HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE PREMIER. — LES PRÉLIMINAIRES DE LA GUERRE.

CHAPITRE III. — LA CONFLAGRATION GÉNÉRALE.

 

 

I. — LES DÉCLARATIONS DE GUERRE À LA RUSSIE ET À LA FRANCE.

 

AU commencement de l'après-midi du 31, François-Joseph, qui est revenu de Schönbrunn, répond au télégramme de Guillaume II expédié la veille au soir qu'il vient d'ordonner la mobilisation générale de ses troupes, quoiqu'il ait reçu la proposition Grey. Il donne deux raisons : 1° la mobilisation russe sur les frontières austro-hongroises ; 2° le péril pour ses Etats d'un nouveau sauvetage de la Serbie par une intervention russe. Au moment où les chancelleries de la Triple-Entente croient la Cour de Vienne engagée dans la voie de la médiation, le vieux monarque repousse toute médiation, avec la conscience de la portée de ses résolutions... et la certitude que les forces armées de l'Allemagne se dresseront dans une fidélité immuable en faveur de la Monarchie et de la Triple-Alliance. Deux heures après (quatre heures cinq), Guillaume II télégraphie à son allié qu'il vient de proclamer l'état de danger de guerre, lequel sera suivi de la mobilisation définitive dans le plus court délai possible, probablement le 2 août. Il se déclare prêt à commencer la guerre contre la Russie et contre la France, et conseille à l'Autriche de mettre ses forces principales en ligne contre la Russie au lieu de les disséminer dans une offensive contre la Serbie. Cela est d'autant plus important, dit-il, qu'une grande partie de mon armée sera occupée par la France. Il insiste en même temps pour que Vienne s'assure la participation de l'Italie à la guerre. Ainsi la guerre avec la Serbie, but initial du conflit, est reléguée à l'arrière-plan ; il s'agit maintenant de la guerre à la France, qui n'a cessé de s'entremettre pour le maintien de la paix, et qui pousse jusqu'à l'imprudence le souci d'éviter toute mesure qu'on puisse invoquer comme prétexte d'une agression.

Entre deux et trois heures, deux télégrammes impériaux se croisent entre Pétersbourg et Berlin. Nicolas II assure que, techniquement, il ne peut suspendre ses préparatifs militaires, et il donne sa parole solennelle que, aussi longtemps que dureront les pourparlers avec l'Autriche au sujet de la Serbie, ses troupes ne se livreront à aucun acte de provocation. Guillaume II prétend que son action médiatrice a été contrecarrée par la mobilisation russe à la frontière autrichienne, et que ce n'est pas lui qui portera la responsabilité de l'affreux désastre qui menace le monde civilisé.

A l'heure où ce télégramme est rédigé, le gouvernement allemand ne semble pas avoir reçu la nouvelle officielle de la mobilisation générale russe publiée dans la matinée à Pétersbourg. Dans un rapport confidentiel du grand état-major remis au chancelier l'après-midi, il est dit seulement : Contrairement aux assurances du gouvernement russe, la mobilisation a été ordonnée également dans les districts frontières avoisinant l'Allemagne. D'autre part, dans la nuit du 31 juillet au 1er août, l'attaché militaire allemand à Pétersbourg informe l'état-major que l'ordre de mobilisation n'énumère pas les classes appelées, et que, d'après Sazonoff, les nouvelles mesures militaires correspondent seulement à celles que l'Allemagne a déjà prises. Quant aux télégrammes précédents de l'attaché militaire, ils ne mentionnent que la mise sur pied d'un certain nombre d'armées russes. Mais le gouvernement allemand, fidèle à sa pensée directrice, veut à tout prix conserver l'avance que lui donne la rapidité de sa mobilisation sur celle de la Russie. Arrivé à la phase du conflit où l'on compte par heures et non plus par jours, il passe des préparatifs clandestins aux mesures officielles, et il provoque les ruptures diplomatiques, qu'il fera suivre immédiatement de l'ouverture des hostilités.

A trois heures trente de l'après-midi, Bethmann-Hollweg expédie à Pétersbourg et à Paris une sommation catégorique. Il déclare à la Russie que si, dans les douze heures, elle n'arrête pas toute mesure de guerre — jede Kriegsmassnahme — contre l'Allemagne, celle-ci ordonnera la mobilisation générale. Il exige une réponse précise dans le délai fixé. Mais il ne parle pas d'ouverture des hostilités, de sorte que, le lendemain, Nicolas II croit pouvoir, dans un télégramme à Guillaume II, exprimer l'espoir que les mesures allemandes ne signifient pas la guerre, et que les négociations continueront. Au contraire, dans la sommation adressée à la France, le chancelier, en notifiant ce qu'il vient de signifier à la Russie, précise que la mobilisation allemande signifiera inévitablement la guerre. Il demande au gouvernement français de déclarer, dans le délai de dix-huit heures, si, dans une guerre entre l'Allemagne et la Russie, il restera neutre. Il termine par cette instruction, précédée du mot Secret, à M. de Schœn : Si, ce qu'il n'y a pas lieu de supposer, le gouvernement français déclare qu'il restera neutre, je prie V. E. de déclarer au gouvernement français que nous devrons exiger, comme gages de sa neutralité, la remise des forteresses de Toul et de Verdun, que nous occuperons, et que nous restituerons après que la guerre sera terminée. La réponse à cette question doit être connue ici avant demain à quatre heures de l'après-midi. Rien n'est négligé pour rendre la guerre inévitable. Seulement, comme on désire à Berlin que les préparatifs russes ne soient pas précipités, on s'abstient de parler à Pétersbourg, de l'éventualité des hostilités, tandis qu'on veut brusquer la France. C'est vers la frontière française, non à la frontière russe, que se concentrent les armées allemandes. Malgré la gravité de la situation, Viviani n'ordonne pas encore la mobilisation générale. Après trois Conseils des ministres tenus dans la journée à l'Élysée, il se contente de prescrire l'achèvement de la seconde ligne de couverture.

