HISTOIRE DE L'INQUISITION AU MOYEN-ÂGE

TOME SECOND — L'INQUISITION DANS LES DIVERS PAYS DE LA CHRÉTIENTÉ

 

CHAPITRE VII. — LA BOHÊME.

 

 

 

Bien qu’il n’y ait aucun fondement historique à la légende d'après laquelle Pierre Waldo, au cours de sa mission, aurait été amené par les circonstances en Bohême, où il serait mort, on ne saurait douter que l’hérésie vaudoise ait trouvé droit de cité parmi les Tchèques à une époque relativement ancienne. La Bohême faisait partie de la grande province archiépiscopale de Mayence, dont le métropolitain ne pouvait exercer qu’un contrôle insuffisant sur un district aussi éloigné. La suprématie de Borne pesait peu aux épaules de ces ecclésiastiques turbulents. Dans les dix dernières années du XIIe siècle, un légat du pape, le cardinal Pietro, étant venu en Bohême lever une dime pour la recouvrance de la Terre-Sainte, constata avec horreur que l’obligation du célibat était ignorée des prêtres séculiers. Il n'osa pas imposer cette règle aux ecclésiastiques déjà admis dans les ordres et essaya seulement d’amener les postulants à faire vœu de chasteté ; mais ses efforts dans ce sens provoquèrent une telle agitation qu’il fallut prendre de sévères mesures de répression. Dans une Eglise ainsi partiellement indépendante, les abus qui, ailleurs, stimulaient la révolte, faisaient peut-être défaut ; en revanche, le champ était ouvert sans obstacle aux tentatives des missionnaires de l’hérésie.

Nous avons vu comment l’inquisiteur de Passau décrit, vers le milieu du XIIIe siècle, la situation florissante des églises vaudoises en Autriche, le long des frontières de Bohême et de Moravie, et le zèle ardent de propagande dont étaient animés les membres de ces communautés. D’ailleurs, du côté de l’ouest, on trouvait des Vaudois dans le diocèse de Ratisbonne. L’hérésie devait fatalement déborder un jour hors de ces limites : elle ne risquait guère de se voir découverte et persécutée par un clergé mondain et négligent. Ce fut Innocent IV qui le premier, sonna l’alarme : en 1245, il invita les prélats hongrois à intervenir, puisqu’on ne pouvait apparemment compter sur le 428 clergé de la Bohême et qu’évidemment il n’existait pas de mécanisme inquisitorial dont on put se servir. Innocent montre l’hérésie établie de façon si solide et si étendue qu’elle a gagné non seulement le bas peuple, mais encore des princes et des magnats ; elle était soigneusement organisée et possédait même un chef qu’elle vénérait comme pape. Tous les adeptes sont donc déclarés excommuniés ; leurs terres sont confisquées au bénéfice du premier occupant ; quiconque, après rétractation, retombera dans l’erreur, sera conformément aux canons, abandonné, sans jugement, au bras séculier[1].

On ne sait si ce décret fut suivi d’une action sérieuse ; mais si des efforts furent tentés, ils ne réussirent pas à déraciner l’hérésie. En 1257, le roi Premysl Otokar II demanda à Alexandre IV de l’aider à écraser l’erreur qui continuait à se propager ; à cette requête est due la première apparition de l’Inquisition en Bohême. Deux Franciscains, Lambert le Germain et Barthélemy, lecteur à Brünn, reçurent le mandat papal d’inquisiteurs pour la Bohême et la Moravie. On peut présumer qu’ils firent leur devoir, mais leur activité n’a pas laissé de traces ; on ne sait si leur place fut occupée à nouveau quand ils moururent ou se retirèrent. Quand, longtemps après, la persécution reprit, ce fut sous une forme qui montre que l’évêque de Prague, comme son métropolitain de Mayence, n’était nullement disposé à encourager les empiètements du pouvoir papal sur sa propre juridiction. En 1301, un synode de Prague déplora la propagation croissante de l’hérésie et ordonna à quiconque en avait connaissance de fournir des informations aux inquisiteurs épiscopaux. f>e cette intervention, nous pouvons inférer que les hérétiques étaient actifs, qu'ils avaient été peu troublés jusqu’alors, et que la législation minutieuse appliquée ailleurs à la recherche et au châtiment de l’hérésie était absolument inconnue en Bohême.

En 1318, Jean de Drasic, évêque de Prague, fut mandé à Avignon par Jean XXII, pour répondre d’accusations portées par Frédéric de Schönberg, chanoine de Wyschehrad, qui représentait le prélat comme un fauteur d’hérésie. La plainte établissait que les hérétiques étaient si nombreux qu’ils avaient un archevêque et sept évêques, et que chacun de ceux-ci avait trois cents disciples. Ce qui est dit de leurs croyances semble indiquer qu’ils étaient à la fois Vaudois et Luciférains. Nous avons vu que le Luciféranisme était, vers cette époque, florissant en Autriche, où il avait, disait-on, été introduit par des missionnaires venus de Bohême. Les deux hérésies s’étaient sans doute donné la main. Leurs adeptes, dit-on, considéraient le serment comme contraire à la loi divine ; la confession et l’absolution pouvaient être administrées indifféremment par un laïque ou par un prêtre ; le second baptême était permis ; l’unité divine et la résurrection des morts étaient des fictions ; Jésus n’avait eu qu’un corps fantomatique et Lucifer était appelé à régner un jour. On retrouve naturellement aussi les accusations de débauches au cours d’assemblées nocturnes tenues dans des cavernes, ce qui prouve seulement que la persécution était assez redoutée pour que les communautés s’abstinssent de se réunir en plein jour. Le bon évêque n’autorisa ses inquisiteurs à sévir contre ces malheureux que sur les instances réitérées du roi, Jean de Luxembourg. Quatorze des prévenus furent reconnus coupables et livrés au bras séculier ; mais, à la grande colère du roi, l’évêque intervint et les lit remettre en liberté, à l’exception d’un médecin, nommé Richard, qui fut gardé en prison. De plus, l’évêque disgracia les inquisiteurs, qui évidemment étaient ses propres agents et non des délégués pontificaux. C’était là, de la part d’un prélat, des torts graves ; il expia sa mansuétude par plusieurs années de captivité en Avignon. Peut-être son hostilité à l’égard des Franciscains fut-elle une des causes des attaques dirigées contre lui[2].

L’attention de la papauté fut ainsi attirée sur l’existence de l’hérésie dans l’Europe orientale et sur l'insuffisance de l’organisation locale destinée à la combattre. On prit aussitôt des mesures en vue de l’introduction du Saint-Office. En 1318. Jean XXII nomma le Dominicain Peregrine d’Oppolza et le Franciscain Nicolas de Cracovie, inquisiteurs dans les diocèses de Cracovie et de Breslau : en même temps, la Bohême et la Pologne furent confiées au Dominicain Colda et au Franciscain Hartmann. Comme à l’ordinaire, les autorités séculières et ecclésiastiques reçurent l’ordre de seconder ces magistrats chaque fois qu’elles en seraient requises. La Pologne avait sans doute non moins besoin que la Bohême de la surveillance inquisitoriale, car Jean Muscata, évêque de Cracovie, était aussi négligent que son confrère de Prague. Il s'attira, en 1319, une sévère réprimande de la part de Jean XXII, pour la mollesse et la négligence à la faveur desquelles les hérétiques étaient devenus audacieux dans son diocèse. Cette admonestation n’eut guère d’effet, semble-t-il, car, en 1327, Jean dut ordonner au provincial dominicain de Pologne de nommer des inquisiteurs pour arrêter le flot d’hérésie qui, venant de l’ouest, inondait peu à peu la population. Apparemment, l’Allemagne et la Bohême envoyaient des missionnaires dont les efforts étaient bien accueillis par le peuple. Le roi Ladislas fut spécialement invité à aider les inquisiteurs ; il répondit aussitôt en donnant l’ordre aux gouverneurs de ses villes de mettre le pouvoir civil au service de ces magistrats ; un succès immédiat récompensa la vigoureuse action des persécuteurs.

Parmi ces hérétiques pouvaient se trouver des Frères du Libre Esprit ; mais la majorité était probablement composée de Vaudois. Ceux-ci avaient alors en Bohême une Église parfaitement organisée, qui envoyait des émissaires en Moravie, en Saxe, en Silésie, en Pologne. Ils regardaient la Lombardie comme leur quartier-général ; les jeunes gens y allaient achever leur instruction et l’on transmettait à l’Église-mère les sommes récoltées pour son entretien. Toutes ces pratiques ne pouvaient échapper à la vigilance des inquisiteurs nommés par Jean XXII. D’actives mesures de répression durent être appliquées d’une façon à peu près suivie ; on ne possède toutefois qu’un seul exemple de procédure inquisitoriale, datant de 1330. Saaz et Laun sont cités comme les villes où l’hérésie était le plus développée. Quand se produisit la rupture ouverte entre la papauté et Louis de Bavière, la répression devint plus difficile, bien que, sous Jean de Luxembourg, la Bohême demeurât fidèle au Saint-Siège. Les hérétiques se multipliaient à Prague et dans les environs. Après une courte période d’activité, l'Inquisition parait avoir disparu. Jean de Drasic, dont nous connaissons l’humeur tolérante, était toujours évêque de Prague, il fallait déployer de nouveaux efforts. Aussi, en 1335, Benoit XII nomma le Franciscain Peter Naczeracz inquisiteur dans le diocèse d’Olmütz et le Dominicain Gai l’de Neubourg dans le diocèse de Prague. Comme toujours, on ordonna à tous les prélats de prêter leur concours et on rappela spécialement au roi Jean que, s’il détenait le glaive temporel, c’était pour soumettre les ennemis de la foi. Le fils de ce roi, le futur empereur Charles IV, alors chargé des alliaires du royaume, reçut un appel semblable. Les hérétiques de Neuhaus poussèrent l’audace jusqu’à adresser un défi public à leur suzerain, le dynaste Ulrich, et leur rébellion se manifesta de façon si vive que le dynaste partit pour Avignon et obtint une bulle de croisade, payée d’indulgences de Terre-Sainte, pour l’extermination des insurgés. L’inquisiteur Gall ne demeurait pas inactif : en 1344, on le trouve en possession de diverses maisons confisquées à Prague et, vers cette époque, il fut attaqué et grièvement blessé ; il eut cependant le bonheur de sortir vivant de ce guet-apens.

Dans la province sujette de Silésie, l’hérésie et la persécution s’étaient amplement développées. L’évêque Heinrich de Breslau nomma des inquisiteurs dominicains et franciscains, dont les efforts furent couronnés d’un tel succès qu’en 1315 cinquante personnes furent brûlées à Schweidnitz ; des autos de fé furent également célébrés à Breslau, à Neisse et en d’autres lieux. Cette persécution ne mit pas un terme à la désaffection du peuple pour l’Eglise, désaffection qui fut incarnée peu après en la personne d’un audacieux hérésiarque, Jean de Pirna. C’était probablement un Fraticello, puisqu’il professait que le pape était l’Antéchrist et Home la prostituée de Babylone et la synagogue de Satan. A Breslau, les magistrats et le peuple épousèrent ses doctrines, qu’il prêchait en pleine rue. Breslau était ecclésiastiquement soumise à la Pologne ; en 1341, on nomma, de Cracovie, Jean de Schweidnitz inquisiteur, avec mission d’écraser l’hérésie grandissante. Il se trouva qu’à ce moment l’évêque de Breslau, Nauker, était impliqué dans une furieuse querelle avec le roi Jean au sujet du château de Militsch ; au cours de ces démêlés, le roi le fit, dit-on, empoisonner. Cet incident procura aux hérétiques une occasion pour exciter la population contre l’inquisiteur ; celui-ci se réfugia dans l’église de Prague où il fut, peu après, assassiné. Pour ce crime, les habitants furent soumis à une humiliante pénitence ; les os de Jean Pirna furent exhumés et brûlés. La vengeance du Ciel incomplètement satisfaite, ajouta à la grandeur du châtiment par un incendie qui détruisit presque toute la ville et durant lequel une pieuse femme vit un ange, armé d'un glaive nu, lancer sur les maisons des charbons ardents. La Silésie resta le centre d’une hérésie que des inquisiteurs successifs, épiscopaux. et pontificaux, ne réussirent pas à extirper.

Ainsi la Bohême et ses provinces sujettes étaient profondément infectées d’hérésie, particulièrement d’hérésie vaudoise. Hivers changements se produisirent qui augmentèrent la puissance du royaume et stimulèrent considérablement l’activité intellectuelle du pays. En 1344, Prague fut disjointe de sa lointaine métropole, Mayence, et érigée en archevêché ; le pieux Charles, alors margrave de Bohême, fit consacrer comme archevêque le zélé et intelligent Arnest de Pardubitz. Deux ans plus tard, Charles fut élu Roi des Romains par les Électeurs de Trêves et de Cologne, en opposition à Louis de Bavière, comme soutien de la papauté ; un mois après, quand Jean, le roi aveugle, eut trouvé la mort d’un chevalier à Crécy, Charles monta sur le trône de Bohême. Un événement plus important, dont les résultats curent une plus grande portée, fut, en 1347, la fondation de l’Université de Prague. La faveur combinée du Pape et de l’Empereur donnèrent immédiatement à cette institution un éclat particulier. L’archevêque Arnest assuma la charge de chancelier ; de savants scolastiques occupèrent les chaires ; des étudiants accoururent de toutes les parties de l’Europe, et bientôt cette Université rivalisa par le nombre de ses élèves et par sa réputation avec ses sœurs ainées d’Oxford, de Paris et de Bologne.

Sous ces auspices, la Bohême fut, pendant la dernière moitié du siècle, un des_ plus florissants royaumes de l'Europe. Ses mines de métaux précieux lui donnaient la richesse ; la population de ses campagnes, grâce à la liberté dont elle jouissait, s’élevait au-dessus du niveau intellectuel et moral des serfs qui végétaient dans les autres pays ; l’Université répandait au loin la culture et les lumières. La Bohême était renommée par toute l’Europe pour la splendeur de ses églises, plus grandioses et plus nombreuses qu’en aucun autre pays. Au monastère de Königsaal, où étaient enterrés les rois de Bohême, toutes les Saintes-Ecritures, depuis la Genèse jusqu'à l’Apocalypse, étaient gravées sur les murs entourant le jardin, en lettres dont la grosseur augmentait en proportion de leur distance du sol, afin qu’on pût les lire toutes facilement. Au cours des luttes douloureuses qui accablèrent les générations suivantes, on se rappela avec amour, comme l’âge d’or de la Bohême, le règne du roi Charles. Cependant la richesse et la civilisation raffinée entraînaient après elles la corruption. En aucun pays le clergé n’était plus mondain et plus dépravé. Le concubinage étai presque universellement pratiqué, la simonie avait envahi tous les degrés de la hiérarchie ecclésiastique ; on vendait les sacrements ; la pénitence était l’objet de marchandages. On vit fleurir alors tous les abus qu’autorisait l’immunité ecclésiastique. Le pays était inondé de vagabonds à qui la tonsure donnait la liberté de voler et de provoquer des rixes, de s’adonner au jeu et à la boisson. Un fait suffira à montrer quelles Influences venant de haut donnaient le ton à l’Église bohémienne. En 1344, Clément VI écrivit à Arnest, alors simple évêque de Prague, une lettre dans laquelle il attirait l’attention du prélat sur des scandales trop fréquents dans le diocèse : on avait, par violence ou par simonie, procuré à des mineurs des bénéfices ecclésiastiques. Le bon pape dénonçait ces abus avec une horreur qu’on est en droit de croire peu sincère, puisqu’on sait que lui-même, peu de temps auparavant, avait accordé à cinq membres d’une famille de France, âgés respectivement de sept, huit, neuf, dix et onze ans, des dispenses leur permettant de détenir des canonicats et autres bénéfices. Apparemment, les Bohémiens n’avaient pas eu recours aux moyens usuels pour obtenir que la Curie sanctionnât ces infractions aux canons. Aussi Clément ordonnait-il à Arnest de déposséder tous les titulaires ainsi promus et de leur imposer la pénitence méritée. Mais, en même temps, l’évêque était invité, de concert avec le collecteur pontifical, à exiger que ces ecclésiastiques consentissent un concordat avec la Chambre Apostolique au sujet des revenus illégalement perçus par eux ; quand ils auraient satisfait à ces réclamations, Arnest était autorisé à les rétablir dans leurs bénéfices[3].

Ces impudentes manifestations de rapacité simoniaque ne contribuaient guère à purifier l’Église bohémienne ni à accroître le respect de son clergé à l’égard du Saint-Siège, d’autant que les fréquentes exactions pratiquées par les papes tendaient à outrance les relations entre Home et les églises allemandes. En 1354, quand Innocent VI, pour soutenir ses guerres en Italie, demanda soudain le dixième de tous les revenus ecclésiastiques de l’Empire, cette exigence provoqua pendant plusieurs années, dans tout le clergé germanique, un véritable soulèvement de rage et d'indignation. Certains prélats refusèrent de payer et répondirent aux premières procédures légales entamées contre eux par des appels que la Curie rejeta dédaigneusement. Pour faire céder les évêques de Gamin et de Brandebourg, il fallut les menacer directement d’excommunication. D’autres prélats alléguèrent leur pauvreté ; on se moqua d’eux et on leur rappela les grosses sommes qu’ils avaient su extorquer à leurs malheureux sujets ; d’autres marchandèrent du mieux qu'ils purent et obtinrent de payer par annuités ; d’autres enfin se liguèrent et s’engagèrent à résister jusqu’au bout. Frédéric, évêque de Ratisbonne, eut l’audace d’arrêter le collecteur pontifical et de l’enfermer dans un château. On dressa une embuscade sur la route de l’évêque de Cavaillon, nonce apostolique chargé de la mission ; ce personnage et son collègue Henry, archidiacre de Liège, ne durent la vie qu’a l’active intervention de Guillaume, archevêque de Cologne. En 1372, quand Grégoire XI leva, à son tour, une nouvelle taxe, il se heurta au même esprit d’opposition. Les ecclésiastiques de Mayence se lièrent entre eux par le solennel engagement de refuser le paiement, tandis que Frédéric, archevêque de Cologne, promettait à son clergé toute l’assistance que le souci de sa sécurité personnelle lui permettait de prêter à la révolte. Ces incidents, peu importants en eux-mêmes, nous mettent pourtant en mesure d’apprécier les difficultés qui embarrassaient les rapports du Saint-Siège avec les églises. D’une part subsistait la terreur superstitieuse qu’inspirait, après cinq siècles de domination incontestée, le représentant du Christ ; en même temps, on pouvait redouter les conséquences d'un soulèvement malheureux. D’autre part, il fallait compter avec l’indignation née d’une oppression insupportable, ainsi qu’avec la conviction grandissante que la Curie romaine, vénale et corrompue, était devenue comme un foyer d’infection pour l'Europe entière. Ainsi s’accumulaient des matières inflammables auxquelles des froissements continuels pouvaient, d’un moment à l’autre, mettre le feu.

La Bohême était un terrain particulièrement dangereux, profondément pénétré du levain de l’hérésie. On ne voit pas que des inquisiteurs pontificaux aient été nommés postérieurement à ceux que Benoit XII avait délégués en 1335 ; mais l’archevêque Arnest, au lendemain de sa promotion, entreprit résolument de purifier les mœurs de son clergé et de déraciner l'hérésie. Cette dernière tâche lui fut rendue facile par l’énergique appui de « l’Empereur des prêtres », Charles IV. Arnest tint de fréquents synodes, institua un corps de « Correcteurs » chargés d’inspecter les diverses régions de la province et de frapper quiconque transgressait la loi canonique ; il organisa aussi une Inquisition épiscopale dont l’objet était la poursuite et la destruction de l’hérésie. Dans les restes fragmentaires de ses actes synodaux, on le voit insister fréquemment et avec emphase sur la nécessité de la persécution. Son insistance donne la mesure de l’importance qu’il attachait à cette partie de ses fonctions, en même temps qu’elle atteste le nombre de ceux qui avaient abandonné l’Eglise. Dans le plus ancien synode dont on ait conservé le compte rendu, la question de l’hérésie vient en premier lieu ; les archidiacres reçoivent l’ordre d’entreprendre, personnellement ou par l’intermédiaire des doyens et des desservants, une diligente perquisition dans leurs diocèses respectifs, en se gardant d’éveiller les soupçons des coupables ; quiconque sera trouvé coupable ou suspect d’hérésie devra être immédiatement dénoncé à l'archevêque ou à l’inquisiteur. Des instructions analogues furent lancées à nouveau en 1335.

Après la mort d’Arnest, en 1364, son successeur, Jean Ocko, lit preuve d’une égale vigilance, comme en font foi les actes des synodes tenus par lui en 1366 et 1371. Les environs de Pisek étaient particulièrement contaminés ; le procès-verbal du consistoire de 1381 nous révèle qu'un prêtre, nommé Jean, originaire de Pisek, ne put recevoir l’ordination parce que son père et son grand-père avaient été hérétiques. Quelle était cette hérésie qui se transmettait ainsi de génération en génération ? Probablement l’hérésie vaudoise. En cette même année 1381, l’évêque Jean, en qualité de légat pontifical pour sa propre province et pour les diocèses de Ratisbonne, Bamberg et Misnie, tint un concile à Prague, où il fil un tableau fort noir des progrès des Vaudois et des Sarabites, — ces derniers probablement des Béghards. Il blâma vivement les évêques qui, par négligence ou par avarice, n’avaient pas nommé d'inquisiteurs, et menaça de procéder lui-même à ces nominations si les prélats ne se mettaient immédiatement à l’œuvre. Dix ans plus tard, quand l’Église, alarmée, entreprit une action vigoureuse, les Vaudois de Brandebourg déclarèrent aux persécuteurs que leurs maîtres étaient venus de Bohême.

Il convient de remarquer que dans tous ces efforts en vue de l’extermination de l’hérésie, il n’est fait allusion qu’à l’Inquisition épiscopale. En fait, il n’existait pas d’inquisition pontificale en Bohême. La bulle par laquelle, en 1372, Grégoire M ordonne la nomination de cinq inquisiteurs pour l’Allemagne, limite la juridiction de ces magistrats aux provinces de Cologne, Mayence, Utrecht, Magdebourg, Salzbourg et Brème. La province de Prague est intentionnellement omise. Pourtant, le zélé Charles IV aurait dû, selon toute apparence, assurer à son royaume héréditaire les bienfaits du Saint-Office. Cet oubli est d’autant plus curieux que le mouvement intellectuel provoqué par l’Université de Prague produisait nombre d’hommes remarquables, non seulement par leur érudition et leur piété, mais encore par l’audace de leurs attaques contre les vices de l’Église et par les doutes qu’ils émettaient au sujet des dogmes essentiels. L’apparition de ces précurseurs de Huss met singulièrement en lumière les tendances de la Bohême à cette époque et montre comment la population s’était, à son insu, laissé gagner à l’esprit de rébellion de la doctrine vaudoise.

De ces précurseurs, le premier en date est, à notre connaissance, Conrad de Waldhausen, qui mourut en 1369. Il observait une stricte orthodoxie ; mais, par les sermons où il dénonçait les lares du clergé et particulièrement celles des Mendiants, il produisit une impression profonde. Plus important, à tous égards, fut Milicz de Kremsier, qui, en 1363, résigna la charge de secrétaire privé de l’Empereur, la fonction de « Correcteur » qu’il tenait de l’archevêque Arnest et divers autres riches bénéfices, pour se consacrer exclusivement à la prédication. Ses sermons en langue tchèque, en allemand, en latin, étaient remplis d’audacieuses attaques contre les crimes du clergé et de la population laïque. Les maux de son temps l’amenèrent même à prédire la venue de l’Antéchrist entre les années 1365 et 1307. En cette dernière année, il se rendit à Rome, avec le dessein d’exposer à Urbain V ses idées au sujet de l’état présent et de l'avenir de l’Église. Tandis qu’il attendait le retour d’Urbain, alors en Avignon, il cloua sur le portail de Saint- Pierre un avis annonçant un sermon sur ce thème. Cet acte le. fit jeter en prison par l’Inquisition ; mais, en octobre, à l’arrivée 'lu pape, il fut remis en liberté et traité avec les plus grands honneurs. Une fois revenu à Prague, il prêcha avec une violence plus grande encore. Pour se débarrasser de cet adversaire, le clergé séculier le dénonça à l’Empereur et à l’archevêque ; mais ce'te manœuvre échoua. Alors on dressa contre lui un acte d’accusation en douze articles, qu’on soumit au pape ; on obtint, en janvier 1374, que Grégoire XI lançât des bulles déclarant Milicz hérésiarque endurci et lui reprochant d’avoir rempli de ses erreurs la Bohême entière, la Pologne et la Silésie. Au dire des accusateurs, Milicz ne se contentait pas de professer que l’Antéchrist était venu, que l’Église était morte, que pape, cardinaux, évêques et prélats étaient aveugles à toute vérité ; il allait, disaient-ils, jusqu'à permettre à ses disciples de s’abandonner sans contrainte à leurs passions. Milicz ne se laissa pas arrêter dans son œuvre, jusqu’au jour où des poursuites inquisitoriales furent entamées contre lui. Alors il adressa un appel au pape. Pendant le Carême de 1374, il se rendit à Avignon, prouva sans peine son innocence, et fut admis, le 21 mai, à prêcher devant les cardinaux. Il mourut le 29 juin, avant la publication d’une décision formelle. Il est fort probable que Milicz était Joachite, — qu'il était de ceux qui, comme nous le verrons plus loin, vénéraient la mémoire et croyaient aux prophéties apocalyptiques de l’abbé Joachim défloré.

L’esprit de révolte et d’agitation ne se manifesta pas seulement par la dénonciation des abus ecclésiastiques. Certains hommes allèrent plus loin et se mirent à révoquer en doute quelques-uns des dogmes respectés qui donnaient naissance à ces abus. Au synode de 1384, un des sujets en discussion fut la question de savoir si les saints pouvaient connaître les prières qu’on leur adressait et si le Adèle pouvait bénéficier de leurs suffrages ; le seul fait qu’on eût soulevé une telle discussion montre combien était devenu audacieux l’esprit de libre-examen.

