HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE III. — LES INTERVENTIONS ET LES NÉGOCIATIONS.

CHAPITRE V. — LES OFFRES DE PAIX.

 

 

I. — LA MORT DE FRANÇOIS-JOSEPH.

LA reconquête de la Transylvanie, l'occupation de toute la Valachie et d'une partie de la Moldavie, le refoulement des débris de l'armée roumaine vers la frontière russe, l'exode de la Cour et du gouvernement roumains à Jassy, et l'arrêt de l'offensive russe en Galicie, constituaient au commencement de l'hiver 1916-1917 un bilan de guerre imposant pour les empires Centraux. L'occupation de Monastir, au milieu de novembre 1916, par l'armée Sarrail figurait seule à l'actif des Alliés en Orient. Néanmoins, à Berlin comme à Vieillie, on n'était pas rassuré. La bataille de la Somme avait marqué la reprise de l'offensive des Alliés sur le front occidental, et les deux puissances germaniques calculaient avec anxiété les sacrifices que comporterait la nécessité de tenir de ce côté, sans grand espoir d'obtenir jamais la décision. Malgré les stocks de céréales trouvés en Roumanie, la pénurie alimentaire causait les plus vives préoccupations. L'extrême rareté de maints produits de première nécessité, tels que la graisse d'industrie, l'huile, le cuir, le coton, le caoutchouc, le cuivre et certains minerais indispensables pour la fabrication des calions et des munitions, provoquait aussi de graves inquiétudes. Les victoires d'Orient avaient absorbé des effectifs considérables, sans décourager ni le gouvernement du roi Ferdinand, ni les Alliés. L'armée Sarrail, fortement établie de Salonique à Monastir, immobilisait les forces bulgares et l'armée constantinienne. Un fléchissement apparaissait dans le moral des Austro-Allemands. La grande flotte de guerre, en laquelle Guillaume II avait mis tant d'espoir, était bloquée. On parlait bien d'une flotte de submersibles sur le point d'être achevée, mais ce n'était qu'un vague espoir. Les discours de Bethmann-Hollweg révélaient un désir inavoué de paix, une grande lassitude, et une opposition fondamentale avec les exaltés de droite et les amis de l'amiral de Tirpitz, qui préconisaient la guerre de conquêtes. Beaucoup d'Allemands déclaraient ouvertement se contenter de la partie nulle. Le grand état-major n'était point de cet avis. Il jouait le tout pour le tout et garantissait le succès final. Cette division des esprits produisait une grande confusion, qui se traduisait par des discussions véhémentes au Reichstag. En somme, malgré toutes les déclarations chauvines, l'échec de la ruée sur Verdun déconcertait l'Allemagne et la portait vers la paix. A la vérité, depuis la bataille de la Marne, l'idée de clore par une paix aussi prompte que possible une entreprise dont le succès, suivant le plan primitif, devait être foudroyant, hantait le cerveau des hommes d'État allemands responsables. A diverses reprises ils avaient tenté d'intéresser à leurs desseins secrets le Saint-Siège, le roi d'Espagne, et quelques personnages d'États neutres. Installé à Lucerne avec une véritable chancellerie, le prince de Bülow réunissait les fils de ces négociations occultes.

En Autriche-Hongrie, les affaires étaient dans l'état le plus critique. Les armées I. R. ne possédaient plus ni ressort, ni structure propre. Abandonnées à elles-mêmes, elles étaient toujours battues ; elles ne valaient qu'amalgamées à des corps allemands, sous le commandement de généraux allemands. Quant aux populations, celles qui étaient germaniques tombaient dans le découragement. Les Magyars montraient plus de ténacité, mais les Tchèques étaient irréductibles, et les Yougoslaves se dérobaient partout. La misère était générale, le mécontentement profond. Les Autrichiens les plus hardis se tournaient vers Berlin, et ne voyaient de salut qu'en la fusion dans le grand empire voisin, ou dans un Mittel-Europa, qui serait sous un autre nom une grande Germanie. Le 22 octobre, à la veille du jour où le Cabinet de Vienne devait prendre une résolution définitive au sujet de la convocation du Parlement, le comte Stürgkh était assassiné par Frédéric Adler, fils du député socialiste Victor Adler. Le comte Stürgkh, homme pondéré jeté au milieu d'événements qui le dépassaient, aurait souhaité gouverner avec le concours des nationalités. Il se gardait de se livrer complètement aux partis allemands, qui pourtant avaient déjà réussi à évincer du ministère le prince Thun et le baron Heinold, hommes également modérés. Lui disparu et le vieil empereur moribond, l'Autriche devenait une épave ballottée au gré des bourrasques. Après une crise de dix jours, il se constituait un nouveau Cabinet sous la présidence de M. de Kœrber, ministre commun des Finances, avec des fonctionnaires à la tête de la plupart des départements. Pour la première fois depuis l'instauration du dualisme en 1867, la lettre autographe de l'empereur appelant au pouvoir le personnage de son choix désigna celui-ci comme président du Conseil autrichien. L'expression officielle de Cisleithanie ou de royaumes et pays représentés au Reichsrat disparaissait pour faire place à la vieille dénomination d'Autriche. Cette révolution protocolaire était l'indice d'une transformation de l'État, qu'une autre réforme allait accentuer.