A la même heure, Bethmann-Hollweg informe le gouvernement italien de ce qu'il vient de notifier à Paris et à Pétersbourg, et il ajoute : Si, comme il y a tout lieu de l'attendre, la réponse de la France est négative, nous devons déclarer immédiatement l'état de guerre entre nous et la France. Nous comptons fermement, que l'Italie se conformera aux obligations qu'elle a contractées. Guillaume II télégraphie dans le même sens à Victor-Emmanuel III.

A cinq heures trente, le chancelier télégraphie à Bucarest que, si la Roumanie remplit ses obligations d'alliée et participe activement à la guerre aux côtés de l'Allemagne, elle recevra en compensation la Bessarabie. — A six heures quarante-cinq, il invite le baron de Wangenheim à déclarer au grand vizir qu'il est prêt à conclure immédiatement le traité d'alliance en négociation avec la Porte, si la Turquie peut entreprendre et entreprend une action sérieusenennenswerle Actioncontre la Russie.

A la fin de l'après-midi, Guillaume II rentre à Berlin. A six heures quinze il parait au balcon du château royal et harangue la foule qui l'acclame : Nous montrerons à nos ennemis, dit-il, ce qu'il en coûte de provoquer l'Allemagne. Et, désormais transformé à ses propres yeux en instrument de la Providence, en vicaire du Dieu allemand, il crie à son peuple : Allez dans les églises !

En France, on voit venir l'orage. Dans certains cercles politiques, dans les milieux socialistes surtout, on se berce encore de l'espoir qu'au dernier moment les choses s'arrangeront : on s'imagine que l'Allemagne ne se résoudra pas à déchaîner une guerre que l'état de son industrie et de ses finances ne lui permettrait pas de soutenir pendant plus de quelques mois ; on croit trouver le salut dans les propositions transactionnelles dont on relève avec empressement les moindres traces. Cependant le gouvernement s'efforce de se prémunir contre le péril. Paul Cambon prie instamment le gouvernement britannique d'envisager sans retard les conditions du concours que la France attend de l'Angleterre. Le Président de la République écrit au roi George V une lettre pressante où, tout en reconnaissant que les accords militaires et navals entre les deux pays laissent entière la liberté de décision de l'Angleterre, il insiste sur l'importance de l'unité d'action diplomatique de la Triple-Entente et sur l'effet modérateur que ne manquerait pas de produire à Vienne et à Berlin la certitude que l'Entente cordiale s'affirmerait, le cas échéant, jusque sur les champs de bataille.

A l'issue d'un Conseil des ministres réuni à ce sujet, Grey demande aux gouvernements français et allemand s'ils sont disposés à s'engager à respecter la neutralité de la Belgique, autant qu'une autre puissance ne l'aura pas violée. Viviani, qui avait déjà spontanément assuré à la Belgique que la France respecterait sa neutralité, s'empresse de renouveler cette assurance. Jagow se dérobe en alléguant qu'il lui faut consulter l'empereur et le chancelier. De peur de provoquer une scission dans le Cabinet, dont plusieurs membres sont résolument pacifistes, le gouvernement britannique observe une grande réserve ; néanmoins il donne à la flotte des instructions précises en vue des pires éventualités.

A sept heures du soir, après avoir mis en sûreté les archives de l'ambassade, Schœn s'acquitte près de Viviani de la mission de Bethmann-Hollweg, et dit qu'il viendra chercher la réponse le lendemain samedi à une heure. Il ne parle pas du paragraphe secret. Mais il prie Viviani de présenter au Président de la République ses hommages et remerciements, et il demande qu'on veuille bien prendre des dispositions pour sa propre personne. C'est une attitude de rupture, quoique le gouvernement français ait dix-huit heures pour répondre. Avec raison, Viviani y voit la volonté arrêtée de l'Allemagne de faire la guerre à la France. A Paris, on est inquiet, mais calme ; on ne se livre à aucune manifestation tapageuse. Schœn va et vient à pied, sans être l'objet de la moindre incorrection. Mais, vers huit heures, un nommé Villain assassine à coups de revolver, dans un restaurant, M. Jean Jaurès, qu'il soupçonnait, bien à tort, de gêner la défense nationale. Le 29, le chef du parti socialiste français était allé à Bruxelles à une réunion de socialistes de différents pays, dans l'espoir de déterminer les socialistes allemands à empêcher la guerre par une attitude catégorique. Il était revenu découragé, sans que son ardent patriotisme fût ébranlé.

A minuit, Pourtalès exécute à Pétersbourg ses instructions. Sazonoff lui répète que, pour des raisons techniques, la mobilisation ne peut être arrêtée, et il insiste sur la parole donnée par Nicolas Il à Guillaume Il de ne pas ouvrir les hostilités. Effrayé devant la perspective de la participation de la Russie à la guerre, participation qu'il n'avait pas crue possible, Pourtalès redouble d'efforts pour obtenir la suspension des mesures militaires. Mais il se heurte à la même fin de non-recevoir. D'ailleurs, pas plus que Lichnowsky, il ne paraît être au courant des véritables intentions de son gouvernement.

Le 1er août, les actes suivent les menaces. Avant que les réponses de la Russie et de la France arrivent à Berlin, Guillaume II approuve le texte des déclarations de guerre à ces deux puissances.

A midi cinquante-deux. Bethmann-Hollweg envoie à Pourtalès le texte de la déclaration de guerre à la Russie, qu'il doit remettre à Sazonoff ce même jour, à cinq heures, dans le cas où celui-ci ne donnerait pas de réponse satisfaisante à la sommation de la veille. Ce document accuse la Russie d'avoir procédé à la mobilisation générale, tandis que Guillaume II s'appliquait à accomplir un rôle médiateur auprès des Cabinets de Vienne et de Pétersbourg, et d'avoir placé l'empire allemand vis-à-vis d'un danger grave et imminent. En conséquence, ajoute-t-il, la Russie ayant refusé de faire droit / n'ayant pas cru devoir répondre à cette demande et ayant manifesté par ce refus / cette attitude que son action était dirigée contre l'Allemagne, S. M. l'empereur relève le défi et se considère en état de guerre avec la Russie. Les deux termes de l'alternative sont prévus ; Pourtalès les transcrit tels quels sur la note destinée à Sazonoff.

