En
1209, quand Othon IV alla se faire couronner à Rome, Henry de Veringen,
évêque de Strasbourg, prit part à l’expédition. Nous avons vu le scandale
causé, parmi les ecclésiastiques de la suite impériale, par la tolérance dont
jouissaient presque ouvertement les hérétiques dans la cité pontificale. Il
dut y avoir, entre les prélats allemands et italiens, un échange de
récriminations. Peut-être les Italiens engagèrent-ils leurs collègues à
surveiller eux-mêmes plus attentivement l’orthodoxie de leurs diocèses
germaniques. En tout cas, l’évêque Henry ramena, dit-on, plusieurs
théologiens prêts à punir tout manquement à la foi. Une courte enquête lui
révéla, à sa grande horreur, que le pays était rempli de mécréants. On
organisa alors des recherches qui aboutirent bientôt à l’arrestation de cinq
cents individus appartenant à toutes les classes de la société. Henry était,
pour son temps, assez humain : il essaya, de bonne foi, d’obtenir la
conversion de ses prisonniers. A cette fin, il institua des discussions théologiques
; mais son clergé était bien inférieur aux sectaires pour la connaissance de
l’Ecriture et cette tentative profita peu à l’orthodoxie. Il fallait
évidemment recourir à de plus énergiques mesures : Henry annonça que tous
ceux qui persisteraient dans l’erreur seraient brûlés. Cet avertissement mit
à la raison nombre de rebelles. On livra avec empressement les livres et les
écrits hérétiques, et les sectaires abjurèrent. Pourtant, une centaine
d’entre eux, dont douze prêtres, vingt-trois femmes et beaucoup de nobles,
s’entêtèrent à l’instigation d’un prêtre de Strasbourg, nommé Jean. Les
fonctionnaires épiscopaux ignoraient le premier mot de la procédure
applicable aux hérétiques, si bien qu’ils ne surent comment condamner les
réfractaires. On jugea pourtant nécessaire d’instituer une forme de procès et
l’on eut recours à la vieille ordalie du fer rougi au feu. Les hérétiques
protestèrent contre cette épreuve qui constituait, disaient-ils, un véritable
défi à Dieu ; mais toutes leurs objections furent inutiles. Ceux qui niaient
leur hérésie furent soumis à l’ordalie, et, comme bien on pense, peu en
sortirent indemnes. Un d’entre eux, nommé Reinhold, adressa à Innocent III un
appel contre l’emploi de cette méthode ; le pape répondit promptement en interdisant
désormais l’application de l’ordalie à ce genre d’affaires. Pourtant,
affirment les contemporains, l’efficacité de ce moyen était démontrée par une
abondance de miracles. Ainsi, un hérétique qui se repentit au dernier moment
fut divinement guéri de sa brûlure et, par suite, acquitté. Il rentra chez
lui tout joyeux ; mais sa femme lui reprocha cette lâcheté et il retomba dans
l’erreur. Immédiatement, la brûlure reparut, en même temps qu’une plaie
semblable frappait la main de la femme. Leurs souffrances étaient telles
qu’ils ne pouvaient retenir leurs cris. Craignant de se trahir, ils
s’enfuirent dans les bois, pour y hurler comme des bêtes sauvages. Ces
hurlements les firent bientôt découvrir. Avant que se fussent refroidies les
cendres des autres hérétiques, tous deux avaient partagé leur sort. Un des
nombreux hérétiques reconnus à Cambrai, vers la même époque, se lira
d'affaire plus heureusement. Marchant au bûcher, il prêta l'oreille aux
exhortations d’un prêtre et commença à se repentir et à se confesser. Avec
les progrès de sa résipiscence, sa main peu à peu se cicatrisait : quand il
reçut l’absolution, il ne portail plus trace de brûlure. Le prêtre alors
appela sur son pénitent l’attention des juges et le proclama innocent. Sur le
témoignage de la main nette de toute blessure, l'homme fut acquitté. A
Strasbourg, la même ordalie prouva l’hérésie de quatre-vingts impénitents.
Tous furent brûlés le même jour dans un fossé situé hors des murs. Au XVIe
siècle ce fossé était encore désigné par les citoyens sous le nom de Ketzergrube.
Les biens des condamnés furent dûment confisqués et partagés entre les
magistrats et tous les hommes qui avaient si heureusement contribué à venger
la foi[1]. Il ne
faut pas croire que Strasbourg fut le centre d’une hérésie isolée, ni que ce
fût là un cas unique de persécution à cette époque. Pendant les années qui
suivirent, des documents fragmentaires font allusion à la découverte et au
châtiment de l’hérésie en d’autres localités, preuve que la population des
provinces était profondément infectée et que les hérétiques étaient
impitoyablement exterminés quand, malgré l'ignorance et l’indolence du
clergé, on réussissait à les découvrir. Mais il se trouve que les seuls
événements de Strasbourg ont été relatés en tous leurs détails ; aussi nous
fournissent-ils de précieux renseignements sur les méthodes employées a ce
moment par l’inquisition épiscopale et sur la nature des sectes dissidentes
de l’époque. Les
Cathares avaient entièrement disparu d’Allemagne. D’ailleurs, leur
établissement y avait toujours été peu solide. Le sol allemand était,
semble-t-il, impropre à cette culture essentiellement méridionale. En
revanche, les Vaudois étaient nombreux, ainsi que des sectaires connus sous
l’appellation d’Ortlibenses ou Ordibarii. Nous
avons vu avec quelle rapidité les Vaudois se répandirent de Bourgogne en
Franche-Comté et en Lorraine. En 1199, Innocent III essaya vainement d’amener
les Vaudois de Metz à livrer leurs versions profanes de l’Écriture et envoya
l’abbé de (liteaux et deux autres abbés pour refréner le zèle de ces
hérétiques. Les abbés remplirent dignement leur mission, prêchèrent la bonne
parole aux égarés et brûlèrent tous les exemplaires des livres défendus sur
lesquels ils purent mettre la main. Pourtant, le silence du chroniqueur
permet de croire qu’aucun hérétique ne monta alors sur le bûcher. Cette
mansuétude provoqua chez les hérétiques un redoublement d’audace. Quelques
années plus tard, l'évêque Bertrand, prêchant à la cathédrale, reconnut parmi
ses auditeurs deux mécréants. Les désignant du doigt, il dit : « Je vois
parmi vous des missionnaires envoyés par le Démon. Ce sont des criminels qui,
en ma présence, ont été, à Montpellier, condamnés, pour hérésie et rejetés de
l’Eglise. » Sans se déconcerter, les Vaudois et un de leurs amis
répliquèrent à cette interpellation par des insultes ; puis, quittant
l’église, ils attroupèrent la foule et prêchèrent leurs doctrines. L’évêque
n’avait aucun pouvoir pour leur imposer silence ; quand il voulut employer la
force, il se heurta à l’opposition des plus considérables citoyens de la
ville, sous la protection desquels les Vaudois purent sans danger propager
leurs erreurs. En ce lieu, comme en beaucoup d’autres villes, les querelles
qui divisaient le peuple et l’évêque paralysaient l’action de l’Eglise.
Aussi, pendant de longues années, les Vaudois continuèrent à infecter la
ville et à y gagner des partisans. On ne
saurait donc s'étonner que presque tous les hérétiques brûlés à Strasbourg en
1212 appartinssent à celte secte. D’après leurs écrits et leurs confessions,
on dressa une liste de trois cents erreurs, plus tard condensée en dix-sepl
propositions, qu’on lut au peuple en présence des condamnés, tandis qu’on les
menait au supplice. Le chef des hérétiques, le prêtre Jean, reconnut
l’exactitude de toutes ces propositions, à l’exception d’une seule,
concernant des aberrations sexuelles, qu’il démentit avec indignation. Les
autres points de doctrine suffisent à montrer avec quelle rapidité leurs
théories avaient été poussées jusqu’aux conclusions extrêmes, et aussi quel
infranchissable fossé les séparait désormais de l’Église. Ils rejetaient
toute ordination, ce qui les amenait à abolir le célibat sacerdotal ; la négation
du purgatoire, définitivement posée en principe, ôtait toute valeur aux
prières et aux messes pour les morts. Enfin, bien avant saint François et ses
disciples, les Vaudois avaient découvert le dogme affirmant l’état de
pauvreté absolue du Christ et de ses disciples[2]. Les Ortlibenses
ou Ordibarii comptaient également des représentants parmi les victimes
de Strasbourg. Celte secte mérite une étude assez détaillée, bien qu’elle ne
fût pas alors très importante. En effet, malgré le petit nombre de ses
adeptes, elle constitue la première manifestation d’une tendance particulière
vers la liberté de pensée, que nous verrons apparaître sous diverses formes
en Allemagne. De plus, par sa ténacité presque invincible, elle fut le plus
sérieux ennemi contre lequel eut à lutter l’Inquisition. Au
début du siècle, un scolastique de Paris, Maître David de Dînant, auquel sa
subtilité dans l’argumentation avait concilié la faveur d'Innocent III,
s’était laissé aller à de dangereuses spéculations, dérivant de
l’Aristotélisme tel que l’avaient transmis les commentateurs arabes,
c’est-à-dire corrompu par des éléments néo-platoniciens et transformant le
théisme grec en une sorte de panthéisme mystique. Ces spéculations furent
continuées par son collègue en théologie, Amauri de Bêne, favori de
l'héritier présomptif, le prince Louis. Les théories d’Amauri furent
condamnées en 1201 par l’Université. Le philosophe en appela au Saint-Siège,
mais il fut contraint d'abjurer en 1207 et mourut, dit-on. de douleur.
Cependant il laissait des disciples, qui propagèrent secrètement ses
doctrines. C’étaient, pour la plupart, des hommes instruits et intelligents,
des théologiens de l’Université et des prêtres ; parmi eux se trouvait
également un orfèvre, nommé Guillaume, considéré comme le prophète de la
petite secte. Des spéculations aussi audacieuses ne pouvaient demeurer
stationnaires. Les prémisses posées par David et Amauri furent poussées à des
conclusions inattendues, grâce à l’effort de continuateurs désireux de
condenser la doctrine en un système qu’on put répandre facilement dans le
peuple. Amauri avait enseigné que Dieu était l’essence de toutes les
créatures et que, comme la lumière n’était visible que dans l’air, ainsi Dieu
était invisible hors de ses créatures. De là à affirmer qu’après la mort tous
les êtres retourneraient à Dieu et se réuniraient en lui pour goûter le repos
éternel, il n'y avait qu’un pas. C’était la négation des doctrines de la
rétribution future, du purgatoire, de l’enfer, et, comme les Amauriens ne
manquèrent pas de le faire remarquer, la ruine des innombrables observances
grâce auxquelles l’Église, disposant du pouvoir des « clefs » et du trésor de
salut, régentait les consciences et la fortune des hommes. Si ces doctrines
détruisaient toute l’organisation ecclésiastique, elles étaient, moralement,
tout aussi subversives, car elles enseignaient que l’amour et la charité
affranchissaient du péché tout acte commis sous l’inspiration de ces
sentiments et que tout homme plein du Saint-Esprit était impeccable, à
quelque crime qu’il pût s’abandonner ; car l’Esprit, étant Dieu, ne peut
pécher, et l’homme, qui n’est rien par lui-même, ne saurait non plus pécher,
tant que l’Esprit de Dieu est en lui. Ces
assertions étaient propres à exercer une irrésistible attraction sur les
esprits enclins à l’exaltation mystique. L’orthodoxe César de Heisterbach
lui-même affirme que bien des choses, interdites aux pécheurs, sont permises
aux saints : où réside l’Esprit de Dieu, réside la liberté ; aie la charité
et agis à ta guise. Ce mot, une fois proféré, ne pouvait plus être étouffé.
Les plus persistants et les plus impitoyables efforts de répression
demeurèrent vains. Ces dangereux sommets de spiritualité surhumaine
continuèrent à attirer les hommes, impatients des limites imposées à leur
fragilité, jusqu’à l’époque de Molinos et des Illuminés, jusqu’aux
rêveries de Madame Guyon et des Quiétistes. Pourtant,
l’hérésie Amaurienne fut rapidement terrassée en son lieu d’origine. Dans son
zèle de prosélytisme, Guillaume l’orfèvre rencontra, en 1210, un certain
Maître Raoul de Nemours, qui feignit d’être prêt à se laisser convaincre et
alla dénoncer la chose à Pierre, évêque de Paris, et à Maître Robert de
Curzon, surveillant pontifical de la prédication en France. Sur l’avis de ces
personnages, il simula une conversion, accompagna les Amauriens dans un
voyage de mission qui dura trois mois et poussa jusqu’à Langres. Nous sommes
en partie renseignés sur les habitudes de la secte, par ce qu’on nous dit des
moyens dont se servit l’espion pour entretenir l’erreur. Levant sa face vers
le ciel, il prétendait être ravi en extase ; puis, reprenant ses sens, il racontait
les visions qui l’avaient récompensé ; mais, sollicité de prêcher
publiquement la nouvelle doctrine, il réussissait toujours à s’y dérober. Une
fois pleinement renseigné, il communiqua aux autorités toutes les
informations qu’il possédait. Des arrestations furent opérées. Un concile
d’évêques se tint à Paris et n’eut pas de peine à condamner tous les
prévenus. Ceux qui étaient dans les Ordres furent dégradés : tous furent
livrés aux autorités séculières. Mais il n'y avait pas alors de loi qui fixât
le châtiment de l’hérésie. Le sort des condamnés ne fut donc pas décidé sur
le champ. On attendit le retour du roi, alors absent. Finalement, quatre des
chefs furent punis d’emprisonnement à perpétuité ; on brûla dix adeptes, qui
affrontèrent le bûcher avec un calme intrépide. On épargna charitablement les
pauvres gens des deux sexes qui s’étaient laissé séduire. Quelques exécutions
eurent lieu en d’autres villes, C’est ainsi qu’à Amiens un des hérésiarques,
Maître Godin, fut jugé et brûlé. Les restes d’Amauri furent exhumés et livrés
aux chiens ; après quoi on dispersa ses os dans les champs. La lecture des
écrits de ces visionnaires fut interdite, l’étude des sciences naturelles
suspendue pendant trois ans à l’Université. Les œuvres d’Aristote, qui
avaient causé la naissance de cette hérésie, furent publiquement brûlées. La
doctrine de l’impeccabilité pouvait déchaîner les passions les plus violentes
chez les gens qu’une exaltation spirituelle, n’affranchissait pas des
faiblesses de la chair. Aussi y avait-il peut-être quelque vérité dans les
accusations répandues sur le compte des Amauriens, d’après lesquelles les
adeptes des deux sexes se seraient livrés à de scandaleux excès, sous
prétexte de céder aux exigences de l’amour chrétien. Pourtant, la désignation
populaire de Papelards, appliquée aux sectaires, montre qu’ils conservaient
tout au moins des apparences de sainteté et de dévotion et qu’ils
s’abstenaient prudemment de mettre en pratique leurs théories sur l’inutilité
des sacrements et du culte extérieur. L’hérésie
était donc écrasée là même où elle avait pris naissance. On n’en entend plus
parler désormais : il est dit seulement que certains docteurs l’enseignèrent
dans le Dauphiné, où ils furent confondus avec les Vaudois. Puis, en 1223, Honorius
III ordonna de détruire le Peri Physeos d’Érigène, où Amauri avait,
croyait-on, trouvé la source de ses spéculations. Cependant la semence
s’était répandue au loin et devait lever sur le sol étranger. L’Université de
Paris attirait, de tous les pays d’Europe, d’ardents chercheurs de savoir ;
parmi les étrangers, les Amauriens pouvaient facilement trouver des adeptes
capables d’entreprendre des missions efficaces. En 1215, Robert de Curzon
impliqua les œuvres d'un certain Maurice l'Espagnol dans la condamnation
qu'il prononça contre les écrits de David et d’Amauri. Un autre disciple fut,
dit-on, Ortlieb de Strasbourg, le maître de ces sectaires auxquels était
resté son nom et qui eurent à Strasbourg la fin que, nous savons. D'ailleurs,
on reconnaissait que l'hérésie n’était pas éteinte, puisqu’en 1215 le grand
concile de Latran jugeait encore nécessaire de porter une condamnation
formelle contre les doctrines d’Amauri, qu'il stigmatisa d’ailleurs plutôt
comme insensées que comme hérétiques[3]. On sait
peu de chose sur la foi professée à l’origine par les Frères du Libre Esprit,
nom sous lequel se désignaient eux- mêmes les disciples d’Ortlieb. Le
principal document qui nous éclaire sur leurs doctrines, au XIIIe siècle, a
trait moins aux principes qu’aux conséquences, qui comportaient le refus
d'admettre l'efficacité des observances sacerdotales. Mais on est justifié à
leur attribuer des tendances panthéistes, parce qu’ils affirmaient l’éternité
de l’univers incréé, promettaient à tous la vie éternelle en niant la
résurrection de la chair et représentaient de façon mystique, par trois
membres de la secte, la divine Trinité. On ne leur reprochait aucune
immoralité ; au contraire, la plus sévère continence était prescrite par eux,
même dans le mariage ; l’enfantement n'était permis que spirituellement ; les
seuls fils qu’on dût avoir devaient être procréés par la conversion.
L’homicide, le mensonge, le serment étaient strictement défendus. Il est fort
probable qu'en Alsace la prédominance des Vaudois et les sympathies nées
d’une commune proscription durent modifier considérablement les opinions des
disciples d’Ortlieb. Les persécutions de 1212 ne les exterminèrent pas : ils
furent, dit-on, poursuivis plus tard, en 1216, jusque dans le canton suisse
de Thurgovie. Vers le milieu du siècle ils étaient très nombreux en Souabe,
surtout dans le voisinage de Nordlingen et d'Œttingen. Albert le Grand les
jugeait assez dignes d’attention pour mériter qu’il dressât une longue liste
de leurs erreurs. On ne
tarda pas à tirer, des prémisses du panthéisme, une conséquence
particulièrement odieuse aux orthodoxes. Si Dieu était l’essence de toutes
les créatures, il était impossible d’en exclure Satan lui-même : si toutes
devaient un jour être réunies en Dieu, Satan et les anges déchus ne pouvaient
être condamnés à l’éternelle damnation. En admettant les théories de ces
hérétiques, on était entraîné à des conclusions diverses, selon qu’on
attribuait plus ou moins d’importance à telle ou telle série de propositions.
Certains adeptes s’attachaient particulièrement à la théorie qui concernait
Satan ; comme leurs assertions exaspéraient au plus haut point les
orthodoxes, on les classait dans une secte spéciale, sous le nom de
Luciférains. On parlait beaucoup de cette hérésie, mais nous en trouvons peu
de représentants. On exagérait leurs doctrines où l’on prétendait trouver le
culte de Satan, et on les comprenait dans la liste des hérétiques
périodiquement anathématisés. Le zèle des persécuteurs leur attribuait certainement
plus d’importance que n’en méritait le nombre restreint de leurs adhérents.
Les récits les plus extravagants et les plus odieux circulaient sur le compte
de leurs rites démoniaques. Sous l'influence de superstitions courantes, ces
rites prirent la forme de la sorcellerie, dont ils aidaient à préciser les
formules et les tendances. A l’époque que nous étudions, ils furent le
prétexte de la plus sauvage et de la plus furieuse épidémie de persécution
dont le monde eut encore été témoin. La
première manifestation de ce délire apparaît dans l’affaire de Henry Minneke,
prévôt des religieuses cisterciennes de Neuwerke, à Goslar. Au début du XIIIe
siècle, l'Allemagne ne possédait encore aucune organisation inquisitoriale ;
les prélats ignoraient le premier mot de la procédure à suivre contre les
ennemis de la foi. En 1222, Minneke fut accusé de certaines opinions
hérétiques devant son évêque, le fanatique Conrad von Reisenberg, de Hildesheim.
Une assemblée de prélats se tint à Goslar, reçut le témoignage des
religieuses et jugea Minneke coupable. On lui ordonna simplement de cesser
d’enseigner ses doctrines. Ayant fait infraction à cet ordre, il fut cité à
comparaître devant l’évêque Conrad, qui l'interrogea pendant trois jours, le
condamna à retourner dans son monastère des Prémontrés et ordonna l’élection
d’un autre prévôt. Minneke ne se soucia pas davantage de cette nouvelle
décision, jugeant apparemment que son immunité monacale l’affranchissait de
la juridiction épiscopale. L’évêque eut pour seule ressource d’implorer
l'intervention d’Honorius III. Le pape ordonna l’exécution de la sentence :
les religieuses interjetèrent appel à la cour de Rome et à l’Empereur. Les
deux appels furent également rejetés. Minneke était, disait-on, un membre gangrené,
de l’Église, qu'il importait de couper ; les religieuses devaient se réjouir
d’être délivrées de sa néfaste influence. Cependant Minneke tenait bon :
l'évêque fut obligé de demander conseil au cardinal-légat Cinthio de Porto,
avant de se risquer à jeter en prison l’indomptable hérétique. De sa prison,
Minneke adressa lui-même un appel au pape, affirmant qu’on l’avait condamné
sans l’entendre, implorant un jugement régulier, offrant de se soumettre à
l’incarcération perpétuelle s’il refusait d’abjurer toute opinion erronée
dont on pourrait le convaincre. En réponse (mai 1224), Honorius ordonna à l’évêque
Conrad de faire comparaître son prisonnier devant le légat et des prélats
assemblés, pour interrogatoire et jugement définitif. Vers le 1er octobre, Cinthio
convoqua à Bardewick les évêques de l’Allemagne du Nord. Ce tribunal déclara
Minneke convaincu d'avoir encouragé les religieuses à voir en lui un être
supérieur à tout homme né d’une femme' ; sur divers points, il avait fait
fléchir la sévérité de la discipline cistercienne ; dans ses sermons, il
avait déclaré que le Saint-Esprit était le Père du Fils et fait de l’état de
virginité un éloge de nature à représenter le mariage comme un péché ; dans
une illumination, il avait vu Satan implorer le pardon de Dieu ; enfin il
avait affirmé l’existence céleste d’une femme supérieure à la Vierge, et
nommée Sagesse (Sophia). Il fallut encore un autre synode, à Hildesheim, le 22 octobre,
pour terminer l’affaire. Minneke comparut, fut reconnu coupable et dégradé de
la prêtrise. Mais l’évêque Conrad était si peu sûr de son autorité que la
sentence fut publiée sous le sceau du légat. Le condamné, livré au bras
séculier, fut brûlé en 1225. L’importance attribuée à l’assertion qui avait
trait au pardon demandé par Satan, apparait dans ce fait que Minneke fut
stigmatisé des appellations de Manichéen et de Luciférain. Cette
affaire présente à nos yeux un intérêt particulier par la participation au
jugement définitif d’un homme qui remplit de sa renommée l’Allemagne entière
et fut la plus parfaite incarnation du fanatisme effréné de l’époque, Conrad
de Marbourg. Bien que prêtre séculier et indépendant des Ordres mendiants[4], Conrad vécut dans lin état
d’absolue pauvreté et gagna son pain par la mendicité. Il aurait pu aspirer
aux plus 326 hautes dignités ecclésiastiques, car l’Église le vénérait comme son
plus grand apôtre : pendant des années, le landgrave Louis mit à sa
disposition tous les bénéfices de la Thuringe ; pourtant, Conrad n’en accepta
jamais aucun. Uniquement dévoué à la lèche de servir le Seigneur, il
dirigeait tous les efforts de son âme ardente et inflexible vers un seul but
: avancer sur la terre le royaume céleste, suivant la lumière divine qui
était en lui. Le
caractère dur et de cerveau étroit, Conrad poussait l'ardeur de la bigoterie
jusqu’à la démence. Comment il concevait les devoirs de l’homme envers son
créateur et comment ses convictions l’amenèrent à abuser de son autorité
illimitée, c’est ce que permet de juger pleinement sa carrière de directeur
spirituel de sainte Élisabeth de Thuringe. Fille d’André dé Hongrie,
Élisabeth, née en 1207, mariée à treize ans, en 1221, à Louis de Thuringe, un
des plus puissants princes allemands, mère à quatorze ans, veuve à vingt,
mourait dans sa vingt- quatrième année, de la suite des pratiques austères
qu’elle s’était imposées. Ce fut un exemple très rare de douceur et
d’abnégation féminines, comme de toutes les vertus chrétiennes et de toutes
les aspirations spirituelles. A peine âgée de dix-huit uns, elle se soumit à
la direction de Conrad, qui entreprit de discipliner celte âme angélique avec
une férocité de démon. Un lait fera juger quelle obéissance implicite il
exigeait d’elle : un jour, comme il l’avait mandée à l’un de ses sermons,
elle ne put se rendre à celte invitation par suite de la visite inattendue de
sa belle-sœur, la Margravine de Misnie. Conrad déclara, avec colère, qu'il
abandonnerait désormais sa pénitente. Le lendemain, Élisabeth se rendit
auprès de lui et implora son pardon. Comme il demeurait inflexible, elle se
jeta à ses pieds. Les suivantes, qu'il enveloppait dans le même blâme,
s’associèrent à la contrition de leur maîtresse. Conrad les fit dépouiller de
tous leurs vêtements, ne leur laissant que leurs chemises, et les fit
fouetter énergiquement. Naturellement, il inspirait à Élisabeth une terreur
extrême ; cette malheureuse princesse disait souvent : « Si je redoute à ce
point un homme mortel, jusqu'à quel point faut-il que je tremble devant Dieu
? » Après la mort de Louis, qu'elle avait tendrement aimé, son beau- frère,
Henry, la dépouilla et la chassa, sans un sou, elle et ses enfants ; elle se
soumit avec résignation et gagna son pain en mendiant. Quand l’usurpateur fut
obligé de donner une compensation en espèces à Élisabeth pour la perte de son
douaire, elle s’empressa de distribuer celte somme en aumônes. Sous
l'influence du piétisme malsain que lui avait inculqué Conrad, elle abandonna
ses enfants à la grâce de Dieu et se consacra à la tâche de secourir tous les
déshérités et tous les lépreux qu’elle rencontrait. Elle montra la profondeur
de son humilité le jour où la calomnie incrimina ses relations avec Conrad.
Comme on l’avertissait de ce scandale et qu'on l'invitait à la prudence, elle
exhiba la discipline ensanglantée qui servait à ses flagellai ions et dit : «
Voici l’amour que me porte ce saint homme. Grâces soient rendues à Dieu qui a
daigné agréer de moi ce dernier sacrifice ! J'ai renoncé à tout, dignités,
richesse, beauté ; je.me suis faite mendiante ; je n'ai conservé pour unique
ornement (pic ma pudeur de femme ; s'il plaît à Dieu de me prendre ce dernier
bien, je verrai là encore une faveur spéciale. » Le brutal fanatisme de
Conrad s’efforçait systématiquement de briser cette âme, déjà si contrite et
si humble. En toute chose, de propos délibéré, il contrariait les désirs
d'Elisabeth et exigeait d’elle tous les sacrifices imaginables. Pour le seul
plaisir de mettre le comble à ses afflictions, il chassa, une à une, les
fidèles suivantes qui l’idolâtraient ; il n’épargna même pas Goda, compagne
chérie des années d'enfance passées en Hongrie. Comme elles disaient
elles-mêmes : « Il fit cela par bonne intention, craignant que notre
influence rappelât le souvenir de la splendeur passée, et souhaitant de
priver Elisabeth de tout réconfort humain, de telle sorte qu'elle dut se
confier entièrement à Dieu. » Toute désobéissance de la pénitente était punie
de brutalités et de coups, qu’elle subissait avec joie, en souvenir des
souffrances imposées au Christ. Un jour il la manda auprès de lui à
Oldenbourg, pour décider s’il y avait lieu de la faire entrer dans un couvent
extrêmement rigoureux, établi en cette ville. Les religieuses demandèrent à
Conrad de permettre qu’Élisabeth vint leur rendre visite. Il consentit,
pensant qu’elle déclinerait l'invitation en raison de l'excommunication
suspendue sur la tête de quiconque pénétrait dans l’enceinte consacrée. Mais
la pauvre femme, croyant avoir le droit d’entrer au couvent, s’y rendit,
accompagnée de sa suivante Irmengarde, qui resta dehors après avoir reçu la
clé et ouvert la porte. Pour les châtier, Conrad leur ordonna de se coucher à
terre et chargea son fidèle compagnon, le moine Gerhard, de les frapper avec
un gros bâton, de telle façon qu’elles portassent pendant des semaines les
marques de cette bastonnade. Aussi, au siècle suivant, le mystérieux Ami
de Dieu de l’Oberland, parlant de sainte Elisabeth, avait le droit de
dire qu’elle s’était abandonnée, non pas à Dieu, mais â un homme bien
inférieur à elle-même, tant par l'intelligence naturelle que par les dons de
la grâce divine. Dans
tous ces actes de Conrad, il faut noter non seulement la brutalité des
procédés d’un homme qui considérait la torture, morale et physique, comme le
plus efficace adjuvant du salut, mais encore l'arrogance de cet être qui,
sans la moindre hésitation, assuma le rôle d’un dieu vengeur punissant
l’humanité de sa faiblesse et de son péché. Quand un individu de cette
espèce, enflammé du plus ardent fanatisme, se voyait armé d'un pouvoir sans
contrôle et se croyait engagé dans une querelle personnelle avec Satan, son
enthousiasme affolé ne pouvait conduire qu’à des catastrophes. Il serait
injuste de faire peser sur lui la responsabilité des maux qu’il causa. Les
coupables furent ceux qui, de sang-froid, choisirent un tel instrument,
chauffèrent à blanc son zèle insensé et déchaînèrent ensuite sa rage aveugle
et folle contre des populations sans défense. Conrad
jouissait depuis longtemps d’une réputation particulière ; ses qualités
étaient bien connues des hommes qui se servirent de lui. Son éloquence
brûlante était faite pour émouvoir les passions populaires. Aussi, dès 1214,
s'était-il vu conférer l'honneur d’aller en Allemagne prêcher la croisade qui
fut un des motifs de la convocation du grand concile de Latran. A partir de
ce jour, son activité ne se démentit jamais. On dit qu’il participa aux
persécutions dirigées à l'occasion contre l'hérésie. Bien qu’aucun détail
n'en soit parvenu jusqu’à nous, il y a lieu de croire à la vérité de cette
assertion. Sa mission de prédicateur le mettait en relations directes avec Rome,
et les succès qu’il remporta, amenant des milliers d'hommes à prendre la
croix, lui valurent une haute réputation auprès de la curie, réputation
accrue sans doute par le désintéressement de ce serviteur qui ne réclamait
aucun salaire, l’eu à peu, on en vint à l’employer comme représentant de la
papauté dans des affaires importantes, et son infatigable énergie le rendit
de plus en plus précieux. En 1220, on lui confia la tâche d’amener, par la
menace des censures de l’Église, l’empereur Frédéric à l’exécution tant
différée de son vœu de croisade en Terre Sainte. De plus, Conrad fut chargé
de diriger la campagne de prédication en faveur de celte croisade, et reçut à
cet effet le pouvoir de choisir par toute l’Allemagne des collaborateurs.
Dans les lettres ayant trait à celte affaire, il est désigné sous le nom de Scholasticus,
ce qui montre qu’à cette époque il occupait, à Mayence, le poste de chef des
écoles ecclésiastiques. En 1227 un témoignage venu de plus haut encore
atteste la confiance qu’on avait en lui. Au mois de mars, Grégoire IX était
monté sur le trône pontifical, avec la ferme résolution d’écraser la
puissance naissante de l’hérésie et, si possible, d’ôter à l’adversaire
l’excuse qu’offrait la corruption du clergé. Nous avons vu comment, le 20
juin 1227, il tenta à Florence la création d'une sorte d’inquisition, confiée
à un Dominicain. En Allemagne, Conrad était, semble-t-il, le seul homme sur
lequel on pût compter. Le 12 juin, huit jours avant la nomination de Giovanni
di Salerno, Grégoire écrivit à Conrad pour le féliciter de la diligence qu’il
apportait à la poursuite des hérétiques, diligence dont tous les détails sont
malheureusement perdus. Pour que les efforts de Conrad fussent encore plus
efficaces, le pape l'engageait et l’autorisait à choisir tous les
collaborateurs qui lui sembleraient dignes de lui, et à entreprendre, avec
l’aide de ces auxiliaires, la recherche de tous les individus atteints par la
contagion de l’hérésie : ainsi l’on pourrait, avec toute l’autorité
nécessaire, arracher l’ivraie qui souillait les champs du Seigneur, bien que
l’Inquisition fût encore à peine un projet, c’était là, par anticipation, un
mandat d’inquisiteur général pour l’Allemagne. Ce n’est pas faire tort à
Grégoire que de Penser qu’un des motifs de cette nomination était le désir de
substituer l’autorité papale à la juridiction épiscopale, jusqu'alors chargée
de persécutions locales et intermittentes. Huit
jours plus tard, le 20 juin, Conrad reçut un nouveau mandat qui augmentait
considérablement son pouvoir et son influence. L’Église allemande était aussi
corrompue et dépravée que ses voisines, et, jusqu'à ce moment, tous les
efforts tentés pour la purifier avaient échoué. En 1223, le cardinal-légat
Cinthio avait convoqué, à Mayence, un grand concile national, où furent
solennellement adoptés une série de canons réformateurs, consciencieusement
élaborés. La tentative n’aboutit pas mieux que les efforts tentés
précédemment et ceux qui suivirent. Il fallait quelque chose de plus. Par sa
vertu sévère et implacable, Conrad paraissait désigné comme le seul
instrument capable d’appliquer le feu salutaire au chancre qui rongeait
l’Église allemande. Grégoire avait résidé jadis, comme légat, au-delà des
Alpes, et connaissait l'état de cette église. Il montre le clergé allemand
adonné à la débauche, à la gourmandise, à tous les vices, comme un bétail
pourrissant dans son fumier ; les prêtres commettent sans cesse des crimes
dont les laïques auraient honte, corrompent le peuple par le mauvais exemple
et font blasphémer le nom du Seigneur. Pour remédier à ces maux déplorables,
le pape donnait à Conrad une mission de réforme, avec pleins pouvoirs pour
imposer l’exécution des règlements édictés par le cardinal-légat. La réforme
des monastères était spécialement recommandée à son zèle. Armé de
ces pouvoirs presque illimités, Conrad était désormais le premier
ecclésiastique de la Germanie. On comprend que son admirateur Théodoric de
Thuringe ait dit qu’il brillait comme un astre sur toute l’étendue de
l’Allemagne, Pourtant, à ce moment, son instinct de déséquilibré lui faisait
consacrer toute son énergie au soin de torturer sainte Elisabeth. On ne voit
pas qu’il ait exercé alors ses fonctions inquisitoriales. La seule mesure de
réforme dont le souvenir nous soit parvenu est la réorganisation du couvent
des religieuses de Nordhausen : il se contenta d’en expulser les religieuses
qui menaient une existence impie. Jamais, cependant, la persécution n’eut
davantage besoin de ses services. L’empereur Frédéric fut excommunié, le 29
septembre de la même année, pour avoir momentanément abandonné son projet de
croisade. Cette excommunication mit aux prises l’Église et l'État, et inspira
aux hérétiques de nouvelles espérances. En tous lieux les missionnaires
redoublaient d’activité et le pays passait pour être rempli de mécréants.
