HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

CONCLUSION.

CHAPITRE II. — L'ŒUVRE INTÉRIEURE.

 

 

I. — REFAIRE LA FORTUNE DE LA FRANCE PAR LE TRAVAIL.

POUR refaire la fortune de la France, autrefois créancière de l'étranger, rentière du monde, comme on l'appelait, aujourd'hui à demi ruinée, il faut pratiquer nos vieilles habitudes de travail et d'économie, mieux exploiter notre fonds, qui est si riche, mettre en pleine valeur économique notre empire colonial. Accroissons surtout notre production agricole : dans l'industrie, soignons les articles de luxe où l'on nous reconnaît une aptitude particulière.

Le travail est notre grand devoir envers notre pays, mais aussi envers la communauté mondiale. Une nation qui ne donne pas son maximum de rendement fraude cette communauté. Pendant qu'elle travaille mollement, les pays surpeuplés ne peuvent entretenir le surcroît de leur population. Ils reprochent aux indolents de mal gérer la part de patrimoine humain qui leur est échue. Un Allemand me disait avant la guerre : Ah ! si nous avions à exploiter votre Normandie ! Et, de fait, des Allemands offraient à des Normands leur aide pour l'exploitation de cette province si riche et qui garde des richesses inexplorées.

La question de la peuplade, c'est-à-dire du nombre des bras travailleurs, est très grave. Il est vrai, la diminution de la natalité ne se produit pas seulement chez nous. Si l'excédent des naissances sur les décès est encore considérable en Allemagne, il va s'abaissant : mais l'Allemagne a sur nous une grande avance, qui est un danger. Les pouvoirs publics, des associations privées s'en préoccupent avec un zèle inquiet et louable. Nul doute que la puériculture, si elle était bien appliquée, sauverait beaucoup de nouveau-nés ; de même une sévère répression des avortements et des infanticides. Ne négligeons aucun moyen. On dit que les demandes de naturalisation française sont nombreuses en ce moment. Faisons-leur bon accueil. L'étranger est attiré riiez nous par l'honneur d'appartenir é une nation glorieuse, vraiment libre, où la vie est agréable. Ne craignons pas que notre esprit national soit altéré par cette intrusion. Nous avons le don d'assimiler quiconque vit sur notre sol : le fils du naturalisé fait un bon Français.

 

II. — L'HARMONIE SOCIALE.

LA grande tâche de notre œuvre intérieure est l'apaisement du conflit social. La bourgeoisie patronale et les organisations ouvrières semblent être des adversaires irréconciliables. Mettons-les en présence ; mais ici le rappel de quelques notions historiques est nécessaire.

Le rôle de la bourgeoisie est très considérable dans l'histoire de la France. D'abord la classe bourgeoise est plus nombreuse dans notre pays que dans les autres, parce qu'il s'y trouve un plus grand nombre de petites villes. A l'origine, elle se recrute parmi les artisans-commerçants de la ville et les paysans enrichis de la campagne ; elle est citadine et rurale ; elle demeure en contact avec la vie laborieuse et spontanée du peuple. Elle prend dans la vie agricole el le petit commerce l'habitude, qu'elle gardera longtemps, de l'épargne. Elle fait des économies.

La bourgeoisie s'est élevée peu à peu à la vie publique. Elle crée des communes, obtient des privilèges pour des villes. Elle aide le roi par les milices paroissiales, au temps de Louis le Gros, à soumettre les vassaux rebelles : les milices communales, au temps de Philippe Auguste, combattent à la journée de Bouvines. Au temps de Philippe le Bel, les députés bourgeois siègent avec les représentants du clergé et avec ceux de la noblesse dans les États Généraux ; il n'y avait jusque-là que deux états : la bourgeoisie a créé le troisième, le Tiers. Et c'est un des malheurs de notre histoire que les États Généraux ne soient pas devenus une institution régulière de la monarchie. Toutes les fois que l'Assemblée des trois États fut convoquée, le Tiers fit entendre de belles et justes paroles. Il n'était nullement révolutionnaire : il était profondément monarchiste. Il n'était pas égalitaire, il admettait la hiérarchie sociale ; il demandait seulement à être admis dans la famille comme frère cadet. Les privilégiés jugèrent la prétention insolente et grotesque. Or, il appartenait au Roi de faire fonction d'arbitre entre les ordres, de marquer à chacun sa place, de les unir sous son autorité, de les faire concourir au bien commun de la monarchie. Le Roi ne l'a pas voulu. L'obligation de convoquer à date régulière les États Généraux, et de leur demander le consentement à l'impôt, lui paraissait la pire des conditions : Louis XIV l'a dit en termes superbes. D'autre part, Fils aîné de l'Église, roi sacré, premier gentilhomme de France, il appartient aux deux ordres privilégiés : il est le privilégié par excellence. C'est pourquoi il n'eut pas même l'idée d'une évolution lente qui aurait transformé la société française et le régime politique. Et il advint que Robert Miron, prévôt des marchands de Paris, parlant à Louis XIII enfant, pendant la session des États de 1614, l'avertit du danger d'une révolution : Si Votre Majesté n'y pourvoit, il est à craindre que le désespoir ne fasse connaître au peuple que le soldat n'est autre chose qu'un paysan qui porte les armes, et que le vigneron, quand il aura pris l'arquebuse, d'enclume qu'il est, ne devienne marteau.