Le premier acte de M. de Kœrber fut de contresigner un accord provisoire avec l'Allemagne au sujet de la Pologne. Accord négatif, d'ailleurs, car, depuis la prise de Varsovie, la Pologne devenait entre les deux empires plutôt une cause de discorde que le ciment de leur alliance. Plusieurs projets de partage ou de condominium avaient été élaborés, sans qu'aucun eût été pris en sérieuse considération. Désirant se concilier les Polonais, et surtout se procurer des recrues pour combler les vides creusés par deux ans et demi de guerre, les deux empereurs résolurent de laisser en suspens l'attribution définitive de leur conquête, et de lancer une proclamation instituant un État autonome polonais, sous la forme d'une monarchie héréditaire constitutionnelle. D'après cette proclamation, datée du 5 novembre, le nouveau royaume se composait exclusivement des régions polonaises arrachées à la domination russe. Il devait posséder une armée particulière, dont l'organisation, l'instruction et la direction seraient réglées d'un commun accord entre les monarques alliés. Ni les frontières, ni la Constitution, ni le souverain n'étaient indiqués. Il ne s'agissait donc, ni de rétablir l'ancienne Pologne, ni de créer un véritable État. Comme le marquait la Gazelle de l'Allemagne du Nord, les prérogatives du nouvel État consistaient dans la faculté de s'appuyer sur les empires Centraux et dans l'autorisation de créer une armée, étant bien entendu que celle-ci serait à la disposition desdits empires. Le Moniteur officiel de Pologne précisa cette idée : en invitant les Polonais en état de porter les armes à s'enrôler dans les bureaux militaires des provinces occupées, il spécifia qu'afin de donner à l'armée polonaise le caractère d'une armée belligérante, il était nécessaire, en ce qui concernait le haut commandement, d'incorporer les nouveaux contingents dans l'armée allemande.

Le gouvernement russe ne manqua pas, dès le 14 novembre, de protester contre la prétention d'incorporer par la contrainte dans les armées austro-allemandes les habitants de territoires russes occupés militairement par l'ennemi. Il riposta en même temps à la proclamation du pseudo-royaume par la promesse de créer une Pologne entière, englobant tous les territoires polonais, et qui jouira, la guerre terminée, du droit de régler librement sa vie nationale, économique et intellectuelle sur les bases d'une autonomie, sous le sceptre des souverains russes, en conservant le principe de l'unité d'État. De leur côté, les Polonais vivant en dehors des territoires russes protestèrent avec indignation. Le général Pilsudski, commandant des légions polonaises formées en Galicie dans un esprit antirusse en 1914, refusa de collaborer à la formation de l'armée projetée par les deux empereurs. MM. Asquith et Briand, alors réunis à Paris, s'associèrent le 16 à la déclaration russe du 14 novembre, et prirent acte, dans une dépêche à M. Stürmer, de la promesse du tsar de restaurer l'union du peuple polonais, élément primordial du futur équilibre européen. Le 17, M. Boselli, qui n'assistait pas à la conférence interalliée de Paris, se joignit à ses collègues de France et d'Angleterre. Enfin les trois Cabinets de Paris, de Londres et de Rome chargèrent leurs représentants près des puissances neutres de leur remettre une protestation catégorique coutre la violation, par l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie, de l'article 28 de la convention IV de la Haye de 1907, qui interdisait à tout belligérant de forcer les nationaux de la partie adverse à prendre part aux opérations de guerre dirigées contre leur pays.

Des réclamations violentes s'élevèrent aussi en Galicie. Afin de les calmer, François-Joseph Ier assura ses fidèles Galiciens de sa plus chaleureuse sollicitude paternelle, et leur promit une autonomie calquée sur celle du royaume polonais, dans la limite des intérêts de l'ensemble de la Monarchie. A Lemberg, on objecta tout de suite qu'on ne pourrait laisser en dehors de l'autonomie les Polonais de la Silésie de Teschen. Par contre, les Ruthènes de la Galicie Orientale, appelés aussi Ukrainiens depuis quelques années, revendiquèrent un régime séparé. Sans tenir compte de leurs vœux spéciaux, François-Joseph Ier édicta un rescrit fixant le nouveau régime de la Galicie. Cette province cessait de l'aire partie des pays représentés au Reichsrat où elle envoyait plus de cent députés. Comme la Croatie au Parlement de Pest, elle devait n'avoir au Parlement de Vienne que des délégués appelés à voter seulement dans les questions intéressant l'ensemble de l'ancienne Cisleithanie. Sa Diète propre était chargée de régler tout le reste. De cette façon, au lieu de 259 députés slaves en face de 233 Allemands et 24 Italiens ou Roumains, il n'allait plus y avoir que 144 Tchèques. Tel était le moyen trouvé pour mater l'opposition tchèque. En même temps, on rendit la langue allemande obligatoire dans tout le royaume de Saint-Venceslas, ainsi que dans toutes les écoles de commerce de la Dalmatie. Four donner à ces réformes leur pleine signification, on arrêta en Bohême une nouvelle fournée de patriotes, y compris plusieurs femmes, et l'on confirma la condamnation à mort des quatre députés radicaux tchèques jugés précédemment. Ce furent les derniers actes souverains du monarque qui, dans la soixante-sixième année de son règne, avait déchaîné en 1914 la conflagration européenne.

Le 21 novembre 1916, François-Joseph Ier s'éteignit au château de Schœnbrunn, dans sa quatre-vingt-septième année.

