Quand
Innocent III se trouva face à face avec les progrès alarmants de l’Hérésie
cathare, il ne borna pas sa vigilante activité à l’Italie et au Languedoc. Le
véritable foyer de la croyance réprouvée était à l'est de l’Adriatique, en
pays slave. De là partaient ces missionnaires qui ne cessaient de stimuler le
zèle de leurs fidèles. Toutes sortes de raisons de piété et de politique
invitaient le pape à combattre l’erreur à sa source même. Ainsi le champ de
bataille s’étendait dos Balkans aux Pyrénées, sur une longueur de plus de
mille kilomètres. La tâche réclamait l’union des forces morales et
matérielles si admirablement centralisées par la théocratie qu’avait fondée
le pape Grégoire VII. La
lutte dans les régions situées au sud de la Hongrie est des plus instructives
: elle met en lumière l’indomptable persistance «le Rome à soutenir pendant
des siècles une guerre en apparence sans résultat. Aucune défaite ne
l’arrêtait, toute occasion de rouvrir les hostilités lui était bonne ; elle
savait utiliser à ses lins les ambitions des monarques et le dévouement de
zélateurs prêts au sacrifice. Il n’est donc pas inutile de jeter ici un coup
d’œil d’ensemble sur les vicissitudes de ce grand conflit ; car si l’action,
sur un terrain aussi éloigné des grands centres de la vie européenne, ne
pouvait avoir d’influence décisive sur l’évolution de la pensée et de la
religion en Europe, le pays où elle s’exerçait mérite toute l'attention de
l’histoire comme asile des persécutés et source sans cesse vivifiante de
l’hérésie. Les
vastes régions qui s’étendent à l’est de l'Adriatique n’étaient guère que
théoriquement sous ta dépendance spirituelle de Rome. Ces populations
farouches et turbulentes, vaincues par les Hongrois vers la fin du XIe siècle
et s’efforçant toujours de secouer leur joug, n’étaient chrétiennes que de
nom. De plus, le peu de christianisme qui existait chez elles n’était pas la
religion romaine. Hien que prohibé par Grégoire VII, le rituel national était
slave et les pratiques romaines étaient détestées, à cause de leur origine
étrangère, comme des symboles de servitude. Quelques prélats, prêtres et
moines latins campaient au milieu d’une population hostile, qui ignorait leur
langue et leurs coutumes. D’autre part, l’existence dissolue de ces
catholiques ne les mettait pas à même d’acquérir l’influence morale qui eût
pu désarmer les haines de peuple et de race. Dans de telles conditions, rien
ne s’opposait à la propagation du Catharisme. Quand les guerres dévastatrices
des Hongrois furent parées du titre de croisades pour l’extermination de
l’hérésie, l'hérésie pouvait bien, de son côté, s’identifier avec le
patriotisme. Du Danube à la Macédoine, de l’Adriatique à la Mer Noire,
l’Eglise cathare était parfaitement organisée, divisée en diocèses pourvus
d’évêques et activement attachée à l’œuvre de prosélytisme. La plus
florissante de ses provinces était la Bosnie où, à la fin du XIIe siècle, on
comptait environ dix mille partisans dévoués de la secte. Culin, le « ban »
qui tenait cette province sous la suzeraineté de la Hongrie, était lui-même
Cathare. Sa femme et le reste de sa famille partageaient son hérésie. Même on
soupçonnait, non sans cause, certains prélats catholiques d’avoir un secret
penchant pour la doctrine hérétique. Le
premier conflit avec l’hérésie se produisit à la fin du XIIe siècle, quand
l’archevêque de Spalatro, sans doute à l’instigation d’innocent, chassa de
Trieste et de Spalatro un certain nombre de Cathares. Ceux-ci trouvèrent
facilement refuge en Bosnie, où Culin leur fil bon accueil. En 1199, Vulcain,
roi (le Dalmatie, qui avait des vues sur la Bosnie, représenta à Innocent la
déplorable prédominance de l’hérésie en ce pays et conseilla au pape
d’inviter le roi de Hongrie, Émeric, à chasser les hérétiques. Innocent
écrivit donc à Émeric, en lui envoyant, pour sa gouverne, la sévère décrétale
contre les Patarins de Viterbe. Il lui ordonnait de purger ses territoires de
l’hérésie et de confisquer les biens des hérétiques. Culin prit les devants,
semble-t-il, et attaqua les Hongrois. En même temps, il s’efforçait de faire
la paix avec Rome en affirmant l’orthodoxie des prétendus hérétiques. Il
envoyait certains d’entre eux, ainsi que deux de ses prélats, subir un
interrogatoire auprès d’innocent, et il demandait que deux légats vinssent
faire sur place une enquête à ce sujet. En conséquence, le pape ordonna, en
1202, à son chapelain, Giovanni da Casemario, et à l’archevêque de Spalatro,
de se rendre en Bosnie ; s'ils y trouvaient quelque hérétique, lut-ce le « ban »
lui-même, ils devaient le poursuivre conformément à la rigueur des canons.
Giovanni accomplit cette mission en 1203. A son retour, il remit à Innocent
l’engagement pris par les Cathares d’adopter la foi romaine. En même temps,
pour assurer le maintien de l’orthodoxie, il recommanda la création de trois
ou quatre nouveaux évêchés sur le territoire du« ban » ; en effet, sur une
étendue représentant dix jours de voyage, il n’y avait alors qu’un seul
siège, dont le titulaire était mort. D’autre part, le roi Emeric écrivait que
les chefs des hérétiques lui avaient été amenés par Giovanni et qu'il avait
constaté lui-même leur retour à l’orthodoxie. Le fils de Culin s’était
également présenté devant le Hongrois et s’était obligé à payer une somme de
mille marcs si, par la suite, il protégeait les hérétiques sur ses domaines.
Le triomphe de l’Église semblait assuré. Cette illusion se confirma surtout
quand, la même année, l’empereur des Bulgares, Calo Johannes, demanda à
Innocent que des cardinaux vinssent le couronner et se déclara, en toute
chose, l’obéissant serviteur du Saint-Siège. La
déception ne se fit pas attendre. Absorbé par les affaires albigeoises.
Innocent perdit de vue les Slaves. Les conversions obtenues par contrainte
n’étaient que passagères. Le métropolitain de la province, Arringer,
archevêque de Raguse, nomma un Cathare au siège vacant. Lui-même mourut
bientôt et son évêché devint un nid d’hérétiques. Les rares prêtres
catholiques, disséminés à travers le pays, abandonnèrent leurs postes et le
Catholicisme disparut presque entièrement. En 1221, il n’y avait pas, dit-on,
en Bosnie, un seul prédicateur qui prononçât des sermons orthodoxes. Chez les
Bulgares, les choses avaient suivi un cours non moins décourageant. Couronné
par un légat venu de Rome, Calo Johannes s’engagea, contre les empereurs
latins de Constantinople, dans des querelles qui aboutirent à une rupture.
