hommes pieux. Une fois consacré évêque, Michel revint ; on fit une rigoureuse
enquête sur les antécédents d’un des trois élus, nommé Mathias, qui fut
dûment consacré évêque par Michel. Après quoi, Michel renonça à son épiscopat
vaudois et à sa prêtrise catholique et reçut une seconde fois l’ordination
des mains de Mathias[15]. Ainsi
était brisé tout lien avec Rome, en même temps que d’étroites relations
s’établissaient entre les Frères et les Vaudois. La sympathie réciproque et
l’identité de foi attiraient les deux sectes l’une vers l’autre, bien que
l’austère vertu des Frères reprochât aux Vaudois de dissimuler leur croyance
en assistant à la messe catholique, d’amasser de l’argent et de négliger les
pauvres. Les Vaudois acceptèrent le reproche avec bonne grâce, et promirent
de s’amender. Bientôt les deux sectes étroitement unies se fondirent en une
seule association. Le nom officiel d'Union des Frères subsista ; mais,
peu à peu, on reprit la vieille appellation honnie de Vaudois, dont les
sectaires se servirent couramment pour se désigner dans leurs professions de
foi ou dans leurs traités polémiques. J’ai déjà fait mention de la députation
qui fut envoyée en 1498 aux Frères d’Italie et de France ; j’ai dit aussi
comment les vieilles communautés des Alpes tirèrent une nouvelle vigueur et
un surcroît d'indépendance de l’inébranlable constance affirmée par leurs
nouveaux adeptes. Grégoire
avait édifié l’Église des Frères sur une base extrêmement sévère. Les
néophytes n’étaient pas tenus, il est vrai, de verser au fonds commun ce
qu’ils possédaient, mais le plus souvent ils agissaient ainsi. La conduite de
chacun était soumise à la surveillance la plus attentive. Le moindre délit
était puni d’expulsion, et l’expulsion n’était révoquée que lorsque le
coupable avait fourni des preuves de son retour au bien. Nul n’avait le droit
de prêter serment, même devant un tribunal, ni de remplir une charge, de
tenir une auberge, de pratiquer aucun commerce autre que celui des objets
indispensables à la vie. Tout noble désireux de s’unir aux Frères devait
renoncer à son rang et aux fonctions qu’il occupait. En 1479, deux barons et
plusieurs chevaliers demandèrent à être admis dans la secte : on leur
appliqua rigoureusement la règle ; certains s’y soumirent, d’autres se
retirèrent. Cette sévérité finit par causer de violentes dissensions, et, en
1490, le synode de Brandeis adoucit la rigueur des statuts. Le parti puritain
s’éleva contre cette mesure et fut assez puissant pour obtenir d’un synode
subséquent la révocation de cette réforme. Un malaise général se répandit
parmi les Frères jusqu’au jour où, en 1495, au synode de Reichenau, les
parties extrêmes échangèrent un pardon mutuel et s’entendirent pour tempérer
la sévérité de la loi. Pourtant, deux chefs puritains, Jacob dé Wodnan et
Amos de Stekna, refusèrent d’accepter le compromis et fondèrent la secte des Amosites,
ou Petit Parti, qui vécut à l’écart pendant quarante-six ans. Cependant
les Frères avaient été en butte à des persécutions fréquentes et cruelles.
Parfois obligés de chercher un refuge dans les montagnes et les forêts, ce
qui leur valut le nom de Jamnici ou habitants des cavernes, ils
comptèrent tout une série de martyrs qui attestèrent, dans les donjons ou sur
le bûcher, la fermeté de leurs convictions. Néanmoins, la petite association
grossit sans cesse. En 1500, on jugea nécessaire de porter à quatre le nombre
des évêques. En Bohême et en Moravie, on comptait entre trois et quatre cents
églises, avec près de deux cent mille fidèles. Il y avait peu de villages, il
n’existait presque aucune ville où l’on ne trouvât des sectaires. Ceux-ci
avaient de puissants protecteurs parmi les nobles que l’asservissement des
paysans, en 1487, avait rendus pratiquement indépendant et capables de
défendre leurs protégés pendant les périodes de persécution. Les Frères
s’occupaient activement à instruire le peuple et à imprimer des livres.
Chaque paroisse possédait une école ; il y avait, de plus, des maisons
d’éducation supérieure, particulièrement à Jungbunzlau et à Litomysl. Sur les
six imprimeries bohémiennes, ils en détenaient trois ; les catholiques en
possédaient une seule et les Calixtins deux. Entre 1500 et 1510, soixante
volumes imprimés parurent en Bohême ; cinquante de ces livres sortaient des
presses des Frères. Depuis
cette époque jusqu’à la mort de Ladislas en 1516, les Frères subirent une
persécution intermittente, mais cruelle, particulièrement en Bohème.