Un homme représenta cette tendance plus dignement que tous les autres. Ce fut Mathias de Janow, dont l’archevêque Jean de Jenzenstein utilisa les lumières dans ses efforts pour réformer le clergé. Mathias fut amené à remonter jusqu’à la cause de ces maux ; il en arriva ainsi à professer des hérésies (elles que la protection de l’évêque même ne réussit pas entièrement à le défendre contre les conséquences de sa témérité. Au synode de 1389.il dut prononcer une rétractation publique. Les erreurs qu’il renia consistaient à voir dans les images du Christ et des saints une excitation à l’idolâtrie, à juger qu’il fallait les bannir des églises ou les brûler ; il niait, de plus, la valeur des reliques et l’efficacité de l'intercession des saints. En affirmant l’obligation de la communion quotidienne pour tous, il faisait présager la brûlante question de l’Eucharistie, qui devait jouer un rôle si important dans l’agitation hussite. Il se tira pourtant de ce mauvais pas au prix d’une peine légère : il lui fut, pour six mois, interdit de prêcher et de recevoir les confessions en dehors de son église paroissiale. Encouragé par cette indulgence, il reprit avec une nouvelle audace la prédication des mêmes erreurs. Il en vint à soutenir que les laïques devaient être admis à communier sous les deux espèces. Mathias n’était pas le seul à professer cette hétérodoxie : au même synode de 1309,un prêtre nommé Andréas dut renier également l’hérésie concernant les images ; un autre, nommé Jacob, se vit interdire pour dix ans la prédication ; il avait exprimé, de façon plus audacieuse encore, des croyances similaires, avec cette addition aggravante que les prières pour les morts étaient, à ses yeux, inutiles, que la Vierge ne pouvait secourir ses adorateurs, que l’archevêque avait, par conséquent, eu tort d’accorder une indulgence à ceux qui adoraient l’image de Marie, enfin que les assertions des saints docteurs de l’Eglise ne méritaient nulle créance.

D’autres hommes ardents préparaient la voie à la prochaine révolution. Tels étaient Henry de Oyta, Thomas de Stilny, Jean de Stekno et Mathieu de Cracovie. Peu à peu la pensée humaine s’affranchissait, et quand, en 1393, on prêcha à Prague une indulgence papale, Wenceslas Rohle, curé de Saint-Martin dans l’Altstadt, osa la dénoncer comme une fraude. Il est vrai que, par crainte des pharisiens, il répandait ses accusations sous le manteau. Un tel état de choses était, comme on pense, très favorable au développement de l’hérésie vaudoise, dont les adeptes déployaient, en effet, une activité fébrile. Ce furent des missionnaires venus de Bohême qui fondèrent les communautés vaudoises de Brandebourg et de Poméranie. Comme nous l’avons vu, un écrivain bien informé déclare, en 1393, que ces hérétiques se comptaient par milliers en Thuringe, en Misnie, en Bohême, en Moravie, en Autriche et en Hongrie, bien qu’un millier d’entre eux eussent été convertis, en l’espace de deux ans, dans les districts compris entre la Thuringe et la Moravie.

Tandis que la Bohême était ainsi le théâtre d’une agitation dont nul ne pouvait prévoir l’issue, un mouvement de même caractère, mais d’allure plus rapide, avait pris naissance en Angleterre et devait exercer une influence décisive sur le résultat final. Depuis l’établissement de la théocratie de Grégoire VII, la hiérarchie n’avait pas couru de danger plus sérieux que du fait des attaques de John Wickliff. Pour la première fois, un scolastique exercé, doué d’une intelligence remarquablement vigoureuse et lucide, versé dans toute la philosophie et la théologie des écoles, osait mettre en question la domination que l’Église avait acquise sur la vie actuelle et sur l'existence future de ses membres. Ce n’était pas quelque pauvre paysan ou artisan qui trouvait les Écritures en contradiction avec l’enseignement de la chaire et du confessionnal et avec les exemples donnés par la classe sacerdotale. C’était un homme qui, par son érudition et sa force d’argumentation, égalait les plus grands scolastiques du moyen-âge ; il était capable de citer non seulement le Christ et les Apôtres, mais les Pères et les docteurs de l’Église, les décrétales et les canons, Aristote et ses commentateurs ; il savait manier toutes ces idées, leur donner la forme dialectique si chère aux étudiants et aux maîtres de théologie et établir un système philosophique adapté aux goûts intellectuels de l’époque.

Il est vrai que Guillaume d’Ockham avait montré de la hardiesse dans ses attaques contre l’envahissante organisation pontificale ; mais, partisan résolu de Louis de Bavière, il s’était proposé seulement, comme Marsiglio de Padoue, de faire prévaloir les droits de l’État sur ceux de l’Église. Quand l’empire s’était soumis â la papauté, les œuvres de ces deux hommes avaient péri, leurs travaux étaient tombés dans l’oubli. L’hétérodoxie des Averrhoïstes n’avait jamais pris racine dans le peuple et l’Eglise l’avait sagement traitée avec l’indulgence du mépris. Le secret de l’influence de Wickliff fut d’avoir établi ses conclusions grâce à une sincère et laborieuse recherche de la vérité. Ses théories se développaient graduellement à mesure qu'il passait d’un point de doctrine à un autre ; il n’épargnait ni prince, ni prélat ; il s’employait plus ardemment peut-être â instruire les pauvres qu’à impressionner les grands, mais les hommes de toute caste, depuis le paysan jusqu’au scolastique, reconnaissaient en lui un chef qui s’efforçait de les rendre meilleurs, plus forts, plus vaillants dans « la lutte contre Apollyon ». On comprend sans peine que son œuvre ail duré plus d’un jour, que la renommée de l’hérésiarque ail rempli toutes les écoles, que son nom soit devenu synonyme de rébellion contre le système sacerdotal, et que les simples Vaudois d’Espagne et d’Allemagne aient été communément appelés dès lors Wickliffites. Pourtant, la survivance de son enseignement fut due â ses disciples bohémiens ; dans son propre pays, après une courte période de développement rapide, ses théories furent complètement ruinées sous les efforts combinés de l’Église et de l’État. L’hérésie de Huss fut, dans presque tous ses détails, copiée sur la doctrine du maître, Wickliff : il convient donc, pour comprendre le caractère du mouvement hussite, de jeter un rapide coup d’œil sur les idées du réformateur anglais. Quatre ans environ après la mort de Wickliff, en 1388 et 1389, on dressa une accusation en vingt-cinq articles contre les disciples du défunt : la réponse de ceux-ci, écrite dans l’anglais le plus savoureux, fournit un résumé de la doctrine. Peu de documents de cette époque présentent un tableau aussi intéressant de l’existence mondaine et corrompue de l’Église et de l’indignation que soulevait le hideux contraste entre l’enseignement du Christ et la vie de ses prétendus représentants. Il faut remarquer que la seule erreur purement spéculative admise par les Wickliffites concernait l’Eucharistie ; tous les autres points ont trait aux doctrines qui donnaient à l’Église le contrôle des âmes et des fortunes des fidèles, ou aux abus provenant des intérêts temporels et des débordements du clergé. C’était une réforme essentiellement pratique, inspirée, en grande partie, par un rare bon sens et entachée de bien peu d’exagération, à considérer la gravité les maux qui pesaient alors si lourdement sur la Chrétienté.

Voici, d’après le document en question, les grands traits de la doctrine Wickliffite. Les papes de l’époque sont l’incarnation de l’Antéchrist ; toute la hiérarchie, du pape jusqu’au dernier des prêtres, est maudite, en raison de sa rapacité, de sa simonie, de sa cruauté, de sa soif de domination et de son inconduite. Si ces prêtres ne s’amendent pas « ils seront damnés plus profondément que Judas l’Iscariote ».

Il ne faut pas obéir au pape ; les décrétales sont nulles ; l’excommunication prononcée par le pape ou par les évêques doit être méprisée. Les indulgences, si largement distribuées à prix d’argent ou pour payer les services des Croisés, assassins de chrétiens, sont illusoires et frauduleuses. Cependant le « pouvoir des clefs » n’est pas refusé à des mains pieuses. « Certes, si de saints prêtres de bonne vie, versés dans la Sainte Écriture, détiennent les clefs du ciel et sont les vicaires de Jésus-Christ, en revanche les prêtres vicieux, ignorants de la Sainte Écriture, pleins d'orgueil et de concupiscence, détiennent les clefs de l’enfer et sont les vicaires de Satan. »

La confession auriculaire peut être utile, mais n’est pas nécessaire, car les hommes doivent se confier au Christ. L’adoration des images est contraire à la loi divine ; les représentations de la Trinité sont interdites. « Il semble que ces offrandes d'images soient un moyen subtil employé par l’Antéchrist et par ses clercs pour soutirer des aumônes aux pauvres hommes... Certes, ces images en elles-mêmes ne peuvent faire ni bien ni mal aux âmes humaines ; mais elles pourraient, en hiver, réchauffer le corps d’un homme, si on les jetait au feu. »

Il est inutile d’invoquer les saints ; les meilleurs de ces bienheureux ne pouvaient qu’obéir aux ordres de Dieu et. de plus, nombre de ceux qu’on invoque journellement sont en enfer, attendu que, dans les temps modernes, les pêcheurs ont eu plus de chances d’être canonisés, que les gens de bien. Il en est de même des fêtes des saints ; on peut observer les fêtes des apôtres et des premiers saints, mais non celles des autres. Le chant doit être proscrit de l’office divin ; la prière est aussi efficace en un lieu quelconque que dans une église, car les églises ne sont pas saintes ; « toutes ces églises sont grandement polluées et maudites de Dieu, d’autant qu’on y trafique de l'honneur et qu’on y prête de faux serments sur les Livres. Ces églises sont des repaires de brigands et des habitacles de démons ». Les ecclésiastiques doivent vivre, non dans le luxe et la grandeur, mais comme de pauvres gens, « donnant par leurs mœurs l’exemple de la sainteté ».

L’Église doit être privée de tous biens temporels ; ses membres doivent posséder en commun tout ce qui est nécessaire à leur existence. Il ne faut apporter ni dîmes ni offrandes à des prêtres en état de péché ; c’est un acte de simonie, de la part d’un prêtre, que de recevoir un salaire pour son ministère spirituel : cependant l’ecclésiastique peut gagner sa vie par des’ travaux honnêtes, tels que l’enseignement ou la reliure des livres. D'ailleurs, il n’est pas interdit de faire une oblation à la messe, à la condition que le fidèle ne prétende pas, par ce moyen, obtenir plus que sa part du sacrifice. Il faut révoquer tous les prêtres paroissiaux et vicaires qui n’exercent pas leurs fonctions, particulièrement ceux qui ne résident pas dans leur paroisse. De plus, il convient que tous les prêtres et diacres prêchent avec zèle, sans qu’il soit besoin d’une autorisation ni d'un mandat spécial. Les Wickliffites admettaient et défendaient de la manière la plus énergique toutes ces doctrines qu’on leur reprochait ; mais il y a deux articles dont ils ne voulaient pas convenir. La théorie de Wickliff ressemblait de si près à celle des Vaudois que, tout naturellement, les orthodoxes attribuaient aux Wickliffites deux erreurs vaudoises, l’une qui consistait à considérer les serments comme contraires à la loi divine, l’autre qui refusait au prêtre en état de péché mortel le droit d’administrer le sacrement. A la première de ces accusations, les Wickliffites répondaient que tout en proscrivant le serment prêté sans nécessité, ils admettaient que « s’il était nécessaire d’affirmer par serment une vérité urgente, les hommes pouvaient jurer comme Dieu l’a fait lui-même suivant l’ancienne Loi ».

Quant au second grief, ils déclarent que le prêtre, même indigne, pouvait administrer des sacrements efficaces à ceux qui les recevaient dignement, tout en étant damné lui-même. On imputa aussi aux Wickliffites une croyance des Fraticelli, alors très puissants et très répandus, que le renoncement à tout bien terrestre était essentiel au salut. Ils nièrent ce point, affirmant qu’un homme pouvait réaliser et conserver des gains honnêtes, pourvu qu’il en fit un bon usage.

Toutes ces doctrines anti-sacerdotales découlaient de la théorie augustinienne de la prédestination, résolument poussée par Wickliff jusqu’à ces extrêmes conséquences. C’était nécessairement la ruine de toute idée de médiation humaine, des suffrages des saints, de la justification par les œuvres, en un mot de toute la mise en scène adoptée par l’Église pour l’obtention et pour la vente du salut. Sur ce point, comme en toute chose, Huss suivit les préceptes de Wickliff ; cependant, entre ces principes et les principes orthodoxes des Thomistes et autres scolastiques, la distinction était trop subtile pour que l’Eglise pût aisément les condamner.

La seule erreur spéculative sérieuse qu’on ait reprochée à Wickliff est d’avoir fait effort pour concilier le mystère de l’Eucharistie avec le fait brutal que le pain, après consécration, restait pain et que le vin continuait à être du vin. Il ne niait pas la conversion des espèces en le corps et le sang du Christ ; il reconnaissait la présence réelle de ces éléments dans le sacrifice ; mais sa raison se refusait à admettre la transsubstantiation et il imagina que la substance demeurait présente en coexistant avec les éléments divins. Huss se refusa à suivre son maître dans ces dangereuses subtilités. C’est le seul point de doctrine sur lequel il se sépara de Wickliff ; nous verrons pourtant que cette hérésie fut le principal prétexte allégué pour le conduire au bûcher.

Il n’y a pas d’exemple d'une carrière d’hérésiarque aussi heureuse que celle de Wickliff ; cela explique bien des choses qui seraient autrement incompréhensibles, notamment le développement de ses doctrines en Bohême, la tolérance dont elles y jouirent, la sincérité avec laquelle Huss se refusait à croire qu’on pût le considérer lui-même comme un hérétique. Pourtant, dès 1377, Grégoire XI s’était ému du secours que Wickliff prêtait à Édouard III, alors soucieux de restreindre les revenus pontificaux, et avait ordonné qu’on le poursuivit immédiatement comme hérétique. Mais, par suite de la situation politique du pays, tous les efforts qu’on fit pour exécuter ces ordres furent frappés d’impuissance. Wickliff ne fut même jamais excommunié et put mourir tranquillement dans son rectorat de Lutterworth, le dernier jour de l’année 1384. Rome n’entreprit aucune nouvelle action jusqu’au jour où il fut question de l’hérésie wickliffite à Prague. En 1409, Alexandre V ordonna à l’archevêque Zbinco d’interdire la propagation des erreurs et la lecture des livres de Wickleff ; néanmoins, en 1410, quand Jean XXIII soumit les écrits hérétiques à une commission de quatre cardinaux et que ceux-ci eurent convoqué une assemblée de théologiens chargée d’examiner ces écrits, la majorité déclara que l'archevêque Zbinco, en brûlant ces livres, avait pris une mesure que rien ne justifiait. Ce fut seulement en 1413 que le concile de Hume prononça une condamnation formelle et impérative, et il appartint ensuite au concile de Constance, en 1415, de déclarer Wickliff hérésiarque, d’ordonner l’exhumation de ses restes et de stigmatiser ses erreurs avec l’autorité de l'Église Universelle. Huss put, jusqu’au bout, croire à l’authenticité des fausses lettres, apportées de Prague on 1403, dans lesquelles l’Université d’Oxford déclarait Wickliff parfait orthodoxe ; il put aussi affirmer en toute sincérité que les livres de Wickliff étaient toujours lus et enseignés dans le pays.

Le mariage d’Anne de Luxembourg, sœur de Wenceslas de Bohême, avec Richard II, en 1382, amena entre les royaumes un important échange de relations qui dura jusqu’à la mort de la reine d’Angleterre en 1394. Beaucoup de Bohémiens firent le voyage d’Angleterre au moment de l'agitation provoquée par les controverses de Wickliff, et les écrits de l’hérésiarque furent apportés à Prague où on les accueillit avec faveur. Huss nous dit que dès 1390 on commençait à les lire à l’Université de Prague et que, depuis lors, on continua à les y étudier. Jusqu’à ce moment, aucun Bohémien ne s’était aventuré aussi loin que l’audacieux Anglais ; pourtant, beaucoup d’hommes suivaient une voie identique, sans parler de ceux qui pratiquaient secrètement la doctrine vaudoise, ni de la masse de la population allemande, irritée par le relâchement simoniaque et par le trafic des indulgences qui souillèrent les dernières années de Boniface IX. Le mouvement qui, depuis le milieu du siècle, suivait une évolution progressive, reçut une impulsion nouvelle lorsque les œuvres de Wickliff vinrent à être lues et furent répandues par d’innombrables copies. On recherchait avec avidité tous les écrits de l'hérésiarque anglais. Un manuscrit de la Hofbibliothek de Vienne donne un catalogue de quatre-vingt-dix ouvrages connus en Bohême, et c’est dans ces pays allemands qu’il faut rechercher les restes des volumineux travaux dont on réussit à détruire la majeure partie en Angleterre. Avec le temps, Wickliff finit par être vénéré comme un cinquième Évangéliste : on conservait à Prague, comme une précieuse relique, un fragment de son tombeau. Ce qui montre de façon plus frappante encore son influence directrice, c’est la fidélité avec laquelle Huss reproduisit l’argumentation, souvent même la disposition et jusqu’aux termes mêmes des écrits du maître.

Jean de Husinec, communément désigné sous le nom de Huss, qui fut le principal représentant et le premier martyr du Wickliffisme en Bohême, naquit, croit-on, en 1369, de parents pauvres et fut obligé de gagner lui-même sa vie. En 1393, il obtint le grade de bachelier ès-arts ; en 1394, celui de bachelier en théologie ; en 1396, celui de maître ès-arts ; mais il ne parvint jamais au doctorat, bien qu’il fût déjà, en 1398, « lecteur » à l’Université. En 1401, il devint doyen de la faculté de théologie et recteur en 1402. Chose assez curieuse, il adopta la philosophie réaliste et se fit applaudir dans sa lutte contre le Nominalisme. Ses débuts annonçaient si peu sa future carrière de réformateur qu’en 1392 il dépensa ses quatre derniers « gros » pour une indulgence, alors qu’il n’avait pour toute nourriture que du pain sec. En 1400, il fut ordonné prêtre ; deux ans plus tard, il fut nommé prédicateur à la chapelle de Bethlehem, où son éloquence ardente fit bientôt de lui le directeur spirituel du peuple. L’étude des écrits de Wickliff, commencée peu de temps après, lui fit sentir vivement les vices d’une Église corrompue : quand, en 1403, peu après sa consécration, Huss fut nommé, par l’archevêque Zbinco de Hasenbourg, prédicateur aux synodes annuels, il profila de cette occasion pour adresser aux ecclésiastiques assemblés une série de terribles invectives contre la vie profane et honteuse qui leur valait la haine et le mépris des peuples. A la suite d’une attaque particulièrement violente, en octobre 1407, une clameur furieuse s’éleva parmi les ecclésiastiques, qui portèrent contre Huss une plainte formelle auprès de l’archevêque Zbinco ; Huss perdit sa place de prédicateur. A ce moment, il était le chef reconnu du parti qui 445 s’efforçait de purifier l’Eglise et de la ramener à sa simplicité antique. A côté de lui se trouvaient des hommes d’érudition et de piété éminente, tels qu’Étienne Palecz, Stanislas de Znaim, Jean de Jessinetz, Jérôme de Prague, d’autres encore. Huss était inférieur, par les dons de l’intelligence, à certains de ses collaborateurs ; mais son caractère intrépide, sa droiture inflexible, la pureté de sa vie et la douceur de son naturel lui conciliaient la vénération du peuple, dont il devint bientôt l'idole[4].

Les discussions s’échauffaient, les passions s’exacerbaient. De vieilles jalousies, de vieilles haines entre les races allemande et tchèque contribuaient à aviver la querelle religieuse, que rien ne put bientôt apaiser. Par ses vices et ses mesures oppressives, le clergé s’était aliéné le respect populaire ; on écoutait avec avidité les diatribes enflammées du prédicateur de Bethlehem, tandis que les doctrines wickliffites, ruinant les fondements de tout le système sacerdotal, étaient accueillies comme des vérités révélées et se propageaient dans toutes les classes de la société. Le roi Wenceslas inclinait à leur donner tout l’appui que son indolence et son égoïsme lui permettaient de prêter è autrui. La reine Sophie était plus favorablement disposée encore. Mais le clergé et ses amis ne pouvaient se laisser tranquillement frustrer de leurs privilèges et de leurs richesses, bien que le Grand Schisme, en affaiblissant l'influence de la Curie romaine, rendit moins efficace l’intervention du Saint-Siège. On emprisonna comme hérétiques et l’on exila les prédicateurs qui attaquaient les vices des ecclésiastiques ; on fit contre les écrits de Wickliff, clefs de la position, une campagne furieuse qui se heurta à une résistance désespérée. Le côté faible de ces écrits, au point de vue théologique, était la substitution de la consubstantiation fi la transsubstantiation. Bien que cette doctrine fut rejetée par Huss et ses disciples, elle fut en quelque sorte la porte mal défendue par laquelle on put entrer dans la place et lemporter. Le synode de 1405 affirma le dogme de la transsubstantiation sous la forme la plus absolue ; quiconque professait une opinion différente était déclaré hérétique et devait être dénoncé à larchevêque qui le punirait. En 1406, la même déclaration fut renouvelée sous une forme plus menaçante encore, ce qui montre que les théories wickliffites avaient des défenseurs obstinés ; cest ce quatteste, dautre part, un opuscule écrit en 1400 par Thomas de Stitny. Déjà, en 1403, l’Université avait condamné formellement une série de vingt-cinq articles extraits des œuvres de Wickliff. Une bataille furieuse s’engagea au sujet de ces livres. La condamnation fut renouvelée en 1408 ; en 1410, l’archevêque Zbinco brûla solennellement dans la cour de son palais deux cents exemplaires des livres prohibés ; la populace se vengea en chantant par les rues des refrains grossiers, où il était dit que le prélat avait brûlé des livres qu’il n’était pas capable de lire. L’ignorance de l'archevêque était, en effet, notoire : on racontait qu’il avait commencé à apprendre l’alphabet après sa consécration[5].

Dans la lutte qui s’engagea entre les papes rivaux, le roi Wenceslas crut politique de rester neutre ; en 1408, il amena l’Université à envoyer une députation aux cardinaux qui avaient refusé l’allégeance tant à Benoit XIII qu’à Grégoire XII. A cette mission lurent associés Etienne Palecz et Stanislas de Znaim ; mais, à Bologne, la délégation tout entière tomba entre les mains de Balthasar Cossa, légat pontifical (plus tard Jean XXIII), qui les jeta tous en prison comme suspects d’hérésie. Ce ne fut pas sans de grandes difficultés qu’on obtint leur mise en liberté. Cette aventure refroidit le zèle d’Étienne et de Stanislas ; ils changèrent peu à peu d’opinion et, après avoir été les plus ardents amis de Huss, devinrent, comme on le verra, ses plus dangereux et ses plus implacables ennemis.

En cette occurrence, l’Université n’avait pas secondé les désirs du roi avec toute l’ardeur que le souverain attendait d’elle. Huss profita du mécontentement de Wenceslas pour provoquer une révolution dans cet établissement qui, jusqu’alors, avait constitué le plus grand obstacle à ses projets de réforme. L’Université était divisée, comme à l’ordinaire, en quatre « nations », dont chacune disposait d’une voix ; par suite, les Bohémiens étaient toujours écrasés sous les votes des étrangers. On songea donc à adopter la constitution de l’Université de Paris, où la nation française avait trois voix et l’ensemble des nations étrangères une seule. Les hésitations de Wenceslas retardèrent la décision : le roi ne signa le décret qu’en janvier 1409. Les étudiants et professeurs allemands s’engagèrent alors par serment à en obtenir la révocation ou à quitter l’Université. Leurs protestations étant restées vaines, ils quittèrent la ville en grand nombre pour aller fonder l’Université de Leipzig et répandre par toute l’Europe le bruit que la Bohême était un nid d’hérétiques. La digue était brisée ; le flot du wickliffisme inonda le pays sans guère rencontrer d’obstacles. En vain Alexandre V et Jean XXIII ordonnèrent à l’archevêque Zbinco d'écraser l’hérésie ; en vain le belliqueux prélat tint des assemblées et lança des décrets comminatoires. Le flot montait, emportant tout sur sa route. Zbinco finit, en 1411, par abandonner son siège ingrat, pour aller faire appel au frère de Wenceslas, Sigismond, récemment élu roi des Romains. Mais il mourut au cours du voyage.

Cette mort supprima le dernier obstacle. Le nouvel archevêque, Albik d’Unicow, précédemment médecin de Wenceslas, était vieux et débile et plus attentif à s’enrichir qu’à défendre la foi. Il portait toujours sur lui. disait-on, la clef de sa cave, n’avait qu’une pauvre vieille cuisinière et vendait d’ordinaire les cadeaux qu'on lui faisait. Complètement incapable d’affronter les difficultés du moment, il résigna ses fonctions en 1413. Son successeur, Conrad de Vechta, après quelques hésitations, lia son sort à celui des partisans de Huss. Cependant, au cours de ces troubles, l’Inquisition pontificale s’était, semble-t-il, établie à Prague, et, chose étrange, elle n’avait rien vu, dans le mouvement hussite, qui nécessitât son intervention. Pourtant, elle était capable d’agir contre les Vaudois et autres hérétiques reconnus. En 1408, quand le roi ordonna à l’archevêque Zbinco d’entreprendre une recherche complète de l’hérésie, Nicolas de Villemonic, connu sous le nom d’Abraham, prêtre de l'église du Saint-Esprit à Prague, fut jugé, pour hérésie vaudoise, parles inquisiteurs Moritz et Jaroslav, et jeté en prison pour avoir déclaré qu’il pouvait prêcher avec l’autorisation du Christ et sans celle de l’évêque. Huss s'entremit en faveur du captif ; mais la mise en liberté fut différée, parce qu’Abraham refusa de renouveler, sur les Évangiles, un serment qu’il avait prêté devant Dieu.

Une des accusations portées contre Huss à Constance fut la faveur qu'il témoignait aux Vaudois et aux autres hérétiques. Pourtant, comme il allait entreprendre son fatal voyage de. Constance, il reçut de l’inquisiteur pontifical Nicolas, évêque de Nazareth, un certificat en due forme, légalisé par acte notarié, où il était dit que l’inquisiteur connaissait de longue date et intimement Jean Huss, qu'il n’avait jamais entendu de sa bouche une parole hérétique et que jamais personne ne l’avait dénoncé au tribunal comme hérétique. Il y avait, pourtant, entre les doctrines hussite et vaudoise, une trop grande affinité pour que Huss n’éprouvât pas quelque sympathie pour les hérétiques avérés. Au milieu de l’anarchie morale de ces temps troublés, l’influence des Vaudois devait s'exercer avec une force croissante et les sectaires devaient avoir acquis assez d’audace pour se montrer au grand jour.