L'archiduc-héritier Charles-François-Joseph prit le nom de Charles Ier comme empereur d'Autriche, et de Charles IV comme roi de Hongrie. Il n'était en rien responsable des événements de 1914. Il désirait sincèrement voir se terminer une guerre déplorable, qui ruinait et disloquait la vieille Monarchie. L'impératrice Zita le souhaitait plus ardemment encore. Mais les deux empires Centraux se trouvaient inextricablement enchevêtrés l'un dans l'autre. Charles Ier était matériellement incapable de disjoindre ses forces de celles de Guillaume II. Toute tentative de regroupement séparé des armées habsbourgeoises, aisément découverte, eût immédiatement provoqué les menaces de l'Allemagne, probablement suivies de l'occupation de ]a Bohême, l'opposition de la Hongrie et les protestations des pangermanistes autrichiens. Moralement, l'opération devait répugner à la conscience du souverain. En effet, quelle que fût la part du gouvernement allemand dans les responsabilités de la guerre, celle de François-Joseph Ier restait très grande. Son successeur ne pouvait brusquement répudier cette charge de l'héritage. Du reste, il devait reconnaître que Guillaume II s'était comporté depuis le commencement de la guerre en allié fidèle, et qu'il avait à plusieurs reprises employé des forces allemandes considérables à réparer les revers ou les désastres des armées austro-hongroises. Pour contraindre l'Allemagne à une paix acceptable pour les Alliés, il eût fallu à Charles Ier un génie puissant, et le concours d'hommes aussi discrets qu'énergiques. Or, il avait un esprit médiocre, une volonté flottante, un caractère léger, sans autorité personnelle ni prestige extérieur. Autour de lui, les personnes jouissant de sa confiance étaient généralement sympathiques, mais effacées et dépourvues des qualités indispensables pour diriger une grande entreprise, ou pour y collaborer efficacement. Lors de son avènement, Charles ter sentit les difficultés de sa situation. Aussi se garda-t-il de tout éclat. Sa proclamation à ses peuples fut modeste et terne. Il promit de maintenir les libertés constitutionnelles, de veiller avec soin à l'égalité juridique pour tous, et de tout faire pour bannir dans le plus bref délai les horreurs et les sacrifices de la guerre, et pour rendre à ses peuples les bénédictions disparues de la paix. En même temps, il assura Guillaume Il de son inébranlable attachement. Si cette expression ne répondait peut-être pas aux sentiments, elle définissait exactement les relations de fait des cieux empereurs. Impuissant pour agir seul au dehors, Charles Ier l'était également pour rétablir l'ordre au dedans. Le Cabinet de Vienne ne parvenait pas à tomber d'accord avec celui de Pest pour le renouvellement de l'Ausgleich, quoiqu'il se résignât à augmenter les avantages de la Hongrie dans le Compromis. Kœrber ne réussissait pas mieux que Stürgkh à réduire les prétentions de Tisza, ni à persuader aux Tchèques de se prêter à la réunion du Reichsrat, ni à concilier la prépondérance de l'influence germanique avec la reconstitution de la Monarchie sur de nouvelles bases.

 

II. — L'OFFRE DE PAIX DU 12 DÉCEMBRE 1916.

LA continuation de la guerre n'ouvrait que des perspectives de catastrophes. Grâce à l'introduction du service militaire obligatoire en Angleterre, le front français recevait régulièrement un afflux de troupes fraîches. Le scrutin du 7 novembre aux États-Unis assurait la réélection du président Wilson, et lui permettait d'intervenir en Europe sans plus se préoccuper des objections d'une partie de la population. De quelque côté que Charles ter se tournât, la paix lui apparaissait comme la seule chance de prévenir l'effondrement de l'édifice vermoulu dont il avait la charge. Il se décida donc à se concerter avec Berlin sur les moyens d'engager des négociations de paix. Il trouva près de Guillaume II et de Bethmann-Hollweg un accueil favorable en principe. Les conseillers militaires, n'apercevant plus d'autre moyen de vaincre l'Entente que la guerre sous-marine sans restrictions, insistaient pour qu'on recourût au plus tôt à cette arme suprême. Or, aux yeux du chancelier et de plusieurs de ses collaborateurs, ainsi que du gouvernement autrichien, le remède était pire que le mal. En tout cas, il ne fallait l'employer qu'à la dernière extrémité, après avoir épuisé toutes les autres chances. Ne fût-ce que pour la justifier devant le monde, il était nécessaire de faire préalablement des ouvertures de paix. Mais comment, et dans quelle mesure ? Ni l'état-major, ni les hobereaux, ni même la masse de la population, trompée et fanatisée, n'auraient admis les renonciations essentielles, à plus forte raison les sacrifices que les Alliés considéraient comme la condition préalable de toute négociation. Par conséquent, aucun programme de paix ne pouvait être publié ou proposé. Réunis au quartier général de leurs armées avec leurs ministres et leurs chefs d'état-major, les deux empereurs adoptèrent une combinaison qui leur permettait de se poser en champions de la paix sans compromettre leurs intérêts.

Le 12 décembre, les gouvernements de la Quadruple-Alliance germano-touranienne remirent aux représentants diplomatiques des États neutres et du Saint-Siège des notes identiques, où ils proposaient d'entrer en négociations de paix. Cette proposition ne contenait aucune précision d'aucune sorte. Elle était précédée de lamentations sur la catastrophe mondiale, d'un acte de foi des quatre puissances alliées dans leurs forces invincibles, et de la célébration de leurs immenses succès. Puis les quatre puissances présentaient un exposé justificatif de leur conduite : obligées de prendre les armes pour défendre leur existence et leur liberté de développement national, elles se montraient à la fois prêtes à poursuivre les hostilités à outrance et désireuses de mettre fin aux horreurs de la guerre. Simultanément, Bethmann-Hollweg fit des déclarations au Reichstag, et Radoslavof au Sobranié, tandis que le Cabinet de Vienne, en l'absence du Reichsrat, publiait un communiqué d'une teneur analogue. Ces déclarations complémentaires, sans être plus précises que la note, s'étendaient davantage sur les prétendues provocations dont les quatre puissances avaient été l'objet. Elles revêtaient même une forme comminatoire dans la bouche de Bethmann-Hollweg. Le chancelier invitait chaque cœur allemand, jusque dans la plus humble chaumière, à s'enflammer d'une sainte colère contre un adversaire qui, pour satisfaire sa soif d'anéantissement et de conquête, ne voulait pas mettre un terme aux tueries de la guerre. En août 1914, s'écriait-il, nos ennemis ont soulevé la question de la force dans la guerre mondiale. Aujourd'hui nous soulevons la question de l'humanité par la paix.

