HISTOIRE DE L'INQUISITION AU MOYEN-ÂGE

TOME SECOND — L'INQUISITION DANS LES DIVERS PAYS DE LA CHRÉTIENTÉ

 

CHAPITRE VI. — L'ALLEMAGNE.

  

 

En 1209, quand Othon IV alla se faire couronner à Rome, Henry de Veringen, évêque de Strasbourg, prit part à l’expédition. Nous avons vu le scandale causé, parmi les ecclésiastiques de la suite impériale, par la tolérance dont jouissaient presque ouvertement les hérétiques dans la cité pontificale. Il dut y avoir, entre les prélats allemands et italiens, un échange de récriminations. Peut-être les Italiens engagèrent-ils leurs collègues à surveiller eux-mêmes plus attentivement l’orthodoxie de leurs diocèses germaniques. En tout cas, l’évêque Henry ramena, dit-on, plusieurs théologiens prêts à punir tout manquement à la foi. Une courte enquête lui révéla, à sa grande horreur, que le pays était rempli de mécréants. On organisa alors des recherches qui aboutirent bientôt à l’arrestation de cinq cents individus appartenant à toutes les classes de la société. Henry était, pour son temps, assez humain : il essaya, de bonne foi, d’obtenir la conversion de ses prisonniers. A cette fin, il institua des discussions théologiques ; mais son clergé était bien inférieur aux sectaires pour la connaissance de l’Ecriture et cette tentative profita peu à l’orthodoxie. Il fallait évidemment recourir à de plus énergiques mesures : Henry annonça que tous ceux qui persisteraient dans l’erreur seraient brûlés. Cet avertissement mit à la raison nombre de rebelles. On livra avec empressement les livres et les écrits hérétiques, et les sectaires abjurèrent. Pourtant, une centaine d’entre eux, dont douze prêtres, vingt-trois femmes et beaucoup de nobles, s’entêtèrent à l’instigation d’un prêtre de Strasbourg, nommé Jean. Les fonctionnaires épiscopaux ignoraient le premier mot de la procédure applicable aux hérétiques, si bien qu’ils ne surent comment condamner les réfractaires. On jugea pourtant nécessaire d’instituer une forme de procès et l’on eut recours à la vieille ordalie du fer rougi au feu. Les hérétiques protestèrent contre cette épreuve qui constituait, disaient-ils, un véritable défi à Dieu ; mais toutes leurs objections furent inutiles. Ceux qui niaient leur hérésie furent soumis à l’ordalie, et, comme bien on pense, peu en sortirent indemnes. Un d’entre eux, nommé Reinhold, adressa à Innocent III un appel contre l’emploi de cette méthode ; le pape répondit promptement en interdisant désormais l’application de l’ordalie à ce genre d’affaires. Pourtant, affirment les contemporains, l’efficacité de ce moyen était démontrée par une abondance de miracles. Ainsi, un hérétique qui se repentit au dernier moment fut divinement guéri de sa brûlure et, par suite, acquitté. Il rentra chez lui tout joyeux ; mais sa femme lui reprocha cette lâcheté et il retomba dans l’erreur. Immédiatement, la brûlure reparut, en même temps qu’une plaie semblable frappait la main de la femme. Leurs souffrances étaient telles qu’ils ne pouvaient retenir leurs cris. Craignant de se trahir, ils s’enfuirent dans les bois, pour y hurler comme des bêtes sauvages. Ces hurlements les firent bientôt découvrir. Avant que se fussent refroidies les cendres des autres hérétiques, tous deux avaient partagé leur sort. Un des nombreux hérétiques reconnus à Cambrai, vers la même époque, se lira d'affaire plus heureusement. Marchant au bûcher, il prêta l'oreille aux exhortations d’un prêtre et commença à se repentir et à se confesser. Avec les progrès de sa résipiscence, sa main peu à peu se cicatrisait : quand il reçut l’absolution, il ne portail plus trace de brûlure. Le prêtre alors appela sur son pénitent l’attention des juges et le proclama innocent. Sur le témoignage de la main nette de toute blessure, l'homme fut acquitté. A Strasbourg, la même ordalie prouva l’hérésie de quatre-vingts impénitents. Tous furent brûlés le même jour dans un fossé situé hors des murs. Au XVIe siècle ce fossé était encore désigné par les citoyens sous le nom de Ketzergrube. Les biens des condamnés furent dûment confisqués et partagés entre les magistrats et tous les hommes qui avaient si heureusement contribué à venger la foi[1].

Il ne faut pas croire que Strasbourg fut le centre d’une hérésie isolée, ni que ce fût là un cas unique de persécution à cette époque. Pendant les années qui suivirent, des documents fragmentaires font allusion à la découverte et au châtiment de l’hérésie en d’autres localités, preuve que la population des provinces était profondément infectée et que les hérétiques étaient impitoyablement exterminés quand, malgré l'ignorance et l’indolence du clergé, on réussissait à les découvrir. Mais il se trouve que les seuls événements de Strasbourg ont été relatés en tous leurs détails ; aussi nous fournissent-ils de précieux renseignements sur les méthodes employées a ce moment par l’inquisition épiscopale et sur la nature des sectes dissidentes de l’époque.

Les Cathares avaient entièrement disparu d’Allemagne. D’ailleurs, leur établissement y avait toujours été peu solide. Le sol allemand était, semble-t-il, impropre à cette culture essentiellement méridionale. En revanche, les Vaudois étaient nombreux, ainsi que des sectaires connus sous l’appellation d’Ortlibenses ou Ordibarii.

Nous avons vu avec quelle rapidité les Vaudois se répandirent de Bourgogne en Franche-Comté et en Lorraine. En 1199, Innocent III essaya vainement d’amener les Vaudois de Metz à livrer leurs versions profanes de l’Écriture et envoya l’abbé de (liteaux et deux autres abbés pour refréner le zèle de ces hérétiques. Les abbés remplirent dignement leur mission, prêchèrent la bonne parole aux égarés et brûlèrent tous les exemplaires des livres défendus sur lesquels ils purent mettre la main. Pourtant, le silence du chroniqueur permet de croire qu’aucun hérétique ne monta alors sur le bûcher. Cette mansuétude provoqua chez les hérétiques un redoublement d’audace. Quelques années plus tard, l'évêque Bertrand, prêchant à la cathédrale, reconnut parmi ses auditeurs deux mécréants. Les désignant du doigt, il dit : « Je vois parmi vous des missionnaires envoyés par le Démon. Ce sont des criminels qui, en ma présence, ont été, à Montpellier, condamnés, pour hérésie et rejetés de l’Eglise. » Sans se déconcerter, les Vaudois et un de leurs amis répliquèrent à cette interpellation par des insultes ; puis, quittant l’église, ils attroupèrent la foule et prêchèrent leurs doctrines. L’évêque n’avait aucun pouvoir pour leur imposer silence ; quand il voulut employer la force, il se heurta à l’opposition des plus considérables citoyens de la ville, sous la protection desquels les Vaudois purent sans danger propager leurs erreurs. En ce lieu, comme en beaucoup d’autres villes, les querelles qui divisaient le peuple et l’évêque paralysaient l’action de l’Eglise. Aussi, pendant de longues années, les Vaudois continuèrent à infecter la ville et à y gagner des partisans.

On ne saurait donc s'étonner que presque tous les hérétiques brûlés à Strasbourg en 1212 appartinssent à celte secte. D’après leurs écrits et leurs confessions, on dressa une liste de trois cents erreurs, plus tard condensée en dix-sepl propositions, qu’on lut au peuple en présence des condamnés, tandis qu’on les menait au supplice. Le chef des hérétiques, le prêtre Jean, reconnut l’exactitude de toutes ces propositions, à l’exception d’une seule, concernant des aberrations sexuelles, qu’il démentit avec indignation. Les autres points de doctrine suffisent à montrer avec quelle rapidité leurs théories avaient été poussées jusqu’aux conclusions extrêmes, et aussi quel infranchissable fossé les séparait désormais de l’Église. Ils rejetaient toute ordination, ce qui les amenait à abolir le célibat sacerdotal ; la négation du purgatoire, définitivement posée en principe, ôtait toute valeur aux prières et aux messes pour les morts. Enfin, bien avant saint François et ses disciples, les Vaudois avaient découvert le dogme affirmant l’état de pauvreté absolue du Christ et de ses disciples[2].

Les Ortlibenses ou Ordibarii comptaient également des représentants parmi les victimes de Strasbourg. Celte secte mérite une étude assez détaillée, bien qu’elle ne fût pas alors très importante. En effet, malgré le petit nombre de ses adeptes, elle constitue la première manifestation d’une tendance particulière vers la liberté de pensée, que nous verrons apparaître sous diverses formes en Allemagne. De plus, par sa ténacité presque invincible, elle fut le plus sérieux ennemi contre lequel eut à lutter l’Inquisition.

Au début du siècle, un scolastique de Paris, Maître David de Dînant, auquel sa subtilité dans l’argumentation avait concilié la faveur d'Innocent III, s’était laissé aller à de dangereuses spéculations, dérivant de l’Aristotélisme tel que l’avaient transmis les commentateurs arabes, c’est-à-dire corrompu par des éléments néo-platoniciens et transformant le théisme grec en une sorte de panthéisme mystique. Ces spéculations furent continuées par son collègue en théologie, Amauri de Bêne, favori de l'héritier présomptif, le prince Louis. Les théories d’Amauri furent condamnées en 1201 par l’Université. Le philosophe en appela au Saint-Siège, mais il fut contraint d'abjurer en 1207 et mourut, dit-on. de douleur. Cependant il laissait des disciples, qui propagèrent secrètement ses doctrines. C’étaient, pour la plupart, des hommes instruits et intelligents, des théologiens de l’Université et des prêtres ; parmi eux se trouvait également un orfèvre, nommé Guillaume, considéré comme le prophète de la petite secte. Des spéculations aussi audacieuses ne pouvaient demeurer stationnaires. Les prémisses posées par David et Amauri furent poussées à des conclusions inattendues, grâce à l’effort de continuateurs désireux de condenser la doctrine en un système qu’on put répandre facilement dans le peuple. Amauri avait enseigné que Dieu était l’essence de toutes les créatures et que, comme la lumière n’était visible que dans l’air, ainsi Dieu était invisible hors de ses créatures. De là à affirmer qu’après la mort tous les êtres retourneraient à Dieu et se réuniraient en lui pour goûter le repos éternel, il n'y avait qu’un pas. C’était la négation des doctrines de la rétribution future, du purgatoire, de l’enfer, et, comme les Amauriens ne manquèrent pas de le faire remarquer, la ruine des innombrables observances grâce auxquelles l’Église, disposant du pouvoir des « clefs » et du trésor de salut, régentait les consciences et la fortune des hommes. Si ces doctrines détruisaient toute l’organisation ecclésiastique, elles étaient, moralement, tout aussi subversives, car elles enseignaient que l’amour et la charité affranchissaient du péché tout acte commis sous l’inspiration de ces sentiments et que tout homme plein du Saint-Esprit était impeccable, à quelque crime qu’il pût s’abandonner ; car l’Esprit, étant Dieu, ne peut pécher, et l’homme, qui n’est rien par lui-même, ne saurait non plus pécher, tant que l’Esprit de Dieu est en lui.

Ces assertions étaient propres à exercer une irrésistible attraction sur les esprits enclins à l’exaltation mystique. L’orthodoxe César de Heisterbach lui-même affirme que bien des choses, interdites aux pécheurs, sont permises aux saints : où réside l’Esprit de Dieu, réside la liberté ; aie la charité et agis à ta guise. Ce mot, une fois proféré, ne pouvait plus être étouffé. Les plus persistants et les plus impitoyables efforts de répression demeurèrent vains. Ces dangereux sommets de spiritualité surhumaine continuèrent à attirer les hommes, impatients des limites imposées à leur fragilité, jusqu’à l’époque de Molinos et des Illuminés, jusqu’aux rêveries de Madame Guyon et des Quiétistes.

Pourtant, l’hérésie Amaurienne fut rapidement terrassée en son lieu d’origine. Dans son zèle de prosélytisme, Guillaume l’orfèvre rencontra, en 1210, un certain Maître Raoul de Nemours, qui feignit d’être prêt à se laisser convaincre et alla dénoncer la chose à Pierre, évêque de Paris, et à Maître Robert de Curzon, surveillant pontifical de la prédication en France. Sur l’avis de ces personnages, il simula une conversion, accompagna les Amauriens dans un voyage de mission qui dura trois mois et poussa jusqu’à Langres. Nous sommes en partie renseignés sur les habitudes de la secte, par ce qu’on nous dit des moyens dont se servit l’espion pour entretenir l’erreur. Levant sa face vers le ciel, il prétendait être ravi en extase ; puis, reprenant ses sens, il racontait les visions qui l’avaient récompensé ; mais, sollicité de prêcher publiquement la nouvelle doctrine, il réussissait toujours à s’y dérober. Une fois pleinement renseigné, il communiqua aux autorités toutes les informations qu’il possédait. Des arrestations furent opérées. Un concile d’évêques se tint à Paris et n’eut pas de peine à condamner tous les prévenus. Ceux qui étaient dans les Ordres furent dégradés : tous furent livrés aux autorités séculières. Mais il n'y avait pas alors de loi qui fixât le châtiment de l’hérésie. Le sort des condamnés ne fut donc pas décidé sur le champ. On attendit le retour du roi, alors absent. Finalement, quatre des chefs furent punis d’emprisonnement à perpétuité ; on brûla dix adeptes, qui affrontèrent le bûcher avec un calme intrépide. On épargna charitablement les pauvres gens des deux sexes qui s’étaient laissé séduire. Quelques exécutions eurent lieu en d’autres villes, C’est ainsi qu’à Amiens un des hérésiarques, Maître Godin, fut jugé et brûlé. Les restes d’Amauri furent exhumés et livrés aux chiens ; après quoi on dispersa ses os dans les champs. La lecture des écrits de ces visionnaires fut interdite, l’étude des sciences naturelles suspendue pendant trois ans à l’Université. Les œuvres d’Aristote, qui avaient causé la naissance de cette hérésie, furent publiquement brûlées.

La doctrine de l’impeccabilité pouvait déchaîner les passions les plus violentes chez les gens qu’une exaltation spirituelle, n’affranchissait pas des faiblesses de la chair. Aussi y avait-il peut-être quelque vérité dans les accusations répandues sur le compte des Amauriens, d’après lesquelles les adeptes des deux sexes se seraient livrés à de scandaleux excès, sous prétexte de céder aux exigences de l’amour chrétien. Pourtant, la désignation populaire de Papelards, appliquée aux sectaires, montre qu’ils conservaient tout au moins des apparences de sainteté et de dévotion et qu’ils s’abstenaient prudemment de mettre en pratique leurs théories sur l’inutilité des sacrements et du culte extérieur.

L’hérésie était donc écrasée là même où elle avait pris naissance. On n’en entend plus parler désormais : il est dit seulement que certains docteurs l’enseignèrent dans le Dauphiné, où ils furent confondus avec les Vaudois. Puis, en 1223, Honorius III ordonna de détruire le Peri Physeos d’Érigène, où Amauri avait, croyait-on, trouvé la source de ses spéculations. Cependant la semence s’était répandue au loin et devait lever sur le sol étranger. L’Université de Paris attirait, de tous les pays d’Europe, d’ardents chercheurs de savoir ; parmi les étrangers, les Amauriens pouvaient facilement trouver des adeptes capables d’entreprendre des missions efficaces. En 1215, Robert de Curzon impliqua les œuvres d'un certain Maurice l'Espagnol dans la condamnation qu'il prononça contre les écrits de David et d’Amauri. Un autre disciple fut, dit-on, Ortlieb de Strasbourg, le maître de ces sectaires auxquels était resté son nom et qui eurent à Strasbourg la fin que, nous savons. D'ailleurs, on reconnaissait que l'hérésie n’était pas éteinte, puisqu’en 1215 le grand concile de Latran jugeait encore nécessaire de porter une condamnation formelle contre les doctrines d’Amauri, qu'il stigmatisa d’ailleurs plutôt comme insensées que comme hérétiques[3].

On sait peu de chose sur la foi professée à l’origine par les Frères du Libre Esprit, nom sous lequel se désignaient eux- mêmes les disciples d’Ortlieb. Le principal document qui nous éclaire sur leurs doctrines, au XIIIe siècle, a trait moins aux principes qu’aux conséquences, qui comportaient le refus d'admettre l'efficacité des observances sacerdotales. Mais on est justifié à leur attribuer des tendances panthéistes, parce qu’ils affirmaient l’éternité de l’univers incréé, promettaient à tous la vie éternelle en niant la résurrection de la chair et représentaient de façon mystique, par trois membres de la secte, la divine Trinité. On ne leur reprochait aucune immoralité ; au contraire, la plus sévère continence était prescrite par eux, même dans le mariage ; l’enfantement n'était permis que spirituellement ; les seuls fils qu’on dût avoir devaient être procréés par la conversion. L’homicide, le mensonge, le serment étaient strictement défendus. Il est fort probable qu'en Alsace la prédominance des Vaudois et les sympathies nées d’une commune proscription durent modifier considérablement les opinions des disciples d’Ortlieb. Les persécutions de 1212 ne les exterminèrent pas : ils furent, dit-on, poursuivis plus tard, en 1216, jusque dans le canton suisse de Thurgovie. Vers le milieu du siècle ils étaient très nombreux en Souabe, surtout dans le voisinage de Nordlingen et d'Œttingen. Albert le Grand les jugeait assez dignes d’attention pour mériter qu’il dressât une longue liste de leurs erreurs.

On ne tarda pas à tirer, des prémisses du panthéisme, une conséquence particulièrement odieuse aux orthodoxes. Si Dieu était l’essence de toutes les créatures, il était impossible d’en exclure Satan lui-même : si toutes devaient un jour être réunies en Dieu, Satan et les anges déchus ne pouvaient être condamnés à l’éternelle damnation. En admettant les théories de ces hérétiques, on était entraîné à des conclusions diverses, selon qu’on attribuait plus ou moins d’importance à telle ou telle série de propositions. Certains adeptes s’attachaient particulièrement à la théorie qui concernait Satan ; comme leurs assertions exaspéraient au plus haut point les orthodoxes, on les classait dans une secte spéciale, sous le nom de Luciférains. On parlait beaucoup de cette hérésie, mais nous en trouvons peu de représentants. On exagérait leurs doctrines où l’on prétendait trouver le culte de Satan, et on les comprenait dans la liste des hérétiques périodiquement anathématisés. Le zèle des persécuteurs leur attribuait certainement plus d’importance que n’en méritait le nombre restreint de leurs adhérents. Les récits les plus extravagants et les plus odieux circulaient sur le compte de leurs rites démoniaques. Sous l'influence de superstitions courantes, ces rites prirent la forme de la sorcellerie, dont ils aidaient à préciser les formules et les tendances. A l’époque que nous étudions, ils furent le prétexte de la plus sauvage et de la plus furieuse épidémie de persécution dont le monde eut encore été témoin.

La première manifestation de ce délire apparaît dans l’affaire de Henry Minneke, prévôt des religieuses cisterciennes de Neuwerke, à Goslar. Au début du XIIIe siècle, l'Allemagne ne possédait encore aucune organisation inquisitoriale ; les prélats ignoraient le premier mot de la procédure à suivre contre les ennemis de la foi. En 1222, Minneke fut accusé de certaines opinions hérétiques devant son évêque, le fanatique Conrad von Reisenberg, de Hildesheim. Une assemblée de prélats se tint à Goslar, reçut le témoignage des religieuses et jugea Minneke coupable. On lui ordonna simplement de cesser d’enseigner ses doctrines. Ayant fait infraction à cet ordre, il fut cité à comparaître devant l’évêque Conrad, qui l'interrogea pendant trois jours, le condamna à retourner dans son monastère des Prémontrés et ordonna l’élection d’un autre prévôt. Minneke ne se soucia pas davantage de cette nouvelle décision, jugeant apparemment que son immunité monacale l’affranchissait de la juridiction épiscopale. L’évêque eut pour seule ressource d’implorer l'intervention d’Honorius III. Le pape ordonna l’exécution de la sentence : les religieuses interjetèrent appel à la cour de Rome et à l’Empereur. Les deux appels furent également rejetés. Minneke était, disait-on, un membre gangrené, de l’Église, qu'il importait de couper ; les religieuses devaient se réjouir d’être délivrées de sa néfaste influence. Cependant Minneke tenait bon : l'évêque fut obligé de demander conseil au cardinal-légat Cinthio de Porto, avant de se risquer à jeter en prison l’indomptable hérétique. De sa prison, Minneke adressa lui-même un appel au pape, affirmant qu’on l’avait condamné sans l’entendre, implorant un jugement régulier, offrant de se soumettre à l’incarcération perpétuelle s’il refusait d’abjurer toute opinion erronée dont on pourrait le convaincre. En réponse (mai 1224), Honorius ordonna à l’évêque Conrad de faire comparaître son prisonnier devant le légat et des prélats assemblés, pour interrogatoire et jugement définitif. Vers le 1er octobre, Cinthio convoqua à Bardewick les évêques de l’Allemagne du Nord. Ce tribunal déclara Minneke convaincu d'avoir encouragé les religieuses à voir en lui un être supérieur à tout homme né d’une femme' ; sur divers points, il avait fait fléchir la sévérité de la discipline cistercienne ; dans ses sermons, il avait déclaré que le Saint-Esprit était le Père du Fils et fait de l’état de virginité un éloge de nature à représenter le mariage comme un péché ; dans une illumination, il avait vu Satan implorer le pardon de Dieu ; enfin il avait affirmé l’existence céleste d’une femme supérieure à la Vierge, et nommée Sagesse (Sophia). Il fallut encore un autre synode, à Hildesheim, le 22 octobre, pour terminer l’affaire. Minneke comparut, fut reconnu coupable et dégradé de la prêtrise. Mais l’évêque Conrad était si peu sûr de son autorité que la sentence fut publiée sous le sceau du légat. Le condamné, livré au bras séculier, fut brûlé en 1225. L’importance attribuée à l’assertion qui avait trait au pardon demandé par Satan, apparait dans ce fait que Minneke fut stigmatisé des appellations de Manichéen et de Luciférain.

Cette affaire présente à nos yeux un intérêt particulier par la participation au jugement définitif d’un homme qui remplit de sa renommée l’Allemagne entière et fut la plus parfaite incarnation du fanatisme effréné de l’époque, Conrad de Marbourg. Bien que prêtre séculier et indépendant des Ordres mendiants[4], Conrad vécut dans lin état d’absolue pauvreté et gagna son pain par la mendicité. Il aurait pu aspirer aux plus 326 hautes dignités ecclésiastiques, car l’Église le vénérait comme son plus grand apôtre : pendant des années, le landgrave Louis mit à sa disposition tous les bénéfices de la Thuringe ; pourtant, Conrad n’en accepta jamais aucun. Uniquement dévoué à la lèche de servir le Seigneur, il dirigeait tous les efforts de son âme ardente et inflexible vers un seul but : avancer sur la terre le royaume céleste, suivant la lumière divine qui était en lui.

Le caractère dur et de cerveau étroit, Conrad poussait l'ardeur de la bigoterie jusqu’à la démence. Comment il concevait les devoirs de l’homme envers son créateur et comment ses convictions l’amenèrent à abuser de son autorité illimitée, c’est ce que permet de juger pleinement sa carrière de directeur spirituel de sainte Élisabeth de Thuringe. Fille d’André dé Hongrie, Élisabeth, née en 1207, mariée à treize ans, en 1221, à Louis de Thuringe, un des plus puissants princes allemands, mère à quatorze ans, veuve à vingt, mourait dans sa vingt- quatrième année, de la suite des pratiques austères qu’elle s’était imposées. Ce fut un exemple très rare de douceur et d’abnégation féminines, comme de toutes les vertus chrétiennes et de toutes les aspirations spirituelles. A peine âgée de dix-huit uns, elle se soumit à la direction de Conrad, qui entreprit de discipliner celte âme angélique avec une férocité de démon. Un lait fera juger quelle obéissance implicite il exigeait d’elle : un jour, comme il l’avait mandée à l’un de ses sermons, elle ne put se rendre à celte invitation par suite de la visite inattendue de sa belle-sœur, la Margravine de Misnie. Conrad déclara, avec colère, qu'il abandonnerait désormais sa pénitente. Le lendemain, Élisabeth se rendit auprès de lui et implora son pardon. Comme il demeurait inflexible, elle se jeta à ses pieds. Les suivantes, qu'il enveloppait dans le même blâme, s’associèrent à la contrition de leur maîtresse. Conrad les fit dépouiller de tous leurs vêtements, ne leur laissant que leurs chemises, et les fit fouetter énergiquement. Naturellement, il inspirait à Élisabeth une terreur extrême ; cette malheureuse princesse disait souvent : « Si je redoute à ce point un homme mortel, jusqu'à quel point faut-il que je tremble devant Dieu ? » Après la mort de Louis, qu'elle avait tendrement aimé, son beau- frère, Henry, la dépouilla et la chassa, sans un sou, elle et ses enfants ; elle se soumit avec résignation et gagna son pain en mendiant. Quand l’usurpateur fut obligé de donner une compensation en espèces à Élisabeth pour la perte de son douaire, elle s’empressa de distribuer celte somme en aumônes. Sous l'influence du piétisme malsain que lui avait inculqué Conrad, elle abandonna ses enfants à la grâce de Dieu et se consacra à la tâche de secourir tous les déshérités et tous les lépreux qu’elle rencontrait. Elle montra la profondeur de son humilité le jour où la calomnie incrimina ses relations avec Conrad. Comme on l’avertissait de ce scandale et qu'on l'invitait à la prudence, elle exhiba la discipline ensanglantée qui servait à ses flagellai ions et dit : « Voici l’amour que me porte ce saint homme. Grâces soient rendues à Dieu qui a daigné agréer de moi ce dernier sacrifice ! J'ai renoncé à tout, dignités, richesse, beauté ; je.me suis faite mendiante ; je n'ai conservé pour unique ornement (pic ma pudeur de femme ; s'il plaît à Dieu de me prendre ce dernier bien, je verrai là encore une faveur spéciale. » Le brutal fanatisme de Conrad s’efforçait systématiquement de briser cette âme, déjà si contrite et si humble. En toute chose, de propos délibéré, il contrariait les désirs d'Elisabeth et exigeait d’elle tous les sacrifices imaginables. Pour le seul plaisir de mettre le comble à ses afflictions, il chassa, une à une, les fidèles suivantes qui l’idolâtraient ; il n’épargna même pas Goda, compagne chérie des années d'enfance passées en Hongrie. Comme elles disaient elles-mêmes : « Il fit cela par bonne intention, craignant que notre influence rappelât le souvenir de la splendeur passée, et souhaitant de priver Elisabeth de tout réconfort humain, de telle sorte qu'elle dut se confier entièrement à Dieu. » Toute désobéissance de la pénitente était punie de brutalités et de coups, qu’elle subissait avec joie, en souvenir des souffrances imposées au Christ. Un jour il la manda auprès de lui à Oldenbourg, pour décider s’il y avait lieu de la faire entrer dans un couvent extrêmement rigoureux, établi en cette ville. Les religieuses demandèrent à Conrad de permettre qu’Élisabeth vint leur rendre visite. Il consentit, pensant qu’elle déclinerait l'invitation en raison de l'excommunication suspendue sur la tête de quiconque pénétrait dans l’enceinte consacrée. Mais la pauvre femme, croyant avoir le droit d’entrer au couvent, s’y rendit, accompagnée de sa suivante Irmengarde, qui resta dehors après avoir reçu la clé et ouvert la porte. Pour les châtier, Conrad leur ordonna de se coucher à terre et chargea son fidèle compagnon, le moine Gerhard, de les frapper avec un gros bâton, de telle façon qu’elles portassent pendant des semaines les marques de cette bastonnade. Aussi, au siècle suivant, le mystérieux Ami de Dieu de l’Oberland, parlant de sainte Elisabeth, avait le droit de dire qu’elle s’était abandonnée, non pas à Dieu, mais â un homme bien inférieur à elle-même, tant par l'intelligence naturelle que par les dons de la grâce divine.

Dans tous ces actes de Conrad, il faut noter non seulement la brutalité des procédés d’un homme qui considérait la torture, morale et physique, comme le plus efficace adjuvant du salut, mais encore l'arrogance de cet être qui, sans la moindre hésitation, assuma le rôle d’un dieu vengeur punissant l’humanité de sa faiblesse et de son péché. Quand un individu de cette espèce, enflammé du plus ardent fanatisme, se voyait armé d'un pouvoir sans contrôle et se croyait engagé dans une querelle personnelle avec Satan, son enthousiasme affolé ne pouvait conduire qu’à des catastrophes. Il serait injuste de faire peser sur lui la responsabilité des maux qu’il causa. Les coupables furent ceux qui, de sang-froid, choisirent un tel instrument, chauffèrent à blanc son zèle insensé et déchaînèrent ensuite sa rage aveugle et folle contre des populations sans défense.

Conrad jouissait depuis longtemps d’une réputation particulière ; ses qualités étaient bien connues des hommes qui se servirent de lui. Son éloquence brûlante était faite pour émouvoir les passions populaires. Aussi, dès 1214, s'était-il vu conférer l'honneur d’aller en Allemagne prêcher la croisade qui fut un des motifs de la convocation du grand concile de Latran. A partir de ce jour, son activité ne se démentit jamais. On dit qu’il participa aux persécutions dirigées à l'occasion contre l'hérésie. Bien qu’aucun détail n'en soit parvenu jusqu’à nous, il y a lieu de croire à la vérité de cette assertion. Sa mission de prédicateur le mettait en relations directes avec Rome, et les succès qu’il remporta, amenant des milliers d'hommes à prendre la croix, lui valurent une haute réputation auprès de la curie, réputation accrue sans doute par le désintéressement de ce serviteur qui ne réclamait aucun salaire, l’eu à peu, on en vint à l’employer comme représentant de la papauté dans des affaires importantes, et son infatigable énergie le rendit de plus en plus précieux. En 1220, on lui confia la tâche d’amener, par la menace des censures de l’Église, l’empereur Frédéric à l’exécution tant différée de son vœu de croisade en Terre Sainte. De plus, Conrad fut chargé de diriger la campagne de prédication en faveur de celte croisade, et reçut à cet effet le pouvoir de choisir par toute l’Allemagne des collaborateurs. Dans les lettres ayant trait à celte affaire, il est désigné sous le nom de Scholasticus, ce qui montre qu’à cette époque il occupait, à Mayence, le poste de chef des écoles ecclésiastiques. En 1227 un témoignage venu de plus haut encore atteste la confiance qu’on avait en lui. Au mois de mars, Grégoire IX était monté sur le trône pontifical, avec la ferme résolution d’écraser la puissance naissante de l’hérésie et, si possible, d’ôter à l’adversaire l’excuse qu’offrait la corruption du clergé. Nous avons vu comment, le 20 juin 1227, il tenta à Florence la création d'une sorte d’inquisition, confiée à un Dominicain. En Allemagne, Conrad était, semble-t-il, le seul homme sur lequel on pût compter. Le 12 juin, huit jours avant la nomination de Giovanni di Salerno, Grégoire écrivit à Conrad pour le féliciter de la diligence qu’il apportait à la poursuite des hérétiques, diligence dont tous les détails sont malheureusement perdus. Pour que les efforts de Conrad fussent encore plus efficaces, le pape l'engageait et l’autorisait à choisir tous les collaborateurs qui lui sembleraient dignes de lui, et à entreprendre, avec l’aide de ces auxiliaires, la recherche de tous les individus atteints par la contagion de l’hérésie : ainsi l’on pourrait, avec toute l’autorité nécessaire, arracher l’ivraie qui souillait les champs du Seigneur, bien que l’Inquisition fût encore à peine un projet, c’était là, par anticipation, un mandat d’inquisiteur général pour l’Allemagne. Ce n’est pas faire tort à Grégoire que de Penser qu’un des motifs de cette nomination était le désir de substituer l’autorité papale à la juridiction épiscopale, jusqu'alors chargée de persécutions locales et intermittentes.

Huit jours plus tard, le 20 juin, Conrad reçut un nouveau mandat qui augmentait considérablement son pouvoir et son influence. L’Église allemande était aussi corrompue et dépravée que ses voisines, et, jusqu'à ce moment, tous les efforts tentés pour la purifier avaient échoué. En 1223, le cardinal-légat Cinthio avait convoqué, à Mayence, un grand concile national, où furent solennellement adoptés une série de canons réformateurs, consciencieusement élaborés. La tentative n’aboutit pas mieux que les efforts tentés précédemment et ceux qui suivirent. Il fallait quelque chose de plus. Par sa vertu sévère et implacable, Conrad paraissait désigné comme le seul instrument capable d’appliquer le feu salutaire au chancre qui rongeait l’Église allemande. Grégoire avait résidé jadis, comme légat, au-delà des Alpes, et connaissait l'état de cette église. Il montre le clergé allemand adonné à la débauche, à la gourmandise, à tous les vices, comme un bétail pourrissant dans son fumier ; les prêtres commettent sans cesse des crimes dont les laïques auraient honte, corrompent le peuple par le mauvais exemple et font blasphémer le nom du Seigneur. Pour remédier à ces maux déplorables, le pape donnait à Conrad une mission de réforme, avec pleins pouvoirs pour imposer l’exécution des règlements édictés par le cardinal-légat. La réforme des monastères était spécialement recommandée à son zèle.

Armé de ces pouvoirs presque illimités, Conrad était désormais le premier ecclésiastique de la Germanie. On comprend que son admirateur Théodoric de Thuringe ait dit qu’il brillait comme un astre sur toute l’étendue de l’Allemagne, Pourtant, à ce moment, son instinct de déséquilibré lui faisait consacrer toute son énergie au soin de torturer sainte Elisabeth. On ne voit pas qu’il ait exercé alors ses fonctions inquisitoriales. La seule mesure de réforme dont le souvenir nous soit parvenu est la réorganisation du couvent des religieuses de Nordhausen : il se contenta d’en expulser les religieuses qui menaient une existence impie. Jamais, cependant, la persécution n’eut davantage besoin de ses services. L’empereur Frédéric fut excommunié, le 29 septembre de la même année, pour avoir momentanément abandonné son projet de croisade. Cette excommunication mit aux prises l’Église et l'État, et inspira aux hérétiques de nouvelles espérances. En tous lieux les missionnaires redoublaient d’activité et le pays passait pour être rempli de mécréants. Ceux-ci possédaient, dans chaque diocèse, un évêque auquel ils donnaient le nom du titulaire régulier : ils prétendaient avoir aussi un pape qu'ils appelaient Grégoire, de sorte qu’ils pouvaient, en cas de poursuites, affirmer sous serment leur attachement à la foi de L’évêque et du pape Grégoire. En 1229 on découvrit de nouveau des Vaudois à Strasbourg. Pendant plusieurs années, la persécution se poursuivit dans cette ville : nombre d’hérétiques endurcis furent brûlés : d’autres, plus dociles, furent soumis à diverses pénitences

Ces initiatives locales étaient manifestement insuffisantes. On n'avait pas encore réussi à édifier un système de persécution généralisée. En 1231 Grégoire s’occupa activement d’organiser un système plus efficace et n’oublia pas l’Allemagne. Le 20 juin d’envoya aux prélats germaniques les statuts romains d’Annibaldo et les édits promulgués la même année par le pape. A cet envoi étaient jointes des lettres blâmant la tiédeur et la mansuétude des prélats et leur enjoignant de tenir vigoureusement la main à l’application des nouveaux édits. Déjà, pourtant, la persécution s’était assez développée pour qu'il fût nécessaire de régler les questions nouvelles soulevées par les confiscations. Le 2 juin de la même année, la Diète de Worms avait décidé que les biens allodiaux et les biens meubles reviendraient aux héritiers, les fiefs au seigneur ; s’il s’agissait de serfs, leurs biens meubles appartiendraient au maître ; l’Église et les persécuteurs étaient donc exclus du partage. Sous la vigoureuse impulsion de Grégoire, les évêques se réveillèrent quelque peu de leur indolence. L’archevêque de Trêves fit une perquisition dans toute la ville et découvrit trois écoles d’hérétiques en pleine activité. II convoqua un synode pour juger les individus qu’il put arrêter, et eut la satisfaction de livrer au bûcher trois hommes et une femme nommée Leuchardis. Celle-ci avait acquis une réputation d’extrême piété ; mais, après interrogatoire, on reconnut qu’elle appartenait à la secte redoutée des Luciférains, qui déploraient la chute de Satan injustement banni du ciel.