Ainsi tout concourait à accélérer le progrès de la révolution. Huss, qui jusqu’alors s’était généralement borné à des attaques contre l’organisation du clergé local, commença à diriger ses coups contre la papauté même ; les écrits de Wickliff lui fournirent une abondante série d’arguments dont il tira le plus grand effet. Il mit encore à profit les méthodes de Wickliff par l’emploi de prêtres errants. Ce moyen servait à merveille ses desseins, car les Bohémiens aimaient à écouter les sermons ; la prédication non autorisée, que permettait la négligence du clergé établi, avait été, depuis 1371, le sujet de plaintes fréquentes. La répétition des prohibitions à ce sujet en atteste l'inefficacité. Le goût que montrait le peuple pour l’instruction spirituelle aurait pu être avantageusement exploité par l’Eglise ; mais elle laissa les agitateurs en profiter seuls. Le peuple accourait en foule pour entendre les prédicateurs, en dépit des anathèmes lancés par les prêtres ; la masse de la nation, des nobles jusqu’aux paysans, adoptait avidement les nouvelles doctrines ; tous étaient prêts à risquer leur vie pour la défense de ces idées.

On allait à grands pas vers une rupture ouverte avec Rome. En 1410, Jean XXIII, au lendemain de son accession au pontificat, transmit au cardinal Otto Colonnades plaintes qui parvenaient à Rome contre Huss. Le 20 septembre, Colonna cita Huss à comparaître en personne. Huss envoya des délégués qui appelèrent au pape de la décision du cardinal ; mais on les jeta en prison et on les traita avec rigueur ; l’appel n’avait pas encore reçu de solution quand, en février 1411, Colonna excommunia Huss. Le 13 mars, l’excommunication fut publiée dans toutes les églises de Prague, à l’exception de deux. Le peuple ayant pris parti pour Huss, on étendit à toute la ville un interdit qui fut généralement méprisé, et Huss poursuivit ses prédications. Dans cette situation grosse de menaces, une nouvelle cause de trouble provoqua l’explosion. L’hostilité de Wickliff à l’égard de la papauté avait naguère été excitée par la croisade que, sur l’ordre d’Urbain VI, l’évêque de Norwich avait prêchée contre la France, pour punir l’appui prêté par ce pays au pape rival Clément VII ; plus tard, Luther devait sortir de son obscurité quand le besogneux Léon X provoqua la vente 'les indulgences par Tetzel. Un fait analogue stimula l’active opposition des Bohémiens : vers la fin de 1411, Jean XXIII proclama une croisade, payée d’indulgences de Terre Sainte, contre Ladislas de Naples, qui appuyait les revendications de Grégoire XII. Étienne Palecz, alors encore l’ami de Huss, était doyen de la faculté de théologie. Ayant fait connaissance avec la prison de Bologne, il hésitait à tenir tête à Jean XXIII et déclara que nulle autorité ne permettait de s’opposer à la publication de l’indulgence. Plus audacieux, Huss soutint contre Palecz une controverse qui devait changer leur amitié en une haine destinée à porter des fruits amers. Le 16 juin 1412, Huss entama, au Carolinum, une discussion, au cours de laquelle il attaqua vigoureusement et éloquemment le « pouvoir des clefs », fondement de tout le système pontifical. L’absolution, disait-il, dépend de la condition intérieure du pénitent ; puisque tant de papes, qui ont concédé des indulgences, sont damnés, comment peuvent-ils, devant Dieu, soutenir la valeur des grâces accordées par eux ? Les marchands d’indulgences sont des voleurs qui prennent, A l’aide d’adroites tromperies, ce qu’ils ne peuvent saisir par violence ; le pape et toute l’Église militante se trompent si souvent qu’une excommunication injuste prononcée par un pape ne mérite aucune attention.’ Cette conférence fut suivie de libelles et de sermons qui excitèrent au plus haut point l’enthousiasme populaire. Wenceslas Tiem, doyen de Passau, chargé de prêcher la croisade en Bohême, affermait les indulgences aux plus offrants ; la vente de ces indulgences au peuple était accompagnée des scandales habituels, bien faits pour susciter l’indignation.

Peu de jours après la conférence de Huss, la foule, conduite par Wok de Waldstein, favori du roi Wenceslas, cloua au pilori les bulles d’indulgence qu’elle brûla ensuite publiquement. Une légende bien connue attribue à Jérôme de Prague un rôle important dans cette affaire ; on rapporte que les bulles furent attachées autour du cou d'une prostituée, qui, voiturée dans un chariot, sollicitait, avec des gestes obscènes, le bon vouloir de la foule. Aucun châtiment ne frappa les auteurs de cet acte et Wok de Waldstein continua à jouir de l’amitié du roi. L’al- front fait au pape était complet ; l’état d’esprit de la population se manifesta clairement le 12 juillet, quand, dans trois églises différentes, trois jeunes ouvriers nommés Martin, Jean et Stanislas interrompirent les prédicateurs qui proclamaient les indulgences et déclarèrent que ces indulgences étaient un mensonge. Ils furent arrêtés et décapités malgré l’intercession de Huss ; beaucoup d’autres rebelles furent emprisonnés et plusieurs mis à la torture. Le peuple prit alors une attitude menaçante ; on vénéra comme des martyrs les trois jeunes gens exécutés ; des troubles éclatèrent ; il fallut relâcher les prisonniers. Peu après, un Carme se mit à mendier à la porte de son église en étalant sur une table toute une collection de reliques auxquelles il avait attaché les indulgences afin d’exciter la libéralité des dévots. Un disciple de Huss dénonça l’affaire comme une fraude et renversa la table d’un coup de pied : il fut arrêté par les moines ; mais une bande d’hommes armés pénétra dans la maison et le délivra, non sans effusion de sang.

Jean XXIII ne put éviter de relever le gant. Le clergé bohémien lui adressa un appel éploré, lui représentant l’oppression à laquelle étaient soumis les ecclésiastiques et rapportant que nombre d’entre eux avaient été assassinés. Le pape répondit promptement. Contre Huss, il prononçait l’excommunication majeure, qui devait être publiée à Prague dans toute sa terrifiante solennité ; la chapelle de Bethlehem devait être rasée ; les partisans de Huss étaient excommuniés ; quiconque n'aurait pas, dans un délai de trente jours, abjuré l'hérésie, était sommé de comparaître en personne devant la Curie romaine. En dépit de ces mesures, Huss continua à prêcher ; quand on fit une tentative pour l’arrêter dans sa chaire même, l’attitude menaçante de l’auditoire empêcha l'exécution du projet. Huss fit appel à un concile général, puis à Dieu, par une protestation dans laquelle il établissait, en termes élevés, ta nullité de la sentence portée contre lui. Dans son traité De Ecclesia, qui suivit de près cette protestation, il attaqua le pape en un langage peu mesuré, emprunté d’ailleurs à Wickliff. Le pape n'est ni pape, ni véritable successeur de Pierre, s’il n’imite Pierre ; un pape cupide est le vicaire de Judas l’Iscariote. Il en est de même des cardinaux ; s’ils passent par une porte autre que la porte du Christ, ce sont des bandits et des voleurs. Cependant le clergé obéit généralement avec joie à la bulle d’excommunication : la présence de Huss dans les murs de Prague provoqua l’interruption de toutes les observances ecclésiastiques ; le service divin était suspendu, les nouveau-nés ne recevaient pas le baptême, les morts restaient sans sépulture. A la requête du roi, pour parer aux difficultés de la situation. Huss quitta Prague et se relira à Kosi-hradek, d'où il dirigea les mouvements de ses adhérents dans la ville ; il élabora de nombreux écrits de controverse dont le principal fut le De Ecclesia, qui fut lu publiquement dans la chapelle de Bethlehem le 8 juin 1413.

Le roi Wenceslas avait vainement essayé d’apaiser ces désordres au cours desquels les passions devenaient de plus en plus sauvages, aggravées par la haine de race entre Allemands et Tchèques. La première moitié de l'année 1313 fut remplie par une série confuse de discussions, de conférences, de libelles de controverse, qui ne firent qu’exciter ceux qui y prirent part ; le rétablissement du calme paraissait plus éloigné que jamais. En fait, il n’y avait pas de moyen terme auquel on pût s’arrêter, pas de compromis sur lequel les combattants pussent établir une entente. Il ne s’agissait plus désormais de réformer les mœurs du clergé ; sur ce point, tout le monde était d’accord et reconnaissait la nécessité d’une réforme. La controverse avait poussé jusqu’aux causes de la corruption ecclésiastique, causes inhérentes, comme le virent clairement Wickliff, Huss et leurs disciples, aux principes mêmes sur lesquels reposait tout l’édifice de la Chrétienté Latine. Ou le « pouvoir des clefs » était une vérité essentielle d’où dépendait le salut du genre humain, ou c’était un mensonge adroitement imaginé et audacieusement exploité, pour donner satisfaction à l’ambition et à l'avarice. Entre ces deux opinions contraires, la subtilité dialectique était incapable d’élaborer un projet de conciliation ; l’argumentation ne faisait que fortifier chaque parti dans sa conviction propre. L’un des deux devait finalement triompher et la force seule résoudrait le différend.

Wenceslas finit par se lasser de ses inutiles efforts et crut trancher la difficulté en bannissant les chefs du parti « conservateur », Etienne Palecz, Stanislas de Znaim, Pierre de Znaim et Jean Elias. Stanislas se retira en Moravie, où, après avoir déployé une incroyable activité dans la controverse écrite, il mourut en se rendant au concile de Constance. Etienne lui survécut et vengea son ami tout en se vengeant lui-même.

Huss et ses adhérents étaient maîtres du terrain ; bien que l’hérésiarque s’abstînt de revenir à Prague, où il ne fit, jusqu’à son départ pour Constance, qu’une visite incognito, il ne mentit pas quand, dans le concile où il vint affronter ses accusateurs, il prononça ces paroles : « Je suis venu ici de mon plein gré. Si j’avais refusé de venir, ni le roi ni l’empereur n’auraient pu m’y contraindre, tant sont nombreux les nobles bohémiens qui m’aiment et qui m’auraient accordé leur protection. » Quand le cardinal Pierre d'Ailly s’écria avec indignation : « Voyez l'impudence de cet homme ! » et qu’un murmure coulait par l’assemblée entière, Jean de Chlum se leva avec calme et dit : « Les paroles de Huss sont vraies ; bien que je possède peu de pouvoir, si l’on me compare à d'autres seigneurs de Bohême, je défendrais facilement Huss pendant une année contre toute la puissance des deux monarques. Jugez, d’après cet exemple, de quoi sont capables ceux dont les forces sont plus grandes que les miennes et dont les châteaux sont plus solides que les miens. »

Tandis qu’en Bohême les défenseurs de l’ancien ordre de choses étaient ainsi réduits au silence et qu’on entreprenait, d'une main peu légère, d’épurer les mœurs du clergé, la nouvelle se répandit par toute la Chrétienté que l’on allait enfin convoquer le concile général si longtemps attendu et que cette assemblée devait mettre fin au Grand Schisme, réformer l’Église et anéantir l’hérésie. De nombreux efforts avaient été tentés en vue d’arriver à ce résultat ; mais la politique des papes italiens, telle qu’elle s'était montrée à Dise, avait jusqu’alors réussi à reculer l’échéance tant redoutée. Cependant la nécessité s’en faisait sentir de plus en plus ; il n’y avait plus de temps à perdre. En présence des rivalités qui divisaient les vicaires du Christ, chaque pontife faisant pleuvoir sur les partisans des autres papes une grêle de malédictions, la situation spirituelle des fidèles était des plus critiques ; la solution de cette terrible question était devenue absolument urgente, pour ceux qui croyaient aux doctrines professées, depuis mille ans, par l'Eglise Romaine. Déplus, cette lutte compliquait, d’une façon désolante, les problèmes de la politique européenne ; on ne pouvait espérer voir la paix rétablie tant que subsisterait cet élément de discorde. C’était particulièrement le cas en Allemagne, où chaque prince ou prélat indépendant choisissait son pape à son gré, ce qui amenait des querelles violentes et inextricables. Auprès de cette grave difficulté, un autre point sollicitait vivement l’attention : c’était la réforme des abus et de la corruption, de la vénalité et de la licence qui se faisaient sentir par tout le clergé, depuis la cour des pontifes jusque dans le plus modeste hameau. Le troisième point à considérer était la lutte contre l’hérésie, car si l’Angleterre, avec ses seules forces, pouvait combattre les Lollards sur son propre territoire, les affaires prenaient, en Bohême, un aspect menaçant, et l'Empereur-élu, Sigismond, en qualité d’héritier de son frère Wenceslas (qui n'avait pas d’enfant), était vivement intéressé à la pacification du royaume. Vainement Jean XXIII s’efforça-t-il d’obtenir que le concile se tint en Italie, où il serait possible au Saint-Siège d’avoir la haute main sur les délibérations. Les nations insistèrent pour qu’on choisit une localité où le libre parlement du monde chrétien pût siéger sans entrave et délibérer sans opposition. Sigismond désigna la cité épiscopale de Constance. Jean, serré de près par Ladislas de Naples et chassé de Home, fut obligé de céder : le 9 décembre 1413, il lança la bulle convoquant l’assemblée pour le 1er novembre de l’année suivante. Non seulement tous les prélats et toutes les associations religieuses recevaient l’ordre de se faire représenter au concile, mais tous les princes et chefs étaient tenus d’y assister en personne ou d’envoyer des délégués. Des lettres impériales émanant de Sigismond étaient annexées é la bulle et donnaient l’assurance que les pouvoirs de l’État et de l’Église seraient associés en vue d’atteindre le résultat universellement désiré[6].

Il y avait deux siècles que le monde chrétien n’avait vu une telle assemblée, — depuis qu’Innocent III, alors dans la plénitude de sa puissance, avait convié les représentants de la Chrétienté latine ù siéger avec lui au Latran. Si ce nouveau concile ne pouvait se glorifier de compter autant de têtes mitrées que le concile de Latran, il constituait, en revanche, un corps politique beaucoup plus important. Le seul fait qu’il avait été convoqué pour décider entre les papes rivaux était une reconnaissance de sa suprématie sur le successeur de Pierre. Sa décision devait être sans appel ; les problèmes qu’on lui proposait étaient beaucoup plus graves que les questions soumises jadis aux prélats du Latran. De tous les points de l’Europe, l’Eglise envoya ses représentants les plus distingués et les plus dignes de donner leur avis dans la crise qu’elle traversait, des hommes comme le chancelier Gerson et le cardinal Pierre d’Ailly de Cambrai, aussi épris de réformes, aussi sensibles aux vices existants que Wickliff et Huss eux-mêmes. Les Universités fournirent leurs plus habiles docteurs en théologie et en droit canon. Les princes et les divers potentats étaient présents ou représentés ; l’assistance était composée d’une foule de gens appartenant à toutes les classes de la société, depuis le noble jusqu'au jongleur. L'affluence du public produisit une vive impression sur l’esprit de tous les contemporains ; les appréciations les plus folles avaient cours sur le nombre des personnes présentes. Un chroniqueur assure qu’on compta, outre les membres du concile, soixante mille cinq cents individus, dont seize mille étaient de sang noble, depuis les chevaliers et les écuyers jusqu’aux princes. Le même auteur déclare qu’il y avait quatre cent cinquante filles publiques ; mais un recensement officiel, établi avec soin parle concile, réduit ce nombre à sept cents ; dans le peuple, on parlait même de succubi. Ainsi la force et la faiblesse, la vertu et le vice du XVe siècle étaient réunis en ce lieu, pour chercher un soulagement aux maux qui menaçaient d’anéantir l’Église. Après beaucoup de tergiversations, Jean XXIII tint la promesse qu’il avait faite d’assister aux séances, comptant sur les ressources de son trésor pour triompher de ses adversaires et du concile lui-même.

Huss ne pouvait guère s’abstenir de venir à Constance. Pour Sigismond, comme pour Wenceslas, il importait au plus haut point que quelque décision autorisée vint mettre fin à la lutte qui déchirait l’Eglise de Bohême. Les réformateurs avaient toujours manifesté le désir de soumettre leurs réclamations au jugement d’un concile général. Huss lui-même avait appelé à un tel concile de l’excommunication fulminée contre lui par le pape. Hésiter à ce moment eut été renoncer à l’œuvre de sa vie entière, reconnaître qu’il n’osait pas affronter les représentants assemblés de la piété-et de l’érudition de l’Eglise, s’avouer lui- mème hérétique. L’armée des ecclésiastiques bohémiens, ses adversaires, que ses violentes invectives avaient enflammés et auxquels l’agitation provoquée par lui avait fait perdre leurs bénéfices, ne manqueraient pas de le noircir et de présenter ses idées sous un faux jour. Tout serait donc perdu, s'il n’était là pour défendre lui-même sa cause. Ses ennemis l'avaient longtemps raillé, déclarant qu'il n’osait pas répondre en personne aux citations du Saint-Siège ; ils avaient taxé de blasphème l’appel adressé par lui au Christ à l'encontre de l’excommunication pontificale. En hésitant à soumettre sa cause au concile, Huss donnerait à ses adversaires un avantage inestimable. En outre—si incroyable que puisse paraître ce fait, étant donnée la violence de ses attaques contre la simonie régnante, — Jean Huss, quoique contestant la validité de l’excommunication qui l’avait frappé, croyait être en pleine communion d’idées avec l’Église et s’imaginait trouver le concile favorablement disposé à accepter ses vues : il espérait que certains sermons, tenus par lui en réserve pour être prononcés devant les prélats assemblés, feraient prévaloir les projets de réformes qu’il avait conçus. Dans la simplicité de son âme, il ne pouvait prévoir que des gens qui avaient fulminé aussi violemment que lui-même contre les abus de la corruption, mais qui n’avaient pas osé s’attaquer à la source de tous ces maux, reculeraient, effarés, devant ses audacieux écarts de doctrine et le regarderaient comme un hérétique passible de la loi inquisitoriale, n’ayant le choix qu’entre la rétractation et le bûcher[7].

Aussi, lorsqu’on lui signifia que l’empereur et le roi souhaitaient le voir se présenter à Constance, et qu’on lui promit un sauf-conduit et toutes les garanties de sécurité, Huss accéda volontiers à cette demande. Dans son empressement à être témoin de l’ouverture du concile, il n’attendit même pas le sauf-conduit promis, qui lui parvint seulement après son arrivée à Constance. Il est certain, cependant, que les dangers qu’il allait courir préoccupèrent quelque peu ses amis. Jérôme de Prague, lors de son procès, déclara qu'il avait persuadé à Huss de se rendre au concile, et Huss, dans une des lettres écrites de sa prison, fait allusion aux avertissements qu’il avait reçus. Lui-même n’était évidemment pas exempt de toute appréhension. Une lettre scellée qu'il laissa entre les mains de son disciple, Maître Martin, et qui ne devait être ouverte qu’au reçu de la nouvelle de sa mort, relate qu’il a subi des persécutions pour avoir voulu refréner les désordres des mœurs ecclésiastiques, et qu’il s’attend à voir ces persécutions se porter aux dernières extrémités. Il dispose à l’avance du peu qu’il possède, sa robe grise, sa robe blanche et soixante « gros » qui constituaient toute sa fortune ; il exprime le remords d’avoir perdu son temps avant son ordination, alors qu’il avait coutume de jouer aux échecs, occupation dommageable à son humeur non moins qu’à celle d’autrui. Rien de plus admirable que la touchante simplicité, la pureté et la bonté de cœur dont témoignent ces quelques mots qui expriment les dernières volontés de Jean Huss. Une lettre en langue vulgaire adressée à ses disciples manifeste également la crainte que ses ennemis ne cherchent, au concile, à le perdre par de faux témoignages. Il demande a ses amis de prier Dieu de lui accorder, avec l’éloquence pour servir la vérité, la constance pour supporter jusqu’au bout les épreuves. Pourtant, il ne négligea pas toute précaution. Non seulement il obtint, comme on sait, de l’inquisiteur Nicolas, évêque de Nazareth, un certificat attestant son orthodoxie, mais il fit afficher dans toute la ville de Prague un avis rédigé en latin et en bohémien, annonçant qu’il comparaîtrait devant l'archevêque, qui tenait alors une assemblée du clergé de Bohême ; il invitait tous les adversaires de ses croyances à se présenter et à l’accuser soit devant le prélat, soit à Constance, et se déclarait prêt à subir la peine de l’hérésie au cas où il serait reconnu coupable, à la condition que les accusateurs, en cas d’insuccès, subiraient la peine du talion. Quand son mandataire, Jean de Jessinetz, se présenta le lendemain à la porte de l’assemblée, on refusa de le laisser entrer, sous prétexte que la délibération portait, à ce moment, sur des affaires nationales : on l’invita à revenir une autre fois. Cependant, à l’assemblée des nobles, Huss obtint audience de l’archevêque. Ce prélat, qui était également légat du pape, déclara ne connaître aucun fait de nature à incriminer l'orthodoxie de Huss, si ce n’est qu’il était toujours sous le poids d’une excommunication. Une copie notariée et certifiée de celle déclaration fut transmise par Huss à Sigismond ; en même temps, il faisait savoir au roi que, moyennant un sauf-conduit impérial, il était prêt à se rendre à Constance pour y défendre publiquement la foi à laquelle il n’hésiterait pas, s’il le fallait, à sacrifier sa vie.

Huss partit le 11 octobre 1414, sous l'escorte et la protection de Jean et Henri de Chlum et de Wenceslas de Duba, tous trois ses amis, délégués à cet effet par Sigismond. L’expédition comptait plus de trente chevaux et deux voitures. Elle était précédée, à un jour d’avance, par l’évêque de Lubec, qui annonçait partout qu’on menait à Constance Jean Huss chargé de chaînes et invitait les populations à ne pas regarder le prisonnier, attendu qu’il savait lire dans la pensée des gens. Déjà le nom de Huss était célèbre par toute l’Allemagne ; le seul effet de cet avertissement fut d’exciter la foule à s’amasser pour contempler l’hérésiarque au passage. L’accueil qu’on fit à Huss contribua à entretenir les fatales illusions qu’il nourrissait. Partout, écrivait-il à ses amis, il était reçu comme un bote d’importance et non comme un excommunié ; nul interdit n’était proclamé dans les lieux où il s’arrêtait ; il soutenait, chemin faisant, des controverses contre les magistrats et les ecclésiastiques. Dans toutes les villes, il affichait aux portes des églises des avis annonçant qu’il se rendait à Constance pour défendre sa foi et invitait tous ceux qui désiraient le combattre à venir rompre une lance devant le concile. En arrivant à Nuremberg, le 19 octobre, au lieu de s’écarter de sa route pour aller trouver le roi Sigismond et recevoir le sauf-conduit promis, il poussa directement jusqu’à Constance ; Wenceslas de Duba se rendit à la cour et apporta le document à Huss quelques jours après son arrivée. L’acte portait la date du 18 octobre.

Le 2 novembre Huss arriva à Constance, où il fut salué par une foule de douze mille personnes qui s’étaient rassemblées pour voir le redoutable réformateur. Le concile n’avait pas encore ouvert ses séances. Le 10, une lettre écrite par un membre de la mission établit qu’aucun des ambassadeurs royaux n’était encore arrivé et que, si Jean XXIII était là avec 458 ses cardinaux, nul représentant des papes rivaux, Grégoire XII et Benoit XIII, ne s’était encore montré dans la ville. Que fallait-il faire du Wickliffite bohémien ? Ce problème embarrassait singulièrement le pape et les cardinaux. Après mainte discussion, on décida de suspendre l'excommunication et d’autoriser Huss à fréquenter librement les églises, tout en l’invitant à s’abstenir d’assister aux solennités du concile, de peur que sa présence ne provoquât du désordre. D’autre part, on envisageait avec une vive appréhension le sermon qu’il se proposait d’adresser au clergé. Huss lui-même n’avait aucunement conscience de la gravité de sa situation. Le 4 novembre, veille de l’ouverture du concile, il écrivait à ses amis de Bohême qu’on lui avait fait des offres en vue de donner à l’affaire une issue pacifique, mais qu’il comptait remporter, de haute lutte, une brillante victoire. Le 10, il observait que, lorsque le pape célébrait la messe, chacun, lui excepté, se voyait assigner un rôle dans la cérémonie ; mais il se plaignait de cette exclusion comme d’une simple négligence, dans la pensée que sa situation personnelle lui donnait des titres à la notoriété et aux distinctions.

Il savait que ses adversaires ne s’étaient pas montrés inactifs ; pourtant, il ne les craignait pas. Il avait été précédé à Constance par deux de ses plus acharnés ennemis, Michel de Deutschbrod, surnommé de Causis, et Wenceslas Tiem, doyen de Passau. A ceux-ci s’ajouta, quelques jours plus tard, un plus redoutable antagoniste, Étienne Palecz, qui apportait, comme armes, des extraits habilement choisis des écrits les plus subversifs de Huss. Wenceslas avait jadis publié à Prague la bulle offrant des indulgences en faveur de la croisade contre Ladislas de Naples ; son commerce lucratif avait été ruiné parle réformateur. Michel de Causis avait été prêtre de l’église de Saint- Adalbert, dans la Nouvelle-Ville (Neustadt) de Prague ; il avait gagné la confiance du roi Wenceslas en prétendant qu’il pouvait rendre productives certaines mines d’or abandonnées dans le voisinage d’Iglau ; le roi lui avait confié à cet effet de fortes sommes. Après avoir, pendant quelques jours, travaillé à ces mines, il se sauva 4 Rome en emportant les fonds, qui lui permirent d’acheter une commission de procurateur de causis fidei, d’où son surnom. Dès 1412, il avait envoyé à Rome des accusations contre Huss, qui déclara ces dénonciations mensongères. Le lendemain de l’arrivée de Huss à Constance, Michel afficha aux portes des églises un avis annonçant qu’il accuserait Huss devant le concile comme excommunié et suspect d’hérésie ; mais Huss traita légèrement ces menaces et, sur le conseil de ses amis, résolut de n’y prêter aucune attention jusqu’à la venue de Sigismond, que l’on n’attendait pas avant la Noël. Cependant Huss lui-même fournissait ample matière aux commentaires malveillants. Il avait à tel point le sentiment de son innocence et de sa sécurité qu'il ne pouvait se contenter de rester à l’ombre. Dès le lendemain de son arrivée, il se mit à célébrer la messe dans sa maison. Cette cérémonie attira un grand concours de peuple et fut une cause de scandale. Otto, évêque de Constance, envoya son vicaire, Jean Tenger, et son official, Conrad Helye, inviter Huss à interrompre ces pratiques, en raison de l'excommunication dont il était depuis longtemps frappé. Mais Huss refusa, déclarant qu'il ne se considérait pas comme excommunié et qu'il célébrerait la messe aussi souvent qu’il lui plairait. Nonobstant cet affront, l’évêque, pour éviter des troubles, se contenta d’interdire au peuple d’assister à ces offices. Peu de temps après, Huss, prenant avec lui quelques vivres, se cacha dans un chariot couvert qui allait partir à la fenaison. Comme les chevaliers, qui répondaient de sa vie, le cherchaient en vain partout, Henry de Lastenbock (Chlum) courut chez le bourgmestre et demanda qu’on fit une enquête. La ville entière était dans une agitation extrême ; on ferma les portes ; des cavaliers et des hommes à pied furent envoyés à la découverte dans toutes les directions et l'on ne manqua pas de grossir cette aventure en la représentant comme une tentative de fuite.