Comme Briand le dit le lendemain au Palais-Bourbon dans un discours émouvant, la proposition allemande de paix était une proposition d'avoir à négocier la paix. Elle avait un ton de sommation qui démentait les intentions de paix qu'elle proclamait. Briand la stigmatisa comme un piège, un acte de guerre, une tentative pour dissocier les Alliés, troubler les consciences et démoraliser les peuples. C'était aussi l'avis de M. Gerard, ambassadeur des États-Unis à Berlin : Les Allemands, raconte-t-il dans ses Mémoires, désiraient une conférence pour conclure avantageusement la paix séparée avec la France et la Russie, et espéraient ensuite avoir raison de l'Angleterre par une guerre sous-marine sans restrictions.

Par une curieuse coïncidence, la plupart des gouvernements d'Europe venaient d'être remaniés ou se trouvaient en pleine crise. Le jour même de la déclaration austro-allemande, Briand reformait son Cabinet, en éliminant les ministres d'État, en prenant le général Lyautey pour ministre de la Guerre, et en confiant des portefeuilles techniques à des spécialistes non parlementaires, comme MM. Loucheur et Claveille. Il constituait un Comité de guerre présidé par le chef de l'État, composé du président du Conseil et des ministres de la Guerre, de la Marine, de l'Armement et des Finances, et chargé de prendre, en ce qui concernait la conduite de la guerre, de promptes décisions après avoir entendu l'avis des techniciens. Il nommait le général Nivelle commandant en chef des armées du Nord et du Nord-Est, en remplacement du général Joffre élevé à la dignité de maréchal de France. — En Angleterre, Lloyd George avait succédé deux jours auparavant à M. Asquith, démissionnaire. Il supportait mal depuis de longs mois le contrôle et les procédés routiniers du premier ministre ; brûlant du désir d'imprimer une impulsion vigoureuse à tous les services de guerre et de tout diriger lui-même, il avait obligé Asquith à se retirer. Quoique celui-ci eût désigné au roi M. Bonar Law, le leader du gouvernement à la Chambre des Communes, comme l'homme politique le plus qualifié pour lui succéder, Bonar Law avait dû renoncer à former un Cabinet et laisser ce soin à Lloyd George, qui paraissait l'homme de la situation. Le nouveau Premier avait donné les Affaires étrangères à Balfour, et constitué un Comité de Cabinet restreint composé de lui-même, de Bonar Law, de lord Curzon, de lord Millier, et de M. Henderson, chef du parti ouvrier. Sir Edward Carson était devenu premier Lord de l'Amirauté, et lord Derby ministre de la Guerre. — En Russie, M. Alexandre Trépof, ministre des Voies et Communications, avait remplacé, à la fin de novembre, Boris Stürmer, nommé grand chambellan. Stürmer, homme de cour dévoué à l'absolutisme, accessible aux influences germaniques, était peu à peu devenu l'homme d'une paix bâclée destinée à maintenir l'autocratie, et avait choqué la Douma. Trépof réagit en déclarant à la Douma, au commencement de décembre, que c'était la volonté inflexible de l'empereur, unanimement soutenu par son fidèle peuple tout entier, qu'il n'y eût jamais de paix séparée, ni de paix prématurée. Au sujet des buts de guerre, il affirma les prétentions de la Russie sur Constantinople et les Détroits, sous la réserve que des accords spéciaux régleraient la navigation à la satisfaction de toutes les puissances alliées, et notamment de la Roumanie. Les Affaires étrangères furent attribuées deux semaines plus tard à M. Pokrovsky. — En Roumanie, le gouvernement transféré à Jassy se transforma. Bratiano demeura premier ministre, mais il donna trois portefeuilles à des conservateurs et s'adjoignit Take Jonesco comme ministre sans portefeuille. Ce Cabinet de concentration entreprit de grandes réformes constitutionnelles expropriation de deux millions d'hectares de terres au profit des paysans, suffrage universel direct et secret, admission des Juifs aux droits de citoyens — et procéda à la refonte de l'armée sous la direction du général français Berthelot.

Les empires Centraux eux-mêmes subissaient des crises. A Berlin, Bethmann-Hollweg se soutenait encore, et les offres de paix formaient entre les outranciers de la guerre et la gauche une sorte de compromis qui lui permettait de subsister quelque temps. Mais Jagow, hostile à la guerre sous-marine, s'était retiré à la fin de novembre, pour faire place à son sous-secrétaire d'État à la Wilhelmstrasse, M. Zimmermann, qui y était favorable. A Vienne, Kœrber donnait sa démission le jour où Charles Ier lançait avec Guillaume II la déclaration de paix. Décidément hostile aux projets de fusion économique avec l'Allemagne, il était combattu par les pangermanistes et les financiers de l'école de MM. de Spitzmüller et Sieghart, qui regardaient toujours du côté de Berlin. Eu outre, il avait définitivement échoué dans ses efforts pour amener les Tchèques au Reichsrat. Tous les partis tchèques fusionnés avaient fondé un club parlementaire unique de 108 membres, créé un Conseil national à Prague, et réclamé l'institution d'un État tchèque indépendant de Vienne. La retraite de Kœrber, en un pareil moment, laissait les voies ouvertes aux partisans du Mittel-Europa. Toutefois, comme le choix de Spitzmüller eût contrasté trop fort avec l'inauguration de l'apparente politique de paix, Charles Ier désigna le comte Clam-Martinitz, grand seigneur tchèque germanisé, comme président du Conseil, et Czernin, sans emploi actif depuis son départ de Bucarest, comme chef du ministère commun et ministre des Affaires étrangères. Burian quitta le Ballplatz pour reprendre le ministère commun des Finances.