Pourtant, les résultats ne répondaient pas aux désirs de Grégoire. En octobre de cette même année 1231, il chercha a exciter Conrad à l’accomplissement de son devoir, en le louant dans les termes les plus exaltés de son activité et de son succès dans l’œuvre d’extermination des hérétiques, et en l’exhortant, avec la même exagération, à redoubler d’énergie. Le besoin d’une action vigoureuse se faisait de plus en plus sentir. Les archevêques de Trêves et de Mayence rapportaient qu’un apôtre de l’hérésie avait semé l’ivraie par tout le pays et que non seulement les grands centres, mais les villes et les hameaux étaient infectés. De plus, un grand nombre d’hérésiarques travaillaient, chacun dans son district, à supplanter l’Eglise. Conrad reçut donc des pouvoirs discrétionnaires : il n’était même pas tenu d’écouter les discussions ; il n’avait qu’à prononcer la sentence qui serait définitive et sans appel. La justice, apparemment, n’était pas faite pour les gens soupçonnés d’hérésie. Conrad était autorisé à requérir l’aide du bras séculier, à excommunier les protecteurs de l’hérésie et à mettre en interdit des provinces entières. Les récents décrets du Saint- Siège devaient seuls le guider dans son action. Les hérétiques qui abjureraient bénéficieraient de l’absolution ; mais on prendrait soin de les mettre à l’abri de toute nouvelle occasion de faillir, — délicate façon de dire qu’il fallait les condamner à la prison perpétuelle. Quand Conrad reçut ces pouvoirs effrayants, il était si gravement malade qu’on désespérait de le sauver ; il n’était pas encore entièrement rétabli quand sainte Elisabeth mourut, le 29 novembre 1231. Si dur que fût son naturel, Conrad fut vivement affecté de celte perte ; pendant longtemps, il consacra toute son énergie à de vains efforts pour obtenir la canonisation de sa pénitente. Cependant il employait ses intervalles de loisir à exercer son pouvoir contre ceux des hérétiques que leur malheur mettait à sa portée. A Marbourg même, plusieurs suspects furent arrêtés, au nombre desquels se trouvaient des chevaliers, des prêtres et des personnes de haut rang ; certains se rétractèrent, les autres furent brûlés. En 1232, une excursion à Erfurt fournit à Conrad l’occasion de brûler encore quatre victimes.

Grégoire ne pouvait qu’être désappointé de résultats si inférieurs à ceux qu'il était en droit d’espérer. Une ressource lui restait : c’était de voir s'il ne se trouverait pas, parmi les Dominicains, des hommes de bonne volonté, capables de se dévouer intrépidement et exclusivement à l’œuvre sainte. En conséquence, depuis les derniers mois de 1231 jusqu’à la fin de 1232, diverses congrégations dominicaines reçurent des mandats donnant à leurs membres qualité pour entreprendre la tâche. Le traité de Ceperano avait, en 1230, rétabli la paix entre l’empire et la papauté : on obtint de Frédéric qu’il donnât la sanction de l’autorité impériale à ce nouvel essai. En mars 1232, l'Empereur promulgua, de Ravenne, un statut adressé à tous les prélats et seigneurs de l’empire, ordonnant à tous de collaborer activement à l’extirpation de l’hérésie et prenant spécialement sous la protection impériale les Mendiants due le pape déléguerait â cet effet. Frédéric enjoignit, de plus, aux autorités séculières d’arrêter quiconque leur serait désigné Parles inquisiteurs, de détenir en lieu sûr, jusqu'à condamnation, les individus ainsi arrêtés, de faire périr d’une mort terrible ceux qui seraient reconnus hérétiques ou « fauteurs », et J’emprisonner à perpétuité quiconque se rétracterait ou abjurerait. La peine de mort devait frapper les relaps ; jusqu’à la seconde génération, leurs descendants étaient déclarés incapables de détenir aucun fief ou aucun emploi public.

Il y avait désormais des lois, et des fonctionnaires pour les appliquer. Si Conrad se montrait négligent, on trouverait d’autres serviteurs enthousiastes et prêts à l’action. Les événements justifièrent ces prévisions. Soudain entra en scène un Dominicain nommé Conrad Tors, qui passait pour un hérétique converti et qui, sans mandat spécial, commença à débarrasser le pays des fausses doctrines. Il menait à sa suite un laïque nommé Jean, borgne et manchot, homme pétri de vices, qui sc vantait de reconnaître à première vue un hérétique. Le témoignage de cet acolyte suffisait apparemment à Conrad, qui partit en expédition, allant d’une ville à l’autre, condamnant à tort et à travers. L’excitation de la populace obligeait les magistrats à brûler les malheureux que le moine leur livrait, bientôt, pourtant, un revirement d’opinion se produisit. Alors le Dominicain s’assura adroitement l'appui des nobles en dirigeant ses attaques contre les riches et en éveillant l’espoir d’abondantes confiscations que se partageraient les amis de la foi. Aux reproches qu’on lui adressa, il répondit, assure-t-on : « Je brûlerais cent innocents, s’il se trouvait parmi eux un seul coupable. » Stimulés par cet exemple éclatant, nombre de Dominicains et de Franciscains se joignirent à lui et devinrent ses ardents auxiliaires.

Est-il vrai, comme on le rapporte, que Conrad Tors, pour fortifier son autorité, ait été trouver Conrad de Marbourg et lui ait persuadé de s’associer à sa besogne ? Ou bien Conrad de Marbourg, sentant de loin l'odeur de la bataille, s’éveilla-t-il de sa torpeur pour se jeter avec rage dans la mêlée ? C’est là un point qu’on ne saurait élucider de façon sûre. Une chose, du moins, est certaine : c’est que Conrad de Marbourg apparut, qu’il ne se contenta pas de prêter aux persécuteurs l'appui de son grand nom, mais qu’il s’appliqua, avec toute son énergie et sa dureté implacable, à étendre le champ et à aggraver la fureur des persécutions.

L’hérésie qu’on reprochait aux infortunées victimes de ces massacres n’était pas la doctrine des Vaudois, mais celle des Luciférains. Maitre Conrad fit au pape Grégoire une description complète de leurs hideuses pratiques. Ce récit mérite notre attention, car il nous donne une idée de cette croyance à la sorcellerie qui, pendant des siècles, déchaîna sur toute l’Europe des maux si cruels. Il était, d’ailleurs, inévitable que l’adresse dos inquisiteurs ou la crédulité populaire ajoutassent cet appoint aux doctrines des hérétiques ; en effet, dès la première apparition du Catharisme à Orléans, en 1022, on contait sur les rites infernaux des hérétiques des histoires analogues, reproduites par Gautier Mapes dans la seconde moitié du XIIe siècle. Il est certain que Conrad obtint, à des milliers d’exemplaires, le récit de ces fictions sauvages, dans les confessions des malheureux qui comparaissaient devant son tribunal. Les procès-verbaux d'affaires de sorcellerie, dans les années qui suivirent, sont trop nombreux et trop authentiques pour qu’on puisse douter de l’empressement des accusés à s’attribuer les pratiques les plus abjectes et les plus invraisemblables, afin de complaire au juge qui les interrogeait et leur inspirait ces réponses. Conrad, il est vrai, ne disposait pas de la torture, mais la procédure inquisitoriale lui permettait d’arracher des confessions aussi sûrement qu’à ses successeurs mieux armés.

0’après ces révélations, quand un novice était admis dans la secte et assistait pour la première fois à rassemblée, il voyait paraître un crapaud, qu’il baisait sur le croupion ou sur la bouche ; dans ce dernier cas, la bête déposait quelque chose dans la bouche de l’initié. Parfois l'animal prenait l’aspect d'une oie ou d’un canard ; parfois aussi il se faisait « aussi gros qu'un four ». Ensuite apparaissait un homme d’une extraordinaire pâleur, dont les yeux étaient les plus noirs du monde et qui n’avait que les os et la peau. Le novice donnait également un baiser à cet homme, dont la peau était toute glacée : avec ce baiser, tout souvenir de la foi catholique abandonnait l'âme du néophyte. Là-dessus, tous les assistants prenaient part à un festin ; après quoi, d'une statue toujours présente à ces cérémonies descendait une chatte noire aussi grande qu’un chien, portant la queue basse. Elle descendait à reculons, présentant son derrière au novice d’abord, qui le baisait, puis au président de l’assemblée, qui faisait de même, et finalement à quiconque était « digne » et « parfait » ; ceux qui étaient « imparfaits » et se jugeaient « indignes » recevaient du président l’absolution et la paix. Puis chacun reprenait sa place, on entonnait des chants, et le président demandait à son voisin immédiat : « Qu’enseigne ceci ? » La réponse était : « La plus profonde paix » ; un autre ajoutait : « Et que nous devons obéir ». On éteignait ensuite les lumières et une promiscuité confuse s’établissait entre les adeptes. Après quoi, on rallumait les chandelles ; chacun reprenait sa place et d’un coin sombre surgissait un homme étincelant comme un soleil, depuis la tête jusqu’à la ceinture, et aussi noir que la chatte depuis les hanches jusqu’aux pieds. Cet Être illuminait de son rayonnement le salle entière. Le président, prenant un morceau du vêtement du novice, le tendait à l’homme étincelant, et disait : « Maître, je te donne ce qui m’a été donné » ; l’autre répondait : « Tu m’as bien servi ; tu me serviras davantage et mieux. Je laisse à tes soins ce que tu m’as donné ». Sur ces mots, il disparaissait. Tous les ans, a Pâques, les sectaires recevaient l’hostie, l’emportaient dans leur bouche, et, arrivés chez eux, la crachaient dans une fosse d'aisances afin de montrer leur mépris pour le Rédempteur. Ils affirmaient que Dieu avait injustement et traîtreusement précipité Satan en enfer ; c’est ce dernier qui est le Créateur, et qui finira par supplanter Dieu. Ce jour-là, ils comptent, grâce à lui, jouir de l’éternelle béatitude. Ce qui plait à Dieu doit être évité, ce que Dieu hait doit être chéri.

Apparemment, personne ne révoquait en doute la vérité de ce transparent tissu de mensonges. Ces révélations agitèrent presque jusqu’à la démence l’homme crédule qui occupait le siège pontifical. Il répondit à Conrad qu’il se croyait ivre d'absinthe et, en effet, ses lettres ont l’incohérence des discours que 336 tiendrait un aliéné. « Si contre de tels hommes la terre pouvait se soulever, si les étoiles pouvaient révéler l’iniquité de ces criminels, de telle sorte que non seulement les hommes, mais les éléments s’unissent pour les détruire, les balayent de la face de l’univers sans épargner le sexe ni l’âge et les rendent un éternel opprobre pour les peuples, ce ne serait pas un châtiment suffisant et digne de leurs crimes ! » S’il est impossible de les convertir, il faut user des plus énergiques remèdes. Aux blessures que ne guérissent pas de bénins pansements, il faut appliquer le fer et le feu. Conrad reçut aussitôt Tordre de prêcher une croisade contre les Luciférains ; l’évêque de la province, l’empereur et le roi Henry, fils de l’empereur, furent requis de mettre en œuvre tous les ressorts de leur autorité pour exterminer ces misérables.

Les moyens employés par Maître Conrad pour arracher ces aveux aux victimes, étaient des plus simples. La procédure inquisitoriale n’était pas encore formulée et les pouvoirs illimités dont Conrad était revêtu permettaient à son impatience naturelle d'arriver au but par le plus court chemin. D’après un rapport officiel adressé à Grégoire, quand la bulle de savon eût crevé, par le pénitencier pontifical lui-même, le dominicain Bernard et l’archevêque de Mayence, l’accusé avait simplement le droit de choisir entre deux partis : ou bien confesser les crimes qui lui étaient imputés et accepter une pénitence, ou bien refuser l’aveu et marcher au bûcher. C’était, en somme, le principe de la procédure inquisitoriale, réduite â sa plus simple expression. Conrad n’avait pas à sa disposition de prison où il put enfermer ses pénitents ; l’infliction du port des croix était, semble-t-il, un châtiment ignoré de lui ; aussi considérait-il comme la pénitence la plus humiliante pour ses convers de leur faire raser la tête, non sans leur avoir, naturellement, arraché les noms de tous les adeptes qu’ils avaient vus participer aux infamies des réunions nocturnes.

Au début, Conrad était tombé entre les mains d’une femme intrigante, une vagabonde d’une vingtaine d’années qui s’était querellée avec sa famille et qui, arrivée par hasard à Bingen et observant le tour que prenaient les choses, y découvrit un moyen de se venger. Elle prétendit qu’elle appartenait à la secte, que son mari avait été brûlé et qu’elle même ambitionnait la même mort ; elle ajouta que si le Maître voulait se fier à elle, elle lui révélerait les noms des coupables. Conrad mordit avidement à l’appât et envoya un de ses auxiliaires, avec la femme, à Clavelt d’où elle venait et où elle fit brûler ses proches. Puis ce fut un certain Amfrid, qui finit par reconnaître avoir fait condamner par Conrad un grand nombre d’innocents. Les individus de ce genre ne manquèrent pas. On disait même que certains rusés hérétiques se faisaient accuser et acceptaient une pénitence, afin d’incriminer des catholiques et de rendre odieuse toute la besogne des inquisiteurs. Comme nul n’avait le moindre moyen de défense, certains hommes énergiques se laissaient brûler pour mériter le salut, plutôt que d’avouer des mensonges et d’accuser faussement autrui. Les faibles, qui cherchaient à sauver leur vie, répondaient souvent, quand on les pressait de nommer leurs complices : « Je ne sais qui accuser ; dites-moi les noms de ceux que vous soupçonnez » ; ou bien, si on les interrogeait sur tel ou tel individu, ils répondaient évasivement. « Ils étaient ce que j’étais ; ils assistaient aux assemblées auxquelles j’assistais », réponse qui, apparemment, était suffisante. « Ainsi », poursuit le rapport officiel adressé au pape, « le frère accusait son frère, la femme son mari, le maître son serviteur. D’autres donnaient de l’argent aux pénitents tondus afin d’apprendre de ceux-ci le moyen de s’évader ou de sauver leur vie ; il résultait de là une confusion dont, depuis des siècles, on n’avait pas vu d’exemple. Moi-même, l'archevêque, j’ai, d'abord personnellement, puis conjointement avec les archevêques de Trêves et de Cologne, engagé Maître Conrad à procéder, dans une affaire aussi grave, avec plus de modération et de circonspection : il a refusé de suivre notre avis[5] ».

Ce dernier détail permet de juger l’attitude des prélats allemands. S’ils ne tentèrent pas, par une intervention effective, de protéger leurs ouailles, du moins s’abstinrent-ils de prendre part à la persécution furieuse du moment. Conrad avait trouvé, dans les rangs des Dominicains et des Franciscains, un suffisant contingent d’auxiliaires ; mais la hiérarchie séculière s'était tenue à l’écart. En vain Grégoire avait, en octobre 1232, écrit aux prélats et aux princes pour leur exposer que les hérétiques, jadis dissimulés dans l’ombre, se montraient désormais au grand jour, comme des chevaux de bataille harnachés pour le combat, et prêchaient publiquement leurs erreurs, pour la perdition des simples et des ignorants. La vraie foi devenait l’are en Allemagne, ajoutait-il ; c’est pourquoi il ordonnait à ces personnages d’entreprendre sur toute l’étendue de leurs domaines une vigoureuse inquisition, d’arrêter tous les hérétiques et suspects, et de les juger conformément aux décrets pontificaux de 1231. A cet appel, les prélats restèrent sourds. Les évêques étaient profondément troublés de voir la papauté empiéter sur leur indépendance par le nouvel appareil judiciaire auquel elle avait recours. Les Ordres Mendiants étaient déjà un facteur suffisamment dangereux : voici que surgissaient, en outre, ces inquisiteurs armés de mandats pontificaux, supplantant, sur tous les points des diocèses, la vieille juridiction épiscopale. On ne saurait s’étonner que l’épiscopat, alarmé, se tint à l’écart de la lutte. Les prélats allemands étaient de grands princes séculiers, cumulant le pouvoir civil et l’autorité spirituelle. Les trois archevêques-électeurs de Mayence, Trêves et Cologne étaient, comme seigneurs temporels, les égaux des plus puissants princes de l’Empire ; d’autre part, l’étendue de beaucoup de diocèses rendait les évêques presque aussi redoutables. Ce haut clergé souffrait sans cesse de l’avidité de la Curie romaine et, pour résister aux empiètements de Rome, il était obligé de soutenir des luttes perpétuelles. Frédéric II avait, sans doute, par ses constitutions de 1232, ajouté à l’autorité séculière des prélats en faisant de ceux-ci les maîtres absolus des cités épiscopales et en abolissant les droits et les franchises de ces villes ; mais, en même temps, l’empereur avait donné, comme on sait, sa sanction impériale à l’Inquisition du pape, lui accordant ainsi la juridiction suprême en tous lieux. On comprend que les prélats, pleins de ressentiment et de crainte, 339 refusassent leur concours, dans la mesure où cette abstention ne menaçait pas leur sécurité. Cette jalousie trop bien fondée devait les amener à saisir la première occasion qui s’offrirait pour écraser les intrus si rapidement devenus puissants.

Heureusement pour la population de l’Allemagne, Conrad, par sa témérité sans mesure, ne tarda pas à procurer aux prélats l’occasion souhaitée. Après s’être tout d'abord attaqué aux humbles et aux déshérités, il était rapidement arrivé à menacer des gens haut placés. Il considérait le dernier des paysans comme l’égal du plus grand seigneur ; il était prêt à assaillir indifféremment l’un ou l’autre ; mais ses témoins n’avaient pas osé, au début, accuser les hommes nobles ou puissants. Quand la persécution devint plus terrible, certains des persécutés comprirent probablement que le meilleur moyen de provoquer une crise était d’incriminer les plus grands personnages du pays. On fit courir des rumeurs malveillantes sur l’orthodoxie des comtes d’Aneberg, Lotz et Sayn. Conrad s'empressa de travailler, par ses interrogatoires, à obtenir des témoignages contre ces seigneurs, qu’il somma ensuite de comparaître devant son tribunal. Le comte Sayn était une proie particulièrement importante. C’était un des plus puissants nobles du diocèse ; ses immenses domaines étaient gardés par des châteaux-forts renommés pour leur solidité. Lui-même avait la réputation d’un homme dur et cruel et les accusateurs s’attendaient, de sa part, à une résistance ouverte.

L’archevêque de Mayence, Sigfried, désireux de montrer sa soumission aux ordres pontificaux, avait convoqué, pour le 13 mars 1233, un concile provincial. Le concile, une fois réuni, déplora la prédominance de l’hérésie, qui avait envahi les moindres villages du pays ; on pria les prélats de s’employer avec zèle à faire disparaître ce fléau ; on leur ordonna de mettre en vigueur, dans leurs diocèses respectifs, les récents décrets du pape et de l’empereur et d’en donner lecture et explication dans les synodes locaux, afin que les hérétiques effrayés se convertissent ; on blâma le procédé qui consistait à saisir les biens des suspects avant d’avoir établi leur culpabilité ; on enjoignit aux évêques de fournir des prisons pour les faux-monnayeurs et les clercs insoumis, sans faire allusion à. l’emprisonnement des hérétiques, bien que, quelques semaines auparavant, Grégoire eût spécialement prescrit aux prélats d'infliger l’incarcération perpétuelle à tous les relaps ; on s’efforça de maintenir la juridiction épiscopale en décrétant que les inquisiteurs, avant d’exercer leurs fonctions dans un diocèse, devaient être autorisés par des lettres émanant de l’évêque ; enfin, pour parer à la résistance éventuelle du comte Sayn et des autres nobles inculpés, on prescrivit que, si quelque puissant personnage, confiant dans la force de ses châteaux et l’appui de ses sujets, refusait de comparaître après trois citations, J’évêque du lieu prêchât contre lui une croisade payée d’indulgences et n’hésitât point â l’attaquer.

Ainsi, bien qu’ostensiblement conforme aux volontés du pape et de l’empereur, l’action des évêques avait pour objet pratique de limiter le pouvoir des inquisiteurs. Quant â la menace de croisade, la signification en est précisée par les mesures prises à l’égard du comte Sayn. Le rusé seigneur comprit qu’il pouvait compter sur la protection des évêques s’il leur promettait en échange un appui efficace. Il eut assez de crédit auprès du roi Henry pour l’amener à s’unir â Sigfried de Mayence et à convoquer, pour le 25 juillet, un concile chargé d’examiner l’affaire. Le roi et sa suite princière assistèrent à l’assemblée en même temps que les prélats, si bien qu’on eût dit une diète impériale plutôt qu’un concile ecclésiastique. Le comte affirma son innocence et offrit de la faire prouver par des « cojureurs ». Conrad, qui était présent à l’assemblée, vit soudain changer la face des choses. Ce concile était, en réalité, une protestation nationale contre la suprématie de l’Inquisition papale : l’inquisiteur, au lieu d’être un juge armé d’un pouvoir absolu, était réduit au simple rôle de plaignant. Il introduisit ses témoins ; mais devant cet auguste tribunal, beaucoup d’entre eux faiblirent et battirent en retraite ; d’autres eurent assez d’audace pour déclarer que seule la nécessité de sauver leur vie les avait contraints à accuser le comte ; quant à ceux qui maintinrent leurs affirmations, on n’eut pas de peine à se convaincre qu’ils étaient les ennemis personnels des accusés. Toute l’assemblée paraissait animée du commun désir de mettre un terme aux procédés arbitraires de Conrad ; la poursuite instituée par lui échoua complètement. Seul, le roi Henry, nourrissant peut-être déjà des projets de rébellion contre son père et désireux de ne s'aliéner ni les nobles, ni la papauté, demandait que l’affaire fût ajournée jusqu’à plus ample informé. Le comte insistait énergiquement pour que le jugement fut rendu sur-le-champ, mais l’archevêque de Trêves s’interposa : « Monseigneur, dit-il au comte, le roi désire que l'affaire soit remise », puis se tournant vers l’auditoire : «.le vous annonce, déclara-t-il, que le comte Sayn sort de celle enceinte sans avoir été reconnu coupable, et en bon catholique ». Maître Conrad murmura d’un ton maussade : « S’il avait été reconnu coupable, ç’aurait été bien différent » ; puis il se retira. Finalement, le comte consentit à ce que l’affaire fût renvoyée à Rome : des ecclésiastiques distingués furent chargés de mener la procédure devant le Saint-Siège, qui déciderait en dernier ressort.

Affolé par cette défaite, Conrad se mit immédiatement à prêcher, dans les rues de Mayence, une croisade contre certains nobles qui, cités par lui, n'avaient pas comparu. Mais l’archevêque et le roi se mirent d’accord pour s’opposer à cette campagne et il fut obligé d’y renoncer. Alors, avec la résolution instinctive qui lui était habituelle, il se détermina brusquement à quitter un monde ingrat et A vivre désormais dans la retraite à Marbourg. Le roi et l’archevêque lui offrirent une escorte armée, mais il ne voulut accepter qu’un sauf-conduit, et partit au-devant du coup fatal qui devait mettre un terme à ses forfaits. Ceux contre qui H avait prêché la croisade l’attendaient près de Marbourg et le tuèrent le 31 juillet, sans égard pour ses supplications. Son fidèle serviteur, le moine Gerhard, repoussa les offres de salut qui lui furent faites, se jeta sur le corps de son maître bien-aimé et périt avec lui. Ce meurtre eut, croit-on, pour théâtre Kappeln sur le Lahnsberg, où une chapelle commémorative fut élevée. Le corps du misérable, transporté à Marbourg, fut enseveli aux côtés de sainte Élisabeth. Quand la sainte fut transférée dans la somptueuse Elizabethskirche, les restes de Conrad y furent également déposés.

La réputation laissée par Conrad à l’époque même de sa mort est attestée par une vision qui, au dire d'un contemporain, le représenta comme damné à tout jamais. Cependant des ecclésiastiques modernes ont jugé plus favorablement son rôle. L’aimable Alban Butler va jusqu’à dire que c’était un prêtre vertueux et éclairé, dont les prédications rendirent de grands services ; que sa ferveur, son désintéressement, son amour de la pauvreté et son austérité firent de lui un modèle pour les contemporains. Néanmoins, chose bizarre, l’Eglise ne l’a pas encore revendiqué au nombre des saints martyrs et a négligé de le placer auprès de génies malfaisants de même nature, saint Pierre-Martyr et saint Pedro Arbues.

Quand Conrad eut quitté le concile de Mayence, les poursuites dont il avait été l’instigateur furent immédiatement arrêtées. « Ainsi », dit un ecclésiastique de ce temps, « ainsi cessa l’orage, la plus terrible persécution qui eût frappé les fidèles depuis les temps de Constance l’Hérétique et de Julien l’Apostat. Le monde se reprit à respirer. Le comte Sayn fut le mur qui soutint la maison du Seigneur : sans lui, cette rage folle eût continué à s'exercer, s’attaquant à la fois aux coupables et aux innocents, aux évêques et aux princes, aux hommes pieux et aux catholiques, comme aux païens et aux hérétiques ». Les assassins de Conrad comprirent évidemment qu’ils n’avaient rien à redouter de l’opinion publique, car ils se présentèrent spontanément, déclarant accepter d’avance le jugement de l’Eglise au sujet de l’accusation d’hérésie lancée contre eux par Conrad et la décision des tribunaux séculiers au sujet de l’homicide. Ils consentirent à comparaître devant la diète impériale qui devait se tenir, à Francfort, en février 1234.

Grégoire, qui, en juin 1233, avait ordonné de prêcher une croisade contre les hérétiques et encouragé princes et prélats à une persécution plus féroce encore, fut pénétré de regrets quand Conrad, Scholastiçus de Spire, envoyé par le concile de Mayence, lui remit, de la part du roi et des évêques, des lettres exposant les procédés arbitraires de son inquisiteur. Il ordonna qu’on rédigeât des missives prescrivant, contre les hérétiques, une forme plus correcte de procédure. Mais l’envoyé n’avait pas encore reçu congé quand arriva l’instigateur des désordres, Conrad Tors, apportant le douloureux récit du martyre du Maître. A cette nouvelle, le pape ne put contenir sa rage. H réclama les lettres qu’on venait d’écrire, les déchira et menaça le malheureux député de la perte de ses bénéfices. Pourtant, les représentations du Sacré Collège calmèrent la colère de Grégoire, qui consentit à faire récrire les lettres et à laisser partir le messager sain et sauf. Néanmoins, pour se consoler, il épancha tout au long son ressentiment dans des missives adressées aux prélats allemands. La mort de Conrad était un coup de tonnerre qui avait ébranlé les murs du sanctuaire chrétien. Nulle parole n'était assez forte pour peindre les mérites, les services du martyr, nul châtiment trop sévère pour ses meurtriers. Les évêques, vertement réprimandés pour leur indifférence, recevaient l’ordre de prendre des mesures immédiates et énergiques. Le provincial dominicain Conrad devait, de concert avec les évêques, mener vigoureusement l’Inquisition et prêcher la croisade contre les hérétiques.

Malgré ce débordement de douleur et de rage, les prélats allemands restèrent scandaleusement calmes. Pourtant le fanatique Conrad, évêque d’Hildesheim, prêcha la croisade, conformément aux instructions du pape ; à son instigation, le landgrave Conrad de Thuringe débarrassa pieusement son territoire de tous les hérétiques, ruina complètement leurs communautés et rasa Willnsdorf, qui passait pour leur principale retraite. Pendant ce temps, son frère, Henri Raspe, et Hartmann, comte de Kiburg (Zurich), prenaient la croix sous les mêmes auspices et voyaient, en conséquence, la protection pontificale s’étendre sur leurs domaines. Mais ce renouveau d’activité fut mal accueilli en Allemagne et l’appel à la vengeance y resta sans écho. La diète de Francfort se réunit au jour fixé, le 2 février 1234. La première affaire qu’on discuta fut une accusation portée par le roi Henry lui-même contre l’évêque d’Hildesheim, pour avoir prêché la croisade. On voulut voir dans cette prédication une offense au roi, et bien que le coupable reçût son pardon à la demande unanime des conseillers, la résistance aux désirs de la papauté n'en demeura pas moins significative. Puis la mémoire du martyr Conrad fut attaquée ; cette question, étant purement spirituelle, fut discutée séparément par les ecclésiastiques. Les archevêques et évêques présents, au nombre de vingt-cinq, condamnèrent presque à l’unanimité la mémoire de l’inquisiteur ; seuls, l’évêque d’Hildesheim et un Dominicain nommé Otto la défendirent courageusement. Un des prélats s’écria qu’il fallait exhumer Maître Conrad et le brûler comme un hérétique. Mais aucune décision ne fut prise, à ce qu’il semble, un incident ayant interrompu la procédure. On introduisit dans la salle des délibérations une procession de pénitents dont Conrad avait fait raser la tête l’année précédente : ceux-ci se présentèrent, précédés d’une croix, et se plaignirent, avec de lamentables cris, de la cruauté de leur persécuteur. Alors un tumulte s’éleva ; les défenseurs de Conrad purent à grand’peine sauver leur vie. Le lundi suivant eut lieu, dans le Champ de jugement, hors des murs, la justification solennelle du comte Sayn. Au serment par lequel celui-ci nia les erreurs qui lui avaient été reprochées, assistaient huit évêques, douze abbés cisterciens et trois abbés dominicains, douze moines franciscains et trois moines dominicains, ainsi que nombre d’autres ecclésiastiques et de nobles ; la présence de ces personnages montre avec quelle netteté la hiérarchie allemande tenait à décliner toute solidarité avec les actes de Conrad. Le comte Solms, contraint à la confession par Conrad, accomplit la même formalité et déclara, les larmes aux yeux, que seule la crainte de la mort l’avait poussé à s’avouer coupable. La diète institua alors une législation pour l’avenir ; mais la courte déclaration qu’elle fit au sujet de l’hérésie ne dut guère calmer la rage de Grégoire. Il était simplement ordonné que les détenteurs de fonctions judiciaires fissent tous leurs efforts pour purger le pays de l’hérésie ; en même temps, on leur recommandait de préférer Injustice à d’injustes persécutions.

Deux mois plus tard, le 2 avril 1234, un concile se tint A Mayence pour élaborer des solutions définitives. Le comte Sayn et d’autres accusés furent soumis à un semblant d’interrogatoire, puis déclarés innocents, réhabilités et remis en possession de leurs biens. Les malheureux témoins de Conrad, qui avaient été contraints au parjure, furent condamnés à subir une pénitence de sept ans. On envoya malicieusement au pape ceux qui avaient accusé des innocents, afin que le souverain pontife leur assignat lui-même une pénitence ; on s’offrit aussi le plaisir de demander à Grégoire quelles mesures il y avait lieu de prendre au sujet des morts injustement brûlés par Conrad. Quant aux meurtriers du bourreau, on se contenta de les excommunier.

C’était là comme un défi lancé au Saint-Siège. Grégoire différa prudemment d'y répondre. Impliqué dans des querelles avec les Romains, il ne pouvait songer à entreprendre une lutte inégale contre l’Église allemande, forte à ce moment de sa cohésion. Il envoya son pénitencier Bernard pour procéder sur place à une enquête. Celui-ci, de concert avec l'archevêque Sigfried, transmit au*pape un rapport auquel nous devons, en grande partie, la connaissance de toute cette affaire. Au reçu de ce rapport, Grégoire déclara qu'il regrettait d'avoir confié à Maître Conrad ces pouvoirs exorbitants, sources de maux déplorables ; cependant, il ajourna sa décision. Vers la fin de l'année 1234, il fit appel au concours des évêques allemands dans sa querelle avec les Romains, querelle qui se termina enfin par une paix, en avril 1235. Ayant désormais les mains libres, il attendit pourtant jusqu’au mois de juillet avant de se risquera exprimer son indignation. Alors il réprimanda avec la plus grande vivacité le concile de Mayence, coupable d’avoir osé, en l'absence de tout défenseur de la foi, absoudre ceux que Conrad avait poursuivis, et d'avoir envoyé les meurtriers recevoir l’absolution des mains du pape sans avoir d’abord tiré vengeance d’un crime odieux. Sa sentence contre les assassins portait qu’ils se joindraient à la croisade qui allait, en mars, mettre à la voile pour la Palestine et donneraient de sûres garanties de leur obéissance ; en attendant, ils devaient visiter toutes les grandes églises de la région où le crime avait été commis, aller nu-pieds, sans autre vêtement que des chausses, la hart au col et le bourdon à la main ; au moment où l’affluence du peuple serait la plus grande, ils devaient se faire fouetter par tous les prêtres, et, pendant la flagellation, chanter les psaumes des pénitents et confesser publiquement leur faute. Après quoi, ils pourraient espérer l’absolution[6].

On éprouve une certaine satisfaction à savoir que le premier auteur de ces troubles reçut un châtiment digne de ses crimes. Conrad Tors, en revenant de Rome, tenta de reprendre ses travaux interrompus ; mais l’humeur de la population avait changé et les victimes n’étaient plus aussi dociles. A Strasbourg, Conrad cita le « Junker » Heing de Müllenhein, qui donna une solution expéditive à la poursuite en tuant son accusateur. L’auxiliaire de Conrad, le borgne Jean, finit plus honteusement : comme il se trouvait à Fribourg, il fut reconnu et pendu.

Ainsi se termina ce terrible drame, laissant, dans l’âme des populations allemandes, une impression d’horreur qui s’effaça difficilement. Sur le nombre des victimes de Conrad, on est réduit à des conjectures. Certains chroniqueurs se contentent de dire que ces victimes furent innombrables ; l’un d’eux prétend qu’un millier d’infortunés furent brûlés. Ce chiffre est probablement exagéré, car l’activité affolée de Conrad ne dura pas plus d’un an : pourtant, le nombre des victimes dut être considérable pour avoir produit une si profonde émotion sur une génération aussi peu impressionnable.

La haine universelle qu’avait excitée le fanatisme de Conrad eut un résultat incontestablement heureux. Les évêques en profitèrent pour maintenir la juridiction qu’ils avaient assumée et restreindre les prérogatives de l’Inquisition. Cette tâche fut sans doute facilitée par les querelles ouvertes entre Frédéric II et la papauté. Même après la mort de Frédéric, durant le Grand Interrègne et sous les règnes d’empereurs plus ou moins soumis à l’autorité du Saint-Siège, un siècle devait s’écouler avant que les papes, si zélés à organiser et à fortifier ailleurs l’Inquisition, fissent, une sérieuse tentative en vue de l’établir en Allemagne. On ne constate aucun essai, aucune nomination, aucune mission d’inquisiteurs germaniques. Rome avait compris, semble-t-il, que cette institution ne pouvait convenir au sol allemand : quand la papauté changea d’avis, l’Inquisition commençait à décliner dans les pays mêmes où elle avait poussé avec le plus de vigueur.