L’audacieux Bohémien était évidemment une cause de tracas pour ceux qui avaient à veiller sur lui. Aux yeux des orthodoxes, c’était déjà un scandale suffisant de voir en liberté un prêtre qui avait ouvertement bravé une excommunication du pape et défendu les erreurs reconnues de Wickliff. De plus, il était fort probable que Huss exécuterait son audacieux dessein de prêcher au clergé ; dans ce sermon, il exposerait impitoyablement et éloquemment les vices de la cour pontificale et de tout le corps ecclésiastique, et prouverait, d’après l’Ecriture, que le système tout entier ne reposait par aucun point sur la loi du Christ. Le pape et ses cardinaux allaient être obligés, pour diriger le concile, de s’engager dans une voie assez épineuse, sans qu’il fût besoin de cet élément nouveau de trouble et de désordre.

Le plus sût expédient était donc de désarmer Huss sans retour, de devancer ses attaques en le traitant, suivant les lois existantes, comme un homme accusé d’hérésie, comme un prévenu. Étienne Palecz, Michel de Causis et une foule d’autres docteurs et prêtres bohémiens, malmenés par Huss, avaient déjà accumulé plus de dénonciations qu'il n’en fallait pour perdre un homme. Or, dans la procédure inquisitoriale, la première mesure consistait à empêcher l’accusé de fuir. Si l’affaire avait été de celles où il était possible de donner caution, Huss avait derrière lui le royaume entier de Bohême, qui aurait bientôt fourni une caution, si forte qu’elle fût, et l’aurait sacrifiée sans regrets ; une fois en sécurité dans son pays, il pouvait se rire de toute condamnation prononcée par contumace. Tels étaient les arguments par lesquels les cardinaux se décidèrent à arrêter Huss. Mais leur projet fut exécuté à l’aide de manœuvres qu’il faut qualifier de perfides, de tortueuses, à moins qu’on ne veuille y voir la marque d’une indécision qui n’arrive au crime que par degrés.

Le 28 novembre, les cardinaux, réunis en consistoire avec le pape, envoyèrent au logis de Huss les évêques d’Augsbourg et de Trente, et Henry d’Ulm, bourgmestre de Constance, chargés de le citer à comparaître devant eux pour défendre sa foi. Les messagers saluèrent amicalement Huss ; celui-ci protesta, ainsi que Jean de Chlum, déclarant que cette sommation était une violation du sauf-conduit : cependant il consentit immédiatement à s’y rendre, bien qu’il fût, dit-il, venu à Constance pour se présenter publiquement devant le concile et non secrètement devant les cardinaux. Il ajouta qu’on ne pouvait l'emprisonner, puisqu'il était porteur d’un sauf-conduit. Jean de Chlum et quelques amis le suivirent au palais où logeait le pape. Quand les cardinaux lui dirent qu’il était accusé d'avoir répandu beaucoup de doctrines hérétiques, il répondit qu’il mourrait plutôt que de se laisser convaincre d'une seule de ces hérésies ; il était venu courageusement à Constance, prêt à abjurer s'il était coupable d’erreur. Les cardinaux lui dirent alors : « Vous avez bien répondu », et l’interrogatoire ne fut pas poussé plus loin. Mais Jean XXIII, dont la politique était de brouiller le concile avec Sigismond, profita de cette occasion pour demander à Jean de Chlum si Huss avait un sauf-conduit impérial. Chlum répondit : « Saint Père, vous savez qu’il en a un. » Le pape posa une seconde fois la question et reçut la même réponse, sans qu’aucun des cardinaux demandât à voir le document. Quand la séance du matin fut achevée, on tint Huss et Jean de Chlum sous bonne garde. L’après-midi se passa dans une attente pénible, pendant que les cardinaux tenaient une autre séance dans laquelle Étienne Palecz et Michel de Causis déployèrent une grande activité. L'ennui de la détention fut seulement interrompu par la venue d’un Franciscain à l’air bon enfant, qui accosta Huss et lui demanda une consultation au sujet de la transsubstantiation ; après avoir reçu une réponse satisfaisante, le moine posa alors des questions sur l’union de l’humanité et de la divinité en la personne du Christ, Huss reconnut qu’il n’avait pas affaire à un simple curieux, car le moine lui avait soumis les plus difficiles problèmes de théologie ; il déclina donc tout entretien ultérieur. Quand le Franciscain se fût retiré, Huss apprit de la bouche de ses gardiens que ce personnage était Maître Didaco, renommé comme le plus subtil théologien de Lombardie. Vers la tombée de la nuit, Jean de Chlum fut autorisé à partir ; mais Huss fut maintenu prisonnier. Peu d’instants après, Etienne et Michel vinrent joyeusement annoncer à Huss qu’il était désormais en leur pouvoir et qu’il ne leur échapperait pas avant d’avoir payé jusqu’au dernier sou la vieille dette de haine. On le mena, sous escorte, chez le préchantre de la cathédrale, à la charge de l’évêque de Lausanne, régent de la chambre apostolique. Huit jours plus tard, Huss fut transféré dans le couvent dominicain sur les bords du Rhin. Là on l’enferma dans une cellule voisine des latrines, où il fut saisi d’une fièvre si violente qu'on désespéra de sauver sa vie. Sa mort soudaine aurait été un événement bien malencontreux ; aussi le pape envoya-t-il, pour soigner le détenu, ses propres médecins. Ce fut en vain que les amis de Huss, restés à Prague, obtinrent de l’archevêque Conrad une déclaration attestant que le prélat n’avait jamais vu Huss s’écarter sur un seul point de la foi orthodoxe. Le sort du réformateur était dès lors arrêt[8].

La première pensée de Jean de Chlum, quand il eut recouvré la liberté, fut d’aller en bête trouver le pape et de lui adresser des représentations. Quand le sauf-conduit était arrivé à Constance, Chlum l'avait aussitôt exhibé à Jean XXII. Celui-ci avait déclaré, dit-on, après avoir lu l'acte, que si son propre frère avait été tué par Huss, ce dernier n’aurait rien à redouter durant son séjour à Constance, en ce qui concernait du moins le pape lui-même. Après l’arrestation, il déclina toute responsabilité et rejeta le tort sur les cardinaux. La question du sauf-conduit et de la violation de la garantie accordée par cet acte éclaire de façon toute particulière un épisode des relations de l’Eglise avec les hérétiques. Il n’est donc pas inutile de l’examiner brièvement ici.

Le sauf-conduit impérial remis à Huss était conçu dans les termes ordinaires, ne comportant ni restriction ni condition. S’adressant à tous les princes et sujets de l’Empire, tant ecclésiastiques que laïques, à tous les nobles, magistrats et fonctionnaires, ce document faisait savoir que Huss était placé sous la protection du roi et de l’empire, qu'on devait donc permettre au porteur de passer, de séjourner, de revenir, sans rencontrer d’obstacle, et qu’il fallait lui accorder toute l’aide qu’il pourrait requérir. Ce n’était pas — et nul ne prétendait que ce fût — un simple viaticum, lui assurant protection durant le voyage de Bohême à Constance. Ce qui prouve que l’acte avait la valeur d’une sauvegarde pour la durée du concile et le retour en Bohême, c’est, d’abord, 1a date même de la publication, qui eut lieu le 18 octobre, après que Huss eut quitté Prague, puis le fait que le sauf-conduit ne loucha son destinataire qu’après l’arrivée de celui-ci à Constance. L’emprisonnement de Huss fut donc immédiatement considéré comme une brutale violation des garanties impériales, ainsi qu'il appert des protestations affichées, par les soins de Jean de Chlum, aux portes des églises, le 15 décembre, c’est-à-dire probablement aussitôt qu’on put avoir quelque nouvelle de Sigismond, puis le 24 du même mois, alors que le roi approchait de Constance où il devait arriver le lendemain. Cette protestation portait que Huss était venu sous protection et sauf-conduit impérial, en vue de répondre, en audience publique, à tous ceux qui mettraient en doute son orthodoxie ; qu'en l’absence de Sigismond, qui n’aurait pas permis cette arrestation au mépris du sauf- conduit, Huss avait été jeté en prison ; que les ambassadeurs impériaux avaient vainement réclamé la mise en liberté de Huss, mais que, lorsque Sigismond serait arrivé, il ferait clairement 'connaître à tous son ressentiment et son indignation, en présence de cette violation des garanties données par lui.

L’idée que le sauf-conduit était un simple passeport, intentionnellement insuffisant pour protéger Huss, est une découverte récente dont on n’aurait pas laissé l’honneur à l'ingéniosité moderne, si l’on avait pu alléguer celte excuse au cours du débat passionné qui s’enflamma sur celte question à Constance même. Ce qui prouve que cette allégation est erronée, c'est le 463 fait que nul ne songea alors à l'invoquer. Or, une telle assertion eût été sans réplique, si on l’avait opposée, le 13 mai 1415, aux Bohémiens présents à Constance, lorsqu’ils soumirent au concile un mémoire établissant que le traitement infligé à Huss était une violation du sauf-conduit. Mais le concile, dans sa réponse, ne songea aucunement à alléguer un tel prétexte ; les services rendus par Sigismond, dans la querelle avec Jean XXIII, étaient de date trop récente, et la valeur en était trop appréciée, pour que les bons Pères infligeassent à leur allié l’outrage de déclarer publiquement qu’ils avaient, à bon droit, méprisé la protection accordée par lui à un hérétique. Aussi eurent-ils recours à un mensonge fabriqué pour la circonstance : bien que chacun, à Constance, connût l’existence du sauf-conduit lors de l’arrestation, ils affirmèrent, comme chose prouvée par des témoins dignes de foi, que l’acte n’avait été délivré à Huss que quinze jours après l’événement ! Ainsi la procédure entamée contre lui n’avait nullement violé les garanties publiques. Cet argument, dont Sigismond lui-même affirma la fausseté en séance, le 7 juin, équivalait à l’aveu que les garanties avaient été données, mais indignement violées, l'n simple fait de ce genre suffit à ruiner tous les plaidoyers des apologistes modernes[9].

Tout d'abord, Sigismond justifia pleinement la confiance qu’il 464 inspirait à Huss et à Jean de Chlum. Loin d’essayer de soutenir qu’il n’avait pas prétendu, par ses lettres, protéger Huss contre toute poursuite, il estima qu’on avait indûment violé les garanties de sécurité accordées par lui. Dès qu’il eut appris l’arrestation, il ordonna la mise en liberté de Huss en menaçant de forcer les portes de la prison si l’on refusait de lui obéir. Quand il arriva à Constance, le jour de Noël, son indignation se déchaîna, provoquant la plus vive agitation dans la ville. Il déclara qu’il allait quitter Constance et, en effet, fit mine de partir ; il menaça même de retirer au concile la protection impériale ; mais les cardinaux lui firent clairement entendre qu’ils y renonceraient d’eux-mêmes si Sigismond ne codait pas. Le monde chrétien avait fondé de trop grandes espérances sur les résultats de cette assemblée pour que Sigismond osât risquer un tel coup de tête. Il était naturellement sans convictions morales et l’orgueil seul avait inspiré son insistance : I intérêt personnel, une fois éveillé, triompha facilement de ses scrupules. On possède plus de données pour juger son caractère que pour estimer celui de tous les autres princes du siècle ; or, d’un bout à l’autre de son existence, on constate que ses contemporains avaient raison de le considérer comme absolument indigne de confiance. Pendant les longues négociations entamées entre le concile de Bâle et les Hussites, négociations auxquelles il prit part, on le voit également attentif à tromper les deux parties, prenant de solennels engagements sans nulle intention de les remplir, considéré par les deux camps comme totalement dépourvu de probité. Malheureux à la guerre, perpétuellement à court d’argent, il était toujours prêt à un expédient qui lui permit d’échapper pour l’heure à une difficulté et n’hésitait pas à sacrifier la parole jurée en vue d’un avantage quelconque[10].

Aussi lui coûta-t-il peu, en la circonstance, de faire céder son point d'honneur. L’affaire fut vite arrangée : dès le l« r janvier 1415, quand le concile lui demanda formellement de laisser libre cours à la justice en ce qui concernait Huss, il publia un décret reconnaissant l’indépendance du concile en toute matière de foi et déclarant que celte assemblée était autorisée à poursuivre tout personnage réputé hérétique ; de plus, il s’engagea à empêcher l’exécution des menaces proférées ouvertement par certains amis de Huss, qui avaient manifesté l'intention de défendre le prisonnier en toute occurrence. Pourtant, la discussion se prolongea pendant tout le mois de janvier ; de Bohême, on exerçait sur Sigismond une pression si énergique qu’il demeura quelque temps irrésolu ; enfin, le 8 avril, il révoqua expressément toutes lettres de sauf-conduit. Huss lui- même n’hésita pas à affirmer qu’il avait été trahi et que Sigismond lui avait promis qu’il retournerait sain et sauf en Bohême. Les amis de l’hérésiarque prirent la même attitude. En février, une assemblée des magnats de Bohême et de Moravie se tint à Mezeritz, d’où elle envoya à Sigismond une adresse exprimant en termes plus violents que courtois la honte et l’humiliation infligée à tous par le mépris de la parole impériale. Puis, en mai, quand la -fuite de Jean XXIII eut fait naître de nouvelles espérances, deux assemblées du même genre se tinrent à Brünn et à Prague et firent à Sigismond des représentations plus énergiques encore. Tout fut inutile. Sigismond avait pris définitivement position ; il racheta ses hésitations de la première heure par un grand déploiement de zèle. Le 7 juin, quand Huss fut entendu pour la seconde fois par le concile, Sigismond remercia les prélats de la considération qu’ils lui témoignaient — à lui, Sigismond ! — en usant de tant de douceur envers l’inculpé. Il conseilla vivement à Huss de se soumettre, « car il ne pouvait plus espérer aucun secours humain ». « Nous ne vous protégerons jamais, disait Sigismond à Huss, dans vos erreurs et votre endurcissement. En vérité, plutôt que d’agir ainsi, nous apprêterions de nos propres mains votre bûcher. » Dans la séance finale du 6 juillet, Huss fit la déclaration suivante : « Je suis venu de mon plein gré au concile. L’Empereur, ici présent, m’a promis, en engageant la foi publique, que je serais libre de toute contrainte, pour attester mon innocence et pour répondre de ma foi à quiconque la mettrait en doute. » En prononçant ces paroles, il tenait ses yeux fixés sur Sigismond qui rougit piteusement. La mauvaise foi calculée de ce misérable monarque avait produit en Bohême une impression ineffaçable. En 1433, quand les légats du concile de Bêle cherchèrent à rejeter sur des faux témoins le crime commis à Constance, Jean Rokyzana les embarrassa fort en leur demandant comment le concile, s’il était inspiré du Saint-Esprit, avait pu se laisser égarer par des parjures. Rokyzana fit, de plus, allusion à la violation du sauf-conduit, en termes attestant que cette infamie n’était ni oubliée ni pardon- née. D’ailleurs, la rancune des Bohémiens s’était manifestée dès le mois de septembre 1432. Comme le concile de Bâle désirait vivement que des députés hussites vinssent se joindre à lui, les Bohémiens exigèrent des garanties exagérées jusqu’à l'extravagance avant de consentir à faire un pas. On leur avait fourni trois sauf-conduits, un de Sigismond, un du concile, un de la cité d’Eger ; mais ils en exigèrent d’autres encore, de la cité de Bêle, du Margrave de Brandebourg, et des comtes palatins, ducs de Bavière, dont l’un était le protecteur du concile. Ces sauf-conduits étaient très différents de celui dont Huss, dans sa simplicité, s’était contenté. Ainsi Frédéric de Brandebourg et Jean de Bavière s’engageaient à fournir des troupes suffisantes pour escorter les Bohémiens jusqu'à Bâle, les protéger pendant leur séjour et les reconduire en toute ville de Bohême qui serait désignée. De plus, les princes se portaient garants des sauf-conduits de Sigismond et du concile. Ils consentaient à perdre leurs dignités et leurs territoires, dont la possession reviendrait aux Bohémiens, au cas où une violation quelconque de leur engagement resterait impunie. Ces précautions étaient superflues, car les envoyés avaient derrière eux les terribles troupes bohémiennes, prêtes à imposer, par les armes, le respect de la foi promise. Même après la réconciliation, quand Sigismond fut assis sur le trône de ses pères, on continua à considérer comme milles les garanties offertes par lui. En avril 1437. il pressa Jean Rokyzana de se rendre au concile ; comme celui-ci alléguait la crainte d’un traitement semblable à celui que Huss avait subi à Constance, l’empereur, vivement ému, s’écria : « Pensez-vous donc que je commettrais quelque acte contraire à l’honneur ? J’ai donné un sauf- conduit et le concile en a fait autant. » Mais Rokyzana ne se laissa pas séduire par cet appel à l’honneur impérial, qui avait depuis longtemps fait banqueroute ; il refusa obstinément de partir[11].

La controverse qui s’engagea au sujet de la violation du sauf- conduit s’explique de façon très simple. En Allemagne et surtout en Bohême, on ignorait l’Inquisition et la persécution systématique de l’hérésie, si bien que l’application, dans l’affaire de Huss, des principes reconnus du droit canon, provoqua l'indignation et la surprise. Le concile ne pouvait agir autrement qu’il ne fit, à moins d'abdiquer ces principes. Aux yeux des plus consciencieux juristes du concile, c’eût été un absurde solécisme de permettre qu’un hérésiarque tel que Huss, universellement connu de la chrétienté, échappât au châtiment dû à ses crimes, sous le frivole prétexte qu'il s’était fié à une promesse d’immunité engageant la foi publique. En fait, les meilleurs des hommes qui se trouvaient IA — Gerson, Pierre d’Ailly, Zabarella — étaient, sur ce point, aussi intraitables que les pires créatures de la Curie. Depuis longtemps, comme ou sait, un principe de la pratique inquisitoriale avait établi que l’hérétique était dénué de tout droit, que l’homme accusé d'hérésie par de suffisants témoignages devait être traité comme hérétique jusqu’à ce qu'il se fût disculpé : nul ne pouvait, dans l'espèce, hésiter à appliquer cette règle. Quand Sigismond se plaignit d’être déshonoré par l’emprisonnement de Huss, les canonistes du concile lui assurèrent aussitôt, — suivant les paroles d’un contemporain, bourgeois orthodoxe de Constance. — qu’il n’était ni permis ni possible, d’après aucune loi, qu’un hérétique profitât d’un sauf-conduit. C’était là, il est vrai, préjuger la culpabilité de Huss ; mais nous savons que ce genre de présomption était habituel dans tous les procès inquisitoriaux. Sigismond reprit à peu près le même argument en s'adressant à Huss, dans la séance du 7 juin : « On dit que nous ne pouvons, aux termes de la loi protéger un hérétique ou un homme soupçonné d’hérésie. » Quand l’exécution de Huss eut soulevé par toute la Bohême la plus furieuse indignation et que des lettres médiocrement courtoises parvinrent, à ce sujet, au concile, les Pères assemblés affirmèrent leur droit par un décret du 23 septembre 1415. Aucun sauf-conduit, émanant d’un chef séculier quelconque, ne pouvait porter préjudice à la foi catholique ou empêcher qu’un tribunal compétent examinât, jugeât, condamnât, un hérétique ou un personnage suspect d’hérésie, quand bien même ce personnage serait venu, confiant en ce sauf-conduit, au lieu du jugement, où il ne serait pas venu sans cette sauvegarde. Le concile fit adopter cette doctrine si complètement que lorsque, en 1432. la convention d’Eger fixa les bases des négociations entre les Hussites et le concile de Mie, il fut expressément stipulé que nul canon, nulle décrétale ne pourraient être allégués à la fin d’enfreindre ou d’annuler les sauf-conduits remis aux Bohémiens pour se présenter devant le concile[12].

Le procès de Huss a donné issue à de grands débordements d’éloquence indignée. C’est, en effet, le plus remarquable exemple d’un procès inquisitorial que l’histoire ait enregistré. Aux yeux de gens qui ignoraient le système de procédure élaboré parle Saint-Office, le jugement a paru un effroyable déni de justice, témoignant de la perversité la plus scélérate ; en même temps, la sublime et touchante figure de la victime a naturellement éveillé la plus ardente sympathie. En réalité, si le concile s’écarta de la méthode ordinairement suivie en ce genre d’affaires, ce ne fut que par la douceur dont il fil preuve à l’égard de l’accusé. Huss ne fut pas mis à la torture, alors que la procédure régulière aurait voulu qu’il y fut soumis. A la demande de Sigismond, il fut par trois fois admis à comparaître devant l’assemblée entière et à se défendre en séance publique. Aussi, quand nous voyons combien inévitable était sa condamnation, avec quelle facilité il aurait pu sauver sa vie à la condition de charger son âme d'un parjure et de mener, pendant les années qui lui restaient, une existence de mensonge, nous sommes à même d'apprécier l’infamie du système inquisitorial et de concevoir une idée approximative des innombrables misères infligées à des milliers de victimes obscures et oubliées. A cet égard, le procès de Huss mérite qu’on l'étudie, car s'il n’offre aucun nouveau détail de procédure autre que les concessions faites en faveur de l'accusé, il fournit un instructif exemple de ce qu’était l’application pratique de la procédure inquisitoriale décrite par nous dans des chapitres précédents.

Le cas de Huss fut aggravé, presque dès le début, par les actes des amis de l’hérésiarque restés eu Bohême. Ce dut être peu de temps après l’arrivée de Huss à Constance, que Jacobel de Mies, successeur de Michel de Causis à l’église de Saint-Adalbert, commença à administrer aux laïques la communion sous les deux espèces et fixa ainsi le trait le plus distinctif et le plus durable de l’hérésie bohémienne. Le zèle pour l’Eucharistie avait longtemps été, en Bohême, une particularité saillante de la dévotion. Le synode de 1390 avait promis une indulgence de quarante jours à quiconque plierait le genou lors de l’élévation de l’hostie. Ceux qu'on a pu classer parmi les persécuteurs de Huss s’étaient montrés ardents à conseiller le fréquent usage des sacrements. Mathias de Janow était allé jusqu’à recommander qu’on rendît aux laïques la communion sous l’espèce du vin ; mais la question ne fut jamais soulevée durant les années orageuses que Huss et ses amis passèrent à lutter pour la défense des doctrines wickliffites. D’après Æneas Sylvius, un certain Pierre de Dresde, imbu d'erreurs vaudoises, avait quitté Drague en 1409, ainsi que d’autres Allemands ; mais, chassé de son pays en raison de son hérésie, il s’était réfugié de nouveau à Prague, où il gagnait sa vie comme instituteur. Ce fut lui qui suggéra à Jacobel l’idée de revenir à l’ancienne pratique de l'Église. Les hérétiques, trop heureux de trouver un point sur lequel ils fussent manifestement dans le vrai, adoptèrent avec empressement cette doctrine. La coutume se propagea aux églises de Saint-Michel, de Saint-Martin, à la chapelle de Bethlehem et ailleurs, en dépit de l’opposition faite par le roi Wenceslas et par l’archevêque Conrad, qui menacèrent vainement des châtiments séculiers et des interdits ecclésiastiques, Huss fut bientôt informé de ce qui se passait. Il approuva la doctrine, ce qu'il ne pouvait vraiment pas refuser de faire ; il rédigea, en faveur de cette réforme, un traité qui, transmis aux disciples, donna une nouvelle impulsion au mouvement. Ce fut en vain que, le 15 juin 1415, le concile condamna la communion laïque sous l’espèce du vin, déclara hérétiques tous les prêtres qui administraient ainsi le sacrement, ordonna que ces prêtres fussent livrés au bras séculier et enjoignit à tous les prélats et inquisiteurs de poursuivre comme hérétiques ceux qui niaient l’efficacité de la communion sous une seule espèce. Pendant plus d’un siècle, les Utraquistes ou Calixtins, selon le nom qu'ils s’étaient donnés eux-mêmes, furent, en Bohême, le parti dirigeant. Le concile sentait qu’il était dans son tort et était d’autant plus désireux d’écraser l’esprit de révolte dont Huss était le représentant[13].