La bourgeoisie est donc exclue de la fonction politique ; mais, aux XVIe et XVIIe siècles, quand le Roi, pour faire de l'argent, met en vente les offices de judicature et de finances, c'est elle qui les achète. Toute la fonction administrative passe à des mains bourgeoises. Comme la qualité de noblesse est attachée aux principaux de ces offices, naît une noblesse de robe, rivale de la noblesse d'épée, laquelle s'affaiblit et se ruine parce que le travail lui est interdit sous peine de dérogation. D'autre part, c'est parmi les bourgeois anoblis que Louis XIV choisit les grands serviteurs du règne, ne laissant à la noblesse que des fonctions d'apparat.

La bourgeoisie s'enrichit par l'agriculture, que Lavoisier appelle la première des fabriques ; par l'industrie, par le commerce maritime et l'exploitation des colonies, surtout Saint-Domingue, par la traite des nègres, par les raffineries de sucre qui ont fait la fortune des ports du Havre, Nantes, Bordeaux, Rouen, etc.

Quand les biens de la noblesse et, du clergé seront mis en vente, la bourgeoisie sera la grande acheteuse. Alors elle achèvera d'établir dans une grande partie du royaume sa domination économique sur la campagne. Elle refoulera les paysans dans les conditions de fermiers, de métayers ou de journaliers salariés au jour le jour. Elle- ne deviendra pas rurale, elle restera citadine, laissant s'éteindre la vie aristocratique campagnarde. En Angleterre, le bourgeois enrichi quitte la ville pour le château : en France, il reste à la ville.

La bourgeoisie s'est largement instruite. Le XVIIIe siècle est son siècle. Elle accapare presque le travail intellectuel, travail immense, encyclopédique : sciences — toutes les sciences, — philosophie, histoire, économie politique, beaux-arts : pour chacune des spécialités, une foison d'hommes distingués et quelques hommes de gloire ; une prodigieuse production de librairie — et courts pamphlets — ; une curiosité de choses nouvelles, de mœurs et de régions inconnues — le Persan de Montesquieu, le Huron, les voyages de Candide et ceux de la Princesse de Babylone de Voltaire, le Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, le Supplément du voyage de Bougainville de Diderot, etc. En même temps sont révélées à la France, par Montesquieu et Voltaire, l'Angleterre et ses libertés : plus tard l'admiration se portera sur l'Amérique et ses institutions démocratiques : notre Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen est tout inspire pal' les déclarations américaines. L'esprit français avait besoin de voir en tontes choses du neuf, de respirer l'air frais toutes fenêtres ouvertes. Les hommes qui vécurent la vie de société comme elle était en ce temps-là gardèrent un souvenir délicieux des conversations de omni re scibili dans les salons et les cafés. Ils aimaient l'avenir. Voltaire disait : les jeunes gens verront de belles choses.

En mai 1789, la bourgeoisie est donc maîtresse de la France. Elle n'a qu'à paraître sur la grande scène des Etats Généraux, et l'ancien régime s'écroule ; c'est l'affaire de quelques semaines. Elle crée le nouveau régime. Dans l'ensemble de sa grande œuvre, considérons uniquement le point qui nous intéresse ici : que va-t-elle faire pour la foule des prolétaires ? Les assemblées révolutionnaires, même la Convention après Thermidor. ont partagé le peuple en deux catégories : les actifs et les passifs. Les premiers sont pourvus des droits politiques et civils ; les seconds seulement, des droits civils : ceux-ci étaient des moitiés de citoyens. D'autre part, la bourgeoisie a détruit le régime ancien des corporations. Elle a établi ce qu'elle appelait la liberté du travail, adopté le principe : laissez faire, laissez passer. Le demi-citoyen, elle l'a abandonné lui-même, elle lui a interdit toute association, tout moyen de lutter contre le capital. La masse ouvrière n'était plus qu'une poussière d'individus, au moment où la grande industrie prospérait. Le capital est donc maître du travail.