Le projet de déclaration de guerre à la France, qui ne met la France en cause qu'en raison de son alliance avec la Russie, sans formuler aucun grief d'aucune sorte, n'est pas expédié.

A une heure qui n'est pas indiquée dans le protocole de la séance, le Conseil fédéral se réunit à Berlin. Le chancelier lui présente un long exposé de la situation, où toutes les responsabilités du conflit sont rejetées sur la Russie et la France. Il justifie les ultimatums à ces deux pays par le danger de perdre l'avance que nous procure la très rapide mobilisation de nos troupes. Il déclare que la guerre est imposée à l'Allemagne, menacée de perdre sa situation de grande puissance en Europe, qu'elle exigera d'immenses sacrifices, mais qu'avec l'aide de Dieu l'Allemagne ira courageusement et résolument au combat qu'elle doit soutenir pour son honneur, sa liberté et sa puissance. A l'unanimité, le Conseil fédéral consent à ce que les déclarations de guerre annoncées soient lancées dans le cas où la France et la Russie ne répondraient pas d'une façon satisfaisante. Le chancelier prend acte de cet assentiment unanime, et dit : Si les dés de fer sont jetés, que Dieu nous aide !

A onze heures du matin, M. Viviani reçoit la visite de M. de Schœn. Il signale à l'ambassadeur le contraste entre les propositions transactionnelles anglaises et l'ultimatum allemand à la Russie, et attire son attention sur les responsabilités qu'assumerait le gouvernement impérial en prenant des initiatives de nature à compromettre irrémédiablement la paix. D'après le Livre Jaune, Schœn ne demande pas la réponse à la sommation de son gouvernement, et se borne à dire de lui-même (à Viviani) qu'elle n'est pas douteuse. D'après la dépêche expédiée à une heure quinze par Schœn à Berlin, l'ambassadeur aurait demandé de nouveau très nettement si, dans une guerre germano-russe, la France resterait neutre, et Viviani aurait répondu que la France ferait ce que commanderaient ses intérêts. Cette version correspond à celle de M. Poincaré. Comme la réponse ne fait pas prévoir la neutralité de la France, Schœn ne parle pas de l'occupation de Toul et Verdun.

Viviani notifie au gouvernement du Luxembourg que la France respectera la neutralité du grand-duché.

Cependant, dans le branle-bas militaire général, après la sommation de l'Allemagne, la France ne peut plus, sans extrême imprudence, maintenir sa réserve. Elle n'était même pas sûre de l'attitude de l'Angleterre. En effet, George V, dans sa réponse à M. Poincaré, tout en employant des expressions très cordiales, se contentait de promettre que son gouvernement continuerait de discuter franchement et librement avec M. Cambon tous les points de nature à intéresser les deux nations. En outre, Viviani savait par Paléologue que Pourtalès avait notifié au gouvernement russe la mobilisation allemande. En conséquence, conformément à une décision du Conseil des ministres prise quelques heures auparavant, la mobilisation générale des armées françaises de terre et de mer est décrétée à trois heures quarante, le premier jour de la mobilisation étant le dimanche 2 août. Une proclamation A la nation française explique cette mesure, qui est toute de précaution.

Vers la même heure, la mobilisation générale est proclamée en Allemagne. Elle devient publique à cinq heures. A ce moment, le gouvernement allemand n'est pas encore en possession de la dépêche expédiée à une heure cinq par Schœn. Il ne la connaît qu'après six heures. A dix heures un quart, il reçoit un second télégramme, très court, de Schœn, lui rendant compte d'une nouvelle visite faite au quai d'Orsay à cinq heures et demie[1] : Viviani maintenait sa formule de la matinée au sujet de la neutralité de la France, et continuait d'espérer que, malgré la mobilisation, les négociations continueraient sur la base du projet britannique, que le Cabinet de Paris soutenait chaleureusement.

A sept heures, Pourtalès demande à Sazonoff si celui-ci peut lui donner la déclaration spécifiée dans la sommation présentée à minuit. Sur la réponse négative du ministre, l'ambassadeur lui remet la déclaration de guerre dont le chancelier a télégraphié le texte à midi cinquante-deux. Mais, dans son trouble, il laisse figurer sur sa note officielle les deux termes de l'alternative. D'ailleurs, il est en proie, à la plus vive émotion. La malédiction des peuples retombera sur vous, lui dit Sazonoff. Dans tout ce que j'ai tenté pour sauver la paix, je n'ai pas trouvé en vous le moindre concours. L'ambassadeur, qui a spéculé sur le succès de l'intimidation et a cru jusqu'au dernier moment à la reculade de la Russie, balbutie des mots indistincts et sort brusquement. Guillaume II ne garde pas plus de sang-froid. Trois heures après cette scène, à dix heures trente, il adresse au tsar une dépêche où il réclame une réponse immédiate à la sommation allemande, et prie Nicolas II d'ordonner immédiatement à ses troupes de ne commettre sous aucun prétexte la plus légère violation de frontière. Invité à expliquer une demande aussi étrange expédiée après la remise de la déclaration de guerre, Pourtalès allègue que le télégramme impérial a été expédié l'avant-veille. Le gouvernement allemand s'embrouille dans son propre jeu.

A Vienne, l'empereur-roi salue avec une sorte d'allégresse le dénouement violent du conflit. Dans un télégramme à Guillaume II remis à dix heures trente du soir par le comte Szögyeny, il remercie son allié de la communication relative à la proclamation de l'état de danger de guerre. Cette bonne nouvelle réjouit son cœur, François-Joseph annonce que son état-major s'est mis à concentrer toutes ses forces contre la Russie, et il se déclare heureux et réjoui des préparatifs allemands militaires et diplomatiques.

A Londres, Grey communique à Lichnowsky une déclaration adoptée à l'unanimité par le Cabinet, et d'où il résulte que l'Angleterre, profondément affectée par la réponse allemande relative à la neutralité de la Belgique, désire recevoir à ce sujet une assurance positive : S'il survenait, dit Grey, une violation de la neutralité de la Belgique par un des belligérants alors que l'autre la respecterait, il serait extrêmement difficile de calmer l'opinion publique de l'Angleterre. Arrivée à Berlin un peu après dix heures du soir, la dépêche de l'ambassadeur est couverte par l'empereur d'annotations gonflées de colère contre Grey : C'est une franche canaille ! Le coquin est fou ou idiot ! Il ment ! Des blagues ! etc.