Nous avons vu que Huss fut arrêté le 28 novembre 1414. Michel de Causis, Étienne Palecz et d’autres ennemis du réformateur avaient fourni contre lui des chefs formols d’accusation. La dénonciation, rédigée au nom de Michel, reprochait à Huss de soutenir que la substance persistait dans l’Eucharistie après la consécration, de prétendre que les sacrements étaient inefficaces entre les mains de prêtres en état de péché, de refuser le pouvoir des clefs à ces prêtres pécheurs, de déclarer que l’Église ne devait pas posséder de biens temporels, de mépriser l’excommunication, d'accorder aux laïques la communion sons l’espèce du vin, de défendre, au mépris de la condamnation qui les avait frappés, les quarante-cinq articles de Wickliff, d’exciter le peuple contre le clergé à tel point que, s’il lui était permis de revenir à Prague, ce retour serait le signal d’une persécution comme on n’en avait plus vu depuis le temps de Constantin. D’autres erreurs et d’autres crimes encore étaient reprochés au captif. C’étaient là des charges plus que suffisantes pour justifier un procès d'hérésie. On entama, sans délai, la procédure, en nommant, le fer décembre, des commissaires chargés de l’interrogatoire. Ces commissaires étaient, en fait, des inquisiteurs. L’ensemble du concile constituait l'assemblée d’experts à laquelle il appartenait, comme on sait, de ratifier le jugement. L’un des commissaires tout au moins, Bernardo, évêque de Città di Castello, était déjà au courant de l’affaire, car, un an à peine auparavant, en qualité de nonce pontifical en Pologne, il avait contribué à faire bannir Jérôme de Prague. Outre les charges accumulées par Michel de Causis, l’accusation comportait une sorte de réquisitoire contre Huss, qui fut remis aux commissaires par les procurateurs et les promoteurs du concile, et où étaient relatés les troubles de Prague, l’excommunication de Huss, sa prédication des hérésies wickliffites[14].

Tout d’abord, on poussa la procédure avec une vigueur qui semblait promettre une solution rapide. Dès que Huss fut rétabli de sa première indisposition, on lui soumit une série de quarante-deux erreurs, extraites de ses écrits par Palecz. Il répondit seriatim et par écrit à ces accusations, dénonçant les altérations qui, disait-il, avaient faussé le sens de certains passages, maintenant certains points, faisant des réserves sur' d’autres. Comme on lui interdisait l'usage de livres et qu’on lui refusait même les traités d'où les passages incriminés étaient extraits, ses réponses prouvent la vigueur admirable de sa mémoire, comme la vivacité et la lucidité de son intelligence. Parfois les commissaires venaient le trouver et l'interroger personnellement dans sa prison. Un Chartreux écrivait de Constance, le 19 mai, qu’il avait assisté la veille à un de ces interrogatoires. Jamais, affirmait-il, il n’avait vu un criminel aussi audacieux, aussi habile à dissimuler la vérité. On possède, d'autre part, la relation faite par Huss lui-même d’un de ces entretiens. Les commissaires étaient accompagnés et secondés par Michel et Etienne. On donnait au prisonnier lecture de chaque chef d’accusation et on lui demandait si telle était bien sa croyance ; il répondait en exposant le sens qu'il attribuait à l’opinion incriminée. Puis on lui demandait s’il voulait défendre son interprétation ; il répondait négativement, déclarant qu’il se soumettrait à la décision du concile. Il était difficile de se montrer plus obéissant et plus orthodoxe : tout autre système de procédure eût été dans l’impossibilité de prouver la culpabilité du prévenu. Cependant, comme nous l’avons vu, l’hérésie était un crime. Ce crime une fois commis, fût-ce par ignorance, il ne suffisait pas de revenir simplement à la foi de l'Eglise. Il fallait que le criminel reconnut et abjurât ses erreurs, avant de pouvoir être considéré comme pénitent et de voir commuer en prison perpétuelle la peine de mort qu'il avait méritée. Huss fut condamné pour des hérésies qu'il n’avait pas soutenues, plutôt que pour celles qu'il avait réellement professées.

Des milliers de malheureux avaient été condamnés sur des témoignages dix fois moins abondants que ne l’étaient les preuves accumulées contre Huss. Étienne Palecz, homme de très haute réputation, jura devant les commissaires que, depuis la naissance du Christ, il n’v avait pas eu de plus dangereux hérétiques que Wickliff et Huss ; tous les gens qui avaient coutume d’assister aux sermons de ce dernier croyaient à la persistance de la matière du pain dans l’Eucharistie. Ce témoignage de Palecz fut corroboré et amplifié par des vingtaines d’autres dépositions. Il se trouva nombre de témoins qui déclarèrent que Huss croyait à la persistance du pain, à l’inefficacité des sacrements administrés par des prêtres en état de péché, à l'inutilité des indulgences, qu’il voyait en l’Eglise de Rome la Synagogue de Satan, qu'il attendait non de la violence, mais de la discussion, la victoire finale de l'hérésie, qu’il jugeait méprisable l’excommunication papale. Huss nia avec indignation qu’il eût entretenu plusieurs de ces erreurs ; mais ses dénégations furent vaines. Vaine aussi la rédaction de son traité Du Sacramento Corporis et Sanguinis, qu’il écrivit dans sa prison dès le 5 mars I 415, et où il déclarait que la transsubstantiation s'accomplissait entièrement pendant le sacrifice ; que Dieu opérait le miracle sans s’attacher aux mérites de l’officiant ; que le corps et le sang du Christ étaient réunis dans le pain et dans le vin, et que lui, Huss, avait professé cette doctrine depuis 1401, c’est-à-dire avant son ordination. En vain, peu de temps avant son exécution, fit-il éclater sa dévotion en entonnant un hymne où il s’écriait :

O quam sanctus panis iste,

Tu es solus Jesu Christe,

Caro, cibus, sacramentum,

Quo nam majus est inventum !

En vain, à l’audience publique du 8 juin, il disputa avec ardeur en faveur de la même doctrine. Les témoins affirmaient, sous serment, qu’il avait enseigné le contraire. Il n'avait pas le droit de réclamer des témoignages réfutatoires ; il ne pouvait en appeler qu’à Dieu et à sa propre conscience. Les juges le déclarèrent hérétique ; il ne lui restait plus qu’à se confesser et à abjurer, ou à marcher au bûcher[15].

Ainsi que nous l’avons déjà montré, le seul moyen de défense dont il aurait pu user efficacement était de disqualifier les témoins pour inimitié mortelle ; car, à la lettre, ils le haïssaient au point de s’attacher à le faire périr. Mais cette récusation même aurait été inutile, en présence des erreurs que les commissaires avaient faussement, selon lui, extraites de ses livres. En ce qui concerne les témoins, les commissaires firent à Huss une concession tout à fait inusitée, lorsque, pendant sa maladie, en décembre, ils amenèrent dans sa cellule une quinzaine d’entre eux et lui permirent d’assister ainsi aux dépositions faites sous serment. Certains témoins déclarèrent, dit-on, ne rien savoir ; d’autres ^e montrèrent violemment hostiles au prévenu. Huss savait donc, dans une certaine mesure, les noms de ses accusateurs ; il en connaissait d’autres comme signataires des dépositions recueillies, à Prague, pour le compte de Michel de Causis, et qui étaient tombées par hasard entre ses mains avant son départ pour Constance. C’est probablement en raison de ce fait que certains de ces noms étaient annexés au chef d’accusation concernant la persistance de la matière et soumis à Huss le 7 juin. Mais, clans la sentence définitive, aucun nom n'est mentionné : les témoins à l’appui de chaque chef d’accusation sont désignés simplement par des titres, tels que « un chanoine de Prague, un prêtre de Litomysl, un maître ès-arts, un docteur en théologie », etc. Lorsque Huss demandait le nom de l'un d'entre eux, on refusait de le lui fournir. C’était d’ailleurs parfaitement conforme aux règles de la procédure inquisitoriale.

Pourtant, l'hostilité des témoins à charge était notoire. Sur la place d’exécution, Huss déclara qu’il avait été condamné sur la foi de faux témoignages, pour des erreurs qu’il n’avait jamais professées. Les Bohémiens présents à Constance affirmèrent, dans un mémoire adressé au concile le 31 mai 1415, que les dépositions reçues contre Huss émanaient d’ennemis mortels de l’accusé. Ses amis songèrent, un moment, à arguer de ce fait pour disqualifier ces témoins ; Huss demanda aux commissaires de lui permettre de faire appel à un avocat qui formulerait, à l’endroit de leurs dépositions, les exceptions nécessaires. Après un premier avis favorable, les commissaires finirent par refuser, disant qu’il serait contraire à la loi que quelqu’un défendit un homme suspect d’hérésie. C’était, comme on l’a vu, la stricte vérité inquisitoriale et si ce respect de la loi peut nous sembler rigoureux, n’oublions pas, d’autre part, qu’on laissa aux amis de Huss une liberté inusitée pour s’employer en sa faveur. Les mémoires qu’ils adressèrent à diverses reprises au concile, leurs efforts auprès de Sigismond étaient autant de délits qui faisaient d’eux des « fauteurs » ; si l’on avait eu quelque dessein d’appliquer la loi contre eux, on aurait pu les réduire immédiatement au silence et les frapper de peines sévères.

On avait, en peu de temps, recueilli des preuves plus que suffisantes pour la condamnation de Huss. Si le bûcher eut été le but auquel tendait la poursuite, l’exécution aurait pu être rapidement accomplie. Mais nous savons que l'Inquisition préférait de beaucoup un hérétique repenti à un hérétique brûlé, et dans l’espèce, plus peut-être qu’en toute autre affaire connue de nous, la confession et la soumission étaient essentielles à obtenir. Huss, s’il s’avouait hérésiarque, perdait tout crédit ; ses disciples suivraient probablement son exemple. Mais s’il devenait martyr, nul ne pouvait prévoir si, de ce martyre, naitrait la terreur ou l’exaspération. Aussi employa-t-on tout ce que comportait de douceur la méthode ordinaire de l’Inquisition, afin de briser l’obstination opiniâtre du prévenu par la lenteur de la procédure, par la réclusion propre à ruiner tout espoir. Si les juges avaient voulu se montrer violents, ils étaient en droit de recourir à la torture, généralement usitée en pareille circonstance. On aurait pu aussi employer la méthode moins brutale, mais tout aussi efficace, qui consistait à affamer l’accusé ; mais on eut la charité d’épargner à Huss cette souffrance. D’ailleurs, on ne lui ménagea pas la torture plus lente, mais non moins douloureuse, de l'emprisonnement prolongé. Huss fut d’abord détenu au couvent dominicain jusqu’au 24 mars, bien qu’on eût refusé de faire droit à la requête par laquelle il demandait l’autorisation de recevoir ses amis, on permit à ceux-ci de lui fournir de quoi écrire. Il consacra ses loisirs forcés à la composition de nombreux traités qui, rédigés sans le secours d’aucun livre, attestent sa connaissance approfondie et sûre du l’Écriture et des Pères. Sa douceur naturelle lui conciliait les bonnes grâces de tous ceux qui l’approchaient. Il fait allusion, avec reconnaissance, à la bienveillance que lui témoignaient ses gardiens et les clercs de la Chambre pontificale. On peut attribuer à la sympathie qu'il inspirait autant qu’à l'or de ses amis le fait qu’il réussit à correspondre avec eux. bien qu’il fût interdit à tous de communiquer avec le prisonnier. Des lettres étaient clandestinement échangées, parfois dissimulées dans des aliments, malgré la vigilance des ennemis de Huss. Michel de Causis faisait des rondes autour des portes-en disant : « Par la grâce de Dieu, nous brûlerons cet hérétique qui m'a coûté tant de florins. » Il fit renvoyer les femmes des gardiens qu’il soupçonnait-de porter des messages. Les choses changèrent quand la querelle entre le pape et le concile arriva à sa période la plus aiguë. Le 20 mars, Jean XXIII s’enfuit secrètement de Constance : les hommes préposés à la garde de Huss remirent les clefs à Sigismond et suivirent leur maître dans sa fuite. Le concile confia alors Huss à la garde de l’évêque de Constance, qui emmena nuitamment son prisonnier enchaîné au château de Gottlieben, situé au-delà du Rhin, à quelques milles de la ville. Les amis de Huss avaient demandé qu’on lui accordât une prison mieux aérée ; on fit largement droit à cette requête, car on logea Huss dans une chambre située au faîte d’une haute tour. Rien qu’il eût les fers aux pieds, il était, durant le jour, libre de ses mouvements ; mais le soir on lui attachait le bras à une chaine rivée dans la muraille. Toute évasion étant impossible, c’était là évidemment une mesure d’un caractère punitif[16].

Huss était complètement isolé du reste des hommes et abandonné à ses tristes méditations. La maladie s’ajouta à la rigueur de l’emprisonnement. De l’immonde cellule du couvent dominicain au belvédère en plein vent de Gottlieben, il avait été exposé à toutes sortes d’épreuves physiques. La pierre, affection dont il n’avait jamais senti les atteintes jusqu’à ce moment, vint ajouter cruellement à ses souffrances. Les maux de dents et de tête combinés aggravaient 480 son supplice. Un jour, une violente attaque de fièvre, accompagnée de vomissements terribles, le jeta dans un tel état de prostration que les gardiens, croyant qu'il allait mourir, l'emportèrent hors de sa cellule. Cependant, dans toutes les lettres qu'il écrivit de sa prison, apparaît sa merveilleuse endurance. \ l’adresse des ennemis qui le poursuivent à mort, il n’a <pie des paroles de pardon ; quant aux souffrances par lesquelles Dieu a jugé bon d’éprouver son serviteur, il les accepte avec résignation. Il déborde de reconnaissance pour l’affection fidèle de ses amis et se rappelle, en termes touchants, au souvenir de tous. Il leur donne des leçons de charité et leur indique délicatement la voie des progrès moraux et spirituels. Il n’affecte ni l’orgueil du martyre, ni l’espoir d’une céleste récompense ; il est plein de pieuse résignation, d’amour et d’humilité. Depuis le Christ, nul homme n’a donné un plus sublime exemple de la vraie vertu chrétienne. Ce fut un de ces hommes d’élite qui grandissent et honorent l'humanité. Pourtant, ce n’était qu’un homme : ce ne fut pas sans une longue lutte contre lui-même qu’il parvint à remporter la’ victoire : parfois il se réconfortait par des rêves, s’imaginant que Dieu ne permettrait pas qu’il périt, et que, comme Daniel, Jonas et Suzanne, il serait délivré alors que toute chance de salut avait disparu.

Il y eut cependant une lueur d’espoir quand survint la rupture entre le pape et le concile. Dès que Huss eut connaissance de la fuite de Jean XXIII, il pria ses amis d’aller immédiatement trouver Sigismond et d’obtenir sa mise en liberté. La réponse fut le transfert de Huss à la tour de Gottlieben. Quand le pape fut ramené prisonnier dans ce même château de Gottlieben et que le concile se mit en mesure de juger et de condamner ce pontife qui, par sa simonie et ses dilapidations, causait la ruine de l’Eglise, dont les vices indescriptibles étaient la honte delà chrétienté, les Wickliffites, voyant ainsi confirmer toutes leurs attaques contre la papauté, avaient le droit d’espérer que Huss sortirait bientôt de prison. Cependant Jean XXIII, avec la courte sagesse des enfants du monde, n’essaya même pas de se défendre : il avoua tout ce qu’on lui reprocha, se soumit au concile et fut ensuite, après quelques années d’emprisonnement, gratifié par Martin V du poste élevé de Doyen du Sacré Collège. Huss, avec la constance des enfants de la lumière, refusa de se parjurer par un aveu : il ne pouvait échapper à son destin.

Le concile avait été convoqué en vue de réformer l’Eglise et accomplissait sa tâche comme il l’entendait ; mais rien ne différait plus des desseins des Pères les plus zélés que les réformes révolutionnaires' de Wickliff et de Huss, rêvant de ramener l’Église à la pauvreté apostolique et de la priver de tout pouvoir temporel. Outre des erreurs doctrinales attestées par de nombreux témoins, on trouvait, dans les écrits de Huss, plus qu'il ne fallait pour reconnaître en lui un dangereux ennemi de tout le système ecclésiastique. Il avait composé son titre de Ablatione Bonorum pour défendre celui des quarante-cinq articles condamnés de Wickliff qui prétendait permettre aux seigneurs temporels de priver, à leur gré, de tout bénéfice les ecclésiastiques coupables de délits de droit commun. Son ouvrage De Decimis soutenait un autre article, à savoir que nul homme, en état de péché mortel, ne devait être seigneur temporel, prélat, ou évêque. Une des lumières du concile, Jean Gerson, chancelier de l’Université de Paris, avait, avant son départ pour Constance, dressé une liste de vingt erreurs de ce genre extraites du De Ecclesia de Huss, et avait invité l’archevêque Conrad de Prague â extirper l’hérésie wickliffite en réclamant le concours du bras séculier, Huss, par les déductions qu’il avait tirées de la doctrine wickliffite de la prédestination, avait ruiné les bases mêmes de toute la hiérarchie. Parmi les cardinaux du concile se trouvait Ottone Colonna, qui avait fulminé l'excommunication papale méprisée par Huss ; Zabarella et Brancazio avaient pris une part active à la procédure engagée contre Huss devant la Curie ; tous ces hommes et nombre d’autres avaient une connaissance parfaite de ses théories révolutionnaires. Qu’adviendrait-il de la théocratie fondée par Grégoire Vit, si de telles doctrines restaient impunies, si celui qui l'es professait était autorisé à les défendre et n’était déclaré hérétique qu’après avoir été vaincu dans une discussion scolastique ? Ce serait miner tout l’édifice du sacerdotalisme, livrer au mépris tout l'ensemble du droit canon, que d’admettre une pareille procédure. Aux yeux des Pères du concile, rien ne pouvait sembler plus absurde. De plus, Michel de Causis avait intercepté une lettre, écrite par Huss de sa prison, dans laquelle les ministres du concile étaient traités de serviteurs de l’Antéchrist. Quand les commissaires présentèrent celte lettre à Huss, il en reconnut l’authenticité. Enfin, Huss était demeuré, durant de longues années, sous l’excommunication prononcée pour suspicion d’hérésie : pendant tout ce temps, il n’avait pas cessé de célébrer le service divin et avait appelé le pape un Antéchrist dont l’anathème méritait le mépris. Ce seul crime, comme nous l'avons vu, faisait de lui un hérétique avéré.

C’était donc une chimère de croire que le concile, parce qu’il avait condamné Jean XXIII, allait mettre en liberté cet hérétique rebelle, que ses vertus mêmes rendaient plus dangereux encore. Il fallait que la procédure inquisitoriale suivit son cours. Même au moment le plus critique du débat, avant qu’on eût ramené le pape à Constance, on ne négligea aucune des phases successives du procès. Le 17 avril, on nomma quatre nouveaux commissaires en remplacement des premiers, dont le mandat, émanant du pape, était considéré comme expiré. La nouvelle commission recul expressément qualité pour mener l’affaire jusqu’à la sentence finale. Le seul doute qui s’élevât était de savoir si la condamnation de Wickliff, à laquelle était intimement lié le cas de Huss, devait être prononcée au nom du pape et du concile. Ce fut au second de ces partis qu’on s’arrêta : la publication de cette sentence, le 4 mai, atteste que l’assemblée n’hésita pas sur le devoir qui lui incombait de détruire à la fois l’hérésie du maître et celle du disciple. Un autre indice fort clair des intentions du concile furent les mesures actives prises, à ce moment, contre Jérôme de Prague. Cependant les amis de Huss, par les efforts qu’ils tentèrent alors en vue de lutter la conclusion du procès, montrèrent combien peu ils comprenaient l’état réel des affaires et quelles fausses espérances leur avait fait concevoir la rupture entre le concile et le pape.

Connaissant la politique d’atermoiements propre à l'Inquisition, on peut croire que les juges auraient indéfiniment laissé Huss à ses méditations solitaires, avec l’espoir que sa résolution finirait par céder, si les amis du prisonnier n’étaient intervenus de tout leur pouvoir, comptant obtenir sa mise en liberté. Le 13 mai, ils présentèrent un mémoire où ils se plaignaient du traitement infligé à Huss, emprisonné aux fers, mourant de faim et de soif, attendant vainement un procès ou une condamnation — toutes mesures adoptées par le concile en violation du sauf- conduit impérial. Ils protestaient également contre les récits mis en circulation au préjudice de l'inculpé, telles que l’histoire du sang du Christ circulant en bouteilles chez les Bohémiens, de savetiers entendant la confession et célébrant la messe. Le 16 mai, le concile répondit en déclarant que, dès 1411, Huss avait été admis à se défendre devant le Saint-Siège et avait été excommunié ; que, depuis cette époque, il s’était montré non seulement hérétique, mais hérésiarque, en demeurant sous l'excommunication et en prêchant, jusque dans Constance même, des doctrines réprouvées. Quant au sauf-conduit, on prétendait, comme nous l'avons vu, qu’il avait été délivré postérieurement à. l’arrestation. Cette artificieuse réponse aurait dû montrer aux Bohémiens que l’affaire était jugée d’avance. Cependant, le 18 mai, les amis de Huss présentèrent une nouvelle requête, réclamant une prompte solution de l’affaire. On comptait généralement, à Constance, qu’une séance aurait lieu le 22 pour la condamnation de Huss. Mais, à ce moment, l'attention était absorbée par le procès de Jean XXIII, dont la déposition, décidée le 29 mai, fut notifiée le 31. Sigismond préparait le voyage qu'il devait entreprendre en Espagne au mois de juin : si l'on voulait que le sort de Huss fût décidé avant le départ de l'Empereur, il était impossible de tarder davantage. Les Bohémiens s’imaginaient probablement que Sigismond trouverait encore quelque biais pour sauver leur chef. Aussi, le 81 mai, ils présentèrent un nouveau mémoire où ils réitéraient leurs plaintes au sujet du sauf-conduit et demandaient une prochaine audience publique. Sigismond intervint au cours de la discussion et plaida énergiquement en faveur de la requête à laquelle on finit par promettre satisfaction. Les amis de Huss insistèrent de plus pour que l'on permit à l’accusé de quitter sa prison et qu’on lui accordât quelques jours pour se remettre de cette rigoureuse captivité. Le concile parut disposé à faire- droit à cette demande. Le même jour, Jean de Chlum eut la joie de pouvoir porter à Gottlieben l'ordre de transférer Huss à Constance. Le lendemain, 1er juin, une députation spécialement envoyée par le concile mit sous les yeux de Huss les trente articles sur lesquels on avait recueilli des preuves contre lui. Les délégués revinrent et annoncèrent que Huss se soumettait 484 au concile, mais persistait à ne vouloir admettre que les articles sur lesquels on lui prouverait qu'il a3ait professé des erreurs. Finalement, Huss fut amené, enchaîné, à Constance, et emprisonné dans le couvent des Franciscains.

La routine de la procédure inquisitoriale n’exigeait nullement ce nouvel entretien avec l’accusé. Les articles d’hérésie qui lui étaient attribués étaient désormais prouvés ; s’il persistait à les nier, la seule formalité qui restât à remplir était de le livrer au bras séculier. On n’avait nullement eu l’intention d’autoriser une audience publique, innovation contraire â la procédure ; mais Sigismond prévoyait, mieux que le concile, que ce refus aurait une influence désastreuse sur l’opinion publique en Bohême. Dans ce pays profondément ignorant des méthodes inquisitoriales, on prétendrait que le concile avait redouté d’affronter le champion des Bohémiens et l’avait condamné sans l’entendre. En réalité, cette audience ne pouvait nullement influer sur le résultat final, la cause étant déjà virtuellement jugée. Mais les amis de Huss ne pouvaient savoir cela : on tenta, sans succès, de spéculer sur leur impatience en leur demandant deux mille florins pour couvrir les Irais de la séance publique. Aussi les audiences qui suivirent furent-elles absolument irrégulières. On peut les résumer brièvement, car elles n'ont aucun titre à l'importance qui leur a été communément attribuée.

Le 3 juin, le concile se réunit au couvent des Franciscains. Tout d’abord on songea à instituer la procédure inquisitoriale ordinaire et à examiner, en l’absence de Huss, les articles entachés d’hérésie. Mais Pierre Mladenowic courut avertir Jean de Chlum et Wenceslas de Duba, qui aussitôt en appelèrent à Sigismond. Celui-ci envoya sur le champ au concile le comte palatin Louis et Frédéric, burgrave de Nurenberg, chargés d’exiger qu’on ne fit rien en dehors de la présence de Huss et que les livres de l’inculpé lussent soumis aux juges, afin qu’on pût vérifier les dires de chacun. Ainsi Huss finit par obtenir l’occasion tant souhaitée de faire face à ses adversaires et de se défendre dans un débat public. On plaça devant lui les livres d’où avaient été extraites ses erreurs, son traité De Ecclesia et ses pamphlets contre Étienne Palecz et Stanislas de Znaim. Il reconnut être l’auteur de ces ouvrages. On examina successivement chacun des articles incriminés. On lui demanda de répondre simplement par oui ou par non ; quand il exprima le désir d’éclaircir un point, une indescriptible confusion sc produisit dans l’auditoire. Quand il demanda "qu’on lui enseignât en quoi consistaient ses erreurs, on l’invita à abjurer tout d'abord ses hérésies, ce qui était strictement conforme à la loi. La journée fut remplie par une discussion qui reprit le 7, puis le 8. A cette séance Sigismond était présent. Huss se défendit vaillamment, avec une merveilleuse vivacité de pensée et une singulière habileté dialectique ; mais rien n’était plus différent du libre débat, que, dans sa naïveté, il avait anticipé en quittant Prague. Bien que le cardinal d’Ostie, faisant fonctions de président, s'efforçât de se montrer bienveillant, l’assemblée se changeait parfois en une foule tumultueuse, hurlant : Au bûcher ! au bûcher ! Les interruptions étaient incessantes ; l’accusé était, de toutes parts, harcelé de questions et ses réponses se perdaient souvent au milieu des clameurs.