Des deux classes de la population française, l'une gouvernera et produira des constitutions et des lois, l'autre fera des émeutes et des révolutions pour obtenir l'égalité politique et la justice sociale.

Le suffrage universel, dès qu'il se serait affranchi de toute contrainte — comme il y est arrivé depuis 1870, — devait nécessairement établir la pleine égalité des droits politiques. La masse, intéressée et instruite par les luttes électorales, a participé de plus en plus à la vie publique. Des nouvelles couches apparaissent. Depuis 1871, au Parlement, le glissement vers la gauche a été continu. Tout ce qui restait de privilèges a disparu ; le dernier qui céda fut l'inégalité devant le service militaire.

Aujourd'hui il y a en France des partis socialistes. Plusieurs groupes socialistes siègent au Parlement. Des syndicats professionnels défendent les intérêts corporatifs ; leur groupement en confédération leur donne une grande force. Leurs intentions sont nettement révolutionnaires. La tradition du socialisme français de 1848 est abandonnée ; l'idée d'une révolution sociale acceptée par la nation comme un idéal de justice et de fraternité est remplacée par la doctrine marxiste de la lutte des classes. Il s'agit de s'organiser, de s'unifier pour la guerre sociale. A cette guerre les partis socialistes de toutes les nations doivent participer, groupés dans l'Internationale ouvrière.

Le marxisme en France a troublé profondément la vie politique. Le parti socialiste avait longtemps opéré d'accord avec les radicaux : il était l'extrême gauche de ce parti. Mais il a dû dénoncer cette alliance sur l'ordre de l'internationale ouvrière dont il était une section, accepter un programme doctrinal et se soumettre à ses règles dans la tactique parlementaire.

Le parti socialiste est donc armé pour la défensive et même pour l'offensive, mais la puissance patronale demeure très forte. Elle a pour elle l'instruction, l'argent, les énormes capitaux des sociétés par actions, la presque totalité des moyens de transports et d'échanges. Elle a aussi ses syndicats et ses groupements de syndicats : la défensive patronale est plus forte que l'offensive prolétarienne. Entre ces belligérants, un accord est-il possible ?

Une des raisons de le croire est que ni l'un ni l'autre parti ne peut l'emporter par la violence. Longtemps le capital a été protégé par le soldat. Le grand capitaliste qu'était Louis XIV, propriétaire comme on sait de son royaume, se défendait contre l'ouvrier et le paysan révoltés — ils se révoltèrent souvent sous son règne — à coups de fusil. Son armée, où servait un fort contingent de troupes étrangères, était sa propriété personnelle. Or, l'armée a commencé sous la Révolution à devenir nationale ; aujourd'hui elle est plus que nationale, elle est la nation elle-même. Au siècle dernier, elle a pu être encore employée dans les coups d'État napoléoniens et elle a combattu les insurrections prolétariennes en juillet 1830, en février 1848, des régiments ont levé la crosse en l'air.

 Quant aux révolutionnaires, ils sont incapables de soulever contre la société actuelle la masse de la Nation. Michelet a dit, avec quelque exagération de chiffres : La France est une en deux personnes : les paysans et les ouvriers.... Quelle force d'avoir gardé cette ancienne France rurale dans laquelle 4 millions de familles et 20 millions d'individus participent à la propriété !... Stabilité du paysan, progrès de l'ouvrier, cela fait un balancement, qui par moment a ses secousses, mais la puissance de l'un est retenue par un câble et par une ancre : l'homme de la terre, lui n'est que par trop immobile.

A l'homme de la terre se joint, dans la résistance aux révolutionnaires, le bourgeois. Bourgeois et paysans ont toujours constitué le fond solide de la France.