A Rome, San Giuliano déclare aux ambassadeurs de France, d'Allemagne et d'Angleterre, et télégraphie aux ambassadeurs du roi à l'étranger que, la guerre entreprise par l'Autriche ayant un caractère agressif qui ne cadre pas avec le caractère purement défensif de la Triple-Alliance, l'Italie ne participera pas à la guerre. François-Joseph essaie bien de reprendre Victor-Emmanuel, en affectant de croire à sa fidélité et à l'interprétation identique du pacte triplicien par les deux gouvernements. Mais Victor-Emmanuel lui rend la monnaie de sa pièce, en l'assurant que l'Italie fera tout ce qu'elle pourra pour contribuer à rétablir la paix aussi tôt que possible. D'ailleurs, l'ambassadeur d'Allemagne près le Quirinal se disait convaincu que l'Italie tenait surtout compte de l'attitude de l'Angleterre, et ne s'exposerait jamais à voir ses ports bombardés par des bateaux anglais. Guillaume II résume lui-même la dépêche de M. de Flotow par cette annotation marginale : Alors, si nous ne respectons pas la neutralité de la Belgique, l'Angleterre nous attaque et l'Italie se détache de nous ; voilà la vérité en deux mots !

Le président du Conseil portugais annonce à Londres que le Portugal remplira ses obligations d'alliance envers l'Angleterre.

Dans la soirée, un détachement de troupes prussiennes occupe la gare luxembourgeoise de Ulflingen et arrache les rails sur le territoire luxembourgeois.

Déjà la mise en scène germanique apparaît aux yeux des bons observateurs. Le 1er août, le baron Beyens conclut ainsi son rapport à M. Davignon : Le gouvernement allemand semble avoir machiné ce scénario pour aboutir à la guerre, qu'il veut rendre inévitable, mais dont il cherche à rejeter la responsabilité sur la Russie. M. Davignon télégraphie à ses agents au dehors d'exécuter les instructions données par la lettre ministérielle du 24 juillet.

Un peu avant minuit, Isvolsky se présente à l'Élysée, annonce la déclaration de guerre de l'Allemagne à la Russie, et demande ce que fera la France. Réuni de minuit a quatre heures du matin, le Conseil des ministres décide que la France remplira toutes les obligations de l'Alliance, mais que, afin de ne pas favoriser les plans du gouvernement allemand qui désire qu'elle prenne l'initiative de la rupture, elle ne déclarera pas la guerre. Isvolsky, qui attend, est aussitôt informé de cette décision, qu'il approuve. Ensuite le Conseil proclame l'état de siège et, conformément à la loi qui prescrit en pareil cas la réunion du Parlement dans les quarante-huit heures, il convoque les Chambres pour le surlendemain mardi.

 

II. — L'OUVERTURE DES HOSTILITÉS.

LE 2 août, les hostilités commencent.

A l'aube, des troupes allemandes entrent dans le grand-duché de Luxembourg par les ponts de Wasserbillich et de Remich, et s'avancent avec des trains blindés sur Luxembourg. La grande-duchesse et son premier ministre, M. Eyschen, protestent. Le ministre d'Allemagne, M. Buch, prie M. Eyschen de considérer les mesures militaires allemandes, non comme un acte hostile, mais comme des précautions contre l'attaque éventuelle d'une armée française ; il promet au Luxembourg une indemnité complète pour les dommages subis. Le général commandant le VIIIe corps d'armée allemand occupe Luxembourg, et y fait distribuer une proclamation prétendant que, la France ayant violé la neutralité du Luxembourg et commencé les hostilités, le kaiser aussi a ordonné à ses troupes d'occuper le grand-duché. M. de Schœn remet au quai d'Orsay une note portant que cette irruption ne constitue pas un acte d'hostilité, et doit être considérée comme une mesure purement préventive pour la protection des chemins de fer qui, par suite des traités existant entre l'Allemagne et le grand-duché de Luxembourg, se trouvent sous l'administration allemande.

Dans la nuit du 1er au 2, les troupes allemandes pénètrent sur le territoire français près de Cirey, de Longwy, de Boron et de Delle. Viviani remet à de Schœn une protestation motivée.

A quatre heures du matin, deux escadrons de cosaques s'avancent vers Johannesburg, en Prusse orientale. Bethmann-Hollweg prétend le lendemain que ce fait s'est passé la veille dans l'après-midi, et il conclut dans un mémoire au Reichstag que c'est la Russie qui a commencé la guerre contre l'Allemagne.

A dix heures sept, sur la route de Joncherey à Favernis, près Delle, le caporal Peugeot est tué à coups de revolver par le lieutenant allemand Mayer, qui a pénétré sur le territoire français à la tête d'une patrouille du IIIe chasseurs à cheval de Mulhouse.

Dans le courant de la journée, on se demande à Berlin s'il convient d'envahir immédiatement la France. Mais, après entente avec le ministère de la Guerre et l'état-major général, le chancelier décide que la déclaration de guerre à la France ne sera pas encore remise. Nous espérons que les Français nous attaqueront, rapporte Bethmann-Hollweg à l'empereur.

Cet espoir ne se réalise pas. Retirées loin de la frontière, les troupes françaises ne répondent pas aux provocations de la matinée.

Pourtant, l'état-major général allemand ne veut pas ajourner l'attaque foudroyante sur Paris, qu'il a préparée étape par étape dans les moindres détails. Donc, en attendant qu'il se produise des imprudences du côté français, on envoie de la Wilhelmstrasse à Bruxelles l'ordre à M. de Below-Saleske d'ouvrir le pli fermé annexé à la dépêche du 29 juillet, et d'exécuter le même soir, à huit heures, les instructions qui y sont contenues. M. de Jagow modifie seulement quelques mots, et réduit de vingt-quatre à douze heures le délai fixé pour l'acceptation. Il précise que le délai expirera le 3 août à huit heures du matin, et que la Wilhelmstrasse doit être informée de la réponse belge avant deux heures, heure allemande. Il renouvelle en même temps ses accusations au sujet des mauvaises intentions de la France à l'égard de la Belgique, et recommande au ministre de donner à M. Davignon l'impression que toutes les instructions au sujet de cette affaire ne vous sont parvenues qu'aujourd'hui. Il termine en suggérant que les troupes belges se retirent dans la direction d'Anvers et que les troupes allemandes assurent la protection de Bruxelles contre les troubles intérieurs.