Ceux-ci possédaient, dans chaque diocèse, un évêque auquel ils donnaient le
nom du titulaire régulier : ils prétendaient avoir aussi un pape qu'ils
appelaient Grégoire, de sorte qu’ils pouvaient, en cas de poursuites, affirmer
sous serment leur attachement à la foi de L’évêque et du pape Grégoire. En
1229 on découvrit de nouveau des Vaudois à Strasbourg. Pendant plusieurs
années, la persécution se poursuivit dans cette ville : nombre d’hérétiques
endurcis furent brûlés : d’autres, plus dociles, furent soumis à diverses
pénitences Ces
initiatives locales étaient manifestement insuffisantes. On n'avait pas
encore réussi à édifier un système de persécution généralisée. En 1231
Grégoire s’occupa activement d’organiser un système plus efficace et n’oublia
pas l’Allemagne. Le 20 juin d’envoya aux prélats germaniques les statuts
romains d’Annibaldo et les édits promulgués la même année par le pape. A cet
envoi étaient jointes des lettres blâmant la tiédeur et la mansuétude des
prélats et leur enjoignant de tenir vigoureusement la main à l’application
des nouveaux édits. Déjà, pourtant, la persécution s’était assez développée
pour qu'il fût nécessaire de régler les questions nouvelles soulevées par les
confiscations. Le 2 juin de la même année, la Diète de Worms avait décidé que
les biens allodiaux et les biens meubles reviendraient aux héritiers, les
fiefs au seigneur ; s’il s’agissait de serfs, leurs biens meubles
appartiendraient au maître ; l’Église et les persécuteurs étaient donc exclus
du partage. Sous la vigoureuse impulsion de Grégoire, les évêques se
réveillèrent quelque peu de leur indolence. L’archevêque de Trêves fit une
perquisition dans toute la ville et découvrit trois écoles d’hérétiques en
pleine activité. II convoqua un synode pour juger les individus qu’il put
arrêter, et eut la satisfaction de livrer au bûcher trois hommes et une femme
nommée Leuchardis. Celle-ci avait acquis une réputation d’extrême piété ;
mais, après interrogatoire, on reconnut qu’elle appartenait à la secte
redoutée des Luciférains, qui déploraient la chute de Satan injustement banni
du ciel. Pourtant,
les résultats ne répondaient pas aux désirs de Grégoire. En octobre de cette
même année 1231, il chercha a exciter Conrad à l’accomplissement de son
devoir, en le louant dans les termes les plus exaltés de son activité et de
son succès dans l’œuvre d’extermination des hérétiques, et en l’exhortant,
avec la même exagération, à redoubler d’énergie. Le besoin d’une action
vigoureuse se faisait de plus en plus sentir. Les archevêques de Trêves et de
Mayence rapportaient qu’un apôtre de l’hérésie avait semé l’ivraie par tout
le pays et que non seulement les grands centres, mais les villes et les
hameaux étaient infectés. De plus, un grand nombre d’hérésiarques
travaillaient, chacun dans son district, à supplanter l’Eglise. Conrad reçut
donc des pouvoirs discrétionnaires : il n’était même pas tenu d’écouter les
discussions ; il n’avait qu’à prononcer la sentence qui serait définitive et
sans appel. La justice, apparemment, n’était pas faite pour les gens
soupçonnés d’hérésie. Conrad était autorisé à requérir l’aide du bras
séculier, à excommunier les protecteurs de l’hérésie et à mettre en interdit
des provinces entières. Les récents décrets du Saint- Siège devaient seuls le
guider dans son action. Les hérétiques qui abjureraient bénéficieraient de
l’absolution ; mais on prendrait soin de les mettre à l’abri de toute
nouvelle occasion de faillir, — délicate façon de dire qu’il fallait les
condamner à la prison perpétuelle. Quand Conrad reçut ces pouvoirs
effrayants, il était si gravement malade qu’on désespérait de le sauver ; il
n’était pas encore entièrement rétabli quand sainte Elisabeth mourut, le 29
novembre 1231. Si dur que fût son naturel, Conrad fut vivement affecté de
celte perte ; pendant longtemps, il consacra toute son énergie à de vains
efforts pour obtenir la canonisation de sa pénitente. Cependant il employait
ses intervalles de loisir à exercer son pouvoir contre ceux des hérétiques
que leur malheur mettait à sa portée. A Marbourg même, plusieurs suspects
furent arrêtés, au nombre desquels se trouvaient des chevaliers, des prêtres
et des personnes de haut rang ; certains se rétractèrent, les autres furent
brûlés. En 1232, une excursion à Erfurt fournit à Conrad l’occasion de brûler
encore quatre victimes. Grégoire
ne pouvait qu’être désappointé de résultats si inférieurs à ceux qu'il était
en droit d’espérer. Une ressource lui restait : c’était de voir s'il ne se
trouverait pas, parmi les Dominicains, des hommes de bonne volonté, capables
de se dévouer intrépidement et exclusivement à l’œuvre sainte. En
conséquence, depuis les derniers mois de 1231 jusqu’à la fin de 1232,
diverses congrégations dominicaines reçurent des mandats donnant à leurs
membres qualité pour entreprendre la tâche. Le traité de Ceperano avait, en
1230, rétabli la paix entre l’empire et la papauté : on obtint de Frédéric
qu’il donnât la sanction de l’autorité impériale à ce nouvel essai. En mars
1232, l'Empereur promulgua, de Ravenne, un statut adressé à tous les prélats
et seigneurs de l’empire, ordonnant à tous de collaborer activement à
l’extirpation de l’hérésie et prenant spécialement sous la protection
impériale les Mendiants due le pape déléguerait â cet effet. Frédéric
enjoignit, de plus, aux autorités séculières d’arrêter quiconque leur serait
désigné Parles inquisiteurs, de détenir en lieu sûr, jusqu'à condamnation,
les individus ainsi arrêtés, de faire périr d’une mort terrible ceux qui
seraient reconnus hérétiques ou « fauteurs », et J’emprisonner à
perpétuité quiconque se rétracterait ou abjurerait. La peine de mort devait
frapper les relaps ; jusqu’à la seconde génération, leurs descendants étaient
déclarés incapables de détenir aucun fief ou aucun emploi public. Il y
avait désormais des lois, et des fonctionnaires pour les appliquer. Si Conrad
se montrait négligent, on trouverait d’autres serviteurs enthousiastes et
prêts à l’action. Les événements justifièrent ces prévisions. Soudain entra
en scène un Dominicain nommé Conrad Tors, qui passait pour un hérétique
converti et qui, sans mandat spécial, commença à débarrasser le pays des
fausses doctrines. Il menait à sa suite un laïque nommé Jean, borgne et
manchot, homme pétri de vices, qui sc vantait de reconnaître à première vue
un hérétique. Le témoignage de cet acolyte suffisait apparemment à Conrad,
qui partit en expédition, allant d’une ville à l’autre, condamnant à tort et
à travers. L’excitation de la populace obligeait les magistrats à brûler les
malheureux que le moine leur livrait, bientôt, pourtant, un revirement
d’opinion se produisit. Alors le Dominicain s’assura adroitement l'appui des
nobles en dirigeant ses attaques contre les riches et en éveillant l’espoir d’abondantes
confiscations que se partageraient les amis de la foi. Aux reproches qu’on
lui adressa, il répondit, assure-t-on : « Je brûlerais cent innocents,
s’il se trouvait parmi eux un seul coupable. » Stimulés par cet exemple
éclatant, nombre de Dominicains et de Franciscains se joignirent à lui et
devinrent ses ardents auxiliaires. Est-il
vrai, comme on le rapporte, que Conrad Tors, pour fortifier son autorité, ait
été trouver Conrad de Marbourg et lui ait persuadé de s’associer à sa besogne
? Ou bien Conrad de Marbourg, sentant de loin l'odeur de la bataille,
s’éveilla-t-il de sa torpeur pour se jeter avec rage dans la mêlée ? C’est là
un point qu’on ne saurait élucider de façon sûre. Une chose, du moins, est
certaine : c’est que Conrad de Marbourg apparut, qu’il ne se contenta pas de
prêter aux persécuteurs l'appui de son grand nom, mais qu’il s’appliqua, avec
toute son énergie et sa dureté implacable, à étendre le champ et à aggraver
la fureur des persécutions. L’hérésie
qu’on reprochait aux infortunées victimes de ces massacres n’était pas la
doctrine des Vaudois, mais celle des Luciférains. Maitre Conrad fit au pape
Grégoire une description complète de leurs hideuses pratiques. Ce récit
mérite notre attention, car il nous donne une idée de cette croyance à la
sorcellerie qui, pendant des siècles, déchaîna sur toute l’Europe des maux si
cruels. Il était, d’ailleurs, inévitable que l’adresse dos inquisiteurs ou la
crédulité populaire ajoutassent cet appoint aux doctrines des hérétiques ; en
effet, dès la première apparition du Catharisme à Orléans, en 1022, on
contait sur les rites infernaux des hérétiques des histoires analogues,
reproduites par Gautier Mapes dans la seconde moitié du XIIe siècle. Il est
certain que Conrad obtint, à des milliers d’exemplaires, le récit de ces
fictions sauvages, dans les confessions des malheureux qui comparaissaient
devant son tribunal. Les procès-verbaux d'affaires de sorcellerie, dans les
années qui suivirent, sont trop nombreux et trop authentiques pour qu’on
puisse douter de l’empressement des accusés à s’attribuer les pratiques les
plus abjectes et les plus invraisemblables, afin de complaire au juge qui les
interrogeait et leur inspirait ces réponses. Conrad, il est vrai, ne
disposait pas de la torture, mais la procédure inquisitoriale lui permettait
d’arracher des confessions aussi sûrement qu’à ses successeurs mieux armés. 0’après
ces révélations, quand un novice était admis dans la secte et assistait pour
la première fois à rassemblée, il voyait paraître un crapaud, qu’il baisait
sur le croupion ou sur la bouche ; dans ce dernier cas, la bête déposait
quelque chose dans la bouche de l’initié. Parfois l'animal prenait l’aspect
d'une oie ou d’un canard ; parfois aussi il se faisait « aussi gros qu'un
four ». Ensuite apparaissait un homme d’une extraordinaire pâleur, dont les
yeux étaient les plus noirs du monde et qui n’avait que les os et la peau. Le
novice donnait également un baiser à cet homme, dont la peau était toute
glacée : avec ce baiser, tout souvenir de la foi catholique abandonnait l'âme
du néophyte. Là-dessus, tous les assistants prenaient part à un festin ;
après quoi, d'une statue toujours présente à ces cérémonies descendait une
chatte noire aussi grande qu’un chien, portant la queue basse. Elle
descendait à reculons, présentant son derrière au novice d’abord, qui le
baisait, puis au président de l’assemblée, qui faisait de même, et finalement
à quiconque était « digne » et « parfait » ; ceux
qui étaient « imparfaits » et se jugeaient « indignes »
recevaient du président l’absolution et la paix. Puis chacun reprenait sa
place, on entonnait des chants, et le président demandait à son voisin
immédiat : « Qu’enseigne ceci ? » La réponse était : « La plus profonde paix
» ; un autre ajoutait : « Et que nous devons obéir ». On éteignait ensuite
les lumières et une promiscuité confuse s’établissait entre les adeptes. Après
quoi, on rallumait les chandelles ; chacun reprenait sa place et d’un coin
sombre surgissait un homme étincelant comme un soleil, depuis la tête jusqu’à
la ceinture, et aussi noir que la chatte depuis les hanches jusqu’aux pieds. Cet
Être illuminait de son rayonnement le salle entière. Le président, prenant un
morceau du vêtement du novice, le tendait à l’homme étincelant, et disait : «
Maître, je te donne ce qui m’a été donné » ; l’autre répondait : « Tu m’as
bien servi ; tu me serviras davantage et mieux. Je laisse à tes soins ce que
tu m’as donné ». Sur ces mots, il disparaissait. Tous les ans, a Pâques, les
sectaires recevaient l’hostie, l’emportaient dans leur bouche, et, arrivés
chez eux, la crachaient dans une fosse d'aisances afin de montrer leur mépris
pour le Rédempteur. Ils affirmaient que Dieu avait injustement et
traîtreusement précipité Satan en enfer ; c’est ce dernier qui est le
Créateur, et qui finira par supplanter Dieu. Ce jour-là, ils comptent, grâce
à lui, jouir de l’éternelle béatitude. Ce qui plait à Dieu doit être évité,
ce que Dieu hait doit être chéri. Apparemment,
personne ne révoquait en doute la vérité de ce transparent tissu de
mensonges. Ces révélations agitèrent presque jusqu’à la démence l’homme
crédule qui occupait le siège pontifical. Il répondit à Conrad qu’il se
croyait ivre d'absinthe et, en effet, ses lettres ont l’incohérence des
discours que 336 tiendrait un aliéné. « Si contre de tels hommes la terre
pouvait se soulever, si les étoiles pouvaient révéler l’iniquité de ces
criminels, de telle sorte que non seulement les hommes, mais les éléments
s’unissent pour les détruire, les balayent de la face de l’univers sans
épargner le sexe ni l’âge et les rendent un éternel opprobre pour les
peuples, ce ne serait pas un châtiment suffisant et digne de leurs crimes ! »
S’il est impossible de les convertir, il faut user des plus énergiques
remèdes. Aux blessures que ne guérissent pas de bénins pansements, il faut
appliquer le fer et le feu. Conrad reçut aussitôt Tordre de prêcher une
croisade contre les Luciférains ; l’évêque de la province, l’empereur et le
roi Henry, fils de l’empereur, furent requis de mettre en œuvre tous les
ressorts de leur autorité pour exterminer ces misérables. Les
moyens employés par Maître Conrad pour arracher ces aveux aux victimes,
étaient des plus simples. La procédure inquisitoriale n’était pas encore
formulée et les pouvoirs illimités dont Conrad était revêtu permettaient à
son impatience naturelle d'arriver au but par le plus court chemin. D’après
un rapport officiel adressé à Grégoire, quand la bulle de savon eût crevé,
par le pénitencier pontifical lui-même, le dominicain Bernard et l’archevêque
de Mayence, l’accusé avait simplement le droit de choisir entre deux partis :
ou bien confesser les crimes qui lui étaient imputés et accepter une
pénitence, ou bien refuser l’aveu et marcher au bûcher. C’était, en somme, le
principe de la procédure inquisitoriale, réduite â sa plus simple expression.
Conrad n’avait pas à sa disposition de prison où il put enfermer ses
pénitents ; l’infliction du port des croix était, semble-t-il, un châtiment
ignoré de lui ; aussi considérait-il comme la pénitence la plus humiliante
pour ses convers de leur faire raser la tête, non sans leur avoir,
naturellement, arraché les noms de tous les adeptes qu’ils avaient vus
participer aux infamies des réunions nocturnes. Au
début, Conrad était tombé entre les mains d’une femme intrigante, une
vagabonde d’une vingtaine d’années qui s’était querellée avec sa famille et
qui, arrivée par hasard à Bingen et observant le tour que prenaient les
choses, y découvrit un moyen de se venger. Elle prétendit qu’elle appartenait
à la secte, que son mari avait été brûlé et qu’elle même ambitionnait la même
mort ; elle ajouta que si le Maître voulait se fier à elle, elle lui
révélerait les noms des coupables. Conrad mordit avidement à l’appât et
envoya un de ses auxiliaires, avec la femme, à Clavelt d’où elle venait et où
elle fit brûler ses proches. Puis ce fut un certain Amfrid, qui finit par
reconnaître avoir fait condamner par Conrad un grand nombre d’innocents. Les
individus de ce genre ne manquèrent pas. On disait même que certains rusés
hérétiques se faisaient accuser et acceptaient une pénitence, afin
d’incriminer des catholiques et de rendre odieuse toute la besogne des
inquisiteurs. Comme nul n’avait le moindre moyen de défense, certains hommes
énergiques se laissaient brûler pour mériter le salut, plutôt que d’avouer
des mensonges et d’accuser faussement autrui. Les faibles, qui cherchaient à
sauver leur vie, répondaient souvent, quand on les pressait de nommer leurs
complices : « Je ne sais qui accuser ; dites-moi les noms de ceux que vous
soupçonnez » ; ou bien, si on les interrogeait sur tel ou tel individu,
ils répondaient évasivement. « Ils étaient ce que j’étais ; ils assistaient
aux assemblées auxquelles j’assistais », réponse qui, apparemment, était
suffisante. « Ainsi », poursuit le rapport officiel adressé au pape, « le
frère accusait son frère, la femme son mari, le maître son serviteur.
D’autres donnaient de l’argent aux pénitents tondus afin d’apprendre de
ceux-ci le moyen de s’évader ou de sauver leur vie ; il résultait de là une
confusion dont, depuis des siècles, on n’avait pas vu d’exemple. Moi-même,
l'archevêque, j’ai, d'abord personnellement, puis conjointement avec les
archevêques de Trêves et de Cologne, engagé Maître Conrad à procéder, dans
une affaire aussi grave, avec plus de modération et de circonspection : il a
refusé de suivre notre avis[5] ». Ce
dernier détail permet de juger l’attitude des prélats allemands. S’ils ne
tentèrent pas, par une intervention effective, de protéger leurs ouailles, du
moins s’abstinrent-ils de prendre part à la persécution furieuse du moment.
Conrad avait trouvé, dans les rangs des Dominicains et des Franciscains, un
suffisant contingent d’auxiliaires ; mais la hiérarchie séculière s'était
tenue à l’écart. En vain Grégoire avait, en octobre 1232, écrit aux prélats
et aux princes pour leur exposer que les hérétiques, jadis dissimulés dans
l’ombre, se montraient désormais au grand jour, comme des chevaux de bataille
harnachés pour le combat, et prêchaient publiquement leurs erreurs, pour la
perdition des simples et des ignorants. La vraie foi devenait l’are en
Allemagne, ajoutait-il ; c’est pourquoi il ordonnait à ces personnages
d’entreprendre sur toute l’étendue de leurs domaines une vigoureuse
inquisition, d’arrêter tous les hérétiques et suspects, et de les juger
conformément aux décrets pontificaux de 1231. A cet appel, les prélats
restèrent sourds. Les évêques étaient profondément troublés de voir la
papauté empiéter sur leur indépendance par le nouvel appareil judiciaire
auquel elle avait recours. Les Ordres Mendiants étaient déjà un facteur
suffisamment dangereux : voici que surgissaient, en outre, ces inquisiteurs
armés de mandats pontificaux, supplantant, sur tous les points des diocèses,
la vieille juridiction épiscopale. On ne saurait s’étonner que l’épiscopat,
alarmé, se tint à l’écart de la lutte. Les prélats allemands étaient de
grands princes séculiers, cumulant le pouvoir civil et l’autorité
spirituelle. Les trois archevêques-électeurs de Mayence, Trêves et Cologne
étaient, comme seigneurs temporels, les égaux des plus puissants princes de
l’Empire ; d’autre part, l’étendue de beaucoup de diocèses rendait les
évêques presque aussi redoutables. Ce haut clergé souffrait sans cesse de
l’avidité de la Curie romaine et, pour résister aux empiètements de Rome, il
était obligé de soutenir des luttes perpétuelles. Frédéric II avait, sans
doute, par ses constitutions de 1232, ajouté à l’autorité séculière des
prélats en faisant de ceux-ci les maîtres absolus des cités épiscopales et en
abolissant les droits et les franchises de ces villes ; mais, en même temps,
l’empereur avait donné, comme on sait, sa sanction impériale à l’Inquisition
du pape, lui accordant ainsi la juridiction suprême en tous lieux. On
comprend que les prélats, pleins de ressentiment et de crainte, 339
refusassent leur concours, dans la mesure où cette abstention ne menaçait pas
leur sécurité. Cette jalousie trop bien fondée devait les amener à saisir la
première occasion qui s’offrirait pour écraser les intrus si rapidement
devenus puissants. Heureusement
pour la population de l’Allemagne, Conrad, par sa témérité sans mesure, ne
tarda pas à procurer aux prélats l’occasion souhaitée. Après s’être tout
d'abord attaqué aux humbles et aux déshérités, il était rapidement arrivé à
menacer des gens haut placés. Il considérait le dernier des paysans comme
l’égal du plus grand seigneur ; il était prêt à assaillir indifféremment l’un
ou l’autre ; mais ses témoins n’avaient pas osé, au début, accuser les hommes
nobles ou puissants. Quand la persécution devint plus terrible, certains des
persécutés comprirent probablement que le meilleur moyen de provoquer une
crise était d’incriminer les plus grands personnages du pays. On fit courir
des rumeurs malveillantes sur l’orthodoxie des comtes d’Aneberg, Lotz et
Sayn. Conrad s'empressa de travailler, par ses interrogatoires, à obtenir des
témoignages contre ces seigneurs, qu’il somma ensuite de comparaître devant
son tribunal. Le comte Sayn était une proie particulièrement importante.
C’était un des plus puissants nobles du diocèse ; ses immenses domaines
étaient gardés par des châteaux-forts renommés pour leur solidité. Lui-même
avait la réputation d’un homme dur et cruel et les accusateurs s’attendaient,
de sa part, à une résistance ouverte. L’archevêque
de Mayence, Sigfried, désireux de montrer sa soumission aux ordres
pontificaux, avait convoqué, pour le 13 mars 1233, un concile provincial. Le
concile, une fois réuni, déplora la prédominance de l’hérésie, qui avait
envahi les moindres villages du pays ; on pria les prélats de s’employer avec
zèle à faire disparaître ce fléau ; on leur ordonna de mettre en vigueur,
dans leurs diocèses respectifs, les récents décrets du pape et de l’empereur
et d’en donner lecture et explication dans les synodes locaux, afin que les
hérétiques effrayés se convertissent ; on blâma le procédé qui consistait à
saisir les biens des suspects avant d’avoir établi leur culpabilité ; on
enjoignit aux évêques de fournir des prisons pour les faux-monnayeurs et les
clercs insoumis, sans faire allusion à. l’emprisonnement des hérétiques, bien
que, quelques semaines auparavant, Grégoire eût spécialement prescrit aux
prélats d'infliger l’incarcération perpétuelle à tous les relaps ; on
s’efforça de maintenir la juridiction épiscopale en décrétant que les
inquisiteurs, avant d’exercer leurs fonctions dans un diocèse, devaient être
autorisés par des lettres émanant de l’évêque ; enfin, pour parer à la
résistance éventuelle du comte Sayn et des autres nobles inculpés, on prescrivit
que, si quelque puissant personnage, confiant dans la force de ses châteaux
et l’appui de ses sujets, refusait de comparaître après trois citations,
J’évêque du lieu prêchât contre lui une croisade payée d’indulgences et
n’hésitât point â l’attaquer. Ainsi,
bien qu’ostensiblement conforme aux volontés du pape et de l’empereur,
l’action des évêques avait pour objet pratique de limiter le pouvoir des
inquisiteurs. Quant â la menace de croisade, la signification en est précisée
par les mesures prises à l’égard du comte Sayn. Le rusé seigneur comprit
qu’il pouvait compter sur la protection des évêques s’il leur promettait en
échange un appui efficace. Il eut assez de crédit auprès du roi Henry pour
l’amener à s’unir â Sigfried de Mayence et à convoquer, pour le 25 juillet,
un concile chargé d’examiner l’affaire. Le roi et sa suite princière
assistèrent à l’assemblée en même temps que les prélats, si bien qu’on eût
dit une diète impériale plutôt qu’un concile ecclésiastique. Le comte affirma
son innocence et offrit de la faire prouver par des « cojureurs ».
Conrad, qui était présent à l’assemblée, vit soudain changer la face des
choses. Ce concile était, en réalité, une protestation nationale contre la
suprématie de l’Inquisition papale : l’inquisiteur, au lieu d’être un juge
armé d’un pouvoir absolu, était réduit au simple rôle de plaignant. Il
introduisit ses témoins ; mais devant cet auguste tribunal, beaucoup d’entre
eux faiblirent et battirent en retraite ; d’autres eurent assez d’audace pour
déclarer que seule la nécessité de sauver leur vie les avait contraints à
accuser le comte ; quant à ceux qui maintinrent leurs affirmations, on n’eut
pas de peine à se convaincre qu’ils étaient les ennemis personnels des
accusés. Toute l’assemblée paraissait animée du commun désir de mettre un
terme aux procédés arbitraires de Conrad ; la poursuite instituée par lui
échoua complètement. Seul, le roi Henry, nourrissant peut-être déjà des
projets de rébellion contre son père et désireux de ne s'aliéner ni les
nobles, ni la papauté, demandait que l’affaire fût ajournée jusqu’à plus ample
informé. Le comte insistait énergiquement pour que le jugement fut rendu
sur-le-champ, mais l’archevêque de Trêves s’interposa : « Monseigneur,
dit-il au comte, le roi désire que l'affaire soit remise », puis se tournant
vers l’auditoire : «.le vous annonce, déclara-t-il, que le comte Sayn sort de
celle enceinte sans avoir été reconnu coupable, et en bon catholique ».
Maître Conrad murmura d’un ton maussade : « S’il avait été reconnu coupable,
ç’aurait été bien différent » ; puis il se retira. Finalement, le comte
consentit à ce que l’affaire fût renvoyée à Rome : des ecclésiastiques
distingués furent chargés de mener la procédure devant le Saint-Siège, qui
déciderait en dernier ressort. Affolé
par cette défaite, Conrad se mit immédiatement à prêcher, dans les rues de
Mayence, une croisade contre certains nobles qui, cités par lui, n'avaient
pas comparu. Mais l’archevêque et le roi se mirent d’accord pour s’opposer à
cette campagne et il fut obligé d’y renoncer. Alors, avec la résolution
instinctive qui lui était habituelle, il se détermina brusquement à quitter
un monde ingrat et A vivre désormais dans la retraite à Marbourg. Le roi et
l’archevêque lui offrirent une escorte armée, mais il ne voulut accepter
qu’un sauf-conduit, et partit au-devant du coup fatal qui devait mettre un
terme à ses forfaits. Ceux contre qui H avait prêché la croisade
l’attendaient près de Marbourg et le tuèrent le 31 juillet, sans égard pour
ses supplications. Son fidèle serviteur, le moine Gerhard, repoussa les
offres de salut qui lui furent faites, se jeta sur le corps de son maître
bien-aimé et périt avec lui. Ce meurtre eut, croit-on, pour théâtre Kappeln
sur le Lahnsberg, où une chapelle commémorative fut élevée. Le corps du
misérable, transporté à Marbourg, fut enseveli aux côtés de sainte Élisabeth.
Quand la sainte fut transférée dans la somptueuse Elizabethskirche, les
restes de Conrad y furent également déposés. La
réputation laissée par Conrad à l’époque même de sa mort est attestée par une
vision qui, au dire d'un contemporain, le représenta comme damné à tout
jamais. Cependant des ecclésiastiques modernes ont jugé plus favorablement
son rôle. L’aimable Alban Butler va jusqu’à dire que c’était un prêtre
vertueux et éclairé, dont les prédications rendirent de grands services ; que
sa ferveur, son désintéressement, son amour de la pauvreté et son austérité
firent de lui un modèle pour les contemporains. Néanmoins, chose bizarre,
l’Eglise ne l’a pas encore revendiqué au nombre des saints martyrs et a
négligé de le placer auprès de génies malfaisants de même nature, saint
Pierre-Martyr et saint Pedro Arbues. Quand
Conrad eut quitté le concile de Mayence, les poursuites dont il avait été
l’instigateur furent immédiatement arrêtées. « Ainsi », dit un ecclésiastique
de ce temps, « ainsi cessa l’orage, la plus terrible persécution qui eût
frappé les fidèles depuis les temps de Constance l’Hérétique et de Julien
l’Apostat. Le monde se reprit à respirer. Le comte Sayn fut le mur qui
soutint la maison du Seigneur : sans lui, cette rage folle eût continué à
s'exercer, s’attaquant à la fois aux coupables et aux innocents, aux évêques
et aux princes, aux hommes pieux et aux catholiques, comme aux païens et aux
hérétiques ». Les assassins de Conrad comprirent évidemment qu’ils n’avaient
rien à redouter de l’opinion publique, car ils se présentèrent spontanément,
déclarant accepter d’avance le jugement de l’Eglise au sujet de l’accusation
d’hérésie lancée contre eux par Conrad et la décision des tribunaux séculiers
au sujet de l’homicide. Ils consentirent à comparaître devant la diète
impériale qui devait se tenir, à Francfort, en février 1234. Grégoire,
qui, en juin 1233, avait ordonné de prêcher une croisade contre les
hérétiques et encouragé princes et prélats à une persécution plus féroce
encore, fut pénétré de regrets quand Conrad, Scholastiçus de Spire,
envoyé par le concile de Mayence, lui remit, de la part du roi et des
évêques, des lettres exposant les procédés arbitraires de son inquisiteur. Il
ordonna qu’on rédigeât des missives prescrivant, contre les hérétiques, une
forme plus correcte de procédure. Mais l’envoyé n’avait pas encore reçu congé
quand arriva l’instigateur des désordres, Conrad Tors, apportant le
douloureux récit du martyre du Maître. A cette nouvelle, le pape ne put
contenir sa rage. H réclama les lettres qu’on venait d’écrire, les déchira et
menaça le malheureux député de la perte de ses bénéfices. Pourtant, les
représentations du Sacré Collège calmèrent la colère de Grégoire, qui
consentit à faire récrire les lettres et à laisser partir le messager sain et
sauf. Néanmoins, pour se consoler, il épancha tout au long son ressentiment
dans des missives adressées aux prélats allemands. La mort de Conrad était un
coup de tonnerre qui avait ébranlé les murs du sanctuaire chrétien. Nulle
parole n'était assez forte pour peindre les mérites, les services du martyr,
nul châtiment trop sévère pour ses meurtriers. Les évêques, vertement
réprimandés pour leur indifférence, recevaient l’ordre de prendre des mesures
immédiates et énergiques. Le provincial dominicain Conrad devait, de concert
avec les évêques, mener vigoureusement l’Inquisition et prêcher la croisade
contre les hérétiques. Malgré
ce débordement de douleur et de rage, les prélats allemands restèrent
scandaleusement calmes. Pourtant le fanatique Conrad, évêque d’Hildesheim,
prêcha la croisade, conformément aux instructions du pape ; à son
instigation, le landgrave Conrad de Thuringe débarrassa pieusement son
territoire de tous les hérétiques, ruina complètement leurs communautés et
rasa Willnsdorf, qui passait pour leur principale retraite. Pendant ce temps,
son frère, Henri Raspe, et Hartmann, comte de Kiburg (Zurich), prenaient la croix sous les
mêmes auspices et voyaient, en conséquence, la protection pontificale
s’étendre sur leurs domaines. Mais ce renouveau d’activité fut mal accueilli
en Allemagne et l’appel à la vengeance y resta sans écho. La diète de
Francfort se réunit au jour fixé, le 2 février 1234. La première affaire
qu’on discuta fut une accusation portée par le roi Henry lui-même contre
l’évêque d’Hildesheim, pour avoir prêché la croisade. On voulut voir dans
cette prédication une offense au roi, et bien que le coupable reçût son
pardon à la demande unanime des conseillers, la résistance aux désirs de la
papauté n'en demeura pas moins significative. Puis la mémoire du martyr
Conrad fut attaquée ; cette question, étant purement spirituelle, fut
discutée séparément par les ecclésiastiques. Les archevêques et évêques
présents, au nombre de vingt-cinq, condamnèrent presque à l’unanimité la
mémoire de l’inquisiteur ; seuls, l’évêque d’Hildesheim et un Dominicain
nommé Otto la défendirent courageusement. Un des prélats s’écria qu’il
fallait exhumer Maître Conrad et le brûler comme un hérétique. Mais aucune
décision ne fut prise, à ce qu’il semble, un incident ayant interrompu la
procédure. On introduisit dans la salle des délibérations une procession de
pénitents dont Conrad avait fait raser la tête l’année précédente : ceux-ci
se présentèrent, précédés d’une croix, et se plaignirent, avec de lamentables
cris, de la cruauté de leur persécuteur. Alors un tumulte s’éleva ; les
défenseurs de Conrad purent à grand’peine sauver leur vie. Le lundi suivant
eut lieu, dans le Champ de jugement, hors des murs, la justification
solennelle du comte Sayn. Au serment par lequel celui-ci nia les erreurs qui
lui avaient été reprochées, assistaient huit évêques, douze abbés cisterciens
et trois abbés dominicains, douze moines franciscains et trois moines
dominicains, ainsi que nombre d’autres ecclésiastiques et de nobles ; la
présence de ces personnages montre avec quelle netteté la hiérarchie
allemande tenait à décliner toute solidarité avec les actes de Conrad. Le
comte Solms, contraint à la confession par Conrad, accomplit la même
formalité et déclara, les larmes aux yeux, que seule la crainte de la mort l’avait
poussé à s’avouer coupable. La diète institua alors une législation pour
l’avenir ; mais la courte déclaration qu’elle fit au sujet de l’hérésie ne
dut guère calmer la rage de Grégoire. Il était simplement ordonné que les
détenteurs de fonctions judiciaires fissent tous leurs efforts pour purger le
pays de l’hérésie ; en même temps, on leur recommandait de préférer Injustice
à d’injustes persécutions. Deux
mois plus tard, le 2 avril 1234, un concile se tint A Mayence pour élaborer
des solutions définitives. Le comte Sayn et d’autres accusés furent soumis à
un semblant d’interrogatoire, puis déclarés innocents, réhabilités et remis
en possession de leurs biens. Les malheureux témoins de Conrad, qui avaient
été contraints au parjure, furent condamnés à subir une pénitence de sept
ans. On envoya malicieusement au pape ceux qui avaient accusé des innocents,
afin que le souverain pontife leur assignat lui-même une pénitence ; on
s’offrit aussi le plaisir de demander à Grégoire quelles mesures il y avait
lieu de prendre au sujet des morts injustement brûlés par Conrad. Quant aux
meurtriers du bourreau, on se contenta de les excommunier. C’était
là comme un défi lancé au Saint-Siège. Grégoire différa prudemment d'y
répondre. Impliqué dans des querelles avec les Romains, il ne pouvait songer
à entreprendre une lutte inégale contre l’Église allemande, forte à ce moment
de sa cohésion. Il envoya son pénitencier Bernard pour procéder sur place à
une enquête. Celui-ci, de concert avec l'archevêque Sigfried, transmit
au*pape un rapport auquel nous devons, en grande partie, la connaissance de
toute cette affaire. Au reçu de ce rapport, Grégoire déclara qu'il regrettait
d'avoir confié à Maître Conrad ces pouvoirs exorbitants, sources de maux
déplorables ; cependant, il ajourna sa décision. Vers la fin de l'année 1234,
il fit appel au concours des évêques allemands dans sa querelle avec les
Romains, querelle qui se termina enfin par une paix, en avril 1235. Ayant
désormais les mains libres, il attendit pourtant jusqu’au mois de juillet
avant de se risquera exprimer son indignation. Alors il réprimanda avec la
plus grande vivacité le concile de Mayence, coupable d’avoir osé, en
l'absence de tout défenseur de la foi, absoudre ceux que Conrad avait
poursuivis, et d'avoir envoyé les meurtriers recevoir l’absolution des mains
du pape sans avoir d’abord tiré vengeance d’un crime odieux. Sa sentence
contre les assassins portait qu’ils se joindraient à la croisade qui allait,
en mars, mettre à la voile pour la Palestine et donneraient de sûres
garanties de leur obéissance ; en attendant, ils devaient visiter toutes les
grandes églises de la région où le crime avait été commis, aller nu-pieds,
sans autre vêtement que des chausses, la hart au col et le bourdon à la main
; au moment où l’affluence du peuple serait la plus grande, ils devaient se
faire fouetter par tous les prêtres, et, pendant la flagellation, chanter les
psaumes des pénitents et confesser publiquement leur faute. Après quoi, ils
pourraient espérer l’absolution[6]. On
éprouve une certaine satisfaction à savoir que le premier auteur de ces
troubles reçut un châtiment digne de ses crimes. Conrad Tors, en revenant de Rome,
tenta de reprendre ses travaux interrompus ; mais l’humeur de la population
avait changé et les victimes n’étaient plus aussi dociles. A Strasbourg,
Conrad cita le « Junker » Heing de Müllenhein, qui donna une solution
expéditive à la poursuite en tuant son accusateur. L’auxiliaire de Conrad, le
borgne Jean, finit plus honteusement : comme il se trouvait à Fribourg, il
fut reconnu et pendu. Ainsi
se termina ce terrible drame, laissant, dans l’âme des populations
allemandes, une impression d’horreur qui s’effaça difficilement. Sur le
nombre des victimes de Conrad, on est réduit à des conjectures. Certains
chroniqueurs se contentent de dire que ces victimes furent innombrables ;
l’un d’eux prétend qu’un millier d’infortunés furent brûlés. Ce chiffre est
probablement exagéré, car l’activité affolée de Conrad ne dura pas plus d’un
an : pourtant, le nombre des victimes dut être considérable pour avoir
produit une si profonde émotion sur une génération aussi peu impressionnable. La
haine universelle qu’avait excitée le fanatisme de Conrad eut un résultat incontestablement
heureux. Les évêques en profitèrent pour maintenir la juridiction qu’ils
avaient assumée et restreindre les prérogatives de l’Inquisition. Cette tâche
fut sans doute facilitée par les querelles ouvertes entre Frédéric II et la
papauté. Même après la mort de Frédéric, durant le Grand Interrègne et sous
les règnes d’empereurs plus ou moins soumis à l’autorité du Saint-Siège, un
siècle devait s’écouler avant que les papes, si zélés à organiser et à
fortifier ailleurs l’Inquisition, fissent, une sérieuse tentative en vue de
l’établir en Allemagne. On ne constate aucun essai, aucune nomination, aucune
mission d’inquisiteurs germaniques. Rome avait compris, semble-t-il, que
cette institution ne pouvait convenir au sol allemand : quand la papauté
changea d’avis, l’Inquisition commençait à décliner dans les pays mêmes où
elle avait poussé avec le plus de vigueur. A
l’excitation causée par les exploits de Conrad de Marbourg succéda
naturellement une réaction. En 1233, le meurtre de l'évêque Berthold de Coire
fut attribué aux hérétiques, ce qui montre que la persécution s’était
répandue au loin, accompagnée d’une dangereuse tendance aux représailles.