Ladislas, dans son testament, donnait des instructions en vue de leur
extermination, « poulie salut de son âme et pour l’amour de la vraie foi ».
Mais, grâce à la minorité de son fils Louis, à peine âgé de dix ans, grâce
aussi aux troubles qui surgirent et aux luttes entre Catholiques et
Calixtins, on laissa en repos les Frères. Les pasteurs exilés revinrent, les
églises se rouvrirent et le service public reprit. En 1515, au concile de Latran,
Jean de Lasko, archevêque de Gnesen, délégué par Sigismond de Pologne, exposa
à Léon X la déplorable condition de l’Église par toute la Bohême, la Hongrie
et la Pologne. L’hérésie toute puissante faisait que beaucoup de paroisses
étaient dépourvues de prêtres ; il était impossible d’éviter les relations
avec les hérétiques et les interdits résultant de cette tolérance forcée
privaient le peuple du service divin et l’amenaient à l'indifférence
religieuse. On voit par-là combien le Hussitisme s’était répandu à travers
les pays de l’Europe orientale. Cette hérésie florissait de façon à faire
redouter qu’elle ne triomphât un jour, grâce au mécontentement soulevé en
tous lieux par les désordres et par la tyrannie de la Curie romaine. Léon
reconnut la gravité de la situation et nomma une commission de cardinaux pour
mener une enquête et proposer les mesures nécessaires. Remarquons que cette
enquête aboutit à la publication d’une bulle où il n’est fait aucune allusion
à la persécution. Le pape se borne à accorder certaines concessions et va
même jusqu’à permettre la célébration de la messe en présence d’hérétiques et
de schismatiques. Quand
surgit le Luthéranisme, les Bohémiens engagèrent des négociations avec les
protestants allemands. Mais, à ce moment, l’histoire des Frères Bohèmes sort
du cadre de notre étude actuelle. Rappelons pourtant la constance avec
laquelle ils subirent les assauts de la Contre-Réforme et réussirent à
transmettre jusqu’à nos jours les enseignements de Pierre Waldo et de Jean
Wickliff. Ils portèrent au-delà de l’Atlantique leur zèle intrépide joint aux
plus douces vertus chrétiennes. Dans les annales de la Pennsylvanie, le nom
de Moraves finit par désigner les plus fermes et les plus sûrs appuis de
l’organisation sociale. Parkman a judicieusement montré le contraste entre
l’influence civilisatrice des bons missionnaires moraves et les procédés de
leurs rivaux, les Jésuites, qui se contentèrent de substituer la croix aux
fétiches des Indiens. Cet enthousiasme pour le bien n'est pas encore éteint
aujourd’hui. Si petite que soit l'Église morave, elle comptait, en 1885,
jusqu’à trois cent dix-neuf missionnaires, dispersés dans les coins les plus
éloignés de la terre, comptant comme fidèles plus de quatre-vingt-un mille
indigènes convertis. Plus leur terrain d’action est pénible et inhospitalier,
plus est ardent le zèle des bons Frères. Sans eux les côtes sauvages du
Groenland seraient à peu près fermées à toute influence chrétienne. Leur
œuvre vraiment apostolique est pour nous une preuve nouvelle que le sang des
martyrs de Constance n’a pas coulé en vain[16]. FIN DU DEUXIÈME VOLUME
|
[1]
Assurément, ceux des ecclésiastiques qui restaient fidèles à Rome devaient être
en butte à de dures vexations, En 1417, Etienne d’Olmütz se plaint qu’on les
chasse de leurs bénéfices, qu'on les violente et qu’on les massacre. — Steph.
Cartus. Epist. ad Hussit. P. I. c. 3 (Pez, Thesaur. Anect. IV. II. 517).
[2]
Le parti démocratique Bohémien reçut aussi un avertissement. Sigismond se
vengea cruellement des citoyens de Breslau qui avaient pris part à un
soulèvement semblable à celui de Prague. Le 7 mars, il fit décapiter
vingt-trois d’entre eux. — Bezold, König Sigmund und die Reichskriege gegen
die Hussiten, München, 1872, p. 37.
[3]
Cependant, les bulles papales prêchant les croisades représentaient ces
puritains, non seulement comme bouleversant tout l’ordre politique et social,
mais comme condamnant le mariage et s’abandonnant à toutes sortes de pratiques
ignobles et bestiales. — Martini PP. V. Bull. Permisit Deus, 25 Oct.
1427 (Fascic. Rer. Expetendarum et Fugiend. II. 613).