Sur les vastes territoires soumis à ce prince, les Cathares eurent désormais
pleine liberté. A la
fin, cette déplorable situation attira de nouveau l’attention du pape. En
1221, Honorius III envoya, comme légat en Hongrie, son chapelain, Maître
Aconcio, avec l’ordre de réveiller chez lé roi et chez les prélats le
sentiment du devoir, qui leur incombait, d’exterminer les hérétiques, alors
manifestement agressifs. Le légat s’arrêta en chemin à Raguse pour surveiller
l'élection d'un archevêque orthodoxe ; puis il ordonna à tous les Dalmates et
Croates de prendre part à une croisade. Mais nul ne le suivit : il arriva
seul en Bosnie, où il mourut la même année. On pouvait espérer obtenir un
meilleur résultat en utilisant les ambitions d’Ugolin, archevêque de Kalocsa,
qui souhaitait d’agrandir sa province. Ce prélat proposa à André II de
Hongrie d’entreprendre à ses frais une croisade. Le roi elle pape promirent
de lui donner tous les territoires qu’il purgerait d’hérétiques. Mais Ugolin
s’exagérait son pouvoir et dut avoir recours à un expédient : il soudoya, au
prix de deux cents marcs d’argent, le gouverneur de Syrmie, qui était le
prince Jean, fils de Marguerite veuve de l’empereur Isaac l'Ange. Jean prit
l’argent et ne tint [lassa promesse, bien qu'Honorius III lui eût rappelé ses
engagements en 1227. Délivrés de toute crainte, les Bosniens déposèrent leur
« ban » Étienne et prirent à sa place un Cathare, Ninoslav, un des
personnages les plus éminents de l’histoire de la Bosnie. Ce « ban » garda le
pouvoir de 1232 à 1250. Un
événement sembla enfin faire pencher la balance du côté de l’orthodoxie : ce
fut l’entrée en scène des Ordres mendiants, qui apportaient à cette nouvelle
tâche les qualités dont nous avons déjà noté tant de preuves, l'enthousiasme
débordant, le mépris de la souffrance et de la fatigue, la soif ardente du
martyre. De plus, ils avaient derrière eux Grégoire XI, l’implacable et
infatigable persécuteur de l’hérésie, qui sans cesse les excitait à pousser
de l’avant. Des Dominicains arrivèrent les premiers sur le terrain. Dès 1221,
l’Ordre fondait en Hongrie des établissements qui servirent de centre à un
énergique prosélytisme. Ils prenaient ainsi les hérétiques de flanc. La
légende dominicaine rapporte que l'Inquisition fut fondée en Hongrie par le
moine Jackzo (saint Hyacinthe), un des premiers membres de l’Ordre, mort en 1257, et que le
Saint-Office put bientôt prétendre à la gloire d’avoir possédé deux martyrs,
le moine Nicolas, qui fut écorché vif, et le moine Jean, qui fut lapidé par
les hérétiques. En 1233, il est question du massacre de quatre-vingt-dix
Dominicains chez les Cumans. Peut-être fut-ce avant ce massacre que
trente-deux moines furent noyés par les hérétiques bosniaques qu’ils
cherchaient à convertir. Mais de tels incidents ne faisaient qu’enflammer
l’ardeur des Dominicains. On prépara une campagne systématique. En 1232,
Grégoire ordonna à son légat de Hongrie, Giacopo, évêque de Palestrina, de
convertir les Bosniens. Le roi André donna le hanat à son fils Coloman, duc
de Croatie et Dalmatie, en lui enjoignant d’aider à la conversion. Les
résultats furent presque immédiats. L’évêque catholique de Bosnie était
lui-même atteint d'hérésie et allégua sur le champ, comme excuse, que, dans
son ignorance, il avait cru à l’orthodoxie des Cathares. L’archevêque de
Raguse avait connaissance du fait et n’y avait pas prêté attention ; en
conséquence, Giacopo annexa la Bosnie a l’archevêché de Kalocsa, mesure qui
tout d’abord ne présenta aucun avantage. Un événement plus important fut la
conversion de Ninoslav : celui-ci renonça à la foi de ses frères pour
détourner les coups de Coloman, dont les attaques démembraient ses domaines. Il
fut accueilli par Grégoire avec une effusion de tendresse et donna de
l'argent aux Dominicains pour la construction d’une cathédrale. Beaucoup de
ses magnats suivirent son exemple. Un de ses parents, Uban Prijesda, livra
son fils en otage aux Dominicains, pour garantir la sincérité de sa
conversion. Ce succès apparent transporta de joie Grégoire. En 1233, le pape
ordonna de rendre l’enfant à son pore, plaça la Bosnie sous la protection,
spéciale du Saint-Siège et invita Coloman à défendre Ninoslav contre les
attaques d’hérétiques hostiles. Il déposa l’évêque hérétique et chargea son
légat de répartir le territoire en deux ou trois diocèses et de nommer des
titulaires capables de tenir dignement leur place. Celle dernière mesure ne
fut pas appliquée : un Dominicain allemand, Jean de Wildeshausen, fut sacré
évêque de toute la Bosnie. Le
légat Giacopo revint en Hongrie, satisfait de voir le pays converti ; mais le
succès obtenu fut peu solide. Soit que la conversion de Ninoslav fût simulée,
soit que le « ban » fût incapable de contenir ses sujets hérétiques, l’année
suivante, en 1231, on voit Grégoire se plaindre que l'hérésie augmente sans
cesse et fasse de la Bosnie « un désert pour la foi, un nid de dragons et un
repaire d’autruches ». De concert avec André, il ordonna une croisade.
Coloman fut chargé d’attaquer les hérétiques. Le prieur des Chartreux de
Saint-Barthélemy fut envoyé dans le pays, avec mission de prêcher la croisade
en offrant les indulgences de Terre-Sainte. Cors la fin de 1231, Coloman mit
la Bosnie à feu et à sang. Ninoslav se jeta, cœur et âme, dans le parti des
Cathares. La lutte fut meurtrière et longue. Le légat Giacopo obtint de Bel»
IV le serment d’extirper les hérétiques de tous les pays soumis à la
juridiction de la Hongrie ; les Franciscains, de leur côté, se hâtaient de
venir contribuer à l’œuvre sainte. Ils commencèrent leurs travaux à Zara ;
mais l’archevêque de cette ville, loin de seconder leurs efforts, y mit
obstacle, ce qui lui valut une vive réprimande de Grégoire, lîn vérité,
d’après ce que nous dit vers cette époque Yvon de Narbonne, parlant des
Cathares qui résidaient dans les districts maritimes, les hérétiques ne
durent guère être troublés par ces mesures. En
1235, la fortune abandonna les croisés. L’évêque Jean, ayant perdu tout
espoir de recouvrer son siège, demanda à Grégoire de le relever de ses
fonctions, sous prétexte que les fatigues de la guerre étaient trop dures
pour lui. Mais Grégoire réprouva ce manque de courage, déclarant que si
l’évêque haïssait la guerre, il n’en devait pas moins s’y employer activement
pour l’amour de Dieu[1]. En 1235, les événements
prirent une tournure moins défavorable. Ce progrès tint probablement à ce que
Bela IV avait remplacé André sur le trône de Hongrie, tandis que le fils de
l’ancien « ban » Étienne, Sebislav, duc d’Usora, désireux de recouvrer
la succession fraternelle, prêtait aux croisés un énergique appui. Il fut
récompensé par Grégoire, qui l’appela « lis entre les épines » et seul
représentant de l’orthodoxie parmi les chefs bosniaques, tous hérétiques.
Enfin, en 1237, Coloman triompha. Mais, en dépit des efforts soutenus par lui
pendant les années qui suivirent, l'hérésie ne fut pas déracinée. Pour
satisfaire à la requête de Coloman, Grégoire ordonna que le Dominicain Ponsa
fût sacré évêque de Bosnie et. peu après, nomma ce même Ponsa légat pour
trois ans, avec mission d’exterminer les restes de l'hérésie. Ces restes
étaient sans doute assez considérables, car, par la même occasion, le pape
promettait la protection du Saint-Siège a quiconque prendrait la croix pour
les faire disparaître. En Î239, le Prieur provincial de Hongrie reçut l’ordre
d’envoyer dans les districts hérétiques, pour consommer l’œuvre, un certain
nombre de moines, puissants par la parole et par l’action, Ponsa, bien
qu’évêque et légat, n’avait ni revenus ni ressources ; aussi Grégoire lui
alloua-t-il les sommes perçues sur les croisés pour le rachat des vœux et
l’argent que Ninoslav, pendant sa période, d'orthodoxie, avait donné pour la
fondation d’une cathédrale. Vers la fin de 1239, l’hérésie semblait
exterminée. Mais à peine Coloman et ses croisés eurent-ils quitté le pays,
que toute leur besogne fut détruite et que l’hérésie redevint aussi
vigoureuse que devant. En 1210, Ninoslav réparait en qualité de « ban » et se
rend en pompe splendide à Raguse, pour renouveler l’ancien traité de commerce
et- d’alliance. D’autres questions absorbaient l’activité du roi Bela :
Assan, prince de Bulgarie, s’était déclaré en faveur des Grecs ; son peuple
fut, en conséquence, dénoncé comme hérétique et schismatique et Bêla fut
invité à entreprendre contre ce prince une croisade, pour laquelle, comme de
coutume, on promettait des indulgences de Terre-Sainte. Il était difficile de
faire face, en même temps, à tant d’ennemis de la foi. Celte confusion
procura quelque répit aux Cathares de Bosnie. Ce qui contribua encore plus A
les préserver de la persécution, ce fut l’invasion tartare qui, en 1241, fit
de la Hongrie un désert. Dans la sanglante journée aux bords du Sajo, l’armée
hongroise fut détruite, le roi Bela sauva à grand peine sa vie par la fuite
et Coloman fut tué. Cependant le répit ne fut pas de longue durée : en 1244, Bela
envahit de nouveau la Bosnie. Ninoslav fit la paix et les hérétiques lurent
persécutés jusqu’en 1240. A ce moment, comme la Hongrie se trouvait en guerre
avec l’Autriche, ils se soulevèrent en prenant de nouveau pour chef Ninoslav. Tous
les efforts ainsi tentés en vue (le répandre les bénédictions de l’orthodoxie
ne s’étaient pas exercés sans effusion de sang. On a peu de détails sur les
luttes obscures qui eurent pour théâtre un pays si rapproché du monde
barbare. Un document nous reste pourtant, attestant que toutes les horreurs
des croisades albigeoises y furent renouvelées sans nécessité. En 1247,
Innocent IV, transférant à l’évêque de Kalocsa le siège épiscopal de Bosnie,
fait allusion aux exploits accomplis par ses prédécesseurs et lui dans la
tâche d’arracher ce pays à l’hérésie. Ils avaient ravagé la plus grande
partie du territoire, emmené en captivité plusieurs milliers d’hérétiques ;
le sang avait abondamment coulé ; d’autre part, beaucoup de fidèles avaient
été tués et de grandes sommes avaient été dépensées. En dépit de ces
sacrifices, les églises et les châteaux construits par eux n’étant pas assez
forts pour soutenir un siège, on ne pouvait maintenir le pays dans
l’orthodoxie. La Bosnie était retombée dans son hérésie ; il n’y avait pas
lieu d’espérer qu'elle en sortit d’elle-même. L’église de Kalocsa avait
épuisé ses revenus ; en récompense, on plaçait sous sa juridiction la
province rebelle, avec l’espoir que quelque croisade future serait plus
heureuse. Innocent IV avait, quelques mois auparavant, ordonné à Bêla
d'entreprendre contre les Cathares une lutte décisive. Mais Ninoslav adressa
au pape un appel où il protestait de sa soumission filiale à l’Eglise. S'il
avait, disait-il, accepté, depuis sa conversion, l’aide des hérétiques, c’est
que ce secours lui était nécessaire pour garantir l’indépendance du banal.