Pendant l’année 1234, les Dominicains et les Franciscains furent, dit-on,
également actifs et allumèrent de nombreux bûchers. Mais l’attitude prise par
les prélats allemands avait donné un exemple qui ne fut pas perdu ; en 1235,
les magistrats de Strasbourg enjoignirent aux moines de gagner les âmes par
la prédication et de ne pas brûler les gens sans avoir au moins écouté leur
défense. Nous avons vu, par les plaintes du comte de Salins en 1248, et par
les inutiles efforts d’innocent IV en vue de l’établissement de l’Inquisition
à Besançon, que les frontières occidentales de l’Allemagne étaient peuplées
de Vaudois exempts de tout sujet d’alarme. Vers la même époque se produisit,
dans le voisinage de Halle, un mouvement d’opinion qu’on peut considérer
comme inspiré des doctrines vaudoises. La papauté avait réussi à susciter un
rival à Frédéric dans la personne de Guillaume de Hollande, en faveur duquel
une croisade se préparait contre Conrad, fils de Frédéric. Les impérialistes
étaient naturellement portés à voir d'un mil favorable les théories
vaudoises, qui niaient le « pouvoir des clefs » et l’obéissance due
aux interdits ; ils ne pouvaient davantage élever d’objections contre la
doctrine refusant aux prêtres en état de péché le droit d’administrer les
sacrements. Tels étaient les dogmes attribués aux hérétiques de Halle. Ces
hommes se présentèrent audacieusement en 1248, furent écoutés avec ardeur par
les nobles et encouragés par le roi Conrad. Mais ils disparurent bientôt au
milieu des vicissitudes innombrables de cette époque agitée. L’existence
de l’hérésie et de l'Inquisition est plus clairement attestée par les écrits
de David d’Augsbourg et par ceux de l'auteur généralement appelé l’Anonyme de
Passau. La date de ce dernier écrit est mal établie, mais ne doit guère
s’éloigner de 1260. L’Anonyme avait pour champ d'action le vaste diocèse de
Passau, s’étendant de l'Isar à la Leitha et de la Bohême à la Styrie, et
comprenant l’est de la Bavière et l'Autriche septentrionale. Son mandat
semble impliquer l'existence d'une Inquisition organisée et munie d’un code
complet de procédure : pourtant il nous fait, de la prédominance de l’hérésie
vaudoise, un tableau de nature à laisser croire que cette Inquisition était
peu efficace. Il conte qu'il a souvent eu à mener des enquêtes au sujet d’écoles
ou communautés vaudoises ; il y avait dans son diocèse quarante-et-une de ces
écoles, dont dix dans la seule ville de Gamme, où les hérétiques tuèrent le
prêtre paroissial sans qu'aucun d’eux fut puni pour ce crime. Il y avait
également quarante-et-une églises vaudoises, ayant pour chef un évêque
résidant à Empenbach : à Newenhoffen existait une école pour les lépreux. Ce
sont là les indices d'une hérésie florissante et peu entravée par la
persécution. Démarquons que les localités mentionnées comme sièges des
églises sont, en général, d’insignifiants villages ; apparemment, l’hérésie
évitait les grandes villes et choisissait ses adeptes parmi les humbles, les
paysans et les ouvriers. Nous avons déjà fait allusion à leur merveilleuse
connaissance de l’Écriture et à leur dévouement dans l’œuvre de propagande.
Notre auteur s’étend longuement sur les doctrines des Ordibarii ou Ortlibenses,
preuve que ces hérétiques l'occupaient beaucoup. D’ailleurs, une de leurs
croyances était que le Jour du Jugement arriverait quand l'empereur et le
pape seraient convertis à leur secte : une telle confiance en l’avenir
atteste que la doctrine était en pleine croissance et se propageait
rapidement. Peu après, il est question de Vaudois capturés dans le diocèse de
Ratisbonne. Par toute l’Allemagne méridionale, on retrouve les traces de leur
activité soutenue, en dépit de la persécution. Il
était impossible d’enrayer le développement de l’hérésie sans recourir à une
organisation spéciale et commune à tout l’Empire. Or, une telle organisation
ne pouvait émaner que de la papauté, et l’esprit d'indépendance des
princes-prélats allemands s’autorisait de la profonde impression laissée par
les crimes de Conrad de Marbourg pour écarter le plus possible la juridiction
pontificale contre l’hérésie. D'autre part, l’Inquisition épiscopale était
nécessairement intermittente et inefficace. Si quelque prélat zélé nommait
des inquisiteurs dominicains ou franciscains, ces magistrats ne pouvaient
agir que pendant quelques années dans les limites du diocèse, et le seul
résultat de leur activité était, en général, de forcer les plus dangereux
hérétiques à chercher un refuge sur les terres de quelque voisin [dus
tolérant. Il ne faut pas croire pourtant que les évêques négligeassent
entièrement leurs devoirs : comme on le verra plus loin, la persécution
suivait son cours d’une façon à peu près continue, tantôt dans une ville,
tantôt dans une autre ; mais cette persécution locale et momentanée manquait
de l’énergie soutenue, seule capable de détruire l’instinct qui portait tant
d’âmes à chercher le salut dans l’hérésie. C’est en vain qu’en 1261 un
concile réuni à Mayence anathématisa violemment tous les hérétiques d’après
la formule habituelle des bulles pontificales, et ordonna à tous les évêques
de la province de travailler avec zèle â l’extirpation de l’hérésie dans
leurs diocèses respectifs, en appliquant aux personnes et aux biens des
hérétiques les décrets pontificaux et les statuts élaborés par un précédent
concile provincial. Cette
inutile tentative atteste seulement, à nos yeux, l’absence de l'Inquisition
pontificale et la reconnaissance de la jurisprudence épiscopale en matière
d’hérésie. Mais nombre de prélats méconnaissaient leurs obligations, et,
faute d’une entente indispensable, les efforts de quelques zélateurs étaient
paralysés. En
outre, après Frédéric II, le droit public fut singulièrement lent, en
Allemagne, à reconnaître la juridiction suprême de la papauté en matière d'hérésie.
Sans doute Rodolphe de Habsbourg, dont le règne s’étend de 1273 à 1292,
gardait dans sa chancellerie une formule pour la reconnaissance et la
ratification des mandats présentés par les inquisiteurs ; il est donc
probable que l’occasion dut parfois se présenter. L'Empereur atteste devant
Dieu que s’il accepte la couronne c’est surtout pour être à même de défendre
la foi ; il fait allusion à l'exercice de la juridiction inquisitoriale contre
les descendants d’hérétiques aussi bien que contre les hérétiques eux-mêmes ;
mais il insère prudemment une clause restrictive, exigeant la preuve légale
de la culpabilité et la régularité de la condamnation. L’absence
de l'Inquisition pontificale est attestée de façon plus significative encore
par les coutumiers de l’Allemagne du moyen-Age. Il n’y est lait aucune
mention de l’existence d’une institution telle que le Saint-Office. Le Sachsenspiegel,
recueil des lois municipales établies dans les provinces du nord, prévoit, il
est vrai, la peine du bûcher pour les individus convaincus d’incrédulité,
d’empoisonnement, de sorcellerie, mais la forme du procès n’est pas
spécifiée. D’autre part, une loi interdit de détruire les habitations,
exception faite de celles où a été commis un viol et de celles où a été
emportée la victime d’un semblable attentat ; c’est donc que la démolition
des maisons et asiles d’hérétiques était chose inconnue dans les pays où ce
code était appliqué, Le Sachsenspiegel est, dans son ensemble,
singulièrement peu soucieux des prétentions ecclésiastiques et ce code
méritait amplement l’anathème que la curie romaine lança contre lui dès
qu'elle en connut la portée pratique[7]. Le Schwabenspiegel,
code en vigueur dans l’Allemagne méridionale, est beaucoup plus complaisant
envers l’Église ; mais il ne connaît contre les hérétiques d’autre
juridiction que celle des évêques. Il admet que le pape puisse mettre au ban
de la chrétienté un Empereur dont la foi est devenue suspecte. Il stipule
pour l’hérétique la mort par le bûcher. Il établit que si l'on reconnaît
l’existence d’hérétiques en quelque lieu, les tribunaux ecclésiastiques
doivent faire une enquête et entamer une procédure contre ces hérétiques. En
cas de culpabilité reconnue, le juge séculier s’emparera des coupables et les
frappera conformément aux lois. Si ce juge néglige son devoir ou refuse
obéissance, l’évêque l'excommuniera et le suzerain infligera au magistrat
rebelle la pénalité prévue contre l’hérésie. Tout prince séculier qui ne
frappe pas l'hérésie doit être excommunié parle tribunal épiscopal ; s’il
reste un an sous le poids de la censure, l’évêque le renverra devant le pape
qui le privera de son rang et de ses dignités : l’Empereur est tenu
d’exécuter la sentence pontificale et de dépouiller le coupable de tous ses
biens féodaux ou allodiaux. Ainsi ce code admettait, sans réserve, la loi
ecclésiastique reçue à cette époque en matière d’hérésie. Mais l’ignorance absolue
de la procédure inquisitoriale apparaît dans la clause instituant la peine du
talion contre quiconque, accusant autrui de certains crimes, notamment du
crime d’hérésie, n’aura pas réussi à établir son dire. Comme cela impliquait
la chance d’être brûlé vif, on peut croire que les particuliers n’abusèrent
pas du droit de lancer des accusations d’hérésie. Vers la
fin du XIIIe siècle et au début du xiv a, l’attention des orthodoxes fut
attirée par certaines doctrines répandues parmi des corporations
semi-religieuses qui avaient longtemps joui de la faveur des gens pieux et de
la protection de l’Église. C’étaient des congrégations connues sous les noms
de béguins et Béguines, Béghards, Lollards, Cellites, etc. On a perdu
beaucoup de temps et de science à chercher l’origine de ces appellations. Les
Béguins, Béguines et Béghards déclaraient eux-mêmes qu’ils descendaient
spirituellement de la mère de Pépin de Landen, sainte Begga, fondatrice d'un
couvent de Bénédictines à Andennes. On a voulu trouver une autre souche dans
la personne de Lambert-le-Bègue, qui fut prêtre de saint Christophe de Liège
aux environs de 1180 et devint célèbre en dénonçant la simonie des chanoines
de la cathédrale. La vente des bénéfices était ouvertement confiée aux soins
d’un boucher nommé Udelin, qui servait de courtier. Quand Lambert révéla ces
méfaits au public, l’évêque l'arrêta comme fauteur de troubles ; les
ecclésiastiques se jetèrent sur lui et le déchirèrent à coups d’ongles. Ses
relations avec les Béguins et Béguines naquirent de ce fait qu’il leur offrit
abri dans sa maison de saint Christophe, qui est restée jusqu’aux temps modernes
le plus grand et le plus riche béguinage de la province. Toutefois, l’opinion
la plus plausible est que le nom de Béghard, comme celui de Béguin, vient du
vieux mot allemand beggam, qui signifiait mendier ou prier
; dans Lollard, on retrouve le mot lullen, marmotter des
prières[8]. Beaucoup
de motifs déterminaient nombre de gens à rechercher une existence religieuse
exempte des vœux terribles et irrévocables qui retranchent entièrement
l’homme de la vie du siècle. C’était, en particulier, un désir répandu chez
certaines femmes qui, soudain privées de leurs soutiens naturels,
cherchaient, contre les dangers de ces temps barbares, une protection auprès
de la seule puissance capable de les assister, l'Église. Ainsi se formèrent
des associations, exclusivement féminines tout d’abord, dont les membres
s’engageaient uniquement à observer la chasteté et l’obéissance pendant la
durée de leur vie commune, contribuaient, par le travail ou par la mendicité,
à la subsistance de la communauté, s’acquittaient avec assiduité des
pratiques religieuses, et, à l’occasion, remplissaient certains devoirs
d’hospitalité ou soignaient les malades. C’est aux Pays-Bas que cette
conception prit naissance. Dès 1065, on trouve une charte délivrée par un
couvent de Béguines à Vilvorde, près de Bruxelles. La brèche faite dans la
population masculine par les Croisades accrut considérablement le nombre des
femmes privées de tout appui et de toute protection, et donna une impulsion
nouvelle au développement des béguinages. A leur tour, des hommes formèrent
des associations similaires ; bientôt l’Allemagne, la France, l’Italie en
furent couvertes. Ce mouvement fut très fortement encouragé par la théorie
franciscaine glorifiant l’état de pauvreté et aussi par le mérite que
l’immense popularité des Ordres Mendiants fit attribuer è la mendicité
habituelle. Tendre la main pour obtenir sa subsistance ôtait, en soi, un
moyen de parvenir à la sainteté ; nous avons vu que tel fut le cas de Conrad
de Marbourg et de sainte Elisabeth. Vers 1230, un certain Willem Cornelis,
d’Anvers, renonça à sa prébende et se consacra à l’enseignement de la suprême
vertu de pauvreté. D’ailleurs, il poussa jusqu’à l’extravagance la doctrine
reçue en celte matière ; professant que la pauvreté détruit tout péché comme
le feu ronge la rouille et qu’une pauvre fille de joie vaut mieux qu’un riche
juste et vertueux. Il fut enterré avec honneur dans l’église de la Vierge
Marie : mais, quatre ans plus tard, quand ses opinions vinrent à être
connues, ses os furent exhumés et brûlés sur l’ordre de l’évêque Nicolas de
Cambrai. Ces
'exagérations donnent la mesure des tendances dominantes de l’époque. Il est
indispensable de se rendre un compte exact de cet état d’esprit, si l’on veut
comprendre comment l’Europe en vint à tolérer ces bordes de pieux mendiants,
qui, les uns errants, les autres réunis en communautés, couvraient toute la
surface du pays et épuisaient les ressources des populations. De ces deux
classes, celle des vagabonds était la plus dangereuse : toutes deux
contenaient également en germe des désordres futurs, bien que les Béguins
organisés ressemblassent de très près aux Tertiaires des Ordres Mendiants.
D’ailleurs, ces Béguins et Béguines prirent souvent pour chefs des
Dominicains ou des Franciscains. Ceux d’entre eux qui survécurent aux
vicissitudes de la persécution se confondirent, pour la plupart, avec les
Tertiaires d’un des deux Ordres. Le
rapide développement de ces communautés au XIIIe siècle est facile à
justifier. Outre qu’elles répondaient aux aspirations morales de l’époque,
elles jouissaient des patronages les plus puissants. En Flandre, les comtes
ne se lassèrent jamais, semble-t-il, de leur prêter assistance. Grégoire IX
et ses successeurs prirent l’institution sous la protection spéciale du
Saint- Siège. Saint Louis procura aux Béguins et Béguines des maisons à Paris
et en d’autres villes, et leur lit des legs importants. Ses (ils suivirent
son exemple. De tels encouragements provoquèrent un accroissement
considérable de leur nombre. A Paris, ils comptaient une multitude d’adeptes.
A Cologne et dans les environs, vers 1240, on les estimait à deux milliers ;
ils étaient aussi nombreux dans le seul béguinage de Nivelle, en Brabant. 353
Philippe de Montmirail, pieux chevalier qui se dévoua aux bonnes œuvres,
contribua, dit-on, à assurer l’existence de cinq mille Béguins répandus par
toute l’Europe. Le grand Béguinage de Garni, fondé, en 1234, par les
comtesses Jeanne et Marguerite de Flandre, est décrit au xvu e siècle comme
constituant une sorte de petite ville, entourée de murs et de fossés, avec de
larges places, des couvents, des maisons d’habitation, un hôpital, une
église, un cimetière, et une population de huit cents à mille femmes, les
jeunes vivant dans les couvents, les vieilles dans des habitations séparées.
Aucun vœu permanent ne les liait ; elles étaient libres de partir et de se
marier quand il leur plaisait ; mais tant qu’elles restaient dans la
communauté, elles étaient tenues d’obéir à la Grande Maîtresse. La Custodie
de l’établissement était héréditaire dans la maison de Flandre ; la
communauté était soumise au contrôle du prieur dominicain de Gand. Philippe
Mousket atteste en quelle haute estime l’opinion publique tenait le béguinisme
quand il appelle Conrad de Marbourg uns bégins mestre sermonnière. Il
était possible d’exercer une surveillance sur ceux qui vivaient en communauté
et de leur imposer certaines régies ; mais il n’en allait pas de même à
l’égard de ceux qui menaient une existence indépendante. Les uns se fixaient
en un lieu, d’autres erraient de ville en ville, gagnant leur vie parfois par
le travail, plus souvent par la mendicité. Ils avaient coutume de parcourir
les rues en criant : Brod durch Gott — Le pain par Dieu ! —. Ce
cri devint désagréablement familier aux habitants des cités germaniques, bien
que l’Église se soit efforcée, a diverses reprises, de faire disparaître
cette coutume. Un fait qui se produisit vers 1210 montre quelle réputation de
sainteté avaient acquise ces béguins et béguines, et le profit qu’ils en
pouvaient tirer. Une certaine Sibylla, originaire de Marsal près de Metz,
voyant nombre de femmes mener, sous le nom de béguines et grâce à une
apparence de religion, une existence fort agréable, sous la direction des
Dominicains, résolut, dit-on, de les imiter. Par son assiduité à mâtines et à
la messe, elle acquit une réputation d’extraordinaire piété. Alors elle
affecta de jeûner et de vivre rie la manne céleste ; elle eut des visions et
des extases ; elle dupa ainsi tout le pays et l’évêque de Metz lui-même. Les Béguines,
qui avaient salué en elle une sainte sœur, furent extrêmement mortifiées
quand un accident révéla l’imposture ; les habitants furieux voulaient, les
uns la briller, d’autres l’enterrer vive. L’évêque l’enferma dans un couvent,
in pace, où elle ne tarda pas à mourir[9]. L’Église
reconnut bientôt le danger que présentaient ces pratiques affranchies de tout
contrôle. D'une part, on était exposé aux simulations dont Sibylla de Marsal
avait donné l’exemple ; d’autre part, un péril plus sérieux était la facilité
offerte à ces Béguins et Béguines de s’abandonner à des spéculations
contraires à l’orthodoxie. Vers celte époque, dans un traité dénonçant les
désordres de l’Église, un moine mendiant désigne les Béguins comme pouvant
devenir une cause de sérieux dangers ; pourtant, le seul tort qu’il leur
reproche est de lire et de commenter les Écritures en langue vulgaire. De
plus, il fait allusion à un bruit d’après lequel un de ces Béguins portait
des stigmates, ce qui dénote un penchant aux visions et aux extases
mystiques. En 1250 et durant les années qui suivirent, les Béguins et
Béguines de Cologne firent fréquemment appel à la protection des légats
pontificaux contre l’oppression du clergé et des laïques. Dès 1259, un
concile tenu à Mayence réprouva la secte « pestiférée » des Béghards et des Beguttœ
(Béguines) qui erraient par les rues en
criant : Broth durch Gott, prêchaient dans des souterrains et autres
lieux secrets et s’adonnaient à des pratiques blâmées par l’Église. Tous les
prêtres reçurent l’ordre d'inviter ces Béghards et Béguines à abandonner ce
genre de vie, et de chasser des paroisses ceux qui resteraient sourds à leurs
exhortations. En 1267, le concile de Trêves interdit aux Béguins et Béguines la
prédication en pleine rue, en raison des hérésies qu'ils propageaient. En
1267, un concile tenu à Liège retira à quiconque ne vivait pas dans les
Béguinages le droit de porter l'habit spécial et de jouir des privilèges des
Béguins. Vers la même époque, en Souabe, certains membres de communautés de
Béghards et de Béguines cherchèrent à convaincre leurs frères qu'il valait
mieux pour eux servir Dieu « en liberté d’esprit » ; les
évêques procédèrent alors à la dissolution de ces associations, dont
plusieurs membres demandèrent à adopter la règle de Saint-Augustin. C’est à
ce moment que les disciples d'Ortlieb, qui s’intitulaient Frères du Libre
Esprit, adoptèrent l'habit et le nom des Béghards et des Béguines, et que
ceux-ci se laissèrent peu à peu gagner aux doctrines dont Amaury avait été le
promoteur. Le nombre des Lollards, Béghards et Béguines, contaminés 355 par
cette hérésie, fut relativement faible ; mais tous partagèrent la
responsabilité des fautes de quelques-uns. Les communautés des deux sexes,
qui menaient la vie la plus correcte et s’inspiraient de la plus pure
orthodoxie, étaient exposées à mille vexations, faute d’une dénomination
distinctive. Quand on anathématisait, sous le nom de Béghards et Béguines,
des hérétiques considérés comme particulièrement dangereux, il était
impossible pour ceux qui portaient le même nom, sans professer les mêmes
erreurs, d’échapper au discrédit commun. Les difficultés s'aggravèrent encore
quand Jean XXII entra en lutte avec les Franciscains Spirituels, les amena à
la rébellion ouverte et persécuta, avec toute la rage de son Ame vindicative,
l’hérésie qu'il avait lui-même contribué à faire naître. Les Tertiaires
Franciscains étaient communément appelés, en France, du nom de Béguins :
cette désignation s'appliqua, dès lors, à ces hérétiques spirituels, et fut
adoptée par les papes avignonnais. Cette confusion, qui embarrassa
considérablement les hérésiologues, eut, d’autre part, une influence
désastreuse sur la destinée des Béguins vertueux et orthodoxes des deux
sexes, Il est vrai que les Béghards hérétiques adoptèrent le titre de Frères
du Libre Esprit ; que les Franciscains rebelles prétendirent être les seuls
représentants légitimes de l’Ordre et réclamèrent le nom de Spirituels
pour se distinguer de leurs confrères Conventuels, attachés à des intérêts
terrestres. Mais les autorités mirent longtemps à admettre ces distinctions :
aux yeux de l’Église en général, la condamnation des Béghards et des Béguines
s’étendait indifféremment à tous. Nous ne
nous occuperons ici que des Frères du Libre Esprit. On sait que leurs
doctrines dérivaient des spéculations des Amauriens, apportées en Allemagne
par Ortlieb de Strasbourg. Il est possible d’établir de façon certaine les
principes mêmes de leurs croyances, grâce à des informations qui dérivent de
sources très diverses et qui, embrassant une longue période de temps,
concordent entre elles sur les points essentiels. Comme la secte s’était
propagée sur une vaste étendue de territoire, où elle se maintint avec
ténacité pendant plusieurs générations, il dut nécessairement s’y produire
des divisions, suivant que tel ou tel hérésiarque, poussant ses spéculations
dans telle ou telle voie, fondait une école dont aucune autorité centrale ne
contrôlait les écarts. Pourtant, on leur attribue beaucoup d’extravagances
particulièrement odieuses, dont la paternité revient plutôt à quelques
scolastiques trop ingénieux qui imposaient aux hérétiques accusés les
conséquences logiques, mais extrêmes, de leurs prémisses. La secte faisait
preuve d’une remarquable activité intellectuelle : les traités et les livres
de piété, écrits par les sectaires en langue vulgaire, étaient répandus à
profusion et constituaient une des forces de leur œuvre de' prosélytisme.
Naturellement, ces livres ont péri : on ne peut plus découvrir les doctrines
de ces hérétiques que dans les condamnations prononcées contre eux. Le
principe fondamental de la foi était panthéiste. Dieu est tout ce qui est. Il
y a autant d’essence divine dans un porc que dans un homme ou dans toute
autre créature. Tout émane de Dieu et retourne à Dieu. Comme les Ames
reviennent vers Dieu après la mort, il n’y a donc ni purgatoire, ni enfer ;
tout culte extérieur est inutile. Ainsi était ruinée, du premier coup, la
valeur des observances sacerdotales et des sacrements. D’ailleurs, en ce qui
concerne les sacrements, les sectaires ne trouvaient pas de termes assez durs
pour exprimer le mépris que ces pratiques leur inspiraient. Ils avaient
coutume de dire que l’Eucharistie avait pour eux le goût de la fiente.
L’homme étant naturellement Dieu, possède en lui tous les attributs divins ;
chacun peut prétendre avoir créé l’univers. Une des accusations portées
contre Maître Eckart était d’avoir affirmé que son petit doigt avait créé le
monde. Bien plus, l’homme peut si bien s’unifier avec Dieu qu’il peut faire
tout ce que Dieu fait ; donc, il n’a pas besoin de Dieu, et, quoi qu’il
fasse, il ne commet pas de péché. En cet état de perfection, il ne s'afflige
de rien, ne se réjouit de rien ; il est affranchi de tout devoir, de toute
obligation. Nul n’est tenu de travailler pour gagner son pain ; toutes choses
appartiennent en commun à tous ; chacun peut prendre ce qu’il veut pour
satisfaire ses besoins ou ses désirs. Les
conséquences pratiques de ces doctrines n’étaient pas seulement mortelles
pour l’Église : elles étaient aussi dangereuses pour l’ordre moral et social.
Le mysticisme élevé des maîtres pouvait les préserver des détestables
conséquences qu’entraînait la croyance à l’impeccabilité. Leur austérité
condamnait tout commerce sexuel qui n'avait pas pour but unique la
procréation. Us professaient qu’une femme qui se marie devait pleurer
amèrement la perte de sa virginité, et que personne n’était « parfait »
s’il éprouvait un sentiment de honte ou un désir au milieu d’hommes et de
femmes complètement nus. Que la « perfection » ait souvent été soumise à
cette périlleuse épreuve, c’est ce qu’il est permis de supposer, vu les
explosions fréquentes d’enthousiasme déréglé dont l’histoire du christianisme
offre des exemples. Les Béghards réussissaient si bien à vaincre la chair,
qu’un controversiste hostile ne put expliquer cette merveilleuse résistance à
la tentation qu’en alléguant l’influence satanique, dont le pouvoir
réfrigérant est bien connu des démonologistes. Mais tous ne résistaient pas
aussi bien. Il était trop facile, pour ceux qui ne s’étaient pas élevés
au-dessus de la concupiscence, de se croire cependant parfaits, impeccables
et autorisés à satisfaire toutes leurs passions. Saint Paul, en repoussant
toutes les servitudes de l’Ancienne Loi, fournissait des textes qui, isolés
de ce qui les entoure, pouvaient servir de justification : « Car la loi de
l'Esprit de vie en Jésus-Christ m’a affranchi de la loi de péché et de mort »
(Rom.
VIII, 2). — « Ce
n’est point pour le juste que la loi a été établie » (1 Tim.
I, 9). — « Si vous
ôtes guidés par l’Esprit, vous n’êtes point sous la loi » (Galat. V,
18). — Forts de
cette autorité, les Frères du Libre Esprit prétendaient se libérer de toutes
les entraves de la loi. Une pareille doctrine était faite pour séduire
quiconque cherchait une excuse ou une occasion de dévergondage. Des
témoignages abondants et formels nous obligent à croire que, dans certains
cas du moins, les sectaires se laissaient aller à la plus grossière luxure. —
Notons encore que, pour marquer la lumière divine qu’ils croyaient porter en
eux, ils inventèrent le mot Illuminisme, terme qui, pendant plus de
trois siècles, conserva une grande importance dans l’histoire des aberrations
mystiques[10]. On peut
considérer comme une des branches de la secte ces Luciférains dont nous avons
déjà parlé à diverses reprises. Le panthéisme comprenait nécessairement, au
nombre des émanations de Dieu, Satan lui-même, qui, à un certain moment,
devait être réuni à la Divinité : de là jusqu’à considérer comme une
injustice la déchéance du Maudit, il n’y avait pas loin. En 1312, on
découvrit à Krems, dans le diocèse de Passau, certains hérétiques dits
Luciférains ; l’évêque Bernard, Conrad, archevêque de bet Frédéric, due
d’Autriche, entreprirent d’anéantir celte hérésie, avec le concours de
l’Inquisition dominicaine, qui avait réussi, semble-t-il, à se maintenir dans
ces régions. La persécution dura jusqu’en 1315, mais n’aboutit pas à
l’extermination de la secte, qui reparut à diverses reprises par la suite.
Les sectaires proscrivaient toutes les cérémonies de culte extérieur, mais
ils ne jouissaient pas de l’impeccabilité de l’Illuminisme : chaque année,
disaient-ils, deux de leurs ministres entraient au Paradis, où ils recevaient
d'Énoch et d’Élie le pouvoir d’absoudre leurs disciples, pouvoir qu’ils
déléguaient ensuite à d’autres, dans chaque communauté. Tous ceux qu’on
découvrit restèrent inébranlables, sourds à toute persuasion, et conservèrent
jusqu’au milieu des flammes l’enthousiasme le plus joyeux. La Bohême était
particulièrement infectée de ces fausses doctrines. Dans les premières années
du XVIe siècle, Trithem estime que ce royaume comptait encore des milliers de
Luciférains. Il y a là une exagération manifeste. Mais on découvrit encore de
ces sectaires en Autriche, en 1338 et 1395, et on en brûla un grand nombre[11]. La
tendance au mysticisme, qui trouva son expression complète dans la doctrine
des Frères du Libre Esprit, eut une influence considérable sur le
développement de la pensée religieuse en Allemagne. La foi, tout en demeurant
orthodoxe en apparence, pencha de plus en plus vers l’hérésie. Si l’on admet,
avec Altmeyer, qu’une époque agitée fait prédominer le sentiment sur la
raison et provoque le désir de la communion directe avec la Divinité,
l’Allemagne du XIVe siècle connut des troubles assez douloureux pour y
justifier le développement du 359 mysticisme. Il semble pourtant que ce
penchant au mysticisme s'explique par les caractères intellectuels d’une
race, plutôt que par les circonstances extérieures. Bonaventure fut le père
des mystiques ; néanmoins, il ne fonda pas de secte dans son propre pays. Au
cours de la Guerre de Cent Ans, la France connut d’assez rudes épreuves ;
pourtant, le mysticisme ne fleurit jamais sur le sol français. En Allemagne,
au contraire, la tendance mystique du sentiment religieux du xiv e siècle fut
le phénomène le plus marquant dans la vie morale du pays à cette époque. Dans
le premier quart du siècle, peu d’hommes acquirent autant de droits au
respect que maître Eckart, qui occupa une place élevée dans le grand Ordre
des Dominicains. J’ai déjà dit (tome I) comment il fut soupçonné de participer aux erreurs
des Béghards, comment ses confrères tentèrent en vain ■ de le sauver et comment l’archevêque de Cologne remporta, sur l’Inquisition dominicaine encore
mal organisée et faible, une victoire signalée, en soumettant à son inquisition épiscopale un Dominicain. Si les vingt-huit
articles condamnés finalement comme hérétiques par Jean XXII étaient
réellement tirés de la doctrine professée par Eckart, on ne saurait nier que
celui-ci fût profondément pénétré du panthéisme des Frères du Libre Esprit.
Il admettait la commune divinité de l’homme et de Dieu, ainsi que les
dangereuses déductions qui identifiaient, aux yeux de Dieu, le vice et la
vertu. De* plus, pour une hiérarchie fondée sur le sacerdotalisme, rien ne
pouvait sembler plus révolutionnaire que le mépris du culte extérieur,
conclusion nécessaire d’une doctrine qui refusait toute vertu aux actes
extérieurs, les seules opérations intérieures de l’âme ayant une valeur
réelle et l’homme ne devant ni regretter un péché commis, ni demander à Dieu
quelque grâce[12]. [.....][13] d’Eckart réside moins dans l’influence [.....] l’hérésiarque que dans celle de ses disciples. [.....]
de l’école
des mystiques allemands, grâce auxquelles les conceptions d’Amauri de Bène, diversement transformées, pesèrent sur le développement de l’esprit religieux au XIVe et au XVe
siècle.
Tous les chefs de l’intéressante association des Amis de Dieu
tiraient, directement ou indirectement, leur inspiration des théories professées par Maître Eckart ; tous présentent, à des degrés divers, une affinité évidente
avec les Frères du Libre Esprit, bien qu’ils aient réussi, pratiquement, à
demeurer dans les limites de l’orthodoxie. Jean de
Rysbrœk, si humain et si doux qu’il fut, avait poulies Frères du Libre Esprit
une telle horreur qu’il les jugeait dignes du bûcher. Pourtant, tout en
détestant leur panthéisme, il professait, comme eux, que la fin suprême de
l’existence est l'absorption de l’individu dans la substance infinie de Dieu
; il disait aussi que les hommes parfaits, enflammés par l’amour divin, sont
morts pour eux-mêmes et pour le monde et, par suite, incapables de péché. On
ne saurait s’étonner que Gerson ait considéré comme dangereuses des doctrines
si rapprochées de celles des Béghards. Bien que Rysbrœk hésitât à en tirer
les conclusions auxquelles arrivaient inévitablement de plus audacieux
penseurs, ces doctrines suffirent à faire échouer une tentative faite, en
1024, pour obtenir sa canonisation, malgré les miracles qui avaient eu lieu
sur sa tombe. Le plus
remarquable disciple de Rysbrœk fut Gérard Groot qui, sur certains points,
dépassa les subtilités métaphysiques de son maître et orienta son activité
vers des fins plus pratiques, d'où naquirent les Frères de la Vie commune.
Groot envisageait avec une égale sévérité la corruption du clergé et les
erreurs des hérétiques. Quand l’introduction [.....] contraignit les Frères
du Libre Esprit [.....] refuges, certains d’entre eux vinrent en [.....]
dominance du panthéisme mystique leur [.....] leurs doctrines. Les vues
personnelles de [.....] assez à celles des Frères du Libre Esprit pour [.....]
blement de leurs audacieuses spéculations : il se [.....] un zèle tout
particulier, à la tâche de réprimer leur propagande. Le couvent des Ermites
Augustiniens avait la réputation d’être entaché d’hérésie : Groot avait l’ardent
désir de découvrir et de châtier ce crime. Un des Augustiniens, Barthélemy,
était spécialement soupçonné ; Groot résolut de le faire secrètement suivre
par un notaire qui enregistrerait ses paroles. Par ce moyen ou par quelque
autre, il obtint les preuves désirées. Il n’y avait pas d’inquisition en
Hollande. Vers 1380, Groot cita l'accusé devant Florent, évêque d’Utrecht.
L’affaire s’engagea devant le vicaire épiscopal, Barthélemy nia les propos
qui lui étaient attribués et fut mis hors de cause, à la condition qu'il
renouvellerait publiquement son démenti à Kampen et â Zwolle, localités dans
lesquelles on l’avait accusé d’avoir proféré ces hérésies. Cette mansuétude
inattendue exaspéra Groot, qui eut assez d’influence sur l’évêque Florent
pour amener le prélat â reprendre les poursuites et â juger lui-même
l’affaire. Barthélemy essaya d’échapper à son persécuteur en se présentant au
tribunal la veille du jour fixé pour le procès : mais Groot eut vent de la
ruse, se jeta dans une charrette, voyagea une nuit entière et arriva à
Utrecht en temps utile. Cette fois, il remporta la victoire. Barthélemy,
condamné comme hérétique, abjura et dut porter des croix en forme de ciseaux.
Les Augustiniens, qui ne manquaient pas d’amis, se vengèrent sur les gens qui
avaient pris part à l’affaire. Les magistrats de Kampen poursuivirent et
condamnèrent à l’amende certaines femmes qui avaient servi de témoins ; ils
bannirent également pour dix ans un ami de Groot, Werner Keynkamp, qui, plus
tard, fut trois fois prieur de maisons de Frères de la Vie Commune. Groot
même n’échappa pas aux représailles : peu de temps après, l'évêque Florent,
désireux de lui imposer silence, lança un ordre révoquant tous les mandats de
prédicateurs, Groot essaya alors d’obtenir d’Urbain VI un mandat pontifical
de prédicateur et d’inquisiteur, et envoya à Rome dix florins en paiement
pour les bulles. Par bonheur pour sa réputation, il mourut, en 1384, avant le
retour de son messager, et épargna ainsi à la Hollande les désastreux
résultats qu’aurait eus son zèle inconsidéré, une fois enflammé par la lutte
et armé du pouvoir irresponsable de l’Inquisition. Dans
ses attributions les moins cruelles, il eut pour successeur Florent Radewyns,
grâce auquel les congrégations de la Vie Commune se développèrent
considérablement. Elles se répandirent rapidement à travers les Pays-lias et
l’Allemagne, et, bien que soumises parfois à la persécution inquisitoriale,
furent protégées par décision de Martin V, lorsqu’au concile de Constance
Mathieu Grabon tenta d'obtenir la condamnation des Béguines, épisode sur
lequel nous reviendrons bientôt. Après quoi, les membres de ces communautés
prospérèrent sans obstacle, s’aidant, pour vivre, de leur savoir, s’employant
comme éducateurs ou comme copistes. Après la Réforme, elles s'éteignirent
vite ; pourtant, la communauté d’Emmerich, près de Düsseldorf, ne fut fermée
qu’en 1811 par Napoléon. Les quatre Frères qui furent chassés à ce moment continuèrent
à observer les règles de leur ordre ; le dernier d’entre eux, Gérard Mulder,
mourut à Zevenaar le 15 mars 1854. Cependant une des branches de l'Ordre
adopta la règle et les canons de saint Augustin. Son couvent, à Windesheim,
devint un modèle universellement imité, et l’Ordre eut l’honneur de compter
parmi ses élèves des hommes comme Thomas-a-Kempis et Érasme. Imitation de
Jésus-Christ fut la (leur charmante éclose à l’ombre du mysticisme tempéré de
Jean de Rysbrœk. Appliqué à la vie pratique, ce mysticisme contribua
largement au mouvement religieux qui aboutit à la Réforme ; car il enseignait
l’inutilité des « œuvres » et professait que l’individu ne doit espérer son
salut que de lui-même. Telle fut l’activité des Frères de la Vie Commune.