[4]
En 1436 on eut grand'peine à obliger Rokyzana lui-même à déclarer qu'il ne
croyait pas à la consubstantiation. — Jo. de Turonis Regest. (loc.
cit. p. 426-7). Cependant, rien de plus énergique que son affirmation de
l’existence du corps et du sang, dans son Tractatus de Septem Sacramentis
(Cochlæi Hist. Hussit. p. 473-4). Connaissant la vénération exagérée et
superstitieuse des Calixtins pour l’Eucharistie, on peut voir un exemple des
récits inventés pour exciter la haine populaire dans l'assertion du cardinal
Giuliano, lequel, en 1431, prétendit que les Hussites avaient coutume de
manifester leur mépris pour le sacrement en foulant aux pieds l'espèce,
mélangée au sang d'hommes égorgés par eux. (Cochlæi, op. cit. p. 240),
[5]
Jean de Raguse était délégué de l’Université de Paris à Sienne et joua plus
tard un rôle important à Bâle.
[6]
La répulsion de la papauté pour les conciles généraux était assez justifiée. Le
3 juin 1433, le concile de Bâle, à l’unanimité, abrogea les annates et décréta
qu’à l’avenir la collation et la confirmation des sièges et bénéfices ne
comporteraient aucun frais autre que les honoraires du notaire. Les évêques
d’Otrante et de Padoue protestèrent au nom du pape ; voyant qu’on négligeait
leur protestation, ils quittèrent le concile, suivis par quelques autres
prélats. Ceux qui restèrent se répandirent en manifestations joyeuses et en
actions de grâces. — Ægid. Carlerii Lib. de Legation, (op. cit.
I. 368).
[7]
La lettre du cardinal Giuliano et les commentaires d’Æneas Sylvius sur le concile
de Bâle furent plus tard insérés dans l’Index Expurgalorius (Reusch, Der
Index der verbolenen Bücher, I. 40).
[8]
La question de la communion des enfants est un exemple de l'adresse casuistique
des orthodoxes. Après la réconciliation, alors que Sigismond régnait à Prague,
la communion des enfants fut interdite par le légat du concile, sous prétexte
que les Compactata n’accordaient ce
privilège qu’à ceux qui avaient coutume d’en jouir, et que les enfants nés
depuis n’y avaient, par suite, aucun titre. — Jo. de Turonis Regest. (Mon. Conc. Gen. Sæc. XV. T. I. p. 865).
[9]
Le caractère démocratique de la révolte des Taborites apparaît dans un incident
de septembre 1433. Procope, voulant envoyer un détachement pour envahir la
Bavière, avait désigné comme chef un capitaine nommé Pardus. Les hommes se
mutinèrent avant le départ. Comme Procope s’interposait, un d’entre eux le jeta
à terre en le frappant à la tête avec un escabeau. L’auteur de cet acte brutal
fut élu chef ; ce fut sous ses ordres que les Taborites perdirent deux mille de
leurs meilleurs vétérans. — Ægid. Carlerii, l. c., p. 466-7. — On peut
voir dan< la réduction des paysans bohémiens à l’état de servage, en 1487,
le résultat final de la ruine des Taborites.
[10]
L’intention du pape, en permettant l’usage du calice, était, d’après
l’interprétation donnée en 1464 par Pie II (Æneas Sylvius), de n’accorder cette
autorisation qu’aux gens accoutumés à communier ainsi, jusqu'au jour où le
concile de Bâle aurait fixé la doctrine définitive. Si cette réserve avait été
observée, la classe ainsi privilégiée se serait, avec le temps, éteinte ;
c’était donc une infraction à la convention que de donner la communion sous les
deux espèces aux enfants et aux nouveaux communiants. — Æneas Sylvius, Epist,
LXXI (Op. ined. p. 465).
[11]
George Podiebrad, dans la lettre qu’il adressa, en 1468, à son gendre Mathias
Corvin, pour se plaindre de l’attitude du Saint Siège à son égard, s’exprime en
ces termes : « En vérité, il y avait jadis, en Bohème, beaucoup d’erreurs
concernant le sacrement, les ornements et les vêtements des prêtres et
l’adoration des saints ; mais, par la grâce de Dieu, tout cela est aujourd’hui
changé au point qu’il n’existe plus guère de différence entre notre Eglise et
l’Eglise romaine. En comparant ce qui se passait il y a trente ou quarante ans
à ce que nous voyons aujourd’hui, on constate qu’il ne reste que peu de chose à
faire, en proportion de ce qui a été déjà accompli. » — D'Achery, Spicileg.
III. 834. Un pas important dans ce retour vers le passé fut fait en 1454. Des
édits parurent ordonnant, au nom de Ladislas, avec le consentement de Rokyzana,
que l’Epître et l’Evangile, dans le canon de la messe, fussent récités en latin
et non on langue vulgaire ; que la confession fût la condition préalable de la
communion ; que les enfants ne reçussent pas le sacrement sans y avoir été
dûment préparés ; que le sang de l’Eucharistie ne fût plus porté hors des
églises, par crainte d’accidents ; que nul n’administrât le sacrement sans
lettres patentes attestant sou ordination à la prêtrise ; que nul mariage no
fût célébré sans que des bans eussent été publiés en pleine église. — Chron.