A l’excitation causée par les exploits de Conrad de Marbourg succéda naturellement une réaction. En 1233, le meurtre de l'évêque Berthold de Coire fut attribué aux hérétiques, ce qui montre que la persécution s’était répandue au loin, accompagnée d’une dangereuse tendance aux représailles. Pendant l’année 1234, les Dominicains et les Franciscains furent, dit-on, également actifs et allumèrent de nombreux bûchers. Mais l’attitude prise par les prélats allemands avait donné un exemple qui ne fut pas perdu ; en 1235, les magistrats de Strasbourg enjoignirent aux moines de gagner les âmes par la prédication et de ne pas brûler les gens sans avoir au moins écouté leur défense. Nous avons vu, par les plaintes du comte de Salins en 1248, et par les inutiles efforts d’innocent IV en vue de l’établissement de l’Inquisition à Besançon, que les frontières occidentales de l’Allemagne étaient peuplées de Vaudois exempts de tout sujet d’alarme. Vers la même époque se produisit, dans le voisinage de Halle, un mouvement d’opinion qu’on peut considérer comme inspiré des doctrines vaudoises. La papauté avait réussi à susciter un rival à Frédéric dans la personne de Guillaume de Hollande, en faveur duquel une croisade se préparait contre Conrad, fils de Frédéric. Les impérialistes étaient naturellement portés à voir d'un mil favorable les théories vaudoises, qui niaient le « pouvoir des clefs » et l’obéissance due aux interdits ; ils ne pouvaient davantage élever d’objections contre la doctrine refusant aux prêtres en état de péché le droit d’administrer les sacrements. Tels étaient les dogmes attribués aux hérétiques de Halle. Ces hommes se présentèrent audacieusement en 1248, furent écoutés avec ardeur par les nobles et encouragés par le roi Conrad. Mais ils disparurent bientôt au milieu des vicissitudes innombrables de cette époque agitée.

L’existence de l’hérésie et de l'Inquisition est plus clairement attestée par les écrits de David d’Augsbourg et par ceux de l'auteur généralement appelé l’Anonyme de Passau. La date de ce dernier écrit est mal établie, mais ne doit guère s’éloigner de 1260. L’Anonyme avait pour champ d'action le vaste diocèse de Passau, s’étendant de l'Isar à la Leitha et de la Bohême à la Styrie, et comprenant l’est de la Bavière et l'Autriche septentrionale. Son mandat semble impliquer l'existence d'une Inquisition organisée et munie d’un code complet de procédure : pourtant il nous fait, de la prédominance de l’hérésie vaudoise, un tableau de nature à laisser croire que cette Inquisition était peu efficace. Il conte qu'il a souvent eu à mener des enquêtes au sujet d’écoles ou communautés vaudoises ; il y avait dans son diocèse quarante-et-une de ces écoles, dont dix dans la seule ville de Gamme, où les hérétiques tuèrent le prêtre paroissial sans qu'aucun d’eux fut puni pour ce crime. Il y avait également quarante-et-une églises vaudoises, ayant pour chef un évêque résidant à Empenbach : à Newenhoffen existait une école pour les lépreux. Ce sont là les indices d'une hérésie florissante et peu entravée par la persécution. Démarquons que les localités mentionnées comme sièges des églises sont, en général, d’insignifiants villages ; apparemment, l’hérésie évitait les grandes villes et choisissait ses adeptes parmi les humbles, les paysans et les ouvriers. Nous avons déjà fait allusion à leur merveilleuse connaissance de l’Écriture et à leur dévouement dans l’œuvre de propagande. Notre auteur s’étend longuement sur les doctrines des Ordibarii ou Ortlibenses, preuve que ces hérétiques l'occupaient beaucoup. D’ailleurs, une de leurs croyances était que le Jour du Jugement arriverait quand l'empereur et le pape seraient convertis à leur secte : une telle confiance en l’avenir atteste que la doctrine était en pleine croissance et se propageait rapidement. Peu après, il est question de Vaudois capturés dans le diocèse de Ratisbonne. Par toute l’Allemagne méridionale, on retrouve les traces de leur activité soutenue, en dépit de la persécution.

Il était impossible d’enrayer le développement de l’hérésie sans recourir à une organisation spéciale et commune à tout l’Empire. Or, une telle organisation ne pouvait émaner que de la papauté, et l’esprit d'indépendance des princes-prélats allemands s’autorisait de la profonde impression laissée par les crimes de Conrad de Marbourg pour écarter le plus possible la juridiction pontificale contre l’hérésie. D'autre part, l’Inquisition épiscopale était nécessairement intermittente et inefficace. Si quelque prélat zélé nommait des inquisiteurs dominicains ou franciscains, ces magistrats ne pouvaient agir que pendant quelques années dans les limites du diocèse, et le seul résultat de leur activité était, en général, de forcer les plus dangereux hérétiques à chercher un refuge sur les terres de quelque voisin [dus tolérant. Il ne faut pas croire pourtant que les évêques négligeassent entièrement leurs devoirs : comme on le verra plus loin, la persécution suivait son cours d’une façon à peu près continue, tantôt dans une ville, tantôt dans une autre ; mais cette persécution locale et momentanée manquait de l’énergie soutenue, seule capable de détruire l’instinct qui portait tant d’âmes à chercher le salut dans l’hérésie. C’est en vain qu’en 1261 un concile réuni à Mayence anathématisa violemment tous les hérétiques d’après la formule habituelle des bulles pontificales, et ordonna à tous les évêques de la province de travailler avec zèle â l’extirpation de l’hérésie dans leurs diocèses respectifs, en appliquant aux personnes et aux biens des hérétiques les décrets pontificaux et les statuts élaborés par un précédent concile provincial.

Cette inutile tentative atteste seulement, à nos yeux, l’absence de l'Inquisition pontificale et la reconnaissance de la jurisprudence épiscopale en matière d’hérésie. Mais nombre de prélats méconnaissaient leurs obligations, et, faute d’une entente indispensable, les efforts de quelques zélateurs étaient paralysés.

En outre, après Frédéric II, le droit public fut singulièrement lent, en Allemagne, à reconnaître la juridiction suprême de la papauté en matière d'hérésie. Sans doute Rodolphe de Habsbourg, dont le règne s’étend de 1273 à 1292, gardait dans sa chancellerie une formule pour la reconnaissance et la ratification des mandats présentés par les inquisiteurs ; il est donc probable que l’occasion dut parfois se présenter. L'Empereur atteste devant Dieu que s’il accepte la couronne c’est surtout pour être à même de défendre la foi ; il fait allusion à l'exercice de la juridiction inquisitoriale contre les descendants d’hérétiques aussi bien que contre les hérétiques eux-mêmes ; mais il insère prudemment une clause restrictive, exigeant la preuve légale de la culpabilité et la régularité de la condamnation.

L’absence de l'Inquisition pontificale est attestée de façon plus significative encore par les coutumiers de l’Allemagne du moyen-Age. Il n’y est lait aucune mention de l’existence d’une institution telle que le Saint-Office. Le Sachsenspiegel, recueil des lois municipales établies dans les provinces du nord, prévoit, il est vrai, la peine du bûcher pour les individus convaincus d’incrédulité, d’empoisonnement, de sorcellerie, mais la forme du procès n’est pas spécifiée. D’autre part, une loi interdit de détruire les habitations, exception faite de celles où a été commis un viol et de celles où a été emportée la victime d’un semblable attentat ; c’est donc que la démolition des maisons et asiles d’hérétiques était chose inconnue dans les pays où ce code était appliqué, Le Sachsenspiegel est, dans son ensemble, singulièrement peu soucieux des prétentions ecclésiastiques et ce code méritait amplement l’anathème que la curie romaine lança contre lui dès qu'elle en connut la portée pratique[7].

Le Schwabenspiegel, code en vigueur dans l’Allemagne méridionale, est beaucoup plus complaisant envers l’Église ; mais il ne connaît contre les hérétiques d’autre juridiction que celle des évêques. Il admet que le pape puisse mettre au ban de la chrétienté un Empereur dont la foi est devenue suspecte. Il stipule pour l’hérétique la mort par le bûcher. Il établit que si l'on reconnaît l’existence d’hérétiques en quelque lieu, les tribunaux ecclésiastiques doivent faire une enquête et entamer une procédure contre ces hérétiques. En cas de culpabilité reconnue, le juge séculier s’emparera des coupables et les frappera conformément aux lois. Si ce juge néglige son devoir ou refuse obéissance, l’évêque l'excommuniera et le suzerain infligera au magistrat rebelle la pénalité prévue contre l’hérésie. Tout prince séculier qui ne frappe pas l'hérésie doit être excommunié parle tribunal épiscopal ; s’il reste un an sous le poids de la censure, l’évêque le renverra devant le pape qui le privera de son rang et de ses dignités : l’Empereur est tenu d’exécuter la sentence pontificale et de dépouiller le coupable de tous ses biens féodaux ou allodiaux. Ainsi ce code admettait, sans réserve, la loi ecclésiastique reçue à cette époque en matière d’hérésie. Mais l’ignorance absolue de la procédure inquisitoriale apparaît dans la clause instituant la peine du talion contre quiconque, accusant autrui de certains crimes, notamment du crime d’hérésie, n’aura pas réussi à établir son dire. Comme cela impliquait la chance d’être brûlé vif, on peut croire que les particuliers n’abusèrent pas du droit de lancer des accusations d’hérésie.

Vers la fin du XIIIe siècle et au début du xiv a, l’attention des orthodoxes fut attirée par certaines doctrines répandues parmi des corporations semi-religieuses qui avaient longtemps joui de la faveur des gens pieux et de la protection de l’Église. C’étaient des congrégations connues sous les noms de béguins et Béguines, Béghards, Lollards, Cellites, etc. On a perdu beaucoup de temps et de science à chercher l’origine de ces appellations. Les Béguins, Béguines et Béghards déclaraient eux-mêmes qu’ils descendaient spirituellement de la mère de Pépin de Landen, sainte Begga, fondatrice d'un couvent de Bénédictines à Andennes. On a voulu trouver une autre souche dans la personne de Lambert-le-Bègue, qui fut prêtre de saint Christophe de Liège aux environs de 1180 et devint célèbre en dénonçant la simonie des chanoines de la cathédrale. La vente des bénéfices était ouvertement confiée aux soins d’un boucher nommé Udelin, qui servait de courtier. Quand Lambert révéla ces méfaits au public, l’évêque l'arrêta comme fauteur de troubles ; les ecclésiastiques se jetèrent sur lui et le déchirèrent à coups d’ongles. Ses relations avec les Béguins et Béguines naquirent de ce fait qu’il leur offrit abri dans sa maison de saint Christophe, qui est restée jusqu’aux temps modernes le plus grand et le plus riche béguinage de la province. Toutefois, l’opinion la plus plausible est que le nom de Béghard, comme celui de Béguin, vient du vieux mot allemand beggam, qui signifiait mendier ou prier ; dans Lollard, on retrouve le mot lullen, marmotter des prières[8].

Beaucoup de motifs déterminaient nombre de gens à rechercher une existence religieuse exempte des vœux terribles et irrévocables qui retranchent entièrement l’homme de la vie du siècle. C’était, en particulier, un désir répandu chez certaines femmes qui, soudain privées de leurs soutiens naturels, cherchaient, contre les dangers de ces temps barbares, une protection auprès de la seule puissance capable de les assister, l'Église. Ainsi se formèrent des associations, exclusivement féminines tout d’abord, dont les membres s’engageaient uniquement à observer la chasteté et l’obéissance pendant la durée de leur vie commune, contribuaient, par le travail ou par la mendicité, à la subsistance de la communauté, s’acquittaient avec assiduité des pratiques religieuses, et, à l’occasion, remplissaient certains devoirs d’hospitalité ou soignaient les malades. C’est aux Pays-Bas que cette conception prit naissance. Dès 1065, on trouve une charte délivrée par un couvent de Béguines à Vilvorde, près de Bruxelles. La brèche faite dans la population masculine par les Croisades accrut considérablement le nombre des femmes privées de tout appui et de toute protection, et donna une impulsion nouvelle au développement des béguinages. A leur tour, des hommes formèrent des associations similaires ; bientôt l’Allemagne, la France, l’Italie en furent couvertes. Ce mouvement fut très fortement encouragé par la théorie franciscaine glorifiant l’état de pauvreté et aussi par le mérite que l’immense popularité des Ordres Mendiants fit attribuer è la mendicité habituelle. Tendre la main pour obtenir sa subsistance ôtait, en soi, un moyen de parvenir à la sainteté ; nous avons vu que tel fut le cas de Conrad de Marbourg et de sainte Elisabeth. Vers 1230, un certain Willem Cornelis, d’Anvers, renonça à sa prébende et se consacra à l’enseignement de la suprême vertu de pauvreté. D’ailleurs, il poussa jusqu’à l’extravagance la doctrine reçue en celte matière ; professant que la pauvreté détruit tout péché comme le feu ronge la rouille et qu’une pauvre fille de joie vaut mieux qu’un riche juste et vertueux. Il fut enterré avec honneur dans l’église de la Vierge Marie : mais, quatre ans plus tard, quand ses opinions vinrent à être connues, ses os furent exhumés et brûlés sur l’ordre de l’évêque Nicolas de Cambrai.

Ces 'exagérations donnent la mesure des tendances dominantes de l’époque. Il est indispensable de se rendre un compte exact de cet état d’esprit, si l’on veut comprendre comment l’Europe en vint à tolérer ces bordes de pieux mendiants, qui, les uns errants, les autres réunis en communautés, couvraient toute la surface du pays et épuisaient les ressources des populations. De ces deux classes, celle des vagabonds était la plus dangereuse : toutes deux contenaient également en germe des désordres futurs, bien que les Béguins organisés ressemblassent de très près aux Tertiaires des Ordres Mendiants. D’ailleurs, ces Béguins et Béguines prirent souvent pour chefs des Dominicains ou des Franciscains. Ceux d’entre eux qui survécurent aux vicissitudes de la persécution se confondirent, pour la plupart, avec les Tertiaires d’un des deux Ordres.

Le rapide développement de ces communautés au XIIIe siècle est facile à justifier. Outre qu’elles répondaient aux aspirations morales de l’époque, elles jouissaient des patronages les plus puissants. En Flandre, les comtes ne se lassèrent jamais, semble-t-il, de leur prêter assistance. Grégoire IX et ses successeurs prirent l’institution sous la protection spéciale du Saint- Siège. Saint Louis procura aux Béguins et Béguines des maisons à Paris et en d’autres villes, et leur lit des legs importants. Ses (ils suivirent son exemple. De tels encouragements provoquèrent un accroissement considérable de leur nombre. A Paris, ils comptaient une multitude d’adeptes. A Cologne et dans les environs, vers 1240, on les estimait à deux milliers ; ils étaient aussi nombreux dans le seul béguinage de Nivelle, en Brabant. 353 Philippe de Montmirail, pieux chevalier qui se dévoua aux bonnes œuvres, contribua, dit-on, à assurer l’existence de cinq mille Béguins répandus par toute l’Europe. Le grand Béguinage de Garni, fondé, en 1234, par les comtesses Jeanne et Marguerite de Flandre, est décrit au xvu e siècle comme constituant une sorte de petite ville, entourée de murs et de fossés, avec de larges places, des couvents, des maisons d’habitation, un hôpital, une église, un cimetière, et une population de huit cents à mille femmes, les jeunes vivant dans les couvents, les vieilles dans des habitations séparées. Aucun vœu permanent ne les liait ; elles étaient libres de partir et de se marier quand il leur plaisait ; mais tant qu’elles restaient dans la communauté, elles étaient tenues d’obéir à la Grande Maîtresse. La Custodie de l’établissement était héréditaire dans la maison de Flandre ; la communauté était soumise au contrôle du prieur dominicain de Gand. Philippe Mousket atteste en quelle haute estime l’opinion publique tenait le béguinisme quand il appelle Conrad de Marbourg uns bégins mestre sermonnière.

Il était possible d’exercer une surveillance sur ceux qui vivaient en communauté et de leur imposer certaines régies ; mais il n’en allait pas de même à l’égard de ceux qui menaient une existence indépendante. Les uns se fixaient en un lieu, d’autres erraient de ville en ville, gagnant leur vie parfois par le travail, plus souvent par la mendicité. Ils avaient coutume de parcourir les rues en criant : Brod durch GottLe pain par Dieu ! —. Ce cri devint désagréablement familier aux habitants des cités germaniques, bien que l’Église se soit efforcée, a diverses reprises, de faire disparaître cette coutume. Un fait qui se produisit vers 1210 montre quelle réputation de sainteté avaient acquise ces béguins et béguines, et le profit qu’ils en pouvaient tirer. Une certaine Sibylla, originaire de Marsal près de Metz, voyant nombre de femmes mener, sous le nom de béguines et grâce à une apparence de religion, une existence fort agréable, sous la direction des Dominicains, résolut, dit-on, de les imiter. Par son assiduité à mâtines et à la messe, elle acquit une réputation d’extraordinaire piété. Alors elle affecta de jeûner et de vivre rie la manne céleste ; elle eut des visions et des extases ; elle dupa ainsi tout le pays et l’évêque de Metz lui-même. Les Béguines, qui avaient salué en elle une sainte sœur, furent extrêmement mortifiées quand un accident révéla l’imposture ; les habitants furieux voulaient, les uns la briller, d’autres l’enterrer vive. L’évêque l’enferma dans un couvent, in pace, où elle ne tarda pas à mourir[9].

L’Église reconnut bientôt le danger que présentaient ces pratiques affranchies de tout contrôle. D'une part, on était exposé aux simulations dont Sibylla de Marsal avait donné l’exemple ; d’autre part, un péril plus sérieux était la facilité offerte à ces Béguins et Béguines de s’abandonner à des spéculations contraires à l’orthodoxie. Vers celte époque, dans un traité dénonçant les désordres de l’Église, un moine mendiant désigne les Béguins comme pouvant devenir une cause de sérieux dangers ; pourtant, le seul tort qu’il leur reproche est de lire et de commenter les Écritures en langue vulgaire. De plus, il fait allusion à un bruit d’après lequel un de ces Béguins portait des stigmates, ce qui dénote un penchant aux visions et aux extases mystiques. En 1250 et durant les années qui suivirent, les Béguins et Béguines de Cologne firent fréquemment appel à la protection des légats pontificaux contre l’oppression du clergé et des laïques. Dès 1259, un concile tenu à Mayence réprouva la secte « pestiférée » des Béghards et des Beguttœ (Béguines) qui erraient par les rues en criant : Broth durch Gott, prêchaient dans des souterrains et autres lieux secrets et s’adonnaient à des pratiques blâmées par l’Église. Tous les prêtres reçurent l’ordre d'inviter ces Béghards et Béguines à abandonner ce genre de vie, et de chasser des paroisses ceux qui resteraient sourds à leurs exhortations. En 1267, le concile de Trêves interdit aux Béguins et Béguines la prédication en pleine rue, en raison des hérésies qu'ils propageaient. En 1267, un concile tenu à Liège retira à quiconque ne vivait pas dans les Béguinages le droit de porter l'habit spécial et de jouir des privilèges des Béguins. Vers la même époque, en Souabe, certains membres de communautés de Béghards et de Béguines cherchèrent à convaincre leurs frères qu'il valait mieux pour eux servir Dieu « en liberté d’esprit » ; les évêques procédèrent alors à la dissolution de ces associations, dont plusieurs membres demandèrent à adopter la règle de Saint-Augustin.

C’est à ce moment que les disciples d'Ortlieb, qui s’intitulaient Frères du Libre Esprit, adoptèrent l'habit et le nom des Béghards et des Béguines, et que ceux-ci se laissèrent peu à peu gagner aux doctrines dont Amaury avait été le promoteur. Le nombre des Lollards, Béghards et Béguines, contaminés 355 par cette hérésie, fut relativement faible ; mais tous partagèrent la responsabilité des fautes de quelques-uns. Les communautés des deux sexes, qui menaient la vie la plus correcte et s’inspiraient de la plus pure orthodoxie, étaient exposées à mille vexations, faute d’une dénomination distinctive. Quand on anathématisait, sous le nom de Béghards et Béguines, des hérétiques considérés comme particulièrement dangereux, il était impossible pour ceux qui portaient le même nom, sans professer les mêmes erreurs, d’échapper au discrédit commun. Les difficultés s'aggravèrent encore quand Jean XXII entra en lutte avec les Franciscains Spirituels, les amena à la rébellion ouverte et persécuta, avec toute la rage de son Ame vindicative, l’hérésie qu'il avait lui-même contribué à faire naître. Les Tertiaires Franciscains étaient communément appelés, en France, du nom de Béguins : cette désignation s'appliqua, dès lors, à ces hérétiques spirituels, et fut adoptée par les papes avignonnais. Cette confusion, qui embarrassa considérablement les hérésiologues, eut, d’autre part, une influence désastreuse sur la destinée des Béguins vertueux et orthodoxes des deux sexes, Il est vrai que les Béghards hérétiques adoptèrent le titre de Frères du Libre Esprit ; que les Franciscains rebelles prétendirent être les seuls représentants légitimes de l’Ordre et réclamèrent le nom de Spirituels pour se distinguer de leurs confrères Conventuels, attachés à des intérêts terrestres. Mais les autorités mirent longtemps à admettre ces distinctions : aux yeux de l’Église en général, la condamnation des Béghards et des Béguines s’étendait indifféremment à tous.

Nous ne nous occuperons ici que des Frères du Libre Esprit. On sait que leurs doctrines dérivaient des spéculations des Amauriens, apportées en Allemagne par Ortlieb de Strasbourg. Il est possible d’établir de façon certaine les principes mêmes de leurs croyances, grâce à des informations qui dérivent de sources très diverses et qui, embrassant une longue période de temps, concordent entre elles sur les points essentiels. Comme la secte s’était propagée sur une vaste étendue de territoire, où elle se maintint avec ténacité pendant plusieurs générations, il dut nécessairement s’y produire des divisions, suivant que tel ou tel hérésiarque, poussant ses spéculations dans telle ou telle voie, fondait une école dont aucune autorité centrale ne contrôlait les écarts. Pourtant, on leur attribue beaucoup d’extravagances particulièrement odieuses, dont la paternité revient plutôt à quelques scolastiques trop ingénieux qui imposaient aux hérétiques accusés les conséquences logiques, mais extrêmes, de leurs prémisses. La secte faisait preuve d’une remarquable activité intellectuelle : les traités et les livres de piété, écrits par les sectaires en langue vulgaire, étaient répandus à profusion et constituaient une des forces de leur œuvre de' prosélytisme. Naturellement, ces livres ont péri : on ne peut plus découvrir les doctrines de ces hérétiques que dans les condamnations prononcées contre eux.

Le principe fondamental de la foi était panthéiste. Dieu est tout ce qui est. Il y a autant d’essence divine dans un porc que dans un homme ou dans toute autre créature. Tout émane de Dieu et retourne à Dieu. Comme les Ames reviennent vers Dieu après la mort, il n’y a donc ni purgatoire, ni enfer ; tout culte extérieur est inutile. Ainsi était ruinée, du premier coup, la valeur des observances sacerdotales et des sacrements. D’ailleurs, en ce qui concerne les sacrements, les sectaires ne trouvaient pas de termes assez durs pour exprimer le mépris que ces pratiques leur inspiraient. Ils avaient coutume de dire que l’Eucharistie avait pour eux le goût de la fiente. L’homme étant naturellement Dieu, possède en lui tous les attributs divins ; chacun peut prétendre avoir créé l’univers. Une des accusations portées contre Maître Eckart était d’avoir affirmé que son petit doigt avait créé le monde. Bien plus, l’homme peut si bien s’unifier avec Dieu qu’il peut faire tout ce que Dieu fait ; donc, il n’a pas besoin de Dieu, et, quoi qu’il fasse, il ne commet pas de péché. En cet état de perfection, il ne s'afflige de rien, ne se réjouit de rien ; il est affranchi de tout devoir, de toute obligation. Nul n’est tenu de travailler pour gagner son pain ; toutes choses appartiennent en commun à tous ; chacun peut prendre ce qu’il veut pour satisfaire ses besoins ou ses désirs.

Les conséquences pratiques de ces doctrines n’étaient pas seulement mortelles pour l’Église : elles étaient aussi dangereuses pour l’ordre moral et social. Le mysticisme élevé des maîtres pouvait les préserver des détestables conséquences qu’entraînait la croyance à l’impeccabilité. Leur austérité condamnait tout commerce sexuel qui n'avait pas pour but unique la procréation. Us professaient qu’une femme qui se marie devait pleurer amèrement la perte de sa virginité, et que personne n’était « parfait » s’il éprouvait un sentiment de honte ou un désir au milieu d’hommes et de femmes complètement nus. Que la « perfection » ait souvent été soumise à cette périlleuse épreuve, c’est ce qu’il est permis de supposer, vu les explosions fréquentes d’enthousiasme déréglé dont l’histoire du christianisme offre des exemples. Les Béghards réussissaient si bien à vaincre la chair, qu’un controversiste hostile ne put expliquer cette merveilleuse résistance à la tentation qu’en alléguant l’influence satanique, dont le pouvoir réfrigérant est bien connu des démonologistes. Mais tous ne résistaient pas aussi bien. Il était trop facile, pour ceux qui ne s’étaient pas élevés au-dessus de la concupiscence, de se croire cependant parfaits, impeccables et autorisés à satisfaire toutes leurs passions. Saint Paul, en repoussant toutes les servitudes de l’Ancienne Loi, fournissait des textes qui, isolés de ce qui les entoure, pouvaient servir de justification : « Car la loi de l'Esprit de vie en Jésus-Christ m’a affranchi de la loi de péché et de mort » (Rom. VIII, 2). — « Ce n’est point pour le juste que la loi a été établie » (1 Tim. I, 9). — « Si vous ôtes guidés par l’Esprit, vous n’êtes point sous la loi » (Galat. V, 18). — Forts de cette autorité, les Frères du Libre Esprit prétendaient se libérer de toutes les entraves de la loi. Une pareille doctrine était faite pour séduire quiconque cherchait une excuse ou une occasion de dévergondage. Des témoignages abondants et formels nous obligent à croire que, dans certains cas du moins, les sectaires se laissaient aller à la plus grossière luxure. — Notons encore que, pour marquer la lumière divine qu’ils croyaient porter en eux, ils inventèrent le mot Illuminisme, terme qui, pendant plus de trois siècles, conserva une grande importance dans l’histoire des aberrations mystiques[10].

On peut considérer comme une des branches de la secte ces Luciférains dont nous avons déjà parlé à diverses reprises. Le panthéisme comprenait nécessairement, au nombre des émanations de Dieu, Satan lui-même, qui, à un certain moment, devait être réuni à la Divinité : de là jusqu’à considérer comme une injustice la déchéance du Maudit, il n’y avait pas loin. En 1312, on découvrit à Krems, dans le diocèse de Passau, certains hérétiques dits Luciférains ; l’évêque Bernard, Conrad, archevêque de bet Frédéric, due d’Autriche, entreprirent d’anéantir celte hérésie, avec le concours de l’Inquisition dominicaine, qui avait réussi, semble-t-il, à se maintenir dans ces régions. La persécution dura jusqu’en 1315, mais n’aboutit pas à l’extermination de la secte, qui reparut à diverses reprises par la suite. Les sectaires proscrivaient toutes les cérémonies de culte extérieur, mais ils ne jouissaient pas de l’impeccabilité de l’Illuminisme : chaque année, disaient-ils, deux de leurs ministres entraient au Paradis, où ils recevaient d'Énoch et d’Élie le pouvoir d’absoudre leurs disciples, pouvoir qu’ils déléguaient ensuite à d’autres, dans chaque communauté. Tous ceux qu’on découvrit restèrent inébranlables, sourds à toute persuasion, et conservèrent jusqu’au milieu des flammes l’enthousiasme le plus joyeux. La Bohême était particulièrement infectée de ces fausses doctrines. Dans les premières années du XVIe siècle, Trithem estime que ce royaume comptait encore des milliers de Luciférains. Il y a là une exagération manifeste. Mais on découvrit encore de ces sectaires en Autriche, en 1338 et 1395, et on en brûla un grand nombre[11].

La tendance au mysticisme, qui trouva son expression complète dans la doctrine des Frères du Libre Esprit, eut une influence considérable sur le développement de la pensée religieuse en Allemagne. La foi, tout en demeurant orthodoxe en apparence, pencha de plus en plus vers l’hérésie. Si l’on admet, avec Altmeyer, qu’une époque agitée fait prédominer le sentiment sur la raison et provoque le désir de la communion directe avec la Divinité, l’Allemagne du XIVe siècle connut des troubles assez douloureux pour y justifier le développement du 359 mysticisme. Il semble pourtant que ce penchant au mysticisme s'explique par les caractères intellectuels d’une race, plutôt que par les circonstances extérieures. Bonaventure fut le père des mystiques ; néanmoins, il ne fonda pas de secte dans son propre pays. Au cours de la Guerre de Cent Ans, la France connut d’assez rudes épreuves ; pourtant, le mysticisme ne fleurit jamais sur le sol français. En Allemagne, au contraire, la tendance mystique du sentiment religieux du xiv e siècle fut le phénomène le plus marquant dans la vie morale du pays à cette époque. Dans le premier quart du siècle, peu d’hommes acquirent autant de droits au respect que maître Eckart, qui occupa une place élevée dans le grand Ordre des Dominicains. J’ai déjà dit (tome I) comment il fut soupçonné de participer aux erreurs des Béghards, comment ses confrères tentèrent en vain de le sauver et comment larchevêque de Cologne remporta, sur lInquisition dominicaine encore mal organisée et faible, une victoire signalée, en soumettant à son inquisition épiscopale un Dominicain. Si les vingt-huit articles condamnés finalement comme hérétiques par Jean XXII étaient réellement tirés de la doctrine professée par Eckart, on ne saurait nier que celui-ci fût profondément pénétré du panthéisme des Frères du Libre Esprit. Il admettait la commune divinité de l’homme et de Dieu, ainsi que les dangereuses déductions qui identifiaient, aux yeux de Dieu, le vice et la vertu. De* plus, pour une hiérarchie fondée sur le sacerdotalisme, rien ne pouvait sembler plus révolutionnaire que le mépris du culte extérieur, conclusion nécessaire d’une doctrine qui refusait toute vertu aux actes extérieurs, les seules opérations intérieures de l’âme ayant une valeur réelle et l’homme ne devant ni regretter un péché commis, ni demander à Dieu quelque grâce[12].

[.....][13] dEckart réside moins dans linfluence [.....] lhérésiarque que dans celle de ses disciples. [.....] de l’école des mystiques allemands, grâce auxquelles les conceptions dAmauri de Bène, diversement transformées, pesèrent sur le développement de lesprit religieux au XIVe et au XVe siècle. Tous les chefs de lintéressante association des Amis de Dieu tiraient, directement ou indirectement, leur inspiration des théories professées par Maître Eckart ; tous présentent, à des degrés divers, une affinité évidente avec les Frères du Libre Esprit, bien qu’ils aient réussi, pratiquement, à demeurer dans les limites de l’orthodoxie.

Jean de Rysbrœk, si humain et si doux qu’il fut, avait poulies Frères du Libre Esprit une telle horreur qu’il les jugeait dignes du bûcher. Pourtant, tout en détestant leur panthéisme, il professait, comme eux, que la fin suprême de l’existence est l'absorption de l’individu dans la substance infinie de Dieu ; il disait aussi que les hommes parfaits, enflammés par l’amour divin, sont morts pour eux-mêmes et pour le monde et, par suite, incapables de péché. On ne saurait s’étonner que Gerson ait considéré comme dangereuses des doctrines si rapprochées de celles des Béghards. Bien que Rysbrœk hésitât à en tirer les conclusions auxquelles arrivaient inévitablement de plus audacieux penseurs, ces doctrines suffirent à faire échouer une tentative faite, en 1024, pour obtenir sa canonisation, malgré les miracles qui avaient eu lieu sur sa tombe.

Le plus remarquable disciple de Rysbrœk fut Gérard Groot qui, sur certains points, dépassa les subtilités métaphysiques de son maître et orienta son activité vers des fins plus pratiques, d'où naquirent les Frères de la Vie commune. Groot envisageait avec une égale sévérité la corruption du clergé et les erreurs des hérétiques. Quand l’introduction [.....] contraignit les Frères du Libre Esprit [.....] refuges, certains d’entre eux vinrent en [.....] dominance du panthéisme mystique leur [.....] leurs doctrines. Les vues personnelles de [.....] assez à celles des Frères du Libre Esprit pour [.....] blement de leurs audacieuses spéculations : il se [.....] un zèle tout particulier, à la tâche de réprimer leur propagande. Le couvent des Ermites Augustiniens avait la réputation d’être entaché d’hérésie : Groot avait l’ardent désir de découvrir et de châtier ce crime. Un des Augustiniens, Barthélemy, était spécialement soupçonné ; Groot résolut de le faire secrètement suivre par un notaire qui enregistrerait ses paroles. Par ce moyen ou par quelque autre, il obtint les preuves désirées. Il n’y avait pas d’inquisition en Hollande. Vers 1380, Groot cita l'accusé devant Florent, évêque d’Utrecht. L’affaire s’engagea devant le vicaire épiscopal, Barthélemy nia les propos qui lui étaient attribués et fut mis hors de cause, à la condition qu'il renouvellerait publiquement son démenti à Kampen et â Zwolle, localités dans lesquelles on l’avait accusé d’avoir proféré ces hérésies. Cette mansuétude inattendue exaspéra Groot, qui eut assez d’influence sur l’évêque Florent pour amener le prélat â reprendre les poursuites et â juger lui-même l’affaire. Barthélemy essaya d’échapper à son persécuteur en se présentant au tribunal la veille du jour fixé pour le procès : mais Groot eut vent de la ruse, se jeta dans une charrette, voyagea une nuit entière et arriva à Utrecht en temps utile. Cette fois, il remporta la victoire. Barthélemy, condamné comme hérétique, abjura et dut porter des croix en forme de ciseaux. Les Augustiniens, qui ne manquaient pas d’amis, se vengèrent sur les gens qui avaient pris part à l’affaire. Les magistrats de Kampen poursuivirent et condamnèrent à l’amende certaines femmes qui avaient servi de témoins ; ils bannirent également pour dix ans un ami de Groot, Werner Keynkamp, qui, plus tard, fut trois fois prieur de maisons de Frères de la Vie Commune. Groot même n’échappa pas aux représailles : peu de temps après, l'évêque Florent, désireux de lui imposer silence, lança un ordre révoquant tous les mandats de prédicateurs, Groot essaya alors d’obtenir d’Urbain VI un mandat pontifical de prédicateur et d’inquisiteur, et envoya à Rome dix florins en paiement pour les bulles. Par bonheur pour sa réputation, il mourut, en 1384, avant le retour de son messager, et épargna ainsi à la Hollande les désastreux résultats qu’aurait eus son zèle inconsidéré, une fois enflammé par la lutte et armé du pouvoir irresponsable de l’Inquisition.

Dans ses attributions les moins cruelles, il eut pour successeur Florent Radewyns, grâce auquel les congrégations de la Vie Commune se développèrent considérablement. Elles se répandirent rapidement à travers les Pays-lias et l’Allemagne, et, bien que soumises parfois à la persécution inquisitoriale, furent protégées par décision de Martin V, lorsqu’au concile de Constance Mathieu Grabon tenta d'obtenir la condamnation des Béguines, épisode sur lequel nous reviendrons bientôt. Après quoi, les membres de ces communautés prospérèrent sans obstacle, s’aidant, pour vivre, de leur savoir, s’employant comme éducateurs ou comme copistes. Après la Réforme, elles s'éteignirent vite ; pourtant, la communauté d’Emmerich, près de Düsseldorf, ne fut fermée qu’en 1811 par Napoléon. Les quatre Frères qui furent chassés à ce moment continuèrent à observer les règles de leur ordre ; le dernier d’entre eux, Gérard Mulder, mourut à Zevenaar le 15 mars 1854. Cependant une des branches de l'Ordre adopta la règle et les canons de saint Augustin. Son couvent, à Windesheim, devint un modèle universellement imité, et l’Ordre eut l’honneur de compter parmi ses élèves des hommes comme Thomas-a-Kempis et Érasme. Imitation de Jésus-Christ fut la (leur charmante éclose à l’ombre du mysticisme tempéré de Jean de Rysbrœk. Appliqué à la vie pratique, ce mysticisme contribua largement au mouvement religieux qui aboutit à la Réforme ; car il enseignait l’inutilité des « œuvres » et professait que l’individu ne doit espérer son salut que de lui-même. Telle fut l’activité des Frères de la Vie Commune. Pour eux, le dogme devint moins important que la discipline intérieure, seule apte à faire des hommes les véritables enfants de Dieu. Prêchant au milieu du peuple, enseignant leurs doctrines dans les écoles, des Frères tels que Henry Harphius, Jean Brugman, Denis Van Leeuiven, Jon Van Goch et Jean Wessel de Groningue, sapaient, à leur insu, les bases de la hiérarchie, bien qu’ils échappassent, en fait, à toute imputation d’hérésie et à tout risque de persécution.