En même temps, malgré les avertissements reçus de Rome et de Bucarest sur l'attitude de l'Italie et de la Roumanie, le chancelier invite les gouvernements italien et roumain à mobiliser en vue d'une entrée immédiate en campagne aux côtés de l'Allemagne, en raison de la violation du territoire allemand par la Russie, qui nous a contraints à la guerre. Or, la déclaration de guerre à la Russie, partie de Berlin le lei août à une heure après-midi, avait été signifiée à Pétersbourg le soir à sept heures, et la prétendue violation du territoire allemand avait eu lieu le 2 août à quatre heures du matin.

Enfin, le chef de l'amirauté allemande avertit le commandant en chef de la flotte que les hostilités contre la France commenceront probablement le 3 août, et qu'une attitude hostile de l'Angleterre doit être attendue immédiatement.

Dans la soirée, M. de Below-Saleske s'acquitte exactement de sa mission. Jusqu'à la dernière minute il laisse croire aux ministres et aux journalistes belges que l'Allemagne respectera la neutralité de la Belgique. Puis, à sept heures, il remet à M. Davignon l'ultimatum sommant la Belgique de laisser les troupes allemandes opérer sur son territoire. A une heure trente du matin, il retourne au ministère des Affaires étrangères, et annonce, d'ordre de son gouvernement. que des dirigeables français ont jeté des bombes en Allemagne et qu'une patrouille de cavalerie française a traversé la frontière allemande. Comme M. Van der Elst, secrétaire général du ministère, lui dit qu'il ne s'explique pas le but de sa communication, M. de Below répond que les actes signalés, contraires au droit des gens, étaient de nature à faire supposer d'autres violations du droit des gens par la France.

Réunis pendant la nuit en Conseil de Couronne sous la présidence du roi, les hommes d'État belges décident de repousser par tous les moyens les atteintes à la neutralité belge, garantie par les traités de 1839 confirmés par les traités de 1870. En conséquence, M. Davignon répond à M. de Below que la Belgique, consciente de ses droits et de son rôle, rejette des propositions dont l'acceptation lui ferait sacrifier l'honneur de la nation et trahir ses devoirs vis-à-vis de l'Europe. Avis est aussitôt donné de cette décision aux gouvernements étrangers. M. Klobukowski, ministre de France à Bruxelles, dit alors à M. Davignon que, si le gouvernement royal faisait appel au gouvernement français garant de la neutralité belge, celui-ci répondrait immédiatement à cet appel eu envoyant cinq corps d'armée. Mais le gouvernement belge n'ose pas aller jusque-là. Il se borne à demander l'intervention diplomatique de l'Angleterre. Il entretient le suprême espoir que l'Allemagne ne passera pas de la menace aux actes. Il attend que le territoire national soit envahi avant de recourir à l'intervention des puissances garantes.

Le Cabinet de Londres n'est guère plus hardi. Réuni en Conseil le matin du 2 août, il se demande s'il convient de prendre immédiatement position. Asquith, Grey et Winston Churchill plaident la solidarité de l'Angleterre avec la France. Lloyd George, lord Morley Ramsay Macdonald, John Burns inclinent vers l'expectative. On adopte un moyen terme. On autorise Grey à donner à Paul Cambon l'assurance que, si la flotte allemande pénètre dans le Pas-de-Calais ou traverse la mer du Nord pour entreprendre des opérations de guerre contre la côte française, la flotte britannique donnera toute la protection en son pouvoir. En remettant une note en ce sens à l'ambassadeur de France. Grey déclare qu'il considérera la violation de la neutralité belge par l'Allemagne comme un casus belli. Le lendemain, à la Chambre des Communes, il donne lecture de la note remise la veille à. Cambon, et y ajoute des commentaires énergiques. La Chambre vote les crédits demandés par le gouvernement. La mobilisation des forces de terre et de mer est décidée.

Le matin du 3 août, Bethmann-Hollweg croit avoir trouvé son prétexte contre la France. En effet, le conseiller provincial de Geldern a télégraphié la veille au gouverneur de Düsseldorf que 80 officiers français en uniforme prussien, montés dans 12 automobiles, ont en vain tenté de franchir la frontière hollando-allemande près de Walbeck. Le chancelier ne se demande point comment des gardes-frontière allemands ont pu reconnaître des officiers français dans des voyageurs portant l'uniforme prussien et restés tous en territoire hollandais, ni en quoi consiste la prétendue tentative non suivie d'effet. Il s'empresse de télégraphier à Londres, à Bruxelles et à la Haye que c'est là, du fait de la France, la plus grave violation de la neutralité qu'on puisse imaginer. D'autres renseignements de même valeur lui parviennent un peu plus tard. Jagow les télégraphie partout ; à Rome il les transmet en prétendant qu'on se trouve en présence du casus fœderis prévu par la Triple-Alliance. Bethmann-Hollweg envoie dépêche sur dépêche à Londres pour dénoncer les provocations de la France et de la Russie et nier les violations de la frontière française. Il essaie de rassurer encore l'Angleterre, en déclarant que l'Allemagne s'abstiendra de menacer les côtes du Nord de la France aussi longtemps que l'Angleterre restera neutre. Szögyeny fait alors observer à Jagow que l'attaque de la France par le territoire belge va détruire les dernières chances de la neutralité de l'Angleterre. On lui répond que maintenant les militaires ont la parole, et qu'on ne peut pas la leur couper. Dans la matinée, le prince Ruspoli, chargé d'affaires d'Italie à Paris, notifie à Viviani la déclaration de neutralité de son pays.