Ce fut seulement le 18 décembre au soir que les Cabinets de Paris, de Londres et de Rome furent saisis officiellement de la proposition austro-allemande par les représentants des États-Unis dans ces trois capitales. Mais, dès le 14, M. Pokrovsky déclara à la Douma que la Russie, en complet accord avec ses alliés, repoussait avec indignation les fausses propositions allemandes de paix, et, que, pénétrée de la nécessité vitale de mener la guerre jusqu'à la fin victorieuse, elle ne se laisserait arrêter dans celte voie par aucun subterfuge de ses ennemis. La présence des ministres de la Guerre et de la Marine à cette séance accentua la réconciliation du gouvernement avec la Douma. — Le 18, à Montecitorio, en termes vigoureux et sarcastiques, Sonnino dénonça la manœuvre allemande et les intrigues de tous les gens soi-disant bien renseignés qui colportaient de tous côtés des suggestions pacifiques. Il releva l'accent de vantardise et le manque de sincérité des conditions mystérieuses de paix que les empires Centraux disaient avoir l'intention d'exposer plus tard. Nous avons tous, conclut-il, le droit et le devoir de veiller à ce que la malice de l'ennemi n'empoisonne pas le pays. — Le 19, Briand renouvela devant la Chambre ses éloquentes protestations du 13. Il releva ce que la note Bethmann-Hollweg avait de vague, de perfide et d'agressif, et termina par ces mots : La réponse officielle des Alliés sera digne de notre pays. — Le même jour, à la Chambre des Communes, Lloyd George tint un langage analogue. Il insista sur le caractère fallacieux de la dépêche que Bethmann-Hollweg venait d'adresser au comte Bernstorlf, ambassadeur d'Allemagne à Washington, pour persuader au peuple américain que les puissances Centrales fondaient leurs offres sur la conviction que leurs droits et leurs justes revendications n'étaient nullement en contradiction avec les droits des autres pays. Ces autres pays, dit Lloyd George, réclament des restitutions complètes, des réparations complètes et des garanties efficaces. Or Bethmann-Hollweg ne proposait rien de tout cela. Les Alliés devaient donc, après avoir fixé leur unité de but, arriver à l'unité d'action.

 

III. — LES INITIATIVES DU PRÉSIDENT WILSON ET DE LA SUISSE.

A peine ces premières réponses étaient-elles formulées, que la situation diplomatique se présenta sous un nouvel aspect à la suite d'une initiative du président Wilson. Le 20 décembre, les représentants des États-Unis prés des puissances belligérantes et de plusieurs neutres, notamment la Suisse, l'Espagne et les États scandinaves, remirent aux gouvernements près desquels ils étaient accrédités une note datée du 18, invitant les divers belligérants à faire connaître leurs conditions de paix, afin, disait M. Lansing, chef du Département d'État, que nous puissions apprendre, les nations neutres ainsi que les belligérantes, combien près est le havre de paix auquel le genre humain aspire avec une aspiration intense et croissante. En termes sibyllins, la note du 18 décembre affectait de mettre tous les belligérants sur le même pied et de leur prêter des intentions analogues. Elle invoquait à la fois l'intérêt vital des États-Unis et leur désintéressement. Le Président, dit-elle, ne propose pas la paix ; il n'offre même pas de médiation. Il propose seulement que des sondages soient faits. Quelques passages de cette note, — notamment ceux-ci : Les objets que les hommes d'État des belligérants des deux côtés ont en vue sont actuellement les mêmes.... De chaque côté, on a désiré rendre les droits et les privilèges des peuples faibles aussi assurés contre les agressions et les dénis de justice, — choquaient violemment la conscience des victimes des agressions germano-touraniennes. D'autre part, l'ardeur de M. Wilson à prêcher la formation d'une ligue des nations pour assurer la paix et la justice dans le monde ne s'accordait guère avec son impassibilité persistante pendant vingt-neuf mois, devant la violation des traités les plus solennels et le rejet des propositions d'arbitrage de la Serbie et de la Russie par l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie. Enfin, les commentaires pessimistes de Lansing détonaient à côté de l'homélie pacifique du président : Nous sommes au bord de la guerre, disait alors le secrétaire d'État. L'opinion publique était déconcertée. La coïncidence, à quelques jours près, de la proposition allemande et de la note américaine donnait à croire que la seconde avait été préparée à Washington quand on y connaissait déjà la substance de la première. Un voyage de Gerard à Washington, entrepris sur la suggestion de la Wilhelmstrasse, la campagne extrêmement active du comte Bernstorff, les prévenances que le Département d'État montrait pour le comte Tarnovski, nouvel ambassadeur d'Autriche, l'insistance que mettaient les journaux allemands depuis plusieurs semaines à parler du plan de paix du Président, indiquaient une corrélation des deux documents. Celle-ci parut encore plus marquée quand, le 22, un troisième document vint éclaircir le caractère des deux autres.