 Puis, l'ouvrier se prèle mal chez nous aux organisations socialistes. Si l'on compare nos syndicats a ceux de l'Allemagne ou aux trade-unions d'Angleterre, quelle différence dans le nombre des sociétaires ! Nos syndicats ne groupent qu'une petite minorité des ouvriers ; ils sont très pauvres alors que les autres sont riches. Quelle différence aussi dans la discipline ! Est-ce l'effet de notre inaptitude à l'association, de notre incorrigible individualisme, de notre naturelle indiscipline ? Enfin, nos ouvriers ont l'esprit critique et raisonneur : une révolution totale, qui substituerait au vieux monde un monde tout nouveau et qui serait parfait, parait sans doute une chimère à beaucoup d'entre eux. Du moins, il est certain que, lorsqu'on a essayé de les soulever tous ensemble pour accomplir le grand acte, la masse s'est jusqu'à présent récusée.

Et qui sait, après tout, si l'ambition du plus grand nombre n'est pas simplement de mener une vie vivable dans une maison à eux, entourée d'un petit jardin clos d'un mur très haut, sauvegarde et marque de la propriété ?

Ni d'un côté ni de l'autre, on ne peut espérer prévaloir par la force ; il faut donc chercher à s'entendre.

Déjà des socialistes révolutionnaires, autrefois intransigeants, éclairés par l'expérience, renoncent à vouloir tout et tout de suite. Leurs orateurs ont courageusement confessé l'abandon de leurs illusions ; ils ont déclaré qu'ils préfèrent la révolution de tous les jours, celle qui consiste à obtenir toujours plus de bien-être, à une révolution violente qui augmenterait la misère. D'autre part, le patronat reconnaît la nécessité des sacrifices : il a grandement amélioré par ses œuvres les conditions de la vie ouvrière.

Actuellement les adversaires sont en présence ; ils ont pour discuter des moyens légaux.

Pour toute question qui se présente, une conversation peut s'engager. — Que les deux partis y apportent une égale bonne foi. Des accords seront conclus, se multiplieront ; ce sera sur des cotes mal taillées comme on en voit tant en histoire, et l'habitude se prendra de relations tolérables.

Mais il faut que les conservateurs se libèrent de leurs préjugés antidémocratiques. Ils reprochent aux ouvriers de chercher seulement la satisfaction de leurs appétits ; mais les appétits de classe sont naturels ; la bourgeoisie a eu, elle a les siens, qui sont gros. Cela n'empêche pas qu'elle conçoive un idéal de liberté. Les révolutionnaires aussi ont un idéal, auquel beaucoup ont sacrifié leur vie. Toujours, parmi les mobiles qui décident nos actes, l'idéal et l'intérêt se mêlent ; dans quelle proportion ? Chacun de nous peut se poser la question pour n'importe lequel de ses actes à lui. Il sera bien embarrassé pour répondre, s'il est sincère.

On reproche au prolétariat la violence de ses sentiments à l'égard de la bourgeoisie ; mais il fut un temps, pas loin de nous, où la bourgeoisie lui refusait le minimum de sécurité, le minimum de bien-être indispensable à tout homme civilisé ; elle prélevait sur les paysans de hauts fermages et payait aux ouvriers d'insuffisants salaires pour des journées de quinze heures ; les femmes et les enfants étaient exploités odieusement par leurs patrons ; pour réparer les accidents du travail et pour nourrir sa vieillesse, l'ouvrier comptait sur la charité privée. Et c'est aussi le temps où la bourgeoisie s'enrichissait par la grande industrie, par les concessions de mines et de chemins de fer, par le régime protecteur. Combien d'autres preuves on pourrait donner de l'injustice sociale ! Celle-ci, par exemple : le prolétaire accomplissait sept années de service militaire ; le bourgeois se contentait de fournir un remplaçant, qui ne coûtait pas cher.

La bourgeoisie reproche aux ouvriers leurs volontés tumultueuses, leur ignorance des réalités ; mais il n'y a qu'un siècle et demi que la masse populaire est entrée dans la vie nationale. Depuis 1848 seulement, elle a le droit de suffrage. Elle s'instruit peu à peu par la pratique de la politique, par l'école, par la lecture ; elle commence à prélever sa part des trésors de culture et d'expérience accumulés par la nation.