Pour eux, le dogme devint moins important que la discipline intérieure, seule
apte à faire des hommes les véritables enfants de Dieu. Prêchant au milieu du
peuple, enseignant leurs doctrines dans les écoles, des Frères tels que Henry
Harphius, Jean Brugman, Denis Van Leeuiven, Jon Van Goch et Jean Wessel de
Groningue, sapaient, à leur insu, les bases de la hiérarchie, bien qu’ils
échappassent, en fait, à toute imputation d’hérésie et à tout risque de persécution. L’association
des Amis de Dieu, qui prit naissance dans les régions- du Haut-Rhin, eut une
existence plus courte, mais jouit, à l’époque, d’une plus grande renommée. Le
plus remarquable disciple de Maître Eckart fut Jean Tauler. Celui-ci,
conservant une grande partie des doctrines de son maître, aurait encouru
l’accusation d’hérésie s’il y avait eu alors une Inquisition organisée en
Allemagne. Pour qu’il ait échappé à la persécution, il fallait que le
mécanisme persécuteur fût absolument hors de service. Le quiétisme illuminé
de Tauler atteignait des sommets où la personnalité entière du fidèle se
perdait dans l’abîme de la Divinité. Aucune parole humaine ne saurait donner
la mesure de la résignation, de l'anéantissement de l’être humain devant
Dieu. Il n’a besoin ni de ministre de sa religion, ni de médiateur.
L’individualité morale peut entrer en communion si intime avec la Divinité
qu’elle s’absorbe entièrement dans l’essence, divine ; l’être ainsi
transporté est sous l’influence absolue du Saint-Esprit ; il est, à vrai
dire, inspiré, si bien que ses actes sont les actes de la Troisième Personne
de la Trinité. Tout cela est à la portée des laïques, sans l'intervention
d’aucune pratique sacerdotale. L'homme étant responsable de lui-même envers
lui-même peut communier avec Dieu sans l’intervention du prêtre[14]. Bien
que réputé le plus grand prédicateur de son temps, Tauler s’inclinait comme
un petit enfant devant l’autorité du mystérieux laïque connu sous le nom d'Ami
de Dieu de l’Oberland. Alors que Tauler, dans toute la force de sa
maturité, âgé d’au moins cinquante ans, voyait Strasbourg entier suspendu à
ses paroles, un étranger se présenta à lui et perça à jour sa secrète
faiblesse. Le prédicateur comprit qu’il était un pharisien, fier de son
savoir et de son habileté dans la théologie scolastique ; avant d’avoir le
droit et le pouvoir de guider des âmes, il fallait qu’il rejetât toute vanité
et devint comme un enfant qui compte sur Dieu seul. Vaincu par le pouvoir
mystique de ce visiteur, le docteur en théologie imposa silence à son orgueil
: pour obéir à l’étranger, qui ne révéla jamais son nom, Tauler s’abstint
pendant deux ans de prêcher et de recevoir 'les confessions. De cette lutte
contre lui-même il sortit un homme nouveau et fut un des soldats de cette
admirable armée d’Amis de Dieu que l’étranger anonyme travaillait à grossir
et à unifier[15]. L’association
était peu nombreuse : seules, en effet, des âmes d’élite pouvaient parvenir à
ce degré d’élévation, de désirer seulement ce que désire Dieu, de haïr ce que
Dieu hait. Pourtant les adeptes étaient disséminés un peu partout, des
Pays-Bas à Gênes, des provinces rhénanes jusqu’à la Hongrie. Des luttes
morales, des doutes terribles, des alternatives de confiance et de désespoir,
de ravissements extatiques et d’affreuses tentations étaient les épreuves
envoyées par Dieu au néophyte désireux de s’élever jusqu’à la sereine
atmosphère de l’illuminisme, épreuves ressemblant étrangement à celles que
subit, pendant de longues années, la constance de John Bunyan. Enfin, quand
les néophytes étaient sortis sains et saufs de cette dure initiation, Dieu
les attirait à lui et illuminait leurs âmes de sorte qu’ils ne fissent plus
qu’un avec lui-même ; ils étaient Dieux par sa grâce, tout comme Il est Dieu
par nature. Dès lors, ils étaient absolument purs de tout péché ; ils
pouvaient avoir l’assurance que cet état durerait autant que leur vie, et
qu’à leur mort ils monteraient tout droit au ciel, sans s’attarder dans le
purgatoire. Beaucoup
de leurs doctrines et de leurs pratiques présentent comme un étrange reflet
de la théosophie hindoue ; cette ressemblance est d’autant plus singulière
qu’il ne saurait exister aucun lien entre les deux doctrines, à moins
toutefois que certains éléments dogmatiques aient été tirés par les Amis de
Dieu de l’Aristotélisme mystique des Arabes, qui eut une si forte influence
sur la pensée scolastique. Comme l’antique tapas, ou méditation austère des
Brahmanes, permettait à l’homme d’acquérir une part de l’essence divine, de
même les exercices intérieurs des Amis de Dieu assimilaient l’homme à la
Divinité ; les miraculeux pouvoirs dont les adeptes étaient alors revêtus
avaient leurs prototypes dans les Rishis et les Rabais. Les efforts
nécessaires pour dompter la chair rebelle rivalisaient avec les barbares
macérations du système Yoga ; c’est ainsi que Rulman Merswin avait coutume de
se flageller avec des lanières armées de fils métalliques, et de frotter
ensuite les plaies avec du sel. Les pieuses extases des Amis de Dieu étaient
la contrepartie du Samahdi ou insensibilité béate des Hindous ; ils se
proposaient comme bien suprême la même fin à laquelle tendait l’école Sankhiya,
c’est-à-dire l’annihilation de la volonté, l’affranchissement de toute
passion et de tout désir, même du désir du salut. Pourtant, ces ressemblances
étaient atténuées par la conception chrétienne de l’omnipotence et de
l’omniprésence de Dieu, et aussi par le caractère plus pratique de l’esprit
occidental. La secte n’envoyait pas ses adeptes dans la jungle et les forêts
; elle leur ordonnait, s’ils étaient laïques, de poursuivre leur existence
séculière ; s'ils étaient riches, ils devaient, non se dépouiller, mais
dépenser leur fortune en bonnes œuvres et remplir leurs devoirs envers les
hommes comme envers Dieu. Rulman Merswin était banquier et n’interrompit pas
son activité financière pour fonder la communauté du Grün Wöhrd, non
plus que pour écrire les ouvrages qui portaient l’appui et le réconfort aux
fidèles. Pourtant, le fondateur de la secte et ses disciples immédiats
établirent dans les bois un ermitage, où ils se dévouaient à la mission
d'apaiser la colère de Dieu. L’inexprimable perversité des hommes appelait la
vengeance divine. L’humanité avait dédaigné les avertissements donnés par les
tremblements de terre, la peste, la famine : seule l’intercession des Amis de
Dieu avait obtenu des sursis réitérés. En 1378, le Grand Schisme fut une
nouvelle calamité, plus grande encore que les précédentes ; en 1379, un
ange vint faire savoir aux intercesseurs que le châtiment final était différé
d’un an, après quoi ils ne devaient plus demander de nouveau délai. Pourtant,
en 1380, trente d’entre eux furent mystérieusement convoqués à une « dicte
divine », où un ange apporta une lettre annonçant qu’à la prière de la
Vierge, Dieu avait accordé un répit de trois ans ; mais il fallait, en
échange, que les Amis de Dieu se constituassent « prisonniers de Dieu »,
menant la vie des reclus, observant un absolu silence qu’ils rompraient
seulement deux jours par semaine, de midi jusqu’au soir ; encore ne
devaient-ils parler que pour demander le nécessaire et donner des conseils
religieux. Ils acceptèrent cette condition ; peu de temps après, l’histoire
perd de vue leur secte. Les
Amis de Dieu ne méritent pas seulement notre attention pour le jour que
projettent leurs doctrines sur les tendances religieuses de l’époque ; ils
offrent à nus yeux un intérêt tout particulier par les relations qu’ils
eurent d’une part avec l’Église, d’autre part avec les Frères du Libre
Esprit. De ceux-ci ils étaient un rameau ; mais ils évitaient les déplorables
extravagances morales de la secte mère. La « Neuvième Pierre », suprême
sommet de l’illuminisme ascétique des Béghards, réparait, avec la même
signification, dans les plus importantes œuvres de Rulman Merswin, attribuées
jusqu’à nos jours à Henri Suso. Il n’est pas surprenant que Nider confondît
les Amis de Dieu avec les Béghards, bien que le Bauer lîuechelin de
Merswin eût été écrit avec le dessein de dénoncer les erreurs de ces
derniers. Sur beaucoup de points, les Amis de Dieu s’écartaient, comme nous
l'avons vu, des doctrines de l’Église, et poussaient leur aberration au-delà
de ce que le XVIIe siècle blâma si sévèrement dans Molinos et les Illuminés.
Ils ajoutaient à ce qui devait être le Quiétisme des hérésies de 366 leur
crû. Nombre de Juifs et de Musulmans étaient sauvés, disaient-ils, car Dieu
n’abandonne aucun des hommes qui le cherchent, et bien que ces infidèles ne
jouissent pas du baptême chrétien, Dieu lui-même les baptise moralement dans
les affres de l’agonie. Pour les mêmes raisons, ils refusaient de dénoncer
les hérétiques à Injustice humaine, par crainte d’anticiper sur la justice
divine ; ils devaient tolérer sur la terre la présence.de l’hérétique, tant
que Dieu jugeait convenable qu’il en lut ainsi- Pourtant, ce n’étaient pas
des révoltés. Tout en flétrissant avec la plus grande véhémence de langage la
corruption et la mondanité du clergé, ils professaient l’obéissance la plus
absolue à l'égard de Rome, et celle-ci pouvait tolérer ou pardonner bien des
choses, tant que la suprématie du Saint-Siège n’était pas mise en doute. En
juin 1377, quand l’Ami de Dieu de l’Oberland imagina d’aller, avec un
compagnon, rendre visite à Grégoire XI et avertir le pontife des dangers qui
menaçaient la chrétienté, les deux étrangers parlèrent au pape avec une
extrême franchise ; tout d’abord Grégoire s’irrita, puis il finit par
reconnaître en eux des messagers envoyés par le Saint-Esprit, les traita avec
les plus grands honneurs et les pria instamment de reprendre le projet
abandonné, consistant à fonder une grande communauté de leur Ordre. Grégoire
était infatigable dans l’extermination des Vaudois, des Béghards et des
survivants du Catharisme ; mais il ne vit rien à redire au mysticisme et à
l’illuminisme de ses visiteurs. Il ne se jugea même pas offensé quand ils lui
annoncèrent qu’il mourrait avant un an, s’il ne réformait l’Église. Il
mourut, en effet, le 28 mars 1378. Mais, si nous en croyons Gerson, ses
regrets, en mourant, ne furent pas d’avoir négligé ces avertissements, mais
d’avoir, en prêtant une oreille trop crédule aux chimères de prophètes et de
prophétesses, préparé la voie au Grand Schisme. Il prévoyait que le schisme
éclaterait, dès que lui-même aurait disparu de la scène[16]. Après
avoir rapidement passé en revue les formes relativement orthodoxes du
mysticisme, il nous est loisible de reprendre l’histoire des Frères du Libre
Esprit, qui, eux, conservèrent leur doctrine panthéistique dans toute sa
crudité et ne reculèrent pas devant les conséquences logiques de leurs
principes. Vers la fin du XIIIe siècle, on commença à discuter les mérites de
la mendicité, jusqu’alors considérés comme transcendants. En 1274, le concile
de Lyon tenta de supprimer les associations mendiantes non autorisées. En
1286, Honorius IV condamna les Segarellistes. Quelques dix ans après, Boniface
VIII, en persécutant les Célestins et les Franciscains les plus rigoristes,
prouva que la pauvreté ne passait plus pour vertu suprême. Le même pape
lança, vers cette époque, une bulle ordonnant de pourchasser certains
hérétiques qui semblent avoir été des Frères du Libre Esprit, à en juger par
leur doctrine qui faisait résider la perfection, pour l’homme et pour la
femme, dans l’état de nudité et l’abstention de tout travail manuel. La même
réprobation se manifesta simultanément en Allemagne. Le premier exemple de
persécution effective est fourni par une courte notice relatant que le
Lecteur franciscain fit, en 1290, arrêter deux Béghards et deux Béguines à
Colmar, puis, à Bâle, plusieurs autres qu’il jugeait hérétiques. Deux ans
plus tard, le concile provincial de Mayence, qui se tint à Aschaffenbourg,
renouvela expressément la condamnation portée contre les Béghards et Béguines
par le précédent concile de 1259. Cette condamnation fut confirmée, en 1310,
par un autre concile de Mayence ; en même temps, des canons réglementant les
communautés reconnues de Béguins et Béguines établissaient une démarcation
nette entre les gens qui menaient sous le contrôle de leurs supérieurs, une
existence régulière, et les mendiants vagabonds qui prêchaient dans les
ténèbres et propageaient des doctrines, mal comprises d'ailleurs et
considérées comme suspectes. Mais
c’est à Henry de Virnenburg, archevêque de Cologne, que revint l’honneur
d’entamer contre ces sectaires la guerre qui devait durer si longtemps. Élu
en 1300, ce prélat assembla immédiatement un concile provincial, dont les
deux premiers canons ont pour objet les Béguins et prouvent, par leur
développement même, l’importance attribuée à leur secte. Ceux dont il s’agit
portaient de longs tabards et des tuniques à capuchon qui les distinguaient
des autres habitants ; ils avaient l’impudence d’engager des discussions
publiques avec les Franciscains et les Dominicains et refusaient effrontément
de se rendre aux arguments de leurs adversaires. Mais, chose particulièrement
déplorable, leur persistante mendicité avait assez de succès pour diminuer
notablement le chiffre des aumônes qui faisaient vivre les Mendiants
autorisés. Tout cela prouve à nos yeux que l’Inquisition papale n’existait
pas et que le pays jouissait d’une tolérance pratique inconnue au-delà des
frontières de l’Allemagne. Mais il est permis de penser que les Béghards
s’abstenaient de révéler ouvertement leurs plus dangereuses doctrines, car le
concile énumère leurs erreurs en termes très modérés. Néanmoins, l’archevêque
les déclara hérétiques, les excommunia et leur assigna, pour venir â résipiscence,
un délai de quinze jours ; passé ce temps, ils seraient exterminés par le
bras séculier. Un mois leur était accordé pour abandonner leur costume et
leur genre de vie ; après quoi, ils devaient gagner leur pain par un travail
honorable. Cette législation, remplie de bonnes intentions, resta,
semble-t-il, complètement inefficace. Les Béghards continuèrent à attaquer
les Mendiants avec tant d’ardeur et de succès que les Franciscains, paralysés
Par la perle de leur Lecteur, mort en 1305, appelèrent à leur secours leur
général Gonsalvo. Apparemment, la nécessité était urgente, car, en 1308,
Gonsalvo envoya à la rescousse le grand Scolastique de l’Ordre, Duns Scot.
Celui-ci fut reçu avec l’enthousiasme que méritait son génie ;
malheureusement, il mourut la même année, en novembre, et les Béghards eurent
toute licence pour poursuivre leur propagande, sans rencontrer d’opposition
sérieuse. A ce
moment leurs efforts de missionnaires, particulièrement actifs, paraissent
avoir attiré l’attention générale. Nous avons vu comment, en 1310, la Béguine
Marguerite Porete de Hainaut fut brûlée à Paris et subit le martyre avec une
fermeté intrépide. En 1310 également, se tinrent deux conciles, l’un, dont
nous avons déjà parlé, à Mayence, l’autre à Trêves : dans ce dernier, on
dénonça l’incorrecte vulgarisation de l’Écriture à laquelle s’employaient les
Béghards ; tous les prêtres desservants reçurent l'ordre de sommer les
coupables de renoncer à leurs criminelles pratiques avant quinze jours, sous
peine d’excommunication. En
1309, les chroniqueurs font mention de certains hypocrites vagabonds, appelés
Lollards, qui, par tout le Hainaut et le Brabant, remportaient des succès
considérables en convertissant des dames de la noblesse. La
ferveur des missionnaires mit en lumière les dangers delà secte : une
condamnation spéciale fut prononcée par le concile général de Vienne, qui
s'assembla en novembre 1311. Evidemment, on avait étudié d’assez près
l’hérésie, car le canon qui la proscrit contient le seul exposé suffisamment
complet que nous en possédions. Évêques et inquisiteurs étaient invités a
remplir leur office avec diligence, à traquer les sectaires et à les lairc
dûment châtier s’ils n’abjuraient pas spontanément. Malheureusement, ces
mesures ne satisfirent pas le zèle de Clément. Les pieuses femmes qui
vivaient, dans des communautés, sous le nom de Béguines, ne pouvaient être
facilement distinguées des vagabonds hérétiques. Aussi un autre canon
représentait-il les Béguinages comme envahis par des gens qui discutaient au
sujet de la Trinité et de l’Essence divine et répandaient des opinions
contraires à la foi. En conséquence, ces établissements étaient désormais
abolis. En même temps, les persécuteurs avaient certainement conscience
qu’ils commettaient une injustice, car le canon se termine par une
déclaration contradictoire : les femmes orthodoxes, ayant fait ou n'ayant pas
fait vœu de chasteté, ont le droit de vivre en commun dans des maisons et de
se consacrer à la pénitence et au service de Dieu. Il y avait là une
déplorable ambiguïté qui permettait aux prélats d’interpréter leurs devoirs
selon leur fantaisie personnelle ou leurs intérêts. Les
Clémentines, recueil de droit canon contenant ces stipulations, ne furent pas
publiées du vivant de Clément ; ce fut seulement en novembre 1317 que son
successeur, Jean XXII, leur donna force de loi. Les évêques attendaient sans
doute celte publication, car, entre 1311 et 1317, on ne voit pas qu’il y ait
eu de persécution ; mais, en août 1317, alors que les Clémentines allaient
paraître, Jean de Zurich, évêque de Strasbourg, entra soudain en campagne. Il
agit, non sous l’autorité des canons de Vienne, mais d’après ceux de 1310,
adoptés par le concile de Mayence ; lui-même était suffragant de cette
province. Pourtant, une allusion faite aux pénalités décrétées par le
Saint-Siège montre que le persécuteur avait connaissance des travaux du
concile de Vienne. Apparemment, les Béghards n’avaient pas cherché à se
cacher, car l’évêque menaçait d’excommunier tous ceux qui n’auraient pas,
avant trois jours, renoncé au costume distinctif de la secte. Ils craignaient
si peu de se montrer en 'public que l’évêque confisqua les maisons où ils
tenaient leurs assemblées, interdit aux citoyens de lire, d’écouler ou de
garder chez eux les hymnes et les écrits hérétiques, qui devaient lui être
livrés, pour être brûlés, avant quinze jours. Parmi les sectaires poursuivis
se trouvaient de nombreux ecclésiastiques ayant reçu l’ordination, des
moines, des gens mariés et autres, prouvant, parleur affluence, que les
opinions des Béghards étaient partagées par beaucoup de citoyens qui
n’étaient pas de simples vagabonds mendiants. Ceux-ci remplissaient
probablement l’office de missionnaires, opéraient les conversions et
subvenaient aux besoins spirituels des fidèles. Jean de Zurich ne se contenta
pas d’une menace. Il fit une enquête à travers son diocèse et découvrit de
nombreux sectaires. Pour les juger, il organisa une Inquisition composée de
savants théologiens ; les coupables qui se rétractèrent furent condamnés à
porter des croix — première mention authentique, en Allemagne, de cette
pénitence depuis longtemps usitée ailleurs ; — ceux qui résistèrent furent
livrés au bras séculier pour être conduits au bûcher. Ces actives mesures
peuvent être considérées comme le premier acte de l’Inquisition épiscopale
organisée sur le sol allemand. Les Béghards quittèrent en foule le diocèse,
et, en juin 1318, l’évêque eut la joie d’annoncer son succès aux suffragants,
ses collègues, et de les inviter à suivre son exemple. Pourtant,
cette persécution, bien que violente, ne fut que passagère. En 1319, on
retrouve Jean de Zurich faisant savoir, par lettre, à son clergé que les
Clémentines avaient été mises en vigueur en d’autres lieux, mais non dans le
diocèse de Strasbourg. Il ordonne il tous les prêtres, sous peine de
suspension, d’exiger que les Béguins et Béguines quittent, dans les quinze
jours, leurs costumes distinctifs et se conforment aux usages de l’Église. Si
quelqu’un d’entre eux refuse, les inquisiteurs feront une enquête sur la
pureté de sa foi[17]. Cependant
la publication des Clémentines eut des résultats qui ne répondaient guère aux
intentions de leur auteur. Ce canon qui avait trait aux hérétiques fut peu
observé ; cinq années se passèrent avant qu’on le vît appliquer à une
persécution sérieuse. Les hérétiques étaient pauvres ; nul espoir de butin ne
rendait attrayante, aux yeux des dignitaires épiscopaux, l'ingrate tâche de
traquer et de juger ces malheureux. Bien rares étaient les évêques qu’un zèle
égal à celui de Jean de Zurich pût distraire de leurs soucis temporels et de
leurs plaisirs mondains. Au contraire, les Béguinages étaient une proie
facile à saisir. Là, d’abondantes confiscations pouvaient payer l’activité
intelligente des persécuteurs. De plus, nombre de ces établissements étaient
placés sous le contrôle des Ordres Mendiants et constituaient, virtuellement
ou officiellement, des maisons de Tiers-Ordre. Les détruire était accorder
satisfaction à l'inextinguible jalousie que nourrissait le clergé séculier à
l'égard des Réguliers. En outre, la lutte entre Jean XXII et les Franciscains
venait de s’ouvrir, et les Tertiaires de Saint François, communément désignés
en France sous le nom de Béguins et de Béguines, étaient de bonne prise.
Aussi les évêques négligeaient-ils généralement la clause restrictive du
canon relatif aux Béguinages et appliquaient-ils à la lettre,
impitoyablement, l’ordre donné de détruire ces communautés. Ils montrèrent
une telle ardeur à satisfaire leur ressentiment contre les Mendiants que
ceux-ci, étant intervenus pour protéger leurs Tertiaires, se virent
excommunier comme fauteurs et défenseurs de l’hérésie. Ainsi surgit une
persécution qui, pour n’avoir pas causé d’effusion de sang, n’en fut pas
moins déplorable. Par toute l’étendue de la France, de l’Allemagne, de
l’Italie, de malheureuses créatures furent rejetées au milieu de la vie du
siècle, abandonnées et privées de tout moyen d’existence. Certaines
réussirent à trouver des maris ; d'autres, en grand nombre, furent réduites à
la prostitution ; d’autres, enfin, durent périr de misère et d’abandon. On
alla jusqu’à proscrire le vêtement quasi-conventuel qu’elles avaient coutume
de porter ; elles furent contraintes, sous peine d’excommunication, à se
vêtir d’étoffes de couleur voyante. L’histoire de l’Église compte beaucoup de
persécutions plus cruelles, mais il en est peu qui, par leur soudaineté et
leur développement, aient causé de plus affligeantes misères ; nous avons
d’ailleurs le droit de dire qu’il n’y en eut jamais de plus gratuite ni de
moins motivée. L’impression qu'en ressentit l’âme populaire fut extrêmement
vive. On en voit le reflet dans le bruit, répandu à cette époque, que
Clément, à son lit de mort, s’était amèrement repenti de trois choses :
d’avoir empoisonné l’empereur Henry VII, d'avoir détruit l'Ordre des
Templiers et d’avoir anéanti les communautés des Béguines. L’Église
avait décrété, au grand concile de Latran, que nulle congrégation ne serait
désormais tolérée si elle ne se conformait à certaines règles approuvées. Les
Béguins et Béguines avaient, graduellement et presque à leur insu,
contrevenu, dans la pratique, à ce canon. La solution de leurs difficultés
présentes était de s’attacher à quelque Ordre reconnu. En 1319, Jean XXII,
reconnaissant les maux causés par la maladroite législation de Vienne, promit
d’exempter de toute nouvelle poursuite quiconque deviendrait Tertiaire d’un
Ordre mendiant. Beaucoup de Béguins profitèrent de cette offre ; mais leur
adhésion à l’Ordre choisi était plutôt théorique qu’effective. Ils
conservaient leur indépendance, leurs habitudes de travail, leur droit à la
possession de biens individuels. Par une bulle du 31 décembre 1320 et par
d’autres mandements de date postérieure, Jean établit une ligne de
démarcation entre ceux qui vivaient pieusement et docilement dans leurs
maisons et ceux qui erraient à l’aventure en disputant sur des sujets
religieux. Les premiers étaient, en Allemagne même, au nombre de deux cent
mille, d’après les rapports adressés au pape ; Jean reproche vivement aux
évêques d’avoir troublé ces fidèles pour le crime de quelques-uns, dont la
mauvaise conduite avait motivé la décision, d’ailleurs mal interprétée, de
Clément. A l’avenir, le pape ordonne qu’on les laisse en paix. Cette
intervention mit fin, en 1321, tout au moins à la persécution des Béguins de
Strasbourg. Les
Béguins innocents obtinrent ainsi quelque répit et les vides qui s’étaient
produits dans leurs rangs lurent bientôt comblés. Mais les coupables subirent
les effets du canon de Clément, appliqué avec toute la sévérité que
permettaient, en pareille affaire, la négligence et l’indifférence
habituelles aux prélats allemands. L’archevêque de Cologne, Henry, fut un des
rares persécuteurs qui s’intéressèrent activement à leur tâche. Ses efforts
furent payés d’un succès considérable. Les Lollards et les Béghards ne se
risquaient plus à se montrer en public, et en l’absence de tout mécanisme
inquisitorial organisé, il était difficile de les découvrir ; mais, en 1322,
l’archevêque eut la bonne fortune de capturer le plus redoutable hérésiarque
de la région. Ce personnage, nommé Walter et surnommé le Lollard, était un
Hollandais qui se distinguait, par son activité et ses succès, parmi les
missionnaires des Béghards. Il n’avait que peu de culture et ignorait le
latin, mais il possédait une vive intelligence, une éloquence facile, un
enthousiasme tenace et une grande force persuasive. Ses efforts furent
facilités par ses nombreux écrits en langue vulgaire, qui circulaient
activement de main en main. Il avait exercé ses talents à Mayence, où il
recruta de nombreux disciples ; de là, il vint à Cologne, où il tomba entre
les mains de l’archevêque. Il ne chercha pas à. dissimuler sa croyance,
refusa d’abjurer et consentit avec joie à sacrifier sa vie pour sa foi. En
vain, pour lui arracher les noms de ses coreligionnaires, eut-on recours aux
plus atroces tortures ; sa constance ne se démentit pas et il périt, avec une
joie sereine, dans les flammes. L’Inquisition
épiscopale ne rendait pas tous les services qu’en pouvait attendre le zèle de
l’archevêque ; pourtant, si malhabile qu’elle fut, elle poursuivit ses
travaux avec un succès passable. En 1323, un prêtre fut convaincu d’hérésie,
dégradé et livré au bûcher. En 1325, on découvrit par hasard une assemblée de
Béghards, et cette découverte fut plus féconde en résultats. On retrouve ici
comme ailleurs la légende d'un mari dont les soupçons sont éveillés, qui
surprend sa femme dans un conventicule nocturne et assiste aux orgies
communément attribuées à ce genre de réunion. L’Inquisition épiscopale
récolta une belle moisson d’accusés, qu’elle jugea rapidement et sûrement.
Ceux qui n’abjurèrent pas, c’est-à-dire une cinquantaine d’individus, furent
mis à mort ; les uns furent menés au bûcher, d’autres noyés dans le Rhin,
punition nouvelle qui montrait à quel point on ignorait encore, en Allemagne,
la façon de traiter les hérétiques. Il est fort probable que certains de ces
malheureux cherchèrent à dissimuler leurs erreurs en invoquant le nom du
grand prédicateur dominicain, Maître Eckart, et qu’ainsi ils attirèrent sur
la tête de leur maitre les poursuites qui causèrent sa mort. Il est possible aussi
que, pourchassant ce précieux gibier, l’évêque ait perdu de vue une proie
plus humble, car on ne voit pas que d’autres victimes aient péri dans les
années qui suivirent ; on sait cependant que l’hérésie n’avait nullement
disparu de la région. L’archevêque
Henry mourut en 1331, sans avoir, semble-t-il, poussé plus loin ses succès.
Son successeur Waleran, comte de Juliers, reprit la tâche d’une façon plus
systématique. Il s’efforça d'organiser une Inquisition épiscopale permanente
et nomma, à cet effet, un commissaire dont la fonction consistait à
rechercher les hérétiques et qui avait plein pouvoir pour réconcilier et
absoudre quiconque se rétractait. C’était, en somme, sous un autre nom, un
véritable inquisiteur. Le succès de la tentative ne répondit pas au mérite de
l'invention. En mars 1335, Waleran dut constater que le mal était allé
grandissant dans la ville et le diocèse ; il invita tous ses prélats et tout
son clergé à seconder l'Inquisition en appliquant rigoureusement les
instructions données par l’archevêque Henry. Cette mesure fut aussi peu
efficace que les efforts antérieurs. Les hérétiques poussaient l’audace
jusqu’à porter, en public, le costume de leur secte et à en pratiquer les
rites ; bien plus, l’inquisiteur était si négligent, ou si accessible à la
corruption, qu’il donnait l’absolution sans exiger la preuve de l’orthodoxie.
Aussi, en octobre de la même année, l'archevêque lança une nouvelle lettre
pastorale où il annulait ces absolutions et déplorait la constante
propagation de l'hérésie. Les
zélés archevêques de Cologne ne manquaient pas d’imitateurs. En Westphalie,
les évêques Ludwig (de Munster), Gottfrid (d’Osnabrück), Gottfrid (de Minden), Bernard (de Paderborn), s’étaient activement employés
à déraciner l’hérésie dans leurs diocèses. En 1335, l’évêque Berthold (de Strasbourg) lit un effort isolé pour mettre
en vigueur les Clémentines. La même année, quelques victimes furent brûlées à
Metz. L’archevêque de Magdebourg, Otto, était d’humeur plus tolérante. En
1336, on découvrit dans sa ville quelques Frères du Noble Esprit, qui
n’hésitèrent pas, devant le juge, à avouer leur croyance. Cet aveu sonnait à
des oreilles pieuses comme le plus horrible blasphème. Pourtant, l’archevêque
les remit en liberté après quelques jours de détention, sur une simple
rétractation verbale de leurs erreurs. Mais, la même année, nous rencontrons
le premier exemple d’une Inquisition pontificale s’exerçant dans l’Allemagne
du Nord. Le moine Jordan, ermite augustinien, reçut le mandat d'inquisiteur
pour les deux districts de Saxe. Il était médiocrement versé dans la
procédure inquisitoriale, car ayant découvert, à Angermünde dans la Marche
Uckeraine, un nid de Luciférains, il eut l’humanité de leur offrir d’échapper
par la « purgation canonique ». Quatorze d’entre eux ne purent réunir le
nombre requis de cojureurs et furent dûment brûlés. D’Angermünde, le moine
Jordan se rendit en hâte à Erfurt, où il assista au procès d’un Béghard nommé
Constantin. La procédure fut menée par le vicaire de l’archevêque de Mayence.
On ne désirait nullement punir l’hérétique, qui avait bonne réputation et se
rendait utile comme copiste. Il déclarait qu’il était le Fils de Dieu et
qu’il ressusciterait trois jours après sa mort ; aussi méritait-il que ses
juges essayassent de le faire passer pour fou. A cet effet, on lui accorda un
long répit ; mais il persista à affirmer qu’il était sain d’esprit, repoussa
toutes les tentatives de conversion et, finalement, périt dans les flammes. Quand
on prit la peine de rechercher les hérétiques, on en trouva, semble-t-il, un
nombre suffisant pour payer les efforts des persécuteurs. En cette même année
1336, on découvrit, dit-on, en Autriche une secte considérable, dont les
adeptes, d’après le portrait qu’on fait d’eux, devaient être des Luciférains.
Les rites observés dans les assemblées nocturnes, qu’ils tenaient dans un
souterrain, ressemblent fort à ceux que révélèrent les pénitents de Conrad de
Marbourg ; c’est toujours la vieille tradition des pratiques de sorcellerie.
Ils avaient, parait-il, infecté de leur hérésie d’innombrables âmes ; pour
les exterminer, on fit largement usage du bûcher et d’autres cruels
supplices. L’année suivante, à Brandebourg, beaucoup de gens simples se
laissèrent entraîner à la démonolâtrie par trois mauvais génies qui
personnifiaient la Trinité. Bien que ces simulateurs eussent été mis en fuite
par l’hostie que leur présenta un Dominicain, les dupes persistèrent dans
leurs erreurs et aimèrent mieux se laisser brûler que de se rétracter. Même
dépouillée de tout le surnaturel dont on la parait, celte hérésie,
probablement Luciféraine, devait exciter un singulier enthousiasme chez ses
adeptes, car, devant le bûcher, ils déclarèrent que les flammes allumées pour
leur supplice étaient des chariots d’or destinés à les conduire au ciel. Un
autre exemple de Luciféranisme se présenta à Salzbourg, en 1340. Dans la
cathédrale, un prêtre nommé Rudolph jeta à terre la coupe contenant le sang
du Christ. Il avait déjà commis ce sacrilège à Halle. Devant le juge, il nia
la transsubstantiation et affirma que Satan elles anges déclins seraient
finalement sauvés. Il persista jusqu’au bout dans l’hérésie et fut brûlé. Les
Frères du Libre-Esprit n’avaient nullement été exterminés. En 1330, trois
vieillards, hérésiarques de la secte, furent arrêtés à Constance et jugés par
l’évêque. Ils furent reconnus coupables d’infâmes pratiques sexuelles et
exprimèrent, en tenues particulièrement révoltants, leur horreur des rites de
l’Eglise. Leur fermeté se maintint intrépide jusqu’au moment où on les amena
sur le lieu de l’exécution ; alors ils faiblirent, se rétractèrent et furent
condamnés à l’emprisonnement perpétuel dans un donjon, au pain et à l’eau. En
1342, à Würzbourg, deux autres furent amenés par force à résipiscence.
Cependant la persécution était intermittente et, dans nombre de localités, la
tolérance était de pratique. Ainsi, en Souabe, en 1347, l’hérésie des
Béghards se répandait, dit-on, sans obstacle et sans frein. Il était
impossible de la déraciner, quand bien même on eut tenté de le faire, ce qui,
d’ailleurs, n'était pas le cas. Elle aurait pu finalement détrôner l’Eglise
si, au dernier moment, n’avaient surgi des théologiens possédant, pour la
combattre, le talent et la bonne volonté nécessaires. Vers
cette époque florissait Conrad de Montpellier, chanoine de Ratisbonne, un des
hommes les plus savants du temps, qui écrivit un livre contre la secte. A
l’en croire, la condamnation prononcée par le concile de Vienne n’avait
nullement arrêté le développement et la propagation de l’hérésie et l’on ne
trouvait pas de prélats disposés à enrayer le mal. Les hérétiques étaient
généralement des paysans et des ouvriers, errant de lieu en lieu, revêtus du
costume spécial de la secte, sous lequel se dissimulaient aussi des Vaudois.