Il émanait du gouvernement helvétique. La diplomatie de la Confédération manifestait une activité anormale, quoique discrète. Divers incidents, au cours de 1916, entre autres celui dit des colonels, avaient révélé dans l'état-major suisse, couvert par le Conseil fédéral, et chez quelques personnages responsables, des tendances germaniques se conciliant mal avec la stricte neutralité. Une seule fois depuis le commencement de la guerre, le ter janvier 1915, le gouvernement fédéral, par la bouche de son président M. Motta, avait exprimé quelques sympathies pour les pays dont la neutralité permanente avait été violée. Et encore était-ce en tête à tête avec le ministre de Belgique que M. Motta avait bien voulu former le vœu que la Belgique fût restaurée dans la plénitude de son indépendance et de sa liberté. Dans ces circonstances, l'empressement, du gouvernement de Berne, deux jours après la note américaine, à en lancer une analogue ne permettait guère de douter qu'il eût été mêlé à l'élaboration des offres de paix. En résumé, le Conseil fédéral déclarait aux gouvernements des États belligérants que la Suisse aspirait à la paix, et qu'elle était disposée, elle aussi, à jeter les fondements d'une collaboration féconde entre les peuples, qu'elle s'estimerait heureuse de pouvoir, même dans la plus modeste mesure, travailler au rapprochement des nations en guerre et à l'établissement d'une paix durable, et qu'elle saisirait avec joie l'occasion d'appuyer les efforts du Président des États-Unis d'Amérique. A n'en pas douter, le Conseil fédéral était heureux de rendre en même temps un service à l'Allemagne, dont il dépendait pour une partie du ravitaillement national, ainsi que pour le renouvellement du traité de commerce expirant le 30 avril 1917. De plus, on faisait savoir de Vienne et de Berlin qu'on verrait avec plaisir le grand congrès mondial se réunir à Berne sur l'invitation du Conseil fédéral suisse.

Les Cabinets alliés eurent besoin de quelques jours pour se concerter sur la teneur d'une réponse identique. Mais, avant qu'ils eussent répondu officiellement, des manifestations significatives se produisirent. Le 22, dans le discours du trône au Parlement, George V dit : La poursuite énergique de la guerre doit être notre unique souci, jusqu'à ce que nous ayons rétabli les droits si impitoyablement violés par nos ennemis, et fondé la sécurité de l'Europe sur une base solide. Le 23, le Sénat français se déclara résolu à donner à la guerre qui nous a été imposée une conclusion victorieuse. En Roumanie, dans le discours du trône au Parlement réuni à Jassy, le roi Ferdinand invita tous les Roumains à faire front devant le péril. En Russie, M. Polirovsky affirma devant les représentants de la presse la volonté russe de mener la guerre à outrance jusqu'à la victoire décisive contre les puissances Centrales, et Nicolas Il dénonça, dans un ordre du jour à ses troupes de terre et de mer, la manœuvre de l'Allemagne contre ses ennemis indissolublement unis contre elle. Le 27, dans leur joie du secours que leur apportait Wilson, les Cabinets de Vienne et de Berlin commirent une imprudence. Sans attendre la réponse des Alliés, ils donnèrent acte au Président des États-Unis de sa généreuse proposition et de ses nobles suggestions. Mais, au lieu d'accepter de le prendre pour guide, ils proposèrent la réunion immédiate des délégués des États belligérants dans un endroit neutre, et ils remirent après la fin de la présente guerre des nations le moment de collaborer avec plaisir et sans réserve avec les États-Unis. En somme, ils se refusaient à faire connaître leurs buts de guerre, se réservaient de régler les conditions de paix avec les seuls belligérants qu'ils espéraient diviser, et renvoyaient aux calendes grecques l'examen des garanties de la paix future qui tenaient si fort à cœur à Wilson. Comme l'avouait la Gazette de Francfort, ils se flattaient de surexciter tellement le désir de paix des peuples en guerre qu'il serait difficile de rompre des conversations une fois commencées. En fait, ils surexcitèrent chez les Alliés le désir d'abattre la puissance germanique, et, malgré les avertissements répétés de Bernstorff, indisposèrent Wilson, qui leur avait fait exprimer le désir de connaître au moins confidentiellement leurs conditions de paix.

Tout d'abord, les États scandinaves apportèrent une désillusion à Berlin. où l'on comptait sur une adhésion chaleureuse de la Suède. La Suède, en effet, était travaillée par une intense propagande germanique, et les sympathies de son gouvernement d'alors semblaient acquises à la cause allemande. Néanmoins la conscience d'intérêts supérieurs à certaines sympathies et à certaines affinités avait déterminé précédemment la Suède à se concerter avec la Norvège et le Danemark sur les grandes questions qui intéressaient les trois États scandinaves. Deux fois déjà, dans des conférences tenues à Stockholm et à Copenhague, elle avait réglé avec les hommes d'État danois et norvégiens une attitude commune. Il en fut de même cette fois, et l'influence des Cabinets de Copenhague et de Christiania parut dans la réponse identique des trois États à la proposition allemande. Remis le 29 et publié le 31, ce document contenait la phrase substantielle suivante :

Tout en restant désireux d'éviter toute immixtion qui pourrait froisser des sentiments légitimes, le gouvernement du roi penserait manquer à ses devoirs envers son peuple et envers l'humanité tout entière s'il n'exprimait pas sa sympathie la plus profonde pour tous les efforts qui pourraient contribuer à mettre un terme à l'accumulation progressive des souffrances et des pertes morales et matérielles ; il s'adonne à l'espoir que l'initiative du Président Wilson aboutira à un résultat digne de l'esprit élevé dont il s'est inspiré.