Comme acte judiciaire, c'était là une dérision ; mais cela servait les desseins de Sigismond et l’Église montrait ainsi qu’elle ne redoutait pas de discuter publiquement avec l’hérésiarque. A la fin du troisième jour, cette lutte tumultueuse avait épuisé Huss au point qu’il faillit perdre connaissance. La nuit précédente, les maux de dents lui avaient ôté tout sommeil ; une attaque de lièvre était venue s’ajouter au mal ; d’ailleurs, six mois de rigoureux emprisonnement avaient considérablement diminué son endurance physique. Les débats s’achevèrent sur les pressantes exhortations des cardinaux, engageant Huss à se rétracter, lui promettant leur indulgence s’il faisait appel à la pitié du concile. Il demanda qu’on l’entendit une fois de plus, déclarant qu’il se soumettrait si ses arguments et ses autorités étaient reconnus insuffisants. Le cardinal Pierre d’Ailly répondit que la décision unanime des docteurs exigeait que Huss confessât l’erreur commise en publiant les articles incriminés, qu’il jurât de ne plus jamais croire ou professer ces hérésies, et qu’il prononçât une rétractation publique. Huss supplia le concile ; pour l’amour de Dieu, qu’on ne le contraignit pas de souiller sa conscience ; car, disait-il, abjurer, c’était renoncer à une erreur et nombre des doctrines qu’on lui imputait n’avaient jamais été professées par lui. Sigismond lui demanda pourquoi il se refusait à abandonner des erreurs qu’il déclarait lui avoir été attribuées sur la foi de faux témoignages. Huss dut expliquer à l’Empereur la portée exacte de l’abjuration. Un membre du concile alla même jusqu’à trouver mauvais qu’on acceptât la rétractation du coupable, attendu qu’il ne méritait aucune confiance. Mais refuser le bénéfice de la rétractation eût été chose absolument illégale. Même l’hérétique relaps avait toujours eu le droit de se confesser et de se rétracter. Le concile ne pouvait se laisser entraîner à commettre un aussi éclatant déni de justice. En présence d’une telle foule de persécuteurs acharnés, il était impossible de conserver an débat la stricte correction des formes légales. Aussi se présenta-t-il nombre d’accusations portées individuellement par divers personnages, qui provoquèrent une discussion confuse et irrégulière. Finalement, Huss fut congédié. Jean de Chlum réussit à lui serrer affectueusement la main et à lui glisser un mol de sympathie. Four l’hérétique abandonné et honni de tous, ce serrement de main et celte parole amie furent une consolation qui le fortifia en vue des misères, plus cruelles encore, que lui réservaient les semaines suivantes[17].

Son endurance et sa force morale allaient être soumises aux dernières épreuves. Les circonstances étaient des plus favorables A l'application de la politique ordinaire de l'Inquisition, qui préférait le pénitent contrit au martyr. En effet, bien que Sigismond et le concile n’appréciassent point à leur valeur la ferveur et l’obstination des bohémiens, les plus inintelligents des juges comprenaient que si Huss confessait son hérésie et implorait humblement l’oubli de ses crimes, cette rétractation abattrait le courage de ses disciples. En revanche, nul ne pouvait affirmer que le supplice de Huss ne provoquerait pas une formidable conflagration. Aussi redoubla-t-on d'efforts pour l’amener à se rétracter. Sigismond avait préparé les voies. Au cours de l'audience publique, il avait déclaré à Huss qu’on ne lui témoignerait aucune pitié, que ses persistantes dénégations le mèneraient au supplice. Il ne lui avait cependant pas révélé que derrière les Huileuses promesses d’indulgence en cas de soumission, se cachait une sentence qui, tout en exprimant la joie de voir le criminel demander humblement l’absolution, le déclarerait pervers, scandaleux et séditieux et le condamnerait à la forfaiture delà prêtrise et à l'emprisonnement perpétuel. Le concile ne pouvait agir autrement. Nous avons vu, en effet, que tel était le châtiment prévu par les canons pour les hérétiques repentants. Cependant, pour juger à sa mesure la noble fermeté de Huss, il convient de se rappeler qu’on ne lui avait, semble-t-il, donné aucun éclaircissement à ce sujet.

Ce qui faisait obstacle à l’abjuration de Huss, ce n’était pas tant les hérésies qu’il avait professées que celles qu’on lui imputait à tort. Sur des témoignages légaux, ses juges l’avaient reconnu coupable de toutes ces erreurs. Mais Huss niait avoir entretenu ou exprimé les plus détestables d’entre elles, comme la persistance de la matière dans l'hostie consacrée et l’inefficacité des sacrements entre des mains impures. Il contestait de plus nombre d’erreurs extraites de ses livres, déclarant que les passages avaient été tronqués ou altérés. Aux yeux de la loi, ces dénégations étaient pure rébellion et ne faisaient qu'aggraver sa faute. La première condition de la « réconciliation » était de confesser, sous serment, qu’il était coupable d’avoir entretenu ces erreurs ; après quoi il devait les abjurer. C’eût été là commettre, de la façon la plus solennelle, un parjure devant Dieu. Pour une conscience aussi délicate que celle de Huss, un tel crime était pire que la mort. Il était impossible de sortir de ce dilemme : d’une part, le système légal, inaltérable dans l’ingéniosité Satanique de ses subtilités ; d’autre part, la droiture morale de Huss, qui lui faisait rejeter sans hésitai ion tous les subterfuges par lesquels on cherchait à le séduire[18].

La lutte se prolongea pendant un mois. Jamais Ame humaine ne fit preuve d’un courage plus élevé, d'une charité plus douce et plus humble. Huss demanda un confesseur et fit entendre que ses préférences allaient à Etienne Palecz, l’ennemi qui, déchaîné contre lui, avait hurlé à la mort. Palecz vint recevoir la confession du prisonnier et le pressa d’abjurer, en l'exhortant à ne pas redouter l'humiliation. « L’humiliation de la condamnation et du bûcher est plus grande encore, » répondit Huss ; « comment donc pourrais-je craindre l’humiliation ? Mais donnez-moi un conseil : que feriez-vous si vous étiez sur de n’avoir pas entretenu des erreurs qui vous fussent imputées ? Abjureriez-vous ? » Palecz fondit en larmes et ne sut que balbutier : « C’est difficile ». Il pleura encore abondamment quand Huss lui demanda pardon des dures paroles qui lui avaient échappé dans l’ardeur de la lutte, et particulièrement de la qualification de faussaire qu'il lui avait donnée. On envoya à Huss un autre confesseur, qui écouta avec bienveillance le prisonnier et lui accorda l’absolution sans exiger l’abjuration préalable : c’était là une concession tout à fait irrégulière. On permit à beaucoup d’autres personnes de rendre visite à Huss, espérant qu’elles lui persuaderaient de confesser et de rétracter ses erreurs. Un savant docteur le pressa de se soumettre, en disant : « Si le concile me disait que je n’ai qu’un œil, je reconnaîtrais qu’il en est ainsi, bien que je sache que j’ai deux yeux ». Mais Huss était inaccessible à de tels raisonnements. Un Anglais lui cita l’exemple des docteurs de sa nation qui tous, sans exception, avaient abjuré les hérésies de Wickliff, à la demande de leurs juges. Mais quand Huss offrit de jurer qu’il n’avait jamais entretenu ou professé les hérésies qu'on l’lui imputait et qu'il ne les entretiendrait et ne les professerait jamais, les donneurs de conseils se retirèrent, déconcertés.

Cependant le plus formidable effort eut le caractère d’une pression officielle. A l’audience finale du 8 juin, le cardinal Zabarella avait promis à Huss que la rétractation serait rédigée en termes strictement limitatifs, et, pour satisfaire les scrupules du réformateur, il avait tenu sa promesse en proposant une formule habile de rétractation. Il y était dit que Huss protestait à nouveau n’avoir jamais cru à nombre des erreurs qu’on lui imputait, mais que, néanmoins, il se soumettait en toute chose à la correction et aux ordres du concile, abjurait, révoquait, rétractait les erreurs incriminées, et acceptait-elle pénitence que le concile, dans sa bonté, lui assignerait pour son salut. Bien que cette adroite phraséologie éludât la difficulté, Huss repoussa sans hésitation l'offre du cardinal. Sur certains points, disait-il, une telle déclaration nierait la vérité, sur d’autres elle serait un véritable parjure. Mieux valait mourir que de tomber sous les coups de la colère du Seigneur pour avoir tenté d’échapper à une passagère souffrance. Un autre Père du concile, probablement le cardinal d’Ostie, le plus haut dignitaire du Sacré-Collège, s’adressa à Huss en termes mielleux et persuasifs, l’appelant « son frère très aimé et très chéri », et l’engageant à ne pas avoir en son propre jugement une confiance trop absolue. En prononçant l’abjuration, ce ne serait pas Huss qui blesserait la vérité, mais bien le concile ; quant au parjure, â supposer qu’il y eut parjure, le poids en retomberait sur la tête de ceux qui l’avaient exigé. Mais Huss n'était pas homme à se laisser séduire par de telles paroles. Il ne pouvait apaiser sa conscience à l’aide d’une semblable casuistique. Il choisit délibérément la mort.

Dans l’attente quotidienne de la terrible sentence, il mit tranquillement en ordre ses simples affaires. Pierre Mladenovic, le notaire, lui avait rendu des services ; ils devaient être payés sur les soixante « gros » qui constituaient sa fortune. Il y avait encore quelques petites dettes à régler. Les livres de Huss, apparemment son unique propriété, devaient être distribués à ses amis. Le condamné envoyait d’affectueux souvenirs à ses nombreux amis, leur disait de conserver énergiquement le peu de bien qu’il avait pu leur inculquer et de rejeter tout ce qu’ils pourraient trouver en lui de repréhensible. Il ne faut pas croire qu’il lut absolument insensible ; il décrit en termes émouvants les luttes morales et l’agonie qu'il endure dans le désespoir de la prison, alors qu’il s’attend chaque jour â se voir mener à une mort atroce ; mais l’esprit a pris le dessus sur la chair et est sorti vainqueur du combat. Anxieux de conserver l’estime de ses disciples, Huss réussit à leur faire tenir, le 18 juin, une copie des articles incriminés ainsi qu’un compte-rendu de sa défense. Il ne rétractait aucun des articles extraits de ses ouvrages, bien qu'il maintint que nombre de ceux qu’on lui opposait étaient faux ou tronqués. Quant aux allégations des témoins à charge, il les déclarait, pour la plupart, mensongères, et concluait par ces mots pathétiques : « Il ne me reste plus qu’à abjurer, à rétracter et à subir une terrible pénitence, ou à périr dans les flammes. Que le Père, le Fils et le Saint-Esprit m’accordent l’esprit de sagesse et découragé pour persévérer jusqu’au bout et échapper aux pièges de Satan ! »

Dans l’espoir que son obstination faiblirait, on ajourna la solution jusqu’au moment où le prochain départ de Sigismond rendrait impossible tout nouveau délai. Pourtant, jusqu’à la fin, on renouvela les efforts. Le 1er juillet, une députation de prélats essaya de persuader à Huss qu’il pouvait raisonnablement sc rétracter ; mais il leur tendit une confession écrite, prenant Dieu à témoin qu’il n’avait jamais professé nombre des articles. Quant aux autres, s'il s’y trouvait quelque erreur, il détestait cette erreur, mais il ne pouvait abjurer aucun d’entre eux. Déroulés pai cette ténacité inattendue, ardemment désireux d’éviter la catastrophe, les persécuteurs décidèrent de faire une concession dernière et sans précédent. Le 5 juillet, Zabarella et Pierre d’Ailly mandèrent Huss et offrirent de lui permettre de nier les hérésies prouvées par témoins, s’il consentait à abjurer les doctrines extraites de ses livres. C’était là, en vérité, le renversement de toute la procédure inquisitoriale ; mais Huss avait obstinément soutenu que 490 ta plupart de ces extraits étaient entachés de fraude ; aussi demeura-t-il inébranlable. En dernier ressort, à la fin de cette même journée, Sigismond envoya les amis de Huss, Jean de Chlum et Wenceslas de Duba, ainsi que quatre évêques, demander au prisonnier s'il voulait persister ou se rétracter. Huss leur fît courageusement la même réponse. Aux amicales supplications de Jean de Chlum, il répondit, les larmes aux veux, qu’il était prêt à rétracter tous les points sur lesquels on prouverait qu’il s’était trompé. Les évêques le déclarèrent endurci dans l’erreur et le quittèrent[19].

Ainsi échouèrent tous les efforts que tenta le concile en vue de se sauver lui-même et de sauver Huss. Il ne restait plus que l’inévitable épilogue de la tragédie. Le lendemain, 6 juillet, vit le plus somptueux autodafé dont l’histoire ait conservé le souvenir. Une foule brillante emplissait la cathédrale de Cons- tance. Il y avait là Sigismond et ses nobles, les grands officiers de l’Empire revêtus de leurs insignes, les prélats en robes éclatantes. Pendant qu’on chantait la messe, Huss, en qualité d’excommunié, attendait, sous bonne garde, à la porte. Puis il fut introduit et s’assit sur un siège élevé, auprès d’une table sur laquelle était placé un coffre contenant des vêtements sacerdotaux. Après diverses formalités préliminaires, notamment tin sermon dans lequel l’évêque de Lodi annonça que les événements de cette journée couvriraient Sigismond d'une gloire immortelle, on donna lecture des articles sur lesquels Huss avait été reconnu coupable. En vain protesta-t-il, assurant qu’il croyait à la transsubstantiation et à la validité des sacrements entre des mains impures. On l’invita à retenir sa langue ; comme il persistait à se défendre, les bedeaux reçurent l’ordre de lui imposer silence : mais il n’en continua pas moins A protester. On lut la sentence du concile, condamnant le criminel tant pour ses erreurs écrites que pour les hérésies attestées par témoins, déclarant qu’il était hérétique endurci et incorrigible et qu’il refusait de revenir à la foi de l'Église ; ordonnant, en conséquence, qu'il fût dégradé de la prêtrise et abandonné au bras séculier. Sept évêques le revêtirent du costume sacerdotal et lui conseillèrent de se rétracter tandis qu’il en était encore temps. Huss se tourna vers la foule et, d’une voix brisée, déclara qu’il ne pouvait sans mentir à Dieu confesser des erreurs qu’il n’avait jamais entretenues : mais les évêques l’interrompirent en s’écriant qu’ils avaient assez longtemps différé, puisqu'il s'obstinait dans son hérésie : On le dégrada selon le cérémonial ordinaire, on le dépouilla de ses vêtements sacerdotaux et on lui lima les ongles. Mais quand il s’agit de faire disparaître la tonsure, une querelle ridicule s'éleva entre les prélats sur le point de savoir s’il fallait raser la tête ou employer des ciseaux. Finalement, les ciseaux l’emportèrent, et l’on découpa une croix dans ses cheveux. Puis, on lui mit sur la tête un bonnet de papier conique, haut d'une coudée, orné de peintures représentant des démons et portant l’inscription : « Voici l’hérésiarque. » Conformément à l’usage, nulle procédure séculière n’était nécessaire. Dès que le tribunal ecclésiastique avait déclaré un homme hérétique et l'avait livré au bras séculier, les lois frappant d’hérésie opéraient d’elles-mêmes. Il est vrai que Sigismond aurait pu surseoir de six jours à l’exécution, mais cette mesure rarement usitée aurait donné lieu à de fâcheux commentaires. On avait offert à Huss assez d'occasions de résipiscence ; d’ailleurs, le condamné pouvait toujours se rétracter jusqu’à ce que les fagots fussent allumés. Le prochain départ de Sigismond obligeait de mener l’affaire rapidement. Sigismond ordonna donc au comte palatin Louis de se charger du coupable et de le traiter comme il convenait de traiter un hérétique. Louis, s'adressant à Hans Hazen, prévôt impérial de Constance, lui dit : « Prévôt, recevez cet homme comme jugé par nous deux, et brûlez-le comme hérétique. » Huss fut emmené et le concile retourna à ses occupations, sans soupçonner qu’il venait d'accomplir l’acte le plus grave du siècle[20].

Le lieu d’exécution était une prairie voisine du fleuve, Huss y fut mené par deux mille hommes d’armes, ayant à leur tête le comte palatin Louis, escortés d'une foule considérable comptant beaucoup de nobles, de prélats et de cardinaux. On fit un détour afin que le condamné passât devant le palais épiscopal, en face duquel on brûlait ses livres. A ce spectacle, il sourit. L’infortuné ne pouvait compter sur aucune compassion humaine ; il cherchait un appui en Dieu et se répétait à lui-même : « Jésus-Christ, Fils du Dieu vivant, ayez pitié de moi ! » Quand on‘ arriva en vue du bûcher, Huss tomba à genoux et se mit à prier. On lui demanda s'il désirait se confesser ; il déclara qu’il le ferait volontiers si on lui en laissait le temps. On forma un grand cercle : Ulrich Schorand qui d’après la coutume, avait au préalable reçu qualité pour profiter d'une défaillance suprême, s’avança en disant : « Cher seigneur et maître, si vous désirez rétracter votre fausse et hérétique croyance, pour laquelle vous allez souffrir, je consentirai volontiers à recevoir votre confession ; mais si vous refusez, vous n’ignorez pas que, conformément à la loi canonique, nul ne peut administrer le sacrement à un hérétique. » Huss répondit ; « Ce n’est pas nécessaire ; je ne suis pas en état de péché mortel. » Sa couronne de papier tomba ; il sourit quand les gardes la remirent en place. Il exprima le désir de dire adieu à ses geôliers ; on les lui amena ; il les remercia de leur bonté, déclarant qu’ils avaient été pour lui des frères plutôt que des gardiens. Puis il se mit à haranguer la foule en allemand, affirmant qu'il souffrait pour des erreurs qu’il n’avait pas entretenues, sur la foi de témoins parjures. Mais on ne pouvait tolérer ce discours et on l'interrompit aussitôt. Quand le condamné fut lié sur le bûcher et qu’on eut amassé autour de lui deux charretées de fagots et de paille, le comte palatin et le prévôt l’adjurèrent une dernière fois de se rétracter. Il aurait encore pu sauver sa vie ; mais il ne fit que répéter qu'il avait été chargé, par de faux témoins, d’erreurs qu’il n’avait jamais commises. Le comte et le prévôt frappèrent dans leurs mains et se retirèrent. Les exécuteurs mirent le feu au bûcher. Trois fois on entendit Huss s’écrier : « Jésus-Christ, Fils du Dieu vivant, ayez pitié de moi ! » Puis le vent s’éleva et, soufflant dans son visage les flammes et la fumée, lui coupa la parole. Mais on vit encore sa tête s’agiter et ses lèvres remuer, le temps de réciter deux ou trois fois le pater. Le drame était achevé. L’âme si douloureusement éprouvée avait échappé à ses bourreaux. Les plus acharnés ennemis du réformateur ne purent refuser de reconnaître, à sa louange, que nul philosophe de l’antiquité n’avait affronté la mort avec plus de courage. Nul tremblement dans sa voix n’avait décelé une lutte morale. Le comte palatin Louis, voyant le manteau de Huss sur le bras d’un des exécuteurs, fit jeter ce vêtement dans les flammes, en promettant à l’homme une compensation de peur que les disciples ne le conservassent avec vénération comme une relique. Pour la même raison, on réduisit soigneusement le corps en cendres et on les jeta dans le fleuve ; on alla jusqu’à creuser la terre autour du bûcher et â la charrier au loin. Cependant les Bohémiens rodèrent longtemps autour de ce lieu et emportèrent chez eux quelques débris d’argile qu'ils vénérèrent comme des reliques de leur martyr. Le lendemain on adressa à Dieu des actions de grâces, en une solennelle procession où figurèrent Sigismond et la reine, les princes et les nobles, dix-neuf cardinaux, deux patriarches, soixante- dix-sept évêques et tout le clergé du concile. Quelques jours plus tard, Sigismond, qui avait retardé son départ pour l’Espagne afin d’assister à la solution de l’affaire, quitta Constance, comprenant que sa tâche était achevée.

La théorie constante de l’Eglise, faisant de l'hérésie opiniâtre un crime indigne de pardon ou d’excuse, semblait priver de raison les hommes les plus sensés et les meilleurs, quand il s’agissait d’un tel délit. Nul n’hésitait à reconnaître que la pernicieuse hérésie des Hussites avait pour cause la corruption et la simonie de la Curie romaine, vices qui menaient tant de chrétiens à la perdition éternelle ; cette hérésie ne pouvait être déracinée qu’au prix d’une réforme complète. Pourtant le concile ne tirait pas de cette constatation les conséquences nécessaires ; ses sentiments sont traduits par son historien qui, en termes presque blasphématoires, montre le Christ rappelant avec satisfaction les “affreux détails de l’exécution et déclarant que le misérable hérétique a commencé à subir ici-bas, dans les flammes, le tourment qu’il souffrira éternellement en enfer. Somme toute, le débat avait été mené conformément à la jurisprudence universellement reçue en pareil cas ; les seules exceptions furent toutes favorables à l’accusé. Si le résultat était inévitable, la faute en revenait au système même, non aux juges, dont la conscience avait le droit de se croire indemne[21].

La colère des orthodoxes fut grande lorsqu’ils apprirent qu’à Prague on n’envisageait pas la chose avec des sentiments aussi pieux. Il fallut les assurances positives de témoins oculaires pour leur faire admettre ce fait incroyable que, depuis le roi jusqu’au paysan, on était unanime, en Bohême, à voir un martyr dans le criminel condamné et exécuté, qu’on chantait, dans les rues, des chansons populaires disant que Huss avait versé son sang pour le Christ et que le nom du supplicié avait pris place dans le calendrier des saints, sa fête étant fixée au B juillet, jour de l’exécution. Cependant les bons Pères ne tardèrent pas à consta ter, par des preuves sans réplique, qu’ils s'étaient grandement trompés sur les dispositions morales de la Bohême, et qu’ils n’avaient réussi qu’à aggraver le mal au lieu de le détruire. Dès qu'on connut, à Constance, l’attitude provocante des Bohémiens, le concile se hâta d’écrire, le 26 juillet, aux autorités du pays, protestant que Huss et Jérôme de Prague avaient été traités avec la plus grande mansuétude, que l'hérésie opiniâtre du premier avait contraint le concile à le livrer au tribunal séculier, et que tous les autres hérétiques seraient traités de même. On exhortait les Bohémiens à justifier, par un égal zèle de persécution, la bonne opinion que le concile avait formé de leur orthodoxie d'après le rapport de l’évêque de Litomysl, dont le surnom populaire « Jean de Fer » indique assez clairement le caractère. Cette bonne opinion ne persista guère lorsqu’arriva à Constance une protestation rédigée en hâte par les barons de Bohême et de Moravie, à la première nouvelle de l'exécution. Le concile ordonna de la brûler. La lettre adressée par les Pères le 26 juillet provoqua la convocation d’une assemblée nationale où une adresse fut rédigée et reçut la signature de près de cinq cents barons, chevaliers et gentilshommes. Ceux-ci affirmaient leur foi en l'innocence et l’orthodoxie de Huss, qui avait été, disaient-ils, injustement mis à mort, sans aveux et sans preuve légale de culpabilité. Ils supposaient que Jérôme avait subi le même sort. Ils déclaraient que l’accusation d’hérésie lancée contre la Bohême était l’œuvre de menteurs, que quiconque, Sigismond 495 excepté, soutenait cette allégation, mentait par la gorge, était le plus vil des traîtres et le pire des hérétiques et serait, comme tel, poursuivi par eux devant le futur pape. Un plus dangereux symptôme de rébellion fut une promesse que signèrent les magnats, s’engageant à permettre à tous les prêtres de prêcher librement les vérités de l’Écriture, â empêcher qu’aucun évêque les gênât dans leur mission, â moins qu'ils ne professassent l’hérésie, â n’accepter et â n’observer nulle excommunication et nul interdit venant de l'étranger[22].

Ces coups, échangés de loin entre les combattants, n'avaient d’autre résultat que d’exaspérer les passions. Ce fut probablement l’hostilité croissante des Bohémiens qui poussa le concile, vers cette époque, à prendre des mesures énergiques contre Jérôme de Prague ; car les nobles de Bohême croyaient à tort que Jérôme avait partagé le sort de Huss. Jérôme de Prague se présente a l'histoire avec une apparence surnaturelle qui le ferait négliger comme à demi mythique si des faits matériels, attestés par des documents certains, ne fixaient, avec une précision qui exclut le doute, les détails de sa carrière. Né à Prague, il reçut sa première éducation à une époque où les esprits commençaient à s’agiter dans la confusion du Grand Schisme, sous l’influence des écrits wickliffites. Vers 1400, il ressentit celle de Huss et, depuis ce moment, demeura le fidèle partisan et l’auxiliaire du grand réformateur, dans le combat contre la corruption de l’Église. Déjà, à Paris, à Cologne, à Heidelberg, à Cracovie, où il avait été honoré des plus hauts grades universitaires, il avait troublé la paix philosophique des écoles par des subtilités touchant la théorie des universaux. A Paris même, le désarroi causé par ses doctrines avait été tel que Jean Gerson, chancelier de l’Université, l’avait expulsé. Peut-être le chancelier conserva-t-il contre lui une rancune qui explique son zèle à le poursuivre plus tard. Il n’y eut guère de pays, dans le monde civilisé d’alors, que n’ait visité cet esprit en travail. A Oxford, attiré par la réputation de Wickliff, il avait copié, de sa propre main, le Dialogus et le Trialogus ; il avait apporté à Prague ces paroles de révolte qui avaient fourni un aliment nouveau à l’incendie grandissant de la Bohême, hors d’une seconde visite à Oxford, il fut arrêté comme hérétique et ne dut la liberté qu’à l'intervention de l'Université de Prague. En Palestine, il foula le sol où s’étaient imprimés les pas du Sauveur, pria, et médita devant le Saint-Sépulcre. En Lithuanie, il chercha à convertir les païens. En Russie, il tenta de conquérir à la foi les Grecs schismatiques. En Pologne et en Hongrie, il répandit les doctrines de Wickliff et de Huss. Expulsé de Hongrie en 1410, il fut arrêté à Vienne et jeté en prison, sur l’ordre de l'inquisiteur pontifical et de l’official, pour avoir professé le hussitisme et avoir infecté de cette hérésie l’Université de tienne. On entama son procès et on fixa un jour pour entendre sa défense ; avant la date arrêtée, on le remit en liberté sous serment de ne pas quitter la ville, à peine d’excommunication. Prétendant qu’un serment extorqué par la violence était dépourvu de valeur, il s’enfuit et, d’Olmütz, écrivit à l’évêque de Passau une lettre pleine d'ironie, où il lui conseillait d’envoyer les juges et les témoins achever le procès à Prague. Il est vrai que l’excommunication le suivit à Prague ; mais au milieu de l’agitation qui régnait alors en Bohême, cet interdit lui causa peu de souci. Cependant l’Université de Vienne avait fait savoir à celle de Prague que Jérôme, en demeurant plus d'un an sous le poids de l’excommunication, se trouvait chargé du crime d’hérésie et devait être condamné en conséquence. D'ailleurs, les prosélytes que Jérôme avait laissés à Vienne continuaient à mettre à l’épreuve l’activité de l'Inquisition. L’Université, qui intervint en leur faveur, s’attira la suspicion d’hérésie. L’humeur turbulente et agressive de Jérôme ne lui permit pas de rester inactif lors des graves événements qui suivirent. L’impression que produisait sur le peuple son audace irréfléchie apparaît dans le récit d’après lequel il aurait pendu au cou d’une fille de joie les bulles papales d’indulgence et aurait mené ce cortège jusqu’à la place où devaient être brûlés les brefs. En 1413, Jérôme se rendit une seconde fois en Pologne, où, en peu de temps, il réussit à causer une agitation extraordinaire ; on l’obligea à revenir précipitamment à Prague. Toute sa vie sc passa dans les combats intellectuels, depuis les débats philosophiques de sa jeunesse jusqu’à la lutte qu’il entreprit, dans son âge mûr, contre les forces écrasantes de la hiérarchie. Bien qu’il fût un laïque, et qu’il n’eût reçu ni les ordres, ni le costume, ni la tonsure sacerdotale, il prêcha devant de nombreux admirateurs, Magyars, Polonais et Tchèques. Il n’était d’ailleurs pas dépourvu d’habileté dans le maniement des armes matérielles. Lors de son procès, il reconnut s’être un jour pris de querelle avec des moines dans un monastère ; deux de ces hommes l’avaient attaqué l’épée à la main ; il s’était victorieusement défendu à l’aide d’une arme précipitamment arrachée des mains d’un spectateur. Ses ennemis l’accusèrent même d’avoir, dans une autre circonstance, menacé de sa dague un moine dominicain, qu'il aurait frappé, à mort si on ne l’eût retenu de force. Tous ses contemporains attestent ses dons merveilleux. Son imposante stature, ses yeux brillants, ses cheveux noirs, sa longue barbe, sa voix grave et émouvante, son intonation persuasive, tout contribuait à lui assurer une influence profonde sur quiconque l’approchait. En même temps, par les surprenantes ressources de son savoir, par sa facilité sans égale, par la subtilité de son Intelligence, il était pour l’Eglise un ennemi presque aussi dangereux que le ferme et irréprochable Huss.