Innocent se laissa toucher et invita l’archevêque de Kalocsa à s’abstenir de
toute nouvelle persécution. Il ordonna une enquête sur la foi et sur les
actes de Ninoslav et autorisa l’emploi de l’écriture glagolitique et de la
langue slave pour la célébration du culte catholique, pensant, par cette
concession, aplanir un des obstacles qui s'opposaient à la propagation de
l’orthodoxie. Ninoslav acheva paisiblement sa vie ; mais après sa mort, vers
1230, des guerres civiles éclatèrent, suscitées par l’antagonisme entre
Cathares et Catholiques. Ninoslav eut pour successeur Prijesda, qui s’était
converti en 1233 et était, depuis lors, resté orthodoxe. Sous prétexte de
soutenir Prijesda, Bela intervint et, vers 1254, soumit de nouveau la Bosnie.
Cet événement provoqua sans doute une
active persécution de l’hérésie, bien que le transfert du siège épiscopal de Bosnie à Kalocsa n’eût jamais été pratiquement effectué. Rainerio
Saccone établit, vers cette époque, le nombre des Parfaits que comptaient
certaines des églises cathares. A Constantinople se trouvaient deux églises, l’une latine et l’autre grecque ; la première
comptait cinquante Parfaits ; quant à la seconde, Rainerio en additionne les
Parfaits avec ceux des églises de Bulgarie, de Roumanie, de Slavonie et de
Dalmatie, et estime le nombre total à cinq cents environ. C’est dire que les
Croyants étaient très nombreux et que tous les efforts et toutes les guerres entreprises
pendant plus d'une génération avaient ôté stériles. D’ailleurs, bien que le
règne de Bêla se fut prolongé jusqu’en 1270, ce prince échoua complètement
dans ses tentatives en vue d’extirper l’hérésie. Contrairement au résultat
attendu, le Catharisme se fortifia de
plus en plus, tandis que l’Église tombait toujours plus bas. Les évêques
bosniaques n’osaient même plus occuper leurs sièges et résidaient à Djakovar.
En ces régions on respectait si peu le Saint- Siège que, tout près des Etats
de l’Église, à Trieste, en 1264, deux Dominicains chargés de prêcher la
croisade contre les Turcs furent brutalement chassés de l’église ou ils
prêchaient par le diacre et les chanoines ; on ne leur permit même pas de
haranguer la foule sur la place publique. L’archidiacre alla jusqu’à déclarer
hautement que quiconque écouterait les missionnaires serait frappé
d’excommunication. La
situation s’aggrava encore en 1272, lors de l’avènement au trône du
petit-fils de Bêla, Ladislas IV. On connaissait le ‘nouveau roi sous le nom
de Cuman, parce que sa mère, Elisabeth, appartenait à cette tribu païenne.
Ladislas vivait au milieu des Cumans dont il partageait les croyances
religieuses. Son mépris pour le Saint-Siège se manifesta un jour de la façon
la plus blessante. Comme le légat pontifical Filippo, évêque de Fermo, avait
convoqué un concile à Bude, Ladislas ordonna aux magistrats de la ville d’en
interdire l’entrée à tout prélat et de veiller à ce que nul ne fournit de
vivres au légat. Celui-ci fut obligé de battre honteusement en retraite. Par
cet acte, Ladislas s’attira la colère de Rodolphe de Habsbourg et de Charles
d’Anjou. En 1280, il fut réduit à faire amende honorable ; il dut non
seulement présenter d’humbles excuses et fournir une redevance annuelle de
cent marcs pour la fondation d’un hôpital, mais encore adopter et publier
comme lois dans le pays les statuts pontificaux contre l’hérésie, en jurant
d’en imposer énergiquement l'exécution. Sa mère Elisabeth, en qualité de
duchesse de Bosnie, fit de même. C’était là un succès relatif qui s’accentua
encore en 1282, quand Ladislas nomma gouverneur de Bosnie son beau-frère
Etienne Dragutin, roi exilé de Serbie. Celui-ci, bien que Grec, persécuta les
Cathares. Son zèle grandit encore quand, vers 1290, il se fut converti au
Catholicisme. Il envoya à Rome Marino, évêque d’Antivari, pour dénoncer la
prédominance de l’hérésie et demander du secours. Nicolas IV répondit
promptement à cette requête en adressant au nouveau roi de Hongrie, André
III, un légat chargé de prêcher la croisade et en invitant l’empereur
Rodolphe à prêter son concours. Mais la tentative n’aboutit pas. Nicolas ne
réussit pas mieux lorsqu’il ordonna au ministre franciscain de Slavonie de
choisir deux moines connaissant la langue du pays et de les envoyer en Bosnie
contre les hérétiques. Ces missionnaires étaient en même temps inquisiteurs,
comme le montre la requête adressée à Etienne de leur prêter l’appui du bras
séculier. Malheureusement ; dans son zèle, Nicolas employa également à cette
besogne des Dominicains. Animés de la haine traditionnelle entre les deux
Ordres, les inquisiteurs ou missionnaires dépensèrent toute leur énergie à se
quereller entre eux, et devinrent, pour les hérétiques, un objet non de
terreur, mais de risée. En
1298, Boniface VIII entreprit finalement d’organiser l'Inquisition dans la
province franciscaine de Slavonie, qui comprenait toute la partie méridionale
de la Hongrie, du Danube à a Macédoine. Le ministre provincial reçut l’ordre
de nommer deux moines aux fonctions d’inquisiteurs sur cet immense
territoire. Comme d’ordinaire, lo provincial avait plein pouvoir pour
déplacer et remplacer ces fonctionnaires. Il s'efforça de consolider cette
insuffisante organisation en ordonnant à l'archevêque de Kalocsa de prêcher
une croisade. Mais cet ordre resta sans réponse et l’Inquisition projetée
resta stérile. Cependant les Cathares de Hongrie ne furent pas oubliés ; en
1299, le pape chargea l’archevêque de Cran de les persécuter par
l'intermédiaire de deux inquisiteurs, dont le choix appartiendrait au général
des Dominicains ou à celui des Franciscains. Il ne reste pas trace d'un
résultat répondant à cette tentative. En 1314, à la mort d’Étienne Dragutin,
la Bosnie fut conquise par Mladen Subic’, fils du « ban » de Croatie : sous
ce nouveau prince, elle demeura virtuellement indépendante de la Hongrie.