L’association des Amis de Dieu, qui prit naissance dans les régions- du Haut-Rhin, eut une existence plus courte, mais jouit, à l’époque, d’une plus grande renommée. Le plus remarquable disciple de Maître Eckart fut Jean Tauler. Celui-ci, conservant une grande partie des doctrines de son maître, aurait encouru l’accusation d’hérésie s’il y avait eu alors une Inquisition organisée en Allemagne. Pour qu’il ait échappé à la persécution, il fallait que le mécanisme persécuteur fût absolument hors de service. Le quiétisme illuminé de Tauler atteignait des sommets où la personnalité entière du fidèle se perdait dans l’abîme de la Divinité. Aucune parole humaine ne saurait donner la mesure de la résignation, de l'anéantissement de l’être humain devant Dieu. Il n’a besoin ni de ministre de sa religion, ni de médiateur. L’individualité morale peut entrer en communion si intime avec la Divinité qu’elle s’absorbe entièrement dans l’essence, divine ; l’être ainsi transporté est sous l’influence absolue du Saint-Esprit ; il est, à vrai dire, inspiré, si bien que ses actes sont les actes de la Troisième Personne de la Trinité. Tout cela est à la portée des laïques, sans l'intervention d’aucune pratique sacerdotale. L'homme étant responsable de lui-même envers lui-même peut communier avec Dieu sans l’intervention du prêtre[14].

Bien que réputé le plus grand prédicateur de son temps, Tauler s’inclinait comme un petit enfant devant l’autorité du mystérieux laïque connu sous le nom d'Ami de Dieu de l’Oberland. Alors que Tauler, dans toute la force de sa maturité, âgé d’au moins cinquante ans, voyait Strasbourg entier suspendu à ses paroles, un étranger se présenta à lui et perça à jour sa secrète faiblesse. Le prédicateur comprit qu’il était un pharisien, fier de son savoir et de son habileté dans la théologie scolastique ; avant d’avoir le droit et le pouvoir de guider des âmes, il fallait qu’il rejetât toute vanité et devint comme un enfant qui compte sur Dieu seul. Vaincu par le pouvoir mystique de ce visiteur, le docteur en théologie imposa silence à son orgueil : pour obéir à l’étranger, qui ne révéla jamais son nom, Tauler s’abstint pendant deux ans de prêcher et de recevoir 'les confessions. De cette lutte contre lui-même il sortit un homme nouveau et fut un des soldats de cette admirable armée d’Amis de Dieu que l’étranger anonyme travaillait à grossir et à unifier[15].

L’association était peu nombreuse : seules, en effet, des âmes d’élite pouvaient parvenir à ce degré d’élévation, de désirer seulement ce que désire Dieu, de haïr ce que Dieu hait. Pourtant les adeptes étaient disséminés un peu partout, des Pays-Bas à Gênes, des provinces rhénanes jusqu’à la Hongrie. Des luttes morales, des doutes terribles, des alternatives de confiance et de désespoir, de ravissements extatiques et d’affreuses tentations étaient les épreuves envoyées par Dieu au néophyte désireux de s’élever jusqu’à la sereine atmosphère de l’illuminisme, épreuves ressemblant étrangement à celles que subit, pendant de longues années, la constance de John Bunyan. Enfin, quand les néophytes étaient sortis sains et saufs de cette dure initiation, Dieu les attirait à lui et illuminait leurs âmes de sorte qu’ils ne fissent plus qu’un avec lui-même ; ils étaient Dieux par sa grâce, tout comme Il est Dieu par nature. Dès lors, ils étaient absolument purs de tout péché ; ils pouvaient avoir l’assurance que cet état durerait autant que leur vie, et qu’à leur mort ils monteraient tout droit au ciel, sans s’attarder dans le purgatoire.

Beaucoup de leurs doctrines et de leurs pratiques présentent comme un étrange reflet de la théosophie hindoue ; cette ressemblance est d’autant plus singulière qu’il ne saurait exister aucun lien entre les deux doctrines, à moins toutefois que certains éléments dogmatiques aient été tirés par les Amis de Dieu de l’Aristotélisme mystique des Arabes, qui eut une si forte influence sur la pensée scolastique. Comme l’antique tapas, ou méditation austère des Brahmanes, permettait à l’homme d’acquérir une part de l’essence divine, de même les exercices intérieurs des Amis de Dieu assimilaient l’homme à la Divinité ; les miraculeux pouvoirs dont les adeptes étaient alors revêtus avaient leurs prototypes dans les Rishis et les Rabais. Les efforts nécessaires pour dompter la chair rebelle rivalisaient avec les barbares macérations du système Yoga ; c’est ainsi que Rulman Merswin avait coutume de se flageller avec des lanières armées de fils métalliques, et de frotter ensuite les plaies avec du sel. Les pieuses extases des Amis de Dieu étaient la contrepartie du Samahdi ou insensibilité béate des Hindous ; ils se proposaient comme bien suprême la même fin à laquelle tendait l’école Sankhiya, c’est-à-dire l’annihilation de la volonté, l’affranchissement de toute passion et de tout désir, même du désir du salut. Pourtant, ces ressemblances étaient atténuées par la conception chrétienne de l’omnipotence et de l’omniprésence de Dieu, et aussi par le caractère plus pratique de l’esprit occidental. La secte n’envoyait pas ses adeptes dans la jungle et les forêts ; elle leur ordonnait, s’ils étaient laïques, de poursuivre leur existence séculière ; s'ils étaient riches, ils devaient, non se dépouiller, mais dépenser leur fortune en bonnes œuvres et remplir leurs devoirs envers les hommes comme envers Dieu. Rulman Merswin était banquier et n’interrompit pas son activité financière pour fonder la communauté du Grün Wöhrd, non plus que pour écrire les ouvrages qui portaient l’appui et le réconfort aux fidèles. Pourtant, le fondateur de la secte et ses disciples immédiats établirent dans les bois un ermitage, où ils se dévouaient à la mission d'apaiser la colère de Dieu. L’inexprimable perversité des hommes appelait la vengeance divine. L’humanité avait dédaigné les avertissements donnés par les tremblements de terre, la peste, la famine : seule l’intercession des Amis de Dieu avait obtenu des sursis réitérés. En 1378, le Grand Schisme fut une nouvelle calamité, plus grande encore que les précédentes ; en 1379, un ange vint faire savoir aux intercesseurs que le châtiment final était différé d’un an, après quoi ils ne devaient plus demander de nouveau délai. Pourtant, en 1380, trente d’entre eux furent mystérieusement convoqués à une « dicte divine », où un ange apporta une lettre annonçant qu’à la prière de la Vierge, Dieu avait accordé un répit de trois ans ; mais il fallait, en échange, que les Amis de Dieu se constituassent « prisonniers de Dieu », menant la vie des reclus, observant un absolu silence qu’ils rompraient seulement deux jours par semaine, de midi jusqu’au soir ; encore ne devaient-ils parler que pour demander le nécessaire et donner des conseils religieux. Ils acceptèrent cette condition ; peu de temps après, l’histoire perd de vue leur secte.

Les Amis de Dieu ne méritent pas seulement notre attention pour le jour que projettent leurs doctrines sur les tendances religieuses de l’époque ; ils offrent à nus yeux un intérêt tout particulier par les relations qu’ils eurent d’une part avec l’Église, d’autre part avec les Frères du Libre Esprit. De ceux-ci ils étaient un rameau ; mais ils évitaient les déplorables extravagances morales de la secte mère. La « Neuvième Pierre », suprême sommet de l’illuminisme ascétique des Béghards, réparait, avec la même signification, dans les plus importantes œuvres de Rulman Merswin, attribuées jusqu’à nos jours à Henri Suso. Il n’est pas surprenant que Nider confondît les Amis de Dieu avec les Béghards, bien que le Bauer lîuechelin de Merswin eût été écrit avec le dessein de dénoncer les erreurs de ces derniers. Sur beaucoup de points, les Amis de Dieu s’écartaient, comme nous l'avons vu, des doctrines de l’Église, et poussaient leur aberration au-delà de ce que le XVIIe siècle blâma si sévèrement dans Molinos et les Illuminés. Ils ajoutaient à ce qui devait être le Quiétisme des hérésies de 366 leur crû. Nombre de Juifs et de Musulmans étaient sauvés, disaient-ils, car Dieu n’abandonne aucun des hommes qui le cherchent, et bien que ces infidèles ne jouissent pas du baptême chrétien, Dieu lui-même les baptise moralement dans les affres de l’agonie. Pour les mêmes raisons, ils refusaient de dénoncer les hérétiques à Injustice humaine, par crainte d’anticiper sur la justice divine ; ils devaient tolérer sur la terre la présence.de l’hérétique, tant que Dieu jugeait convenable qu’il en lut ainsi- Pourtant, ce n’étaient pas des révoltés. Tout en flétrissant avec la plus grande véhémence de langage la corruption et la mondanité du clergé, ils professaient l’obéissance la plus absolue à l'égard de Rome, et celle-ci pouvait tolérer ou pardonner bien des choses, tant que la suprématie du Saint-Siège n’était pas mise en doute. En juin 1377, quand l’Ami de Dieu de l’Oberland imagina d’aller, avec un compagnon, rendre visite à Grégoire XI et avertir le pontife des dangers qui menaçaient la chrétienté, les deux étrangers parlèrent au pape avec une extrême franchise ; tout d’abord Grégoire s’irrita, puis il finit par reconnaître en eux des messagers envoyés par le Saint-Esprit, les traita avec les plus grands honneurs et les pria instamment de reprendre le projet abandonné, consistant à fonder une grande communauté de leur Ordre. Grégoire était infatigable dans l’extermination des Vaudois, des Béghards et des survivants du Catharisme ; mais il ne vit rien à redire au mysticisme et à l’illuminisme de ses visiteurs. Il ne se jugea même pas offensé quand ils lui annoncèrent qu’il mourrait avant un an, s’il ne réformait l’Église. Il mourut, en effet, le 28 mars 1378. Mais, si nous en croyons Gerson, ses regrets, en mourant, ne furent pas d’avoir négligé ces avertissements, mais d’avoir, en prêtant une oreille trop crédule aux chimères de prophètes et de prophétesses, préparé la voie au Grand Schisme. Il prévoyait que le schisme éclaterait, dès que lui-même aurait disparu de la scène[16].

Après avoir rapidement passé en revue les formes relativement orthodoxes du mysticisme, il nous est loisible de reprendre l’histoire des Frères du Libre Esprit, qui, eux, conservèrent leur doctrine panthéistique dans toute sa crudité et ne reculèrent pas devant les conséquences logiques de leurs principes. Vers la fin du XIIIe siècle, on commença à discuter les mérites de la mendicité, jusqu’alors considérés comme transcendants. En 1274, le concile de Lyon tenta de supprimer les associations mendiantes non autorisées. En 1286, Honorius IV condamna les Segarellistes. Quelques dix ans après, Boniface VIII, en persécutant les Célestins et les Franciscains les plus rigoristes, prouva que la pauvreté ne passait plus pour vertu suprême. Le même pape lança, vers cette époque, une bulle ordonnant de pourchasser certains hérétiques qui semblent avoir été des Frères du Libre Esprit, à en juger par leur doctrine qui faisait résider la perfection, pour l’homme et pour la femme, dans l’état de nudité et l’abstention de tout travail manuel. La même réprobation se manifesta simultanément en Allemagne. Le premier exemple de persécution effective est fourni par une courte notice relatant que le Lecteur franciscain fit, en 1290, arrêter deux Béghards et deux Béguines à Colmar, puis, à Bâle, plusieurs autres qu’il jugeait hérétiques. Deux ans plus tard, le concile provincial de Mayence, qui se tint à Aschaffenbourg, renouvela expressément la condamnation portée contre les Béghards et Béguines par le précédent concile de 1259. Cette condamnation fut confirmée, en 1310, par un autre concile de Mayence ; en même temps, des canons réglementant les communautés reconnues de Béguins et Béguines établissaient une démarcation nette entre les gens qui menaient sous le contrôle de leurs supérieurs, une existence régulière, et les mendiants vagabonds qui prêchaient dans les ténèbres et propageaient des doctrines, mal comprises d'ailleurs et considérées comme suspectes.

Mais c’est à Henry de Virnenburg, archevêque de Cologne, que revint l’honneur d’entamer contre ces sectaires la guerre qui devait durer si longtemps. Élu en 1300, ce prélat assembla immédiatement un concile provincial, dont les deux premiers canons ont pour objet les Béguins et prouvent, par leur développement même, l’importance attribuée à leur secte. Ceux dont il s’agit portaient de longs tabards et des tuniques à capuchon qui les distinguaient des autres habitants ; ils avaient l’impudence d’engager des discussions publiques avec les Franciscains et les Dominicains et refusaient effrontément de se rendre aux arguments de leurs adversaires. Mais, chose particulièrement déplorable, leur persistante mendicité avait assez de succès pour diminuer notablement le chiffre des aumônes qui faisaient vivre les Mendiants autorisés. Tout cela prouve à nos yeux que l’Inquisition papale n’existait pas et que le pays jouissait d’une tolérance pratique inconnue au-delà des frontières de l’Allemagne. Mais il est permis de penser que les Béghards s’abstenaient de révéler ouvertement leurs plus dangereuses doctrines, car le concile énumère leurs erreurs en termes très modérés. Néanmoins, l’archevêque les déclara hérétiques, les excommunia et leur assigna, pour venir â résipiscence, un délai de quinze jours ; passé ce temps, ils seraient exterminés par le bras séculier. Un mois leur était accordé pour abandonner leur costume et leur genre de vie ; après quoi, ils devaient gagner leur pain par un travail honorable. Cette législation, remplie de bonnes intentions, resta, semble-t-il, complètement inefficace. Les Béghards continuèrent à attaquer les Mendiants avec tant d’ardeur et de succès que les Franciscains, paralysés Par la perle de leur Lecteur, mort en 1305, appelèrent à leur secours leur général Gonsalvo. Apparemment, la nécessité était urgente, car, en 1308, Gonsalvo envoya à la rescousse le grand Scolastique de l’Ordre, Duns Scot. Celui-ci fut reçu avec l’enthousiasme que méritait son génie ; malheureusement, il mourut la même année, en novembre, et les Béghards eurent toute licence pour poursuivre leur propagande, sans rencontrer d’opposition sérieuse.

A ce moment leurs efforts de missionnaires, particulièrement actifs, paraissent avoir attiré l’attention générale. Nous avons vu comment, en 1310, la Béguine Marguerite Porete de Hainaut fut brûlée à Paris et subit le martyre avec une fermeté intrépide. En 1310 également, se tinrent deux conciles, l’un, dont nous avons déjà parlé, à Mayence, l’autre à Trêves : dans ce dernier, on dénonça l’incorrecte vulgarisation de l’Écriture à laquelle s’employaient les Béghards ; tous les prêtres desservants reçurent l'ordre de sommer les coupables de renoncer à leurs criminelles pratiques avant quinze jours, sous peine d’excommunication.

En 1309, les chroniqueurs font mention de certains hypocrites vagabonds, appelés Lollards, qui, par tout le Hainaut et le Brabant, remportaient des succès considérables en convertissant des dames de la noblesse.

La ferveur des missionnaires mit en lumière les dangers delà secte : une condamnation spéciale fut prononcée par le concile général de Vienne, qui s'assembla en novembre 1311. Evidemment, on avait étudié d’assez près l’hérésie, car le canon qui la proscrit contient le seul exposé suffisamment complet que nous en possédions. Évêques et inquisiteurs étaient invités a remplir leur office avec diligence, à traquer les sectaires et à les lairc dûment châtier s’ils n’abjuraient pas spontanément. Malheureusement, ces mesures ne satisfirent pas le zèle de Clément. Les pieuses femmes qui vivaient, dans des communautés, sous le nom de Béguines, ne pouvaient être facilement distinguées des vagabonds hérétiques. Aussi un autre canon représentait-il les Béguinages comme envahis par des gens qui discutaient au sujet de la Trinité et de l’Essence divine et répandaient des opinions contraires à la foi. En conséquence, ces établissements étaient désormais abolis. En même temps, les persécuteurs avaient certainement conscience qu’ils commettaient une injustice, car le canon se termine par une déclaration contradictoire : les femmes orthodoxes, ayant fait ou n'ayant pas fait vœu de chasteté, ont le droit de vivre en commun dans des maisons et de se consacrer à la pénitence et au service de Dieu. Il y avait là une déplorable ambiguïté qui permettait aux prélats d’interpréter leurs devoirs selon leur fantaisie personnelle ou leurs intérêts.

Les Clémentines, recueil de droit canon contenant ces stipulations, ne furent pas publiées du vivant de Clément ; ce fut seulement en novembre 1317 que son successeur, Jean XXII, leur donna force de loi. Les évêques attendaient sans doute celte publication, car, entre 1311 et 1317, on ne voit pas qu’il y ait eu de persécution ; mais, en août 1317, alors que les Clémentines allaient paraître, Jean de Zurich, évêque de Strasbourg, entra soudain en campagne. Il agit, non sous l’autorité des canons de Vienne, mais d’après ceux de 1310, adoptés par le concile de Mayence ; lui-même était suffragant de cette province. Pourtant, une allusion faite aux pénalités décrétées par le Saint-Siège montre que le persécuteur avait connaissance des travaux du concile de Vienne. Apparemment, les Béghards n’avaient pas cherché à se cacher, car l’évêque menaçait d’excommunier tous ceux qui n’auraient pas, avant trois jours, renoncé au costume distinctif de la secte. Ils craignaient si peu de se montrer en 'public que l’évêque confisqua les maisons où ils tenaient leurs assemblées, interdit aux citoyens de lire, d’écouler ou de garder chez eux les hymnes et les écrits hérétiques, qui devaient lui être livrés, pour être brûlés, avant quinze jours. Parmi les sectaires poursuivis se trouvaient de nombreux ecclésiastiques ayant reçu l’ordination, des moines, des gens mariés et autres, prouvant, parleur affluence, que les opinions des Béghards étaient partagées par beaucoup de citoyens qui n’étaient pas de simples vagabonds mendiants. Ceux-ci remplissaient probablement l’office de missionnaires, opéraient les conversions et subvenaient aux besoins spirituels des fidèles. Jean de Zurich ne se contenta pas d’une menace. Il fit une enquête à travers son diocèse et découvrit de nombreux sectaires. Pour les juger, il organisa une Inquisition composée de savants théologiens ; les coupables qui se rétractèrent furent condamnés à porter des croix — première mention authentique, en Allemagne, de cette pénitence depuis longtemps usitée ailleurs ; — ceux qui résistèrent furent livrés au bras séculier pour être conduits au bûcher. Ces actives mesures peuvent être considérées comme le premier acte de l’Inquisition épiscopale organisée sur le sol allemand. Les Béghards quittèrent en foule le diocèse, et, en juin 1318, l’évêque eut la joie d’annoncer son succès aux suffragants, ses collègues, et de les inviter à suivre son exemple.

Pourtant, cette persécution, bien que violente, ne fut que passagère. En 1319, on retrouve Jean de Zurich faisant savoir, par lettre, à son clergé que les Clémentines avaient été mises en vigueur en d’autres lieux, mais non dans le diocèse de Strasbourg. Il ordonne il tous les prêtres, sous peine de suspension, d’exiger que les Béguins et Béguines quittent, dans les quinze jours, leurs costumes distinctifs et se conforment aux usages de l’Église. Si quelqu’un d’entre eux refuse, les inquisiteurs feront une enquête sur la pureté de sa foi[17].

Cependant la publication des Clémentines eut des résultats qui ne répondaient guère aux intentions de leur auteur. Ce canon qui avait trait aux hérétiques fut peu observé ; cinq années se passèrent avant qu’on le vît appliquer à une persécution sérieuse. Les hérétiques étaient pauvres ; nul espoir de butin ne rendait attrayante, aux yeux des dignitaires épiscopaux, l'ingrate tâche de traquer et de juger ces malheureux. Bien rares étaient les évêques qu’un zèle égal à celui de Jean de Zurich pût distraire de leurs soucis temporels et de leurs plaisirs mondains. Au contraire, les Béguinages étaient une proie facile à saisir. Là, d’abondantes confiscations pouvaient payer l’activité intelligente des persécuteurs. De plus, nombre de ces établissements étaient placés sous le contrôle des Ordres Mendiants et constituaient, virtuellement ou officiellement, des maisons de Tiers-Ordre. Les détruire était accorder satisfaction à l'inextinguible jalousie que nourrissait le clergé séculier à l'égard des Réguliers. En outre, la lutte entre Jean XXII et les Franciscains venait de s’ouvrir, et les Tertiaires de Saint François, communément désignés en France sous le nom de Béguins et de Béguines, étaient de bonne prise. Aussi les évêques négligeaient-ils généralement la clause restrictive du canon relatif aux Béguinages et appliquaient-ils à la lettre, impitoyablement, l’ordre donné de détruire ces communautés. Ils montrèrent une telle ardeur à satisfaire leur ressentiment contre les Mendiants que ceux-ci, étant intervenus pour protéger leurs Tertiaires, se virent excommunier comme fauteurs et défenseurs de l’hérésie. Ainsi surgit une persécution qui, pour n’avoir pas causé d’effusion de sang, n’en fut pas moins déplorable. Par toute l’étendue de la France, de l’Allemagne, de l’Italie, de malheureuses créatures furent rejetées au milieu de la vie du siècle, abandonnées et privées de tout moyen d’existence. Certaines réussirent à trouver des maris ; d'autres, en grand nombre, furent réduites à la prostitution ; d’autres, enfin, durent périr de misère et d’abandon. On alla jusqu’à proscrire le vêtement quasi-conventuel qu’elles avaient coutume de porter ; elles furent contraintes, sous peine d’excommunication, à se vêtir d’étoffes de couleur voyante. L’histoire de l’Église compte beaucoup de persécutions plus cruelles, mais il en est peu qui, par leur soudaineté et leur développement, aient causé de plus affligeantes misères ; nous avons d’ailleurs le droit de dire qu’il n’y en eut jamais de plus gratuite ni de moins motivée. L’impression qu'en ressentit l’âme populaire fut extrêmement vive. On en voit le reflet dans le bruit, répandu à cette époque, que Clément, à son lit de mort, s’était amèrement repenti de trois choses : d’avoir empoisonné l’empereur Henry VII, d'avoir détruit l'Ordre des Templiers et d’avoir anéanti les communautés des Béguines.

L’Église avait décrété, au grand concile de Latran, que nulle congrégation ne serait désormais tolérée si elle ne se conformait à certaines règles approuvées. Les Béguins et Béguines avaient, graduellement et presque à leur insu, contrevenu, dans la pratique, à ce canon. La solution de leurs difficultés présentes était de s’attacher à quelque Ordre reconnu. En 1319, Jean XXII, reconnaissant les maux causés par la maladroite législation de Vienne, promit d’exempter de toute nouvelle poursuite quiconque deviendrait Tertiaire d’un Ordre mendiant. Beaucoup de Béguins profitèrent de cette offre ; mais leur adhésion à l’Ordre choisi était plutôt théorique qu’effective. Ils conservaient leur indépendance, leurs habitudes de travail, leur droit à la possession de biens individuels. Par une bulle du 31 décembre 1320 et par d’autres mandements de date postérieure, Jean établit une ligne de démarcation entre ceux qui vivaient pieusement et docilement dans leurs maisons et ceux qui erraient à l’aventure en disputant sur des sujets religieux. Les premiers étaient, en Allemagne même, au nombre de deux cent mille, d’après les rapports adressés au pape ; Jean reproche vivement aux évêques d’avoir troublé ces fidèles pour le crime de quelques-uns, dont la mauvaise conduite avait motivé la décision, d’ailleurs mal interprétée, de Clément. A l’avenir, le pape ordonne qu’on les laisse en paix. Cette intervention mit fin, en 1321, tout au moins à la persécution des Béguins de Strasbourg.

Les Béguins innocents obtinrent ainsi quelque répit et les vides qui s’étaient produits dans leurs rangs lurent bientôt comblés. Mais les coupables subirent les effets du canon de Clément, appliqué avec toute la sévérité que permettaient, en pareille affaire, la négligence et l’indifférence habituelles aux prélats allemands. L’archevêque de Cologne, Henry, fut un des rares persécuteurs qui s’intéressèrent activement à leur tâche. Ses efforts furent payés d’un succès considérable. Les Lollards et les Béghards ne se risquaient plus à se montrer en public, et en l’absence de tout mécanisme inquisitorial organisé, il était difficile de les découvrir ; mais, en 1322, l’archevêque eut la bonne fortune de capturer le plus redoutable hérésiarque de la région. Ce personnage, nommé Walter et surnommé le Lollard, était un Hollandais qui se distinguait, par son activité et ses succès, parmi les missionnaires des Béghards. Il n’avait que peu de culture et ignorait le latin, mais il possédait une vive intelligence, une éloquence facile, un enthousiasme tenace et une grande force persuasive. Ses efforts furent facilités par ses nombreux écrits en langue vulgaire, qui circulaient activement de main en main. Il avait exercé ses talents à Mayence, où il recruta de nombreux disciples ; de là, il vint à Cologne, où il tomba entre les mains de l’archevêque. Il ne chercha pas à. dissimuler sa croyance, refusa d’abjurer et consentit avec joie à sacrifier sa vie pour sa foi. En vain, pour lui arracher les noms de ses coreligionnaires, eut-on recours aux plus atroces tortures ; sa constance ne se démentit pas et il périt, avec une joie sereine, dans les flammes.

L’Inquisition épiscopale ne rendait pas tous les services qu’en pouvait attendre le zèle de l’archevêque ; pourtant, si malhabile qu’elle fut, elle poursuivit ses travaux avec un succès passable. En 1323, un prêtre fut convaincu d’hérésie, dégradé et livré au bûcher. En 1325, on découvrit par hasard une assemblée de Béghards, et cette découverte fut plus féconde en résultats. On retrouve ici comme ailleurs la légende d'un mari dont les soupçons sont éveillés, qui surprend sa femme dans un conventicule nocturne et assiste aux orgies communément attribuées à ce genre de réunion. L’Inquisition épiscopale récolta une belle moisson d’accusés, qu’elle jugea rapidement et sûrement. Ceux qui n’abjurèrent pas, c’est-à-dire une cinquantaine d’individus, furent mis à mort ; les uns furent menés au bûcher, d’autres noyés dans le Rhin, punition nouvelle qui montrait à quel point on ignorait encore, en Allemagne, la façon de traiter les hérétiques. Il est fort probable que certains de ces malheureux cherchèrent à dissimuler leurs erreurs en invoquant le nom du grand prédicateur dominicain, Maître Eckart, et qu’ainsi ils attirèrent sur la tête de leur maitre les poursuites qui causèrent sa mort. Il est possible aussi que, pourchassant ce précieux gibier, l’évêque ait perdu de vue une proie plus humble, car on ne voit pas que d’autres victimes aient péri dans les années qui suivirent ; on sait cependant que l’hérésie n’avait nullement disparu de la région.

L’archevêque Henry mourut en 1331, sans avoir, semble-t-il, poussé plus loin ses succès. Son successeur Waleran, comte de Juliers, reprit la tâche d’une façon plus systématique. Il s’efforça d'organiser une Inquisition épiscopale permanente et nomma, à cet effet, un commissaire dont la fonction consistait à rechercher les hérétiques et qui avait plein pouvoir pour réconcilier et absoudre quiconque se rétractait. C’était, en somme, sous un autre nom, un véritable inquisiteur. Le succès de la tentative ne répondit pas au mérite de l'invention. En mars 1335, Waleran dut constater que le mal était allé grandissant dans la ville et le diocèse ; il invita tous ses prélats et tout son clergé à seconder l'Inquisition en appliquant rigoureusement les instructions données par l’archevêque Henry. Cette mesure fut aussi peu efficace que les efforts antérieurs. Les hérétiques poussaient l’audace jusqu’à porter, en public, le costume de leur secte et à en pratiquer les rites ; bien plus, l’inquisiteur était si négligent, ou si accessible à la corruption, qu’il donnait l’absolution sans exiger la preuve de l’orthodoxie. Aussi, en octobre de la même année, l'archevêque lança une nouvelle lettre pastorale où il annulait ces absolutions et déplorait la constante propagation de l'hérésie.

Les zélés archevêques de Cologne ne manquaient pas d’imitateurs. En Westphalie, les évêques Ludwig (de Munster), Gottfrid (d’Osnabrück), Gottfrid (de Minden), Bernard (de Paderborn), s’étaient activement employés à déraciner l’hérésie dans leurs diocèses. En 1335, l’évêque Berthold (de Strasbourg) lit un effort isolé pour mettre en vigueur les Clémentines. La même année, quelques victimes furent brûlées à Metz. L’archevêque de Magdebourg, Otto, était d’humeur plus tolérante. En 1336, on découvrit dans sa ville quelques Frères du Noble Esprit, qui n’hésitèrent pas, devant le juge, à avouer leur croyance. Cet aveu sonnait à des oreilles pieuses comme le plus horrible blasphème. Pourtant, l’archevêque les remit en liberté après quelques jours de détention, sur une simple rétractation verbale de leurs erreurs. Mais, la même année, nous rencontrons le premier exemple d’une Inquisition pontificale s’exerçant dans l’Allemagne du Nord. Le moine Jordan, ermite augustinien, reçut le mandat d'inquisiteur pour les deux districts de Saxe. Il était médiocrement versé dans la procédure inquisitoriale, car ayant découvert, à Angermünde dans la Marche Uckeraine, un nid de Luciférains, il eut l’humanité de leur offrir d’échapper par la « purgation canonique ». Quatorze d’entre eux ne purent réunir le nombre requis de cojureurs et furent dûment brûlés. D’Angermünde, le moine Jordan se rendit en hâte à Erfurt, où il assista au procès d’un Béghard nommé Constantin. La procédure fut menée par le vicaire de l’archevêque de Mayence. On ne désirait nullement punir l’hérétique, qui avait bonne réputation et se rendait utile comme copiste. Il déclarait qu’il était le Fils de Dieu et qu’il ressusciterait trois jours après sa mort ; aussi méritait-il que ses juges essayassent de le faire passer pour fou. A cet effet, on lui accorda un long répit ; mais il persista à affirmer qu’il était sain d’esprit, repoussa toutes les tentatives de conversion et, finalement, périt dans les flammes.

Quand on prit la peine de rechercher les hérétiques, on en trouva, semble-t-il, un nombre suffisant pour payer les efforts des persécuteurs. En cette même année 1336, on découvrit, dit-on, en Autriche une secte considérable, dont les adeptes, d’après le portrait qu’on fait d’eux, devaient être des Luciférains. Les rites observés dans les assemblées nocturnes, qu’ils tenaient dans un souterrain, ressemblent fort à ceux que révélèrent les pénitents de Conrad de Marbourg ; c’est toujours la vieille tradition des pratiques de sorcellerie. Ils avaient, parait-il, infecté de leur hérésie d’innombrables âmes ; pour les exterminer, on fit largement usage du bûcher et d’autres cruels supplices. L’année suivante, à Brandebourg, beaucoup de gens simples se laissèrent entraîner à la démonolâtrie par trois mauvais génies qui personnifiaient la Trinité. Bien que ces simulateurs eussent été mis en fuite par l’hostie que leur présenta un Dominicain, les dupes persistèrent dans leurs erreurs et aimèrent mieux se laisser brûler que de se rétracter. Même dépouillée de tout le surnaturel dont on la parait, celte hérésie, probablement Luciféraine, devait exciter un singulier enthousiasme chez ses adeptes, car, devant le bûcher, ils déclarèrent que les flammes allumées pour leur supplice étaient des chariots d’or destinés à les conduire au ciel. Un autre exemple de Luciféranisme se présenta à Salzbourg, en 1340. Dans la cathédrale, un prêtre nommé Rudolph jeta à terre la coupe contenant le sang du Christ. Il avait déjà commis ce sacrilège à Halle. Devant le juge, il nia la transsubstantiation et affirma que Satan elles anges déclins seraient finalement sauvés. Il persista jusqu’au bout dans l’hérésie et fut brûlé.

Les Frères du Libre-Esprit n’avaient nullement été exterminés. En 1330, trois vieillards, hérésiarques de la secte, furent arrêtés à Constance et jugés par l’évêque. Ils furent reconnus coupables d’infâmes pratiques sexuelles et exprimèrent, en tenues particulièrement révoltants, leur horreur des rites de l’Eglise. Leur fermeté se maintint intrépide jusqu’au moment où on les amena sur le lieu de l’exécution ; alors ils faiblirent, se rétractèrent et furent condamnés à l’emprisonnement perpétuel dans un donjon, au pain et à l’eau. En 1342, à Würzbourg, deux autres furent amenés par force à résipiscence. Cependant la persécution était intermittente et, dans nombre de localités, la tolérance était de pratique. Ainsi, en Souabe, en 1347, l’hérésie des Béghards se répandait, dit-on, sans obstacle et sans frein. Il était impossible de la déraciner, quand bien même on eut tenté de le faire, ce qui, d’ailleurs, n'était pas le cas. Elle aurait pu finalement détrôner l’Eglise si, au dernier moment, n’avaient surgi des théologiens possédant, pour la combattre, le talent et la bonne volonté nécessaires.

Vers cette époque florissait Conrad de Montpellier, chanoine de Ratisbonne, un des hommes les plus savants du temps, qui écrivit un livre contre la secte. A l’en croire, la condamnation prononcée par le concile de Vienne n’avait nullement arrêté le développement et la propagation de l’hérésie et l’on ne trouvait pas de prélats disposés à enrayer le mal. Les hérétiques étaient généralement des paysans et des ouvriers, errant de lieu en lieu, revêtus du costume spécial de la secte, sous lequel se dissimulaient aussi des Vaudois. Ils demandaient l’hospitalité aux Béguins et Béguines, qu’ils corrompaient en leur persuadant que l’homme peut, par la pitié, devenir l’égal du Christ. A Ratisbonne, Conrad rencontra un de ces hérétiques qui ne jouit pas longtemps de l’impunité : arrêté par l’évêque, il persista obstinément dans l’erreur et fut jeté dans un donjon, où il périt. Un autre, nommé Jean de Mechlin, prêchait ouvertement sa fausse doctrine par toute la haute Allemagne ; son éloquence lui attirait des disciples innombrables, jusqu’à des nobles et des ecclésiastiques. Cependant Conrad déclare qu’ayant discuté avec cet hérésiarque, il le trouva profondément ignorant. Il existait sans doute une égale tolérance dans les Pays-Bas, car, vers la même époque, vivait à Bruxelles une femme nommée Blœmaert, qui écrivit divers traités sur l’Esprit de Liberté et sur l’Amour. Elle était vénérée comme un être supérieur et surnaturel ; quand elle recevait l’Eucharistie, disaient ses disciples, deux séraphins se tenaient auprès d’elle. Elle défia les plus savants théologiens, jusqu’au jour où John de Rysbrœk réussit à la confondre. Néanmoins, après sa mort, vers 1330, elle fut adorée comme une sainte par ses disciples ; des cures miraculeuses furent obtenues par son suffrage. La petite secte quelle fonda survécut jusqu’au début du XVe siècle ; à ce moment, le cardinal Pierre d’Aillv ordonna à l’inquisiteur Hendrick Selle van Herenthals d’exterminer les sectaires. On ne voit pas que la persécution se soit exercée par des mesures plus rigoureuses que la simple prédication ; pourtant il y a lieu de croire que l’action inquisitoriale ne se borna pas à ce procédé très humain, car les hérétiques complotèrent de tuer Selle dans une embuscade et ils auraient réalisé ce projet si l’inquisiteur, tombé entre leurs mains, n’avait soudain et miraculeusement disparu[18].