Ils demandaient l’hospitalité aux Béguins et Béguines, qu’ils corrompaient en
leur persuadant que l’homme peut, par la pitié, devenir l’égal du Christ. A
Ratisbonne, Conrad rencontra un de ces hérétiques qui ne jouit pas longtemps
de l’impunité : arrêté par l’évêque, il persista obstinément dans l’erreur et
fut jeté dans un donjon, où il périt. Un autre, nommé Jean de Mechlin,
prêchait ouvertement sa fausse doctrine par toute la haute Allemagne ; son
éloquence lui attirait des disciples innombrables, jusqu’à des nobles et des
ecclésiastiques. Cependant Conrad déclare qu’ayant discuté avec cet
hérésiarque, il le trouva profondément ignorant. Il existait sans doute une
égale tolérance dans les Pays-Bas, car, vers la même époque, vivait à
Bruxelles une femme nommée Blœmaert, qui écrivit divers traités sur l’Esprit
de Liberté et sur l’Amour. Elle était vénérée comme un être supérieur et
surnaturel ; quand elle recevait l’Eucharistie, disaient ses disciples, deux
séraphins se tenaient auprès d’elle. Elle défia les plus savants théologiens,
jusqu’au jour où John de Rysbrœk réussit à la confondre. Néanmoins, après sa
mort, vers 1330, elle fut adorée comme une sainte par ses disciples ; des
cures miraculeuses furent obtenues par son suffrage. La petite secte quelle
fonda survécut jusqu’au début du XVe siècle ; à ce moment, le cardinal Pierre
d’Aillv ordonna à l’inquisiteur Hendrick Selle van Herenthals d’exterminer
les sectaires. On ne voit pas que la persécution se soit exercée par des
mesures plus rigoureuses que la simple prédication ; pourtant il y a lieu de
croire que l’action inquisitoriale ne se borna pas à ce procédé très humain,
car les hérétiques complotèrent de tuer Selle dans une embuscade et ils
auraient réalisé ce projet si l’inquisiteur, tombé entre leurs mains, n’avait
soudain et miraculeusement disparu[18]. Depuis
l’élection contestée de Louis de Bavière, en 1314, les rapports étaient
extrêmement tendus entre l’Empire et lu papauté. La victoire de Mühldorf,
qui, en 1322, assura à Louis la souveraineté, avait été suivie, en 1323,
d’une rupture complète entre Louis et Jean XXII. Une lutte à mort s’était
alors engagée. Chacun des adversaires traitait son ennemi d’hérétique et le
déclarait déchu de tout ses droits. A l’interdit que lança Jean contre
l’Allemagne, Louis répondit en persécutant cruellement, partout où il pouvait
exercer son autorité, les ecclésiastiques respectueux des censures
pontificales[19]. Un tel état de choses était
peu favorable à la persécution de l’hérésie et explique, du moins en partie,
l’immunité dont jouirent les hérétiques dans tant de localités et
l’impossibilité d’introduire une Inquisition organisée et généralisée. Bien
que la papauté déclarât le trône impérial vacant et affirmât que, durant
cette vacance, le gouvernement de l’Empire était dévolu au pape, ses
prétentions n’eurent aucune sanction pratique. Quand Louis fut mort en 1347
et que fut reconnu son rival, Charles IV, « l’Empereur des prêtres », Rome
eut le droit de croire que tous les obstacles allaient s'abaisser, que
l’opposition de l’épiscopat à l’Inquisition papale allait être brisée et que
le champ serait largement ouvert à une persécution continue et systématique qui
laverait l’Allemagne de l’accusation de tolérance. Si, en 1348, Clément VI
pouvait se permettre de reprocher paternellement au jeune Empereur le manque
de dignité de son costume trop court et trop étroit, peu approprié à la
somptuosité impériale, il est à croire que ce jeune homme devait être prêt à
exécuter tous les ordres qu’on pourrait lui donner concernant l'extermination
de l’hérésie. La même année, Jean Schandeland, docteur du couvent dominicain
de Strasbourg, fut nommé inquisiteur pontifical pour toute l’Allemagne. Le pape
et l’empereur voyaient enfin leur position assurée et se préparaient à tirer
parti delà situation, quand survint inopinément une catastrophe qu’aucun
calcul humain n’avait pu prévoir. La moitié du triste XIVe siècle était
presque accomplie lorsque l’Europe fut éprouvée par une calamité où il était
permis de voir l’accomplissement des prophéties menaçant de la vengeance
divine les crimes de l’humanité. En 1347, le fléau qu’on appela la « Peste Noire » fondit de l’est sur l’Europe, et se propagea sans
cesse en 1348 et 1349, envahissant la France, l’Espagne, la Hongrie, l’Allemagne et l’Angleterre. Aucun point de l’Europe ne fut épargné ; on vit, dit-on, dans la haute
mer, des vaisseaux chargés de riches cargaisons flotter à l’aventure, l’équipage ayant péri jusqu’au dernier homme. Les récits des contemporains exagèrent assurément quand ils affirment que les
deux tiers, ou les trois quarts, ou les cinq sixièmes de la population de
l’Europe tombèrent victimes du fléau. Pourtant Boccace, témoin oculaire, dit
que la mortalité atteignit, de mars à juillet 1348, dans Florence même, un
total de cent mille âmes ; dans les champs, les récoltes pourrissaient sur
pied ; dans la ville, les palais étaient vides de leurs maîtres et de leurs
gardiens ; les parents abandonnaient leurs enfants, les enfants leurs
parents. En Avignon, le nombre des morts fut estimé » cent mille. Clément VI
s’enferma dans ses appartements du palais pontifical, alluma de grands feux
pour éloigner la contagion et ne se laissa approcher par personne. A Paris,
dit-on, cinquante mille habitants périrent ; à Saint-Denis, seize mille, à
Strasbourg, seize mille. Bien que douteux, ces chiffres sont
vraisemblablement exacts, à en juger d'après ce qui se passa à Béziers. En
1348, Mascaro, chargé en cette ville d'occuper le poste vacant d’escudier,
relate dans son journal que tous les consuls furent enlevés parle fléau,
ainsi que tous leurs escudiers ou auxiliaires, et tous les clavars
ou percepteurs, et que les habitants périrent dans la proportion de neuf
cents sur mille. Jugeant apparemment que la nature ne causait pas des maux
assez grands, les hommes secondèrent son œuvre de destruction en s’ameutant
contre les Juifs. On les accusa d’avoir provoqué le fléau en empoisonnant les
sources et les pâturages : la rage aveugle de la population ne s'arrêta pas à
considérer que ces malheureux buvaient aux mêmes fontaines que les Chrétiens
et souffraient, comme eux, de la peste, De l’Atlantique à la Hongrie, on les
tortura et on les massacra par le fer et la flamme. A Erfurt, trois mille
Juifs, dit-on, périrent ; en Bavière, le nombre des victimes fut estimé à
douze mille[20]. Le
peuple ne jugea pas la colère divine apaisée par le seul massacre des Juifs.
Le fanatisme contagieux dont nous avons vu tant d’exemples n’était ni éteint
ni satisfait. En 1320, la France avait vu se déchaîner un nouveau troupeau de
Pastoureaux : le bas peuple se souleva, armé simplement de bannières, pour la
conquête de la Terre Sainte ; une innombrable multitude de paysans
parcoururent le pays, de façon toute pacifique d’abord ; puis ils montrèrent
leur piété en attaquant les Juifs et donnèrent finalement la mesure de leur
haine de la hiérarchie en pillant les maisons des ecclésiastiques et les
églises ; à la fin, on les dispersa l’épée à la main- et on s’en débarrassa
par la' potence. En 1334, le grand prédicateur dominicain Venturino de
Bergame éveilla dans la population de Lombardie l’ardent désir de se
concilier la bienveillance divine et organisa un pèlerinage à Rome en vue
d’obtenir le pardon des péchés. On compta, selon des appréciations diverses,
de dix mille à trois millions de pénitents. Vêtus de blanc, portant des
manteaux noirs marqués d’un côté d'une colombe blanche et d’une branche
d’olivier, de l’autre d’une croix blanche, les pèlerins se dirigèrent, par
bandes paisibles, vers la cité sainte. Néanmoins quand Venturino se rendit à
Avignon auprès de Jean XXII, pour gagner à ses pénitents le pardon du pape,
il fut accusé d’hérésie et dut subir un procès inquisitorial[21]. Connaissant,
par ces manifestations, les tendances populaires de l’époque, on ne saurait
s’étonner que la profonde émotion causée par les terribles épreuves de la
Peste Noire se soit traduite par une soudaine fièvre de repentir. L’Allemagne
avait moins souffert que le reste de l’Europe elle avait perdu, disait-on, à
peine un quart de sa population ; mais la sensibilité religieuse du peuple
avait été vivement touchée par les interdits lancés contre Louis de Bavière
et le fléau même avait été précédé de plusieurs tremblements de terre, qui
étaient autant de sinistres présages. On pouvait croire que Dieu, lassé de la
perversité des hommes, se préparait à exterminer le genre humain. Seul
quelque extraordinaire effort d’expiation pouvait détourner le courroux
céleste. En cet état de tension morale, la plus petite excitation devait
suffire à mettre en mouvement la population entière. Soudain, au printemps de
1349, le pays se couvrit de bandes de Flagellants semblables à ceux que nous
avons vus, un siècle environ auparavant, expier leurs péchés par des
flagellations publiques. Selon les uns, l’exemple vint de Hongrie ; d’autres
historiens attribuent A diverses régions l’initiative première de ce
mouvement. Mais ces pratiques répondaient si bien aux vagues aspirations du
peuple et se propagèrent avec une telle rapidité qu’elles semblent avoir été
le résultat d’un élan universel et simultané. Tout se passa, au début du
moins, avec ordre et décence. Les Flagellants marchaient par troupes modérément
nombreuses, dont chacune était menée par un chef et deux lieutenants. Il leur
était strictement défendu de mendier. Seuls étaient admis à prendre rang
parmi eux les gens qui promettaient obéissance au capitaine et qui
possédaient assez d’argent pour faire face à leurs dépenses personnelles,
estimées à quatre pfennige par jour. D'ailleurs, dans les villes où ils
passaient, on leur offrait toujours l’hospitalité ; ils avaient le droit
d’accepter le logement et la nourriture, mais ne devaient jamais passer deux
nuits dans la même localité. Moines et prêtres, nobles et paysans, femmes et
enfants, enrôlés dans une même pensée de contrition, cherchaient à apaiser la
colère de Dieu. Ils chantaient des hymnes grossiers : Nü
tretent herzu die bussen wellen. Flichen
wir die heissen hellen. Lucifer
ist ein bose geselle,
etc... Ils se flagellaient
à des moments déterminés. Les hommes se mettaient nus jusqu’à la ceinture et
se frappaient avec des lanières armées de quatre pointes de fer, si
énergiquement, dit un témoin oculaire, que parfois il fallait deux secousses
pour détacher la pointe de la chair. Us déclaraient que cet exercice,
poursuivi durant trente-trois jours et demi, lavait l’âme de toute souillure
et rendait le pénitent aussi pur qu'au jour de sa naissance. Depuis
la Pologne jusqu’au Rhin, les processions de Flagellants rencontrèrent peu
d’obstacles. Dans quelques villes, pourtant, comme à Erfurt, les magistrats
leur interdirent l’entrée ; dans la province de Magdebourg, l'archevêque Otho
les chassa. Ils se répandirent à traders la Hollande et les Flandres, mais,
quand ils envahirent la France, Philippe de Valois intervint et ils ne purent
pénétrer au-delà de Troyes. A la vérité, les gardiens de l’ordre public ne
pouvaient envisager sans quelque crainte une pareille démonstration populaire, capable
de devenir dangereuse en s’organisant de façon plus régulière. Quand les Flagellants de Strasbourg songèrent à constituer une confrérie permanente, Charles IV, qui
se trouvait dans la ville, leur opposa une défense péremptoire. Déjà ces troupes errantes avaient pris un caractère menaçant : en diverses localités, leur zèle avait provoqué de cruelles persécutions contre les Juifs, leur
haine de l’Église se manifestait par des symptômes évidents et se traduisait
par des attaques contre les propriétés des églises ou des ecclésiastiques.
D’ailleurs, l’Église voyait d’un mauvais œil une démonstration religieuse
qu’elle-même n’avait pas prescrite ; c’est en vain qu’on essaya de ménager sa
susceptibilité en lisant chaque jour, pendant la flagellation, une lettre
apportée par un ange à l’Église de Saint-Pierre à Jérusalem, lettre où il
était dit que Dieu, irrité de l’insuffisante observance des Dimanches et des
Vendredis, avait châtié la Chrétienté et aurait détruit le monde si les anges
et la Vierge n’avaient intercédé en faveur des hommes. Un autre message
annonçait qu’une flagellation générale de trente-trois jours et demi
détournerait la colère du Seigneur. On pouvait, non sans raison, redouter que
l’esprit de haine et d’indiscipline des flagellants ne se déchainât
ouvertement. Les Mendiants entreprirent de décourager cette contrition
populaire et s’attirèrent une hostilité qui n’hésita pas à se traduire par
des actes. A Tournay, l’orateur des Flagellants dénonça les Religieux comme
des scorpions et des antéchrists ; sur les frontières de la Mis- nie, deux
Dominicains, qui avaient entrepris de ramener à la raison une bande de
Flagellants, furent assaillis à coups de pierres. L’un des moines fut assez
agile pour s’enfuir, l’autre fut lapidé jusqu’à la mort. A Bâle,
une centaine de notables citoyens s’organisèrent en confrérie et firent, à
Avignon, un pèlerinage de Flagellants. Ils excitèrent, parmi les habitants de
la cité papale, une grande admiration ; nombre de cardinaux semblaient
disposés à traiter avec respect cette nouvelle méthode de pénitence. Clément
VI ne s’arrêta pas aux apparences, approfondit plus sérieusement la chose et
reconnut le danger que courrait l’Église à permettre ces incorrectes
manifestations de zèle, à tolérer la formation d’associations et de
congrégations non reconnues. Que deviendrait la plus précieuse et la plus
lucrative fonction du Saint-Siège, la distribution du trésor des indulgences,
si des hommes pouvaient se purifier eux-mêmes en s'infligeant des pénitences
choisies par eux ? Il y avait là toute une révolution en germe, une menace
aussi dangereuse que celle des Pauvres de Lyon ou des autres sectes contre
lesquelles on avait, jusqu'alors, lutté avec succès. Le souci de la défense
personnelle exigeait que l’Église écrasât promptement et à tout prix le péril
naissant. En bonne logique, ce raisonnement était irréfutable. Pourtant,
certains membres du Sacré Collège tinrent bon. Ils obtinrent de Clément qu’il
renonçât à son premier projet, qui avait été de jeter en prison les
Flagellants. Apparemment, on discuta encore longtemps sur le parti à suivre,
car ce fut seulement le 20 octobre 1349 que parut la bulle de condamnation.
Celte condamnation s’appuyait sur le mépris du « pouvoir des clefs »
et de la discipline de l’Église, dont faisaient preuve ces associations
nouvelles et non autorisées, en portant des costumes distinctifs, en formant
des assemblées conformément à des statuts autonomes et en se livrant à des
pratiques contraires aux observances reçues. Le pape faisait allusion aux
crantés exercées contre les Juifs, aux attentats commis contre la propriété
et la juridiction de l’Église. Tous les prélats recevaient l’ordre de
dissoudre immédiatement ces congrégations ; ceux des Flagellants qui
refuseraient l’obéissance seraient emprisonnés jusqu’à nouvel ordre et l’aide
du bras séculier serait requise en cas de besoin. Clément
ne se trompait pas en prévoyant l’effet que produisit, sur l’esprit des
fidèles, cette discipline nouvelle. En 1417, au concile de Constance, quand
ce sujet vint en discussion, saint Vincent Ferrer penchait vers une décision
favorable aux Flagellants ; sa haute réputation, les services qu’il
avait rendus en détachant l’Espagne de Pierre de Luna (Benoit XIII), inspiraient à tous le plus
grand respect. Pourtant, Gerson le prit discrètement à partie et écrivit un
exposé des maux qui résultaient de ses pratiques. L’expérience avait prouvé,
disait-il, que les membres de la secte des Flagellants en venaient à mépriser
la confession sacramentelle et le sacrement de la pénitence ; car ils
vantaient la forme particulière, de leur contrition, la jugeant supérieure
non seulement à celle que prescrit l’Eglise, mais même au martyre, attendu
qu’ils versent eux-mêmes leur sang, tandis que le sang des martyrs est
répandu par autrui. Ces idées poussaient ouvertement à l’indiscipline et
détruisaient le respect dû à l’Eglise ; elles étaient donc, par leurs
résultats, fort rapprochées de l’hérésie. D’après certaines allusions faites
par Gerson, on peut croire que de fréquents conflits se produisaient entre le
peuple et les prêtres et que ces derniers étaient parfois assez maltraités. On voit
que l’interdiction publiée par Clément avait eu peu d’effet et que ces
pratiques s’étaient obstinément maintenues jusqu’à produire comme une nouvelle
hérésie. Quand la bulle de condamnation parvint aux prélats allemands,
ceux-ci comprirent nettement les dangers que cette mesure cherchait à détourner
et résolurent de mettre vigoureusement en pratique les prescriptions
pontificales. Du haut de la chaire, les prêtres dénoncèrent les Flagellants
comme une secte impie, condamnée par le Saint-Siège. On offrait le pardon à
ceux qui reviendraient humblement à la foi de l’Eglise ; mais ceux qui
persisteraient dans l’endurcissement se verraient appliquer toute la rigueur
des canons. Ces menaces éclaircirent considérablement les rangs des
hérétiques : il subsista pourtant assez de rebelles pour fournir une nouvelle
moisson de martyrs. Nombre de ces malheureux furent exécutés ou soumis à
divers genres de tortures ; beaucoup pourrirent jusqu'à leur mort dans les
donjons où ils avaient été jetés. On ne put empêcher que des ecclésiastiques
mêmes adhérassent à la secte honnie. Dans un concile provincial, Guillaume de
Gennep, archevêque de Cologne, excommunia tous les clercs qui s’étaient
joints aux Flagellants. Cette censure fut si peu respectée que le prélat,
dans son synode vernal de 1353, dut ordonner à tous les doyens et recteurs
d'assembler leurs chapitres, de donner lecture de son mandement et de prendre
des mesures en vue de l’excommunication publique et nominative de tous les
insoumis — excommunication qui devait être suivie, au bout de quinze jours,
de la suspension, des coupables. Nous verrons plus loin avec quelle
persistance reparut, à diverses reprises, la fièvre de flagellation,
envisagée par l’Eglise comme une pure et simple hérésie. Cependant il est certain
que les Frères du Libre-Esprit profitèrent largement de l’excitation qui
s'était emparée des Ames et du bouleversement moral et social qui en fut le
résultat. Dès leur première apparition, les bandes de Flagellants virent, dit
: on, venir à elles, dans beaucoup de localités, des hérétiques réputés
Lollards, Béghards et Cellites. Englobés dans une commune persécution, tous
ces malheureux avaient des intérêts communs, et leur association devint trop
intime pour qu’ils pussent se refuser un appui mutuel. L’orthodoxie
n'avait pas encore remporté la victoire qu’on avait naturellement escomptée
comme un résultat de la domination incontestée du pieux Charles IV. Vers la
fin de 1352, Innocent VI reçut la pourpre, et tenta bientôt, à son tour,
d’introduire en Allemagne l’Inquisition pontificale ; à cet effet, en juin
1353, il renouvela le mandat inquisitorial du moine Jean Schandeland, et
écrivit à tous les prélats germaniques pour les prier instamment (le prêter à
ce magistrat une aide efficace. La pernicieuse folie des Béghards s’était,
disait-il, déchaînée de nouveau. Il fallait que de sérieux efforts fussent
tentés en vue d’anéantir ce fléau. Comme l’Inquisition ne possédait pas, en
propre, de prisons dans les diocèses, les prélats étaient invités à donner au
Saint-Office le libre usage des geôles épiscopales. La chronique déclare, en
termes assez vagues, que le moine Jean eut de l'énergie et remporta des
succès ; mais aucun document ne nous donne les preuves de son activité. Il
est à présumer que les évêques, selon leur habitude, lui prêtèrent un assez
mol appui ; rien n’atteste même qu’il ait contribué à la condamnation de
l’hérésiarque béghard Berthold von Rohrback, qui, en 1356, expia son hérésie
au milieu des flammes. Ce Berthold avait été précédemment arrêté à Würzbourg
; la crainte du bûcher lui avait arraché une rétractation. Il aurait dû être
puni de prison perpétuelle, mais les tribunaux religieux d'Allemagne
ignoraient les pénalités prescrites contre l’hérésie ; il fut remis en
liberté et se rendit secrètement à Spire. Là, il propagea avec succès ses
doctrines jusqu’au jour où il fut de nouveau arrêté. Comme hérétique relaps,
il devait, aux termes de la jurisprudence inquisitoriale, être frappé sans
merci ; mais cette jurisprudence était mal comprise en Allemagne ; on le
traita, cette fois encore, avec une mansuétude contraire à la loi canonique
et on lui offrit la réconciliation. En cette occasion, son courage ne
l'abandonna pas. « Ma foi, dit-il, est un don de Dieu ; je n’ai ni le droit,
ni le désir de rejeter cette-divine faveur. » L’insuccès que rencontra la tentative
faite par Innocent en vue d’introduire l'Inquisition ressort pour nous de
l’attitude prise par Guillaume de Gennep, dans son synode vernal de Cologne
en 1357. En déplorant l’accroissement de la pernicieuse secte des Béghards,
qui menace d’infecter la ville entière et tout le diocèse, le prélat ne fait
pas la moindre allusion à l’Inquisition papale ni aux canons. Il mentionne
les mesures édictées par ses prédécesseurs, et, conformément à ces
prescriptions, il enjoint à tous les desservants des paroisses d’attaquer les
hérétiques, sous peine de se voir eux-mêmes poursuivis en cas de négligence ;
il lance aussi l’excommunication contre tous ceux qui, par des aumônes,
prêtent assistance aux Béghards. Nonobstant
cet insuccès, la tentative fut renouvelée. Une sentence du C juin 1366,
publiée par Mosheim, atteste que le Dominicain Henry de Agro avait, à cette
époque, mandat d'inquisiteur pour la province de Mayence et le diocèse de
Bamberg et Bâle, qui ressortissait à la province de Besançon. Il menait une
enquête active dans le diocèse de Strasbourg ; mais l’évêque, fidèle à la
jalousie épiscopale, ne lui avait pas permis d’exercer sa fonction en toute
indépendance et lui avait adjoint le vicaire épiscopal Tristram, non
seulement comme représentant de l’évêque pour la condamnation finale, mais en
qualité de véritable inquisiteur-adjoint. Conformément à la jurisprudence du
Saint-Office, le jugement fut rendu dans une assemblée d'experts. La victime,
dans l’espèce, était une Béguine, Metza von Westhoven, qui avait été jugée et
avait abjuré lors de la persécution entreprise, près d’un demi-siècle
auparavant, sous l’évêque Jean de Zurich. Comme hérétique relapse, elle ne
pouvait espérer aucun pardon et fut dûment « libérée ». Cependant
les espérances fondées sur le zèle de Charles IV n’étaient pas encore
réalisées. L’empereur ne s’associait pas, semble-t-il, aux efforts de la
papauté. Or, sans l’exequatur impérial, il y avait peu de chances pour
que les mandats délégués à des inquisiteurs obtinssent le respect et
l’obéissance des prélats. En 1367, Urbain V revint à la charge et nomma deux
inquisiteurs pour l’Allemagne, les Dominicains Ludwig von Caliga et Walter
Kerlinger, autorisés à choisir des vicaires. Les Béghards étaient les seuls
hérétiques contre lesquels on les invitât à agir. Prélats et magistrats
recevaient l’ordre de prêter un concours actif aux inquisiteurs et de mettre
à leur disposition toutes les prisons, en attendant que l’Inquisition
germanique eût acquis des geôles pour son usage personnel. C’était la
première mesure systématique qu’on eût prise jusqu’à ce moment pour
l’organisation du Saint-Office en Allemagne. Bien que Charles IV ne semble
pas avoir, tout d’abord, aidé au succès de la tentative, ce n’en fut pas
moins là une porte d’entrée. Le choix des inquisiteurs était heureux. Du
moine Ludwig, on sait peu de chose ; mais Walter — appelé diversement Kerling,
Kerlinger et Krelinger — était un homme influent. Chapelain et favori de
l’Empereur, il avait un tempérament de persécuteur et le loisir autant que
l'ambition de faire honneur à ses fonctions. Eu 1369, il devint provincial
dominicain de Saxe et continua, jusqu’à sa mort, à remplir concurremment les
obligations de ses deux charges. Il se mit à l'œuvre sans perdre un instant.
Dès 1368, à Erfürt, on voit brûler par ses soins un Béghard. C’est à
l'activité infatigable de ce moine qu’on attribue généralement la disparition
momentanée de l’hérésie. Cependant,
au début, les princes spirituels ou temporels d’Allemagne paraissaient peu
disposés à fournir l’appui cordial sans lequel la besogne de persécution ne
pouvait que languir. Mais quand, en 1368, l’Empereur fit une expédition en
Italie, l’occasion parut bonne pour le rappeler au sentiment de ses devoirs
négligés. C’était pour un Empereur un bonheur fort rare que d’avoir le
concours bienveillant de la papauté : il ne dut pas être difficile de faire
comprendre à Charles combien l’Inquisition, grâce à l'union de deux
puissances, pouvait devenir précieuse pour ruiner l’indépendance des grands
princes-évêques. Aussi arriva-t-il que l’institution se trouva pour la
première fois organisée et dotée d’une existence réelle en Allemagne, à
l'heure même où elle tombait en désuétude dans les pays qui l’avaient vu
naître. Les 9 et 10 juin 1369, l'Empereur lança, de Lucques, deux édits qui
dépassent toute la législation antérieure par le concours officiel accordé
aux inquisiteurs. Tous les prélats, princes et magistrats, ont l'ordre de
chasser et de traiter comme gens mis au ban de l’Empire les sectaires
Béghards et Béguines, vulgairement appelés Wilge Armen ou Conventschwestern,
qui mendient au cri vainement prohibé de Brod durch Gott ! Sur la
réquisition de Walter Kerlinger et de ses vicaires ou autres inquisiteurs,
quiconque fait l'aumône à la secte proscrite sera arrêté et puni de façon à
inspirer la terreur aux autres. Un article spécial, adressé aux prélats, leur
enjoint d’obéir avec zèle aux ordres donnés par Kerlinger, par ses vicaires
ou par tout autre inquisiteur, pour l’arrestation et la détention des
hérétiques ; les prélats prêteront aux inquisiteurs toute l’aide dont ils
disposent, recevront et traiteront ces fonctionnaires avec bienveillance et
courtoisie et leur fourniront des gardes pour les escorter dans leurs
déplacements. De plus, les inquisiteurs sont placés sous la protection
spéciale de l’Empereur. Tous les pouvoirs, privilèges, franchises et
immunités accordés à ces magistrats par les précédents Empereurs ou par les
gouverneurs des diverses provinces sont maintenus et confirmés, nonobstant
toute loi ou coutume contraire. Pour imposer le respect de ces privilèges,
deux ducs (Saxe et Brunswick), deux comtes (Schwartzenberg et Nassau), deux chevaliers (Hanstein et
Witzeleyeven), sont
nommés conservateurs et gardiens, à charge d’agir chaque fois qu’une plainte
leur sera adressée par les inquisiteurs. Ils veilleront à ce qu’un tiers des
confiscations frappant les hérétiques, Béghards ou Béguines, soit remisa
l’Inquisition ; ils poursuivront directement et sans appel quiconque fera
quelque opposition ou tort au Saint-Office et ils frapperont, de façon
exemplaire, tant les personnes que les biens des coupables. Toute
contravention à l’édit entraînera une amende de cent marcs, dont la moitié
sera versée au fisc et l’autre moitié aux personnes lésées. Enfin, quiconque
fera opposition ou tort aux inquisiteurs ou à leurs agents, directement ou
indirectement, ouvertement ad secrètement, est déclaré passible de confiscation
au bénéfice du l’inquisition organisée trésor impérial et de la perte de tous
honneurs, dignités, privilèges et immunités. Ces
terribles édits pourvoyaient sans doute au personnel de l’Inquisition et a l’exercice
de ses pouvoirs ; mais pour rendre l’institution durable, deux choses
manquaient encore : des maisons, où le Saint-Office tiendrait ses assises, et
des prisons où il logerait ses captifs. Les ressources impériales ne
pouvaient taire face à ces dépenses, et l’on ne pouvait guère compter sur la
munificente piété des princes et des prélats. Il fallait prélever ces fonds
sur les dépouilles de quelques victimes ; il fallait, de plus, que ces
victimes fussent à la fois sans défense et en possession de biens
considérables. Ces conditions étaient exactement remplies par les Béghards et
Béguines orthodoxes, qui, depuis la passagère persécution causée par la
publication des Clémentines, avaient continué à prospérer et à bénéficier de
pieuses donations. Ce fut sur eux qu’on jeta les yeux. Une semaine après la
promulgation de l’édit que nous venons d’analyser, un second édit parut où
ces malheureuses créatures étaient dépeintes comme cultivant une pauvreté
sacrilège quelles affirmaient être une forme d’existence parfaite ; on
ajoutait que leurs communautés, si on les laissait se développer à leur aise,
deviendraient des pépinières d’erreur. De plus, l'Inquisition n’a ni maison,
ni siège, ni donjon où elle puisse détenir ses accusés et incarcérer à
perpétuité les pénitents, de sorte que beaucoup d’hérétiques restent impunis
et que la semence du mal se répand partout. En conséquence, les immeubles des
Béghards sont donnés à l’Inquisition qui en fera des prisons ; les
habitations des Béguines seront vendues : il sera fait, sur le produit de la
vente, trois parts, dont une destinée à la réparation des routes et des murs
des villes et une autre assignée aux inquisiteurs, pour être employée à de
pieux usages, et notamment à l’entretien des prisonniers. Il n’est donné que
trois jours aux victimes pour se préparer à quitter leurs maisons[22]. S’il
avait été possible d'établir l'Inquisition de façon permanente en Allemagne,
ces mesures peu scrupuleuses auraient été sans doute efficaces. Grâce à la
faveur impériale et à l’énergie de Kerlinger, l'institution finit par entrer
en jeu. L'édit dont il a été question spécifie que Kerlinger est autorisé à
nommer deux inquisiteurs supplémentaires ; il constate que les travaux du
moine ont été couronnés de succès et que les hérétiques (Frères du Libre
Esprit) ont été complètement anéantis dans les provinces de Magdebourg et de
Brème, en Thuringe, Hesse, Saxe, et autres lieux. Il y a là probablement
quelque exagération ; cependant d’autres documents attestent l’activité
déployée par Kerlinger et le résultat triomphal de ses efforts. A Magdebourg
et à Erfurt, il brûla nombre d'hérétiques et contraignit les autres à adopter
l’orthodoxie ou à s’enfuir. On le trouve, en 1369, à Nordhausen, où il
captura quarante Béghards. Sept de ces prévenus persistèrent dans leur
endurcissement et furent brûlés, le reste abjura et reçut des pénitences. On
peut voir là un exemple de sa fructueuse besogne et ajouter foi aux
déclarations de Grégoire XI, qui, en 1372, déclare que l'Inquisition a
détruit l’hérésie et les hérétiques dans les provinces centrales et les a
confinés dans les districts extérieurs de Brabant, Hollande, Stettin, Breslau
et Silésie. Là, ces rebelles sont en masses assez compactes pour pouvoir
espérer s’y maintenir. Aussi le pape invite-l-il, en termes pressants, les
prélats et les nobles à permettre f achèvement complet de la bonne œuvre, en
prêtant un vigoureux appui aux derniers efforts du Saint- Office.
Apparemment, Kerlinger ne s’était pas soucié de diviser son autorité en se
donnant, comme le pape l’y autorisait, deux collègues. Grégoire intervenait
pour retirer à Kerlinger une partie de ses attributions, établir l’Inquisition
germanique sur des bases permanentes et en assimiler l’organisation à celle
qui prévalait généralement ailleurs. Il portait à cinq le nombre des inquisiteurs
et donnait qualité, pour les nommer ou les déplacer, au général et au
provincial des Dominicains, ou à l’un de ces deux religieux. Kerlinger et
Ludwig étaient au nombre des cinq titulaires ; nul pouvoir impérial ou
épiscopal n’avait le droit d’entraver le libre exercice de leurs fonctions. Charles
IV ajouta aux prérogatives de l'Inquisition un privilège qui n’eut pas, au
moment même, une grande importance, mais qui offre pour l’historien un
intérêt tout particulier, en tant que premier symptôme des événements à
venir. Un des traits essentiels de la propagande des Béghards était la mise
en circulation, parmi les laïques, de traités et de livres dévots, écrites en
langue vulgaire, ces œuvres s'adressaient à une classe qui n’était pas
complètement illettrée, mais qui pourtant était incapable de recourir aux
œuvres orthodoxes, généralement rédigées en latin. Pour supprimer cette
fructueuse méthode de prosélytisme, l’Inquisition fut revêtue d'un pouvoir de
censure littéraire, qui fera, ci-après, l'objet d’une étude approfondie.
Moins intéressante è nos yeux, mais probablement plus importante è l’époque,
fut la permission accordée aux inquisiteurs de nommer des notaires. Rappelons
avec quel soin jaloux ces nominations étaient réservées, ce qui donnait à la
concession d’une de ces charges le caractère d’une faveur exceptionnelle.
Sans doute, les inquisiteurs s’étaient trouvés gênés par le nombre
insuffisant de ces auxiliaires : ils étaient désormais autorisés à nommer un
notaire par diocèse et à pourvoir au remplacement du titulaire en cas de mort
ou d’incapacité. La
saisie des Béguinages fut brutalement exécutée par Kerlinger. Les Béguinages
de Mulhouse avaient été très florissants ; le 10 février 1370, quatre de ces
maisons furent remises par Kerlinger aux magistrats, pour être adaptées aux
usages publics. C’était probablement la part du vol accordée aux autorités
municipales. Il semble cependant que l’inquisiteur rencontra quelques
obstacles. La jalousie des évêques devait vraisemblablement envisager d'un
œil peu favorable cet établissement permanent de l’Inquisition sur leurs
diocèses, et la possession de prisons et de propriétés foncières qui assurait
l’indépendance du Saint-Office. Mosheim remarque judicieusement que ces
immeubles constituant des dons faits en vue d’usages pieux, les évêques
pouvaient les regarder comme placés sous leur juridiction et non soumis à un
édit impérial ; d’autre part, les nobles et les bourgeois avaient pris
l’habitude de considérer avec bienveillance les inoffensifs habitants de ces
demeures et n’avaient aucun désir de participer aux dépouilles. Quelles
qu’aient été leurs raisons, Kerlinger se trouvait empêché de procéder à une
confiscation générale. En 1371, il dut adresser à Grégoire XI une pétition,
où il rappelait l’existence d’hérétiques nommés Béghards et Béguines et
demandait confirmation de l'édit impérial confisquant les demeures de ces
hérétiques. Rien ne pouvait faire supposer à Grégoire qu’il y eut là autre
chose que la confiscation normale de biens appartenant à des hérétiques ;
aussi donna-t-il volontiers la confirmation demandée. Ainsi,
après une lutte intermittente qui avait duré près d’un siècle et demi,
l’Inquisition s’était finalement établie et systématiquement organisée en
Allemagne. La charge d’inquisiteur fut, tout au moins pendant quelque temps,
remplie régulièrement par une succession ininterrompue de titulaires. Quand
Kerlinger mourut, en 1373, le nouveau provincial de Saxe, Hermann Hetstede,
reçut le titre d’inquisiteur, et le même titre fut donné à Henry Albert, qui
succéda à Hetstede en 1376. Le Saint-Office semble avoir été presque
exclusivement confié à des Dominicains ; il est rare qu’on trouve en
fonctions des Franciscains. La pieuse besogne avançait rapidement. En 1372,
Kerlinger eut à juger un hérétique particulièrement haut placé, en la
personne d’Albert, évêque d’Halberstadt. Ce prélat enseignait publiquement
des doctrines fatalistes, peut-être analogues à la doctrine de la
prédestination que Wickleff commençait à élaborer. Cet enseignement avait
pour effet une forte décroissance dans les œuvres pies, car il portait un
coup fatal à l’invocation des saints, aux messes pour les morts, aux
libéralités envers le clergé ; ces conséquences parurent à Grégoire XI si
grosses de menaces qu’il ordonna à Kerlinger de s'unir à Hervord, prévôt
d’Erfurt, et à un Augustin nommé Rodolph, pour contraindre l’évêque à
l’abjuration et, en cas de rébellion, déférer le cas au tribunal pontifical.
La même année, Grégoire constate avec satisfaction le succès des
inquisiteurs, qui ont réussi à chasser les Béghards de l’Allemagne centrale et
septentrionale ; en même temps, il excitait l’Empereur à déployer un zèle
nouveau pour seconder leurs travaux, et envoyait aux princes, prélats et
magistrats des encycliques leur enjoignant de faire tous leurs efforts pour
l’achèvement de l’œuvre et d’exterminer les hérétiques dans les pays où
ceux-ci s’étaient réfugiés. Au début de l’année suivante, il nomma un
chapelain impérial, le Dominicain Jean de Boland, inquisiteur dans les
diocèses de Trêves, Cologne et Liège, en lui désignant, comme proie spéciale,
les Béghards et les Béguines. Charles se hâta d’investir le nouveau
persécuteur de tous les privilèges spécifiés dans le rescrit impérial de
1369, et ordonna aux ducs de Luxembourg, Limbourg, Brabant et Juliers, aux
princes de Mons et de Clèves, aux comtes de La Marck, de Kirchberg et de
Spanheim, d’agir en qualité de « conservateurs » et de gardiens de l’édit. Si
l’activité inquisitoriale était particulièrement dirigée contre les Frères du
Libre Esprit, les Flagellants ne furent cependant pas négligés. En 1361,
l’inquiétude d’innocent VI fut éveillée par une démonstration que firent au
loin, â Naples, ces enthousiastes pénitents. En 1369 arriva, dit-on, de
Hongrie, un flot de femmes, qu’on anéantit sommairement en Saxe. En 1372, les
Flagellants reparurent sur divers points de l’Allemagne, vantant le mérite
spécial de leur contrition qui rendait inutiles les sacrements de l’Église.