Mladen affectait parfois de persécuter l’hérésie, quand il avait quelque
faveur à demander à la papauté d’Avignon. Mais comme la majorité de ses
sujets étaient des Cathares, dont l’appui lui était indispensable, on peut
affirmer qu’il ne fit aucun effort sérieux. En 1319, Jean XXII trace le
tableau de la déplorable situation où se trouvait alors la Bosnie. Il n’y
avait pas d’ecclésiastiques catholiques ; les sacrements n’étaient pas
respectés ; la communion n’était pas administrée et, dans nombre de
localités, la cérémonie du baptême était même inconnue ou mal compris. Pour
qu’un souverain pontife tel que Jean fût obligé d’avoir recours à Mladen même
afin de mettre un terme à ce mal, il fallait évidemment qu’il ne possédât
aucun instrument propre à imposer l’orthodoxie. Mladen,
renversé par Etienne Kostromanic’, s’enfuit en Hongrie et fut jeté en prison
par Charles Robert. Étienne, qui s’intitulait « Ban par la grâce de Dieu »,
jouit tranquillement du pouvoir usurpé. En 1322, il parait s’être séparé du
catholicisme, pour se joindre soit aux Grecs, soit aux Cathares. Malgré cette
défection, les affaires commencèrent à prendre un aspect plus favorable. Peu
à peu la Hongrie se relevait des désastres qui l'avaient si longtemps
paralysée. Le roi Charles Robert était disposé à céder aux exhortations
pieuses et à faire son devoir contre les hérétiques de Bosnie. Aussi, en
1323, Jean XXII tenta une nouvelle expérience : il envoya Fra Fabiano et
ordonna à Charles Robert et â Etienne de prêter à ce moine un appui
énergique. Etienne persista dans l’endurcissement ; mais Charles Robert
manifesta quelque zèle, à en juger par les éloges que lui décerna Jean en
1327. Fabiano était infatigable, mais la tâche n’était pas aisée. Dès le
début, le persécuteur rencontra une résistance inattendue de la part de la
ville de Trieste, peu éloignée pourtant du inonde orthodoxe. Là, comme il
s’efforçait d’imposer l’exécution des décrets promulgués contre l’hérésie et
d’éveiller dans la population le sentiment du devoir, les cloches furent
mises en branle, une foulé s’assembla et Fabiano fut arraché de sa chaire,
roué de coups. Les meneurs de ce désordre étaient deux chanoines de la
cathédrale, Michèle da Padua et Raimondo da Cremona, lesquels, sur l’ordre du
pape, furent aussitôt poursuivis comme suspects d’hérésie. A peine
l’inquisiteur eut-il réglé cette affaire qu’il s’engagea dans une controverse
avec ses rivaux dominicains qui chassaient sur ses terres. Un Dominicain
plein de zèle, Matteo d’Agram, feignant d’ignorer que la Slavonie était
territoire franciscain, avait obtenu de Jean des lettres donnant au
provincial dominicain mandai de nommer des inquisiteurs, chargés de prêcher
une croisade avec indulgences de Terre-Sainte. Ces inquisiteurs avaient été
chaudement recommandés par le pape au roi de Hongrie et aux autres
souverains. Les deux Ordres étaient incapables de collaborer on bonne
harmonie : Fabiano se hâta de montrer à Jean le piège dans lequel celui-ci
s'était laissé prendre. Le pape était alors en pleine discussion avec la
majorité des Franciscains sur la question de la pauvreté : il jugea
impolitique de donner de justes motifs de plainte à ceux de ces moines qui
lui restaient fidèles. Aussi révoqua-t-il promptement les lettres accordées
aux Dominicains, qu’il réprimanda vivement de l’avoir ainsi trompé. Malgré
tout, il semblait impossible pour Fabiano de pousser au-delà des limites de
son district, ou d'agir sans rencontrer d’obstacles. En effet, en 1329, alors
qu'il était occupé à poursuivre pour hérésie l’abbé de SS. Cosmas et Damien
de Zara, ainsi qu'un des moines de l’abbaye, Jean, archevêque de Zara,
intervint violemment et interrompit la procédure. Il y a lieu de croire que
Fabiano trouva sur sa route de graves difficultés, car il fut obligé de se
rendre à Avignon pour demander qu'on y remédiât ; mais sa malchance
habituelle le suivit dans ce voyage. Les démêlés de la papauté avec les
Visconti et Louis de Bavière rendaient la Lombardie peu sure pour les
serviteurs du Saint-Siège. Un « fils de Bélial », nommé
Franceschino da Pavia, ne craignit pas de porter la main sur l’inquisiteur et
de lui voler ses chevaux, ses livres et ses papiers. Cette aventure arrêta
pour un moment la marche de l’Inquisition. Finalement, Fabiano surmonta tous
les obstacles. En 1330, il retourna sur le théâtre de la lutte ; appuyé par
Robert et Etienne, il entama l’œuvre d’extermination du Catharisme sous de
favorables auspices, en usant des méthodes dont nous avons déjà constaté
l’efficacité. Telle était la situation de l’Eglise bosniaque que Jean XXII,
craignant que les évêques ne fussent hérétiques, décida, en 1331, de réserver
au Saint-Siège le soin de nommer ces prélats. Cependant, à la mort de
l’évêque Pierre, en 1334, le chapitre élut un successeur et Charles Robert
voulut imposer à l’Eglise un laïque. Ce fut la cause d’une scandaleuse
querelle à laquelle mit lin, en 1336 seulement, la décision de Benoit XII,
favorable au candidat du chapitre. En 1331,
un fait, qui se passa moins loin de l’Italie, éclaire l’état moral des Slaves
à cette époque. L’inquisiteur vénitien, Fra Francesco Chioggia, en parcourant
son district, découvrit, dans la province d’Aquilée, une innombrable quantité
de Slaves qui adoraient un arbre et une source. Apparemment, ils furent
sourds à ses exhortations ; ne disposant pas, à ce moment, de moyens propres
à imposer l’obéissance, il fut obligé de prêcher contre eux, en Frioul, une
croisade avec indulgences de Terre- Sainte. Il leva ainsi une force armée,
avec l’aide de laquelle il abattit l’arbre et mura la source.
Malheureusement, aucun document ne nous apprend quel sort fut réservé à ces
adorateurs de la nature. Benoit
XII montra une ardeur égale à celle de son prédécesseur. Pourtant la Dalmatie
même restait pleine d’hérésie : en 1335, le pape dut écrire à l’archevêque de
Zara et aux évêques de Trau et de Zegna, pour leur ordonner de travailler,
par tous les moyens, à l’extermination des hérétiques et de fournir aux
inquisiteurs un appui effectif. Les prélats de Dalmatie obtinrent des
magistrats de Spalatro et de Trau la promulgation de lois dirigées contre
l'hérésie, mais les mesures prescrites ne furent jamais mises en vigueur.
L’Inquisition avait déjà une année d’existence et pourtant, sur les côtes de
l’Adriatique, l’art de la persécution était encore ignoré. Les Cathares
continuaient à se multiplier sous la protection avouée d’Étienne et de ses
magnats. Cependant, en 1337, une lueur d’espoir brilla soudain : le comte
croate Nelipic', mortel ennemi d’Étienne, offrit ses services à Benoit, qui
accepta avec joie et somma tous les barons croates de prendre rang sous la
bannière du comte pour seconder les pieux efforts de Fabiano et de ses
collègues. Alors s’engagea, entre la Bosnie et la Croatie, une guerre dont on
connaît mal les détails. On sait pourtant que la lutte ne profita guère à
l’orthodoxie, jusqu’au jour où elle menaça de prendre une extension
inquiétante. En
effet, la situation d’Étienne devenait périlleuse. A l’est, Étienne Dusan le
Grand, qui s’intitulait empereur de Serbie, Grèce et Bulgarie, s’était montré
hostile depuis l’union de l’Herzégovine et de la Bosnie. Au nord, Charles
Robert se préparait à intervenir dans la guerre. Il est vrai que les
Vénitiens, désireux de détourner la Hongrie de leurs possessions sur l’Adriatique,
étaient prêts à s’allier à Etienne. Néanmoins, la partie restait trop
inégale, et Etienne laissa entendre qu’il était disposé à se soumettre. En
1339, quand Charles Robert eut escorté jusqu’il la frontière bosniaque le
Général franciscain Gherardo, envoyé comme légat en Hongrie par le pape Benoît,
Etienne vint au-devant du religieux, l’accueillit avec toutes sortes
d’honneurs et déclara qu'il n'était nullement hostile à l’extirpation des
Cathares. Mais, ajouta-t-il, il craignait que les hérétiques, en présence
d’une persécution, ne Pissent appel à Étienne Dusan. Il tenterait pourtant la
chance, s'il était secondé par le pape et par le roi de Hongrie. En 1340,
Benoit lui promit le concours de la Catholicité entière, et l’autorisa à se
convertir. Beaucoup de magnats se convertirent à l’exemple de leur chef. Il
était grand temps : le Catholicisme avait totalement disparu en Bosnie ; presque
toutes les Églises étaient abandonnées ou détruites. Gherardo se hâta de
profiter de ce succès pour envoyer en Bosnie des missionnaires et des
inquisiteurs. Cependant les méthodes inquisitoriales étaient mal venues en ce
pays, où il aurait fallu user, non de la force, mais de la persuasion, si
l’on ajoute foi aux traditions locales. Un des inquisiteurs, Fray Juan de
Aragon, après avoir longtemps et âprement discuté dans une assemblée
hérétique, finit par obtenir un grand nombre de conversions en restant
indemne au milieu des flammes d’un bûcher ; -un de ses disciples, Jean,
renouvela l’expérience et resta, au milieu des flammes, le temps de chanter
le Miserere. Ces miracles furent, dit-on, très efficaces, bien plus
que ne pouvait l’être la violence. Étienne tint fidèlement ses promesses ;
l’Église catholique commença à renaître. En 1344, une bulle de Clément VI
déclare que, trompé par les mensonges du Général franciscain Gherardo, le
souverain-pontife a attribué aux moines, pour la reconstruction des églises,
le revenu des dimes de Bosnie ; mais l’évêque de Bosnie, Laurent, ayant fait
valoir, auprès du Saint-Siège, que ces dimes lui reviennent de droit et
constituent ses seules ressources, ce prélat en sera désormais le
bénéficiaire. Sur la prière de Clément, Étienne consentit, en 1345, à
autoriser le retour de Valentin, évêque de Makarska, qui depuis vingt ans
était exilé de son diocèse. L’année suivante, un troisième évêché fut créé à
Duvno. Néanmoins, les magnats cathares étaient toujours turbulents ; en 1230,
quand Dusan le Grand envahit la Bosnie, nombre d'entre eux se joignirent à
lui. Mais leur bonne étoile pâlit bientôt : la paix fut conclue en 1351,
et, en 1353, peu de temps avant de mourir, Étienne maria sa fille unique à
Louis de Hongrie, catholique ardent qui avait succédé, en 1342, à son père
Charles Robert. Étienne
Kostromanic’ eut pour successeur son jeune neveu, Étienne Tvrtko. La régence
fut confiée à Hélène, mère du nouveau ban. En ces circonstances, les magnats
cathares, mécontents et insubordonnés, avaient beau jeu pour fomenter des
désordres. Louis de Hongrie profita de cet état de choses, dès que la mort de
Dusan le Grand l’eut, en 1333, délivré d'un redoutable adversaire. En 1350,
les Dominicains se hâtèrent d’obtenir d'innocent VI confirmation des lettres
par lesquelles, en 1327, Jean XXII avait autorisé la prédication d’une
croisade contre les hérétiques et l’offre des indulgences de Terre Sainte.