Depuis l’élection contestée de Louis de Bavière, en 1314, les rapports étaient extrêmement tendus entre l’Empire et lu papauté. La victoire de Mühldorf, qui, en 1322, assura à Louis la souveraineté, avait été suivie, en 1323, d’une rupture complète entre Louis et Jean XXII. Une lutte à mort s’était alors engagée. Chacun des adversaires traitait son ennemi d’hérétique et le déclarait déchu de tout ses droits. A l’interdit que lança Jean contre l’Allemagne, Louis répondit en persécutant cruellement, partout où il pouvait exercer son autorité, les ecclésiastiques respectueux des censures pontificales[19]. Un tel état de choses était peu favorable à la persécution de l’hérésie et explique, du moins en partie, l’immunité dont jouirent les hérétiques dans tant de localités et l’impossibilité d’introduire une Inquisition organisée et généralisée. Bien que la papauté déclarât le trône impérial vacant et affirmât que, durant cette vacance, le gouvernement de l’Empire était dévolu au pape, ses prétentions n’eurent aucune sanction pratique. Quand Louis fut mort en 1347 et que fut reconnu son rival, Charles IV, « l’Empereur des prêtres », Rome eut le droit de croire que tous les obstacles allaient s'abaisser, que l’opposition de l’épiscopat à l’Inquisition papale allait être brisée et que le champ serait largement ouvert à une persécution continue et systématique qui laverait l’Allemagne de l’accusation de tolérance. Si, en 1348, Clément VI pouvait se permettre de reprocher paternellement au jeune Empereur le manque de dignité de son costume trop court et trop étroit, peu approprié à la somptuosité impériale, il est à croire que ce jeune homme devait être prêt à exécuter tous les ordres qu’on pourrait lui donner concernant l'extermination de l’hérésie. La même année, Jean Schandeland, docteur du couvent dominicain de Strasbourg, fut nommé inquisiteur pontifical pour toute l’Allemagne.

Le pape et l’empereur voyaient enfin leur position assurée et se préparaient à tirer parti delà situation, quand survint inopinément une catastrophe qu’aucun calcul humain n’avait pu prévoir. La moitié du triste XIVe siècle était presque accomplie lorsque l’Europe fut éprouvée par une calamité où il était permis de voir l’accomplissement des prophéties menaçant de la vengeance divine les crimes de l’humanité. En 1347, le fléau quon appela la « Peste Noire » fondit de lest sur lEurope, et se propagea sans cesse en 1348 et 1349, envahissant la France, lEspagne, la Hongrie, lAllemagne et lAngleterre. Aucun point de lEurope ne fut épargné ; on vit, dit-on, dans la haute mer, des vaisseaux chargés de riches cargaisons flotter à laventure, l’équipage ayant péri jusquau dernier homme. Les récits des contemporains exagèrent assurément quand ils affirment que les deux tiers, ou les trois quarts, ou les cinq sixièmes de la population de l’Europe tombèrent victimes du fléau. Pourtant Boccace, témoin oculaire, dit que la mortalité atteignit, de mars à juillet 1348, dans Florence même, un total de cent mille âmes ; dans les champs, les récoltes pourrissaient sur pied ; dans la ville, les palais étaient vides de leurs maîtres et de leurs gardiens ; les parents abandonnaient leurs enfants, les enfants leurs parents. En Avignon, le nombre des morts fut estimé » cent mille. Clément VI s’enferma dans ses appartements du palais pontifical, alluma de grands feux pour éloigner la contagion et ne se laissa approcher par personne. A Paris, dit-on, cinquante mille habitants périrent ; à Saint-Denis, seize mille, à Strasbourg, seize mille. Bien que douteux, ces chiffres sont vraisemblablement exacts, à en juger d'après ce qui se passa à Béziers. En 1348, Mascaro, chargé en cette ville d'occuper le poste vacant d’escudier, relate dans son journal que tous les consuls furent enlevés parle fléau, ainsi que tous leurs escudiers ou auxiliaires, et tous les clavars ou percepteurs, et que les habitants périrent dans la proportion de neuf cents sur mille. Jugeant apparemment que la nature ne causait pas des maux assez grands, les hommes secondèrent son œuvre de destruction en s’ameutant contre les Juifs. On les accusa d’avoir provoqué le fléau en empoisonnant les sources et les pâturages : la rage aveugle de la population ne s'arrêta pas à considérer que ces malheureux buvaient aux mêmes fontaines que les Chrétiens et souffraient, comme eux, de la peste, De l’Atlantique à la Hongrie, on les tortura et on les massacra par le fer et la flamme. A Erfurt, trois mille Juifs, dit-on, périrent ; en Bavière, le nombre des victimes fut estimé à douze mille[20].

Le peuple ne jugea pas la colère divine apaisée par le seul massacre des Juifs. Le fanatisme contagieux dont nous avons vu tant d’exemples n’était ni éteint ni satisfait. En 1320, la France avait vu se déchaîner un nouveau troupeau de Pastoureaux : le bas peuple se souleva, armé simplement de bannières, pour la conquête de la Terre Sainte ; une innombrable multitude de paysans parcoururent le pays, de façon toute pacifique d’abord ; puis ils montrèrent leur piété en attaquant les Juifs et donnèrent finalement la mesure de leur haine de la hiérarchie en pillant les maisons des ecclésiastiques et les églises ; à la fin, on les dispersa l’épée à la main- et on s’en débarrassa par la' potence. En 1334, le grand prédicateur dominicain Venturino de Bergame éveilla dans la population de Lombardie l’ardent désir de se concilier la bienveillance divine et organisa un pèlerinage à Rome en vue d’obtenir le pardon des péchés. On compta, selon des appréciations diverses, de dix mille à trois millions de pénitents. Vêtus de blanc, portant des manteaux noirs marqués d’un côté d'une colombe blanche et d’une branche d’olivier, de l’autre d’une croix blanche, les pèlerins se dirigèrent, par bandes paisibles, vers la cité sainte. Néanmoins quand Venturino se rendit à Avignon auprès de Jean XXII, pour gagner à ses pénitents le pardon du pape, il fut accusé d’hérésie et dut subir un procès inquisitorial[21].

Connaissant, par ces manifestations, les tendances populaires de l’époque, on ne saurait s’étonner que la profonde émotion causée par les terribles épreuves de la Peste Noire se soit traduite par une soudaine fièvre de repentir. L’Allemagne avait moins souffert que le reste de l’Europe elle avait perdu, disait-on, à peine un quart de sa population ; mais la sensibilité religieuse du peuple avait été vivement touchée par les interdits lancés contre Louis de Bavière et le fléau même avait été précédé de plusieurs tremblements de terre, qui étaient autant de sinistres présages. On pouvait croire que Dieu, lassé de la perversité des hommes, se préparait à exterminer le genre humain. Seul quelque extraordinaire effort d’expiation pouvait détourner le courroux céleste. En cet état de tension morale, la plus petite excitation devait suffire à mettre en mouvement la population entière. Soudain, au printemps de 1349, le pays se couvrit de bandes de Flagellants semblables à ceux que nous avons vus, un siècle environ auparavant, expier leurs péchés par des flagellations publiques. Selon les uns, l’exemple vint de Hongrie ; d’autres historiens attribuent A diverses régions l’initiative première de ce mouvement. Mais ces pratiques répondaient si bien aux vagues aspirations du peuple et se propagèrent avec une telle rapidité qu’elles semblent avoir été le résultat d’un élan universel et simultané. Tout se passa, au début du moins, avec ordre et décence. Les Flagellants marchaient par troupes modérément nombreuses, dont chacune était menée par un chef et deux lieutenants. Il leur était strictement défendu de mendier. Seuls étaient admis à prendre rang parmi eux les gens qui promettaient obéissance au capitaine et qui possédaient assez d’argent pour faire face à leurs dépenses personnelles, estimées à quatre pfennige par jour. D'ailleurs, dans les villes où ils passaient, on leur offrait toujours l’hospitalité ; ils avaient le droit d’accepter le logement et la nourriture, mais ne devaient jamais passer deux nuits dans la même localité. Moines et prêtres, nobles et paysans, femmes et enfants, enrôlés dans une même pensée de contrition, cherchaient à apaiser la colère de Dieu. Ils chantaient des hymnes grossiers :

Nü tretent herzu die bussen wellen.

Flichen wir die heissen hellen.

Lucifer ist ein bose geselle, etc...

Ils se flagellaient à des moments déterminés. Les hommes se mettaient nus jusqu’à la ceinture et se frappaient avec des lanières armées de quatre pointes de fer, si énergiquement, dit un témoin oculaire, que parfois il fallait deux secousses pour détacher la pointe de la chair. Us déclaraient que cet exercice, poursuivi durant trente-trois jours et demi, lavait l’âme de toute souillure et rendait le pénitent aussi pur qu'au jour de sa naissance.

Depuis la Pologne jusqu’au Rhin, les processions de Flagellants rencontrèrent peu d’obstacles. Dans quelques villes, pourtant, comme à Erfurt, les magistrats leur interdirent l’entrée ; dans la province de Magdebourg, l'archevêque Otho les chassa. Ils se répandirent à traders la Hollande et les Flandres, mais, quand ils envahirent la France, Philippe de Valois intervint et ils ne purent pénétrer au-delà de Troyes. A la vérité, les gardiens de l’ordre public ne pouvaient envisager sans quelque crainte une pareille démonstration populaire, capable de devenir dangereuse en sorganisant de façon plus régulière. Quand les Flagellants de Strasbourg songèrent à constituer une confrérie permanente, Charles IV, qui se trouvait dans la ville, leur opposa une défense péremptoire. Déjà ces troupes errantes avaient pris un caractère menaçant : en diverses localités, leur zèle avait provoqué de cruelles persécutions contre les Juifs, leur haine de l’Église se manifestait par des symptômes évidents et se traduisait par des attaques contre les propriétés des églises ou des ecclésiastiques. D’ailleurs, l’Église voyait d’un mauvais œil une démonstration religieuse qu’elle-même n’avait pas prescrite ; c’est en vain qu’on essaya de ménager sa susceptibilité en lisant chaque jour, pendant la flagellation, une lettre apportée par un ange à l’Église de Saint-Pierre à Jérusalem, lettre où il était dit que Dieu, irrité de l’insuffisante observance des Dimanches et des Vendredis, avait châtié la Chrétienté et aurait détruit le monde si les anges et la Vierge n’avaient intercédé en faveur des hommes. Un autre message annonçait qu’une flagellation générale de trente-trois jours et demi détournerait la colère du Seigneur. On pouvait, non sans raison, redouter que l’esprit de haine et d’indiscipline des flagellants ne se déchainât ouvertement. Les Mendiants entreprirent de décourager cette contrition populaire et s’attirèrent une hostilité qui n’hésita pas à se traduire par des actes. A Tournay, l’orateur des Flagellants dénonça les Religieux comme des scorpions et des antéchrists ; sur les frontières de la Mis- nie, deux Dominicains, qui avaient entrepris de ramener à la raison une bande de Flagellants, furent assaillis à coups de pierres. L’un des moines fut assez agile pour s’enfuir, l’autre fut lapidé jusqu’à la mort.

A Bâle, une centaine de notables citoyens s’organisèrent en confrérie et firent, à Avignon, un pèlerinage de Flagellants. Ils excitèrent, parmi les habitants de la cité papale, une grande admiration ; nombre de cardinaux semblaient disposés à traiter avec respect cette nouvelle méthode de pénitence. Clément VI ne s’arrêta pas aux apparences, approfondit plus sérieusement la chose et reconnut le danger que courrait l’Église à permettre ces incorrectes manifestations de zèle, à tolérer la formation d’associations et de congrégations non reconnues. Que deviendrait la plus précieuse et la plus lucrative fonction du Saint-Siège, la distribution du trésor des indulgences, si des hommes pouvaient se purifier eux-mêmes en s'infligeant des pénitences choisies par eux ? Il y avait là toute une révolution en germe, une menace aussi dangereuse que celle des Pauvres de Lyon ou des autres sectes contre lesquelles on avait, jusqu'alors, lutté avec succès. Le souci de la défense personnelle exigeait que l’Église écrasât promptement et à tout prix le péril naissant. En bonne logique, ce raisonnement était irréfutable. Pourtant, certains membres du Sacré Collège tinrent bon. Ils obtinrent de Clément qu’il renonçât à son premier projet, qui avait été de jeter en prison les Flagellants. Apparemment, on discuta encore longtemps sur le parti à suivre, car ce fut seulement le 20 octobre 1349 que parut la bulle de condamnation. Celte condamnation s’appuyait sur le mépris du « pouvoir des clefs » et de la discipline de l’Église, dont faisaient preuve ces associations nouvelles et non autorisées, en portant des costumes distinctifs, en formant des assemblées conformément à des statuts autonomes et en se livrant à des pratiques contraires aux observances reçues. Le pape faisait allusion aux crantés exercées contre les Juifs, aux attentats commis contre la propriété et la juridiction de l’Église. Tous les prélats recevaient l’ordre de dissoudre immédiatement ces congrégations ; ceux des Flagellants qui refuseraient l’obéissance seraient emprisonnés jusqu’à nouvel ordre et l’aide du bras séculier serait requise en cas de besoin.

Clément ne se trompait pas en prévoyant l’effet que produisit, sur l’esprit des fidèles, cette discipline nouvelle. En 1417, au concile de Constance, quand ce sujet vint en discussion, saint Vincent Ferrer penchait vers une décision favorable aux Flagellants ; sa haute réputation, les services qu’il avait rendus en détachant l’Espagne de Pierre de Luna (Benoit XIII), inspiraient à tous le plus grand respect. Pourtant, Gerson le prit discrètement à partie et écrivit un exposé des maux qui résultaient de ses pratiques. L’expérience avait prouvé, disait-il, que les membres de la secte des Flagellants en venaient à mépriser la confession sacramentelle et le sacrement de la pénitence ; car ils vantaient la forme particulière, de leur contrition, la jugeant supérieure non seulement à celle que prescrit l’Eglise, mais même au martyre, attendu qu’ils versent eux-mêmes leur sang, tandis que le sang des martyrs est répandu par autrui. Ces idées poussaient ouvertement à l’indiscipline et détruisaient le respect dû à l’Eglise ; elles étaient donc, par leurs résultats, fort rapprochées de l’hérésie. D’après certaines allusions faites par Gerson, on peut croire que de fréquents conflits se produisaient entre le peuple et les prêtres et que ces derniers étaient parfois assez maltraités.

On voit que l’interdiction publiée par Clément avait eu peu d’effet et que ces pratiques s’étaient obstinément maintenues jusqu’à produire comme une nouvelle hérésie. Quand la bulle de condamnation parvint aux prélats allemands, ceux-ci comprirent nettement les dangers que cette mesure cherchait à détourner et résolurent de mettre vigoureusement en pratique les prescriptions pontificales. Du haut de la chaire, les prêtres dénoncèrent les Flagellants comme une secte impie, condamnée par le Saint-Siège. On offrait le pardon à ceux qui reviendraient humblement à la foi de l’Eglise ; mais ceux qui persisteraient dans l’endurcissement se verraient appliquer toute la rigueur des canons. Ces menaces éclaircirent considérablement les rangs des hérétiques : il subsista pourtant assez de rebelles pour fournir une nouvelle moisson de martyrs. Nombre de ces malheureux furent exécutés ou soumis à divers genres de tortures ; beaucoup pourrirent jusqu'à leur mort dans les donjons où ils avaient été jetés. On ne put empêcher que des ecclésiastiques mêmes adhérassent à la secte honnie. Dans un concile provincial, Guillaume de Gennep, archevêque de Cologne, excommunia tous les clercs qui s’étaient joints aux Flagellants. Cette censure fut si peu respectée que le prélat, dans son synode vernal de 1353, dut ordonner à tous les doyens et recteurs d'assembler leurs chapitres, de donner lecture de son mandement et de prendre des mesures en vue de l’excommunication publique et nominative de tous les insoumis — excommunication qui devait être suivie, au bout de quinze jours, de la suspension, des coupables. Nous verrons plus loin avec quelle persistance reparut, à diverses reprises, la fièvre de flagellation, envisagée par l’Eglise comme une pure et simple hérésie. Cependant il est certain que les Frères du Libre-Esprit profitèrent largement de l’excitation qui s'était emparée des Ames et du bouleversement moral et social qui en fut le résultat. Dès leur première apparition, les bandes de Flagellants virent, dit : on, venir à elles, dans beaucoup de localités, des hérétiques réputés Lollards, Béghards et Cellites. Englobés dans une commune persécution, tous ces malheureux avaient des intérêts communs, et leur association devint trop intime pour qu’ils pussent se refuser un appui mutuel.

L’orthodoxie n'avait pas encore remporté la victoire qu’on avait naturellement escomptée comme un résultat de la domination incontestée du pieux Charles IV. Vers la fin de 1352, Innocent VI reçut la pourpre, et tenta bientôt, à son tour, d’introduire en Allemagne l’Inquisition pontificale ; à cet effet, en juin 1353, il renouvela le mandat inquisitorial du moine Jean Schandeland, et écrivit à tous les prélats germaniques pour les prier instamment (le prêter à ce magistrat une aide efficace. La pernicieuse folie des Béghards s’était, disait-il, déchaînée de nouveau. Il fallait que de sérieux efforts fussent tentés en vue d’anéantir ce fléau. Comme l’Inquisition ne possédait pas, en propre, de prisons dans les diocèses, les prélats étaient invités à donner au Saint-Office le libre usage des geôles épiscopales. La chronique déclare, en termes assez vagues, que le moine Jean eut de l'énergie et remporta des succès ; mais aucun document ne nous donne les preuves de son activité. Il est à présumer que les évêques, selon leur habitude, lui prêtèrent un assez mol appui ; rien n’atteste même qu’il ait contribué à la condamnation de l’hérésiarque béghard Berthold von Rohrback, qui, en 1356, expia son hérésie au milieu des flammes. Ce Berthold avait été précédemment arrêté à Würzbourg ; la crainte du bûcher lui avait arraché une rétractation. Il aurait dû être puni de prison perpétuelle, mais les tribunaux religieux d'Allemagne ignoraient les pénalités prescrites contre l’hérésie ; il fut remis en liberté et se rendit secrètement à Spire. Là, il propagea avec succès ses doctrines jusqu’au jour où il fut de nouveau arrêté. Comme hérétique relaps, il devait, aux termes de la jurisprudence inquisitoriale, être frappé sans merci ; mais cette jurisprudence était mal comprise en Allemagne ; on le traita, cette fois encore, avec une mansuétude contraire à la loi canonique et on lui offrit la réconciliation. En cette occasion, son courage ne l'abandonna pas. « Ma foi, dit-il, est un don de Dieu ; je n’ai ni le droit, ni le désir de rejeter cette-divine faveur. » L’insuccès que rencontra la tentative faite par Innocent en vue d’introduire l'Inquisition ressort pour nous de l’attitude prise par Guillaume de Gennep, dans son synode vernal de Cologne en 1357. En déplorant l’accroissement de la pernicieuse secte des Béghards, qui menace d’infecter la ville entière et tout le diocèse, le prélat ne fait pas la moindre allusion à l’Inquisition papale ni aux canons. Il mentionne les mesures édictées par ses prédécesseurs, et, conformément à ces prescriptions, il enjoint à tous les desservants des paroisses d’attaquer les hérétiques, sous peine de se voir eux-mêmes poursuivis en cas de négligence ; il lance aussi l’excommunication contre tous ceux qui, par des aumônes, prêtent assistance aux Béghards.

Nonobstant cet insuccès, la tentative fut renouvelée. Une sentence du C juin 1366, publiée par Mosheim, atteste que le Dominicain Henry de Agro avait, à cette époque, mandat d'inquisiteur pour la province de Mayence et le diocèse de Bamberg et Bâle, qui ressortissait à la province de Besançon. Il menait une enquête active dans le diocèse de Strasbourg ; mais l’évêque, fidèle à la jalousie épiscopale, ne lui avait pas permis d’exercer sa fonction en toute indépendance et lui avait adjoint le vicaire épiscopal Tristram, non seulement comme représentant de l’évêque pour la condamnation finale, mais en qualité de véritable inquisiteur-adjoint. Conformément à la jurisprudence du Saint-Office, le jugement fut rendu dans une assemblée d'experts. La victime, dans l’espèce, était une Béguine, Metza von Westhoven, qui avait été jugée et avait abjuré lors de la persécution entreprise, près d’un demi-siècle auparavant, sous l’évêque Jean de Zurich. Comme hérétique relapse, elle ne pouvait espérer aucun pardon et fut dûment « libérée ».

Cependant les espérances fondées sur le zèle de Charles IV n’étaient pas encore réalisées. L’empereur ne s’associait pas, semble-t-il, aux efforts de la papauté. Or, sans l’exequatur impérial, il y avait peu de chances pour que les mandats délégués à des inquisiteurs obtinssent le respect et l’obéissance des prélats. En 1367, Urbain V revint à la charge et nomma deux inquisiteurs pour l’Allemagne, les Dominicains Ludwig von Caliga et Walter Kerlinger, autorisés à choisir des vicaires. Les Béghards étaient les seuls hérétiques contre lesquels on les invitât à agir. Prélats et magistrats recevaient l’ordre de prêter un concours actif aux inquisiteurs et de mettre à leur disposition toutes les prisons, en attendant que l’Inquisition germanique eût acquis des geôles pour son usage personnel. C’était la première mesure systématique qu’on eût prise jusqu’à ce moment pour l’organisation du Saint-Office en Allemagne. Bien que Charles IV ne semble pas avoir, tout d’abord, aidé au succès de la tentative, ce n’en fut pas moins là une porte d’entrée. Le choix des inquisiteurs était heureux. Du moine Ludwig, on sait peu de chose ; mais Walter — appelé diversement Kerling, Kerlinger et Krelinger — était un homme influent. Chapelain et favori de l’Empereur, il avait un tempérament de persécuteur et le loisir autant que l'ambition de faire honneur à ses fonctions. Eu 1369, il devint provincial dominicain de Saxe et continua, jusqu’à sa mort, à remplir concurremment les obligations de ses deux charges. Il se mit à l'œuvre sans perdre un instant. Dès 1368, à Erfürt, on voit brûler par ses soins un Béghard. C’est à l'activité infatigable de ce moine qu’on attribue généralement la disparition momentanée de l’hérésie.

Cependant, au début, les princes spirituels ou temporels d’Allemagne paraissaient peu disposés à fournir l’appui cordial sans lequel la besogne de persécution ne pouvait que languir. Mais quand, en 1368, l’Empereur fit une expédition en Italie, l’occasion parut bonne pour le rappeler au sentiment de ses devoirs négligés. C’était pour un Empereur un bonheur fort rare que d’avoir le concours bienveillant de la papauté : il ne dut pas être difficile de faire comprendre à Charles combien l’Inquisition, grâce à l'union de deux puissances, pouvait devenir précieuse pour ruiner l’indépendance des grands princes-évêques. Aussi arriva-t-il que l’institution se trouva pour la première fois organisée et dotée d’une existence réelle en Allemagne, à l'heure même où elle tombait en désuétude dans les pays qui l’avaient vu naître. Les 9 et 10 juin 1369, l'Empereur lança, de Lucques, deux édits qui dépassent toute la législation antérieure par le concours officiel accordé aux inquisiteurs. Tous les prélats, princes et magistrats, ont l'ordre de chasser et de traiter comme gens mis au ban de l’Empire les sectaires Béghards et Béguines, vulgairement appelés Wilge Armen ou Conventschwestern, qui mendient au cri vainement prohibé de Brod durch Gott ! Sur la réquisition de Walter Kerlinger et de ses vicaires ou autres inquisiteurs, quiconque fait l'aumône à la secte proscrite sera arrêté et puni de façon à inspirer la terreur aux autres. Un article spécial, adressé aux prélats, leur enjoint d’obéir avec zèle aux ordres donnés par Kerlinger, par ses vicaires ou par tout autre inquisiteur, pour l’arrestation et la détention des hérétiques ; les prélats prêteront aux inquisiteurs toute l’aide dont ils disposent, recevront et traiteront ces fonctionnaires avec bienveillance et courtoisie et leur fourniront des gardes pour les escorter dans leurs déplacements. De plus, les inquisiteurs sont placés sous la protection spéciale de l’Empereur. Tous les pouvoirs, privilèges, franchises et immunités accordés à ces magistrats par les précédents Empereurs ou par les gouverneurs des diverses provinces sont maintenus et confirmés, nonobstant toute loi ou coutume contraire. Pour imposer le respect de ces privilèges, deux ducs (Saxe et Brunswick), deux comtes (Schwartzenberg et Nassau), deux chevaliers (Hanstein et Witzeleyeven), sont nommés conservateurs et gardiens, à charge d’agir chaque fois qu’une plainte leur sera adressée par les inquisiteurs. Ils veilleront à ce qu’un tiers des confiscations frappant les hérétiques, Béghards ou Béguines, soit remisa l’Inquisition ; ils poursuivront directement et sans appel quiconque fera quelque opposition ou tort au Saint-Office et ils frapperont, de façon exemplaire, tant les personnes que les biens des coupables. Toute contravention à l’édit entraînera une amende de cent marcs, dont la moitié sera versée au fisc et l’autre moitié aux personnes lésées. Enfin, quiconque fera opposition ou tort aux inquisiteurs ou à leurs agents, directement ou indirectement, ouvertement ad secrètement, est déclaré passible de confiscation au bénéfice du l’inquisition organisée trésor impérial et de la perte de tous honneurs, dignités, privilèges et immunités.

Ces terribles édits pourvoyaient sans doute au personnel de l’Inquisition et a l’exercice de ses pouvoirs ; mais pour rendre l’institution durable, deux choses manquaient encore : des maisons, où le Saint-Office tiendrait ses assises, et des prisons où il logerait ses captifs. Les ressources impériales ne pouvaient taire face à ces dépenses, et l’on ne pouvait guère compter sur la munificente piété des princes et des prélats. Il fallait prélever ces fonds sur les dépouilles de quelques victimes ; il fallait, de plus, que ces victimes fussent à la fois sans défense et en possession de biens considérables. Ces conditions étaient exactement remplies par les Béghards et Béguines orthodoxes, qui, depuis la passagère persécution causée par la publication des Clémentines, avaient continué à prospérer et à bénéficier de pieuses donations. Ce fut sur eux qu’on jeta les yeux. Une semaine après la promulgation de l’édit que nous venons d’analyser, un second édit parut où ces malheureuses créatures étaient dépeintes comme cultivant une pauvreté sacrilège quelles affirmaient être une forme d’existence parfaite ; on ajoutait que leurs communautés, si on les laissait se développer à leur aise, deviendraient des pépinières d’erreur. De plus, l'Inquisition n’a ni maison, ni siège, ni donjon où elle puisse détenir ses accusés et incarcérer à perpétuité les pénitents, de sorte que beaucoup d’hérétiques restent impunis et que la semence du mal se répand partout. En conséquence, les immeubles des Béghards sont donnés à l’Inquisition qui en fera des prisons ; les habitations des Béguines seront vendues : il sera fait, sur le produit de la vente, trois parts, dont une destinée à la réparation des routes et des murs des villes et une autre assignée aux inquisiteurs, pour être employée à de pieux usages, et notamment à l’entretien des prisonniers. Il n’est donné que trois jours aux victimes pour se préparer à quitter leurs maisons[22].

S’il avait été possible d'établir l'Inquisition de façon permanente en Allemagne, ces mesures peu scrupuleuses auraient été sans doute efficaces. Grâce à la faveur impériale et à l’énergie de Kerlinger, l'institution finit par entrer en jeu. L'édit dont il a été question spécifie que Kerlinger est autorisé à nommer deux inquisiteurs supplémentaires ; il constate que les travaux du moine ont été couronnés de succès et que les hérétiques (Frères du Libre Esprit) ont été complètement anéantis dans les provinces de Magdebourg et de Brème, en Thuringe, Hesse, Saxe, et autres lieux. Il y a là probablement quelque exagération ; cependant d’autres documents attestent l’activité déployée par Kerlinger et le résultat triomphal de ses efforts. A Magdebourg et à Erfurt, il brûla nombre d'hérétiques et contraignit les autres à adopter l’orthodoxie ou à s’enfuir. On le trouve, en 1369, à Nordhausen, où il captura quarante Béghards. Sept de ces prévenus persistèrent dans leur endurcissement et furent brûlés, le reste abjura et reçut des pénitences. On peut voir là un exemple de sa fructueuse besogne et ajouter foi aux déclarations de Grégoire XI, qui, en 1372, déclare que l'Inquisition a détruit l’hérésie et les hérétiques dans les provinces centrales et les a confinés dans les districts extérieurs de Brabant, Hollande, Stettin, Breslau et Silésie. Là, ces rebelles sont en masses assez compactes pour pouvoir espérer s’y maintenir. Aussi le pape invite-l-il, en termes pressants, les prélats et les nobles à permettre f achèvement complet de la bonne œuvre, en prêtant un vigoureux appui aux derniers efforts du Saint- Office. Apparemment, Kerlinger ne s’était pas soucié de diviser son autorité en se donnant, comme le pape l’y autorisait, deux collègues. Grégoire intervenait pour retirer à Kerlinger une partie de ses attributions, établir l’Inquisition germanique sur des bases permanentes et en assimiler l’organisation à celle qui prévalait généralement ailleurs. Il portait à cinq le nombre des inquisiteurs et donnait qualité, pour les nommer ou les déplacer, au général et au provincial des Dominicains, ou à l’un de ces deux religieux. Kerlinger et Ludwig étaient au nombre des cinq titulaires ; nul pouvoir impérial ou épiscopal n’avait le droit d’entraver le libre exercice de leurs fonctions.

Charles IV ajouta aux prérogatives de l'Inquisition un privilège qui n’eut pas, au moment même, une grande importance, mais qui offre pour l’historien un intérêt tout particulier, en tant que premier symptôme des événements à venir. Un des traits essentiels de la propagande des Béghards était la mise en circulation, parmi les laïques, de traités et de livres dévots, écrites en langue vulgaire, ces œuvres s'adressaient à une classe qui n’était pas complètement illettrée, mais qui pourtant était incapable de recourir aux œuvres orthodoxes, généralement rédigées en latin. Pour supprimer cette fructueuse méthode de prosélytisme, l’Inquisition fut revêtue d'un pouvoir de censure littéraire, qui fera, ci-après, l'objet d’une étude approfondie. Moins intéressante è nos yeux, mais probablement plus importante è l’époque, fut la permission accordée aux inquisiteurs de nommer des notaires. Rappelons avec quel soin jaloux ces nominations étaient réservées, ce qui donnait à la concession d’une de ces charges le caractère d’une faveur exceptionnelle. Sans doute, les inquisiteurs s’étaient trouvés gênés par le nombre insuffisant de ces auxiliaires : ils étaient désormais autorisés à nommer un notaire par diocèse et à pourvoir au remplacement du titulaire en cas de mort ou d’incapacité.

La saisie des Béguinages fut brutalement exécutée par Kerlinger. Les Béguinages de Mulhouse avaient été très florissants ; le 10 février 1370, quatre de ces maisons furent remises par Kerlinger aux magistrats, pour être adaptées aux usages publics. C’était probablement la part du vol accordée aux autorités municipales. Il semble cependant que l’inquisiteur rencontra quelques obstacles. La jalousie des évêques devait vraisemblablement envisager d'un œil peu favorable cet établissement permanent de l’Inquisition sur leurs diocèses, et la possession de prisons et de propriétés foncières qui assurait l’indépendance du Saint-Office. Mosheim remarque judicieusement que ces immeubles constituant des dons faits en vue d’usages pieux, les évêques pouvaient les regarder comme placés sous leur juridiction et non soumis à un édit impérial ; d’autre part, les nobles et les bourgeois avaient pris l’habitude de considérer avec bienveillance les inoffensifs habitants de ces demeures et n’avaient aucun désir de participer aux dépouilles. Quelles qu’aient été leurs raisons, Kerlinger se trouvait empêché de procéder à une confiscation générale. En 1371, il dut adresser à Grégoire XI une pétition, où il rappelait l’existence d’hérétiques nommés Béghards et Béguines et demandait confirmation de l'édit impérial confisquant les demeures de ces hérétiques. Rien ne pouvait faire supposer à Grégoire qu’il y eut là autre chose que la confiscation normale de biens appartenant à des hérétiques ; aussi donna-t-il volontiers la confirmation demandée.

Ainsi, après une lutte intermittente qui avait duré près d’un siècle et demi, l’Inquisition s’était finalement établie et systématiquement organisée en Allemagne. La charge d’inquisiteur fut, tout au moins pendant quelque temps, remplie régulièrement par une succession ininterrompue de titulaires. Quand Kerlinger mourut, en 1373, le nouveau provincial de Saxe, Hermann Hetstede, reçut le titre d’inquisiteur, et le même titre fut donné à Henry Albert, qui succéda à Hetstede en 1376. Le Saint-Office semble avoir été presque exclusivement confié à des Dominicains ; il est rare qu’on trouve en fonctions des Franciscains. La pieuse besogne avançait rapidement. En 1372, Kerlinger eut à juger un hérétique particulièrement haut placé, en la personne d’Albert, évêque d’Halberstadt. Ce prélat enseignait publiquement des doctrines fatalistes, peut-être analogues à la doctrine de la prédestination que Wickleff commençait à élaborer. Cet enseignement avait pour effet une forte décroissance dans les œuvres pies, car il portait un coup fatal à l’invocation des saints, aux messes pour les morts, aux libéralités envers le clergé ; ces conséquences parurent à Grégoire XI si grosses de menaces qu’il ordonna à Kerlinger de s'unir à Hervord, prévôt d’Erfurt, et à un Augustin nommé Rodolph, pour contraindre l’évêque à l’abjuration et, en cas de rébellion, déférer le cas au tribunal pontifical. La même année, Grégoire constate avec satisfaction le succès des inquisiteurs, qui ont réussi à chasser les Béghards de l’Allemagne centrale et septentrionale ; en même temps, il excitait l’Empereur à déployer un zèle nouveau pour seconder leurs travaux, et envoyait aux princes, prélats et magistrats des encycliques leur enjoignant de faire tous leurs efforts pour l’achèvement de l’œuvre et d’exterminer les hérétiques dans les pays où ceux-ci s’étaient réfugiés. Au début de l’année suivante, il nomma un chapelain impérial, le Dominicain Jean de Boland, inquisiteur dans les diocèses de Trêves, Cologne et Liège, en lui désignant, comme proie spéciale, les Béghards et les Béguines. Charles se hâta d’investir le nouveau persécuteur de tous les privilèges spécifiés dans le rescrit impérial de 1369, et ordonna aux ducs de Luxembourg, Limbourg, Brabant et Juliers, aux princes de Mons et de Clèves, aux comtes de La Marck, de Kirchberg et de Spanheim, d’agir en qualité de « conservateurs » et de gardiens de l’édit.