Grégoire XI se vit oblige d’envoyer aux inquisiteurs des instructions en vue
de l’extermination de ces hérétiques. Kn 1373 et 1374, cette tendance
irrépressible se manifesta sous une forme nouvelle, appelée Manie dansante,
qui surgit à Aix-la-Chapelle, lors de, la consécration d’une église. Des
bandes, composées en grande partie de pauvres et simples gens des deux sexes,
venues des provinces rhénanes, inondèrent les Flandres, dansant et chantant
comme des possédés. Sous l’effet d'une excitation mentale intense, ces
maniaques bondissaient et dansaient jusqu'à tomber à terre, saisis de
convulsions. Une fois le malheureux abattu, ses compagnons lui faisaient
reprendre ses sens en sautant sur son corps ; ou bien on serrait, en la
tordant à l’aide d’un bâton, une bande d’étoffe qu’il portait enroulée autour
du ventre. Ces pratiques furent longtemps considérées comme un genre de
possession démoniaque ; mais quand la foule de ces danseurs s’assembla à
Herestal pour concerter l’assassinat de tous les prêtres, chanoines et
ecclésiastiques de Liège, on dut reconnaître que celle folie avait cessé
d’être inoffensive. Cependant elle put se répandre sur une grande partie du
territoire allemand et persista pendant plusieurs années. Bien que ne
constituant pas en elle-même une hérésie, celte manie provoquait en certaines
localités des opinions hérétiques au sujet des sacrements, car le peuple en
attribuait les causes à un baptême ineffectif, résultant de l’indignité des
prêtres qui vivaient un peu partout en concubinage. A peine
l’Inquisition, régulièrement organisée, se fut-elle mise à l’œuvre, que, par
ses méthodes arbitraires, elle souleva une ardente opposition. Parmi les
Béghards et les Béguines, les hérétiques étaient particulièrement l’objet de
son activité, les orthodoxes de sa cupidité : les souffrances de ces derniers
éveillèrent bientôt la compassion, qui s’exprima en termes si clairs que
Grégoire XI ne put refuser d'y prêter l'oreille. Aussi, en avril 1374,
écrivit-il aux archevêques de Mayence, de Trêves et de Cologne pour leur
transmettre ces plaintes et exiger d’eux l’envoi d’un rapport concernant la
vie et les propos des personnes incriminées, qu'il convenait de protéger et
de chérir, si elles étaient innocentes, ou de punir, si elles étaient
coupables. De Cologne et de Worms tout au moins, d’autres sièges aussi
peut-être, arrivèrent des réponses attestant que les communautés persécutées
étaient composées de Catholiques orthodoxes. A Cologne, les magistrats civils
intervinrent et se plaignirent énergiquement au pape d’un inquisiteur
dominicain qui tourmentait les pauvres gens et dont ils demandaient qu’on interrompît
les procédures. Les victimes, disaient-ils, étaient gens peu cultivés,
auxquels le juge posait des questions si ardues que les plus habiles
théologiens auraient à peine pu y répondre. Pourtant ces malheureux menaient
une existence si édifiante que le clergé lui-même s’était vu dans la
nécessité de les protéger contre les menaces de l’Inquisition. D’action
inquisitoriale était ainsi tenue en échec ; néanmoins, le costume distinctif
que les Béghards et Béguines avaient toujours porté fournissait un prétexte à
une persécution ininterrompue. Un autre appel fut adressé à Grégoire, qui
répondit, en décembre 1377, par l’ordre donné aux prélats d’interdire qu’on
molestât ceux qui portaient ce costume, tant que ces gens seraient bons
catholiques et obéiraient aux autorités ecclésiastiques. Des évêques
allemands recevaient donc, de l’autorité pontificale, des armes qui leur
permettaient de restreindre les opérations des inquisiteurs. Ceux des prélats
qui, comme l'évêque Lambert de Strasbourg, étaient eux-mêmes disposés à la
persécution, n’osèrent y persister davantage. Des communautés régulières de
Bégards et de Béguines furent assurées de la tolérance ; si les hérétiques
Frères du Libre Esprit s’arrangèrent de façon à profiter de cette immunité,
cet accident ne causa probablement guère de soucis aux prélats. C’étaient là des faits peu encourageants
pour le zèle des inquisiteurs, dont l’institution avait à peine jeté dans le pays ses premières racines ; mais l’avenir leur réservait de plus graves difficultés. En 1378 moururent Grégoire XI et Charles IV. L’élection d’Urbain VI suscita le Grand
Schisme. Quant à Venceslas, fils et successeur de Charles, il était connu pour son indifférence à l’égard des intérêts religieux représentés par l’Église. Privée dès lors de ses deux
indispensables appuis, l’Inquisition ne pouvait tenir tête à la jalousie
épiscopale. En 1381, il n’y avait certainement pas d’inquisiteurs dans les
vastes diocèses de Ratisbonne, de Bamberg et de la Misnie, car un voit
l’archevêque de Prague, en qualité de légat pontifical, ordonner aux évêques
d’en nommer et menacer, en cas de désobéissance, de procéder lui-même aux
nominations. D’ailleurs, l’Inquisition n’abandonna pas entièrement ses
travaux. En 1392, la chronique parle d’un inquisiteur papal, nommé Martin,
lequel traversa la Souabe pour se rendre à Wurtz- bourg et trouva en celte
ville, parmi les paysans et dans le bas peuple, nombre de gens appartenant
aux sectes des Flagellants et des Béghards. Ils n’avaient pas l’étoffe de
martyrs et acceptèrent la pénitence, qui leur fut imposée, de se joindre à la
croisade qu’on prêchait alors contre les-Turcs. Depuis près d’un siècle,
c’est la première fois qu'on voit appliquer cette peine. Puis Martin partit
pour Erfurt, qui était toujours un centre d’hérésie. Il trouva là beaucoup
d’hérétiques du même genre. Certains persistèrent dans leur erreur et furent
brûlés ; d’autres acceptèrent la pénitence ; le reste chercha son salut dans
la fuite. L’année suivante, à Cologne, l’inquisiteur papal, Albert, fit
brûler un notable Béghard, connu sous le nom de Martin de Mayence, ancien
moine bénédictin et disciple du célèbre Nicolas de Bâle. Dans le procès de ce
personnage, il est fait allusion à d'autres sectaires, exécutés peu de temps
auparavant à Heidelberg. Vers
cette époque, après un long intervalle, nous renouvelons connaissance avec
les Vaudois. Les Béghards avaient réussi à concentrer sur eux toute
l’attention de l’Inquisition papale. Les disciples de Pierre Waldo étaient
demeurés inaperçus, sans doute grâce à leur salutaire apparence d’orthodoxie,
tout en s’absentant de leurs paroisses à l’approche de Pâques, de façon à
éviter, pendant cinq ou six années successives, de recevoir la communion.
Travaillant sans bruit et sans entraves, prêchant la nuit dans des caves,
dans des moulins, dans des étables ou dans d’autres retraites, ils opéraient
de nombreuses conversions parmi les paysans et les artisans qui, de l’aveu
attristé du prétendu Pierre de Pilichdorf lui-même, trouvaient dans la piété
de leur existence un frappant contraste avec la scandaleuse licence du clergé[23]. Ainsi ils se multiplièrent en
secret et finirent par remplir l’Allemagne entière de leurs adeptes, auxquels
on peut joindre la secte étroitement apparentée des Winkelers. Vers 1390, ils
furent découverts à Mayence, où pendant une centaine d’années ils étaient
demeurés ignorés et tranquilles. L’archevêque, Conrad II, prit lui-même l’affaire
en mains. En 1302, il confia le mandat d'inquisiteur épiscopal à Frédéric
évêque de Toul, à Nicolas de Saulheim., doyen de Saint-Étienne, et à Jean
Wasmod, prêtre de la cathédrale de Hombourg. L’inquisiteur papal pouvait, si
bon lui semblait, se joindre à ces magistrats. Les inquisiteurs ainsi nommés
reçurent plein pouvoir pour arrêter les hérétiques, les juger, les torturer,
les abandonner au bras séculier. Ils avaient l’ordre d’agir conformément aux
méthodes de l’Inquisition et s’acquittèrent de leur tâche avec zèle. Nombre
de Vaudois étaient déjà détenus dans la prison épiscopale ; on entama une
active recherche des autres hérétiques. Par le libre usage de la torture, on
obtint les aveux et les dénonciations nécessaires. Ceux qui persistèrent dans
l’endurcissement furent livrés au bras séculier ; un autodafé fut
célébré à Bingen, en 1392, où furent brûlés trente-six malheureux. Ce
résultat prouvait que l’Inquisition papale elle-même n’aurait pu faire mieux.
Un bref traité concernant la façon de juger les Vaudois, ouvrage écrit
évidemment à cette occasion, atteste que la procédure inquisitoriale était
assez bien comprise et que les officiaux de l’évêque n’avaient rien à apprendre
de leurs rivaux[24]. Une
fois que l’attention des persécuteurs eut été attirée par celte hérésie
secrète, on ne tarda pas à découvrir des Vaudois en d’autres lieux. Dans une
courte liste des centres d’hérésie, datée de 1391, figurent la Pologne, la
Hongrie, la Bavière, la Souabe et la Saxe. L’auteur dont le traité passe sous
le nom de Pierre de Pilichdorf, et qui, par la plume et par l’action, coopéra
énergiquement à l’extermination des hérétiques, relate qu'en 1393 les
Pays-Bas, la Westphalie, la Prusse et la Pologne étaient infectés, et que la
Thuringe, la Misnie, la Bohême, la Moravie, l’Autriche et la Hongrie
comptaient des hérétiques par milliers. Chose assez étrange, il omet la
Poméranie où, le long des côtes de la Baltique, les Vaudois avaient des
colonies compactes, disséminées entre Sletlin et Kônigsberg. Depuis un siècle
au moins, l’hérésie s’était profondément enracinée sur ce sol ; le clergé
local ne nourrissait, semble-t-il, aucun mauvais vouloir à l’égard des
inoffensifs sectaires, lesquels se conformaient en apparence aux pratiques
orthodoxes. Mais si, au confessionnal, il leur échappait quelques
déclarations entachées <1 hérésie, ce qui arrivait parfois, les prêtres
fermaient les yeux, prudemment et charitablement. Pourtant, l’existence d’une
persécution antérieure est attestée par les aveux de Sophie Myndekin, de
Fleit. Cette accusée déclara qu’elle appartenait depuis cinquante ans à la
secte, que son mari avait été brûlé à Angermünde, qu’elle-même n’avait dû son
salut qu’à son étal de grossesse et que tout leur petit pécule avait été
confisqué. Ces Vaudois étaient de pauvres gens, pour la plupart paysans et
manœuvres : les procès font parfois allusion à des hommes de sang noble, mais
les doctrines de la secte excluaient quiconque était soumis au service armé
d’un suzerain, car la guerre et l’effusion du sang étaient rigoureusement
interdits. Ils recevaient, chaque année, les visites de leurs ministres, dont
les uns étaient des ouvriers, d’autres des savants versés dans l’Écriture
sainte et probablement originaires de Bohême ; ces ministres prêchaient,
entendaient les confessions, accordaient l’absolution. Le plus grand mystère
entourait tous ces actes pieux. De plus, on faisait des collectes dont le
produit était transmis au quartier général de la secte, ce qui montre qu’ils
faisaient partie de la grande organisation vaudoise. Ils
avaient longtemps échappé à tout ennui quand un de leurs ministres, nommé
Frère Klaus, après leur avoir rendu visite et reçu de nombreuses confessions en
1391, effrayé, sans doute, par le mouvement qui se préparait contre eux, renia sa foi
et livra probablement les noms de ses pénitents. L'Église se bâta de profiter de cette trahison. Frère Pierre, provincial des Célestins, fut nommé inquisiteur papal. Dans les
premiers jours de 1393, il arriva à Stettin, armé, par l’archevêque de Prague
et les évêques de Lebus et Camin, de pleins pouvoirs pour agir en leur nom.
Il lança des citations générales du haut des chaires de la région infectée et
convoqua ensuite individuellement les hérétiques soupçonnés. Ces mesures
causèrent une vive émotion ; certains des suspects prirent la fuite. A
Klein-Wurbiser, on fit, il est vrai, une faible démonstration d’hostilité
contre les appariteurs inquisitoriaux, mais il n’y eut guère de résistance
effective ; la grande majorité des inculpés se soumirent au mal inévitable. Selon
la coutume, Frère Pierre usa de mansuétude envers ceux qui se confessèrent et
abjurèrent spontanément. Tous prêtèrent les serments exigés, y compris la
promesse de persécuter l’hérésie et les hérétiques : il y eut à peine, de
temps à autre, quelques marques d’hésitation. La torture ne fut pas
nécessaire ; nul ne se montra rebelle et il n'y eut pas lieu d’allumer des
bûchers. Les accusés furent condamnés au port de croix et à des pénitences
diverses. Quand leurs parents étaient morts en état d’hérésie, ce qui était
généralement le cas, ils étaient tenus d’indiquer le lieu de la sépulture,
probablement pour qu’on pût exhumer les restes des morts. De janvier 1393 à
février 1394, Frère Pierre fut absorbé par cette besogne. Un de ses
registres, contenant quatre cent quarante-trois affaires, était en la
possession de Flacius Illyricus ; des fragments en ont été récemment
découverts et analysés par M. Wattenbach. De
Poméranie, Frère Pierre se rendit en hâte dans le midi, où il trouva des
Vaudois aussi nombreux, mais moins disposés à la soumission. Nous avons déjà
vu que ces hérétiques étaient abondants et zélés en Autriche dès le milieu du
xm e siècle et que l’Inquisition fit de grands efforts pour les détruire.
Cette activité s’accrut encore après le Grand Interrègne, avec l’accession de
Rodolphe de Habsbourg, fils dévoué de l’Eglise. Au début du XIVe siècle la
persécution devint plus cruelle, quand les inquisiteurs épiscopaux et
pontificaux rivalisèrent d’ardeur pour la défense de la foi. En dépit de ces
efforts, l’hérésie continua à se propager : vers 1815, les Vaudois se
vantaient de compter 80,000 adeptes en Autriche. La tâche d’extermination
n’était pas sans présenter certains dangers. En effet, vers 1318, on voit
l’inquisiteur dominicain, Arnold, assassiné en chaire, et, en 1338, comme un
grand nombre de rebelles avaient été découverts, ceux-ci se vengèrent de
leurs persécuteurs en mettant à mort beaucoup d’ecclésiastiques, réguliers et
séculiers. Ces accidents n'arrêtèrent par la persécution qui se poursuivit
avec plus ou moins d’énergie, bien que les procès-verbaux venus jusqu’à nous
soient rares et incomplets. On cite les noms de Henry d’Olmutz, inquisiteur qui
déploya une grande activité en Styrie, entre 1303 et 1380, et de Martin de
Prague qui, vers la même époque, exerçait son énergie en Bavière et voyait
ses travaux récompensés par une ample moisson de victimes et de conversions.
Le moine célestin Pierre trouva le temps de convertir à Erfurt, en 1391,
nombre de notables Vaudois qui entrèrent dans les Ordres catholiques. On a
conservé une liste, datant de la même année, sur laquelle figurent les noms
des douze apôtres, ou docteurs missionnaires, qui voyageaient par couples,
surveillant les communautés et répandant leurs doctrines. Ils étaient tous
gens de basse extraction, paysans et ouvriers, originaires des parties les
plus diverses de l’Allemagne. Le témoignage de leurs ennemis mêmes donne la
mesure de la simplicité de leur vie et de la rigoureuse moralité de leur
enseignement. Quand
le Célestin Pierre se rendit de Poméranie en Styrie, il agissait,
semble-t-il, en vertu d’un mandat inquisitorial émanant de Georges de
Hohenlohe, évêque de Passau. Il trouva le pays rempli de Vaudois. Dans une
brève relation de ses travaux, écrite en 1395, il exprime la crainte que les
hérétiques ne deviennent tout-puissants, car « ils recourent à la force et
emploient l’incendie et l’homicide pour intimider les fidèles ». Cette
appréhension n’était guère justifiée. Sans doute, les Vaudois de Wolfern
avaient, en 1393, brûlé dans sa maison leur prêtre paroissial avec toute sa
famille, et ceux de Steyer, en 1395, avaient mis le feu à la grange de leur
pasteur, pour punir celui-ci de l’accueil qu’il avait fait en sa maison aux
inquisiteurs : même, par manière d’avertissement, ils avaient cloué, la nuit,
sur les portes de la ville, un tison à demi-consumé et un couteau
ensanglanté. Mais ces démonstrations furent cruellement punies. En 1397, à
Steyer, plus de mille Vaudois furent emprisonnés et jugés ; une centaine
d’entre eux furent brûlés, les autres soumis à des châtiments divers. Le caractère
impitoyable de cette persécution apparaît dans la condamnation d’un enfant de
dix ans, auquel fut infligé le port de croix. Le pseudo Pierre de Pilichdorf
nous éclaire sur l’étendue de l’hérésie et sur la vigueur de la répression ;
il relate qu'en 1395 on avait, après deux années de labeurs, obtenu, depuis
la Thuringe jusqu’à la Moravie, mille conversions, et que les inquisiteurs
qui opéraient en Autriche et en Hongrie espéraient atteindre bientôt le
second millier. En fait, en 1101, on voit les moines inquisiteurs, Pierre et
Martin de Prague, en pleine activité parmi les Vaudois de Hongrie : la même
année, Pierre travailla avec un zèle égal en Styrie, puis à Vienne en 1403. H
demeura implacablement fidèle à sa tâche de persécuteur jusqu’à sa mort, qui
survint quelques années plus tard. A
Strasbourg, vers 1400, on entama une ardente persécution contre des sectaires
appelés Winkelers, qui tenaient quatre « assemblées » dans la ville même, et
d’autres à Mayence et à Haguenau. Dans leurs confessions, ils dénoncent des
cohérétiques domiciliés en nombre de localités, telles que Nordlingen, Ratisbonne,
Augsbourg, Tischengen, Soleure, Berne, Weissenberg, Spire, Holzhausen,
Wœrth-en-Souabe, Friedberg et Vienne. Bien que n’étant pas, à proprement
parler, des Vau- dois, ils avaient tant de traits communs avec ceux-ci que la
distinction entre les deux sectes était une question d'organisa- lion plutôt
que de doctrine. En 1374, un de ces Winkelers revint à la foi orthodoxe ; par
crainte qu’il ne trahit la petite communauté, on l’assassina ; les meurtriers
gagés allèrent au- devant de la pénitence et obtinrent l’absolution. Quelques
années plus tard, l’inquisiteur Jean Arnoldi, menacé d’une vengeance
semblable, quitta la ville. La persécution finale aboutit au jugement d’une
trentaine de familles ; beaucoup d’hérétiques réussirent à passer inaperçus.
Il n’y avait parmi eux qu’un seul noble, Blumstein, qui abjura et que l’on
retrouve, quelque vingt ans après, occupant des charges élevées dans la cité.
Bien que, dans un procès, il soit fait mention de sectaires brûlés à Ratisbonne,
ceux de Strasbourg furent plus heureux. L’inquisiteur Böckeln reçut, dit-on,
de l’argent pour assigner a certains coupables des pénitences privées. Les
Dominicains demandaient que les hérétiques fussent livrés aux flammes ; mais
les magistrats intercédèrent auprès de l’Official épiscopal et le
bannissement fut la peine la plus sévère. Cependant on usa largement de la
torture pour obtenir des confessions. Après ces événements on n'entend plus
parler, à Strasbourg, des Winkelers ou des Vaudois, jusqu’à l’exécution de Frédéric
Reiser, brûlé en 1458. La
besogne ne faisait certainement pas défaut, en Allemagne, pour l'Inquisition.
Mais le Saint-Office semble avoir été plus soucieux de réparer l’échec de son
attaque contre les Béghards, que d’entreprendre l'extermination' des Vaudois.
A la faveur de l’émotion universellement excitée par l’hérésie, il était
facile de faire renaître les soupçons et la persécution contre les Béghards.
Les évêques et nombre d’inquisiteurs s’associèrent, dans une certaine mesure,
à cette tâche ; mais les suspects avaient des protecteurs parmi les prélats.
Vers la fin de 1393, ces puissants amis écrivirent à Boniface IX des lettres
où ils louèrent la piété, la soumission et les bonnes œuvres des Béghards et
demandèrent pour eux la protection du Saint- Siège. Boniface répondit, le 7
janvier 1394, par un bref adressé aux prélats allemands, leur enjoignant de
rechercher si les personnes soupçonnées étaient coupables des erreurs
condamnées par Clément V et Jean XXII, et si elles adhéraient à quelque Ordre
religieux non autorisé. S’il n’en était rien, il convenait de les protéger
énergiquement. Une copie authentiquée de ce bref, donnée le 20 octobre 1390
par l’archevêque de Magdebourg, montre qu’il resta en vigueur et qu’on y eut
recours durant les troubles qui se produisirent peu après, par suite d’un
revirement soudain dans la politique de Boniface. L’Inquisition n’accepta pas
sans résistance cette ingérence dans ses opérations. Elle exposa la situation
à Boniface : depuis cent ans, les hérésies s’étaient dissimulées sous
l’hypocrisie des Béghards et des Béguines ; il en résultait que, presque
chaque année, il avait fallu brûler des hérétiques impénitents dans les
différentes cités de l’Empire : mais toute mesure contre la source de
l’hérésie était entravée par certains statuts pontificaux que l’on alléguait
pour sa défense. Boniface se laissa facilement persuader et, par une bulle du
31 janvier 1395, il remit en vigueur les décrets d’Urbain V, de Grégoire XI
et de Charles IV, en vertu desquels il ordonna à l'Inquisition de poursuivre
énergiquement les Béghards, Lollards et Zwestriones. Cette mesure
permettait de molester librement les associations orthodoxes aussi bien que
les hérétiques Frères du Libre Esprit ; une furieuse tempête de persécution
se déchaîna contre ces malheureux. Certains des évêques prirent part à cette
campagne, comme il appert d’un synode qui, réuni à Magdebourg vers la même
époque, ordonna aux prêtres d’excommunier et de chasser les Béghards.
Pourtant, cette recrudescence de persécution provoqua une nouvelle intervention
de la part des amis des victimes. On obtint de Boniface qu’il publiât à
nouveau sa bulle en y annexant un article qui, comme les prescriptions
contradictoires des Clémentines, atteste l’embarras causé par le mélange des
orthodoxes et des hérétiques désignés sous l’appellation commune de Béguins.
Après avoir renouvelé l’ordre d’écraser les hérétiques, le pape ajoute qu'il
existe de pieuses communautés appelées Béghards, Lollards et Zwestriones,
que les membres de ces communautés doivent conserver le droit de porter leur
costume, de mendier, de vivre selon la règle adoptée par eux. Il menace
d’excommunication tout inquisiteur qui les molestera, â moins que ces
Béghards, Lollards et Zwestriones n’aient été reconnus coupables par
les Ordinaires du diocèse. C’était
laisser à peu près l’affaire à la discrétion des autorités locales ; mais
l’esprit de persécution avait commencé A revivre et l’Inquisition se hâta de
fortifier sa position. Prétextant que l’âge et l’usage avaient affaibli la
portée des bulles de Grégoire XI, le Saint-Office obtint de Boniface IX, en
1395, le renouvellement de ces bulles. Il est vrai que le pape prenait soin
de signifier qu’il n’accordait aucun privilège nouveau. En 1399, on réussit à
faire porter à six le nombre des inquisiteurs, pour la seule province
dominicaine de Saxe, sous prétexte que l'étendue et la population de celte
province exigeaient cet accroissement. La province de Saxe comprenait, en
effet, les grands districts archiépiscopaux de Mayence. Cologne, Magdebourg
et Brème, auxquels s'ajoutèrent encore Rügen et Camin. Camin ressortissait à
la province de Gnesen et Rügen faisait Partie du diocèse de Roskild,
suffragant du métropolitain de Lünden en Suède. C’est là, d’ailleurs, le seul
exemple d’une juridiction inquisitoriale établie dans un pays qu’on pourrait
appeler Scandinave, exception faite d'un stérile essai, en 1421, en raison
des troubles causés par les Hussites. Quelques
semaines après avoir ainsi accru le pouvoir de l'Inquisition en Saxe,
Boniface lança une nouvelle bulle, ordonnant aux prélats et aux chefs
séculiers d’Allemagne de fournir aide et protection au moine Eylard
Schôneveld et aux autres inquisiteurs. Il les invitait spécialement à prêter
leurs prisons aux inquisiteurs, le Saint-Office ne possédant, parait-il, dans
ces régions, aucune geôle particulière, ce qui prouve que Kerlinger avait
échoué dans son projet d’acquérir des prisons grâce aux confiscations faites
sur les Béghards. Eylard se mit vigoureusement à l’œuvre dans les pays
voisins de la Baltique, pays qui, en raison de leur éloignement, avaient,
sans doute, échappé à ses prédécesseurs. En 1402, à Lubeck, il fit arrêter
par les magistrats municipaux un Dolciniste nommé Wilhem, preuve qu’il
n’avait pas de « familiers » attachés à sa personne ; l’accusé fut interrogé
à diverses reprises, en présence de nombreux clercs, moines et laïques, le
secret de la procédure inquisitoriale étant apparemment ignoré ou négligé.
Finalement, Wilhelm fut brûlé. Il avait pour ami un nommé Bernhard, qui
s’enfuit à Wismer, où Schôneveld le rejoignit et le fit brûler en 1403. La
même année, l’inquisiteur arrêta, à Strasbourg, un prêtre qui repoussa toutes
les exhortations à l’abjuration et fut livré au bûcher comme hérétique
endurci. A Rostock, Schôneveld condamna pour hérésie une femme qui chassa,
avec les plus vifs reproches, son fils, moine cistercien, lequel la pressait
de se rétracter. Elle périt également dans les flammes. A ce
moment, l’hérésie parait avoir eu à lutter également contre une réaction
émanant des autorités séculières. En 1400, les Flagellants firent une
démonstration aux Pays-Bas ; les magistrats de Maëstricht les expulsèrent. Le
peuple prit parti en faveur des Flagellants et l’évêque de Liège dut
intervenir énergiquement pour mettre fin au désordre. De plus, le Sire de
Perweis jeta dans ses donjons une troupe de Flagellants et la ville de
Tongres ferma ses portes aux bandes fanatiques. L’épidémie fut ainsi enrayée.
L’année 1400 marqua la fin de la paix relative dont, depuis une quinzaine
d’années, avaient joui les Béguines. Le plus redoutable ennemi de ces pauvres
femmes était le Dominicain Jean de Müblberg. Ce personnage, par la pureté de
sa vie et par sa vigueur dans la lutte contre les erreurs de son temps,
s’était acquis, dans toute l’Allemagne, une haute réputation, si bien que
lorsqu'il mourut en exil, après avoir ôté chassé de Bêle par le clergé
qu’irritaient ses attaques, il fut longtemps considéré dans le peuple comme
un saint et un martyr. Vers 1400, il engagea, à Bâle, contre les Béguins et
Béguines, une lutte qui, pendant dix ans, mit toute la ville en émoi. Ce fut
d’abord un épisode de la vieille querelle entre les Dominicains et les
Franciscains ; puis l’excitation gagna le clergé, les magistrats, et
finalement la masse des citoyens. En 1405, les Béguins et Béguines furent
expulsés ; mais les Franciscains obtinrent du Saint-Siège des bulles
ordonnant la réintégration des victimes et la rétractation de tout cc qui
avait été dit contre elles. En 1401, l’évêque Humbert et le conseil de ville,
enflammés par un ardent sermon de Jean Pastoris, abolirent les associations
de Béguins et de Béguines, qui durent renoncer â la vie en commun et â leur
costume, ou se résoudre â quitter la ville. La municipalité de Berne suivit
cet exemple, qu’imitèrent ensuite les magistrats de Strasbourg. Parmi les
Béguins et Béguines, les uns acceptèrent les conditions qu’on leur imposait,
d’autres s’exilèrent. Beaucoup de ces derniers se réfugièrent secrètement à
Mayence. Ils furent découverts et l’archevêque Jean II, les tenant [pour
hérétiques, ordonna contre eux des poursuites. L’affaire fut confiée â Maître
Henry von Stein, qui s’y consacra avec énergie. Les réfugiés strasbourgeois, comptant une forte majorité de femmes, furent jetés en prison. On dit qu’une religieuse fut incarcérée de même, et qu'un jeune garçon, originaire de Rotenbourg,
dut, sur la place Publique, en présence de la populace, monter sur un tonneau
et accepter la pénitence des croix, au cours d'un autodafé beaucoup moins
imposant que n’étaient ceux auxquels présidait Bernard Gui[25]. Les Frères du Libre Esprit ne lardèrent pas à se voir priver de leur plus
grand maître, Nicolas de Bâle. Comme missionnaire errant, il s’était pendant
de longues années dévoué à la propagation des doctrines de la secte et avait
fait de nombreux prosélytes. L'Inquisition s’acharnait à sa poursuite ; mais
lui, adroit et rusé, échappait toujours à ses ennemis. Vers 1397, il fut
forcé de s’enfuir à Vienne, avec deux de ses disciples, Jean et Jacques. Les
trois hérétiques furent découverts et arrêtés. Le célèbre Henry de Hesse (Langenstein) entreprit leur conversion ; il
se dallait déjà d’avoir réussi, quand ils retombèrent dans l’erreur et furent
livrés au bûcher. L’abbé célestin Pierre était à ce moment inquisiteur de
Passau ; ce fut donc probablement lui qui eut la satisfaction de délivrer
l’Église de ce dangereux hérésiarque qui se croyait mû par l’inspiration
divine au point de considérer sa propre volonté comme identique à celle de
Dieu. Peu
après, un autre martyr fut sacrifié à Constance. C’était un Béghard nommé Burgin,
fondateur d'une secte extrêmement austère. Arrêté, ainsi que ses disciples,
par l’évêque, il refusa de renier sa doctrine et fut dûment « relâché ».
Gerson tait de nombreuses allusions aux Turelupins et aux Béghards, ce qui
prouve qu’à cette époque la secte appelait l’attention et étai regardée comme
dangereusement séduisante. En dépit de sa tendance personnelle au mysticisme,
Gerson était capable de discerner le danger que couraient ces gens : il nous
les montre trompés par un trop vif désir d’atteindre à la « douceur de Dieu »
et prenant pour des transports divins le délire de leurs propres âmes ;
ainsi, abandonnant la loi du Christ, ils sc livraient en aveugles à leurs
penchants, et leur présomption les précipitait dans le crime. Gerson était particulièrement
hostile à l’intimité spirituelle entre les sexes, précipice dont c péril
était dissimulé par la dévotion. Il fallait surtout, disait-il, éviter Marie
de Valenciennes, parce qu’elle appliquait aux passions bouillantes de son âme
ce qu’on enseigne des puissances divines et prétendait que l’homme qui
atteint la perfection de l’amour divin est affranchi de toute observance.
Ainsi < Frères du Libre Esprit n’avaient pas changé, dans la pratique,
depuis les temps d’Ortlieb et d’Amauri (1). Gilles
Cantor, qui fonda à Bruxelles la secte des Hommes d’Intelligence,
était probablement un disciple de Marie de Valenciennes. La secte n’adopta ce
nom que pour dissimuler son affiliation à l’association proscrite des Frères
du Libre Esprit. Ses doctrines étaient, en substance, les mêmes : le panthéisme
et l’illuminisme. On en trouve l'application pratique dans le récit suivant.
Un jour (pie Giles portait des provisions à un pauvre, l’esprit divin lui
inspira de se mettre nu pour faire une Partie du chemin. Une telle indécence
aurait provoqué des poursuites immédiates si le Brabant avait possédé à ce
moment un organe de persécution. Mais Giles put propager en paix ses
doctrines, jusqu’à sa mort. Il eut pour successeur, à la tête de la secte, un
Carme appelé Guillaume de Hilderniss. Finalement, en 1411, les Hommes
d’intelligence éveillèrent l’attention du cardinal Pierre d’Ailly, évêque de
Cambrai. Par bonheur pour Guillaume, ce prélat voulut mener lui-même la
procédure, où il fit preuve d’une négligence complète des méthodes
inquisitoriales. Il nomma des commissaires spéciaux, qui instituèrent une
enquête ; on soumit les noms et les dépositions des témoins à Guillaume, qui
se défendit comme il put. Pierre d’Ailly s’adjoignit, pour le jugement
définitif, le prieur dominicain de Saint-Quentin, qui était inquisiteur du
district de Cambrai ; si bien que le verdict fut aussi incorrect que la
procédure. Guillaume n’avait aucun goût pour le martyre et abjura l’hérésie ;
il fut soumis à l’épreuve de la « purgation » et tenu de trouver six
compurgateurs ; après quoi, il devait subir trois années de détention dans un
château épiscopal. Mais s’il échouait dans sa purgation, il devait être
emprisonné dans un couvent de son Ordre pour un temps que fixerait
l’archevêque. Cette condamnation était un singulier et illogique mélange.
Guillaume réussit à trouver le nombre requis de compurgateurs. Puis il
disparut de la scène ; mais sa secte n’était nullement éteinte et l’on voit
encore persécuter un hérésiarque de son espèce en 1428. En
1414, les événements prouvèrent que Clément VI avait vu clair quand il
pressentait les dangereuses erreurs cachées sous la dévotion des Flagellants.
La secte existait toujours et ses grossières théories sur l’efficacité de la
flagellation s’étaient développées jusqu'à constituer un anti-sacerdotalisme
ouvertement hérétique. Un certain Conrad Schmidt donna à l'hérésie une forme
définit ive ; sa mort ne diminua en rien le zèle de ses disciples, bien qu’il
se fût trompé en prédisant la fin du monde pour l’année 1369. La curieuse
relation qui existait entre les flagellants et Béghards apparaît dans ce fait
que les frères flagellants (ou Frères de la Croix, suivant le nom qu’ils se
donnaient) considéraient Conrad comme l’incarnation d’Enoch ; d’autre part,
un Béghard brûlé à Erfurt, vers 1364, était, à leurs yeux, la réincarnation
d’Élie. Un ange avait apporté du ciel les deux âmes et les avait infusées à
Schmidt et au Béghard, encore dans le sein de leur mère. Schmidt était
destiné à occuper la présidence, au Jour du Jugement que l’on croyait
toujours proche. Quant à l’Antéchrist, il était personnifié par le pape et
les prêtres dont le règne allait bientôt prendre fin. En
1343, quand le message ordonnant la flagellation avait été apporté par un
ange et déposé sur l'autel de Saint-Pierre, Dieu avait retiré à l’Église tout
son pouvoir spirituel pour le reporter sur les frères de la Croix. Depuis ce
jour, tous les sacrements avaient perdu leur vertu ; y participer était péché
mortel. Le baptême avait été remplacé parle Ilot sacré du sang versé par la
flagellation ; le sacrement du mariage ne faisait que souiller ce qu’il
prétendait bénir ; l’Eucharistie était simplement une fraude des prêtres pour
vendre, moyennant un sou, un morceau de pain ; si les officiants croyaient
vraiment administrer le corps du Christ, ils étaient inférieurs à Judas même
qui, pour le vendre, avait exigé trente deniers. La flagellation avait
remplacé toutes les observances. Les serments étaient péchés mortels ;
cependant, pour éviter de trahir la secte, le fidèle pouvait jurer et
accepter les sacrements ; ensuite, il expiait ces péchés par la flagellation.
Le développement de cette croyance, avec le mélange de mépris et de haine à
l’égard du clergé qui la caractérise, montre que la population voyait
toujours dans l’Église la puissance étrangère et oppressive qu’elle avait été
au XIIe siècle. A ses yeux, Rome n’avait rien appris et restait toujours
aussi infidèle à la loi du Christ. Conrad
Schmidt enseigna ses erreurs en Thuringe. C’est là que ses sectateurs furent
découverts, en 1414, à Sangerhausen. L’inquisiteur accourut en hâte ; ce
magistrat, nommé Schôneveld, est appelé Henry par certains chroniqueurs ;
pourtant, ce doit être le même Eylard Schôneveld dont nous avons vu, peu
d’années auparavant, les exploits sur les côtes de la Baltique. Ces princes
de Thuringe et de Misnie reçurent Tordre de seconder les efforts de
l’inquisiteur et se montrèrent ardents à exterminer une hérésie qui menaçait
de bouleverser Tordre social. Les méthodes employées furent apparemment plus
énergiques que correctes. On dut recourir largement à la torture pour arriver
à prendre au nid tant de victimes, et il est probable qu’on expédia lestement
les interrogatoires. Avant de quitter ce terrain d’opérations, Schôneveld fit
brûler quatre- vingt-onze hérétiques à Sangerhausen, quarante-quatre dans la
ville voisine de Winkel et un grand nombre d’autres dans divers villages.