Louis se saisit de l’Herzégovine, comme douaire de sa femme Elisabeth ; puis
il réduisit Étienne Tvrtko au rôle de vassal et lui arracha le serment
d'exterminer les Cathares. Non content de ce succès, il se mit à exciter la
rébellion parmi les magnats et provoqua une confusion générale, à la faveur
de laquelle les Cathares reprirent position. En 1300, Innocent VI conféra à
Pierre, évêque de Bosnie, pleins pouvoirs d’inquisition pontificale, et
ordonna une nouvelle croisade, qui servit de prétexte à Louis pour
entreprendre une nouvelle invasion. Tout cela n’aboutit à rien. Pourtant, en
1303, les Cathares, excédés des efforts tentés par Tvrtko pour leur ruine,
chassèrent de Bosnie le ban et sa mère. Louis fournit des troupes au banni et
demanda à Urbain V d’envoyer deux mille Franciscains travailler à la
conversion des hérétiques. Après une lutte désespérée, Tvrtko recouvra le
pouvoir. Son frère, Étienne Vuk, qui avait secondé la rébellion, s’enfuit à Raguse
et embrassa le catholicisme. Plus tard, en 13G8, ce même Vuk demanda
protection à Urbain V en déclarant que son frère hérétique l’avait déshérité
pour le punir d’avoir poursuivi les hérétiques. Urbain pressa Louis de
soutenir l’orthodoxe Vuk et de contraindre Tvrtko à abandonner la voie de
l'erreur. Mais cette tentative ne réussit pas mieux que les précédentes. On
ne sait pas au juste si Tvrtko était cathare ou catholique. Il était
probablement indifférent à tout ce qui n'était pas son intérêt personnel et
disposé à suivre toute politique profitable à son ambition. Ses succès
montrent qu’il dut avoir l’appui de ses sujets, presque tous Cathares. En
1368, Urbain V félicita Louis de Hongrie dont les armes, secondées par
l’effort des moines, avaient, disait-il, réussi à ramener au bercail des
milliers d’hérétiques et de schismatiques. En réalité, Louis avoua lui- même,
en 1372, que le Catholicisme n’était établi que dans de rares localités ; en
certains lieux, les deux croyances existaient concurremment ; mais les
habitants étaient, en majorité, des Cathares. En vain Grégoire XI tenta de
fonder des couvents franciscains destinés à servir de centres aux missions ;
les Bosniens ne se laissaient pas détacher de leur foi. Si Tvrtko avait
adopté une politique de persécution, il n’aurait pas accompli les conquêtes
qui, pendant quelque temps, illustrèrent son nom et son pays. Il soumit à son
autorité une grande partie de la Serbie, la Croatie et la Dalmatie ; en 1376,
quand il prit le litre de roi, personne ne put le lui disputer. II mourut en
1391. Les magnats jouirent alors d’une pleine indépendance sous des rois sans
pouvoir, tels que le jeune fils du défunt, Étienne Dabisa, soumis à la
régence de la reine-mère Hélène, puis Étienne Ostoja. L’homme le plus
puissant de Bosnie était le voïvode Hrvoje Vukcic’, qui gouvernait le nord ;
immédiatement au-dessous de lui venait son parent, Sandalj Hranic’, maître de
la partie méridionale. Ces deux personnages étaient cathares ; le roi,
Étienne Ostoja, et toute la famille royale, partageaient la foi hérétique. Le
Catholicisme avait presque entièrement disparu et le Catharisme était devenu
religion d’État. La secte était organisée sous la direction d’un Djed (grand-père) et de douze Ucitelji ou
docteurs ; le premier de ceux-ci était le Gost ou visiteur, délégué et
successeur éventuel du Djed ; le second était connu sous le nom de
Starac, c’est-à-dire l’ancien[2]. Ces
personnages étaient fonctionnaires d’État et on les voit, à l’occasion, agir
en vertu de pouvoirs officiels. Ainsi, en 1404, quand on rappela d’exil le
voïvode Paul Klesic’, ce fut le Djed Radomjer qui envoya à Raguse des
délégués cathares chargés de ramener l’exilé et qui écrivit à ce sujet une
lettre au doge de Raguse. Klesic’ lui-même était cathare ; d’autres Cathares,
également bannis, résidaient en grand nombre à Raguse, preuve que, même sur
la côte de l’Adriatique, la persécution avait cessé. Hrvoje Vukeic’, en dépit
de son Catharisme, fut nommé, par Ladislas de Naples, duc de Spalatro et
seigneur de certaines des dalmates, ce qui amena la prédominance du
Catharisme le long de la côte. Au cours des désordres qui causèrent la
déposition d’Étienne Ostoja et l’élection d’Étienne Tvrtko II, une «
Assemblée des Seigneurs bosniaques » se tint en 1404. Parmi les membres
présents sont énumérés le Djed et plusieurs de ses Ucitelji ; mais on ne
mentionne pas un seul évêque catholique. La tolérance était donc désormais
établie. Le Grand Schisme suffisait à absorber l’énergie du Saint-Siège. On
n’entend plus parler de tentatives de mission, jusqu’au jour °à l’empereur
Sigismond, comme roi de Hongrie, songea à foire valoir ses droits sur la
Bosnie. Deux armées, envoyées en 1403, subirent des revers. Mais, en 1407,
Grégoire XII vint à la rescousse et lança une bulle convoquant la Chrétienté
à une croisade contre les Turcs, les Ariens apostats et les Manichéens. Sous
ses auspices, l’Empereur entra en Bosnie, à la tête de soixante mille
Hongrois et Polonais, battit et captura Tvrtko II, recouvra la Croatie et la
Dalmatie ; mais les Bosniens résistèrent et rétablirent sur le trône Étienne
Ostoja. Une autre expédition fut entreprise en 1410-1411 ; Ostoja fut
repoussé vers le sud et Sigismond devint, pour un moment, maître de la
Bosnie. Mais, en 1413, quand il remit en liberté Tvrtko II et l'envoya régner
en Bosnie, une guerre civile éclata. Tvrtko, secondé par une forte armée
hongroise, eut d'abord Davantage ; [mis Ostoja appela les Turcs à son
secours, et, dans une bataille décisive, les Hongrois furent défaits. Les
Turcs pénétrèrent jusqu’à Cillei, dans la Styrie, semèrent sur leur route la
dévastation et le pillage et revinrent avec des milliers de prisonniers
chrétiens. Ainsi,
dans cette affaire déjà compliquée, intervenait un facteur nouveau. En 1389,
la funeste journée d’Amselfeld avait ouvert aux Turcs la péninsule des
Balkans. Depuis ce temps, les Infidèles s’étaient, sans discontinuer, frayé
un chemin vers l’intérieur. En 1392, on les voit pour la première fois faire
une incursion dans la Bosnie méridionale. Depuis lors, ils ne cessèrent de
prendre une part active aux affaires du Banat. Le pays était dans un
continuel état de guerre civile. Il n’y avait pas d’autorité royale qui fût
capable de maintenir Tordre ; les magnats passaient leur temps à se déchirer
entre eux. Tout sentiment national faisait défaut ; nul chef de parti
n’hésitait à réclamer l’aide de l’Infidèle, à lui rendre hommage, ou à le
soudoyer pour empêcher que cette aide ne vint fortifier le parti adverse. Ces
mœurs étaient communes à tous, Catholiques, Cathares et Grecs. La conscience
du danger sans cesse menaçant ne pouvait les amener à abandonner leurs
querelles intestines ; pour s’assurer un avantage momentané, nul n’hésitait à
seconder les progrès des Turcs. La seule chose qui puisse nous étonner, c’est
que la conquête musulmane ait été si lente. Assurément, l'union des forces
chrétiennes -aurait pu arrêter la marche de l’Islam. Mais, après tout, la
domination de l’Infidèle était préférable à l’état de complète anarchie