Si l’activité inquisitoriale était particulièrement dirigée contre les Frères du Libre Esprit, les Flagellants ne furent cependant pas négligés. En 1361, l’inquiétude d’innocent VI fut éveillée par une démonstration que firent au loin, â Naples, ces enthousiastes pénitents. En 1369 arriva, dit-on, de Hongrie, un flot de femmes, qu’on anéantit sommairement en Saxe. En 1372, les Flagellants reparurent sur divers points de l’Allemagne, vantant le mérite spécial de leur contrition qui rendait inutiles les sacrements de l’Église. Grégoire XI se vit oblige d’envoyer aux inquisiteurs des instructions en vue de l’extermination de ces hérétiques. Kn 1373 et 1374, cette tendance irrépressible se manifesta sous une forme nouvelle, appelée Manie dansante, qui surgit à Aix-la-Chapelle, lors de, la consécration d’une église. Des bandes, composées en grande partie de pauvres et simples gens des deux sexes, venues des provinces rhénanes, inondèrent les Flandres, dansant et chantant comme des possédés. Sous l’effet d'une excitation mentale intense, ces maniaques bondissaient et dansaient jusqu'à tomber à terre, saisis de convulsions. Une fois le malheureux abattu, ses compagnons lui faisaient reprendre ses sens en sautant sur son corps ; ou bien on serrait, en la tordant à l’aide d’un bâton, une bande d’étoffe qu’il portait enroulée autour du ventre. Ces pratiques furent longtemps considérées comme un genre de possession démoniaque ; mais quand la foule de ces danseurs s’assembla à Herestal pour concerter l’assassinat de tous les prêtres, chanoines et ecclésiastiques de Liège, on dut reconnaître que celle folie avait cessé d’être inoffensive. Cependant elle put se répandre sur une grande partie du territoire allemand et persista pendant plusieurs années. Bien que ne constituant pas en elle-même une hérésie, celte manie provoquait en certaines localités des opinions hérétiques au sujet des sacrements, car le peuple en attribuait les causes à un baptême ineffectif, résultant de l’indignité des prêtres qui vivaient un peu partout en concubinage.

A peine l’Inquisition, régulièrement organisée, se fut-elle mise à l’œuvre, que, par ses méthodes arbitraires, elle souleva une ardente opposition. Parmi les Béghards et les Béguines, les hérétiques étaient particulièrement l’objet de son activité, les orthodoxes de sa cupidité : les souffrances de ces derniers éveillèrent bientôt la compassion, qui s’exprima en termes si clairs que Grégoire XI ne put refuser d'y prêter l'oreille. Aussi, en avril 1374, écrivit-il aux archevêques de Mayence, de Trêves et de Cologne pour leur transmettre ces plaintes et exiger d’eux l’envoi d’un rapport concernant la vie et les propos des personnes incriminées, qu'il convenait de protéger et de chérir, si elles étaient innocentes, ou de punir, si elles étaient coupables. De Cologne et de Worms tout au moins, d’autres sièges aussi peut-être, arrivèrent des réponses attestant que les communautés persécutées étaient composées de Catholiques orthodoxes. A Cologne, les magistrats civils intervinrent et se plaignirent énergiquement au pape d’un inquisiteur dominicain qui tourmentait les pauvres gens et dont ils demandaient qu’on interrompît les procédures. Les victimes, disaient-ils, étaient gens peu cultivés, auxquels le juge posait des questions si ardues que les plus habiles théologiens auraient à peine pu y répondre. Pourtant ces malheureux menaient une existence si édifiante que le clergé lui-même s’était vu dans la nécessité de les protéger contre les menaces de l’Inquisition. D’action inquisitoriale était ainsi tenue en échec ; néanmoins, le costume distinctif que les Béghards et Béguines avaient toujours porté fournissait un prétexte à une persécution ininterrompue. Un autre appel fut adressé à Grégoire, qui répondit, en décembre 1377, par l’ordre donné aux prélats d’interdire qu’on molestât ceux qui portaient ce costume, tant que ces gens seraient bons catholiques et obéiraient aux autorités ecclésiastiques. Des évêques allemands recevaient donc, de l’autorité pontificale, des armes qui leur permettaient de restreindre les opérations des inquisiteurs. Ceux des prélats qui, comme l'évêque Lambert de Strasbourg, étaient eux-mêmes disposés à la persécution, n’osèrent y persister davantage. Des communautés régulières de Bégards et de Béguines furent assurées de la tolérance ; si les hérétiques Frères du Libre Esprit s’arrangèrent de façon à profiter de cette immunité, cet accident ne causa probablement guère de soucis aux prélats.

C’étaient là des faits peu encourageants pour le zèle des inquisiteurs, dont linstitution avait à peine jeté dans le pays ses premières racines ; mais lavenir leur réservait de plus graves difficultés. En 1378 moururent Grégoire XI et Charles IV. L’élection dUrbain VI suscita le Grand Schisme. Quant à Venceslas, fils et successeur de Charles, il était connu pour son indifférence à l’égard des intérêts religieux représentés par l’Église. Privée dès lors de ses deux indispensables appuis, l’Inquisition ne pouvait tenir tête à la jalousie épiscopale. En 1381, il n’y avait certainement pas d’inquisiteurs dans les vastes diocèses de Ratisbonne, de Bamberg et de la Misnie, car un voit l’archevêque de Prague, en qualité de légat pontifical, ordonner aux évêques d’en nommer et menacer, en cas de désobéissance, de procéder lui-même aux nominations. D’ailleurs, l’Inquisition n’abandonna pas entièrement ses travaux. En 1392, la chronique parle d’un inquisiteur papal, nommé Martin, lequel traversa la Souabe pour se rendre à Wurtz- bourg et trouva en celte ville, parmi les paysans et dans le bas peuple, nombre de gens appartenant aux sectes des Flagellants et des Béghards. Ils n’avaient pas l’étoffe de martyrs et acceptèrent la pénitence, qui leur fut imposée, de se joindre à la croisade qu’on prêchait alors contre les-Turcs. Depuis près d’un siècle, c’est la première fois qu'on voit appliquer cette peine. Puis Martin partit pour Erfurt, qui était toujours un centre d’hérésie. Il trouva là beaucoup d’hérétiques du même genre. Certains persistèrent dans leur erreur et furent brûlés ; d’autres acceptèrent la pénitence ; le reste chercha son salut dans la fuite. L’année suivante, à Cologne, l’inquisiteur papal, Albert, fit brûler un notable Béghard, connu sous le nom de Martin de Mayence, ancien moine bénédictin et disciple du célèbre Nicolas de Bâle. Dans le procès de ce personnage, il est fait allusion à d'autres sectaires, exécutés peu de temps auparavant à Heidelberg.

Vers cette époque, après un long intervalle, nous renouvelons connaissance avec les Vaudois. Les Béghards avaient réussi à concentrer sur eux toute l’attention de l’Inquisition papale. Les disciples de Pierre Waldo étaient demeurés inaperçus, sans doute grâce à leur salutaire apparence d’orthodoxie, tout en s’absentant de leurs paroisses à l’approche de Pâques, de façon à éviter, pendant cinq ou six années successives, de recevoir la communion. Travaillant sans bruit et sans entraves, prêchant la nuit dans des caves, dans des moulins, dans des étables ou dans d’autres retraites, ils opéraient de nombreuses conversions parmi les paysans et les artisans qui, de l’aveu attristé du prétendu Pierre de Pilichdorf lui-même, trouvaient dans la piété de leur existence un frappant contraste avec la scandaleuse licence du clergé[23]. Ainsi ils se multiplièrent en secret et finirent par remplir l’Allemagne entière de leurs adeptes, auxquels on peut joindre la secte étroitement apparentée des Winkelers. Vers 1390, ils furent découverts à Mayence, où pendant une centaine d’années ils étaient demeurés ignorés et tranquilles. L’archevêque, Conrad II, prit lui-même l’affaire en mains. En 1302, il confia le mandat d'inquisiteur épiscopal à Frédéric évêque de Toul, à Nicolas de Saulheim., doyen de Saint-Étienne, et à Jean Wasmod, prêtre de la cathédrale de Hombourg. L’inquisiteur papal pouvait, si bon lui semblait, se joindre à ces magistrats. Les inquisiteurs ainsi nommés reçurent plein pouvoir pour arrêter les hérétiques, les juger, les torturer, les abandonner au bras séculier. Ils avaient l’ordre d’agir conformément aux méthodes de l’Inquisition et s’acquittèrent de leur tâche avec zèle. Nombre de Vaudois étaient déjà détenus dans la prison épiscopale ; on entama une active recherche des autres hérétiques. Par le libre usage de la torture, on obtint les aveux et les dénonciations nécessaires. Ceux qui persistèrent dans l’endurcissement furent livrés au bras séculier ; un autodafé fut célébré à Bingen, en 1392, où furent brûlés trente-six malheureux. Ce résultat prouvait que l’Inquisition papale elle-même n’aurait pu faire mieux. Un bref traité concernant la façon de juger les Vaudois, ouvrage écrit évidemment à cette occasion, atteste que la procédure inquisitoriale était assez bien comprise et que les officiaux de l’évêque n’avaient rien à apprendre de leurs rivaux[24].

Une fois que l’attention des persécuteurs eut été attirée par celte hérésie secrète, on ne tarda pas à découvrir des Vaudois en d’autres lieux. Dans une courte liste des centres d’hérésie, datée de 1391, figurent la Pologne, la Hongrie, la Bavière, la Souabe et la Saxe. L’auteur dont le traité passe sous le nom de Pierre de Pilichdorf, et qui, par la plume et par l’action, coopéra énergiquement à l’extermination des hérétiques, relate qu'en 1393 les Pays-Bas, la Westphalie, la Prusse et la Pologne étaient infectés, et que la Thuringe, la Misnie, la Bohême, la Moravie, l’Autriche et la Hongrie comptaient des hérétiques par milliers. Chose assez étrange, il omet la Poméranie où, le long des côtes de la Baltique, les Vaudois avaient des colonies compactes, disséminées entre Sletlin et Kônigsberg. Depuis un siècle au moins, l’hérésie s’était profondément enracinée sur ce sol ; le clergé local ne nourrissait, semble-t-il, aucun mauvais vouloir à l’égard des inoffensifs sectaires, lesquels se conformaient en apparence aux pratiques orthodoxes. Mais si, au confessionnal, il leur échappait quelques déclarations entachées <1 hérésie, ce qui arrivait parfois, les prêtres fermaient les yeux, prudemment et charitablement. Pourtant, l’existence d’une persécution antérieure est attestée par les aveux de Sophie Myndekin, de Fleit. Cette accusée déclara qu’elle appartenait depuis cinquante ans à la secte, que son mari avait été brûlé à Angermünde, qu’elle-même n’avait dû son salut qu’à son étal de grossesse et que tout leur petit pécule avait été confisqué. Ces Vaudois étaient de pauvres gens, pour la plupart paysans et manœuvres : les procès font parfois allusion à des hommes de sang noble, mais les doctrines de la secte excluaient quiconque était soumis au service armé d’un suzerain, car la guerre et l’effusion du sang étaient rigoureusement interdits. Ils recevaient, chaque année, les visites de leurs ministres, dont les uns étaient des ouvriers, d’autres des savants versés dans l’Écriture sainte et probablement originaires de Bohême ; ces ministres prêchaient, entendaient les confessions, accordaient l’absolution. Le plus grand mystère entourait tous ces actes pieux. De plus, on faisait des collectes dont le produit était transmis au quartier général de la secte, ce qui montre qu’ils faisaient partie de la grande organisation vaudoise.

Ils avaient longtemps échappé à tout ennui quand un de leurs ministres, nommé Frère Klaus, après leur avoir rendu visite et reçu de nombreuses confessions en 1391, effrayé, sans doute, par le mouvement qui se préparait contre eux, renia sa foi et livra probablement les noms de ses pénitents. L'Église se bâta de profiter de cette trahison. Frère Pierre, provincial des Célestins, fut nommé inquisiteur papal. Dans les premiers jours de 1393, il arriva à Stettin, armé, par l’archevêque de Prague et les évêques de Lebus et Camin, de pleins pouvoirs pour agir en leur nom. Il lança des citations générales du haut des chaires de la région infectée et convoqua ensuite individuellement les hérétiques soupçonnés. Ces mesures causèrent une vive émotion ; certains des suspects prirent la fuite. A Klein-Wurbiser, on fit, il est vrai, une faible démonstration d’hostilité contre les appariteurs inquisitoriaux, mais il n’y eut guère de résistance effective ; la grande majorité des inculpés se soumirent au mal inévitable. Selon la coutume, Frère Pierre usa de mansuétude envers ceux qui se confessèrent et abjurèrent spontanément. Tous prêtèrent les serments exigés, y compris la promesse de persécuter l’hérésie et les hérétiques : il y eut à peine, de temps à autre, quelques marques d’hésitation. La torture ne fut pas nécessaire ; nul ne se montra rebelle et il n'y eut pas lieu d’allumer des bûchers. Les accusés furent condamnés au port de croix et à des pénitences diverses. Quand leurs parents étaient morts en état d’hérésie, ce qui était généralement le cas, ils étaient tenus d’indiquer le lieu de la sépulture, probablement pour qu’on pût exhumer les restes des morts. De janvier 1393 à février 1394, Frère Pierre fut absorbé par cette besogne. Un de ses registres, contenant quatre cent quarante-trois affaires, était en la possession de Flacius Illyricus ; des fragments en ont été récemment découverts et analysés par M. Wattenbach.

De Poméranie, Frère Pierre se rendit en hâte dans le midi, où il trouva des Vaudois aussi nombreux, mais moins disposés à la soumission. Nous avons déjà vu que ces hérétiques étaient abondants et zélés en Autriche dès le milieu du xm e siècle et que l’Inquisition fit de grands efforts pour les détruire. Cette activité s’accrut encore après le Grand Interrègne, avec l’accession de Rodolphe de Habsbourg, fils dévoué de l’Eglise. Au début du XIVe siècle la persécution devint plus cruelle, quand les inquisiteurs épiscopaux et pontificaux rivalisèrent d’ardeur pour la défense de la foi. En dépit de ces efforts, l’hérésie continua à se propager : vers 1815, les Vaudois se vantaient de compter 80,000 adeptes en Autriche. La tâche d’extermination n’était pas sans présenter certains dangers. En effet, vers 1318, on voit l’inquisiteur dominicain, Arnold, assassiné en chaire, et, en 1338, comme un grand nombre de rebelles avaient été découverts, ceux-ci se vengèrent de leurs persécuteurs en mettant à mort beaucoup d’ecclésiastiques, réguliers et séculiers. Ces accidents n'arrêtèrent par la persécution qui se poursuivit avec plus ou moins d’énergie, bien que les procès-verbaux venus jusqu’à nous soient rares et incomplets. On cite les noms de Henry d’Olmutz, inquisiteur qui déploya une grande activité en Styrie, entre 1303 et 1380, et de Martin de Prague qui, vers la même époque, exerçait son énergie en Bavière et voyait ses travaux récompensés par une ample moisson de victimes et de conversions. Le moine célestin Pierre trouva le temps de convertir à Erfurt, en 1391, nombre de notables Vaudois qui entrèrent dans les Ordres catholiques. On a conservé une liste, datant de la même année, sur laquelle figurent les noms des douze apôtres, ou docteurs missionnaires, qui voyageaient par couples, surveillant les communautés et répandant leurs doctrines. Ils étaient tous gens de basse extraction, paysans et ouvriers, originaires des parties les plus diverses de l’Allemagne. Le témoignage de leurs ennemis mêmes donne la mesure de la simplicité de leur vie et de la rigoureuse moralité de leur enseignement.

Quand le Célestin Pierre se rendit de Poméranie en Styrie, il agissait, semble-t-il, en vertu d’un mandat inquisitorial émanant de Georges de Hohenlohe, évêque de Passau. Il trouva le pays rempli de Vaudois. Dans une brève relation de ses travaux, écrite en 1395, il exprime la crainte que les hérétiques ne deviennent tout-puissants, car « ils recourent à la force et emploient l’incendie et l’homicide pour intimider les fidèles ». Cette appréhension n’était guère justifiée. Sans doute, les Vaudois de Wolfern avaient, en 1393, brûlé dans sa maison leur prêtre paroissial avec toute sa famille, et ceux de Steyer, en 1395, avaient mis le feu à la grange de leur pasteur, pour punir celui-ci de l’accueil qu’il avait fait en sa maison aux inquisiteurs : même, par manière d’avertissement, ils avaient cloué, la nuit, sur les portes de la ville, un tison à demi-consumé et un couteau ensanglanté. Mais ces démonstrations furent cruellement punies. En 1397, à Steyer, plus de mille Vaudois furent emprisonnés et jugés ; une centaine d’entre eux furent brûlés, les autres soumis à des châtiments divers. Le caractère impitoyable de cette persécution apparaît dans la condamnation d’un enfant de dix ans, auquel fut infligé le port de croix. Le pseudo Pierre de Pilichdorf nous éclaire sur l’étendue de l’hérésie et sur la vigueur de la répression ; il relate qu'en 1395 on avait, après deux années de labeurs, obtenu, depuis la Thuringe jusqu’à la Moravie, mille conversions, et que les inquisiteurs qui opéraient en Autriche et en Hongrie espéraient atteindre bientôt le second millier. En fait, en 1101, on voit les moines inquisiteurs, Pierre et Martin de Prague, en pleine activité parmi les Vaudois de Hongrie : la même année, Pierre travailla avec un zèle égal en Styrie, puis à Vienne en 1403. H demeura implacablement fidèle à sa tâche de persécuteur jusqu’à sa mort, qui survint quelques années plus tard.

A Strasbourg, vers 1400, on entama une ardente persécution contre des sectaires appelés Winkelers, qui tenaient quatre « assemblées » dans la ville même, et d’autres à Mayence et à Haguenau. Dans leurs confessions, ils dénoncent des cohérétiques domiciliés en nombre de localités, telles que Nordlingen, Ratisbonne, Augsbourg, Tischengen, Soleure, Berne, Weissenberg, Spire, Holzhausen, Wœrth-en-Souabe, Friedberg et Vienne. Bien que n’étant pas, à proprement parler, des Vau- dois, ils avaient tant de traits communs avec ceux-ci que la distinction entre les deux sectes était une question d'organisa- lion plutôt que de doctrine. En 1374, un de ces Winkelers revint à la foi orthodoxe ; par crainte qu’il ne trahit la petite communauté, on l’assassina ; les meurtriers gagés allèrent au- devant de la pénitence et obtinrent l’absolution. Quelques années plus tard, l’inquisiteur Jean Arnoldi, menacé d’une vengeance semblable, quitta la ville. La persécution finale aboutit au jugement d’une trentaine de familles ; beaucoup d’hérétiques réussirent à passer inaperçus. Il n’y avait parmi eux qu’un seul noble, Blumstein, qui abjura et que l’on retrouve, quelque vingt ans après, occupant des charges élevées dans la cité. Bien que, dans un procès, il soit fait mention de sectaires brûlés à Ratisbonne, ceux de Strasbourg furent plus heureux. L’inquisiteur Böckeln reçut, dit-on, de l’argent pour assigner a certains coupables des pénitences privées. Les Dominicains demandaient que les hérétiques fussent livrés aux flammes ; mais les magistrats intercédèrent auprès de l’Official épiscopal et le bannissement fut la peine la plus sévère. Cependant on usa largement de la torture pour obtenir des confessions. Après ces événements on n'entend plus parler, à Strasbourg, des Winkelers ou des Vaudois, jusqu’à l’exécution de Frédéric Reiser, brûlé en 1458.

La besogne ne faisait certainement pas défaut, en Allemagne, pour l'Inquisition. Mais le Saint-Office semble avoir été plus soucieux de réparer l’échec de son attaque contre les Béghards, que d’entreprendre l'extermination' des Vaudois. A la faveur de l’émotion universellement excitée par l’hérésie, il était facile de faire renaître les soupçons et la persécution contre les Béghards. Les évêques et nombre d’inquisiteurs s’associèrent, dans une certaine mesure, à cette tâche ; mais les suspects avaient des protecteurs parmi les prélats. Vers la fin de 1393, ces puissants amis écrivirent à Boniface IX des lettres où ils louèrent la piété, la soumission et les bonnes œuvres des Béghards et demandèrent pour eux la protection du Saint- Siège. Boniface répondit, le 7 janvier 1394, par un bref adressé aux prélats allemands, leur enjoignant de rechercher si les personnes soupçonnées étaient coupables des erreurs condamnées par Clément V et Jean XXII, et si elles adhéraient à quelque Ordre religieux non autorisé. S’il n’en était rien, il convenait de les protéger énergiquement. Une copie authentiquée de ce bref, donnée le 20 octobre 1390 par l’archevêque de Magdebourg, montre qu’il resta en vigueur et qu’on y eut recours durant les troubles qui se produisirent peu après, par suite d’un revirement soudain dans la politique de Boniface. L’Inquisition n’accepta pas sans résistance cette ingérence dans ses opérations. Elle exposa la situation à Boniface : depuis cent ans, les hérésies s’étaient dissimulées sous l’hypocrisie des Béghards et des Béguines ; il en résultait que, presque chaque année, il avait fallu brûler des hérétiques impénitents dans les différentes cités de l’Empire : mais toute mesure contre la source de l’hérésie était entravée par certains statuts pontificaux que l’on alléguait pour sa défense. Boniface se laissa facilement persuader et, par une bulle du 31 janvier 1395, il remit en vigueur les décrets d’Urbain V, de Grégoire XI et de Charles IV, en vertu desquels il ordonna à l'Inquisition de poursuivre énergiquement les Béghards, Lollards et Zwestriones. Cette mesure permettait de molester librement les associations orthodoxes aussi bien que les hérétiques Frères du Libre Esprit ; une furieuse tempête de persécution se déchaîna contre ces malheureux. Certains des évêques prirent part à cette campagne, comme il appert d’un synode qui, réuni à Magdebourg vers la même époque, ordonna aux prêtres d’excommunier et de chasser les Béghards. Pourtant, cette recrudescence de persécution provoqua une nouvelle intervention de la part des amis des victimes. On obtint de Boniface qu’il publiât à nouveau sa bulle en y annexant un article qui, comme les prescriptions contradictoires des Clémentines, atteste l’embarras causé par le mélange des orthodoxes et des hérétiques désignés sous l’appellation commune de Béguins. Après avoir renouvelé l’ordre d’écraser les hérétiques, le pape ajoute qu'il existe de pieuses communautés appelées Béghards, Lollards et Zwestriones, que les membres de ces communautés doivent conserver le droit de porter leur costume, de mendier, de vivre selon la règle adoptée par eux. Il menace d’excommunication tout inquisiteur qui les molestera, â moins que ces Béghards, Lollards et Zwestriones n’aient été reconnus coupables par les Ordinaires du diocèse.

C’était laisser à peu près l’affaire à la discrétion des autorités locales ; mais l’esprit de persécution avait commencé A revivre et l’Inquisition se hâta de fortifier sa position. Prétextant que l’âge et l’usage avaient affaibli la portée des bulles de Grégoire XI, le Saint-Office obtint de Boniface IX, en 1395, le renouvellement de ces bulles. Il est vrai que le pape prenait soin de signifier qu’il n’accordait aucun privilège nouveau. En 1399, on réussit à faire porter à six le nombre des inquisiteurs, pour la seule province dominicaine de Saxe, sous prétexte que l'étendue et la population de celte province exigeaient cet accroissement. La province de Saxe comprenait, en effet, les grands districts archiépiscopaux de Mayence. Cologne, Magdebourg et Brème, auxquels s'ajoutèrent encore Rügen et Camin. Camin ressortissait à la province de Gnesen et Rügen faisait Partie du diocèse de Roskild, suffragant du métropolitain de Lünden en Suède. C’est là, d’ailleurs, le seul exemple d’une juridiction inquisitoriale établie dans un pays qu’on pourrait appeler Scandinave, exception faite d'un stérile essai, en 1421, en raison des troubles causés par les Hussites.

Quelques semaines après avoir ainsi accru le pouvoir de l'Inquisition en Saxe, Boniface lança une nouvelle bulle, ordonnant aux prélats et aux chefs séculiers d’Allemagne de fournir aide et protection au moine Eylard Schôneveld et aux autres inquisiteurs. Il les invitait spécialement à prêter leurs prisons aux inquisiteurs, le Saint-Office ne possédant, parait-il, dans ces régions, aucune geôle particulière, ce qui prouve que Kerlinger avait échoué dans son projet d’acquérir des prisons grâce aux confiscations faites sur les Béghards. Eylard se mit vigoureusement à l’œuvre dans les pays voisins de la Baltique, pays qui, en raison de leur éloignement, avaient, sans doute, échappé à ses prédécesseurs. En 1402, à Lubeck, il fit arrêter par les magistrats municipaux un Dolciniste nommé Wilhem, preuve qu’il n’avait pas de « familiers » attachés à sa personne ; l’accusé fut interrogé à diverses reprises, en présence de nombreux clercs, moines et laïques, le secret de la procédure inquisitoriale étant apparemment ignoré ou négligé. Finalement, Wilhelm fut brûlé. Il avait pour ami un nommé Bernhard, qui s’enfuit à Wismer, où Schôneveld le rejoignit et le fit brûler en 1403. La même année, l’inquisiteur arrêta, à Strasbourg, un prêtre qui repoussa toutes les exhortations à l’abjuration et fut livré au bûcher comme hérétique endurci. A Rostock, Schôneveld condamna pour hérésie une femme qui chassa, avec les plus vifs reproches, son fils, moine cistercien, lequel la pressait de se rétracter. Elle périt également dans les flammes.

A ce moment, l’hérésie parait avoir eu à lutter également contre une réaction émanant des autorités séculières. En 1400, les Flagellants firent une démonstration aux Pays-Bas ; les magistrats de Maëstricht les expulsèrent. Le peuple prit parti en faveur des Flagellants et l’évêque de Liège dut intervenir énergiquement pour mettre fin au désordre. De plus, le Sire de Perweis jeta dans ses donjons une troupe de Flagellants et la ville de Tongres ferma ses portes aux bandes fanatiques. L’épidémie fut ainsi enrayée. L’année 1400 marqua la fin de la paix relative dont, depuis une quinzaine d’années, avaient joui les Béguines. Le plus redoutable ennemi de ces pauvres femmes était le Dominicain Jean de Müblberg. Ce personnage, par la pureté de sa vie et par sa vigueur dans la lutte contre les erreurs de son temps, s’était acquis, dans toute l’Allemagne, une haute réputation, si bien que lorsqu'il mourut en exil, après avoir ôté chassé de Bêle par le clergé qu’irritaient ses attaques, il fut longtemps considéré dans le peuple comme un saint et un martyr. Vers 1400, il engagea, à Bâle, contre les Béguins et Béguines, une lutte qui, pendant dix ans, mit toute la ville en émoi. Ce fut d’abord un épisode de la vieille querelle entre les Dominicains et les Franciscains ; puis l’excitation gagna le clergé, les magistrats, et finalement la masse des citoyens. En 1405, les Béguins et Béguines furent expulsés ; mais les Franciscains obtinrent du Saint-Siège des bulles ordonnant la réintégration des victimes et la rétractation de tout cc qui avait été dit contre elles. En 1401, l’évêque Humbert et le conseil de ville, enflammés par un ardent sermon de Jean Pastoris, abolirent les associations de Béguins et de Béguines, qui durent renoncer â la vie en commun et â leur costume, ou se résoudre â quitter la ville. La municipalité de Berne suivit cet exemple, qu’imitèrent ensuite les magistrats de Strasbourg. Parmi les Béguins et Béguines, les uns acceptèrent les conditions qu’on leur imposait, d’autres s’exilèrent. Beaucoup de ces derniers se réfugièrent secrètement à Mayence. Ils furent découverts et l’archevêque Jean II, les tenant [pour hérétiques, ordonna contre eux des poursuites. L’affaire fut confiée â Maître Henry von Stein, qui sy consacra avec énergie. Les réfugiés strasbourgeois, comptant une forte majorité de femmes, furent jetés en prison. On dit quune religieuse fut incarcérée de même, et qu'un jeune garçon, originaire de Rotenbourg, dut, sur la place Publique, en présence de la populace, monter sur un tonneau et accepter la pénitence des croix, au cours d'un autodafé beaucoup moins imposant que n’étaient ceux auxquels présidait Bernard Gui[25].

Les Frères du Libre Esprit ne lardèrent pas à se voir priver de leur plus grand maître, Nicolas de Bâle. Comme missionnaire errant, il s’était pendant de longues années dévoué à la propagation des doctrines de la secte et avait fait de nombreux prosélytes. L'Inquisition s’acharnait à sa poursuite ; mais lui, adroit et rusé, échappait toujours à ses ennemis. Vers 1397, il fut forcé de s’enfuir à Vienne, avec deux de ses disciples, Jean et Jacques. Les trois hérétiques furent découverts et arrêtés. Le célèbre Henry de Hesse (Langenstein) entreprit leur conversion ; il se dallait déjà d’avoir réussi, quand ils retombèrent dans l’erreur et furent livrés au bûcher. L’abbé célestin Pierre était à ce moment inquisiteur de Passau ; ce fut donc probablement lui qui eut la satisfaction de délivrer l’Église de ce dangereux hérésiarque qui se croyait mû par l’inspiration divine au point de considérer sa propre volonté comme identique à celle de Dieu.

Peu après, un autre martyr fut sacrifié à Constance. C’était un Béghard nommé Burgin, fondateur d'une secte extrêmement austère. Arrêté, ainsi que ses disciples, par l’évêque, il refusa de renier sa doctrine et fut dûment « relâché ». Gerson tait de nombreuses allusions aux Turelupins et aux Béghards, ce qui prouve qu’à cette époque la secte appelait l’attention et étai regardée comme dangereusement séduisante. En dépit de sa tendance personnelle au mysticisme, Gerson était capable de discerner le danger que couraient ces gens : il nous les montre trompés par un trop vif désir d’atteindre à la « douceur de Dieu » et prenant pour des transports divins le délire de leurs propres âmes ; ainsi, abandonnant la loi du Christ, ils sc livraient en aveugles à leurs penchants, et leur présomption les précipitait dans le crime. Gerson était particulièrement hostile à l’intimité spirituelle entre les sexes, précipice dont c péril était dissimulé par la dévotion. Il fallait surtout, disait-il, éviter Marie de Valenciennes, parce qu’elle appliquait aux passions bouillantes de son âme ce qu’on enseigne des puissances divines et prétendait que l’homme qui atteint la perfection de l’amour divin est affranchi de toute observance. Ainsi < Frères du Libre Esprit n’avaient pas changé, dans la pratique, depuis les temps d’Ortlieb et d’Amauri (1).

Gilles Cantor, qui fonda à Bruxelles la secte des Hommes d’Intelligence, était probablement un disciple de Marie de Valenciennes. La secte n’adopta ce nom que pour dissimuler son affiliation à l’association proscrite des Frères du Libre Esprit. Ses doctrines étaient, en substance, les mêmes : le panthéisme et l’illuminisme. On en trouve l'application pratique dans le récit suivant. Un jour (pie Giles portait des provisions à un pauvre, l’esprit divin lui inspira de se mettre nu pour faire une Partie du chemin. Une telle indécence aurait provoqué des poursuites immédiates si le Brabant avait possédé à ce moment un organe de persécution. Mais Giles put propager en paix ses doctrines, jusqu’à sa mort. Il eut pour successeur, à la tête de la secte, un Carme appelé Guillaume de Hilderniss. Finalement, en 1411, les Hommes d’intelligence éveillèrent l’attention du cardinal Pierre d’Ailly, évêque de Cambrai. Par bonheur pour Guillaume, ce prélat voulut mener lui-même la procédure, où il fit preuve d’une négligence complète des méthodes inquisitoriales. Il nomma des commissaires spéciaux, qui instituèrent une enquête ; on soumit les noms et les dépositions des témoins à Guillaume, qui se défendit comme il put. Pierre d’Ailly s’adjoignit, pour le jugement définitif, le prieur dominicain de Saint-Quentin, qui était inquisiteur du district de Cambrai ; si bien que le verdict fut aussi incorrect que la procédure. Guillaume n’avait aucun goût pour le martyre et abjura l’hérésie ; il fut soumis à l’épreuve de la « purgation » et tenu de trouver six compurgateurs ; après quoi, il devait subir trois années de détention dans un château épiscopal. Mais s’il échouait dans sa purgation, il devait être emprisonné dans un couvent de son Ordre pour un temps que fixerait l’archevêque. Cette condamnation était un singulier et illogique mélange. Guillaume réussit à trouver le nombre requis de compurgateurs. Puis il disparut de la scène ; mais sa secte n’était nullement éteinte et l’on voit encore persécuter un hérésiarque de son espèce en 1428.

En 1414, les événements prouvèrent que Clément VI avait vu clair quand il pressentait les dangereuses erreurs cachées sous la dévotion des Flagellants. La secte existait toujours et ses grossières théories sur l’efficacité de la flagellation s’étaient développées jusqu'à constituer un anti-sacerdotalisme ouvertement hérétique. Un certain Conrad Schmidt donna à l'hérésie une forme définit ive ; sa mort ne diminua en rien le zèle de ses disciples, bien qu’il se fût trompé en prédisant la fin du monde pour l’année 1369. La curieuse relation qui existait entre les flagellants et Béghards apparaît dans ce fait que les frères flagellants (ou Frères de la Croix, suivant le nom qu’ils se donnaient) considéraient Conrad comme l’incarnation d’Enoch ; d’autre part, un Béghard brûlé à Erfurt, vers 1364, était, à leurs yeux, la réincarnation d’Élie. Un ange avait apporté du ciel les deux âmes et les avait infusées à Schmidt et au Béghard, encore dans le sein de leur mère. Schmidt était destiné à occuper la présidence, au Jour du Jugement que l’on croyait toujours proche. Quant à l’Antéchrist, il était personnifié par le pape et les prêtres dont le règne allait bientôt prendre fin.

En 1343, quand le message ordonnant la flagellation avait été apporté par un ange et déposé sur l'autel de Saint-Pierre, Dieu avait retiré à l’Église tout son pouvoir spirituel pour le reporter sur les frères de la Croix. Depuis ce jour, tous les sacrements avaient perdu leur vertu ; y participer était péché mortel. Le baptême avait été remplacé parle Ilot sacré du sang versé par la flagellation ; le sacrement du mariage ne faisait que souiller ce qu’il prétendait bénir ; l’Eucharistie était simplement une fraude des prêtres pour vendre, moyennant un sou, un morceau de pain ; si les officiants croyaient vraiment administrer le corps du Christ, ils étaient inférieurs à Judas même qui, pour le vendre, avait exigé trente deniers. La flagellation avait remplacé toutes les observances. Les serments étaient péchés mortels ; cependant, pour éviter de trahir la secte, le fidèle pouvait jurer et accepter les sacrements ; ensuite, il expiait ces péchés par la flagellation. Le développement de cette croyance, avec le mélange de mépris et de haine à l’égard du clergé qui la caractérise, montre que la population voyait toujours dans l’Église la puissance étrangère et oppressive qu’elle avait été au XIIe siècle. A ses yeux, Rome n’avait rien appris et restait toujours aussi infidèle à la loi du Christ.