Cependant la force de l’hérésie était telle que ce massacre ne suffit pas à
l’anéantir. Deux ans plus tard, en 1416, on découvrit un reste d’hérétiques
et on dépêcha de nouveau Schôneveld, qui examina les accusés, assigna des
pénitences à ceux qui abjurèrent et abandonna les impénitents au bras
séculier. Le jugement fut mené rapidement. Schôneveld partit sans avoir assisté
à l’exécution des condamnés ; après son départ, les princes confondirent
pénitents et impénitents, au nombre d’environ trois cents, et les brûlèrent
tous en un jour. Ce terrible exemple produisit la profonde impression qu’on
en attendait. Désormais, la secte des Flagellants perdit toute importance.
Nous avons vu qu’une discussion s’éleva Tannée suivante au concile de
Constance, où saint Vincent Ferrer déclara approuver cette forme de
contrition, tandis que Gerson en montrait discrètement les dangers. Mais, en
1434, un certain évêque Andréas, spécifiant, au nombre des points examinés
par le concile de Constance, l’extermination des hérésies des Hussites, des
Vaudois, des Fraticelli, des Wickliffites, des Manichéens de Bosnie, des Béghards
et des Grecs schismatiques, ne fait aucune allusion aux Flagellants.
Pourtant, les causes qui avaient donné naissance à cette hérésie subsistèrent
et l’hérésie elle-même était encore secrètement pratiquée. En 1453.et 1454,
on découvrit de nouveau, en Thuringe, des Frères de la Croix : l’Inquisition
s’empressa de les mettre à la raison. En outre des erreurs propagées par
Conrad Schmidt, on savait arracher aux accusés les ordinaires aveux d’infâmes
débauches perpétrées dans les assemblées nocturnes et même la confession de
doctrines luciféraines, d’après lesquelles Satan reprendrait un jour sa place
au ciel et en chasserait le Christ. Mais quand on voit que les victimes
alléguaient comme cause de leur mécréance la mauvaise vie du clergé, on a le
droit de douter de l’exactitude de ces relations. Aschersleben, Sondershausen
et Sangerhausen étaient les centres de la secte. En cette dernière ville,
vingt-deux hommes et femmes furent brûlés, comme hérétiques impénitents, en
1454. En 1481, quelques autres furent punis à Anhalt. Puis la secte disparut
peu à peu[26]. Le cas
des Béghards et Béguines, soumis au concile de Constance, passa par des
phases diverses. Pour se mettre à l’abri des incessantes vexations auxquelles
ils étaient exposés, un grand nombre de ces pauvres gens s’étaient affiliés —
nominalement, du moins — aux Ordres mendiants, surtout aux Franciscains, dont
ils avaient adopté le scapulaire. Dans un projet de réforme soigneusement
établi et soumis au concile, cette transformation était vivement dénoncée.
Les Béghards, est-il dit, vivent dans les forêts et dans les villes,
affranchis de toute sujétion, s’adonnant à des pratiques indécentes, non sans
soupçon d’hérésie. Bien que physiquement capables de gagner leur subsistance
par le travail, ils ne vivent que d’aumônes, au préjudice des véritables
indigents. En conséquence, on proposait d'interdire le port du scapulaire à
quiconque ne se liait pas par des vœux aux Ordres établis et n’en adoptait
par les règles. On conseillait aussi, comme chose essentielle, d’inspecter
fréquemment leurs communautés, en raison des particularités de leur genre de
vie, et d’ordonner aux magistrats et aux nobles, sous peine d’interdit,
d'accepter sans opposition ce salutaire contrôle. Probablement pour parer ces
coups, le clergé et les magistrats d’Allemagne envoyèrent à Martin V de
nombreuses lettres attestant l’orthodoxie, la piété et l’utilité des
associations ainsi dénoncées. Le pape soumit ces certificats à Angelo,
cardinal de SS. Pierre et Marcel, qui fit un rapport favorable. En 1418,
alors que le concile allait prendre fin, un plus formidable assaut fut tenté
contre les Béghards. Un Dominicain, Mathieu Grabon de Wismar, présenta à Martin V vingt-deux
articles où il prétendait prouver la nécessité d’abolir toutes les
associations étrangères aux Ordres religieux approuvés. Pour administrer
cette preuve, d’après le style ordinaire de la logique scolastique, il était
obligé d’affirmer des principes généraux absurdes : c’est ainsi qu’il
assimilait au suicide et déclarait, par conséquent, péché mortel l’acte de
toute personne séculière qui dépensait sa fortune en aumônes ; il niait que
le pape eût le droit d’accorder une dispense en pareille matière. Les
propositions et les conclusions de Grabon furent transmises au cardinal de
Vérone ; après la mort de ce prélat, l’affaire fut confiée à Pierre, cardinal
de Venise ; quand celui-ci dut s’absenter de Rome, la décision finale fut
demandée à Antonio, cardinal d’Aquilée. On prit l'avis du cardinal Pierre
d’Ailly et du chancelier Gerson. Pierre d’Ailly conclut que le document était
hérétique et méritait le feu ; des juristes devaient être appelés à décider
du sort de l'auteur. Gerson jugea que la doctrine était empoisonnée et
blasphématoire et que l’auteur, s’il persistait dans ses erreurs, devait être
arrêté. Le 26 mai 1419, le cardinal Antonio rendit un jugement condamnant les
écrits au feu comme hérétiques, et Grabon à la prison rigoureuse jusqu’à
résipiscence et rétractation. De plus, le Dominicain était banni à perpétuité
de la province de Cologne et particulièrement de la ville d'Utrecht. Grabon
n’avait pas de goût pour le martyre ; il renia publiquement ses propositions.
Le triomphe des Béguins était complet ; ils pouvaient enfin entrevoir la fin
de la persécution. Les associations s’accrurent et prospérèrent ; à leur
ombre, les Frères du Libre Esprit continuèrent à propager leur hérésie. A
partir de ce moment, l'attention de l’Église fut principalement absorbée par
le Hussitisme, le plus formidable ennemi qu'eût rencontré l’orthodoxie depuis
le Catharisme du douzième siècle. Nous consacrerons un chapitre spécial à
l’étude de cette lutte. Qu’il nous suffise de constater ici que les secrets
et menaçants progrès de cette hérésie par toute l’Allemagne réclamaient
d’actives mesures de répression et eurent pour effet que l’organisation de
l’Inquisition se développa et se généralisa dans ce pays. La bulle lancée
contre les Wickliffites et les Hussites par Martin V, le 22 février 1418, est
adressée non seulement aux prélats, mais aux inquisiteurs établis dans les
diocèses et cites de Salzbourg, Prague, Gnesen, Olmütz, Litomysl, Bamberg,
Misule, Passau, Breslau, Ratisbonne, Cracovie, Posen et Neutra. Sans doute,
il ne convient pas de prendre cette bulle à la lettre, ni de croire que le
Saint-Office possédât, dans chacune de ces localités, un tribunal organisé ;
cependant on voit que dans les districts infectés ou exposés à l'infection,
l’Église s’armait de moyens plus efficaces. Le danger croissant amenait même
les évêques à abdiquer en partie leur traditionnelle jalousie. En celte année
i H8, le concile de la grande province de Salzbourg ne se contenta pas
d’inviter les évêques à extirper l’hérésie et à appliquer les canons aux
autorités séculières qui négligeraient, sur ce point, leur devoir ; il
ordonna, de plus, à tous les princes et potentats de saisir et d’emprisonner
quiconque leur serait désigné comme suspect par les prélats ou les
inquisiteurs. Ainsi l’épiscopat finit par reconnaître l’Inquisition et par
lui accorder son concours. Cependant
les Hussites n’absorbèrent pas l'attention des persécuteurs au point
d’assurer l’immunité aux Frères du Libre Esprit. On continua à molester les Béguins
et les Béguines orthodoxes, en dépit de l’intervention de Martin V à
Constance. En 1431, Eugène IV dut intervenir à son tour pour protéger ces
malheureux. Dans une bulle adressée aux prélats germaniques, il rappelle
l’action bienveillante de ses prédécesseurs et les vexations auxquelles les
Béguins ont été exposés de la part des inquisiteurs, au mépris des
instructions venues dé Rome. Il ordonne qu’on oblige ceux qui errent sans
domicile fixe à vivre désormais dans les demeures de la confrérie, mais qu’on
protège énergiquement ceux qui restent tranquillement et pieusement dans leur
retraite. Cette bulle est peut-être l’unique document de ce genre où la
juridiction épiscopale soit placée au- dessus de l’Inquisition. En effet, les
évêques sont autorisés à imposer le respect des volontés pontificales par la
menace des censures de l’Église, sans appel et sans considération des
immunités spéciales dont jouiraient les adversaires des Béguins et des
Béguines. C’était exposer les inquisiteurs à l’excommunication lancée par les
prélats. La pression ainsi exercée par le Saint-Siège exaspéra le docteur
Félix Hemmerlin, Cantor de Zurich, ennemi juré des Béguins. Il écrivit
contre ceux-ci plusieurs violents pamphlets où il donnait une explication
fort peu respectueuse de la faveur témoignée à ces gens par Eugène en
déclarant que le pontife avait lui-même été jadis un Béghard à Padoue. Dans
un de ces libelles, composé probablement vers 143G, il fait allusion à
diverses affaires récemment jugées dans une région définie, ce qui tend à
faire croire que, si les Béguins étaient protégés par le pape, les Frères du
Libre Esprit n’en étaient pas moins activement persécutés. Probablement, si
l’on possédait la statistique de tout l’Empire, on arriverait à un nombre
considérable de victimes. Ainsi, à Zurich, un certain Burchard et ses
disciples furent jugés et frappés de la pénitence des croix ; par la suite,
étant retombés dans l’erreur, ils furent brûlés. A Uri, on brûla de même un
nommé Charles et ses cohérétiques. A Constance, Henry de Tierra fut contraint
*Y l’abjuration. A Ulm, Jean et nombre d’autres hérétiques furent soumis à
une pénitence publique. Dans le Wurtemberg fut puni un grand hérésiarque,
dont on eut une peine infinie à établir la culpabilité. Chaque année, dit le
pamphlétaire, il arrivait de Bohême une foule de Béghards qui entraînaient û
l'hérésie d’innombrables citoyens de Berne et de Soleure. Ce dernier
renseignement laisse à penser que Hemmerlin, aveuglé par la colère,
confondait les Hussites avec les Béghards ; ce qui confirme cette hypothèse,
c’est qu’il déclare qu’en Haute-Allemagne il n’existe aucune hérésie autre
que l’erreur apportée par les adeptes de cette secte pernicieuse. D’ailleurs,
Nider, qui écrivait au lendemain du jour où le concile de Bêle avait conclu
un accord avec les Hussites, — alors que, pour un moment, on ne considérait
plus ces sectaires comme dés ennemis de l’Église, — déclare que les
hérétiques sont rares et impuissants, qu’ils se cachent dans l’ombre et sont
peu redoutables. Pourtant, le même auteur, exposant les erreurs professées
par les Frères du Libre Esprit, avait dit que ces hérétiques étaient encore
assez nombreux en Souabe. C’est évidemment un membre de cette secte qu’il
raconte avoir vu à Ratisbonne, alors qu’il remplissait, avec l’archidiacre de
Barcelone, une mission dont le concile de Bâle l’avait chargé auprès des Hussites.
Il s’agissait d'une jeune femme du caractère le plus respectable, qui ne
faisait aucune propagande hétérodoxe ; on ne put tirer d’elle une
rétractation. L’archidiacre conseilla de la torturer afin de briser son
courage, ce qui fut fait sans aucun succès, car on ne réussit pas à lui
arracher les noms de ses compagnons. Mais Nider lui rendit visite, le soir,
dans sa cellule ; il la trouva épuisée par la souffrance et l’amena sans
peine à reconnaître ses erreurs ; après quoi elle prononça une rétractation publique.
Cet épisode prouve qu’il n’existait pas d’inquisition à Ratisbonne et que les
autorités avaient perdu jusqu’au souvenir des vraies méthodes
inquisitoriales. En
1446, le concile de Würzbourg jugea utile de reprendre le canon du concile de
Mayence de 1310, ordonnant l’expulsion de tous les Béghards vagabonds qui
erraient au cri de Brod durch Gott ! et qui prêchaient dons des
cavernes et des endroits retirés. Cette mesure atteste la persistance des
coutumes traditionnelles et aussi l’absence d’une persécution plus active. En
1453, Nicolas réunit formellement les Béghards, en qualité de Tertiaires, aux
Ordres Mendiants. Certains d’entre eux obéirent et formèrent une classe
spéciale connu sous le nom de Zepperenses, leur maison-mère se
trouvant à Zepper. Le nombre de ces Béghards diminua considérablement ; en
1650. Innocent X les assimila aux Tertiaires d’Italie et les soumit à la
juridiction du Maitre Général résidant en Lombardie. La partie féminine de
ces associations, qui garda le nom distinctif de Béguines, eut plus de
bonheur. Ces pieuses femmes conservèrent leur personnalité ; leurs
communautés restèrent florissantes jusqu’à nos jours, surtout dans les
Pays-Bas. En 1857,1e grand Béguinage de Gand contenait six cents Béguines et
deux cents « locataires ». Un
certain nombre de Frères du Libre Esprit et de Béghards orthodoxes des deux
sexes refusèrent de se soumettre à la loi et de renoncer à leur indépendance
habituelle. On raconte que Bernard, élu abbé de Hirsau en 1460, expulsa tous
les Béguins de leur maison d’Altbourg, à cause de leur conduite scandaleuse,
et les remplaça par des Tertiaires dominicains. Cette mesure excita
l’hostilité des Béghards qui vivaient dans les ermitages de la forêt de Hirsau.
Us ourdirent contre l’abbé une conspiration dont ils furent les premières
victimes. En 1463, le synode de Constance se plaint que les Lollards et les
Béguins portent illégalement le scapulaire des Franciscains : quiconque ne
pourra prouver son droit devra dépouiller ce costume ; les Lollards valides
de corps seront tenus de gagner leur vie par un travail honorable et non par
la mendicité. Cependant cette dernière pratique était indéracinable. Vingt
ans plus tard, un autre synode fut obligé de renouveler l’injonction. En
1491, un synode de Bamberg fait usage, contre les Béghards, des stipulations
des Clémentines, ce qui laisse à penser que l’application en était encore
nécessaire ; le moine Jean de Moravie, qui mourut à Brünn en 1492, est
chaleureusement loué de son ardeur et de son zèle infatigable à persécuter
les Hussites et les Béghards. Ces sectaires rebelles continuèrent à résister
; quand survint la Réforme, ils contribuèrent pour une bonne part à la
propagation du Luthéranisme. Il
était impossible que le Hussitisme, triomphant en Bohême, n’éveillât pas un
écho en Allemagne. Les Hussites ne pouvaient manquer d’entreprendre des
missions et des campagnes de prosélytisme. Mais la propagation de l'hérésie
parmi les populations germaniques fut l’objet d’une répression énergique et efficace.
En 1423, le concile de Sienne, présidé par des légats pontificaux, se montra
pleinement à la hauteur du danger. Les inquisiteurs et les Ordinaires
épiscopaux furent vivement blâmés pour la mollesse dont ils avaient fait
preuve et qui seule pouvait expliquer les menaçants progrès de l’hérésie. Ils
reçurent l’ordre de montrer désormais une vigilance constante et impitoyable,
sous peine de se voir interdire pendant quatre mois l’entrée de toute église,
sans parler des autres châtiments qu’on jugerait bon de leur infliger. Ils
devaient, tous les dimanches, dans les principales églises, maudire les
hérétiques avec la cloche, le livre et le cierge. Des indulgences de
Terre Sainte étaient offertes à quiconque coopérerait à la capture des
hérétiques, ainsi qu’aux princes qui, ne pouvant saisir les rebelles, les
chasseraient tout au moins de leurs domaines. Les termes pressants de ces
instructions reflétaient l’alarme générale et furent évidemment le signal de
nouveaux efforts ; malheureusement, on ne possède que de rares documents pour
en apprécier l'efficacité. Ainsi, en 1420, un prêtre, Henry Grünfeld, qui
avait embrassé les doctrines hussites, fut brûlé à Ratisbonne ; en 1423, le
même sort y frappa un autre prêtre, nommé Henry Rathgeber. En 1424, à Worms,
on brûle encore un prêtre, Jean Drandorf. En 1426, Pierre Turman fut brûlé à
Spire. Même après que le concile de Bâle eut déclaré les nus- sites
orthodoxes, et que les Compactata eurent assuré aux sectaires la
tolérance dans les régions soumises à leur autorité temporelle, ils n’en
furent pas moins persécutés comme hérétiques en d’autres pays. Vers 1430,
Jean Müller se risqua à prêcher la doctrine hussite en Franconie, où il fut
fort bien accueilli et récolta nombre d’adhésions. Mais il fut contraint à la
fuite et cent trente de ses disciples furent arrêtés et menés à Würzbourg.
Là, cédant aux exhortations de l'abbé Jean de Grumbach et de Maître Antoine,
prédicateur de la cathédrale, ils se rétractèrent. Un destin plus tragique
échut à un Souabe, Frédéric Reiser, qui avait été élevé dans l’hérésie
vaudoise. Déguisé en marchand, il avait prêché la doctrine dans les diverses
églises vaudoises qui subsistaient encore en secret par toute l’Allemagne. A
Heilsbronn, il fut pris dans une expédition hussite et emmené au Mont Tabor ;
là, il constata l'identité pratique des deux croyances et reçut l’ordination
des mains de l'évêque taborite Nicolas. Il s’employa à amener la fusion des
Églises et, en qualité de missionnaire, parcourut l’Allemagne, la Bohème et
la Suisse. Il s’établit finalement à Strasbourg, qui était toujours demeuré
un centre d’hérésie et où il réunit autour de lui un cénacle de disciples. Il
s’intitulait « Frédéric, par la grâce de Dieu évêque des fidèles en l'Église
Romaine, qui rejettent la Donation de Constantin ». Découvert en 1458, il fut
arrêté avec ses partisans. La torture lui arracha tous les aveux qu’on lui
demandait et qu’il rétracta dès qu’il eut quitté la chambre de torture. Le
bourgmestre, Hans Drachenfels, et les magistrats de la cité s’opposèrent
énergiquement à l’exécution de Frédéric. Mais ils furent obligés de céder et
l’hérésiarque fut brûlé en même temps que sa fidèle servante, une vieille
femme de Nuremberg nommée Anna Weiler. Reiser
avait remporté des succès particuliers parmi les descendants de ces Vaudois
de Poméranie qui, comme on l’a vu, abjurèrent en 1393 devant l’inquisiteur
Pierre. Ces gens n'avaient, paraît-il, nullement abandonné leur hérésie ; ils
se laissèrent facilement amener à accepter les modifications qui les
assimilaient aux Hussites, c’est-à-dire à admettre des évêques, des prêtres,
des diacres, à recevoir la communion sous les deux espèces et à honorer
Wickleff, Huss et Jérôme de Prague. La même année (1458), un tailleur de Selchow, nommé
Mathieu Hagen, fut, sur l’ordre de l’Electeur Frédéric II, arrêté avec trois
disciples et transféré à Berlin pour y être jugé. Ce personnage, ordonné
prêtre par Reiser en Bohème, était revenu dans son pays pour propager les
doctrines de la secte et en administrer les sacrements. Ses disciples
faiblirent et abjurèrent ; lui-même demeura inébranlable et fut abandonné au
bras séculier. Pour déraciner la secte, le docteur Jean Canneman, qui avait
jugé Hageh, fut envoyé, comme inquisiteur épiscopal, à Angermünde. Il
découvrit beaucoup de sectaires, d’ailleurs peu endurcis, qui se soumirent de
bonne grâce et abjurèrent. Il y
avait, en fait, entre les doctrines des plus intransigeants Hussites et
celles des Vaudois, assez de ressemblances pour justifier la fusion
éventuelle des deux sectes. Les Vaudois n’avaient nullement été extirpés. En
1407, quand les restes des Taborites, connus alors sous le nom de Frères
Bohèmes, voulurent entrer en relations avec les Vaudois, ils n’eurent aucune
peine à trouver de ces sectaires sur le territoire qui sépare l’Autriche de
la Moravie, région habitée depuis plus de deux siècles par les disciples de
Waldo. Ceux-ci avaient un évêque, nommé Étienne, qui invita aussitôt un autre
évêque à célébrer, selon les rites, l’ordination des Frères, ce qui indique que
les communautés hérétiques étaient considérables et bien organisées.
Malheureusement, ces négociations ne restèrent pas inaperçues et l’Église se
débarrassa rapidement des hérétiques qui tombèrent en son pouvoir. L’évêque
Étienne fut brûlé à Vienne et ses ouailles se dispersèrent ; beaucoup d’entre
elles trouvèrent refuge en Moravie ; d’autres s’enfuirent jusque dans le
Brandebourg où existaient de florissantes communautés vaudoises. Ces
communautés, découvertes bientôt après, furent impitoyablement persécutées
par le fer, le feu, l’eau même, sans qu’il fût possible de les faire
entièrement disparaître. Certains des hérétiques qui échappèrent émigrèrent
en Bohême, où les Frères Bohèmes les accueillirent avec joie et les reçurent
dans leur cénacle. L’étroite union qui s’établit ainsi entre les Frères et
les Vaudois eut pour résultat une nouvelle et puissante poussée d’hérésie qui
mérita un nom spécial. En 1479, quand Sixte IV confirma le moine Thomas
Gognati dans la charge d'inquisiteur de Vienne, il l’engagea à mettre en
œuvre tous ses efforts pour la destruction des Hussites et des Nicolinistes.
Ces derniers, qui tiraient leur nom de Nicolas de Silésie, étaient,
évidemment des Frères Bohèmes : ils adhéraient à la doctrine extrême, commune
aux deux sectes, que rien ne pouvait justifier le meurtre d’un homme. La
lutte se poursuivit donc ; si l’on réussit à détourner le péril qui avait un
moment paru menaçant et à empêcher l’adoption générale des doctrines
hussites, il subsista cependant, dans l’ombre, assez de Hussites et de
Vaudois, ennemis jurés de Rome, pour former un noyau de mécontents et appuyer
énergiquement la révolte, le jour où il se trouva un Luther pour traduire
audacieusement par des mots les convictions que des milliers de gens
chérissaient dans leur cœur. D’ailleurs,
au XVe siècle, nombre d’indices faisaient pressentir l'inévitable rupture que
devait voir le siècle suivant. Parmi
les hommes qui défièrent hardiment l’autorité de Rome, un des plus connus fut
Grégoire de Heimbourg, qu’Ullmann appelle le « Luther-citoyen » du xv«
siècle. Il apparaît, tout d'abord, au concile de Bile, comme un des
auxiliaires d’Æneas Sylvius, qui était alors un des plus éminents avocats du
parti réformateur. Il demeura inébranlablement fidèle aux principes que son
maître abdiqua en échange de la pourpre pontificale. Précurseur des
Humanistes, il travaillait à la diffusion de la culture classique ; dans son
admiration pour les anciens, il avait, comme Marsiglio de Padoue, adopté la
théorie impériale des rapports entre l'Église et l’État. Par la parole et par
la plume, il soutint jusqu'au bout, avec un courage indomptable et une
infatigable énergie, les droits de l’Empire et la suprématie des conciles
généraux. Il professait que le pouvoir des clefs a été accordé collectivement
aux apôtres ; ceux-ci sont représentés par les conciles généraux ; en
accaparant tout le pouvoir, le pape commet une usurpation. La liberté avec
laquelle il affichait cette opinion devait infailliblement le mettre en
conflit avec son ancien maître ; l’antagonisme devint plus violent encore
quand Pie II convoqua à Mantoue l’assemblée des princes pour préparer une
nouvelle croisade. Grégoire, alors conseiller des princes, déclara
audacieusement que cette croisade n’était qu’un moyen pour augmenter le
pouvoir papal et soutirer de l’argent à toute l’Allemagne. Quand Nicolas de
Cusa, politique aussi peu sincère que Pie lui-même, fut nommé évêque de
Brixen et réclama des biens et des droits considérés par Sigismond d’Autriche
comme lui appartenant en [propre, Sigismond, sur le conseil de Grégoire,
arrêta l’évêque. Là-dessus, en juin 1100, Pie mit en interdit les territoires
de Sigismond et excita les Suisses à attaquer ce [prince. Grégoire rédigea un
appel à un concile général ; bien que Pie II eût interdit ce genre
d’appel, Sigismond signa l’acte. Bien plus, Grégoire eut la hardiesse de
prouver par l’Écriture, les Pères et l’histoire que l’Église était soumise à
l’État. On ne saurait s’étonner que l’audacieux polémiste ait partagé
l’excommunication lancée contre Sigismond. En octobre 1460, il fut dédaré
hérétique. Tous les fidèles reçurent l’ordre de se saisir de ses biens et de
le punir. A cette attaque il répondit par d’énergiques appels et des
répliques conçues dans les termes les plus insolents, les plus méprisants
même, à l’adresse de Pie II et de Nicolas. En octobre 1461, le pape envoya le
moine Martin de Rotenbourg prêcher la foi et préserver les fidèles des
erreurs professées par Sigismond et son hérésiarque Grégoire. Pie II
affectait de considérer Martin comme personnellement menacé et offrait une indulgence de
deux ans et quatre-vingts jours à quiconque prêterait assistance au
prédicateur en cas de besoin. De plus, il ordonna aux magistrats de Nürnbourg
de saisir les biens de Grégoire, de chasser l’excommunié, ou de le livrer aux
juges' chargés de le punir. On retrouve ensuite Grégoire secondant Diether,
archevêque de Cologne, alors en lutte avec Pie II au sujet des annates : le
Saint-Siège, en cette affaire, montrait des exigences sans précédent et tout
à fait abusives. Mais Diether renonça à la lutte ; Sigismond lit la paix avec
son adversaire et Grégoire resta seul, sous le poids de l’excommunication.
Même la cité de Nürnbourg lui retira la protection qu’elle lui avait
jusqu’alors accordée. Il se réfugia en Bohême, auprès de Georges Podiébrad,
auquel il rendit d’importants services comme controversiste, si bien qu’en
1469 il mérita d’être dénoncé spécialement par Paul lit comme un hérétique de
1a pire espèce. Mais Podiébrad mourut en 1471. Grégoire se rendit alors en
Saxe, où le duc Albert le protégea et le réconcilia avec Sixte IV. Absous à
Pâques 1472, Grégoire mourut au mois d'août de la même année, après avoir,
pendant un quart de siècle, soutenu une lutte incessante contre la papauté. Si
Grégoire de Heimbourg personnifie la révolte des classes dirigeantes contre Rome,
Hans de Niklaushausen représente l’infatigable esprit d’opposition au
sacerdotalisme qui se répandait alors dans les rangs obscurs du peuple. Hans
Bôheim était un joueur de tambour ou de flûte, originaire de Bohême, qui, au
cours d’une vie errante, s’établit par hasard à Niklaushausen, près de
Würzbourg. Il apporta sans doute dans cette localité les idées
révolutionnaires des Hussites et fit, semble-t-il, alliance avec le prêtre
paroissial et avec un moine mendiant ou Béghard. Il commença par recevoir, de
la Vierge elle-même, des révélations qui répondaient exactement aux désirs de
la population, si bien que la foule s’empressa bientôt pour l’écouter. La
Vierge lui enjoignait d’annoncer à son peuple que le Christ ne pouvait supporter
plus longtemps l’orgueil, l’avarice et la luxure du clergé, et que le monde
serait détruit à couse de la dépravation des prêtres, si ceux-ci ne
manifestaient promptement l’intention de s’amender. Les dîmes et les tributs
devaient être purement volontaires ; il fallait abolir les péages et les
douanes existantes, ne plus réserver le droit de chasse A quelques-uns. Rome
prétendait à tort au gouvernement de l’Église ; le purgatoire était une
fiction ; lui-même, Hans Bôheim, avait le pouvoir de sauver les Ames de
l’enfer et d’accorder A ses disciples des indulgences. Le bruit de ces
révélations se répandit au loin ; pour entendre le prédicateur inspiré, on
accourait, en foule, des provinces rhénanes, de Bavière, de Thuringe, de
Saxe, de Misnie, si bien que parfois il lui arriva de parler en présence de
vingt à trente mille personnes. On le révérait à tel point que, pour l’avoir
touché, certains se croyaient sanctifiés ; on conservait comme de précieuses
reliques des morceaux de ses vêtements, de telle sorte que, dès qu’il se
présentait, on mettait en pièces ses habits ; il lui en fallait chaque jour
de nouveaux. Nul ne doutait de la vérité des dénonciations lancées par la
Vierge contre le clergé, preuve du peu d’estime ou le peuple tenait l’Église
; en effet, les innombrables multitudes qui se pressaient pour écouter le
prédicateur n’étaient nullement composées des éléments dangereux de la
société. C’étaient des gens tranquilles et ennemis du désordre ; hommes et
femmes dormaient dans les champs, les bois et les cavernes des environs, sans
redouter ni vol ni violence ; ils avaient d’ailleurs de l’argent à dépenser ;
les offrandes d’or et d’argent, de bijoux, de vêlements, de cierges, étaient
abondantes, assez abondantes même pour tenter la cupidité des potentats, car,
après la chute de Hans, les dépouilles furent réparties entre le comte de
Wertheim, suzerain de Niklaushausen, l’évêque de Würzbourg, et son
métropolitain, l’archevêque de Mayence. Ce dernier employa une partie de son
butin à la construction d’une citadelle près de Mayence. L’édifice fut, peu
après, détruit par >m incendie, que l’on considéra généralement comme une
marque de la colère de la Vierge. L’évêque
de Würzbourg interdit à plusieurs reprises les pèlerinages à Niklaushausen ;
mais ces prohibitions restant sans effet, il dut prendre des mesures plus
énergiques. La grande fête du pays était celle de saint Kilian, le martyr de
Würzbourg ; cette solennité tombait le 8 juillet. Le dimanche précédent, 6
juillet 1476, Hans invita clairement ses auditeurs à revenir en armes le
samedi suivant, mais à laisser femmes et enfants au logis. Une crise était
manifestement imminente. L’évêque n’attendit pas le résultat de la tentative
; il envoya des gardes qui se saisirent de Hans et l’emmenèrent dans une
forteresse voisine. Le lendemain, quelque six mille de ses crédules
partisans, hommes, femmes et enfants-, partirent pour le château, sans armes,
persuadés que les murs s’écrouleraient sur leur ordre. Sommés de se retirer,
ils refusèrent d’obéir, 420 mais furent facilement dispersés par une charge
d’hommes d’armes et par le canon du château. Un grand nombre d’entre eux
périrent. Hans, soumis à la torture, avoua la fausseté de ses révélations et
la fraude par laquelle ses auxiliaires et lui avaient, au moyen de faux
miracles, provoqué et entretenu l’agitation. Sa confession ne le sauva pas ;
il fut condamné au bûcher. Son sort fut rapidement décidé et, le 19 juillet,
la tragédie était achevée. Sur la place de l'exécution, les disciples de Hans
attendaient une intervention divine ; pour prévenir un maléfice possible,
l’exécuteur rasa le condamné de la tête aux pieds. Hans marcha résolument au
bûcher, en chantant un hymne, mais sa force d’âme l’abandonna à la fin et il
poussa des cris de désespoir quand les flammes l’atteignirent. Pour que nul
ne put conserver ses cendres comme des reliques, on les recueillit
soigneusement et on les jeta dans la rivière. Le prêtre et le Béghard qui
s’étaient associés aux pratiques de Hans cherchèrent leur salut dans la fuite
; mais ils furent pris et se confessèrent, après quoi on les renvoya
indemnes. Deux paysans furent décapités, l’un pour avoir proposé l’attaque du
château et l’autre pour avoir blessé le cheval d’un des gardes qui arrêtaient
Hans. Mais la mort même de l’hérésiarque ne dessilla pas les yeux des
disciples. Trois mois plus tard, Diether de Mayence dut placer en interdit
l’église de Niklaushausen, pour empêcher les pèlerinages qu’y faisaient
encore une foule de fidèles. Grégoire
de Heimbourg et Hans de Niklaushausen incarnaient la haine que nourrissait
contre Rome la population laïque, du plus élevé au plus humble des citoyens.
Jean von Ruchrath, de Wesel, nous montre que, dans l’Église même, nombre
d’hommes ne pensaient pas autrement. C’était un des plus éminents théologiens
et prédicateurs dont put alors s’honorer l’Allemagne. Dans les écoles il
était célèbre et surnommé la « Lumière du Monde » et le « Maître
des Contradictions » ; c’était un controversiste hardi et quelque peu
violent, qui, dans ses sermons, ne se faisait pas scrupule de présenter ses
opinions sous la forme la plus agressive. Comme Luther, dont il fut le
véritable précurseur, il débuta par une attaque contre les indulgences, à
l’occasion du Jubilé de 1-430, quand l’Europe pieuse se précipitait vers Rome
pour prendre d’assaut le ciel. Pas à pas, il en arriva à dépouiller l’Eglise de
ses divers pouvoirs, et à rejeter l’autorité de la tradition et des Pères,
pour recourir à l’Ecriture comme au seul fondement de toute autorité. Il alla
jusqu'à bannir du Credo le mot Filioque ; son prédestinatianisme refusait à
l’Eglise la distribution des trésors du salut. Un exemple permet de voir
combien il se souciait peu des sentiments de ceux dont il attaquait la foi :
il déclarait que saint Pierre avait probablement institué le jeûne afin de
mieux écouler le produit de sa pèche ! Le
mécanisme persécuteur était apparemment rouillé et la liberté de parler bien
grande, pour que Jean de Wesel put si longtemps, sans obstacle, développer
ses tendances hérétiques et propager, du liant de la chaire et dans les
écoles, des opinions aussi dangereuses que les doctrines émises par les
Vaudois, les Wickliffites ou les Hussites. En fait, sans l’âpre querelle qui
éclata entre les Réalistes et les Nominalistes et qui mit en état de guerre
tout le monde scolastique, il est probable que Jean de Wesel n’aurait pas été
molesté et qu’il aurait achevé ses jours en paix. Mais il était une des têtes
du parti nominaliste, et les thomistes dominicains de Mayence étaient décidés
à lui fermer la bouche. L’archevêque de Mayence, Diether d’Isembourg, qui,
contraint d’abandonner son siège en 1463, était rentré en possession de
l’archevêché à la mort de son compétiteur, Adolphe de Nassau, ne souhaitait
guère un nouveau conflit avec Rome. Déjà il s’était fait du tort en dénonçant
publiquement la façon dont la papauté mettait aux enchères le pallium
archiépiscopal ; menacé de nouvelles hostilités s’il ne livrait Jean de Wesel
comme victime, il céda en 1479. Dans la
grande province de Mayence, il n’y avait pas d’inquisiteur. Un procès mené
par les magistrats épiscopaux ordinaires n’offrait qu’une issue douteuse. On
envoya donc quérir l’inquisiteur dominicain de Cologne, Frère Gerhard von
Elten. Le moine arriva, accompagné de Frère Jacob Sprenger, lequel n’était
pas encore inquisiteur, mais devait plus tard, comme nous le verrons, occuper
ce poste activement et faire brûler des sorcières. En même temps se rendirent
à Mayence les théologiens des universités de Heidelberg et de Cologne,
chargés de siéger comme experts et assesseurs ; ces personnages avaient été
soigneusement triés sur le volet ; un des docteurs d’Heidelberg, auquel on
doit la relation de l’affaire, dit que, dans leurs rangs, il ne s’était
glissé qu’un seul nominaliste, Ce théologien vit évidemment dans toute celle
aventure un simple épisode de la lutte scolastique ; il dit que l’accusé eût
été acquitté si on lui avait accordé un avocat et si on l’avait traité moins
brutalement. La
procédure fut une curieuse parodie de la méthode inquisitoriale. Si les
formes en avaient été oubliées, un principe, du moins, subsistait
rigoureusement : c’était de traiter le prévenu comme un coupable. On n’essaya
pas de tenir la procédure secrète. Toute l’affaire fut menée en présence d’un
auditoire composé de laïques et d’ecclésiastiques. Parmi les premiers était
le comte de Wertheim, qui venait d’acquérir une part des dépouilles de Hans
de Niklaushausen. Après une réunion préliminaire, l’assemblée ouvrit ses
séances le 8 février 1479. L’inquisiteur von Elten présidait, ayant comme
second l’archevêque Diether. Il entama la procédure en proposant que deux ou
trois amis de l’accusé fissent une démarche auprès de Jean pour obtenir que
celui-ci revînt de ses erreurs et demandât pardon ; en ce cas, l’accusé
pouvait obtenir sa grâce : sinon, il n’avait plus rien à espérer. On dépêcha
donc à Jean des émissaires, qui tardèrent à s’acquitter de leur mission.