Si Guillaume II fut déçu par la Suède, Charles In' le fut par l'Espagne. Malgré la parenté d'Alphonse XIII avec les Habsbourg, et le désir de ce souverain de complaire au Saint-Siège, dont l'affection pour Charles Ier ne se cachait guère, le Cabinet de Madrid répondit simplement, le 28, que, la note américaine et les impressions diverses qu'elle a produites étant déjà connues, la démarche à laquelle les États-Unis invitent l'Espagne n'aurait aucune efficacité, étant donné surtout que les empires Centraux ont déjà exprimé leur ferme intention que les conditions de la paix soient concertées entre les seules puissances belligérantes.

Enfin, le 30, les dix gouvernements alliés firent remettre aux représentants des États neutres chargés de la protection des États de l'Entente dans les pays ennemis une note collective et identique, où ils proclamaient qu'unis pour la défense de la liberté des peuples, et fidèles à l'engagement pris de rie pas déposer isolément les armes, ils n'admettraient aucune négociation, aucune conversation séparée. Après avoir repoussé la prétention de leurs ennemis de mener une guerre défensive, et énuméré les actes prémédités d'agression des empires Centraux, ils relevaient que la carte de guerre invoquée par ceux-ci leur était favorable en Europe seulement, et que, méfie là, elle n'exprimait que l'apparence extérieure et passagère de la situation. Puis ils fixaient ainsi leurs conditions pour l'ouverture des négociations de paix : Il n'y a pas de paix possible tant que ne seront pas assurées la réparation des droits et des libertés violés, la reconnaissance du principe des nationalités et de la libre existence des petits États, tant que n'est pas certain un règlement de nature à supprimer définitivement les causes qui, depuis si longtemps, ont menacé les nations, et à donner les seules garanties efficaces pour la sécurité du monde. Un dernier paragraphe visait spécialement la Belgique : il flétrissait le raffinement de fourberie et de, férocité avec lequel ce pays avait été traité par une des puissances qui avaient garanti sa neutralité, et il constatait qu'au moment mémo où l'Allemagne parlait au monde de paix et d'humanité, elle déportait et réduisait en servitude des citoyens belges par milliers.

Cette fin de non-recevoir catégorique fut signifiée le jour où le successeur de François-Joseph Ier se faisait couronner à Bude comme roi apostolique de Hongrie, sous le nom de Charles IV, par le comte Étienne Tisza, élu palatin du royaume. De même qu'avait déjà disparu la Cisleithanie, la Transleithanie fit place au seul royaume de Hongrie, malgré les protestations des députés croates. Au milieu des vicissitudes militaires, le comte Tisza obtenait ainsi pour la Magyarie les avantages qu'il s'était proposés au mois de juillet 1914, quand il s'était finalement décidé à se rallier au plan de guerre de Vienne. Charles IV, qui avait espéré se dégager de la tutelle magyare pour adopter un système plus conforme à ses tendances personnelles, commençait son règne en se rivant plus forte-nient à la chaîne dualiste. Le courant des événements l'entrainait dans une direction contraire à celle qu'il souhaitait de suivre.

Quelques jours après, il dut éprouver une autre amertume en signant le message guerrier lancé aux peuples de la Monarchie en réponse à la note des dix puissances alliées. En avant, avec Dieu ! gémissait le jeune monarque hanté par l'idée de conclure la paix. La proclamation de Guillaume II fut plus redondante. Se posant en victime de la folie de grandeur des Alliés, le kaiser adjura son armée et sa marine, outrées des crimes de leurs ennemis, de se montrer d'acier. Nos ennemis ont jeté le masque, s'écria-t-il. Avec l'aide de Dieu, nos armes forceront nos ennemis à accepter l'entente que je leur ai offerte. Pendant ces premiers jours de janvier, il était encore soumis à des influences contraires. Mais le ton de sa proclamation mouftait qu'il était déjà décidé in petto à céder aux objurgations de ses états-majors de terre et de mer, qui le pressaient d'approuver la guerre sous-marine sans restrictions. Tout au plus mettait-il quelque espoir dans le grand trouble russe.