Conrad Schmidt enseigna ses erreurs en Thuringe. C’est là que ses sectateurs furent découverts, en 1414, à Sangerhausen. L’inquisiteur accourut en hâte ; ce magistrat, nommé Schôneveld, est appelé Henry par certains chroniqueurs ; pourtant, ce doit être le même Eylard Schôneveld dont nous avons vu, peu d’années auparavant, les exploits sur les côtes de la Baltique. Ces princes de Thuringe et de Misnie reçurent Tordre de seconder les efforts de l’inquisiteur et se montrèrent ardents à exterminer une hérésie qui menaçait de bouleverser Tordre social. Les méthodes employées furent apparemment plus énergiques que correctes. On dut recourir largement à la torture pour arriver à prendre au nid tant de victimes, et il est probable qu’on expédia lestement les interrogatoires. Avant de quitter ce terrain d’opérations, Schôneveld fit brûler quatre- vingt-onze hérétiques à Sangerhausen, quarante-quatre dans la ville voisine de Winkel et un grand nombre d’autres dans divers villages. Cependant la force de l’hérésie était telle que ce massacre ne suffit pas à l’anéantir. Deux ans plus tard, en 1416, on découvrit un reste d’hérétiques et on dépêcha de nouveau Schôneveld, qui examina les accusés, assigna des pénitences à ceux qui abjurèrent et abandonna les impénitents au bras séculier. Le jugement fut mené rapidement. Schôneveld partit sans avoir assisté à l’exécution des condamnés ; après son départ, les princes confondirent pénitents et impénitents, au nombre d’environ trois cents, et les brûlèrent tous en un jour. Ce terrible exemple produisit la profonde impression qu’on en attendait. Désormais, la secte des Flagellants perdit toute importance. Nous avons vu qu’une discussion s’éleva Tannée suivante au concile de Constance, où saint Vincent Ferrer déclara approuver cette forme de contrition, tandis que Gerson en montrait discrètement les dangers. Mais, en 1434, un certain évêque Andréas, spécifiant, au nombre des points examinés par le concile de Constance, l’extermination des hérésies des Hussites, des Vaudois, des Fraticelli, des Wickliffites, des Manichéens de Bosnie, des Béghards et des Grecs schismatiques, ne fait aucune allusion aux Flagellants. Pourtant, les causes qui avaient donné naissance à cette hérésie subsistèrent et l’hérésie elle-même était encore secrètement pratiquée. En 1453.et 1454, on découvrit de nouveau, en Thuringe, des Frères de la Croix : l’Inquisition s’empressa de les mettre à la raison. En outre des erreurs propagées par Conrad Schmidt, on savait arracher aux accusés les ordinaires aveux d’infâmes débauches perpétrées dans les assemblées nocturnes et même la confession de doctrines luciféraines, d’après lesquelles Satan reprendrait un jour sa place au ciel et en chasserait le Christ. Mais quand on voit que les victimes alléguaient comme cause de leur mécréance la mauvaise vie du clergé, on a le droit de douter de l’exactitude de ces relations. Aschersleben, Sondershausen et Sangerhausen étaient les centres de la secte. En cette dernière ville, vingt-deux hommes et femmes furent brûlés, comme hérétiques impénitents, en 1454. En 1481, quelques autres furent punis à Anhalt. Puis la secte disparut peu à peu[26].

Le cas des Béghards et Béguines, soumis au concile de Constance, passa par des phases diverses. Pour se mettre à l’abri des incessantes vexations auxquelles ils étaient exposés, un grand nombre de ces pauvres gens s’étaient affiliés — nominalement, du moins — aux Ordres mendiants, surtout aux Franciscains, dont ils avaient adopté le scapulaire. Dans un projet de réforme soigneusement établi et soumis au concile, cette transformation était vivement dénoncée. Les Béghards, est-il dit, vivent dans les forêts et dans les villes, affranchis de toute sujétion, s’adonnant à des pratiques indécentes, non sans soupçon d’hérésie. Bien que physiquement capables de gagner leur subsistance par le travail, ils ne vivent que d’aumônes, au préjudice des véritables indigents. En conséquence, on proposait d'interdire le port du scapulaire à quiconque ne se liait pas par des vœux aux Ordres établis et n’en adoptait par les règles. On conseillait aussi, comme chose essentielle, d’inspecter fréquemment leurs communautés, en raison des particularités de leur genre de vie, et d’ordonner aux magistrats et aux nobles, sous peine d’interdit, d'accepter sans opposition ce salutaire contrôle. Probablement pour parer ces coups, le clergé et les magistrats d’Allemagne envoyèrent à Martin V de nombreuses lettres attestant l’orthodoxie, la piété et l’utilité des associations ainsi dénoncées. Le pape soumit ces certificats à Angelo, cardinal de SS. Pierre et Marcel, qui fit un rapport favorable. En 1418, alors que le concile allait prendre fin, un plus formidable assaut fut tenté contre les Béghards. Un Dominicain, Mathieu Grabon  de Wismar, présenta à Martin V vingt-deux articles où il prétendait prouver la nécessité d’abolir toutes les associations étrangères aux Ordres religieux approuvés. Pour administrer cette preuve, d’après le style ordinaire de la logique scolastique, il était obligé d’affirmer des principes généraux absurdes : c’est ainsi qu’il assimilait au suicide et déclarait, par conséquent, péché mortel l’acte de toute personne séculière qui dépensait sa fortune en aumônes ; il niait que le pape eût le droit d’accorder une dispense en pareille matière. Les propositions et les conclusions de Grabon furent transmises au cardinal de Vérone ; après la mort de ce prélat, l’affaire fut confiée à Pierre, cardinal de Venise ; quand celui-ci dut s’absenter de Rome, la décision finale fut demandée à Antonio, cardinal d’Aquilée. On prit l'avis du cardinal Pierre d’Ailly et du chancelier Gerson. Pierre d’Ailly conclut que le document était hérétique et méritait le feu ; des juristes devaient être appelés à décider du sort de l'auteur. Gerson jugea que la doctrine était empoisonnée et blasphématoire et que l’auteur, s’il persistait dans ses erreurs, devait être arrêté. Le 26 mai 1419, le cardinal Antonio rendit un jugement condamnant les écrits au feu comme hérétiques, et Grabon à la prison rigoureuse jusqu’à résipiscence et rétractation. De plus, le Dominicain était banni à perpétuité de la province de Cologne et particulièrement de la ville d'Utrecht. Grabon n’avait pas de goût pour le martyre ; il renia publiquement ses propositions. Le triomphe des Béguins était complet ; ils pouvaient enfin entrevoir la fin de la persécution. Les associations s’accrurent et prospérèrent ; à leur ombre, les Frères du Libre Esprit continuèrent à propager leur hérésie.

A partir de ce moment, l'attention de l’Église fut principalement absorbée par le Hussitisme, le plus formidable ennemi qu'eût rencontré l’orthodoxie depuis le Catharisme du douzième siècle. Nous consacrerons un chapitre spécial à l’étude de cette lutte. Qu’il nous suffise de constater ici que les secrets et menaçants progrès de cette hérésie par toute l’Allemagne réclamaient d’actives mesures de répression et eurent pour effet que l’organisation de l’Inquisition se développa et se généralisa dans ce pays. La bulle lancée contre les Wickliffites et les Hussites par Martin V, le 22 février 1418, est adressée non seulement aux prélats, mais aux inquisiteurs établis dans les diocèses et cites de Salzbourg, Prague, Gnesen, Olmütz, Litomysl, Bamberg, Misule, Passau, Breslau, Ratisbonne, Cracovie, Posen et Neutra. Sans doute, il ne convient pas de prendre cette bulle à la lettre, ni de croire que le Saint-Office possédât, dans chacune de ces localités, un tribunal organisé ; cependant on voit que dans les districts infectés ou exposés à l'infection, l’Église s’armait de moyens plus efficaces. Le danger croissant amenait même les évêques à abdiquer en partie leur traditionnelle jalousie. En celte année i H8, le concile de la grande province de Salzbourg ne se contenta pas d’inviter les évêques à extirper l’hérésie et à appliquer les canons aux autorités séculières qui négligeraient, sur ce point, leur devoir ; il ordonna, de plus, à tous les princes et potentats de saisir et d’emprisonner quiconque leur serait désigné comme suspect par les prélats ou les inquisiteurs. Ainsi l’épiscopat finit par reconnaître l’Inquisition et par lui accorder son concours.

Cependant les Hussites n’absorbèrent pas l'attention des persécuteurs au point d’assurer l’immunité aux Frères du Libre Esprit. On continua à molester les Béguins et les Béguines orthodoxes, en dépit de l’intervention de Martin V à Constance. En 1431, Eugène IV dut intervenir à son tour pour protéger ces malheureux. Dans une bulle adressée aux prélats germaniques, il rappelle l’action bienveillante de ses prédécesseurs et les vexations auxquelles les Béguins ont été exposés de la part des inquisiteurs, au mépris des instructions venues dé Rome. Il ordonne qu’on oblige ceux qui errent sans domicile fixe à vivre désormais dans les demeures de la confrérie, mais qu’on protège énergiquement ceux qui restent tranquillement et pieusement dans leur retraite. Cette bulle est peut-être l’unique document de ce genre où la juridiction épiscopale soit placée au- dessus de l’Inquisition. En effet, les évêques sont autorisés à imposer le respect des volontés pontificales par la menace des censures de l’Église, sans appel et sans considération des immunités spéciales dont jouiraient les adversaires des Béguins et des Béguines. C’était exposer les inquisiteurs à l’excommunication lancée par les prélats. La pression ainsi exercée par le Saint-Siège exaspéra le docteur Félix Hemmerlin, Cantor de Zurich, ennemi juré des Béguins. Il écrivit contre ceux-ci plusieurs violents pamphlets où il donnait une explication fort peu respectueuse de la faveur témoignée à ces gens par Eugène en déclarant que le pontife avait lui-même été jadis un Béghard à Padoue. Dans un de ces libelles, composé probablement vers 143G, il fait allusion à diverses affaires récemment jugées dans une région définie, ce qui tend à faire croire que, si les Béguins étaient protégés par le pape, les Frères du Libre Esprit n’en étaient pas moins activement persécutés. Probablement, si l’on possédait la statistique de tout l’Empire, on arriverait à un nombre considérable de victimes. Ainsi, à Zurich, un certain Burchard et ses disciples furent jugés et frappés de la pénitence des croix ; par la suite, étant retombés dans l’erreur, ils furent brûlés. A Uri, on brûla de même un nommé Charles et ses cohérétiques. A Constance, Henry de Tierra fut contraint *Y l’abjuration. A Ulm, Jean et nombre d’autres hérétiques furent soumis à une pénitence publique. Dans le Wurtemberg fut puni un grand hérésiarque, dont on eut une peine infinie à établir la culpabilité. Chaque année, dit le pamphlétaire, il arrivait de Bohême une foule de Béghards qui entraînaient û l'hérésie d’innombrables citoyens de Berne et de Soleure. Ce dernier renseignement laisse à penser que Hemmerlin, aveuglé par la colère, confondait les Hussites avec les Béghards ; ce qui confirme cette hypothèse, c’est qu’il déclare qu’en Haute-Allemagne il n’existe aucune hérésie autre que l’erreur apportée par les adeptes de cette secte pernicieuse. D’ailleurs, Nider, qui écrivait au lendemain du jour où le concile de Bêle avait conclu un accord avec les Hussites, — alors que, pour un moment, on ne considérait plus ces sectaires comme dés ennemis de l’Église, — déclare que les hérétiques sont rares et impuissants, qu’ils se cachent dans l’ombre et sont peu redoutables. Pourtant, le même auteur, exposant les erreurs professées par les Frères du Libre Esprit, avait dit que ces hérétiques étaient encore assez nombreux en Souabe. C’est évidemment un membre de cette secte qu’il raconte avoir vu à Ratisbonne, alors qu’il remplissait, avec l’archidiacre de Barcelone, une mission dont le concile de Bâle l’avait chargé auprès des Hussites. Il s’agissait d'une jeune femme du caractère le plus respectable, qui ne faisait aucune propagande hétérodoxe ; on ne put tirer d’elle une rétractation. L’archidiacre conseilla de la torturer afin de briser son courage, ce qui fut fait sans aucun succès, car on ne réussit pas à lui arracher les noms de ses compagnons. Mais Nider lui rendit visite, le soir, dans sa cellule ; il la trouva épuisée par la souffrance et l’amena sans peine à reconnaître ses erreurs ; après quoi elle prononça une rétractation publique. Cet épisode prouve qu’il n’existait pas d’inquisition à Ratisbonne et que les autorités avaient perdu jusqu’au souvenir des vraies méthodes inquisitoriales.

En 1446, le concile de Würzbourg jugea utile de reprendre le canon du concile de Mayence de 1310, ordonnant l’expulsion de tous les Béghards vagabonds qui erraient au cri de Brod durch Gott ! et qui prêchaient dons des cavernes et des endroits retirés. Cette mesure atteste la persistance des coutumes traditionnelles et aussi l’absence d’une persécution plus active. En 1453, Nicolas réunit formellement les Béghards, en qualité de Tertiaires, aux Ordres Mendiants. Certains d’entre eux obéirent et formèrent une classe spéciale connu sous le nom de Zepperenses, leur maison-mère se trouvant à Zepper. Le nombre de ces Béghards diminua considérablement ; en 1650. Innocent X les assimila aux Tertiaires d’Italie et les soumit à la juridiction du Maitre Général résidant en Lombardie. La partie féminine de ces associations, qui garda le nom distinctif de Béguines, eut plus de bonheur. Ces pieuses femmes conservèrent leur personnalité ; leurs communautés restèrent florissantes jusqu’à nos jours, surtout dans les Pays-Bas. En 1857,1e grand Béguinage de Gand contenait six cents Béguines et deux cents « locataires ».

Un certain nombre de Frères du Libre Esprit et de Béghards orthodoxes des deux sexes refusèrent de se soumettre à la loi et de renoncer à leur indépendance habituelle. On raconte que Bernard, élu abbé de Hirsau en 1460, expulsa tous les Béguins de leur maison d’Altbourg, à cause de leur conduite scandaleuse, et les remplaça par des Tertiaires dominicains. Cette mesure excita l’hostilité des Béghards qui vivaient dans les ermitages de la forêt de Hirsau. Us ourdirent contre l’abbé une conspiration dont ils furent les premières victimes. En 1463, le synode de Constance se plaint que les Lollards et les Béguins portent illégalement le scapulaire des Franciscains : quiconque ne pourra prouver son droit devra dépouiller ce costume ; les Lollards valides de corps seront tenus de gagner leur vie par un travail honorable et non par la mendicité. Cependant cette dernière pratique était indéracinable. Vingt ans plus tard, un autre synode fut obligé de renouveler l’injonction. En 1491, un synode de Bamberg fait usage, contre les Béghards, des stipulations des Clémentines, ce qui laisse à penser que l’application en était encore nécessaire ; le moine Jean de Moravie, qui mourut à Brünn en 1492, est chaleureusement loué de son ardeur et de son zèle infatigable à persécuter les Hussites et les Béghards. Ces sectaires rebelles continuèrent à résister ; quand survint la Réforme, ils contribuèrent pour une bonne part à la propagation du Luthéranisme.

Il était impossible que le Hussitisme, triomphant en Bohême, n’éveillât pas un écho en Allemagne. Les Hussites ne pouvaient manquer d’entreprendre des missions et des campagnes de prosélytisme. Mais la propagation de l'hérésie parmi les populations germaniques fut l’objet d’une répression énergique et efficace. En 1423, le concile de Sienne, présidé par des légats pontificaux, se montra pleinement à la hauteur du danger. Les inquisiteurs et les Ordinaires épiscopaux furent vivement blâmés pour la mollesse dont ils avaient fait preuve et qui seule pouvait expliquer les menaçants progrès de l’hérésie. Ils reçurent l’ordre de montrer désormais une vigilance constante et impitoyable, sous peine de se voir interdire pendant quatre mois l’entrée de toute église, sans parler des autres châtiments qu’on jugerait bon de leur infliger. Ils devaient, tous les dimanches, dans les principales églises, maudire les hérétiques avec la cloche, le livre et le cierge. Des indulgences de Terre Sainte étaient offertes à quiconque coopérerait à la capture des hérétiques, ainsi qu’aux princes qui, ne pouvant saisir les rebelles, les chasseraient tout au moins de leurs domaines. Les termes pressants de ces instructions reflétaient l’alarme générale et furent évidemment le signal de nouveaux efforts ; malheureusement, on ne possède que de rares documents pour en apprécier l'efficacité. Ainsi, en 1420, un prêtre, Henry Grünfeld, qui avait embrassé les doctrines hussites, fut brûlé à Ratisbonne ; en 1423, le même sort y frappa un autre prêtre, nommé Henry Rathgeber. En 1424, à Worms, on brûle encore un prêtre, Jean Drandorf. En 1426, Pierre Turman fut brûlé à Spire. Même après que le concile de Bâle eut déclaré les nus- sites orthodoxes, et que les Compactata eurent assuré aux sectaires la tolérance dans les régions soumises à leur autorité temporelle, ils n’en furent pas moins persécutés comme hérétiques en d’autres pays. Vers 1430, Jean Müller se risqua à prêcher la doctrine hussite en Franconie, où il fut fort bien accueilli et récolta nombre d’adhésions. Mais il fut contraint à la fuite et cent trente de ses disciples furent arrêtés et menés à Würzbourg. Là, cédant aux exhortations de l'abbé Jean de Grumbach et de Maître Antoine, prédicateur de la cathédrale, ils se rétractèrent. Un destin plus tragique échut à un Souabe, Frédéric Reiser, qui avait été élevé dans l’hérésie vaudoise. Déguisé en marchand, il avait prêché la doctrine dans les diverses églises vaudoises qui subsistaient encore en secret par toute l’Allemagne. A Heilsbronn, il fut pris dans une expédition hussite et emmené au Mont Tabor ; là, il constata l'identité pratique des deux croyances et reçut l’ordination des mains de l'évêque taborite Nicolas. Il s’employa à amener la fusion des Églises et, en qualité de missionnaire, parcourut l’Allemagne, la Bohème et la Suisse. Il s’établit finalement à Strasbourg, qui était toujours demeuré un centre d’hérésie et où il réunit autour de lui un cénacle de disciples. Il s’intitulait « Frédéric, par la grâce de Dieu évêque des fidèles en l'Église Romaine, qui rejettent la Donation de Constantin ». Découvert en 1458, il fut arrêté avec ses partisans. La torture lui arracha tous les aveux qu’on lui demandait et qu’il rétracta dès qu’il eut quitté la chambre de torture. Le bourgmestre, Hans Drachenfels, et les magistrats de la cité s’opposèrent énergiquement à l’exécution de Frédéric. Mais ils furent obligés de céder et l’hérésiarque fut brûlé en même temps que sa fidèle servante, une vieille femme de Nuremberg nommée Anna Weiler.

Reiser avait remporté des succès particuliers parmi les descendants de ces Vaudois de Poméranie qui, comme on l’a vu, abjurèrent en 1393 devant l’inquisiteur Pierre. Ces gens n'avaient, paraît-il, nullement abandonné leur hérésie ; ils se laissèrent facilement amener à accepter les modifications qui les assimilaient aux Hussites, c’est-à-dire à admettre des évêques, des prêtres, des diacres, à recevoir la communion sous les deux espèces et à honorer Wickleff, Huss et Jérôme de Prague. La même année (1458), un tailleur de Selchow, nommé Mathieu Hagen, fut, sur l’ordre de l’Electeur Frédéric II, arrêté avec trois disciples et transféré à Berlin pour y être jugé. Ce personnage, ordonné prêtre par Reiser en Bohème, était revenu dans son pays pour propager les doctrines de la secte et en administrer les sacrements. Ses disciples faiblirent et abjurèrent ; lui-même demeura inébranlable et fut abandonné au bras séculier. Pour déraciner la secte, le docteur Jean Canneman, qui avait jugé Hageh, fut envoyé, comme inquisiteur épiscopal, à Angermünde. Il découvrit beaucoup de sectaires, d’ailleurs peu endurcis, qui se soumirent de bonne grâce et abjurèrent.

Il y avait, en fait, entre les doctrines des plus intransigeants Hussites et celles des Vaudois, assez de ressemblances pour justifier la fusion éventuelle des deux sectes. Les Vaudois n’avaient nullement été extirpés. En 1407, quand les restes des Taborites, connus alors sous le nom de Frères Bohèmes, voulurent entrer en relations avec les Vaudois, ils n’eurent aucune peine à trouver de ces sectaires sur le territoire qui sépare l’Autriche de la Moravie, région habitée depuis plus de deux siècles par les disciples de Waldo. Ceux-ci avaient un évêque, nommé Étienne, qui invita aussitôt un autre évêque à célébrer, selon les rites, l’ordination des Frères, ce qui indique que les communautés hérétiques étaient considérables et bien organisées. Malheureusement, ces négociations ne restèrent pas inaperçues et l’Église se débarrassa rapidement des hérétiques qui tombèrent en son pouvoir. L’évêque Étienne fut brûlé à Vienne et ses ouailles se dispersèrent ; beaucoup d’entre elles trouvèrent refuge en Moravie ; d’autres s’enfuirent jusque dans le Brandebourg où existaient de florissantes communautés vaudoises. Ces communautés, découvertes bientôt après, furent impitoyablement persécutées par le fer, le feu, l’eau même, sans qu’il fût possible de les faire entièrement disparaître. Certains des hérétiques qui échappèrent émigrèrent en Bohême, où les Frères Bohèmes les accueillirent avec joie et les reçurent dans leur cénacle. L’étroite union qui s’établit ainsi entre les Frères et les Vaudois eut pour résultat une nouvelle et puissante poussée d’hérésie qui mérita un nom spécial. En 1479, quand Sixte IV confirma le moine Thomas Gognati dans la charge d'inquisiteur de Vienne, il l’engagea à mettre en œuvre tous ses efforts pour la destruction des Hussites et des Nicolinistes. Ces derniers, qui tiraient leur nom de Nicolas de Silésie, étaient, évidemment des Frères Bohèmes : ils adhéraient à la doctrine extrême, commune aux deux sectes, que rien ne pouvait justifier le meurtre d’un homme. La lutte se poursuivit donc ; si l’on réussit à détourner le péril qui avait un moment paru menaçant et à empêcher l’adoption générale des doctrines hussites, il subsista cependant, dans l’ombre, assez de Hussites et de Vaudois, ennemis jurés de Rome, pour former un noyau de mécontents et appuyer énergiquement la révolte, le jour où il se trouva un Luther pour traduire audacieusement par des mots les convictions que des milliers de gens chérissaient dans leur cœur.

D’ailleurs, au XVe siècle, nombre d’indices faisaient pressentir l'inévitable rupture que devait voir le siècle suivant.

Parmi les hommes qui défièrent hardiment l’autorité de Rome, un des plus connus fut Grégoire de Heimbourg, qu’Ullmann appelle le « Luther-citoyen » du xv« siècle. Il apparaît, tout d'abord, au concile de Bile, comme un des auxiliaires d’Æneas Sylvius, qui était alors un des plus éminents avocats du parti réformateur. Il demeura inébranlablement fidèle aux principes que son maître abdiqua en échange de la pourpre pontificale. Précurseur des Humanistes, il travaillait à la diffusion de la culture classique ; dans son admiration pour les anciens, il avait, comme Marsiglio de Padoue, adopté la théorie impériale des rapports entre l'Église et l’État. Par la parole et par la plume, il soutint jusqu'au bout, avec un courage indomptable et une infatigable énergie, les droits de l’Empire et la suprématie des conciles généraux. Il professait que le pouvoir des clefs a été accordé collectivement aux apôtres ; ceux-ci sont représentés par les conciles généraux ; en accaparant tout le pouvoir, le pape commet une usurpation. La liberté avec laquelle il affichait cette opinion devait infailliblement le mettre en conflit avec son ancien maître ; l’antagonisme devint plus violent encore quand Pie II convoqua à Mantoue l’assemblée des princes pour préparer une nouvelle croisade. Grégoire, alors conseiller des princes, déclara audacieusement que cette croisade n’était qu’un moyen pour augmenter le pouvoir papal et soutirer de l’argent à toute l’Allemagne. Quand Nicolas de Cusa, politique aussi peu sincère que Pie lui-même, fut nommé évêque de Brixen et réclama des biens et des droits considérés par Sigismond d’Autriche comme lui appartenant en [propre, Sigismond, sur le conseil de Grégoire, arrêta l’évêque. Là-dessus, en juin 1100, Pie mit en interdit les territoires de Sigismond et excita les Suisses à attaquer ce [prince. Grégoire rédigea un appel à un concile général ; bien que Pie II eût interdit ce genre d’appel, Sigismond signa l’acte. Bien plus, Grégoire eut la hardiesse de prouver par l’Écriture, les Pères et l’histoire que l’Église était soumise à l’État. On ne saurait s’étonner que l’audacieux polémiste ait partagé l’excommunication lancée contre Sigismond. En octobre 1460, il fut dédaré hérétique. Tous les fidèles reçurent l’ordre de se saisir de ses biens et de le punir. A cette attaque il répondit par d’énergiques appels et des répliques conçues dans les termes les plus insolents, les plus méprisants même, à l’adresse de Pie II et de Nicolas. En octobre 1461, le pape envoya le moine Martin de Rotenbourg prêcher la foi et préserver les fidèles des erreurs professées par Sigismond et son hérésiarque Grégoire. Pie II affectait de considérer Martin comme personnellement menacé et offrait une indulgence de deux ans et quatre-vingts jours à quiconque prêterait assistance au prédicateur en cas de besoin. De plus, il ordonna aux magistrats de Nürnbourg de saisir les biens de Grégoire, de chasser l’excommunié, ou de le livrer aux juges' chargés de le punir. On retrouve ensuite Grégoire secondant Diether, archevêque de Cologne, alors en lutte avec Pie II au sujet des annates : le Saint-Siège, en cette affaire, montrait des exigences sans précédent et tout à fait abusives. Mais Diether renonça à la lutte ; Sigismond lit la paix avec son adversaire et Grégoire resta seul, sous le poids de l’excommunication. Même la cité de Nürnbourg lui retira la protection qu’elle lui avait jusqu’alors accordée. Il se réfugia en Bohême, auprès de Georges Podiébrad, auquel il rendit d’importants services comme controversiste, si bien qu’en 1469 il mérita d’être dénoncé spécialement par Paul lit comme un hérétique de 1a pire espèce. Mais Podiébrad mourut en 1471. Grégoire se rendit alors en Saxe, où le duc Albert le protégea et le réconcilia avec Sixte IV. Absous à Pâques 1472, Grégoire mourut au mois d'août de la même année, après avoir, pendant un quart de siècle, soutenu une lutte incessante contre la papauté.

Si Grégoire de Heimbourg personnifie la révolte des classes dirigeantes contre Rome, Hans de Niklaushausen représente l’infatigable esprit d’opposition au sacerdotalisme qui se répandait alors dans les rangs obscurs du peuple. Hans Bôheim était un joueur de tambour ou de flûte, originaire de Bohême, qui, au cours d’une vie errante, s’établit par hasard à Niklaushausen, près de Würzbourg. Il apporta sans doute dans cette localité les idées révolutionnaires des Hussites et fit, semble-t-il, alliance avec le prêtre paroissial et avec un moine mendiant ou Béghard. Il commença par recevoir, de la Vierge elle-même, des révélations qui répondaient exactement aux désirs de la population, si bien que la foule s’empressa bientôt pour l’écouter. La Vierge lui enjoignait d’annoncer à son peuple que le Christ ne pouvait supporter plus longtemps l’orgueil, l’avarice et la luxure du clergé, et que le monde serait détruit à couse de la dépravation des prêtres, si ceux-ci ne manifestaient promptement l’intention de s’amender. Les dîmes et les tributs devaient être purement volontaires ; il fallait abolir les péages et les douanes existantes, ne plus réserver le droit de chasse A quelques-uns. Rome prétendait à tort au gouvernement de l’Église ; le purgatoire était une fiction ; lui-même, Hans Bôheim, avait le pouvoir de sauver les Ames de l’enfer et d’accorder A ses disciples des indulgences. Le bruit de ces révélations se répandit au loin ; pour entendre le prédicateur inspiré, on accourait, en foule, des provinces rhénanes, de Bavière, de Thuringe, de Saxe, de Misnie, si bien que parfois il lui arriva de parler en présence de vingt à trente mille personnes. On le révérait à tel point que, pour l’avoir touché, certains se croyaient sanctifiés ; on conservait comme de précieuses reliques des morceaux de ses vêtements, de telle sorte que, dès qu’il se présentait, on mettait en pièces ses habits ; il lui en fallait chaque jour de nouveaux. Nul ne doutait de la vérité des dénonciations lancées par la Vierge contre le clergé, preuve du peu d’estime ou le peuple tenait l’Église ; en effet, les innombrables multitudes qui se pressaient pour écouter le prédicateur n’étaient nullement composées des éléments dangereux de la société. C’étaient des gens tranquilles et ennemis du désordre ; hommes et femmes dormaient dans les champs, les bois et les cavernes des environs, sans redouter ni vol ni violence ; ils avaient d’ailleurs de l’argent à dépenser ; les offrandes d’or et d’argent, de bijoux, de vêlements, de cierges, étaient abondantes, assez abondantes même pour tenter la cupidité des potentats, car, après la chute de Hans, les dépouilles furent réparties entre le comte de Wertheim, suzerain de Niklaushausen, l’évêque de Würzbourg, et son métropolitain, l’archevêque de Mayence. Ce dernier employa une partie de son butin à la construction d’une citadelle près de Mayence. L’édifice fut, peu après, détruit par >m incendie, que l’on considéra généralement comme une marque de la colère de la Vierge.

L’évêque de Würzbourg interdit à plusieurs reprises les pèlerinages à Niklaushausen ; mais ces prohibitions restant sans effet, il dut prendre des mesures plus énergiques. La grande fête du pays était celle de saint Kilian, le martyr de Würzbourg ; cette solennité tombait le 8 juillet. Le dimanche précédent, 6 juillet 1476, Hans invita clairement ses auditeurs à revenir en armes le samedi suivant, mais à laisser femmes et enfants au logis. Une crise était manifestement imminente. L’évêque n’attendit pas le résultat de la tentative ; il envoya des gardes qui se saisirent de Hans et l’emmenèrent dans une forteresse voisine. Le lendemain, quelque six mille de ses crédules partisans, hommes, femmes et enfants-, partirent pour le château, sans armes, persuadés que les murs s’écrouleraient sur leur ordre. Sommés de se retirer, ils refusèrent d’obéir, 420 mais furent facilement dispersés par une charge d’hommes d’armes et par le canon du château. Un grand nombre d’entre eux périrent. Hans, soumis à la torture, avoua la fausseté de ses révélations et la fraude par laquelle ses auxiliaires et lui avaient, au moyen de faux miracles, provoqué et entretenu l’agitation. Sa confession ne le sauva pas ; il fut condamné au bûcher. Son sort fut rapidement décidé et, le 19 juillet, la tragédie était achevée. Sur la place de l'exécution, les disciples de Hans attendaient une intervention divine ; pour prévenir un maléfice possible, l’exécuteur rasa le condamné de la tête aux pieds. Hans marcha résolument au bûcher, en chantant un hymne, mais sa force d’âme l’abandonna à la fin et il poussa des cris de désespoir quand les flammes l’atteignirent. Pour que nul ne put conserver ses cendres comme des reliques, on les recueillit soigneusement et on les jeta dans la rivière. Le prêtre et le Béghard qui s’étaient associés aux pratiques de Hans cherchèrent leur salut dans la fuite ; mais ils furent pris et se confessèrent, après quoi on les renvoya indemnes. Deux paysans furent décapités, l’un pour avoir proposé l’attaque du château et l’autre pour avoir blessé le cheval d’un des gardes qui arrêtaient Hans. Mais la mort même de l’hérésiarque ne dessilla pas les yeux des disciples. Trois mois plus tard, Diether de Mayence dut placer en interdit l’église de Niklaushausen, pour empêcher les pèlerinages qu’y faisaient encore une foule de fidèles.

Grégoire de Heimbourg et Hans de Niklaushausen incarnaient la haine que nourrissait contre Rome la population laïque, du plus élevé au plus humble des citoyens. Jean von Ruchrath, de Wesel, nous montre que, dans l’Église même, nombre d’hommes ne pensaient pas autrement. C’était un des plus éminents théologiens et prédicateurs dont put alors s’honorer l’Allemagne. Dans les écoles il était célèbre et surnommé la « Lumière du Monde » et le « Maître des Contradictions » ; c’était un controversiste hardi et quelque peu violent, qui, dans ses sermons, ne se faisait pas scrupule de présenter ses opinions sous la forme la plus agressive. Comme Luther, dont il fut le véritable précurseur, il débuta par une attaque contre les indulgences, à l’occasion du Jubilé de 1-430, quand l’Europe pieuse se précipitait vers Rome pour prendre d’assaut le ciel. Pas à pas, il en arriva à dépouiller l’Eglise de ses divers pouvoirs, et à rejeter l’autorité de la tradition et des Pères, pour recourir à l’Ecriture comme au seul fondement de toute autorité. Il alla jusqu'à bannir du Credo le mot Filioque ; son prédestinatianisme refusait à l’Eglise la distribution des trésors du salut. Un exemple permet de voir combien il se souciait peu des sentiments de ceux dont il attaquait la foi : il déclarait que saint Pierre avait probablement institué le jeûne afin de mieux écouler le produit de sa pèche !

Le mécanisme persécuteur était apparemment rouillé et la liberté de parler bien grande, pour que Jean de Wesel put si longtemps, sans obstacle, développer ses tendances hérétiques et propager, du liant de la chaire et dans les écoles, des opinions aussi dangereuses que les doctrines émises par les Vaudois, les Wickliffites ou les Hussites. En fait, sans l’âpre querelle qui éclata entre les Réalistes et les Nominalistes et qui mit en état de guerre tout le monde scolastique, il est probable que Jean de Wesel n’aurait pas été molesté et qu’il aurait achevé ses jours en paix. Mais il était une des têtes du parti nominaliste, et les thomistes dominicains de Mayence étaient décidés à lui fermer la bouche. L’archevêque de Mayence, Diether d’Isembourg, qui, contraint d’abandonner son siège en 1463, était rentré en possession de l’archevêché à la mort de son compétiteur, Adolphe de Nassau, ne souhaitait guère un nouveau conflit avec Rome. Déjà il s’était fait du tort en dénonçant publiquement la façon dont la papauté mettait aux enchères le pallium archiépiscopal ; menacé de nouvelles hostilités s’il ne livrait Jean de Wesel comme victime, il céda en 1479.

Dans la grande province de Mayence, il n’y avait pas d’inquisiteur. Un procès mené par les magistrats épiscopaux ordinaires n’offrait qu’une issue douteuse. On envoya donc quérir l’inquisiteur dominicain de Cologne, Frère Gerhard von Elten. Le moine arriva, accompagné de Frère Jacob Sprenger, lequel n’était pas encore inquisiteur, mais devait plus tard, comme nous le verrons, occuper ce poste activement et faire brûler des sorcières. En même temps se rendirent à Mayence les théologiens des universités de Heidelberg et de Cologne, chargés de siéger comme experts et assesseurs ; ces personnages avaient été soigneusement triés sur le volet ; un des docteurs d’Heidelberg, auquel on doit la relation de l’affaire, dit que, dans leurs rangs, il ne s’était glissé qu’un seul nominaliste, Ce théologien vit évidemment dans toute celle aventure un simple épisode de la lutte scolastique ; il dit que l’accusé eût été acquitté si on lui avait accordé un avocat et si on l’avait traité moins brutalement.