L'inquisiteur s’irrita de ces lenteurs, commença à s'emporter et à proférer
des menaces. On venait d’envoyer un haut fonctionnaire hâter la solution de
la démarche quand entra Jean de Wesel, pâle, courbé par l’Age, penché sur son
bâton et soutenu par deux Franciscains. On le fit asseoir sur le plancher ; von
Elten lui communiqua le message. Jean de Wesel voulut essayer de se défendre,
mais il fut interrompu, insulté et menacé, et finit par implorer son pardon.
Après quoi on lui fit subir un long et fatigant interrogatoire ; puis la
suite fut remise au lendemain. Une commission, composée surtout de docteurs
de Cologne et de Heidelberg, fut chargée de régler le sort du prévenu. Le
lendemain, Jean comparut de nouveau et subit un autre interrogatoire, au
cours duquel il s’efforça de justifier ses théories. « Si tous les hommes
reniaient le Christ, dit-il, je l’adorerais encore et resterais chrétien » ;
à quoi von Elten répliqua par ces mots : « Ainsi parlent tous les hérétiques,
même lorsqu’ils sont sur le bûcher. » Finalement, il fut décidé que trois
docteurs recevraient mission d’aller pieusement l’exhorter à abandonner ses
erreurs. Comme lors du procès de Jean Huss, on voulait non la mort, mais
l’humiliation de l'ennemi. Le 10
février, les trois délégués entreprirent l’œuvre de conversion. « Si le
Christ était ici, leur dit Jean, et si vous le traitiez comme vous me
traitez, vous le condamneriez comme hérétique ; mais il l’emporterait sur
vous dans la discussion. » À la fin il se laissa persuader de reconnaître la
fausseté de ses doctrines, les délégués ayant consenti à prendre sur leurs
propres consciences la responsabilité de ce reniement. Il avait été longtemps
malade avant l’ouverture du procès ; on lui avait refusé tout secours ;
l’âge, la faiblesse, le sombre et infect donjon d’où vainement il avait
supplié qu’on le tirât, toutes ces épreuves avaient brisé sa force de
résistance : il se soumit. Il prononça publiquement la rétractation et
l’abjuration ; on brûla devant lui ses livres et on le condamna à
l’emprisonnement perpétuel dans un monastère augustinien de Mayence. Il ne
survécut pas longtemps à sa mortification et à son infortune, et mourut en 1481.
Ce procès excita un vif intérêt parmi tous les écoliers des universités
allemandes ; on s’irrita de voir traiter ainsi un homme aussi éminent.
D'ailleurs, ses écrits lui survécurent et furent un précieux encouragement
pour les premiers Réformateurs. Mélanchton cite Jean de Wesel au nombre des
hommes qui, par leurs œuvres, ont maintenu la continuité de l’Église
chrétienne. Cette
affaire atteste avec évidence que, si l’Inquisition n’était pas éteinte en
Allemagne, elle n’y était pourtant pas active ; dans les localités même où
existait nominalement un tribunal du Saint-Office, il fallait un effort
spécial pour le faire agir. Pourtant on relève, à l’occasion, des nominations
d’inquisiteurs, et la carrière suivie par Sprenger montre que le zèle de ces
magistrats pouvait s'employer avec succès à la destruction des sorciers. En
effet, la sorcellerie était devenue la plus menaçante hérésie de l’époque, et
les autres aberrations religieuses attiraient médiocrement l’attention. Dans
les statuts élaborés, en 1491, par le synode de Bamberg, le chapitre consacré
à l’hérésie s’étend longuement sur les détails de la sorcellerie et de la
magie et ne mentionne qu’une seule autre erreur de doctrine, la croyance à
l'inefficacité des sacrements administrés par des mains impures. En ordonnant
de traiter comme complice quiconque néglige de dénoncer des hérétiques, le
synode ne faisait aucune allusion à l’Inquisition. Cependant un incident se
produisit qui prouve que les inquisiteurs existaient encore et qu’ils
exerçaient parfois leur pouvoir. J’aurai plus loin l’occasion de revenir sur le
cas de Hermann de Ryswick, lequel fut condamné et abjura en 1499, s'évada de
sa prison et fut brûlé comme relaps, en 1512, à la Haye. Je me contente ici
de citer ce fait, comme preuve de l'activité ininterrompue du Saint-Office. La
persécution de Jean Reuchlin naquit, comme celle de Jean de Wesel, de
dissentiments scolastiques. Mais le cours de celte affaire montre à quel
point, entre les deux procès, le pouvoir inquisitorial avait perdu de sa
force. Reuchlin était l’élève de Jean Wesel de Groningue. Comme chef des
Humanistes et comme principal représentant de la nouvelle école en Allemagne,
il fut impliqué dans une Apre controverse avec les Dominicains, qui, en tant
que Thomistes traditionnels, étaient prêts à lutter jus- 424 qu’à la mort
pour la défense de la scolastique. Le ton de féroce plaisanterie sur lequel
Sébastien Brandi conte tout au long, dans son latin le plus raffiné, la
torture et l’exécution de quatre Dominicains, brûlés à Berne en 1509 pour
fraudes commises dans la controverse concernant l’immaculée Conception,
montre de quel esprit de haine étaient animés les partis en présence. Ou
retrouve même un reflet de ces sentiments dans l’impitoyable satire d’Erasme
et dans les Epistolœ Obscurorum Virorum. Aussi, quand Reuchlin se
dressa pour protéger les Juifs et la littérature juive contre les attaques du
renégat Pfefferkorn, on saisit avec empressement l’occasion qui s’offrait de
se débarrasser de lui. En 1513, un inquisiteur dominicain, le prieur Jacob
von Hochstraten, se transporta de Cologne à Mayence avec des desseins
analogues à ceux qui avaient provoqué la venue de son prédécesseur von Elten.
Mais, différent en cela de Jean de Wesel, Reuchlin comprit qu'il pouvait en
toute sécurité adresser un appel à Rome, car Léon X était lui-même un homme
cultivé et un humaniste. Léon était bien disposé et chargea l’évêque de Spire
de résoudre la question. C’était là un coup droit porté au pouvoir
inquisitorial : le jugement de l’évêque témoigna d’un mépris plus blessant
encore. Reuchlin fut lavé de toute suspicion d’hérésie ; les poursuites
furent déclarées frivoles et les frais de la cause imputés à Hochstraten,
avec menace d’excommunication en cas de désobéissance. La sentence fut
ratifiée à Rome en 1J15 ; le pape imposa silence aux accusateurs de Reuchlin,
sous peine d’une amende de trois mille marcs. Les
Humanistes célébrèrent leur victoire avec les transports d’une joie sauvage.
Ulrich von Hutten, sous le pseudonyme d'Eleutherius Bizenus, publia un
libelle invitant, en hexamètres raboteux, toute l’Allemagne à concourir au
triomphe de Reuchlin ; il montre Hochstraten, ce brigand qui, comme
accusateur et comme juge, persécute les innocents, marchant, couvert de
chaînes, les mains liées derrière le dos, tandis que Pfefferkorn, les
oreilles et le nez coupés, est (rainé par un croc passé dans ses talons, la
face tournée vers la terre, jusqu’à ce que ses traits aient perdu toute forme
humaine. Les Dominicains sont déclarés par lui pires que des Turcs et plus
dignes encore d'être combattus ; l’auteur ose se demander quel pape inique et
quel lâche empereur ont pu permettre à ces moines d’imposer leur joug au
pays. C’étaient là de belles paroles, malheureusement prématurées. La querelle
avait attiré les regards de l’Europe entière. L’Ordre dominicain même et tout
ce qu’il représentait étaient sur la sellette et ne pouvaient se soumettre à
cette défaite. Hochstraten courut à Rome. Les Dominicains de la grande
Université de Cologne n'hésitèrent pas à dire que, si le pape maintenait sa
sentence, ils en appelleraient au prochain concile, refuseraient de se
soumettre à la décision pontificale, proclameraient que Léon X n’était plus
pape, et provoqueraient un schisme ou pis encore. On voit par quel fragile
lien la papauté retenait la fidélité de ses janissaires ! Léon X plia sous
l'orage qu’il avait lui-même déchaîné. En 1416, il lança un mandement annulant
la sentence ; mais l’esprit d’insubordination se fortifiait de jour en jour
en Allemagne, et Franz von Sickingen mit sa lance redoutable au service de la
première décision. Cependant la révolte luthérienne se faisait de plus en
plus menaçante : l’appui des Dominicains devenait chaque jour plus
indispensable, et, en 1420, Léon termina l’affaire en annulant la décision de
l’évêque de Spire, en imposant silence à Reuchlin et en faisant supporter à
celui-ci tous les dépens. De plus, Hochstraten fut rétabli dans ses
fonctions. La
réparation venait trop tard pour être de quelque profit à l’Inquisition, dont
les services étaient pourtant plus nécessaires que jamais. Si le Saint-Office
avait été capable d'agir efficacement en Allemagne, la carrière de Luther eut
été courte. Le 31 octobre 1517, quand Luther cloua sur la porte de l'église
de Wittemberg ses propositions concernant les indulgences et les défendit
publiquement, un inquisiteur comme Bernard Gui eût vite fait taire
l’audacieux, soit en le contraignant aune rétractation publique qui eût ruiné
son influence, soit en le livrant au bûcher, s’il l’avait trouvé rebelle. Des
centaines de penseurs téméraires avaient été traités delà sorte et s’il s’en
était trouvé quelques-uns d’assez forts pour résister aux méthodes du
Saint-Office, ils avaient péri. Heureusement, comme nous le savons,
l’Inquisition ne jeta jamais de fortes racines dans le sol germanique ; elle
était à ce moment complètement discréditée et sans force, Hochstraten avait
les mains liées ; le docteur Jean Eck, inquisiteur de Bavière et de
Franconie, était lui-même un humaniste, capable de discuter et de menacer,
mais non d’agir. Tetzel était inquisiteur pour le nord de l'Allemagne ; il
reconnaissait son impuissance et se contentait d'attaquer et d’injurier le
hardi novateur qu'il traitait fort inutilement d’archi- hérétique, de
schismatique audacieux et révolté. En France, l’Université avait pris la place de l’Inquisition quasi oubliée et réprimait toutes les erreurs de doctrine ; en même temps, la monarchie centralisée avait, du moins depuis le Concordat de François Ier, rendu l’Église nationale à peu près indépendante de la papauté. En Allemagne, il n’y avait pas d’Eglise nationale ; le clergé était soumis à Rome ; cette sujétion devenait chaque jour plus insupportable pour des raisons financières ; mais il n’y avait rien qui put prendre la place de l’Inquisition, et une certaine liberté de langage était devenue habituelle et tolérée dans la mesure où les revenus de Saint-Pierre n’en souffraient pas. Cette situation explique peut-être pourquoi l'importance de la révolte de Luther fut appréciée à Rome mieux que sur place. Quand Luther eut été formellement déclaré hérétique par l'Auditeur général de la Chambre apostolique, à l’instigation du Promoteur fiscal, le légat, cardinal Caietano, écrivit qu'il saurait terminer l’affaire lui-même, que c’était une question trop peu sérieuse pour qu’on la soumit au pape. Il n’exécuta pas l’ordre qu’il avait reçu d’arrêter Luther et de lui faire savoir que, s’il comparaissait pour se disculper devant le Saint-Siège, il serait traité avec une clémence imméritée. Quand le scandale eut grossi pendant toute une année, Léon X adressa une nouvelle lettre à Caietano, lui enjoignant de citer le docteur Martin et, après un interrogatoire attentif, de le condamner ou de l’absoudre selon ses mérites. Il était trop tard. Le mouvement de révolte s’était propagé ; la rébellion s’organisait. Avant que ces nouvelles instructions fussent parvenues à Caietano, Luther se présenta pour répondre à une citation antérieure ; mais, tout, en se déclarant en toutes choses fils soumis de l’Église, il fil preuve d’une menaçante indépendance et repartit indemne. Le légat se fiait à ses talents de controversiste plutôt qu’à sa force : du reste, s’il eut voulu recourir à re dernier moyen, il n’avait sous la main aucune arme qui lui permit d’enfreindre les ordres donnés par les magistrats d’Augsbourg pour la protection de Luther. La persécution était paralysée et la révolution inévitable poursuivait sa marche. |
[1]
D’après Daniel Specklin, annaliste strasbourgeois mort en 1589, l’évêque Henry
aurait, à Rome, rencontré saint Dominique et promis à Dominique et à Innocent
III d’introduire à Strasbourg l'Ordre dominicain. Il aurait lui-même emmené
plusieurs membres de l’Ordre, qui firent promptement des recrues ; il y eut
bientôt une centaine de moines qui se distinguèrent dans la persécution relatée
plus haut. (Kaltner, Konrad von Marburg, p. 41-45 : cf. Hoffmann. Geschichte
der Inquisition, II, 365-371). Or, à cette époque, ainsi que nous l’avons
vu dans un précédent chapitre, Dominique travaillait obscurément en Languedoc ;
ce fut en 1214 seulement que la libéralité de Pierre Cella lui donna l’idée de
réunir autour de lui, h Toulouse, une demi- douzaine d'hommes animés des mêmes
sentiments pieux. Ce fut en 1224 seulement que fut fondé le couvent dominicain
de Strasbourg (Kaltner, Ibid., p. 45).
[2]
Kaltner, op. cit. p. 69-7I. — J’inclinerais assez à croire que
l'excellent Daniel Specklin s’est fortement inspiré de ses propres convictions
pour établir cette liste d’erreurs. En effet, il cite dans le nombre la
communion laïque sous les deux espèces. Or, à ce moment, l’espèce du vin
n’était pas encore interdite aux laïques ; le fait de l’administrer n’aurait
donc pas été considéré comme constitutif d’hérésie.
[3]
Pour la relation qui existe entre les spéculations d'Erigène et celles
d’Amauri, voyez Poole, Illustrations of the History of Medieval Thought,
Londres, 1884, p. 77.
[4]
Conrad de Marbourg fut trop illustre pour que les Dominicains ne le
réclamassent pas comme une des gloires de leur Ordre. Leur légende relate qu’il
entra dans l’Ordre sur les instances de Dominique lui-même, désireux de l'avoir
pour collègue et que, bientôt après, Dominique l’envoya en Allemagne en qualité
d'inquisiteur (Monteiro, Historia da Sacra Inquisiçâo, P. I. Liv. I, c.
48. — Jac. de Voragine, Legend. Aur. fol. 10a, éd. 1480. — Paramo, p. 248-9). — Ripoll
accepte la chose tout naturellement, mais ne nous donne pas les preuves
promises (Bull. Domin., I, 20, 52). Voyez aussi Kaltner, p. 76-82. La
revendication des Dominicains s’appuie sur l'activité inquisitoriale de Conrad
et sur le titre de prædicator qu’il portait en vertu du mandat
pontifical ; ce sont d’assez faibles arguments, meilleurs pourtant que celui de
son plus récent champion, Hausrath, qui cite l’expression employée dans une
lettre par Grégoire IX, qualifiant Conrad de chien de garde du Seigneur, Dominicus
canis (Hoffmann, Geschichte d. Inq., II, 392). Des preuves
négatives, en nombre suffisant, établissent que Conrad n’a jamais été
Dominicain. Dans les nombreuses lettres que lui adressèrent Honorius III et
Grégoire IX, il n’est jamais appelé Frater, terme invariablement usité
pour les Mendiants ; la suscription est toujours : Magistro Conrado de
Marbure, prædicatori Verbi Dei, ou quelque chose d’équivalent, Conrad étant
probablement maître ès théologie. (Epist. Sæc., XIII, T. I, n° 51, 117,
118, 126, 361, 362, 484, 533, 537). De même, les chroniques du temps ne parlent
jamais de lui comme d’un Frater, mais le nomment toujours Magister
Conradus. En outre, Theodoric de Thuringe, Dominicain lui-même et à peu après
contemporain, parle de Conrad en termes des plus exaltés, dans sa vie de sainte
Elisabeth ; mais il ne le revendique pas pour sou Ordre, ce qu'il n’eut pas
manqué de faire s'il en avait eu le moyen (Gamsii, Thesaur., IV, 116).
[5]
Il semblerait, d’après ce document, que Henry, archevêque de Cologne, fût en
fonctions à ce moment. Pourtant, il avait été suspendu par Grégoire IX en
décembre 1231, tandis qu’une enquête était entamée au sujet de sa criminelle
existence, qualifiée par le pape de « honteuse à décrire et horrible à entendre ».
En avril 1233, Grégoire tenta d’obtenir que l’archevêque résignât ses fonctions
; mais le prélat répondit, en juin, par un appel au Saint-Siège. La conséquence
immédiate de cette démarche fut que le pape leva sur le clergé de Cologne une
imposition de trois cents marcs, pour couvrir les frais. En mars de l’année
suivante, il fallut de nouveau réunir des sommes pour faire face aux dépenses.
En avril 1235, l’archevêque était encore frappé d’excommunication et privé de
ses fonctions. Puis il reprit son poste, semble-t-il, et fut, en mars 1238,
condamné à payer treize cents marcs à un banquier romain, pour dettes
contractées, longtemps auparavant, par son prédécesseur. En mai,1239, on trouve
son successeur, Conrad de Hochstaden, à Rome, en qualité d’archevêque-élu :
Grégoire ordonna la levée d’une somme de huit mille marcs sur la province, pour
paver les dettes de l’archevêché. (Epist. Select. Sæculi XIII. T. I, n°
457, 472, 523, 529-30, 555, 579, 637, 723, 748). — On voit, par cet exemple,
quelles étaient les relations entre la Curie romaine et les grands évêchés
allemands, l’insatiable avidité de l’une et les vains efforts tentés par les
autres pour s’en affranchir.
[6]
Il ne semble pas qu’on doive ajouter foi à l’histoire que raconte Philippe
Mous- ket (Chronique Rimée, 28831-42. — Bouquet, XXII. 56) : Grégoire,
dit le chroniqueur, envoya en Allemagne un certain cardinal Othon, qui se mit à
dégrader divers ecclésiastiques impliqués dans l'affaire ; ce personnage
souleva une telle tempête, qu’il dut s’enfuir nuitamment à Tournai, et, de là,
retourner à Rome. Bien que l’histoire paraisse sans fondement, le seul fait
qu’un tel récit put se répandre en Allemagne montre l’antagonisme existant
alors entre ce pays et Rome.
[7]
La condamnation pontificale fut probablement motivée par un passage du
Sachsenspiegel (II, 3), où il est dit que le pape ne peut lancer de décrétales
portant préjudice aux lois et constitutions locales. Les légistes saxons ne
furent nullement déconcertés par l'anathème et se mirent en mesure de soutenir
et de prouver leur bon droit (Kichstich, Landrecht, II, 24).
[8]
Lambert le Bègue fut persécuté pour avoir nié l’efficacité des pèlerinages,
surtout quand l’argent nécessaire au voyage a été gagné par des moyens
criminels. (Paul Fredericq, Note complémentaire sur les Documents de Glasgow
concernant Lambert le Bègue, Bruxelles, 1893). — Dans l’usage populaire,
les termes de Lollard et de Béghard étaient sans cesse employés l’un pour
l’autre ; il y a, cependant, entre eux une différence. Les associations de
Lollards furent fondées à Anvers, vers l’an 1300, pendant une peste. C'étaient
des laïques qui se consacraient au soin des malades et des fous, et
particulièrement à l’ensevelissement des morts ; ils se procuraient de l’argent
en partie par le travail, en partie par la mendicité. Leur nom venait des
chants doux et lents qu'ils entonnaient dans les funérailles ; mais ils
s’appelaient eux-mêmes Alexiens, du nom de leur patron saint Alexis, et Cellites
parce qu’ils vivaient dans des cellules. On les appelait aussi Maternons,
et, en Allemagne, Nollbrüder, Le terme de Lollard en vint peu à peu à
désigner la sainteté apparente couvrant de secrètes turpitudes et fut appliqué
sans discernement à tous les mendiants étrangers aux Ordres réguliers. Les
associations de Cellites se propagèrent des Pays-Bas dans les provinces rhénanes
et par toute l’Allemagne. Toujours en butte à la persécution, ainsi que les
Béghards, ils étaient appréciés à leur valeur par les magistrats des villes,
qui s'efforçaient de lus protéger. En 1472, Charles le Téméraire obtint de
Sixte IV une bulle les admettant au nombre des Ordres religieux reconnus, ce
qui les affranchit de la juridiction épiscopale. En 1506, Jules II leur accorda
des privilèges spéciaux. Les associations de Frères Alexiens existent encore et
se dévouent au soin des malades : elles ont des hôpitaux prospères aux
Etats-Unis comme en Europe. (Mosheim, de Beghardis, p. 401, 469. —
Martini, Append. ad Mosheim. p. 385-88. — Hartzheim, IV, 625-6. — Addis
et Arnuld’s Çatholic Dictionary, New-York, 1881, p. 880).
[9]
Le cri de Brod durch Gott ! était d’un usage ancien. Ce fut la première
locution allemande qu’apprirent les Franciscains envoyés en Allemagne par saint
François en 1221. — Frat. Jordani, Chron., c. 27 (Analecta
Franciscana, I, 10).
[10]
Le Pogge rapporte que, de son temps, des prêtres de Venise corrompirent nombre
de femmes à l’aide de cette doctrine de l’impeccabilité et de la nudité,
considérée comme un témoignage de l'état de grâce. — Poggii, Dial. contra
Hypocrisim.
[11]
Hermann Haupt (Waldenserthum and Inquisition, Freiburg, 1890, p. 38 sq.)
estime que ces hérétiques étaient des Vaudois. La tendance des chroniqueurs et
des inquisiteurs à confondre tous les hérétiques, la facilité d’obtenir, par la
torture, toutes les confessions désirées, rendent impossible une classification
rigoureusement exacte. Mais il est fort probable que nombre de gens qualifiés
de Luciférains et de Frères du Libre Esprit étaient, en réalité, des Vaudois.
En effet, comme nous le verrons plus loin, l’hérésie vaudoise continua à
prospérer tant dans l’Allemagne du nord que dans l’Allemagne méridionale.
[12]
Altmeyer, Les Précurseurs de la Réforme aux Pays-Bas, I, 94. — Raynald.
ann. 1329, n° 71. — Pour les relations de Maitre Eckart avec les Frères du
Libre Esprit, voyez Preger, Vorarbeiten zu einer Geschichte der deutschen
Mystik (Zeitschrift für die hist. Theol., 1869, p. 68-78). Le fait
que la bulle de Jean XXII, In aqro Dominico (Ripoll, VII. 57 ; cf. Herman.
Corneri, Chron ap. Eccard. Corp. Hist., II, 1036-7), condamnant les
erreurs de Maître Eckart, a passé, pendant longtemps, pour une bulle générale
contre les Frères, montre suffisamment les rapports existant entre les deux
doctrines ; cependant le professeur Preger, après une étude approfondie des
écrits d’Eckart, arrive à cette conclusion (Geschichte der deutschen Mystik
im Mittelalter, II, I.) que la théosophie d’Eckart était chrétienne et non
panthéiste, en dépit d’assertions téméraires qui donnèrent lieu aux accusations
d’hérésie.
[13]
[Lacunes dans les pages (431-432) scannées (FDF).]
[14]
On comprend sans peine que les écrits de Tauler aient été diversement appréciés
par l’Eglise. On reconnut leurs tendances à l’Illuminisme et au Quiétisme ; en
1003, la Congrégation de l’Index mit à l’étude le projet d’une édition expurgée
de ses œuvres et de celles de Savonarole ; ce projet ne fut jamais mis à
exécution. — Keusch, Der Index der verbotenen Bûcher, i. 370, 4G9, 523,
589.
[15]
M. Jundt, après une série de recherches attentives et ingénieuses, croit avoir
le droit d’affirmer que le mystérieux Ami de Dieu de l’Oberland, dont la
personnalité souleva tant de discussions, était Jean de Rutberg ; qu’il
résidait à Coire et que l’ermitage où il finit ses jours était dans la paroisse
de Ganterschwyl, Canton de Saint-Gall (Jundt, Amis de Dieu, Paris, 1879,
p. 334-42). Cependant, le professeur Schmidt considère toujours le mystère
comme inexpliqué (Précis de l'Histoire de l’Eglise de l’Occident, Paris,
1885, p. 301). Le Père Denifle va jusqu’à entreprendre de prouver que l’Ami de
Dieu fut simplement une invention de Rulman Merswin ; mais Preger a fait, je
crois, amplement justice de cette assertion erronée (Die Zeit einiger
Predigten Taulers, München, 1887).
[16]
La liberté de langage attribuée aux Amis de Dieu, dans leur entrevue avec
Grégoire, n’a rien d’invraisemblable. L’inspiration apocalyptique était commune
à cette époque. Sainte Brigitte de Suède et sainte Catherine de Sienne
observaient peu de réticences dans leurs discours aux successeurs de saint
Pierre.
[17]
Certaines décisions du concile de Vienne étaient déjà en circulation ; mais
Clément, désirant les réviser, ordonna que les exemplaires en fussent détruits
ou restitués. Une fois refondus, ces décrets furent adoptés par un consistoire
réuni le 21 mars 1314 et des exemplaires en furent envoyés dans diverses
universités ; mais la mort de Clément, survenant le 20 avril, provoqua un
nouveau retard. Jean XXII soumit les canons à une nouvelle révision et les
publia finalement le 25 octobre 1317. — Franz Ehrle, Archiv für
Litteratur-u. Kirchengeschichte, 1885, p. 541-2. — Le caractère
contradictoire des dispositions relatives aux Béguines doit être évidemment
imputé à ces refontes réitérées. — La façon dont Jean de Zurich obtint le siège
épiscopal de Strasbourg, est des plus instructives en ce qui concerne les
procédés de la Curie romaine. A la mort de l'évêque Frédéric, le chapitre ne
put tomber d’accord et choisit quatre candidats ; l’un de ceux-ci, Jean
d’Ochsenstein, favori de l’empereur Albert, voulant obtenir la confirmation de
son élection, envoya à Clément V son chancelier, Jean de Zurich, évêque
d’Fichstedt, accompagné de l’abbé de Pairis. Les messagers revinrent porteurs
de deux brefs pontificaux, l’un nommant le chancelier au siège contesté,
l’autre accordant le siège d’Fichstedt à l’abbé. — Closener’s Chronick
(Chron. der deutschen Städte, VIII, 91).
[18]
Le professeur Fredericq identifie l’hérétique Blœmaert avec la poétesse
mystique sœur Hadewijck, fille de Willem Blœmaert, riche bourgeois de
Bruxelles. — Geheimzinnige Ketterin Blœmaerdinne, Amsterdam, 1833.
[19]
Quand un audacieux penseur, Marsiglio de Padoue, voulut, au bénéfice de son
maître, l’empereur Louis, introduire en Allemagne les principes du droit romain
qui avaient permis eux monarques français de vaincre la féodalité et de
s'affranchir du joug de l’Eglise, il traita le sujet de la persécution avec une
modération telle que certains historiens ont cru pouvoir le considérer comme
l'avocat de h> tolérance. C’est là une erreur. Sans doute, il conteste
l'autorité des Ecritures et du pouvoir apostolique pour la punition temporelle
des infractions à la loi divine ; il affirme que le Christ seul est juge en ces
matières et réserve ses châtiments pour l'autre monde ; mais ce n’est pour lui
qu’une prémisse de la conclusion attribuant à la loi humaine le droit de
persécuter l'hérésie et de donner au juge séculier l'ordre d’appliquer les
mesures de rigueur. Il est bien vrai, dit-il, que l'hérétique pèche contre la
loi divine ; mais on le punit pour avoir transgressé une loi humaine ; le
prêtre ne doit intervenir que comme expert chargé d’établir te degré de
culpabilité et n’a aucun droit sur les confiscations qui résultent de la
condamnation (Defensor Pacis, P. II. c. IX ; P. III. c. II. Conclus.
3, 30). Tout cela fait simplement partie d’un plan général, qui consiste à
exclure l’Eglise de tout contrôle sur les affaires séculières. Louis ne tut
jamais en état de donner à ces théories une application pratique. Elles n’ont
eu aucune influence sur le courant de l’opinion ou sur la suite des événements.
Elles ne sont intéressantes que comme une des étapes du développement de la
pensée politique.
[20]
Ces accusations lancées contre les Juifs n’étaient pas chose nouvelle. En 1321,
on brûla, en Languedoc, tous les lépreux qu’on accusait d’avoir été payés par
les Juifs pour empoisonner les fontaines. Assurément, on employa la torture
pour obtenir les concessions des accusés, on racontait que le roi de Grenade,
serré de près par les Chrétiens, avait donné à certains Juifs puissants de
fortes sommes, afin que ceux-ci s'employassent à désoler la Chrétienté. Les
Juifs, craignant d’être soupçonnés, se servirent des lépreux. Quatre grands
conciles de lépreux se tinrent dans diverses régions de l’Europe. Tous les
lazarets y étaient représentés, à l’exception de deux léproseries d’Angleterre.
C’est là que l’on décida l’attentat et qu’on distribua le poison aux conjurés.
A ce moment, le roi Philippe le Long était dans le Poitou ; quand la nouvelle
lui parvint, il retourna précipitamment à Paris, d’où il lança des ordres pour
l’arrestation de tous les lépreux du royaume. Un grand nombre de ces malheureux
furent brûlés, ainsi que des Juifs. Au château royal de Chinon, près de Tours,
on creusa un immense fossé que l’on remplit de bois enflammé. Sur ce bûcher
périrent, en un seul jour, cent-soixante Juifs. Certaines des victimes de l’un
ou l’autre sexe chantèrent gaiement, comme si elles célébraient des noces, et
dansèrent au milieu des flammes. Les mères jetaient leurs enfants dans le feu,
de crainte qu’ils ne fussent pris et baptisés par les chrétiens. On dit que le
trésor royal encaissa cent cinquante mille livres sur les biens des Juifs
brûlés et exilés. — Guillel. Nangiac. Contin. ann. 1321. — Grandes Chroniques,
V, 245-51. — Chron. Cornel. Zantfliet, ann. 1321.
[21]
Venturino fut acquitté du chef d'hérésie ; mais sou franc-parler déplaisait au
pape. Il reçut défense de prêcher et de recevoir des confessions et fut
condamné à vivre dans la retraite à Frisacca, dans 1rs montagnes de Ricondona
(Villani, l. c.). Il mourut en 1346, à Smyrne, ou il était aile comme
missionnaire. Il avait prêche avec un merveilleux succès par toute l’Europe,
jusqu’en Espagne, en Angleterre et en Grèce. Quand il parlait, son visage
s’illuminait d’une clarté céleste ; ses miracles furent nombreux (Raynald. ann.
1346, n° 70).
[22]
Mosheim, de Beghardis, p. 356-62. — Mosheim croit que la distinction
établie contre les maisons des Béghards et celles des Béguines tint
probablement à ce fait que les premières étaient plus vastes et situées dans
les grands centres, tandis que les autres, plus petites et plus nombreuses,
étaient disséminées dans les villes et les villages.
[23]
On a récemment découvert, à Saint-Florian en Autriche, une lettre écrite, en
1368, par les Vaudois de Lombardie à certains de leurs frères allemands. Divers
membres de la secte avaient fait défection, alléguant, pour justifier leur
désertion, que les Vaudois étaient ignorants, n’avaient pas d’autorité divine
et étaient mercenaires. Evidemment, l’église locale s’était adressée aux
Lombards comme aux chefs de la secte, pour obtenir une réplique à ces
accusations. La réponse, ainsi qu’une réfutation écrite par un des apostats,
jette un jour curieux sur les croyances habituelles des sectaires. On y voit
qu’ils faisaient remonter leur origine à l’Eglise primitive, soutenant que
leurs prédécesseurs s’étaient opposés à la Donation de Constantin et que, quand
saint Silvestre avait refusé de rejeter le périlleux présent, une voix céleste
avait fait entendre ces mots : « Aujourd’hui le poison s’est répandu dans
l’Eglise de Dieu. » Comme ils ne voulaient pas céder, cos ancêtres des Vaudois
avaient été chassés et persécutés, et depuis lors avaient conservé, dans
l’obscurité et dans l’affliction, la vraie tradition de l’Eglise. Les Vaudois
affirmaient que Pierre Waldo avait reçu l’ordination de la prêtrise et qu’il
possédait parfaitement l’autorité émanant de Dieu : mais ils ne disent rien de
la succession apostolique et l’apostat, Sigfried, leur reproche de se contenter
d’écouter les confessions, et d’envoyer leurs disciples dans les églises
catholiques pour y recevoir les autres sacrements. Il n’est pas dit un mot de
la transsubstantiation, qui, par conséquent, devait être acceptée par eux ; ils
citent fréquemment saint Augustin et saint Bernard, ce qui montre qu’ils
admettaient l’autorité des docteurs de l’Eglise- Us font allusion à deux
Franciscains qui avaient récemment adhéré à la secte, à un prêtre qui, pour ce
même fait, avait été brûlé, et à un certain évêque Bestardi, coupable du même
crime, et mandé à Rome, d'où il n’était jamais revenu. — Comba, Histoire des
Vaudois d'Italie, I, 243-55.
[24]
Jean Wasmod écrivit par la suite, contre les Béghards, un ouvrage qui a été
publié par Haupt (Zeitschrift für Kirchengeschichte, 1885, p. 567-76).
L’intérêt de cet ouvrage réside principalement en ce que les doctrines des
Vaudois y sont attribuées aux Béghards. Il n’y est par fait allusion au
panthéisme, à l'union de l’homme avec Dieu, au refus des sacrements, à la
négation de l’enfer et du purgatoire. L’auteur confondait-il les deux sectes,
ou bien les Vaudois se dissimulaient-ils sous le déguisement des Béghards, ou
bien encore certains des Béghards avaient-il constitué une église distincte de
l’Eglise romaine, sans adopter les principes distinctifs des Amauriens ? Wasmod
dit que ces gens sont très sévères pour l’admission des néophytes, dont ils
mettent la soumission à l’épreuve en leur faisant manger de la viande pourrie
et boire de l’eau sale et pleine de vers, etc., au risque de leur vie. Un de
leurs plus solides arguments est fourni par la corruption de l’Eglise, qui se
voit ainsi priver du « pouvoir des clefs ». Une remarque qui a trait
spécialement aux Béghards, c’est la constatation de la faveur et de l'appui que
trouvent ces hérétiques auprès des magistrats municipaux. Fort peu Batteuse
pour Rome est l’explication donnée par l’auteur de l’obtention des bulles
favorables aux Béghards, payées, dit-il, à prix d’or.
[25]
En 1399, une fureur analogue à celle des Flagellants se manifesta en Italie,
provoquée par une épidémie qui ravageait le pays. Les pèlerins étaient appelés
Bianchi, à cause des vêtements de toile blanche qu’ils portaient. Ce sont eux
qui les premiers firent connaître au peuple le Stabat Mater, leur hymne
favorite. A Cènes ils furent rejoints par les vieilles confréries ou guildes
des Verberati, fondées en 1306, dont la coutume était de se fouetter
publiquement. L’archevêque de Gênes et nombre d’évêques lombards prêtèrent leur
appui à ce mouvement. On proclama la paix universelle ; les ennemis se
pardonnèrent mutuellement ; même la lutte entre les Guelfes et les Gibelins
fut, pour un moment, oubliée. Quand on nous dit que vingt-cinq mille Modénais
firent le pèlerinage de Bologne, nous comprenons sans peine que des chefs
soupçonneux, tels que Galeazzo Visconti et les membres de la Seigneurie de
Venise, aient interdit à de telles armées l’entrée de leurs Etats. Boniface IX
éprouva probablement les mêmes alarmes, quand le mouvement gagna Rome, et que
la population entière, et même certains des cardinaux, se vêtirent de costumes
blancs et parcoururent processionnellement les localités voisines. Il fit
arrêter un des meneurs à Aquapendente. En employant largement la torture, on
arracha au prévenu l’aveu que toute l’affaire était une fraude. Le malheureux
fut brûlé, ce nui arrêta soudain le mouvement. — Georgii Stella, Anna'.
Genums. ann. 1399 (Muratori, S. R. I. XVII. 1170). — Matthæi de Griffonibus
Mentor. Historial. ann. 1399 (Ib. XVIII. 207). — Cronica di Bologna,
ann. 1399 (Ib. XVIII. 565). — Annal. Estens. ann. 1398 (Ib. XVIII.
950-8). — Conrad Urspurgens. Chron. Contin. ann. 1399. — Theod. a Niem de
Schismate, lib. II. c. 20.
[26]
En Italie, quand, en 1448, une épidémie et une famine amenèrent les hommes à la
conscience de leurs péchés, l’éloquence du Franciscain Fra Roberto excita la
foule au repentir. Les rues des villes se remplirent à nouveau de Flagellants,
se donnant la discipline et pleurant. (Illescas, Historia Pontifical,
II, 130).