Entre onze heures et midi, le chancelier reçoit de Constantinople la nouvelle que le traité secret d'alliance avec la Turquie a été signé la veille dans l'après-midi. Ce traité oblige la Turquie à marcher avec l'Allemagne, dans le cas où la Russie interviendrait par des mesures militaires actives, et créerait par là pour l'Allemagne le casus fœderis vis-à-vis de l'Autriche-Hongrie. Il confère à la mission militaire allemande en Turquie la direction générale de l'armée turque. Valable jusqu'au 31 décembre 1918, il entre en vigueur dès le moment de sa signature, avant l'échange des ratifications.

Entre une heure et deux heures, Bethmann-Hollweg expédie à Schœn l'ordre d'aller à six heures du soir du mémo jour porter au gouvernement français la déclaration de guerre de l'Allemagne. Le texte du télégramme étant arrivé mutilé à Paris, Schœn remet au quai d'Orsay, à six heures quarante-cinq, la déclaration suivante, qui correspond en substance au texte publié plus tard à Berlin :

Les autorités administratives et militaires allemandes ont constaté un certain nombre d'actes d'hostilité caractérisée commis sur le territoire allemand par des aviateurs militaires français. Plusieurs de ces derniers ont manifestement violé la neutralité de la Belgique en survolant le territoire de ce pays : Fun a essayé de détruire des constructions prés de Wesel, d'autres ont été aperçus sur la région de l'Eiffel, un autre a jeté des bombes sur le chemin de fer près de Karlsruhe et de Nuremberg[2].

Je suis chargé et j'ai l'honneur de faire connaître à Votre Excellence qu'en présence de ces agressions, l'empire allemand se considère en état de guerre avec la France, du fait de cette dernière Puissance.

J'ai en même temps l'honneur de porter à la connaissance de Votre Excellence que les autorités allemandes retiendront les navires marchands français dans les ports allemands, mais qu'elles les relâcheront si, dans les quarante-huit heures, la réciprocité complète est assurée.

Ma mission diplomatique ayant ainsi pris fin, il ne me reste plus qu'à prier Votre Excellence de vouloir bien me munir de mes passeports, et de prendre les mesures qu'elle jugera utiles pour assurer mon retour en Allemagne avec le personnel de l'ambassade, ainsi qu'avec le personnel de la légation de Bavière et du consulat général d'Allemagne à Paris.

Viviani proteste aussitôt contre les allégations inexactes de l'ambassadeur allemand, et lui rappelle les violations caractérisées de la frontière française commises depuis deux jours par des détachements de troupes allemandes. Dans une circulaire aux agents français à l'étranger et dans une note aux représentants des puissances à Paris, il proteste encore, et déclare que le gouvernement de la République se conformera, durant les hostilités, et sous réserve de réciprocité, aux dispositions des conventions internationales signées par la France, concernant le droit de la guerre sur terre et sur mer. A Paris, quelques bagarres se produisent dans les rues où des sujets allemands ou austro-hongrois tiennent des magasins. On pille quelques boutiques. Viviani fait rétablir l'ordre. Dans la soirée, il remanie son Cabinet en raison des circonstances. Il conserve seulement la présidence du Conseil, et confie les Affaires étrangères à M. Doumergue, président du Conseil et ministre des Affaires étrangères dans l'avant-dernier Cabinet.

 

III. — LA JOURNÉE DU 4 AOÛT.

LE 4 août, dans l'émotion générale, mais sans que l'ordre soit troublé nulle part, le Parlement français se réunit pour entendre les communications du gouvernement. Le message du Président de la République rappelle que, depuis plus de quarante ans, la France, refoulant au fond de son cœur le désir des réparations légitimes, n'a usé de sa force renouvelée et rajeunie que dans l'intérêt du progrès et pour le bien de l'humanité, et qu'elle a le droit de se rendre solennellement cette justice qu'elle a fait jusqu'au dernier moment des efforts suprêmes pour conjurer la guerre qui vient d'éclater, et dont l'empire d'Allemagne supportera, devant l'histoire, l'écrasante responsabilité. Le message, écouté debout par les deux Assemblées frémissantes, et salué d'applaudissements prolongés, proclame l'union sacrée de tous les fils de la France.

Viviani expose ensuite longuement les événements et les négociations tels qu'on les connaissait alors, c'est-à-dire d'après les dépêches reçues par les Cabinets de la Triple-Entente et les démarches faites près d'eux. Il insiste sur les préparatifs militaires de l'Allemagne et sur ses récents actes d'hostilité, et conclut par ces mots :

Ce qu'on attaque, ce sont les libertés de l'Europe, dont la France, ses alliées et ses amis sont fiers d'être les défenseurs.

Ces libertés, nous allons les défendre, car ce sont elles qui sont en cause, et tout le reste n'a été que prétextes. La France, injustement provoquée, n'a pas voulu la guerre, elle a tout fait pour la conjurer. Puisqu'on la lui impose, elle se défendra contre l'Allemagne et contre toute puissance qui, n'ayant pas encore fait connaitre son sentiment, prendrait part aux côtés de cette dernière au conflit entre les deux pays. Nous sommes sans reproches. Nous serons sans peur (Tous les députés se lèvent et applaudissent longuement).

A ces appels, l'union sacrée s'accomplit. De même que la mobilisation des armées se poursuivait dans toute la France en ordre parfait, celle des esprits, celle qui devait préparer les populations à supporter de longues et terribles épreuves, s'effectua dans le calme et le recueillement. Il n'y eut plus de partis. S'inclinant devant l'évidence de l'agression germanique, les socialistes donnèrent tout leur concours au gouvernement. Ils ne cherchèrent point à tirer vengeance de l'assassinat de Jaurès, et, confiant dans leur patriotisme, le Cabinet n'usa point de ses pouvoirs discrétionnaires pour faire arrêter préventivement les plus suspects d'entre eux désignés sur ce qu'on appelait le carnet B. Tout le pays, mû par la même volonté, se dressa du même élan contre l'envahisseur.