qu’elle remplaçait peu à peu. Au peuple des campagnes, les Turcs apportaient
en quelque sorte la délivrance. En 1461, quand Étienne Tomasevic’ monta sur
le trône, il adressa à Pie II un appel où il montrait les Turcs traitant avec
bonté les paysans, leur promettant la liberté et les gagnant ainsi à leur
cause. Il ajoutait que les magnats, abandonnés par leurs serfs, ne pouvaient
défendre leurs châteaux. En ce
qui concerne les Cathares, l’approche des Turcs produisit deux effets
contraires. D’une part, il était à craindre que la persécution ne contraignit
les hérétiques à rechercher la protection (le l'Infidèle ; d’autre part, le
pays avait absolument besoin du secours de la Chrétienté et ne pouvait
obtenir ce secours qu’en se soumettant à Rome et en obéissant aux ordres de
la papauté, qui réclamait l’extermination des hérétiques. Ces deux influences
contribuèrent à la perte de la Bosnie. Tant que la tolérance y fut pratiquée,
la catholicité refusa son concours ; quand enfin, par politique, on établit
la persécution, les Cathares accueillirent favorablement l’envahisseur et
l’aidèrent à subjuguer le royaume. En
1420, Étienne Tvrtko II reparut en scène ; il fut reconnu Tannée suivante. On
put alors respirer un instant : le général turc Isaac fut défait et tué au
cours d’une expédition en Hongrie et Mahomet II, occupé par sa lutte contre
Mustapha, n’eut pas le loisir de réparer ce désastre. Ce répit lut de courte
durée. En 1424, les fils d’Ostoja essayèrent, avec l’appui des Turcs, de reconquérir
le trône de leur père. Le seul résultat de cette tentative fut une guerre qui
se termina par la reddition d’une partie du territoire bosniaque à Mourad II.
Une autre fois, en 1433, tandis que Tvrtko luttait contre le despote serbe
George Brankovic’, il fut soudain appelé au sud, pour arrêter une invasion
turque déchaînée par Radivoj, un des fils d’Ostoja. Aussitôt après, le puissant
magnat d’Herzégovine, Sandalj Hranic, se souleva et obligea Tvrtko à s’enfuir
auprès de Sigismond. Pendant les trois années que dura l’absence du « ban »,
la plus grande confusion régna en. Bosnie, où les Turcs intervenaient sans
cesse, appelés par l’un ou l’autre des partis. Cependant
l’ordre grandissant des Franciscains Observantins rendait à l’Eglise un peu
de son ancienne ardeur pour les missions et lui fournissait un contingent
nombreux de dévoués serviteurs. Malgré les préoccupations causées parle
conflit entre Eugène IV et le concile de Bile, on fit un effort en vue de
reconquérir la Bosnie à la foi orthodoxe. Si quelqu’un pouvait obtenir, dans
cette tâche, un certain succès, il semblait que.ee dut être un moine
Observantin, homme d’un enthousiasme 308 ardent et infatigable, le
Bienheureux Giacomo délia Marca, qui déjà, comme inquisiteur auprès des
Fraticelli italiens, avait donné des preuves de son énergie. En 1432, il fut
envoyé en Slavonie, muni de pleins pouvoirs pour y réformer l’Ordre
franciscain et orienter vers l’œuvre des missions toute l'activité des
Frères. Sous la direction d’un tel chef, les conversions furent, dit-on,
nombreuses, de la Bosnie à la Valachie. Mais Eugène IV excita des rivalités
en associant à la tâche les Dominicains. En 1434, Giacomo fut chassé ;
renvoyé dans le pays l’année suivante, il se distingua par un redoublement
d’ardeur et par des succès dus en partie, disent ses biographes, à son
pouvoir de thaumaturge. Alarmé par les progrès du moine, la méchante reine
envoya contre lui quatre assassins : Giacomo, étendant le bras, invita les
sicaires à accomplir ce que Dieu leur permettrait de faire : aussitôt ces
hommes furent comme paralysés et souffrirent d’une affreuse agonie jusqu'à ce
que les prières du Franciscain eussent obtenu leur soulagement. Indigné de
cet attentat, Giacomo brava, en pleine cour, le roi et la reine. Cette audace
lui valut tant de conversions que le roi commença à trembler pour son trône.
Un sorcier fut alors chargé de tuer l’intrépide inquisiteur ; mais Giacomo,
par un nouveau miracle, rendit l'homme muet jusqu’à la fin de ses jours. Des
hérétiques scièrent les supports d’une estrade, du haut de laquelle Giacomo
prêchait. L’estrade s’écroula, mais Giacomo eut la vie sauve : depuis ce
jour, dit la légende, les descendants des criminels naquirent tous
contrefaits et boiteux. Ces preuves de la faveur divine provoquèrent
d’innombrables conversions. Mais l’inquisiteur se trouva impliqué dans des
querelles avec le clergé séculier, querelles causées, nous dit-on, par
l’envie. Excommunié par ses ennemis, il dut demander l’absolution au pape. Sa
triomphale carrière fut brusquement interrompue par l'empereur Sigismond qui
l’invita à venir coopérer à la répression des troubles suscités par les Hussites.
Son champ d’action fut alors transféré dans les régions septentrionales, où
nous le retrouverons bientôt. D’ailleurs, même éloigné, il n’oublia pas ses
adversaires bosniaques : à Stuhlweissenburg, rencontrant les légats du
concile de Mie, il les pria aussitôt d’exercer leur influence sur Sigismond.
Sans doute, disait-il, le roi Etienne était un hérétique qui, n’ayant pas
reçu le baptême, ne voulait pas laisser baptiser ses sujets ; pourtant, un
ordre impérial suffirait à le contraindre à céder. D’ailleurs, Giacomo avait
laissé en Bosnie de dignes disciples, choisis dans la population indigène. Un
d’entre eux, le bienheureux Angelo de Verbosa, brilla aussi par ses dons
miraculeux. Un jour les hérétiques lui donnèrent à boire du poison : il fit
sur la coupole signe de la croix et le breuvage devint inoffensif. Ce miracle
lui amena beaucoup de pénitents. Ces
légendes extravagantes ôtaient pourtant fondées sur des faits. Dans une bulle
d’Eugène IV, en 1437, il est question de seize églises et monastères
franciscains détruits par les Turcs dans l’espace de deux années. Un autre
bref du même pape accorde aux moines survivants certains privilèges
concernant les confessions : ces religieux s’étaient donc montrés actifs et
avaient réussi à se frayer un chemin. D’autre part, l'influence de Giacomo se
lit sentir à Stuhhveissenburg. L’inquisiteur obtint que Sigismond forçât
Etienne Tvrtko à recevoir le baptême et à lancer de cette même ville, en
janvier 143(1, un édit plaçant les Franciscains sous la protection royale et
autorisant ces moines à répandre le Catholicisme par toute l’étendue de la
Bosnie. En retour, Sigismond aida Tvrtko à rentrer dans sou royaume, alors
partagé entre la Serbie et les Turcs et complètement dévasté. Pour le peu
qu’il réussit à recouvrer de ce pays ruiné, Tvrtko dut rendre hommage à
Mourad II et payer à l’Infidèle un tribut annuel de vingt-cinq mille ducats.
Si pauvre que fut ce semblant de royauté, il était incompatible avec la
protection promise au Catholicisme par Tvrtko. A ce moment, la Bosnie
méridionale était indépendante, sous l’autorité d'Etienne Vukcic’, neveu et
successeur de Sandalj. Étant Cathare, ce chef était considéré, dans toute la
Bosnie, comme le défenseur de la foi. Allié à Mourad II, il détrôna de
nouveau Étienne Tvrtko II. En 1444
fut élu un nouveau roi, Étienne Thomas Ostojic’, bâtard puiné d’Ostoja.