Notons ici un fait considérable : la guerre, en accroissant la richesse des paysans, en élevant les salaires des ouvriers, en diminuant la valeur des fortunes acquises, a produit un rapprochement entre les conditions sociales. Entre le petit bourgeois et l'ouvrier, la distance s'efface ; on ne voit plus de blouses ni de casquettes d'ouvriers, plus de bonnets d'ouvrières ; la tenue du travailleur est pour le moins aussi soignée que celle de l'employé ou du petit rentier. La France va-t-elle donc s'embourgeoiser ? S'il en était ainsi, il aurait plus à proprement parler de bourgeoisie ; il y aurait la nation, complète enfin.

 

III. — LES RÉFORMES POLITIQUES. - L'ÉDUCATION NATIONALE.

SANS doute, il v a lien chez nous à plus d'une réforme politique : les institutions sont une matière sujette à une révision perpétuelle. Aucune n'est assurée de toujours vivre. A l'origine de chacune d'elles, on trouve toujours un expédient, un compromis, une concession extorquée ou une solution imposée par une nécessité d'un moment, qui s'est perpétuée après que sa raison d'être a disparu. D'où il suit que le Choit constitutionnel et le droit politique sont, pour une part, une codification de survivances et oie préjugés. En somme, une institution n'est qu'une formule que la vie politique réalise, modifie, transforme. De même, la loi n'est qu'un vêtement vague qui flotte sur la vie juridique et réelle.

Mais le moment où nous sommes serait-il bien choisi pour réviser la Constitution de 1875 ?

L'histoire de ce compromis, de cet expédient est curieuse. Les républicains s'y étaient résignés à grand'peine ; ils ne cachaient pas leurs inquiétudes. S'adressant aux conservateurs, Gambetta disait : Nous avons consenti à vous donner le pouvoir exécutif le plus fort qu'on ait jamais consenti dans un pays d'élection et de démocratie ; nous vous avons donné le droit de dissolution, et sur qui ? Sur la nation elle-même ; nous vous avons donné le droit de révision : nous vous avons tout donné, tout abandonné.... Or, sans qu'aucune modification importante ait été faite à l'acte de 1875, la France est aujourd'hui en possession d'un régime pleinement démocratique. Voilà pour prouver que les choses sont plus fortes que les papiers.

L'expérience nous réserve d'autres leçons et d'autres surprises. Le pouvoir exécutif est sorti très affaibli de la crise du 16 mai 1877 ; la Présidence a été discréditée par l'usage que le ministère de Broglie fit du droit. de dissolution. Le souvenir de ce coup d'État, comme on disait, pesa sur elle. Tous les Présidents en furent gênés — plus ou moins —, selon leurs caractères. Ils se résignèrent — plus ou moins — au rôle d'un roi septenaire, personnage de représentation et d'apparat. Quand ils avaient fini leur temps, ils disparaissaient et l'on n'entendait plus parler d'eux ; ils avaient un air de déchus. Mais voici que le président Deschanel, démissionnaire pour raison de santé, entre au Sénat aussitôt qu'il est rétabli ; le président Poincaré, son mandat à peine expiré, est, lui aussi, élu sénateur ; bien mieux, il accepte la présidence du Conseil. Et Fon parla un moment d'une interpellation de M. Deschanel, ancien Président de la République, à M. Poincaré, ancien Président de la République. La première magistrature de France est entrée, si je puis dire, dans la familiarité de la vie politique. La pénitence qui lui a été imposée pour le péché commis par le maréchal Mac-Mahon est levée. Le jour viendra où le Président pourra user de ses droits constitutionnels sans provoquer des clameurs de haro ; et l'on sait combien ils sont considérables.

Mais travaillons à réformer nos mœurs politiques, qui sont mauvaises. Notre régime parlementaire fonctionne mal parce que nous n'avons pas de partis bien organisés et disciplinés, et dont les programmes soient clairs. Les divers groupes n'ont que des tendances ; ils essayent souvent de se définir sans y parvenir. Il en résulte que la politique ne peut être comprise que par les gens du métier ; le public s'y embrouille : les ennemis du régime ont beau jeu pour accuser les ambitions personnelles, les intrigues, etc. C'est chose grave, dans une démocratie, que le Démos ne voie pas nettement où le veulent mener ceux qui ont sollicité l'honneur de le conduire.