Au même moment, la même union se manifestait en Allemagne. Des conservateurs aux socialistes, tous les partis se rallièrent autour du gouvernement. Le comité directeur de la social-démocratie, qui avait lancé le 25 juillet un manifeste sommant le gouvernement d'exercer son influence sur l'Autriche pour le maintien de la paix, fit cause commune le 4 août avec M. de Bethmann-Hollweg. Il fut convaincu par le Livre Blanc publié par le gouvernement. Déposé par le chancelier sur le bureau du Reichstag le 3 août, c'est-à-dire trente et quelques heures après la déclaration de guerre à la Russie, quelques heures avant la déclaration de guerre à la France, cet imposant recueil de documents, précédé d'un long mémoire explicatif, et suivi de la mention Terminé le 2 août à midi, annonçait que la Russie et la France avaient ouvert les hostilités contre l'Allemagne. Pourtant, il avait fallu du temps pour l'élaborer, le composer, l'imprimer, le brocher et le distribuer. Par quel miracle pouvait-il invoquer contre la France des faits, d'ailleurs inexacts, que M. de Bethmann-Hollweg, lui-même ne connaissait pas le matin du 3 août, à plus forte raison le 2 août à midi ? Le peuple allemand ne chercha point à le savoir. Quand il apprit successivement que la guerre venait d'éclater avec les trois puissances de l'Entente, il se livra aux manifestations les plus violentes et les plus grossières contre les représentants et les nationaux de ces trois États.

 Néanmoins, l'enchaînement des événements relatés dans le Livre Blanc était si éloquent par lui-même, que, malgré les habiletés d'arrangement, ce recueil produisit à Rome, et même à Vienne, l'impression que l'action des deux empires Centraux contre la Serbie avait été concertée entre eux longtemps d'avance et dans tous les détails. Berchtold s'en aperçut tout de suite. Afin de prévenir les effets de cette impression, il eut encore le front de télégraphier à Rome (10 août) que le gouvernement austro-hongrois s'attendait si peu au rejet de ses justes demandes par la Serbie, qu'il n'avait pris aucune mesure militaire préparatoire.

 A six heures du matin, M. de Below-Saleske déclare à M. Davignon que, par suite du refus opposé par le gouvernement de Sa Majesté le roi aux propositions bien intentionnées que lui avait soumises le gouvernement impérial, celui-ci se verra, à son plus vif regret, forcé d'exécuterau besoin par la force des armesles mesures de sécurité exposées comme indispensables vis-à-vis des menaces françaises. En même temps, les troupes allemandes franchissent la frontière belge à Gemmenich ; elles se présentent devant Liège, en sommant la place de se rendre. A neuf heures, Jagow reçoit le baron Beyens. Il lui avoue que l'Allemagne ne peut rien reprocher à la Belgique, qui a toujours été d'une correction parfaite, mais que c'est une question de vie ou de mort pour l'Allemagne de passer par la Belgique pour écraser d'abord la France et se tourner ensuite contre la Russie. Dans la matinée, Davignon envoie ses passeports à Below-Saleske, et prescrit à Beyens de demander les siens. Puis il fait appel à l'Angleterre, à la France et à la Russie, pour coopérer, comme puissances garantes, à la défense du territoire belge.

Sur l'ordre de sir Edward Grey, sir E. Goschen proteste contre la violation du traité du 18 avril 1839 par l'Allemagne, et somme celle-ci de donner, avant minuit, des assurances catégoriques au sujet du respect de cette neutralité, faute de quoi l'Angleterre se verra obligée de prendre toutes mesures en son pouvoir pour maintenir la neutralité de la Belgique. M. de Jagow répond, à deux reprises, que la décision du gouvernement est irrévocable, attendu que c'est une question de vie ou de mort pour l'Allemagne de pénétrer en France par la voie la plus rapide et la plus facile, de manière à prendre une bonne avance dans les opérations et à s'efforcer de frapper un coup décisif le plus tôt possible. — Si nous avions passé par la route plus au sud, ajoute-t-il, nous n'aurions pas pu, vu le petit nombre de chemins et la force des forteresses, espérer passer sans rencontrer une opposition formidable, impliquant une grosse perte de temps. Cette perte de temps aurait été autant de temps gagné par les Russes pour amener les troupes sur la frontière allemande. Agir avec rapidité, voilà le maître atout de l'Allemagne ; celui de la Russie est d'avoir d'inépuisables ressources en soldats.

Le plan est clair. A cette phase de la crise, le gouvernement allemand ne le dissimule point. Soit qu'il ne voie pas d'autre explication possible, soit qu'il compte sur un succès foudroyant à la suite duquel on le félicitera de son crime comme d'une combinaison de génie, il reconnaît qu'il commet une injustice. L'après-midi, M. de Bethmann-Hollweg le déclare publiquement devant le Reichstag assemblé pour entendre la voix du destin. Après une harangue de l'empereur, et après avoir présenté lui-même un exposé mensonger ou tendancieux des événements, notamment en ce qui concerne les prétendues attaques des troupes françaises, le chancelier dit :

Nous nous trouvons en état de légitime défense, et nécessité ne connaît pas de loi. Nos troupes ont occupé Luxembourg et ont, peut-être, déjà pénétré en Belgique. Cela est eu contradiction avec les prescriptions du droit des gens. La France a, il est vrai, déclaré à Bruxelles qu'elle était résolue à respecter la neutralité de la Belgique aussi longtemps que l'adversaire la respecterait. Mais nous savions que la France se tenait prête à envahir la Belgique. La France pouvait attendre. Nous pas. Une attaque française sur notre flanc dans la région du Rhin inférieur aurait pu devenir fatale. C'est ainsi que nous avons été forcés de passer outre aux protestations justifiées des gouvernements luxembourgeois et belge. L'injustice, je parle ouvertement, l'injustice que nous commettons de cette façon, nous la réparerons dés que notre but utilitaire sera atteint. A celui qui est menacé au point où nous le sommes, et qui lutte pour son bien suprême, il n'est permis que de songer à percer son chemin (der darf nur daran denken wie er sich durchkaut !).