Jusqu'à cette époque, ce prince avait prudemment vécu dans l’ombre, auprès
d’une femme de basse extraction qu’il avait épousée suivant les rites
cathares, fait qui, plus tard, servit de prétexte à un divorce. Une des
premières questions que le nouveau roi eut à trancher fut de savoir s’il
adhérerait à l’hérésie ou chercherait fortune du côté du Catholicisme.
L’Église poursuivait ses efforts en vue de conquérir à l’orthodoxie les
restes morcelés de la Bosnie, sans prendre garde qu’en ajoutant encore à la
confusion et au désordre, elle ne faisait que servir les desseins des Turcs.
En 1437 le siège laissé vacant par Giacomo délia Marca avait été attribué à Fra
Niccolo de Trau. Depuis 1439, Tommaso, évêque de Lésina, s’était activement
employé, en qualité de légal pontifical, au progrès des intérêts catholiques.
Il avait échoué dans une tentative pour convertir Etienne Vukcic’ ; mais
l’avènement d’un nouveau roi invitait à de nouveaux efforts. Eugène ne tarda
pas à confier au Vicaire Observantin de Bosnie, Fabiano de Bacs, et à ses
successeurs le titre d'inquisiteurs perpétuels sur les territoires
slavons. Il chargea l’évêque de Lésina de promettre à Etienne Thomas, si ce
prince consentait à embrasser le catholicisme, la reconnaissance de son
élection. La position d’Étienne Thomas était difficile. Tous ses magnats, à
l’exception de Pierre Vojsalic’, étaient des Cathares ; les offenser, c’était
provoquer une intervention turque ; rester à l’écart de la chrétienté,
c’était perdre tout espoir venant de l’Occident. On lui fit apparemment mille
promesses, irréalisables d’ailleurs, car il finit par se risquer à servir le
Catholicisme. Mais, de peur d’irriter ses sujets cathares, il refusa la
couronne offerte par Eugène. Il autorisa la création de deux nouveaux
évêchés, reçut le baptême et travailla avec ténacité et ardeur à persuader à
ses sujets de suivre son exemple. Presque tous les magnats se convertirent.
Etienne Vukcic’ fut un des plus notoires réfractaires et la masse de la
population ne se laissa pas si aisément convaincre. Le roi même n'osa pas
négliger l’habituelle « adoration » des Parfaits, ce qui lui valut d’être
excommunié par l’inquisiteur. Mais le pape reconnut les difficultés de la
position du roi et lui accorda une dispense lui permettant d’entretenir des
relations avec les hérétiques. Bien
qu’on eût élevé nombre d’églises catholiques, le pays restait plein
d’hérésie. Au cours d’un voyage à Rome, le légat déclara que le seul remède à
ces maux était le glaive. La situation du roi était trop incertaine pour
qu’il hasardât une persécution qui, infailliblement, aurait provoqué une
révolte. En
1446, accordant certaines villes au comte Paul Dragisic’ et à ses frères,
tous zélés Cathares, Tvrtko dut stipuler qu'en cas de félonie des
bénéficiaires le don ne leur serait retiré qu’après une enquête préalable
menée par « le seigneur Djed et l’Eglise bosniaque et de bons bosniens ».
Les Franciscains se plaignirent à Nicolas V de la tiédeur manifestée par le
roi. Tvrtko s’excusa en alléguant les circonstances. Il aspirait, disait-il,
à pouvoir un jour offrir à ses sujets l’alternative de la conversion ou de la
mort ; mais les hérétiques, encore nombreux et puissants, rendaient sa
position trop précaire. Nicolas apaisa le courroux des Franciscains, qui
attendirent, non sans impatience, un avenir meilleur. En
1448, Jean Hunyadi fut défait, après trois jours de combat, sur le fameux
Amselfeld (Champ des Merles). En 1449, il conclut avec Mourad II une paix qui
dura sept ans et où la Bosnie fut comprise. La paix fut ensuite signée avec
la Serbie. Délivré désormais de la crainte d’une agression étrangère, Étienne
Thomas se vit inviter à tenir ses promesses. Devant les représentants du pape,
il dut solennellement promettre à Jean Hunyadi de terrasser définitivement
l’hérésie. Nicolas V ordonna à l’évêque de Lésina, envoyé de nouveau comme
légat en Bosnie, de prêcher une croisade avec indulgences de Terre-Sainte.
Dès lors, on s’employa activement à la bonne tâche. Au début de l’année 1451,
l’évêque de Lésina envoya des nouvelles qui présageaient un prochain succès.
Nombreux nobles s’étaient offerts à la conversion ; le roi aidait, de toutes
ses forces, les Franciscains auxquels il avait donné plusieurs monastères ; partout
où existaient des couvents, les hérétiques fondaient comme la cire exposée au
feu, et si les moines ne faisaient pas défaut, l'hérésie serait bientôt
déracinée. Un Dominicain, Fra Giovanni de Raguse, présenta un tableau moins
riant de la situation ; en Bosnie et en Serbie, disait-il, les moines et les
prêtres étaient rares, si bien que la population n’était nullement instruite
dans la vraie foi. Sans songer au péril qui devait naître de la collaboration
des deux Ordres, Nicolas envoya ce Dominicain et quelques-uns de ses Frères
entreprendre la mission en Bosnie, en même temps qu’il dépêchait en Albanie,
en Bulgarie et en Serbie le Franciscain Eugenio Somma, au double titre de
nonce et d’inquisiteur. Le bon
évêque de Lésina avait trop vite escompté le succès. A la première atteinte
de la persécution, quarante chefs de l'Eglise cathare, accompagnés de
nombreux laïques, se réfugièrent auprès d’Étienne Vukcic’, qui se mit en
mesure d’attaquer les catholiques de Raguse. Nombre d'autres hérétiques
s’enfuirent en Serbie et chez les Turcs dont ils implorèrent le secours.
Quant à ceux qui restaient dans le pays, ils se préparaient à la résistance.
Une sanglante guerre de religion éclata, et George Brankovic’ de Serbie
profita de l’occasion pour recommencer la guerre interrompue en 1449. C’était
plus que ne pouvait supporter Étienne Thomas. Il dut renoncer à la
persécution et réclamer un appui. Jean Hunyadi, irrité delà faiblesse
d’Étienne, lui ordonna de faire la paix avec la Serbie. Étienne adressa un
appel à Nicolas V, qui fit des remontrances à Hunyadi. Celui-ci rétorqua
qu'Etienne Thomas trahissait la parole donnée et, au lieu d’exterminer les
hérétiques, les protégeait au grand scandale de la chrétienté. En mai
1453, quand Constantinople tomba aux mains des Turcs, Étienne Thomas se hâta
d’envoyer une ambassade offrir son hommage à Mahomet II. Devant la menace
toujours plus pressante de l’invasion turque, on ne pouvait guère reprendre
avec activité la persécution. Pourtant les papes donnèrent à Étienne Thomas
une partie des sommes levées pour la croisade. Les Cathares furent humiliés
et proscrits dans la mesure où l'on crut pouvoir risquer cet acte d’audace ;
ils constituèrent bientôt, dans la population, un dangereux parti de
mécontents. En 1459, le roi affirme à Pie II qu’il persécute énergiquement
les hérétiques et demande un nouveau renfort d’évêques. Un des derniers actes
de son règne fut d’envoyer au pape l’évêque de Nona, accompagné de trois
magnats cathares, George Kucinic’, Stojsav Tvrtkovic’ et Radovan Viencinié,
désireux de se convertir. On a peine à croire qu’il put se trouver des gens
pour convoiter un trône si peu assuré ; pourtant, en 14G1, Étienne, alors en
guerre avec les magnats de Croatie, fut assassiné par son fils, Étienne
Thomasevic’, et par son frère Radivoj. C’était une couronne d’épines qu’Étiennc
Thomasevic’ acquérait par ce parricide. Au nord il s’était aliéné Mathias
Corvin, qui lui gardait rancune ; à l'ouest, il était en guerre avec la
Croatie : au sud, Étienne Yukcic’ était son ennemi ; enfin, à l’est, dans la
Serbie, désormais pachalik turc, Mahomet II n’attendait qu’une occasion
propice pour infliger le même sort à la lîosnie. Ainsi environné d’ennemis,
le pays ne jouissait pas, intérieurement, d'une situation plus rassurante. Il
était plein de Cathares cachés ou avoués, avides de vengeance et prêts à
accepter le secours du premier venu. Le seul
espoir du nouveau roi était d’obtenir l'aide de la chrétienté, Pour la
mériter, il travailla vigoureusement à fortifier sur ses domaines l’Église
catholique ; mais cet effort contribua à hâter sa chute. De Pie II, il obtint
seulement que des instructions fussent données au légat Lorenzo, abbé de
Spalatro, en vue de lever de l'argent et des croisés. Il acheta l’alliance de
Mathias Corvin en payant à ce prince une forte somme, en lui livrant
plusieurs châteaux, en rompant toute relation avec les Turcs et en cessant de
payer tribut à Mahomet II. Par tous ces actes il s’aliéna davantage encore
ses sujets cathares et attira sur lui la colère du Sultan, Beaucoup de
Cathares, chassés de Bosnie, avaient trouvé refuge sur le territoire musulman
; d’autres, surtout des nobles, contraints à simuler une conversion,
entretenaient d’incessants rapports avec les Turcs, les renseignaient sur
tout ce qui se passait et étaient tout prêts à les aider. La nouvelle du
traité conclu avec Mathias Corvin fut promptement transmise à Mahomet, qui,
pour en vérifier l’authenticité, envoya un député réclamer le tribut. Le roi
Étienne mena l’envoyé turc à la trésorerie, lui montra l’argent et refusa de
remettre la somme réclamée, alléguant qu'il en avait besoin pour se défendre
contre ses ennemis, ou pour vivre dans l’exil si la destinée le chassait de
son royaume. Il ne se soucia nullement de l’avertissement que lui donna
l’envoyé, affirmant que ce trésor refusé au mépris des promesses ne lui
porterait pas bonheur. Après
un pareil défi, il n’y avait plus rien à attendre des Turcs. Mais, pendant
l'année 1462, Mahomet fut absorbé par les affaires de Valachie. il remit sa
vengeance à l’année suivante. Rome était aveugle devant les dangers de la
situation et persistait invariablement dans son dessein d’assurer
l’uniformité de la foi. Pendant ce court répit, Pie II envoya en Bosnie de
savants moines, auxquels il avait recommandé, comme le meilleur moyen de vaincre
l’hérésie, d’encourager l'étude ! Mahomet consacra l’hiver et le printemps de
1463 à ses préparatifs et massa cent cinquante mille hommes à Andrinople.