Parmi les défauts du régime, le plus extraordinaire est que le règlement de la Chambre actuelle soit à peu près le même que celui de la Chambre au temps de Louis-Philippe ; celle-ci discutait, bon an mal an, une quarantaine de projets de lois ; la nôtre en reçoit un millier ; il lui est donc impossible d'accomplir sa tâche, si elle ne simplifie pas sa procédure, si elle ne renonce pas à ces discussions interminables, où des orateurs répètent ce que d'autres ont dit avant eux, où chacun parle aussi longuement qu'il lui plaît. Prenons garde, il est dangereux que la Chambre se résigne à ne pas remplir une de ses fonctions principales, faire la loi. Le régime parlementaire est détesté par les réactionnaires ; il l'est aussi par les révolutionnaires et, au temps où nous sommes, une institution qui n'est plus d'accord avec les réalités, qui ne gère pas son office, est compromise.

Il est évidemment nécessaire d'organiser une représentation des intérêts économiques : c'est pourquoi nous avons un conseil économique du travail. Mais le Conseil professionnel de l'économie nationale des Allemands créé récemment vaut mieux que le nôtre : il groupe les représentants, ouvriers et patrons de l'industrie, du commerce et de l'agriculture : il discute los projets de lois que le gouvernement lui communique : il a le droit de présenter, de sa propre initiative, des propositions de lois. Projets ou propositions sont transmis au Reichstag, qui adopte ou rejette. Il faut en effet que le Parlement garde la souveraineté et défende an besoin l'intérêt général contre les intérêts particuliers. Grâce à cette collaboration d'éléments divers, si nous savons l'organiser chez nous, il sera possible de donner aux syndicats leur place dans l'ordre des lois comme ils l'ont déjà conquise dans l'ordre des faits : ce qui est vraiment préparer l'avenir[1].

Une des causes des défauts de notre vie politique est qu'une grande partie de la nation n'est pas en état de la vivre parce qu'elle en ignore les principes et les pratiques. Une éducation politique et sociale de notre peuple est nécessaire. Elle doit commencer dés l'école et le collège. Non pas qu'il faille en écrire le programme ; surtout, qu'elle ne devienne pas matière à examens. Mais une certaine pédagogie prétend ne pas tenir compte de la différence des temps, qui lui parait une contingence négligeable. Elle ne veut avoir affaire qu'à l'homme en soi, personnage intéressant, mais qui a le défaut de ne pas exister. N'en déplaise à ces pédagogues, les contingences, c'est-à-dire les circonstances, successions et changements de la vie politique et sociale réclament l'attention de l'éducateur. Nos professeurs d'histoire et de philosophie ne peuvent pas en conscience ne pas tenir compte de contingences telles que la grande guerre et les révolutions qu'elle a produites. Ils sauront bien, sans rien changer à leurs programmes, orienter les adolescents vers les idées et devoirs d'aujourd'hui.

L'éducation politique de l'adulte commence à se faire par la pratique de la vie publique dans les élections municipales, cantonales, législatives, dans les différents groupes des partis, dans des réunions et conférences. Jamais le populaire n'a tant aimé qu'on lui parlât : il y a en France comme une avidité d'entendre ; tout orateur trouve un auditoire, et qui écoute avec une intense attention, et qui comprend.

Des idées seront ainsi jetées dans la circulation ; elles lutteront les unes contre les autres, elles pénétreront dans les consciences ; plusieurs deviendront des lieux communs. C'est ainsi qu'après la grande propagande du XVIIIe siècle, les idées de liberté et d'égalité furent victorieuses dans les conflits avec l'ancien régime.

L'idée d'une éducation politique et sociale de la nation semble ridicule et dangereuse aux ennemis de la démocratie. On peut détester le régime démocratique, lui objecter maints précédents fâcheux, anciens et modernes, lui reprocher de parodier l'ancien régime du droit divin du roi, auquel il substitue le droit divin du peuple — Vox populi, vox Dei, — droit mystique tout autant que l'autre, et tout autant sujet à la critique de la raison. Mais ce n'est pas ici le lieu de discuter ces hautes et difficiles questions. Voici une certitude : une ère démocratique est ouverte dans l'histoire du inonde. La guerre a détruit les autocraties et les oligarchies. Les masses sont le nombre et la force. Les veut-on ignorantes et brutales ? Se défiera-t-on perpétuellement de leur bon sens, alors que cette vertu, il faut le dire et le répéter, est si répandue chez nous ?

 

 

 



[1] Voir, dans la Revue de Métaphysique et de Morale de janvier-mars 1921, l'article de M. Berthold : Faut-il réformer la Constitution ? — Voir aussi Baumout et Berthelot, L'Allemagne, lendemains de guerre et de révolution, 1922.