De Prague, Jérôme avait suivi avec une anxiété croissante les vicissitudes de son ami : quand la rupture entre le pape et le concile parut promettre l’impunité aux ennemis de la corruption ecclésiastique, il ne put résister à la tentation d’aider au salut de Huss et d’assister à ce qui semblait devoir être prochainement la fin des maux contre lesquels il avait si longtemps combattu. Le 4 avril 1415, il vint secrètement à Constance ; mais il ne tarda pas à voir combien ses espérances étaient peu fondées, combien était dangereuse pour lui l’atmosphère de cette ville. Christann de Prachaticz, un des principaux disciples de Huss, s’était récemment aventuré à Constance ; il y fut arrêté et vit dresser contre lui une liste d’articles incriminés. L’intervention des ambassadeurs bohémiens obtint la libération du prisonnier, sous serment de comparaître à la première sommation, serment que Christann s’empressa de violer en s’enfuyant en Bohême. Jérôme se contenta d’apposer aux murs une affiche où il affirmait l’orthodoxie de Huss. Il se retira aussitôt à Ueberlingen et demanda un sauf-conduit. Il reçut une réponse ambiguë ; mais comme le phalène voletant autour de la flamme fatale, il revint il Constance, et, le 7 avril, afficha aux portes des églises un autre placard, adressé à Sigismond et au concile. Il déclarait qu’il était venu spontanément répondre à toute accusation d'hérésie ; s'il était reconnu coupable, il était prêt à subir la peine méritée ; mais il demandait un sauf-conduit pour l'aller et le retour, et s’il était, durant son séjour, incarcéré ou traité avec violence, ce serait, de la part du concile, une injustice dont il ne pouvait croire capables tant d’hommes érudits et éclairés. Cette bravade, qu’explique l’humeur aventureuse de Jérôme, ne l’empêcha pas de prendre des précautions pour sa sécurité. Tout à coup, il changea de dessein : le 9 avril, après avoir obtenu des Bohémiens présents à Constance des lettres testimoniales, il quitta la ville juste à temps, car les magistrats ecclésiastiques étaient à la recherche de son domicile, qu'ils découvrirent quelques jours après, à la Gutjar, dans la rue Saint-Paul. Bans sa lutte de fuir, Jérôme avait laissé au logis un souvenir significatif, une épée. Cette fois, il ne joua pas davantage avec la destinée, mais retourna à grandes journées vers la Bohême. Pourtant, à Hirsau, son amour de la lutte l’amena à prendre part à une discussion où il qualifia le concile de « Synagogue de Satan ». Il fut arrêté le 2J avril. Des papiers qu’on trouva sur lui le trahirent. Jean de Bavière le jeta en prison au château de Sulzbach et annonça au concile la capture du rebelle. Sur un ordre venu de Constance, Jérôme fut immédiatement chargé de chaînes et ramené ainsi dans la ville.

Cependant le concile avait répondu il l’appel de Jérôme, le 18 avril, en lançant contre lui une citation inquisitoriale. Jérôme était sommé de se présenter avant quinze jours ; il défaut de quoi, on le poursuivrait par contumace. On lui offrait un sauf-conduit, en spécifiant que cette garantie était subordonnée aux exigences de la foi. Le 2 mai, comme on ignorait qu'il fut arrêté, on lança une nouvelle citation et on ordonna d’entamer le procès par contumace ; cette mesure fut réitérée le 4. Le 24 mai, Jérôme, chargé de chaînes, fut amené dans la ville par les hommes qui l’avaient arrêté et conduit au couvent dominicain où une tumultueuse réunion de membres du concile le salua dès son arrivée. Gerson donna satisfaction à sa rancune contre son ancien adversaire en l’accusant très haut d’avoir- professé l’erreur à Paris, à Heidelberg et à Cologne. Les recteurs de ces deux dernières Universités confirmèrent les accusations de leur confrère. La réponse de Jérôme fut brève et tranchante, mais se perdit dans une tempête d’autres accusations, mêlées de cris-de Au bûcher ! Au bûcher ! Delà, Jérôme fut conduit à un donjon situé dans le Cimetière de Saint-Paul, où il fut enchaîné, pieds et poings liés, à un banc trop élevé pour qu’il pût s’y asseoir ; pendant deux jours, on le laissa au pain et à l’eau. Puis ses amis, ayant découvert le lieu de sa détention, séduisirent le geôlier qui consentit à lui fournir une meilleure nourriture. Jérôme tomba bientôt dangereusement malade et demanda un confesseur ; dès lors, on le tint moins rigoureusement enchaîné. Mais il ne sortit de prison que pour le jugement et l’exécution finale.

Étienne Palecz, Michel de Causis et les autres étaient prêts à fournir des charges contre l’accusé. Il ne devait pas être difficile d'accumuler assez de témoignages pour écraser vingt hommes comme Jérôme. Le procès commença selon la procédure inquisitoriale ordinaire. Les commissaires trouvèrent en Jérôme un adversaire beaucoup plus savant et plus habile que n’avait été Huss. Mais, si brillante que fût sa défense lors de l’interrogatoire, son tempérament nerveux ne lui permettait pas de supporter, comme Huss. la souffrance prolongée. Parfois, avec une rare subtilité dialectique, il couvrait de ridicule ses interrogateurs, mais parfois aussi il hésitait entre l’endurcissement et la soumission. Il finit par iléchir sous l’effort, tandis que, d’autre part, l’attitude menaçante des Bohémiens provoquait du concile un redoublement d’énergie. Le 11 septembre il comparu ! devant l’assemblée et donna lecture d’une longue et minutieuse rétractation. Il s’était, disait-il, laissé séduire par la douceur naturelle de Huss ; en entendant celui-ci exposer avec ardeur les vérités de l’Écriture, il avait pensé qu’un tel homme était incapable de professer l’hérésie. Il n’avait pu croire que les trente articles condamnés par le concile fussent vraiment de Huss, jusqu’au jour où, ayant eu sous les yeux un livre écrit de la main même de l’hérésiarque, il avait été convaincu du contraire. Il condamnait spontanément et de son plein gré ces articles, les uns comme hérétiques, d’autres comme erronés, d’autres comme scandaleux. Il condamnait également les quarante-cinq articles de Wickliff. Il se soumettait entièrement au concile ; il rejetait ce que rejetaient les docteurs ; il demandait qu’on lui assignât la pénitence méritée. — Même il ne recula pas devant une plus profonde humiliation. Il écrivit aux Bohémiens pour leur faire savoir que Huss avait été justement exécuté, que lui-même Jérôme, éclairé désormais sur les erreurs de son ami, ne pouvait plus le défendre.

Ce n'était pas là précisément l’abjuration formelle que l’Inquisition exigeait ordinairement de ses prisonniers. La lecture avait eu lieu dans une assemblée privée du concile ; il était nécessaire qu’une mortification publique s’ajoutât à cette première formalité. En conséquence, à la séance générale qui suivit, le 20 septembre, Jérôme dut prendre place à la tribune ; il renouvela sa rétractation, expliqua une expression dont il s’était servi ; ajouta une abjuration de sa théorie des universaux et conclut par un serment solennel où il appelait l’anathème sur la tête de tous ceux qui s’écartaient de la vraie foi et sur lui-même, s’il commettait ce crime. On lui avait dit qu’il ne pourrait retourner en Bohême, mais qu’il serait autorisé à choisir comme résidence quelque monastère en Souabe, à la condition qu’il envoyât dans son pays une lettre écrite et scellée de sa main, où il affirmerait la fausseté de sa doctrine et de celle de Huss, et inviterait ses compatriotes à ne pas y persévérer. Il promit d’écrire cette lettre — à la vérité, il l’avait déjà fait —. Mais on le ramena dans sa prison, où on le traita, toutefois, avec un peu plus de douceur que par le passé[23].

Le concile aurait fait preuve de sagesse en se montrant indulgent envers Jérôme. Une fois déshonoré par son apostasie, le condamné avait perdu toute influence ; la mansuétude eût été de bonne politique. Cependant les canons prescrivaient la prison rigoureuse pour les hérétiques convertis, dont la résipiscence était toujours regardée comme douteuse. Les Pères assemblés étaient trop fanatiques pour être prudents. Ces zélateurs firent de l’apostat un martyr. Bientôt la constance héroïque de Jérôme racheta un instant de faiblesse et lui rendit, sur l’esprit de ses disciples, le pouvoir qu’il avait perdu.

Ses remords ne tardèrent pas à se manifester. Etienne Palecz, Michel de Causis et d’autres ennemis de Jérôme, qui rodaient encore autour de sa prison, curent bientôt connaissance de ses inquiétudes. Jean Gerson, dont l’hostilité était, semble-t-il, insatiable, se fit volontiers leur interprète. En une dissertation savante sur les caractères essentiels des rétractations, il montra au concile, le 29 octobre, tout ce qu’avait d’insuffisant l’abjuration de Jérôme. Des Carmes, arrivés de Prague, vinrent apporter de nouvelles accusations ; on demanda que Jérôme fût requis de répondre à des griefs additionnels. D’autre part, certains cardinaux, Zabarella, Pierre d’Ailly, Giordano, Orsini, Antonio da Aquileia, travaillaient à obtenir du concile la mise en liberté du prisonnier. Mais, se heurtant à l'opposition des prélats allemands et bohémiens, et accusés par leurs adversaires de s’être laissé acheter par les hérétiques et le roi Wenceslas, ils renoncèrent à défendre une cause perdue d’avance. Donc, le 24 février 1416, une nouvelle commission fut nommée pour entamer une inquisition contre Jérôme. L’interrogatoire du prisonnier porta de nouveau sur toute l’affaire, depuis les hérésies wickliffites jusqu’à la rébellion suscitée à Prague par Jérôme et à l’excommunication encourue par lui à Vienne et subie par contumace. Le 27 avril, les commissaires déposèrent leur rapport, auquel le Promotor Hæreticæ Pravitatis, ou magistrat chargé de poursuivre l’hérésie, joignit un long réquisitoire énumérant les délits commis par le Bohémien. Jérôme, résolu à mourir, avait recouvré son audace. Non seulement, au mépris de sa rétractation, il nia qu’il fût hérétique ; mais il se plaignit de son injuste détention et réclama des dommages. Évidemment, sa merveilleuse habileté de dialecticien avait dérouté l’intelligence [dus lente de ses juges, et ceux-ci s’étaient reconnus incapables de lutter de subtilité avec lui, car, comme conclusion de leur rapport, ils demandèrent au concile de réduire le régime du prisonnier, _ qui, disait-il, festoyait avec gloutonnerie, et d’employer le judicieux système de contrainte, approprié aux hérétiques, qui consistait à affamer l’homme pour le réduire à l’obéissance. De plus, ils réclamaient l'autorisation d’appliquer la question et d’obliger Jérôme à répondre par oui ou par non à toutes les interrogations concernant ses croyances. Ensuite, si le rebelle persistait à nier les crimes qui avaient été ou qui pouvaient être prouvés contre lui, il convenait de le livrer au bras séculier, conformément à la loi canonique, en qualité d’hérétique endurci et incorrigible. Ainsi, à l’égard de Jérôme comme à l’égard de Huss, on appliquait cet invariable principe de la procédure inquisitoriale, suivant lequel la dénégation des opinions hérétiques était simplement une preuve aggravante de culpabilité.

En cette affaire, [dus que dans le procès de Huss, le concile parait avoir assumé le rôle d'un tribunal inquisitorial. Les commissaires ne furent chargés que d’instruire l’affaire en recueillant les témoignages, peut-être parce que Jérôme avait refusé de les accepter comme juges en raison de leur inimitié contre lui. Nous ignorons si les Pères se laissèrent aller à commettre l’inutile infamie de torturer ou même d’affamer leur victime. On accorda aux commissaires le libre choix des moyens propres à obtenir une confession. Le 9 mai, ils firent un second rapport sur l’ensemble de la cause, sans autre objet, apparemment, que d’établir leur impuissance. Après les avoir ainsi mis hors de combat, Jérôme finit par promettre de répondre catégoriquement à un interrogatoire devant le concile. Soit qu’on fut curieux de l’entendre, soit que le précédent institué lors du procès de Huss ait influé sur la décision des Pères, on accorda à Jérôme ce qu’il demandait. Le 23 mai, il comparut en séance générale et fut invité à prêter serment. Il refusa, déclarant qu’il prêterait volontiers serment si on lui permettait de parler en toute liberté, mais que, s’il devait se borner à répondre par oui et par non, il ne jurerait pas. On donna lecture des chefs d’accusation. Il accueillit en silence une partie des charges, accepta ou nia les autres, faisant, à l’occasion, des réserves et répondant avec une admirable présence d’esprit aux clameurs et aux interruptions qui l’assaillaient de tous côtés. La journée s’écoula ainsi ; puis la tin de l’interrogatoire fut remise au 26. La même scène se reproduisit jusqu’à ce qu’on eût épuisé la liste des accusations. Le chef des commissaires, Jean, patriarche de Constantinople, résuma alors les charges, déclarant que Jérôme était reconnu coupable de quadruple hérésie ; mais puisque l’inculpé avait, à diverses reprises, demandé à être entendu, il convenait de le laisser parler afin d’imposer silence à des rumeurs absurdes qui couraient dans le public au sujet du concile. De plus, si Jérôme était disposé à confesser ses erreurs et à se repentir, il serait encore admis au pardon ; mais s’il persistait dans l’endurcissement, la justice suivrait son cours.

Un vivant tableau de la scène qui suivit a été conservé dans une lettre adressée à Leonardo Aretino (l’Arétin) par Poggio Bracciolini (le Pogge), présent au concile en qualité de secrétaire apostolique. Le Pogge avait été déjà profondément impressionné par la vivacité et la présence d’esprit d’un homme qui, pendant trois cent quarante jours, avait langui dans l’horreur d’un donjon infect ; mais, à ce moment, il laisse éclater une admiration sans réserve : « Il se tenait là, intrépide, indomptable, non pas dédaigneux de la mort, mais l’appelant de ses vœux ; tel un nouveau Caton. Ô homme digne de vivre éternellement dans la mémoire des hommes ! S’il entretient des doctrines contraires à la loi de l’Eglise, je ne saurais le louer ; mais j’admire son érudition, son savoir si étendu, son éloquence, la subtilité de ses répliques. » Au milieu de cette foule turbulente et bruyante, l’éloquence de Jérôme était d’un tel effet qu’il eût été certainement acquitté, au dire du Pogge, s’il n’avait si obstinément recherché la mort.

La harangue de Jérôme fut un plaidoyer très adroit, glissant avec une apparente négligence sur les points dangereux de sa carrière — car sa vie entière avait été l’objet d’accusations — et donnant les explications les plus plausibles de ce qui ne pouvait être passé sous silence ; ainsi il représentait les troubles de Bohême comme dus uniquement à des divergences politiques. Quant à sa rétractation, les juges lui avaient promis de le traiter avec bienveillance s’il se remettait à la clémence du concile. Il n’était, qu’un homme, et, comme tel, redoutait la terrible mort que lui réservait le bûcher. Il avait failli ; il avait cédé à la persuasion ; il avait abjuré ; il avait envoyé en Bohême la lettre qu’on lui demandait d’écrire ; il avait condamné la doctrine de Jean Huss. A ce moment, il s’éleva jusqu’au faite de son éloquence virile et intrépide. Huss, dit-il, avait été un juste et un saint, au sort duquel il lierait jusqu’au bout son propre sort. Nul péché commis ici-bas ne pesait aussi douloureusement à sa conscience que la lâche abjuration qu’il rétractait solennellement en ce jour. Wickliff avait mis dans ses écrits une vérité plus profonde qu’aucun homme avant lui. Seule la crainte du bûcher avait pu l’amener, lui, Jérôme, à condamner un tel maitre, bien qu’il se refusât à approuver la doctrine wickliffite concernant le sacrement. Puis il éclata en sonores invectives contre les vices du clergé et de la Curie romaine en particulier, vices qui avaient poussé Wickliff et Huss à tenter leurs efforts de réformateurs. Les bons Pères du concile durent être, un instant, déconcertés par l’abnégation farouche de cet homme qui renonçait si délibérément à la vie ; mais bientôt ils reprirent leurs esprits et fixèrent tranquillement au samedi suivant le prononcé de la sentence définitive, bien que Jérôme, en tant que relaps avouant sa rechute, n’eût aucun titre à un sursis, le concile, avec une condescendance inusitée, décida de lui accorder quatre jours pour méditer et se repentir. Mais l’auditoire pour lequel Jean avait parlé s'étendait bien au-delà des murs étroits de la chambre du concile. Les paroles de l’hérétique furent une semence d'où surgirent bientôt des soldats armés.

Le 30 mai, les derniers actes de la tragédie furent rapidement achevés. Le concile s’assembla tôt dans la matinée ; à dix heures, Jérôme était sur le bûcher. Après la messe, l’évêque de Lodi prononça un sermon. Il avait été choisi pour remplir le même office lors de la condamnation de Huss. Dans la brutalité de son triomphe sur le malheureux prisonnier qu'il avait celle fois devant lui, il dépassa ses premières fureurs. La charité et la mansuétude avec lesquelles Jérôme avait été traité auraient dû toucher le cœur de l’hérétique, alors que le souvenir même de ses crimes n’y eût pas suffi ! Le prédicateur compara la faveur témoignée à Jérôme avec la sévérité ordinairement appliquée aux personnes soupçonnées d’hérésie. « Vous n’avez pas été torturé ; j’aurais souhaité que vous l’eussiez été : cela vous aurait forcé à vomir toutes vos erreurs ; un tel traitement aurait ouvert vos yeux, que le crime tenait fermés. » Il invita les nobles présents à remarquer comment Huss et Jérôme, hommes de basse extraction, plébéiens de naissance obscure, avaient osé troubler le noble royaume de Bohême ; il montra «fuels maux étaient nés de la présomption de ces deux paysans. Jérôme répliqua en quelques phrases pleines de hauteur, affirmant sa droiture et déplorant la condamnation qu'il avait portée contre Wickliff et Huss. Le cardinal Zabarella. dit-il, était sur le point de le séduire lorsqu’on avait changé ses juges : il ne plaiderait pas sa cause devant ces nouveaux juges. On lui donna lecture de son abjuration ; il la reconnut et dit que la crainte seule du bûcher la lui avait arrachée. Puis le Promotor demanda une sentence écrite contre l’hérétique ; le commissaire en chef, Jean de Constantinople, lut alors une longue formule condamnant Jérôme comme suppôt de Wickliff et de Huss et le déclara hérétique relaps, excommunié et anathématisé. A quoi le concile répondit unanimement : Placet. Personne n’essaya d’intervenir en faveur de Jérôme. On le livra aux autorités séculières, en leur ordonnant de faire leur devoir conformément à la sentence rendue par le concile. Comme Jérôme n'était pas revêtu des ordres ecclésiastiques, il n'y eut pas de cérémonie de dégradation ; mais on apporta une grande couronne de papier ornée de diables peints. Jérôme jeta son chapeau au milieu des rangs des prélats et se coiffa de la couronne en disant : « Notre Seigneur Jésus-Christ, alors qu’il allait mourir pour moi, porta une couronne d’épines. Je porte volontiers celle-ci pour l’amour de lui. » Comme il achevait ces mots, on l’entraina rapidement au supplice : il fut exécuté dans le même lieu qui avait vu le martyre de Huss.

Les détails de l’exécution furent à peu près les mêmes ; cependant on dépouilla Jérôme de ses vêlements et on lui ceignit les reins d’un linge. Il entonna le Credo, et une litanie. Quand, au milieu des flammes, on ne put plus entendre sa voix, on remarqua encore que ses lèvres remuaient comme s’il récitait une prière. Quand sa barbe eut brûlé, on vit se former a sa place une ampoule grosse comme un œuf, preuve qu’il vivait encore. Par suite de sa vigueur extraordinaire, son agonie fut extrêmement longue. Un témoin oculaire affirme l'avoir entendu pousser des cris affreux ; mais d’autres témoins, peu suspects de partialité en sa faveur, déclarent qu’il continua à prier jusqu’au moment ou la flamme lui ferma la bouche. Le Pogge, qui assistait au supplice, fut très vivement ému par ce courage joyeux jusque dans la mort. Quand Jérôme fut lié sur le bûcher, l’exécuteur offrit d’allumer le feu derrière le dos du condamné, afin que celui-ci ne vit pas les flammes. Mais l’hérétique refusa. « Viens en face de moi, » dit-il, « et allume le feu en un endroit où je puisse le voir. Si je redoutais cette vue, je ne serais pas ici. » Æneas Sylvius compare Jérôme à Huss pour sa fermeté extraordinaire devant la mort. Quand tout fut consommé, on apporta du donjon la literie, les chaussures, le chapeau, les vêtements du supplicié, et, pour qu’il n’en restât aucune relique, on empila le tout sur le bûcher, Puis on jeta les cendres dans le Rhin.

Il restait à s’assurer la soumission de Jean de Chlum. Le courageux défenseur de Huss n’avait pas quitté Constance et était au pouvoir du concile. On ne sait trop quels moyens furent mis en œuvre pour triompher de lui ; mais, le 1er juillet, il jura de défendre la vraie foi, reconnut que Huss et Jérôme avaient mérité leur sort et exprima le désir qu’on rédigeât des lettres reproduisant cette déclaration, afin qu’il pût les envoyer en Bohême.

 

 

 



[1] Palacky (Bezichungen der Waldenser, p. 7-8) conjecture que ces hérétiques étaient des Cathares ; mais les raisons qu’il fournit ne sont pas assez fortes pour détruire l’opinion plus vraisemblable qui attribue à ces sectaires une origine vaudoise. Cependant il est dans le vrai quand il suppose que l’allusion aux princes et aux magnats peut marquer la relation entre le mouvement hérétique et la conspiration qui finit, en 1253, par détrôner le roi Wenceslas. Wenceslas était un ardent partisan de la papauté et un adversaire de Frédéric II ; la politique des ennemis du pape et l’hérésie étaient trop étroitement alliées pour que nous puissions les distinguer l’une de l’autre, avec le peu de détails que nous possédons.

[2] Dubravius (Hist. Bohem., lib. 20) rapporte que le roi Jean brûla, en 1315, quatorze Dolcinistes à Prague. Palacky (op. cit., p. 11-13) croit, avec raison à mon avis, que cette exécution se rattache à l’affaire que nous venons de relater, et qu’il n’y en eut pas d’autre.

[3] Nous avons vu dans un chapitre précédent que les dispenses permettant à des enfants de détenir des bénéfices étaient un abus fort ancien. En 1207 Boniface VIII autorisa un jeune garçon de Florence, âgé de douze ans, à occuper un bénéfice comportant la cure des âmes. — Faucon, Registres de Boniface VIII, n° 1761, p. 666.

[4] Æneas Sylvius même (Hist. Bohem. c. 35) parle de Huss comme d’un homme réputé pour la pureté de ses mœurs. Le jésuite Balbinus dit que l’austérité et la retenue de Huss, sa douceur à l’égard de tous, même des plus infimes citoyens, lui acquéraient la faveur générale. Nul ne croyait qu'un si saint homme put tromper autrui ou se laisser tromper, si bien que la mémoire de cet hérétique fut vénérée à Prague comme celle d’un Bienheureux (Bohuslai Balbini Epit. Rer. Bohem. lib. V. p. 431).

[5] Wickliff resta toujours la plus grande autorité parmi les Hussites. Un demi-siècle plus tard, c’est encore à lui qu’on fait appel pour trancher un débat pendant entre deux factions hussites. Voir la réponse de Pierre Cheleicky à Rokyzana, dans Coll, Quellen und Untersuchungen zur Gestchichte der Böhmischen Brüder, II, 83-4.

[6] Pour la confusion causée en Allemagne par le Schisme, voir Haupt, Zeitschrift fur Kirchengeschichte, 1883, p. 356-8.

[7] Les trois sermons préparés par Huss à cette occasion ont été publiés dans ses œuvres (Monument, I, 41-56). Le premier établit que la loi du Christ suffit au gouvernement de l’Eglise ; le second est un exposé complot de sa doctrine ; le troisième est un sermon sur la paix ; Huss y cherche la cause des schismes et des désordres de l’Eglise dans l’orgueil, la cupidité et les vices du clergé.

[8] La rigueur particulière de cette détention dans le voisinage des latrines était parfaitement voulue. En 1317, quand Jean XXII plaça certains Franciscains Spirituels sous la garde de leurs frères, le moine François Sanche les fit emprisonner à côté des latrines — in quodam carcere juxta latrinas. — Historia Tribulationum (Archiv. für Liiteratur-u. Kirchengeschichte, 1886, p. 140).