Pour qu’Étienne ne s'inquiétât de rien, il accéda à sa demande d’une trêve de
quinze ans ; les envoyés d'Étienne, porteurs de cette bonne nouvelle, furent
suivis, à quatre jours d’intervalle, par l’armée turque. Les envahisseurs
trouvèrent le pays sans défense et ne rencontrèrent de résistance que
lorsqu’ils atteignirent le château royal de Bobovac, forteresse capable de
soutenir un siège prolongé. Cependant le commandant, le comte Radak, Cathare
jadis contraint â la conversion, se rendit au bout de trois jours, sur la
promesse d’une récompense. Quand le traître réclama son salaire, Mahomet lui
reprocha sa félonie et le fit décapiter. La tradition locale montre encore
sur la route de Subiska le roc de Radakovica, sur lequel périt le misérable.
La capitulation de Bobovac sema la terreur par tout le pays. On ne songea
plus à résister davantage ; il fallait choisir entre la fuite et la
soumission. Le roi courut vers la frontière croate. Mahomet-Pacha le
poursuivit de près et Étienne Thomasevic’ fut obligé de se rendre à Kljuc’,
sous la promesse qu’il aurait la vie sauve et la liberté. Il fut néanmoins
mis à mort, non sans qu’on se fût servi de lui pour faire donner à tous les
commandants de villes et de châteaux l’ordre de capituler. En huit jours,
plus de soixante-dix villes tombèrent au pouvoir des Turcs : vers le milieu
de juin, toute la Bosnie leur appartenait. Mahomet se dirigea alors vers le
sud et envahit les territoires d’Étienne Vukcic’ ; mais les montagnes
d’Herzégovine furent bravement défendues par les Cathares, et, vers la fin de
juin, l’armée turque se retira, emmenant cent mille prisonniers et trente
mille jeunes gens destinés à devenir Janissaires. Ainsi, abandonnée par la Chrétienté qui n'intervenait que pour allumer perpétuellement la lutte religieuse, la Bosnie fut vaincue sans combat. L’Herzégovine résista encore pendant vingt ans. On eût pu sans peine éviter cette catastrophe, comme l’atteste la facilité avec laquelle, en 1463, Mathias avait reconquis une partie du large territoire si aisément occupé par l’ennemi. Ce territoire devait rester chrétien jusqu’au jour où la puissance de la Hongrie fut détruite sur le champ de bataille de Mohacs, en 1526. Dans les pays turcs, les Cathares adoptèrent généralement l’islamisme : la secte qui avait supporté avec tant de ténacité plus de dix siècles de persécution s'éteignit obscurément. Les Chrétiens eurent la ressource de fuir, et ils en usèrent. Une émigration commença, qui se prolongea jusqu'au milieu du XVIIIe siècle. Leur dessein était d’échapper à l’oppression plutôt qu’à la persécution, car les Turcs les laissaient librement pratiquer leur religion. Quand le Bienheureux Angelo da Verbosa, disciple de Giacomo della Marca, persuada à ses coreligionnaires de quitter le pays, Mahomet le fit venir et lui demanda d’un ton menaçant les causes de cet exode. « Nous voulons adorer Dieu ailleurs », répondit audacieusement Angelo ; et il plaida si bien sa cause que le Turc défendit qu’on molestât les chrétiens et permit même à Angelo de prêcher. Dès lors, les Franciscains furent les protecteurs des Chrétiens et le restèrent jusqu’aux temps modernes, en dépit des nombreuses cruautés qu’ils eurent à subir de la part de leurs barbares vainqueurs[3]. |
[1]
L’évêque Jean réussit à résigner son épiscopat et devint Grand-Maître de son
Ordre. Un contemporain, qui le connut personnellement, le dépeint comme un
homme de vertu apostolique, qui distribuait en aumônes les 8.000 marcs
représentant le revenu de son siège et voyageait à pied, suivi d'un âne portant
ses livres et ses vêtements. Après sa mort, à Strasbourg, il se manifesta par
des miracles éclatants. — Thomæ Cantimprat. Bonum Universale, lib. II,
c. 54.
[2]
En 1367 on voit la population de Cattaro demander secours à Urbain V contre les
schismatiques d’Albanie et les hérétiques de Bosnie qui voulaient la convertir
par force (Theiner, op. cit., I, 259). Il s'agit probablement de quelque
expédition entreprise par le turbulent Sandalj Hranic’. D’autre part, en 1383,
il est question d’un évêque de Bosnie, mort peu de temps auparavant, qui avait
prêté 12.000 florins à Louis de Hongrie et légué sa créance au Saint-Siège (Ib.,
p. 337). Ce fait permet de penser que l'Eglise orthodoxe de Bosnie continuait à
exister et n’était pas absolument dépourvue de ressources.
[3]
Quand les Turcs occupèrent la capitale de la Bosnie, Jaicza, les Franciscains
s’enfuirent à Venise, emportant le corps de saint Luc, qui avait été transféré
de Constantinople dans leur ville. La possession d’une si importante relique
leur valut une grande considération, mais les impliqua dans un débat fort
désagréable. Pendant trois cents ans, le couvent bénédictin de Sainte-Justine,
à Padoue, avait joui de la possession du corps de saint Luc, source de mille
profits pour la communauté. Les Bénédictins trouvèrent à redire à l’intrusion
de ce sosie. Comme nulle tradition digne de foi n’attribuait deux corps au
saint, il était impossible d'établir un compromis. Ils en appelèrent à Pie II,
qui transmit l’affaire, avec pleins pouvoirs de décision, à son légat de
Venise, le cardinal Bessarion. Un procès en due forme s’engagea alors, dura
trois mois et aboutit à la victoire des Franciscains. Le Luc de Padoue, déclaré
imposteur, reçut défense de profiter à l’avenir de la dévotion des fidèles ;
mais aucune compensation ne fut accordée aux g l’ns qui, trois siècles durant,
avaient inutilement dépensé leurs prières et leurs offrandes, croyant s’assurer
le suffrage d’un Evangéliste authentique. Pendant des années, les Padouans
s'efforcèrent vainement de faire annuler la décision de Bessarion : ils durent
à la fin se soumettre. Leur principal argument était que, vers l’an 580,
l’empereur Tibère II avait donné à saint Grégoire, alors apocrisiaire de Pélage
II à Constantinople, la tête de saint Luc, laquelle était encore exhibée et
vénérée dans la basilique du Vatican. Or, le saint Luc des Bénédictins était un
tronc dépourvu de tête, alors que celui des Franciscains était complet, et les
Bénédictins prétendaient avec raison qu’il était peu probable que saint Luc eût
possédé deux têtes. Cette logique était forte, mais n’obtint pas de succès.
Pourtant, le clergé du Vatican ne jugea pas à propos de discréditer sa
précieuse relique, qu’il continua à exhiber comme authentique. La question se
compliqua encore davantage par le fait d’un bras supplémentaire de
l’Evangéliste, qui était conservé dans la basilique de Sancta Maria ad Præsepe.
(Wadding. ann. 1463, n° 13-23.)