La procédure fut une curieuse parodie de la méthode inquisitoriale. Si les formes en avaient été oubliées, un principe, du moins, subsistait rigoureusement : c’était de traiter le prévenu comme un coupable. On n’essaya pas de tenir la procédure secrète. Toute l’affaire fut menée en présence d’un auditoire composé de laïques et d’ecclésiastiques. Parmi les premiers était le comte de Wertheim, qui venait d’acquérir une part des dépouilles de Hans de Niklaushausen. Après une réunion préliminaire, l’assemblée ouvrit ses séances le 8 février 1479. L’inquisiteur von Elten présidait, ayant comme second l’archevêque Diether. Il entama la procédure en proposant que deux ou trois amis de l’accusé fissent une démarche auprès de Jean pour obtenir que celui-ci revînt de ses erreurs et demandât pardon ; en ce cas, l’accusé pouvait obtenir sa grâce : sinon, il n’avait plus rien à espérer. On dépêcha donc à Jean des émissaires, qui tardèrent à s’acquitter de leur mission. L'inquisiteur s’irrita de ces lenteurs, commença à s'emporter et à proférer des menaces. On venait d’envoyer un haut fonctionnaire hâter la solution de la démarche quand entra Jean de Wesel, pâle, courbé par l’Age, penché sur son bâton et soutenu par deux Franciscains. On le fit asseoir sur le plancher ; von Elten lui communiqua le message. Jean de Wesel voulut essayer de se défendre, mais il fut interrompu, insulté et menacé, et finit par implorer son pardon. Après quoi on lui fit subir un long et fatigant interrogatoire ; puis la suite fut remise au lendemain. Une commission, composée surtout de docteurs de Cologne et de Heidelberg, fut chargée de régler le sort du prévenu. Le lendemain, Jean comparut de nouveau et subit un autre interrogatoire, au cours duquel il s’efforça de justifier ses théories. « Si tous les hommes reniaient le Christ, dit-il, je l’adorerais encore et resterais chrétien » ; à quoi von Elten répliqua par ces mots : « Ainsi parlent tous les hérétiques, même lorsqu’ils sont sur le bûcher. » Finalement, il fut décidé que trois docteurs recevraient mission d’aller pieusement l’exhorter à abandonner ses erreurs. Comme lors du procès de Jean Huss, on voulait non la mort, mais l’humiliation de l'ennemi.

Le 10 février, les trois délégués entreprirent l’œuvre de conversion. « Si le Christ était ici, leur dit Jean, et si vous le traitiez comme vous me traitez, vous le condamneriez comme hérétique ; mais il l’emporterait sur vous dans la discussion. » À la fin il se laissa persuader de reconnaître la fausseté de ses doctrines, les délégués ayant consenti à prendre sur leurs propres consciences la responsabilité de ce reniement. Il avait été longtemps malade avant l’ouverture du procès ; on lui avait refusé tout secours ; l’âge, la faiblesse, le sombre et infect donjon d’où vainement il avait supplié qu’on le tirât, toutes ces épreuves avaient brisé sa force de résistance : il se soumit. Il prononça publiquement la rétractation et l’abjuration ; on brûla devant lui ses livres et on le condamna à l’emprisonnement perpétuel dans un monastère augustinien de Mayence. Il ne survécut pas longtemps à sa mortification et à son infortune, et mourut en 1481. Ce procès excita un vif intérêt parmi tous les écoliers des universités allemandes ; on s’irrita de voir traiter ainsi un homme aussi éminent. D'ailleurs, ses écrits lui survécurent et furent un précieux encouragement pour les premiers Réformateurs. Mélanchton cite Jean de Wesel au nombre des hommes qui, par leurs œuvres, ont maintenu la continuité de l’Église chrétienne.

Cette affaire atteste avec évidence que, si l’Inquisition n’était pas éteinte en Allemagne, elle n’y était pourtant pas active ; dans les localités même où existait nominalement un tribunal du Saint-Office, il fallait un effort spécial pour le faire agir. Pourtant on relève, à l’occasion, des nominations d’inquisiteurs, et la carrière suivie par Sprenger montre que le zèle de ces magistrats pouvait s'employer avec succès à la destruction des sorciers. En effet, la sorcellerie était devenue la plus menaçante hérésie de l’époque, et les autres aberrations religieuses attiraient médiocrement l’attention. Dans les statuts élaborés, en 1491, par le synode de Bamberg, le chapitre consacré à l’hérésie s’étend longuement sur les détails de la sorcellerie et de la magie et ne mentionne qu’une seule autre erreur de doctrine, la croyance à l'inefficacité des sacrements administrés par des mains impures. En ordonnant de traiter comme complice quiconque néglige de dénoncer des hérétiques, le synode ne faisait aucune allusion à l’Inquisition. Cependant un incident se produisit qui prouve que les inquisiteurs existaient encore et qu’ils exerçaient parfois leur pouvoir. J’aurai plus loin l’occasion de revenir sur le cas de Hermann de Ryswick, lequel fut condamné et abjura en 1499, s'évada de sa prison et fut brûlé comme relaps, en 1512, à la Haye. Je me contente ici de citer ce fait, comme preuve de l'activité ininterrompue du Saint-Office.

La persécution de Jean Reuchlin naquit, comme celle de Jean de Wesel, de dissentiments scolastiques. Mais le cours de celte affaire montre à quel point, entre les deux procès, le pouvoir inquisitorial avait perdu de sa force. Reuchlin était l’élève de Jean Wesel de Groningue. Comme chef des Humanistes et comme principal représentant de la nouvelle école en Allemagne, il fut impliqué dans une Apre controverse avec les Dominicains, qui, en tant que Thomistes traditionnels, étaient prêts à lutter jus- 424 qu’à la mort pour la défense de la scolastique. Le ton de féroce plaisanterie sur lequel Sébastien Brandi conte tout au long, dans son latin le plus raffiné, la torture et l’exécution de quatre Dominicains, brûlés à Berne en 1509 pour fraudes commises dans la controverse concernant l’immaculée Conception, montre de quel esprit de haine étaient animés les partis en présence. Ou retrouve même un reflet de ces sentiments dans l’impitoyable satire d’Erasme et dans les Epistolœ Obscurorum Virorum. Aussi, quand Reuchlin se dressa pour protéger les Juifs et la littérature juive contre les attaques du renégat Pfefferkorn, on saisit avec empressement l’occasion qui s’offrait de se débarrasser de lui. En 1513, un inquisiteur dominicain, le prieur Jacob von Hochstraten, se transporta de Cologne à Mayence avec des desseins analogues à ceux qui avaient provoqué la venue de son prédécesseur von Elten. Mais, différent en cela de Jean de Wesel, Reuchlin comprit qu'il pouvait en toute sécurité adresser un appel à Rome, car Léon X était lui-même un homme cultivé et un humaniste. Léon était bien disposé et chargea l’évêque de Spire de résoudre la question. C’était là un coup droit porté au pouvoir inquisitorial : le jugement de l’évêque témoigna d’un mépris plus blessant encore. Reuchlin fut lavé de toute suspicion d’hérésie ; les poursuites furent déclarées frivoles et les frais de la cause imputés à Hochstraten, avec menace d’excommunication en cas de désobéissance. La sentence fut ratifiée à Rome en 1J15 ; le pape imposa silence aux accusateurs de Reuchlin, sous peine d’une amende de trois mille marcs.

Les Humanistes célébrèrent leur victoire avec les transports d’une joie sauvage. Ulrich von Hutten, sous le pseudonyme d'Eleutherius Bizenus, publia un libelle invitant, en hexamètres raboteux, toute l’Allemagne à concourir au triomphe de Reuchlin ; il montre Hochstraten, ce brigand qui, comme accusateur et comme juge, persécute les innocents, marchant, couvert de chaînes, les mains liées derrière le dos, tandis que Pfefferkorn, les oreilles et le nez coupés, est (rainé par un croc passé dans ses talons, la face tournée vers la terre, jusqu’à ce que ses traits aient perdu toute forme humaine. Les Dominicains sont déclarés par lui pires que des Turcs et plus dignes encore d'être combattus ; l’auteur ose se demander quel pape inique et quel lâche empereur ont pu permettre à ces moines d’imposer leur joug au pays. C’étaient là de belles paroles, malheureusement prématurées. La querelle avait attiré les regards de l’Europe entière. L’Ordre dominicain même et tout ce qu’il représentait étaient sur la sellette et ne pouvaient se soumettre à cette défaite. Hochstraten courut à Rome. Les Dominicains de la grande Université de Cologne n'hésitèrent pas à dire que, si le pape maintenait sa sentence, ils en appelleraient au prochain concile, refuseraient de se soumettre à la décision pontificale, proclameraient que Léon X n’était plus pape, et provoqueraient un schisme ou pis encore. On voit par quel fragile lien la papauté retenait la fidélité de ses janissaires ! Léon X plia sous l'orage qu’il avait lui-même déchaîné. En 1416, il lança un mandement annulant la sentence ; mais l’esprit d’insubordination se fortifiait de jour en jour en Allemagne, et Franz von Sickingen mit sa lance redoutable au service de la première décision. Cependant la révolte luthérienne se faisait de plus en plus menaçante : l’appui des Dominicains devenait chaque jour plus indispensable, et, en 1420, Léon termina l’affaire en annulant la décision de l’évêque de Spire, en imposant silence à Reuchlin et en faisant supporter à celui-ci tous les dépens. De plus, Hochstraten fut rétabli dans ses fonctions.

La réparation venait trop tard pour être de quelque profit à l’Inquisition, dont les services étaient pourtant plus nécessaires que jamais. Si le Saint-Office avait été capable d'agir efficacement en Allemagne, la carrière de Luther eut été courte. Le 31 octobre 1517, quand Luther cloua sur la porte de l'église de Wittemberg ses propositions concernant les indulgences et les défendit publiquement, un inquisiteur comme Bernard Gui eût vite fait taire l’audacieux, soit en le contraignant aune rétractation publique qui eût ruiné son influence, soit en le livrant au bûcher, s’il l’avait trouvé rebelle. Des centaines de penseurs téméraires avaient été traités delà sorte et s’il s’en était trouvé quelques-uns d’assez forts pour résister aux méthodes du Saint-Office, ils avaient péri. Heureusement, comme nous le savons, l’Inquisition ne jeta jamais de fortes racines dans le sol germanique ; elle était à ce moment complètement discréditée et sans force, Hochstraten avait les mains liées ; le docteur Jean Eck, inquisiteur de Bavière et de Franconie, était lui-même un humaniste, capable de discuter et de menacer, mais non d’agir. Tetzel était inquisiteur pour le nord de l'Allemagne ; il reconnaissait son impuissance et se contentait d'attaquer et d’injurier le hardi novateur qu'il traitait fort inutilement d’archi- hérétique, de schismatique audacieux et révolté.

En France, l’Université avait pris la place de l’Inquisition quasi oubliée et réprimait toutes les erreurs de doctrine ; en même temps, la monarchie centralisée avait, du moins depuis le Concordat de François Ier, rendu l’Église nationale à peu près indépendante de la papauté. En Allemagne, il n’y avait pas d’Eglise nationale ; le clergé était soumis à Rome ; cette sujétion devenait chaque jour plus insupportable pour des raisons financières ; mais il n’y avait rien qui put prendre la place de l’Inquisition, et une certaine liberté de langage était devenue habituelle et tolérée dans la mesure où les revenus de Saint-Pierre n’en souffraient pas. Cette situation explique peut-être pourquoi l'importance de la révolte de Luther fut appréciée à Rome mieux que sur place. Quand Luther eut été formellement déclaré hérétique par l'Auditeur général de la Chambre apostolique, à l’instigation du Promoteur fiscal, le légat, cardinal Caietano, écrivit qu'il saurait terminer l’affaire lui-même, que c’était une question trop peu sérieuse pour qu’on la soumit au pape. Il n’exécuta pas l’ordre qu’il avait reçu d’arrêter Luther et de lui faire savoir que, s’il comparaissait pour se disculper devant le Saint-Siège, il serait traité avec une clémence imméritée. Quand le scandale eut grossi pendant toute une année, Léon X adressa une nouvelle lettre à Caietano, lui enjoignant de citer le docteur Martin et, après un interrogatoire attentif, de le condamner ou de l’absoudre selon ses mérites. Il était trop tard. Le mouvement de révolte s’était propagé ; la rébellion s’organisait. Avant que ces nouvelles instructions fussent parvenues à Caietano, Luther se présenta pour répondre à une citation antérieure ; mais, tout, en se déclarant en toutes choses fils soumis de l’Église, il fil preuve d’une menaçante indépendance et repartit indemne. Le légat se fiait à ses talents de controversiste plutôt qu’à sa force : du reste, s’il eut voulu recourir à re dernier moyen, il n’avait sous la main aucune arme qui lui permit d’enfreindre les ordres donnés par les magistrats d’Augsbourg pour la protection de Luther. La persécution était paralysée et la révolution inévitable poursuivait sa marche.

 

 

 



[1] D’après Daniel Specklin, annaliste strasbourgeois mort en 1589, l’évêque Henry aurait, à Rome, rencontré saint Dominique et promis à Dominique et à Innocent III d’introduire à Strasbourg l'Ordre dominicain. Il aurait lui-même emmené plusieurs membres de l’Ordre, qui firent promptement des recrues ; il y eut bientôt une centaine de moines qui se distinguèrent dans la persécution relatée plus haut. (Kaltner, Konrad von Marburg, p. 41-45 : cf. Hoffmann. Geschichte der Inquisition, II, 365-371). Or, à cette époque, ainsi que nous l’avons vu dans un précédent chapitre, Dominique travaillait obscurément en Languedoc ; ce fut en 1214 seulement que la libéralité de Pierre Cella lui donna l’idée de réunir autour de lui, h Toulouse, une demi- douzaine d'hommes animés des mêmes sentiments pieux. Ce fut en 1224 seulement que fut fondé le couvent dominicain de Strasbourg (Kaltner, Ibid., p. 45).

[2] Kaltner, op. cit. p. 69-7I. — J’inclinerais assez à croire que l'excellent Daniel Specklin s’est fortement inspiré de ses propres convictions pour établir cette liste d’erreurs. En effet, il cite dans le nombre la communion laïque sous les deux espèces. Or, à ce moment, l’espèce du vin n’était pas encore interdite aux laïques ; le fait de l’administrer n’aurait donc pas été considéré comme constitutif d’hérésie.

[3] Pour la relation qui existe entre les spéculations d'Erigène et celles d’Amauri, voyez Poole, Illustrations of the History of Medieval Thought, Londres, 1884, p. 77.

[4] Conrad de Marbourg fut trop illustre pour que les Dominicains ne le réclamassent pas comme une des gloires de leur Ordre. Leur légende relate qu’il entra dans l’Ordre sur les instances de Dominique lui-même, désireux de l'avoir pour collègue et que, bientôt après, Dominique l’envoya en Allemagne en qualité d'inquisiteur (Monteiro, Historia da Sacra Inquisiçâo, P. I. Liv. I, c. 48. — Jac. de Voragine, Legend. Aur. fol. 10a, éd. 1480. — Paramo, p. 248-9). — Ripoll accepte la chose tout naturellement, mais ne nous donne pas les preuves promises (Bull. Domin., I, 20, 52). Voyez aussi Kaltner, p. 76-82. La revendication des Dominicains s’appuie sur l'activité inquisitoriale de Conrad et sur le titre de prædicator qu’il portait en vertu du mandat pontifical ; ce sont d’assez faibles arguments, meilleurs pourtant que celui de son plus récent champion, Hausrath, qui cite l’expression employée dans une lettre par Grégoire IX, qualifiant Conrad de chien de garde du Seigneur, Dominicus canis (Hoffmann, Geschichte d. Inq., II, 392). Des preuves négatives, en nombre suffisant, établissent que Conrad n’a jamais été Dominicain. Dans les nombreuses lettres que lui adressèrent Honorius III et Grégoire IX, il n’est jamais appelé Frater, terme invariablement usité pour les Mendiants ; la suscription est toujours : Magistro Conrado de Marbure, prædicatori Verbi Dei, ou quelque chose d’équivalent, Conrad étant probablement maître ès théologie. (Epist. Sæc., XIII, T. I, n° 51, 117, 118, 126, 361, 362, 484, 533, 537). De même, les chroniques du temps ne parlent jamais de lui comme d’un Frater, mais le nomment toujours Magister Conradus. En outre, Theodoric de Thuringe, Dominicain lui-même et à peu après contemporain, parle de Conrad en termes des plus exaltés, dans sa vie de sainte Elisabeth ; mais il ne le revendique pas pour sou Ordre, ce qu'il n’eut pas manqué de faire s'il en avait eu le moyen (Gamsii, Thesaur., IV, 116).

[5] Il semblerait, d’après ce document, que Henry, archevêque de Cologne, fût en fonctions à ce moment. Pourtant, il avait été suspendu par Grégoire IX en décembre 1231, tandis qu’une enquête était entamée au sujet de sa criminelle existence, qualifiée par le pape de « honteuse à décrire et horrible à entendre ». En avril 1233, Grégoire tenta d’obtenir que l’archevêque résignât ses fonctions ; mais le prélat répondit, en juin, par un appel au Saint-Siège. La conséquence immédiate de cette démarche fut que le pape leva sur le clergé de Cologne une imposition de trois cents marcs, pour couvrir les frais. En mars de l’année suivante, il fallut de nouveau réunir des sommes pour faire face aux dépenses. En avril 1235, l’archevêque était encore frappé d’excommunication et privé de ses fonctions. Puis il reprit son poste, semble-t-il, et fut, en mars 1238, condamné à payer treize cents marcs à un banquier romain, pour dettes contractées, longtemps auparavant, par son prédécesseur. En mai,1239, on trouve son successeur, Conrad de Hochstaden, à Rome, en qualité d’archevêque-élu : Grégoire ordonna la levée d’une somme de huit mille marcs sur la province, pour paver les dettes de l’archevêché. (Epist. Select. Sæculi XIII. T. I, n° 457, 472, 523, 529-30, 555, 579, 637, 723, 748). — On voit, par cet exemple, quelles étaient les relations entre la Curie romaine et les grands évêchés allemands, l’insatiable avidité de l’une et les vains efforts tentés par les autres pour s’en affranchir.

[6] Il ne semble pas qu’on doive ajouter foi à l’histoire que raconte Philippe Mous- ket (Chronique Rimée, 28831-42. — Bouquet, XXII. 56) : Grégoire, dit le chroniqueur, envoya en Allemagne un certain cardinal Othon, qui se mit à dégrader divers ecclésiastiques impliqués dans l'affaire ; ce personnage souleva une telle tempête, qu’il dut s’enfuir nuitamment à Tournai, et, de là, retourner à Rome. Bien que l’histoire paraisse sans fondement, le seul fait qu’un tel récit put se répandre en Allemagne montre l’antagonisme existant alors entre ce pays et Rome.

[7] La condamnation pontificale fut probablement motivée par un passage du Sachsenspiegel (II, 3), où il est dit que le pape ne peut lancer de décrétales portant préjudice aux lois et constitutions locales. Les légistes saxons ne furent nullement déconcertés par l'anathème et se mirent en mesure de soutenir et de prouver leur bon droit (Kichstich, Landrecht, II, 24).

[8] Lambert le Bègue fut persécuté pour avoir nié l’efficacité des pèlerinages, surtout quand l’argent nécessaire au voyage a été gagné par des moyens criminels. (Paul Fredericq, Note complémentaire sur les Documents de Glasgow concernant Lambert le Bègue, Bruxelles, 1893). — Dans l’usage populaire, les termes de Lollard et de Béghard étaient sans cesse employés l’un pour l’autre ; il y a, cependant, entre eux une différence. Les associations de Lollards furent fondées à Anvers, vers l’an 1300, pendant une peste. C'étaient des laïques qui se consacraient au soin des malades et des fous, et particulièrement à l’ensevelissement des morts ; ils se procuraient de l’argent en partie par le travail, en partie par la mendicité. Leur nom venait des chants doux et lents qu'ils entonnaient dans les funérailles ; mais ils s’appelaient eux-mêmes Alexiens, du nom de leur patron saint Alexis, et Cellites parce qu’ils vivaient dans des cellules. On les appelait aussi Maternons, et, en Allemagne, Nollbrüder, Le terme de Lollard en vint peu à peu à désigner la sainteté apparente couvrant de secrètes turpitudes et fut appliqué sans discernement à tous les mendiants étrangers aux Ordres réguliers. Les associations de Cellites se propagèrent des Pays-Bas dans les provinces rhénanes et par toute l’Allemagne. Toujours en butte à la persécution, ainsi que les Béghards, ils étaient appréciés à leur valeur par les magistrats des villes, qui s'efforçaient de lus protéger. En 1472, Charles le Téméraire obtint de Sixte IV une bulle les admettant au nombre des Ordres religieux reconnus, ce qui les affranchit de la juridiction épiscopale. En 1506, Jules II leur accorda des privilèges spéciaux. Les associations de Frères Alexiens existent encore et se dévouent au soin des malades : elles ont des hôpitaux prospères aux Etats-Unis comme en Europe. (Mosheim, de Beghardis, p. 401, 469. — Martini, Append. ad Mosheim. p. 385-88. — Hartzheim, IV, 625-6. — Addis et Arnuld’s Çatholic Dictionary, New-York, 1881, p. 880).

[9] Le cri de Brod durch Gott ! était d’un usage ancien. Ce fut la première locution allemande qu’apprirent les Franciscains envoyés en Allemagne par saint François en 1221. — Frat. Jordani, Chron., c. 27 (Analecta Franciscana, I, 10).

[10] Le Pogge rapporte que, de son temps, des prêtres de Venise corrompirent nombre de femmes à l’aide de cette doctrine de l’impeccabilité et de la nudité, considérée comme un témoignage de l'état de grâce. — Poggii, Dial. contra Hypocrisim.

[11] Hermann Haupt (Waldenserthum and Inquisition, Freiburg, 1890, p. 38 sq.) estime que ces hérétiques étaient des Vaudois. La tendance des chroniqueurs et des inquisiteurs à confondre tous les hérétiques, la facilité d’obtenir, par la torture, toutes les confessions désirées, rendent impossible une classification rigoureusement exacte. Mais il est fort probable que nombre de gens qualifiés de Luciférains et de Frères du Libre Esprit étaient, en réalité, des Vaudois. En effet, comme nous le verrons plus loin, l’hérésie vaudoise continua à prospérer tant dans l’Allemagne du nord que dans l’Allemagne méridionale.

[12] Altmeyer, Les Précurseurs de la Réforme aux Pays-Bas, I, 94. — Raynald. ann. 1329, n° 71. — Pour les relations de Maitre Eckart avec les Frères du Libre Esprit, voyez Preger, Vorarbeiten zu einer Geschichte der deutschen Mystik (Zeitschrift für die hist. Theol., 1869, p. 68-78). Le fait que la bulle de Jean XXII, In aqro Dominico (Ripoll, VII. 57 ; cf. Herman. Corneri, Chron ap. Eccard. Corp. Hist., II, 1036-7), condamnant les erreurs de Maître Eckart, a passé, pendant longtemps, pour une bulle générale contre les Frères, montre suffisamment les rapports existant entre les deux doctrines ; cependant le professeur Preger, après une étude approfondie des écrits d’Eckart, arrive à cette conclusion (Geschichte der deutschen Mystik im Mittelalter, II, I.) que la théosophie d’Eckart était chrétienne et non panthéiste, en dépit d’assertions téméraires qui donnèrent lieu aux accusations d’hérésie.

[13] [Lacunes dans les pages (431-432) scannées (FDF).]

[14] On comprend sans peine que les écrits de Tauler aient été diversement appréciés par l’Eglise. On reconnut leurs tendances à l’Illuminisme et au Quiétisme ; en 1003, la Congrégation de l’Index mit à l’étude le projet d’une édition expurgée de ses œuvres et de celles de Savonarole ; ce projet ne fut jamais mis à exécution. — Keusch, Der Index der verbotenen Bûcher, i. 370, 4G9, 523, 589.

[15] M. Jundt, après une série de recherches attentives et ingénieuses, croit avoir le droit d’affirmer que le mystérieux Ami de Dieu de l’Oberland, dont la personnalité souleva tant de discussions, était Jean de Rutberg ; qu’il résidait à Coire et que l’ermitage où il finit ses jours était dans la paroisse de Ganterschwyl, Canton de Saint-Gall (Jundt, Amis de Dieu, Paris, 1879, p. 334-42). Cependant, le professeur Schmidt considère toujours le mystère comme inexpliqué (Précis de l'Histoire de l’Eglise de l’Occident, Paris, 1885, p. 301). Le Père Denifle va jusqu’à entreprendre de prouver que l’Ami de Dieu fut simplement une invention de Rulman Merswin ; mais Preger a fait, je crois, amplement justice de cette assertion erronée (Die Zeit einiger Predigten Taulers, München, 1887).

[16] La liberté de langage attribuée aux Amis de Dieu, dans leur entrevue avec Grégoire, n’a rien d’invraisemblable. L’inspiration apocalyptique était commune à cette époque. Sainte Brigitte de Suède et sainte Catherine de Sienne observaient peu de réticences dans leurs discours aux successeurs de saint Pierre.

[17] Certaines décisions du concile de Vienne étaient déjà en circulation ; mais Clément, désirant les réviser, ordonna que les exemplaires en fussent détruits ou restitués. Une fois refondus, ces décrets furent adoptés par un consistoire réuni le 21 mars 1314 et des exemplaires en furent envoyés dans diverses universités ; mais la mort de Clément, survenant le 20 avril, provoqua un nouveau retard. Jean XXII soumit les canons à une nouvelle révision et les publia finalement le 25 octobre 1317. — Franz Ehrle, Archiv für Litteratur-u. Kirchengeschichte, 1885, p. 541-2. — Le caractère contradictoire des dispositions relatives aux Béguines doit être évidemment imputé à ces refontes réitérées. — La façon dont Jean de Zurich obtint le siège épiscopal de Strasbourg, est des plus instructives en ce qui concerne les procédés de la Curie romaine. A la mort de l'évêque Frédéric, le chapitre ne put tomber d’accord et choisit quatre candidats ; l’un de ceux-ci, Jean d’Ochsenstein, favori de l’empereur Albert, voulant obtenir la confirmation de son élection, envoya à Clément V son chancelier, Jean de Zurich, évêque d’Fichstedt, accompagné de l’abbé de Pairis. Les messagers revinrent porteurs de deux brefs pontificaux, l’un nommant le chancelier au siège contesté, l’autre accordant le siège d’Fichstedt à l’abbé. — Closener’s Chronick (Chron. der deutschen Städte, VIII, 91).

[18] Le professeur Fredericq identifie l’hérétique Blœmaert avec la poétesse mystique sœur Hadewijck, fille de Willem Blœmaert, riche bourgeois de Bruxelles. — Geheimzinnige Ketterin Blœmaerdinne, Amsterdam, 1833.

[19] Quand un audacieux penseur, Marsiglio de Padoue, voulut, au bénéfice de son maître, l’empereur Louis, introduire en Allemagne les principes du droit romain qui avaient permis eux monarques français de vaincre la féodalité et de s'affranchir du joug de l’Eglise, il traita le sujet de la persécution avec une modération telle que certains historiens ont cru pouvoir le considérer comme l'avocat de h> tolérance. C’est là une erreur. Sans doute, il conteste l'autorité des Ecritures et du pouvoir apostolique pour la punition temporelle des infractions à la loi divine ; il affirme que le Christ seul est juge en ces matières et réserve ses châtiments pour l'autre monde ; mais ce n’est pour lui qu’une prémisse de la conclusion attribuant à la loi humaine le droit de persécuter l'hérésie et de donner au juge séculier l'ordre d’appliquer les mesures de rigueur. Il est bien vrai, dit-il, que l'hérétique pèche contre la loi divine ; mais on le punit pour avoir transgressé une loi humaine ; le prêtre ne doit intervenir que comme expert chargé d’établir te degré de culpabilité et n’a aucun droit sur les confiscations qui résultent de la condamnation (Defensor Pacis, P. II. c. IX ; P. III. c. II. Conclus. 3, 30). Tout cela fait simplement partie d’un plan général, qui consiste à exclure l’Eglise de tout contrôle sur les affaires séculières. Louis ne tut jamais en état de donner à ces théories une application pratique. Elles n’ont eu aucune influence sur le courant de l’opinion ou sur la suite des événements. Elles ne sont intéressantes que comme une des étapes du développement de la pensée politique.

[20] Ces accusations lancées contre les Juifs n’étaient pas chose nouvelle. En 1321, on brûla, en Languedoc, tous les lépreux qu’on accusait d’avoir été payés par les Juifs pour empoisonner les fontaines. Assurément, on employa la torture pour obtenir les concessions des accusés, on racontait que le roi de Grenade, serré de près par les Chrétiens, avait donné à certains Juifs puissants de fortes sommes, afin que ceux-ci s'employassent à désoler la Chrétienté. Les Juifs, craignant d’être soupçonnés, se servirent des lépreux. Quatre grands conciles de lépreux se tinrent dans diverses régions de l’Europe. Tous les lazarets y étaient représentés, à l’exception de deux léproseries d’Angleterre. C’est là que l’on décida l’attentat et qu’on distribua le poison aux conjurés. A ce moment, le roi Philippe le Long était dans le Poitou ; quand la nouvelle lui parvint, il retourna précipitamment à Paris, d’où il lança des ordres pour l’arrestation de tous les lépreux du royaume. Un grand nombre de ces malheureux furent brûlés, ainsi que des Juifs. Au château royal de Chinon, près de Tours, on creusa un immense fossé que l’on remplit de bois enflammé. Sur ce bûcher périrent, en un seul jour, cent-soixante Juifs. Certaines des victimes de l’un ou l’autre sexe chantèrent gaiement, comme si elles célébraient des noces, et dansèrent au milieu des flammes. Les mères jetaient leurs enfants dans le feu, de crainte qu’ils ne fussent pris et baptisés par les chrétiens. On dit que le trésor royal encaissa cent cinquante mille livres sur les biens des Juifs brûlés et exilés. — Guillel. Nangiac. Contin. ann. 1321. — Grandes Chroniques, V, 245-51. — Chron. Cornel. Zantfliet, ann. 1321.

[21] Venturino fut acquitté du chef d'hérésie ; mais sou franc-parler déplaisait au pape. Il reçut défense de prêcher et de recevoir des confessions et fut condamné à vivre dans la retraite à Frisacca, dans 1rs montagnes de Ricondona (Villani, l. c.). Il mourut en 1346, à Smyrne, ou il était aile comme missionnaire. Il avait prêche avec un merveilleux succès par toute l’Europe, jusqu’en Espagne, en Angleterre et en Grèce. Quand il parlait, son visage s’illuminait d’une clarté céleste ; ses miracles furent nombreux (Raynald. ann. 1346, n° 70).

[22] Mosheim, de Beghardis, p. 356-62. — Mosheim croit que la distinction établie contre les maisons des Béghards et celles des Béguines tint probablement à ce fait que les premières étaient plus vastes et situées dans les grands centres, tandis que les autres, plus petites et plus nombreuses, étaient disséminées dans les villes et les villages.

[23] On a récemment découvert, à Saint-Florian en Autriche, une lettre écrite, en 1368, par les Vaudois de Lombardie à certains de leurs frères allemands. Divers membres de la secte avaient fait défection, alléguant, pour justifier leur désertion, que les Vaudois étaient ignorants, n’avaient pas d’autorité divine et étaient mercenaires. Evidemment, l’église locale s’était adressée aux Lombards comme aux chefs de la secte, pour obtenir une réplique à ces accusations. La réponse, ainsi qu’une réfutation écrite par un des apostats, jette un jour curieux sur les croyances habituelles des sectaires. On y voit qu’ils faisaient remonter leur origine à l’Eglise primitive, soutenant que leurs prédécesseurs s’étaient opposés à la Donation de Constantin et que, quand saint Silvestre avait refusé de rejeter le périlleux présent, une voix céleste avait fait entendre ces mots : « Aujourd’hui le poison s’est répandu dans l’Eglise de Dieu. » Comme ils ne voulaient pas céder, cos ancêtres des Vaudois avaient été chassés et persécutés, et depuis lors avaient conservé, dans l’obscurité et dans l’affliction, la vraie tradition de l’Eglise. Les Vaudois affirmaient que Pierre Waldo avait reçu l’ordination de la prêtrise et qu’il possédait parfaitement l’autorité émanant de Dieu : mais ils ne disent rien de la succession apostolique et l’apostat, Sigfried, leur reproche de se contenter d’écouter les confessions, et d’envoyer leurs disciples dans les églises catholiques pour y recevoir les autres sacrements. Il n’est pas dit un mot de la transsubstantiation, qui, par conséquent, devait être acceptée par eux ; ils citent fréquemment saint Augustin et saint Bernard, ce qui montre qu’ils admettaient l’autorité des docteurs de l’Eglise- Us font allusion à deux Franciscains qui avaient récemment adhéré à la secte, à un prêtre qui, pour ce même fait, avait été brûlé, et à un certain évêque Bestardi, coupable du même crime, et mandé à Rome, d'où il n’était jamais revenu. — Comba, Histoire des Vaudois d'Italie, I, 243-55.

[24] Jean Wasmod écrivit par la suite, contre les Béghards, un ouvrage qui a été publié par Haupt (Zeitschrift für Kirchengeschichte, 1885, p. 567-76). L’intérêt de cet ouvrage réside principalement en ce que les doctrines des Vaudois y sont attribuées aux Béghards. Il n’y est par fait allusion au panthéisme, à l'union de l’homme avec Dieu, au refus des sacrements, à la négation de l’enfer et du purgatoire. L’auteur confondait-il les deux sectes, ou bien les Vaudois se dissimulaient-ils sous le déguisement des Béghards, ou bien encore certains des Béghards avaient-il constitué une église distincte de l’Eglise romaine, sans adopter les principes distinctifs des Amauriens ? Wasmod dit que ces gens sont très sévères pour l’admission des néophytes, dont ils mettent la soumission à l’épreuve en leur faisant manger de la viande pourrie et boire de l’eau sale et pleine de vers, etc., au risque de leur vie. Un de leurs plus solides arguments est fourni par la corruption de l’Eglise, qui se voit ainsi priver du « pouvoir des clefs ». Une remarque qui a trait spécialement aux Béghards, c’est la constatation de la faveur et de l'appui que trouvent ces hérétiques auprès des magistrats municipaux. Fort peu Batteuse pour Rome est l’explication donnée par l’auteur de l’obtention des bulles favorables aux Béghards, payées, dit-il, à prix d’or.

[25] En 1399, une fureur analogue à celle des Flagellants se manifesta en Italie, provoquée par une épidémie qui ravageait le pays. Les pèlerins étaient appelés Bianchi, à cause des vêtements de toile blanche qu’ils portaient. Ce sont eux qui les premiers firent connaître au peuple le Stabat Mater, leur hymne favorite. A Cènes ils furent rejoints par les vieilles confréries ou guildes des Verberati, fondées en 1306, dont la coutume était de se fouetter publiquement. L’archevêque de Gênes et nombre d’évêques lombards prêtèrent leur appui à ce mouvement. On proclama la paix universelle ; les ennemis se pardonnèrent mutuellement ; même la lutte entre les Guelfes et les Gibelins fut, pour un moment, oubliée. Quand on nous dit que vingt-cinq mille Modénais firent le pèlerinage de Bologne, nous comprenons sans peine que des chefs soupçonneux, tels que Galeazzo Visconti et les membres de la Seigneurie de Venise, aient interdit à de telles armées l’entrée de leurs Etats. Boniface IX éprouva probablement les mêmes alarmes, quand le mouvement gagna Rome, et que la population entière, et même certains des cardinaux, se vêtirent de costumes blancs et parcoururent processionnellement les localités voisines. Il fit arrêter un des meneurs à Aquapendente. En employant largement la torture, on arracha au prévenu l’aveu que toute l’affaire était une fraude. Le malheureux fut brûlé, ce nui arrêta soudain le mouvement. — Georgii Stella, Anna'. Genums. ann. 1399 (Muratori, S. R. I. XVII. 1170). — Matthæi de Griffonibus Mentor. Historial. ann. 1399 (Ib. XVIII. 207). — Cronica di Bologna, ann. 1399 (Ib. XVIII. 565). — Annal. Estens. ann. 1398 (Ib. XVIII. 950-8). — Conrad Urspurgens. Chron. Contin. ann. 1399. — Theod. a Niem de Schismate, lib. II. c. 20.

[26] En Italie, quand, en 1448, une épidémie et une famine amenèrent les hommes à la conscience de leurs péchés, l’éloquence du Franciscain Fra Roberto excita la foule au repentir. Les rues des villes se remplirent à nouveau de Flagellants, se donnant la discipline et pleurant. (Illescas, Historia Pontifical, II, 130).