L'immense empire des tsars se décomposait visiblement. A peine installé, M. Trépof chancelait. Incapable de se désolidariser suffisamment de son prédécesseur qui était accusé d'avoir manigancé un projet de paix séparée, il avait dû conserver au ministère de l'Intérieur M. Protopopof, qui, au profond étonnement de l'Occident, avait passé du libéralisme pro-allié au conservatisme pro-germain, et même à l'illuminisme, sous les auspices de Raspoutine. Des scandales répugnants se déroulaient jusque dans l'entourage de la famille impériale. L'assassinat de Raspoutine, le 30 décembre, dans le palais du prince Youssoupof, mari d'une nièce du tsar, par ce prince assisté de quelques membres de la haute aristocratie et du groupe cadet, débarrassa bien l'empire de l'ignoble individu qui avait su capter la confiance de la tsarine par son effronterie charlatanesque. Mais il ne libéra pas la Cour de la sorte d'envoûtement qui pesait sur elle. Il parut au contraire redoubler le mysticisme morbide de la tsarine et les intrigues de son entourage. MM. Stürmer et Protopopof furent violemment attaqués à la Douma par le comte Bobrinsky, vice-président de la Chambre et du groupe nationaliste-progressiste, et par M. Pourichkiévitch, fougueux orateur d'extrême droite. Sur la proposition de M. Chidlovsky, président du bloc progressiste, la Douma vota à une grosse majorité un ordre du jour réclamant l'élimination des forces occultes et mystérieuses, et la constitution d'un Cabinet formé de personnalités animées du désir de résoudre les problèmes pressants de l'heure actuelle, prèles à s'appuyer sur la Douma et il réaliser le programme de sa majorité. Le Conseil de l'Empire lui-même, qui passait pourtant pour dire aussi dévoué au tsar qu'attaché aux idées conservatrices, vota à une très grande majorité une motion dénonçant les influences irresponsables. Quoique les vœux de ces deux assemblées répondissent à ceux des corps constitués, des zemstvos, et même des assemblées de la noblesse, ils ne furent pas exaucés. Sous l'influence de la tsarine, qui s'obstinait à défendre le système de l'autocratie illimitée et suppliait constamment le tsar de n'autoriser aucune intrusion parlementaire dans la direction de la politique ou le choix des membres du gouvernement, Protopopef fut maintenu. Ce fut Trépof qui dut se retirer. Des oukases du 14 janvier remplacèrent 17 membres du Conseil de l'Empire par des bureaucrates. Le prince Nicolas Galitzine, membre du Conseil de l'Empire, fut nommé président du Conseil des ministres. Homme bien intentionné, mais sans autorité, il eut beau affirmer son intention de collaborer avec la Douma et de continuer la guerre jusqu'à la victoire complète, le désaccord entre la Cour et les représentants du pays alla en s'aggravant. Aux premiers contacts du nouveau Cabinet avec la Douma, le conflit rebondit. La Douma fut ajournée au mois d'avril, et les forces occultes continuèrent de miner partout le vaste empire ébranlé par une guerre d'une durée imprévue. à laquelle il n'était préparé ni moralement, ni matériellement. La propagande allemande, s'insinuant dans le cabinet des ministres comme dans les lieux les plus louches, s'ingéniait à créer une situation qui obligerait le tsar à capituler.

Mais Nicolas II, tout en cédant, par affection, faiblesse et lassitude, aux caprices passionnés de l'impératrice, demeurait personnellement inébranlable dans sa fidélité à l'Entente. Galitzine démentit les espérances que la crise ministérielle avait éveillées en Allemagne. Il adhéra pleinement au projet de réponse des Alliés à la note du 18 décembre. En France, on avait un instant pensé à laisser tomber simplement l'initiative de Wilson, qui, par certains côtés, blessait le sentiment national. Mais on eût ainsi fait le jeu de l'Austro-Allemagne, qui venait de se mettre dans son tort aux yeux des Américains en refusant les éclaircissements que le Président demandait, et en déclinant ses bons offices. Avec raison, Briand préféra saisir l'occasion de faire connaitre ses buts de guerre, et de donner une marque de confiance au chef de la grande république américaine. Les autres Alliés partagèrent cet avis. Ils tombèrent d'accord sur un texte que Briand remit le 10 janvier à M. Sharp, ambassadeur des États-Unis à Paris. Tout en protestant contre l'assimilation établie par Wilson entre les deux groupes de belligérants, et en relevant la volonté d'agression de l'Allemagne et de l'Autriche-Hongrie pour assurer leur hégémonie sur l'Europe et leur domination économique sur le monde, les Alliés rendaient hommage aux intentions de Wilson, et s'associaient au projet de création d'une ligue des nations pour assurer la paix et la justice à travers le monde. Ils exposaient ensuite l'impossibilité de réaliser dès aujourd'hui une paix qui leur assurât les réparations, les restitutions et les garanties auxquelles leur donnait droit l'agression dont la responsabilité incombait aux puissances Centrales. Puis ils répondaient ainsi à la question précise posée par le gouvernement américain :

Les Alliés n'éprouvent aucune difficulté à répondre à cette demande. Leurs buts de guerre sont bien connus : ils ont été formulés à plusieurs reprises par les chefs de leurs divers gouvernements. Ces buts de guerre ne seront exposés, dans le détail, avec toutes les compensations et indemnités équitables pour les dommages subis, qu'à l'heure des négociations. Mais le monde civilisé sait qu'ils impliquent, de toute nécessité et eu première ligne, la restauration de la Belgique, de la Serbie et du Monténégro, et les dédommagements qui leur sont dus ; l'évacuation des territoires envahis en France, en Russie, eu Roumanie, avec de justes réparations ; la réorganisation de l'Europe, garantie par un régime stable et fondée aussi bien sur le respect des nationalités et sur le droit à la pleine sécurité et à la liberté de développement économique que possèdent tous les peuples, petits et grands, que sur des conventions territoriales et des règlements internationaux propres à garantir les frontières terrestres et maritimes contre des attaques injustifiées ; la restitution des provinces ou territoires autrefois arrachés aux Alliés par la force et contre le vœu des populations ; la libération des Italiens, des Slaves, des Roumains et des Tchécoslovaques de la domination étrangère ; l'affranchissement des populations soumises à la sanglante tyrannie des Turcs ; le rejet hors d Europe de l'empire Ottoman, décidément étranger à la civilisation occidentale. Les intentions de S. M. l'Empereur de Russie à l'égard de la Pologne ont été clairement indiquées par la proclamation qu'il vient d'adresser à ses armées.

En conclusion, les Alliés se déclaraient résolus à mener à une fin victorieuse un conflit dont ils étaient convaincus que dépendaient non seulement leur propre salut et leur prospérité, mais encore l'avenir de la civilisation même. Le gouvernement belge, qui tenait à défendre ses intérêts spéciaux, fit joindre à la réponse collective des dix puissances une note particulière, où il mettait en lumière les multiples abominations dont la Belgique avait été victime, depuis l'odieuse violation de sa neutralité jusqu'à la déportation de ses habitants.