Cornel. Zantfliet ann. 1454 (Martène, Ampl. Coll. V - 486-7).
[12]
On fit, à des époques différentes, six tentatives pour obtenir la canonisation
de Capistrano. Mais le destin lui fut contraire. Les premiers efforts furent
neutralisés par l’opposition du légat, Nicolas de Cusa, et par la jalousie des
ordres rivaux, Dominicains et Franciscains Conventuels. Des demandes réitérées
arrivèrent d’Allemagne, mais on n’y prêta aucune attention. En 1462, des
lettres pressantes furent rédigées par Frédéric III, par le Margrave de
Brandebourg et par d’innombrables évêques et magistrats des villes allemandes,
depuis Cracovie jusqu’à Ratisbonne ; ces lettres furent confiées à un moine
franciscain, chargé de les porter à Rome. Le messager mourut en route et remit
son message à un chevalier d’Assise. Celui-ci apporta les lettres chez lui,
puis partit pour l’Allemagne, où il mourut. Ses descendants conservèrent
pieusement la valise contenant les lettres ; vers le milieu du XVIIe siècle,
Wadding vit par hasard cette valise, et porta les lettres à Rome, espérant
qu'elles pourraient encore obtenir le succès désiré. — Les miracles accomplis
par le thaumaturge, objet d’un rapport circonstancié sous Léon X, consistaient
en plus de trente résurrections ; trois cent soixante-dix sourds avaient
recouvré l’ouïe ; cent vingt-trois aveugles avaient revu la lumière ; neuf
cent-vingt paralytiques et podagres avaient été guéris ; les miracles divers
étaient innombrables. En conséquence, Capistrano fut admis au titre secondaire
de Bienheureux et son culte réservé aux Franciscains du diocèse de Capistrano.
En 1622, Grégoire XV étendit son culte à tout l’Ordre franciscain ; en 1690,
enfin, Alexandre VIII l’inscrivit dans le calendrier des saints. — Wadding.
ann. 1430, n° 114- 22 ; ann. 1402, n° 29-78. — Welzsäcker, ap. Herzog’s Real
Encyklop. s. v.
[13]
Pie II n’hésita pas à répandre dans le monde chrétien l’affirmation positive de
l'empoisonnement de Ladislas par George. Il déclara que, malgré l’obscurité qui
enveloppait ces événements, les médecins viennois de la cour attribuèrent la
mort du prince au poison. — Æn, Sylvii Epiât, LXXI (Op. ined. p. 467).
[14]
Pour la doctrine des Calixtins concernant l'Eucharistie, voir les traités de
Rokyzana et de Jean de Przibram dans Cochlæi Hist. Hussit. p. 471, 508 ;
voir aussi les actes d’accusation de Jean de Przibram contre Pierre Payne (Ibid.,
230). — Quand les Frères entreprenaient d’expliquer leurs idées sur
l’Eucharistie, ils devenaient parfois difficiles à comprendre. Le pain et le
vin se changeaient en le corps et le sang ; les Frères auraient cru II ce
miracle, mémo si le pain avait été de la pierre ; cependant la substance
persistait et lo Christ n'était pas « réellement » présent dans l'espace. —
Foseic. Rer. Expetend. et Fugiend. I. 105, 170, 174, 183, 185.
[15]
Les Calixtins connurent la même inquiétude au sujet de la succession
apostolique. Une lettre écrite en 1451 par l’Eglise de Constantinople,
demandant instamment l'union et offrant de fournir des pasteurs spirituels,
montre qu'on avait fait des ouvertures à l’Eglise grecque en vue de résoudre la
difficulté. Mais, apparemment, les Bohémiens n’étaient pas prêts à rompre
définitivement avec le Catholicisme (Flac. Illyr. Catal. Test. Veritatis,
lib. XIX. p. 1834-3, éd. 1608). L'inquiétude reparut après la mort de Rokyzana.
Enfin, en 1482, un évêque italien, Agostino Luciano, vint à Prague chercher une
religion plus pure, et fut reçu au milieu de transports de joie. Il administra
les affaires spirituelles des Calixtins jusqu’à sa mort en 1493. Puis l’évêque
de Sidon, Filippo, vint à Prague, mais fut rappelé par le pape trois ans plus
tard. En 1499, une mission fut envoyée en Arménie, où plusieurs Calixtins
reçurent l’ordination. — Hist. Persecutionum, p. 95-6.
[16]
Parkman’s Montcalm, II 144-5. — Je dois à la courtoisie de l’évêque De
Schweinitz la statistique des Missions moraves.