[9] La collection de sauf-conduits réunis avec grand soin par Berger et comparés au document dont Huss était muni (Johann Hus u. Kunitj Sigmond, p. 180-208) ne prouve rien de plus que le talent de l’auteur. Huss vint à Constance en tant qu’excommunié, pour se défendre et prouver son orthodoxie. Sigismond, instruit de ces faits, lui donna un sauf-conduit sans restriction et sans condition. Les seuls documents contemporains auxquels on puisse comparer cet acte sont les sauf-conduits offerts par le concile et par Sigismond à Jean XXIII, lorsqu’ils le rappelèrent à Constance le 2 mai 1415, et le sauf-conduit offert, le 17 avril, par le concile à Jérôme de Prague. De ces documents, chacun comportait une clause restrictive, le premier : justitia tamen semper salva ; le second : in quantum idem dominus rex tenetur sibi dare de jure et servare alios salvos conductus sibi datos ; le troisième : quantum in nobis est et fides exeyit orthodoxa. (V. der Hardt, IV, 119, 143, 145). Il n’est pas d’argumentation, si ingénieuse qu’el e soit, qui puisse ruiner la valeur de ces faits. L’allusion faite par le sauf-conduit de Sigismond à d’autres lettres accordées par lui au pape, a trait à celles que Jean avait réclamées du roi et de la ville de Constance avant de s’aventurer à entreprendre le voyage (Raynald. ann. 1413, n° 22-3). Le concile négligea ces garanties avec autant de cynisme que celles de Huss. — Sigismond n’avait, comme on le verra plus loin, aucune qualité pour fournir un sauf-conduit protégeant un hérétique. Berger affirme, en conséquence, que Sigismond ne peut avoir accordé à Huss un sauf-conduit sans restriction (Berger, op. cit., 92-3, 109) ; mais l’argument de cet historien est sans valeur, puisqu’il reconnait Lui-même (p. 85) que Sigismond était toujours prêt à prendre des engagements qu’il savait ne pouvoir tenir. L’indignation de Sigismond prouve qu’il ignorait les finesses du droit canon ; mais les eut-il connues, que l’on pourrait expliquer la délivrance du sauf-conduit par ce fait, fort bien noté par Berger (p. 100-1), que le certificat d’orthodoxie reçu par Huss en août avait été présente au roi (Palacky, Document, p. 70). Sigismond pouvait donc croire de bonne foi que son engagement ne devait lui causer aucun ennui. Il lui importait au plus haut point que Huss fit la paix avec l’Eglise ; un homme de son espèce ne pouvait imaginer que la délicate conscience de Huss dut rendre finalement son martyre inévitable. — Héfélé (Conciliengeschichte, VII, 224) note, après Palacky, que la lettre adressée au concile par les magnats de Bohême, le 2 septembre 1415, ne contient aucun reproche au sujet de la violation du sauf-conduit. D’où il conclut que les magnats admettaient que ce sauf-conduit ne pouvait protéger Huss contre un jugement pour hérésie. Il en était si peu ainsi qu’ils déclarent expressément que Huss n’était pas hérétique. S’ils ne font pas allusion au sauf-conduit, c’est évidemment parce qu’ils se réfèrent à certaines lettres précédemment adressées & Sigismond, lettres que le concile avait fait brûler et qu'ils n’en prétendaient pas moins, en dépit du concile, considérer comme incorporées et répétées dans leur propre lettre. (Monument, I, 78). Tout ce qu’ils auraient pu dire sur ce sujet devait avoir été dit dans les lettres précédentes, lesquelles donnèrent probablement lieu au projet de décret du 23 septembre 1415, punissant comme fauteur d’hérésie quiconque vilipenderait Sigismond pour avoir permis la violation de son sauf-conduit.

[10] Même en France, on fit reproche à Sigismond d’avoir livré Huss après lui avoir donné un sauf-conduit, et ou accusa le roi d’avoir méprisé d’autres engagements du même genre (Martène, Ampl. Coll. II, 1444-5). — Pourtant, si Sigismond avait tenu bon, il se fût exposé à l’excommunication et à de fortes peines pour avoir « fait obstacle » à l'Inquisition ; s’il avait mis à exécution sa menace de délivrer Huss de force, il eut été passible, aux termes de la bulle Ad extirpanda, de relégation perpétuelle et de forfaiture de tous ses domaines (Mag. Bull. Rom. éd. Luxemb. 1742, I, 92, 149).

[11] Des écrivains récents ont contesté l'authenticité de l’incident qui aurait fait rougir de Sigismond. La chose ne mérite pas une controverse. Mais comme, dans toute cette affaire, c’est le seul détail au crédit de l'empereur, souhaitons que le récit en soit exact.

[12] Les écrivains catholiques modernes ont coutume de considérer comme une calomnie protestante l’assertion que l’Eglise tint pour un point de doctrine de ne pas conserver la foi promise aux hérétiques. Voyez, par exemple, Van Ranst, Régent du Collège d’Anvers, dans son Historia Hæreticorum (4e éd. Venet. 1739, p. 263) ; le même historien s'efforce de justifier, par des arguments subtils, la condamnation de Huss. J’ai déjà fait allusion à ce point (vol. I, p. 228) ; j’ai montré comment c’était, pour l’Eglise, un principe reconnu de regarder comme nuis les serments et les engagements pris envers des hérétiques. On a vu aussi comment les efforts des papes réussirent à incorporer dans le droit public de l’Europe la règle d’après laquelle la suspicion d’hérésie, pesant sur un seigneur, dégageait le vassal du plus strict engagement connu au moyen-âge, le serment d’allégeance (Lib. V. Extra VII. XIII, § 3). Puisque l’hérésie pouvait ruiner ainsi la base sur laquelle reposait la société même, il suit nécessairement que toutes les promesses de moindre valeur devaient être également frappées de nullité. L’Eglise ne laissa pas tomber cette règle en désuétude. En 1327, quand Jean XXII condamna comme hérétique Louis de Bavière, il ne se contenta pas de relever les vassaux de Louis de leurs serments d’allégeance ; il déclara nuis tous les traités et toutes les conventions conclus avec le condamné. (Martène, Thesaur. n. 702, 775-6, 791). De, même, en 1463, quand Pie II jugea bon de proclamer hérétique George Podiebrad, il releva de l’allégeance les communautés de Breslau et de Namslau, et excommunia quiconque prêterait aide ou service au monarque hérétique (Æn. Sylvii, Epist. 401) ; quand Frédéric III demanda à Pie de contraindre Breslau à se soumettre à George, le pape répliqua que l’hérésie tout comme la mort détruisait les engagements (Martène, Ampl. Coll. I, 1598-99) En 1469, quand Paul II, à son tour, proclama George hérétique, il déclara que toute obligation, toute promesse, tout serment envers cet hérétique étaient nuls et non avenus ; car on ne doit point conserver sa foi à celui qui ne la conserve pas envers Dieu. Aussi, lorsque George mit en liberté Wenceslas de Biberstein, sous une caution de six mille florins fournie par Jean et Ulric de Hazembourg, le légat papal Rudolph, agissant en vertu de cette proclamation pontificale, défendit aux répondants de livrer l’accusé et de payer le forfait. (Ludewig, Deliq. Mss. VI, 77). Cet acte était strictement conforme à la jurisprudence ecclésiastique de l’époque (Angeli de Clavasio, Summa Angelica, s. v. Hæreticus, § 15). — La Chrétienté admettait sérieusement, pour justifier cette doctrine, qu’on jouât ainsi sur le double sens du mot foi. En avril 1415, Ferdinand d’Aragon écrivit à Sigismond pour lui reprocher avec véhémence le retard apporté au jugement de Huss ; dans cette lettre, il exprimait l’espoir qu’on n’admettrait pas la valeur protectrice du sauf-conduit quoniam non est frangere fidem in eo qui Deo fidem frangit. — Andreæ Ratisponens. Chron. ann. 1414 (Pez, Thesaur. Anecd. IV, III, 626. — Palacky, Documenta, p. 540). — Tous statuts et lois faisant obstacle au libre exercice de l’Inquisition, directement ou indirectement, étaient nuls ipso jure, ainsi que nous l’avons vu plus-haut à diverses reprises (voyez également Farinaccii de Hæresi Quæst. 182, n° 76). Ce que Sigismond n’aurait pu faire à la tête de la Diète impériale, il ne pouvait, à plus forte raison, le faire par un simple sauf-conduit : nulle juridiction ecclésiastique n'était donc tenue de respecter cette garantie. — Si l’Eglise méprisait ainsi les engagements pris par des laïques, elle se souciait également peu de ses propres promesses, quand il s’agissait d’hérétiques. Même à la fin du XVIe siècle, la bulle Multipliées inter, de Pie V, annula toutes lettres d'absolution et tous décrets d’acquittement pour hérésie, émanant d’inquisiteurs, d’évêque, de papes, et même du concile de Trente ; ce qui montre avec quelle aisance on agissait en semblable occurrence, et à quel point la suspicion d’hérésie dépouillait l’homme de tous droits (Lib. V. in Septimo III, X). — Cependant, en dehors de ce principe général, on aurait pu sans peine calmer les scrupules de conscience de Sigismond, s’il en avait, par hasard, témoigné. L’organisation de l’Eglise au moyen âge confondait si complètement les idées du bien et du mal que les notions ordinaires de morale étaient abolies. Grâce au souverain « pouvoir des clefs », une dispense papale pouvait relever tout homme d’un vœu ou d’une promesse gênante, si imposante qu’en fût la forme. Ce droit fut tout d'abord assume seulement en cas de serments arrachés par violence (Extra, Lib. II,_Tit. XXIV. cap. 8), mais il pouvait prendre, à l’occasion, la valeur d'un principe général (Astesani Summa de Casibus Conscientiæ, P. I. Lib. I. Tit. XVIII). Ce principe était justifié par l’affirmation que tout serment était prête sous réserve de l’assentiment du pape (Ibid.). Ainsi le père de Sigismond, Charles, alors qu'il était margrave du Moravie, fut, en 1346, relevé par Clément VI d’un serment gênant qu’il avait prêté (Werunsky, Excerpt. ex Regist. Clem. VI, p. 44). Le parjure était un péché auquel les papes avaient coutume de pardonner quand ce péché était commis â leur profit. (Ludewig, op. cit. VI, 14). On considérait comme une précaution raisonnable, dans les conventions, que les parties s’engageassent à ne pas tenter de se faire relever de leurs promesses par dispense papale (Hartzheim, IV. 32) ; Preger, Der Kirchenpolitische Kampf unter Ludwig dem Baiern, p. 59). Sigismond, dans le cas de Huss, admit que sa promesse était annulée par l’hérésie de l’accusé et qu'une dispense était superflue ; mais il l’aurait obtenue sans peine, s’il l’avait sollicitée. En présence de tels faits, il est inutile d’essayer, par des arguments ou des arguties, de contester la trahison dont Huss fut victime ; il n’est pas possible non plus d'accuser les bons Pères de Constance d’avoir été sciemment de mauvaise foi. Ils se contentèrent d’accepter et d’appliquer les principes dans lesquels ils avaient été instruits.

[13] L’obstination continuelle avec laquelle l’Eglise du XVe et du XVIe siècle refusa aux laïques la communion sous l'espèce du vin, au risque de compromettre l’unité chrétienne et de provoquer d’innombrables désordres, est peut-être le plus frappant exemple de l'aveuglement du sacerdotalisme, sacrifiant les points essentiels à des questions accessoires. Nul ne niait qu’aux premiers temps de l’Eglise la communion sous les deux espèces eut été administrée aux fidèles, comme elle continua à l’être, sans interruption, dans l’Eglise grecque. Le relus de l’espèce du vin aux laïques fut, à l’origine, une coutume manichéenne, copie de l’ancien rite analogue des Mazdéens (le rite Izeshne). La communion sous une seule espèce devint ainsi une marque d’hérésie et fut condamnée, en conséquence, par Léon le Grand (Leon. PP. I. Serm. XLII, cap. 5), vers le milieu du cinquième siècle. La condamnation fut renouvelée, vers la fin du même siècle, par Gélase Ier, dont la décrétale sur ce point est incorporée, sans commentaire ni contradiction, par Gratien dans le Decretum (P. II. Dist. II, c. 12), ce qui prouve qu'au XIIe siècle c’était encore une loi admise et indiscutée. — Cependant, au Xe et au XIe siècle, quand la croyance à la transsubstantiation devint un dogme de l’Eglise, l’extrême vénération qu'on éprouvait pour les espèces consacrées rendit évidemment nécessaire de les manier avec le plus grand soin et l’on redouta au plus haut point qu’il ne leur arrivât quelque accident. Contre les prêtres qui, par négligence, laissaient tomber une miette du corps ou une goutte du sang, les pénitentiels se remplirent de toutes sortes de pénalités auxquelles, par de fausses décrétales attribuées aux anciens papes, on attacha un caractère frauduleux d’antiquité. (Decreti III. II, 27. — Instituta Canon. Præmonstratens. Dist. III. cap. IV. ap. Marlène, de antiquis Ecclesiæ Ritibus, T. III, append.). Naturellement, le liquide était beaucoup plus exposé que l’espèce solide aux accidents et à la décomposition ; aussi les prêtres qui l'administraient avaient-ils grand’peine à empêcher des profanations et les dures conséquences qu’elles entraînaient pour eux- mêmes. Vers 1240, un synode de Lérida donne d’abondants détails sur la manière de réparer les divers accidents qui peuvent se produire : si une goutte tombe sur le vêtement du prêtre, il faut couper la partie du vêtement touchée et la conserver comme une relique ; si une goutte tombe à terre, le prêtre doit l’essuyer avec sa langue, etc. (Villanueva, Viage Literario. T. XVI p. 305). A une certaine époque on avait adopté une méthode fort simple consistant à plonger l’hostie dans le vin et l’eau, et à administrer ainsi les deux espèces ensemble, ce qui était à la fois sûr et facile. Cette innovation fut condamnée par l’Eglise, qui eut du mal à la faire disparaître. Sous Grégoire VII, l’auteur du Micrologus consacre un chapitre à cette prohibition (Micrologi c. 19). En 1095, le grand concile de Clermont interdit cette pratique, exception faite des cas où elle est requise par prudence ou par nécessité, pour éviter des accidents (Conc. Claromont. ann. 1095, c. 28). Quelque vingt ans plus tard, Pascal II établit une règle autorisant ce mélange dans la communion des enfants ou des malades incapables d’avaler le pain (Paschal. PP. II. Epist. 535). Le concile de Loudun formula, en 1175, une nouvelle prohibition (Harduin, VI. II. 1638). Cependant, dans un document bohémien datant environ de la fin du XIIe siècle, il est prescrit au prêtre qui porte le viatique de tremper l’azyme dans le vin, afin d’éviter des accidents et d'être cependant à même d'administrer les deux espèces (Höfler, Prager Concilien, Einleitung, p. IX). Quand cette ressource fut refusée aux officiants, comme la vénération du sacrement, en tant que corps et sang du Christ continuait à se développer, on prit peu à peu l’habitude de n’accorder aux laïques que l’espèce solide, dont l’administration était moins sujette aux accidents ; cependant, les prêtres continuaient à communier sous les deux espèces. Vers 1270, Thomas d’Aquin dit que dans certaines églises on donne aux laïques le pain seulement, par prudence, pour éviter que le liquide ne soit répandu : son talent de dialecticien lui fait même entreprendre de prouver que le corps et le sang sont également contenus dans l’azyme (Summa III LXXX. 12). Les avantages de cette innovation firent qu’elle se répandit ; mais elle resta due à l’initiative particulière des clergés. Nul décret ne fut publié pour imposer cette pratique jusqu’au jour où la controverse bohémienne provoqua l’intervention du concile de Constance. La coutume était devenue universelle, bien que l’autorité de la loi ne l’eût pas sanctionnée, ainsi que le prouve un privilège spécialement accordé, vers 1345, par Clément VI, à Jean, duc de Normandie, fils de Philippe de Valois, pour recevoir les deux espèces (Marlène, Ampl. Coll. I. 1456-7). Quand la question fut discutée définitivement devant le concile de Bâle, l’orateur du concile, Jean de Raguse, admit volontiers que la pratique hussite était conforme à la tradition de l’Eglise ; mais il prétendit qu’on pouvait y apporter des modifications si la commodité ou quelque autre raison l’exigeaient (Harduin. Concil. VIII. 1712, 1740). Le cardinal de saint Pierre dit au chef bohémien Guillaume, baron de Kostka, que le vin était, par pure précaution, refusé aux enfants et aux gens du commun, ajoutant : « Si vous me demandiez de l’administrer, je l’administrerais, mais non â des fidèles négligents » (Petri Zaticensis Liber Diurnus ; Mon. Concil. Gen. Sæc. XV. T. I. p. 315). La décision finale du concile de Bâle, rendue en décembre 1137, admet qu’il n’existe pas de précepte rigoureux à ce sujet, mais déclare que la communion laïque sous une seule espèce est une coutume louable, que c’est la loi de l’Eglise et qu’il ne convient pas de la modifier sans autorisation (Concil. Basiliens. Sess. XXX ; Harduin. VIII. 1231) L’Eglise sentait à quel point sa position était intenable ; pourtant elle était résolue à s’y maintenir au prix de l’arbitraire et du despotisme, comme l’atteste, en 1452, l'inquisiteur Capistrano. Apprenant que le cardinal légat, Nicolas de Cusa, était disposé à recevoir Rokyzana à Ratisbonne et à écouter les arguments du Bohémien à ce sujet, Capistrano exposa clairement son opinion au légat : « Si nous excusons les hérétiques, nous nous condamnons nous-mêmes... J’ai toujours évité d’engager un débat en due forme avec les Bohémiens, parce qu’ils s'efforcent de justifier leur hérésie en s’aidant des Ecritures et des anciennes observances, et qu'ils ont une Connaissance parfaite des textes, assurément nombreux, favorables à la communion sous les deux espèces. » Puis Capistrano cita au légat les bulles qu’il avait reçues de Nicolas V, et dans lesquelles les Bohémiens étaient dénoncés comme schismatiques, hérétiques, rebelles à l’Eglise romaine, et ajouta malicieusement que le disciple n'est pas 'supérieur au maître, ni le serviteur à son seigneur. Il n’avait jamais vu dans la loi qui ! convînt de récompenser des hérétiques : il fallait, au contraire, les punir sévèrement de confiscation et d’autres peines rigoureuses (Wadding, ann. 1452, n° 12). Ainsi on en était arrivé à condamner et à exterminer comme hérétiques les gens qui admettaient et appliquaient des pratiques ecclésiastiques reçues jusqu’au XIIIe siècle ! La vraie hérésie était la désobéissance à Rome. — La communion des enfants fut l’objet de discussions spéciales. Ç’avait été une pratique de l’ancienne Eglise (Cyprian. de Lapsis, c. 25) ; saint Innocent Ier et saint Gélase Ier avaient déclaré qu’une fois les enfants baptisés, le sacrement était nécessaire pour leur assurer la vie éternelle (Innocent. PP. I. Epist. XXX. c. 5 ; Gelasii PP. I. Ep. VII) Conformément à ces instructions, l’antique Ordo Romanus, qui date probablement du VIIe ou du VIIIe siècle, prescrit qu’après le baptême les enfants ne soient ni nourris, ni allaités avant d’avoir reçu l’Eucharistie. L’épître de Paschal II, citée ci-dessus, montre que cette coutume était encore pratiquée au XIIe siècle ; mais les mêmes raisons qui firent refuser le calice aux laïques firent refuser le sacrement aux enfants, exposés d’un moment à l’autre à profaner inconsciemment le corps et le sang du Christ. Dans leur enthousiasme pour l’Eucharistie, les Bohémiens préconisèrent naturellement la communion des enfants ; leur entêtement sur ce point causa des ennuis sans nombre au concile de Bâle. Après la réconciliation de 1430, la question resta encore en litige. Le sentiment qu’inspirait celte pratique de communion accordée aux enfants apparaît dans l’aventure qui frappa d’horreur l’évêque de Constance, légat du concile de Bâle à Prague. Celui-ci, le 28 avril 1437, vit Rokyzana administrer la communion à plusieurs enfants : l’un deux laissa échapper l’azyme, obligeant Rokyzana à le ramasser à terre et à le remettre dans la bouche de l’enfant. Cet incident fut évidemment considéré comme l’argument le plus convaincant ; les termes dans lesquels il est rapporté montrent quelle profonde terreur on s’attendait à voir soulevée par cette profanation (Jo. de Turonis Regestrum ; Monument. Concil. Gen. Sæc. XV. T. I. p. 863). D’ailleurs, on poussait jusqu’à l'extravagance la vénération pour les espèces sacramentelles. Au concile de Constance, on déclara sérieusement que, si un laïque mouillait sa barbe d’une goutte de vin consacré, il fallait brûler la barbe et l’homme (!) (Ven der Hardt, III. 369). Gerson ne se laissa pas entraîner à un tel excès d’absurdité ; mais il n’hésita pas à alléguer, comme raisons, le prix élevé du vin et la facilité avec laquelle ce liquide tourne à l’aigre (Ib. 771 sq.). En 1391, Jean Malkaw, prêchant contre le clergé concubinaire, déclara, dans l’ardeur de son éloquence, qu’il poserait respectueusement à terre un azyme consacré plutôt que de violer le vœu de chasteté. Dans le procès que lui intenta Böckeler, inquisiteur de Strasbourg, cette déclaration servit de base à une accusation d'hérésie concernant le sacrement de l’autel (Haupt, Zeitschrift für Kirchengeschichte, 1883, p. 366-7). Jadis l’Eglise n’avait pas éprouvé ce respect exagéré des espèces. En 646, le pape Théodore, excommuniant le Patriarche fugitif de Constantinople, Pyrrhus, mêla du vin consacré à l’encre qui servit à signer la sentence ; en 869, le concile de Constantinople rédigea de même la condamnation de Photius. — Chr. Lupi, Dissert, de Sexta Synodo, c. V (Opp III. 25). — Naturellement, on mit en circulation les plus ignobles récits pour inspirer aux fidèles l’horreur des innovations bohémiennes. On racontait que les sectaires consacraient le vin en bouteilles et en tonneaux ; qu’ils tenaient des conventicules dans des caves où après avoir, jusqu'à l’ivresse, usé de libations, ils commettaient toutes sortes d’abominations sexuelles (Laur. Byzvn. Diar. Dell. Hussit. ; Ludewig, VI. 129-30).

[14] Palacky, Documenta, p. 194-204, 506. — Mladonowic, Rolatio (Palacky, p. 252). — Le concile même reconnut le caractère inquisitorial de la procédure. Dans la sentence de Jérôme de Prague, il inséra cette phrase : Hæc sancta synodus Constantiensis in causa inguisitionis hæreticæ pravitatis per eamdem sanctam synodum mota. — Von der Hardt, IV. 766.

[15] Déjà, en 1411, Huss avait énergiquement nié devant Jean XXII qu’il crût à la persistance de la matière et à l’inefficacité des sacrements administrés par des mains impures (Palacky, p. 10. Cf. p. 104-5, 170, 174-85).

[16] [En 1897 encore, un prisonnier innocent, captif dans une île presque inaccessible, fut soumis, par ordre exprès d’un ministre, au même régime que Huss. Cela s’appelait la double boucle de nuit. — Trad.]

[17] Pour tenter de refusera Huss l'inaliénable privilège de la rétractation, on se fondait sur la traduction faussée d’un passage de son adresse écrite en langue tchèque à ses disciples. Dans ce passage, on faisait dire à Huss que, s’il était forcé d'abjurer, il promettait de le faire des lèvres seulement, et non du cœur (Palacky, p. 274, 311). Pour l'interprétation, le concile était naturellement à la merci des ennemis bohémiens de Huss.

[18] Huss ne fut pas le premier qui souffrit de la nécessité légale de confesser l’erreur en l'abjurant. Dans le procès des Templiers anglais, William de la More, Précepteur d’Angleterre, et Humbert Blanc, Précepteur d’Aquitaine, refusèrent d’abjurer, parce qu’ils ne voulaient pas confesser des hérésies qu’ils n’avaient jamais entretenues. — Wilkins, Concil., II. 340, 393.

[19] Pour apprécier exactement la portée des concessions offertes à Huss, il faut se rappeler quelles rigoureuses et minutieuses formules d’abjuration étaient communément employées par les inquisiteurs, attentifs à ne laisser subsister aucune équivoque qui pût permettre d’échapper au châtiment en cas de rechute, et à exiger que le pénitent trahît ses complices en hérésie. Voyez Modus Procedendi (Martène, Thesaur. V ; 1800-1). — Lib. Sentent. Inq. Tolosan. p. 215. — Bern. Guidon. Practica, p. 92-3 (éd. Douais).

[20] Richental dit que Huss fut livré au bras séculier avec l’appel ordinaire à la clémence ; mais le texte de la sentence, publié par Von der Hardt, ne contient pas cette clause. Peut-être cette formalité fut-elle omise à la requête de Sigismond, qui jugeait avoir encouru assez de responsabilité ; on relève la même omission dans la sentence de Jérôme de Prague (Von der Hardt, IV. 771).

[21] C’est simplement l’insuffisante connaissance de la jurisprudence ecclésiastique du moyen-âge qui a conduit certains historiens à considérer comme exceptionnelles les affaires de Huss et de Jérôme. Même un auteur bien informé tel que Lohler n’hésite pas à dire : Hussent Verbrennung war, mil dem Massiah des damaligen Rezhts gemessen, ein warer Justizmord (Herzog’s Real-Encylclop. VI, 392).

[22] La colère des Bohémiens avait été excitée, quelques jours avant le supplice de Huss, par la nouvelle qu’à Olmütz un étudiant de Prague, nommé Jean, considéré comme un fidèle serviteur de Dieu, avait été, en douze heures de temps, arrêté, torturé, condamné et brûlé. — Palacky, Documenta, p. 361.

[23] Dans l'acte d'accusation finalement dressé contre Jérôme par le Promotor Hæreticæ Pravitatis, il lui est spécialement reproché d’avoir refusé d’écrire la lettre qu’il avait promis d’envoyer en Bohême. Cependant l’existence de cette lettre, écrite le 12 septembre, est avérée. Dans l'adresse suprême qu’il lança au concile comme un défi, Jérôme dit qu'il a écrit cette lettre par crainte du bûcher et qu’il désire à présent la révoquer (V. d. Hardt, IV. 688, 701).