Quoiqu'il n'ignore plus rien des intentions de l'Angleterre, le chancelier ose encore parler de la neutralité de cette puissance. Pour justifier une agression préméditée depuis longtemps. il impute aux États victimes de ses machinations des desseins belliqueux, mais il ne trouve rien contre la Belgique, el il plaide coupable. Plus tard seulement, il truquera les dossiers diplomatiques afin d'y faire apparaitre des traces de la prétendue culpabilité belge. Le 4 août 1914, il avoue l'injustice, et il la fait approuver comme telle par une assemblée enthousiaste, qui, confiante dans les précédents de Sadowa et de Sedan, croit voir s'ouvrir une ère de grandeur et de prospérité illimitées. En termes indignés le président Kaempf dénonce la perfidie des puissants ennemis qui menacent l'Allemagne à droite et à gauche, et qui ont envahi le territoire allemand sans déclaration de guerre. Puis le Reichstag vote cinq milliards de crédits, et s'ajourne au mois de novembre.

Le soir, le chancelier joue devant sir E. Goschen la comédie de la surprise. Il affecte d'être stupéfait par l'ultimatum britannique. Quoi ! s'écrie-t-il, pour un mot — neutralité —, pour un bout de papier (a scrap of paper), la Grande-Bretagne allait faire la guerre à une nation parente dont le plus vif désir était d'être son amie ! Ce juriste accuse l'Angleterre d'assaillir l'Allemagne comme on frappe par derrière un homme au moment où il défend sa vie contre deux assaillants. Ce ministre qui, depuis le 5 juillet, prépare la guerre avec des raffinements de dissimulation, que ses agents ont averti des conséquences de ses actes, rejette avec véhémence sur la Grande-Bretagne la responsabilité de tous les terribles événements qui vont se dérouler. Sa politique, gémit-il, s'écroule comme un château de cartes. Il ne lui paraît pas croyable que l'Angleterre fasse honneur à ses engagements envers la Belgique. Quand les risques sont si grands, tient-on ses engagements ? — Goschen reste abasourdi par ce flux de récriminations. Le chancelier lui débite alors un dernier mensonge : cette rupture est d'autant plus malencontreuse que le Cabinet de Berlin a travaillé jusqu'au dernier moment avec celui de Londres pour maintenir la paix entre l'Autriche et la Russie !

Les accusations du gouvernement contre la Triple-Entente produisent aussitôt leur effet dans la rue. Vers dix heures du soir, une édition spéciale du Berliner Tageblatt annonce la déclaration de guerre de l'Angleterre à l'Allemagne, et la foule se met à briser les vitres de l'ambassade britannique. Des cailloux tombent jusque dans les salons où se tient la famille de l'ambassadeur. M. de Jagow vient présenter des excuses ; mais, fidèle au système prussien, il allègue que la foule a pu être incitée à la violence par des gestes faits et des projectiles jetés de l'ambassade. Le lendemain matin, Guillaume II envoie un aide de camp exprimer ses regrets sur un ton des plus acerbes : la conduite de la foule donne une idée des sentiments qu'éprouve le peuple au sujet de l'acte que fait la Grande-Bretagne en se joignant à d'autres nations contre ses vieux alliés de Waterloo ; en conséquence, l'empereur se dépouille de ses titres de feld-maréchal et d'amiral britanniques. Dès le matin du 5, l'Angleterre déclare la guerre à l'Allemagne, et les ministres de France et de Russie notifient à M. Davignon que leurs gouvernements coopéreront avec la Grande-Bretagne à la défense du territoire belge.

 

IV. — L'AUTRICHE ET L'ALLEMAGNE.

LE gouvernement austro-hongrois était arrivé au dénouement du drame diplomatique. Il semblait qu'il eût dû, comme l'Allemagne, accomplir sans plus tarder les dernières formalités, et déclarer la guerre aux puissances avec lesquelles son alliée se trouvait en hostilité ouverte. Il hésita pourtant plusieurs jours. Mis en joie par la perspective de punir la Serbie, les Viennois s'étaient tout d'abord livrés à de tapageuses manifestations. Le lendemain de l'assassinat de Jaurès, M. Weisskirchner, premier bourgmestre de Vienne, avait annoncé, devant plus de 10.000 auditeurs massés sur la place de l'Hôtel de ville, que la révolution sociale avait éclaté à Paris, que les massacres et les incendies dévastaient notre capitale, et que le Président Poincaré avait été mis à mort. Chaque jour des bandes d'individus exaltés proféraient des menaces devant la légation de Serbie et secouaient la grille de l'ambassade de France aux cris de : Empoisonneurs de fontaines ! Mais, quand les Viennois virent qu'on allait vraiment faire la guerre, ils ressentirent un frisson. Le départ des troupes eut lieu de nuit, afin qu'elles échappassent aux lamentations de longs cortèges de femmes et d'enfants. Berchtold crut devoir en rester à sa déclaration de guerre à la Serbie.

Étonné de ce silence, Jagow télégraphia le 5 à Vienne, pour presser l'Autriche de déclarer la guerre à la France, à la Russie et à l'Angleterre. Berchtold, qui avait demandé à l'empereur, le 3, l'autorisation de principe de déclarer la guerre à la Russie, s'exécuta le 5 au soir vis-à-vis de cette puissance. Mais il sollicita un répit pour les notifications à la France et à l'Angleterre, afin que la flotte austro-hongroise, qui n'était pas encore prête, ne fût pas exposée à de grands dangers. Bethmann-Hollweg accorda un délai de cinq jours expirant le 12.

A Paris, on se montra moins patient. On s'étonnait d'autant plus de la présence du comte Szecsen, que l'on avait des raisons de croire que des troupes d'Innsbruck étaient transportées à la frontière française et que l'artillerie lourde des usines Skoda tirait sur les forts belges. Doumergue demanda donc des explications à Vienne. Berchtold répondit le 10 à Dumaine qu'aucune troupe austro-hongroise n'avait été transportée vers l'ouest hors du territoire autrichien. Pourtant le gouvernement français était informé que des fractions de l'armée I. R. agissaient contre la France, soit directement, soit en remplaçant en Allemagne des corps allemands. Comme la position de Szecsen devenait de plus en plus délicate, et que des incidents regrettables pouvaient survenir d'un instant à l'autre, Doumergue fit remettre, le 10, ses passeports à l'ambassadeur, et prescrivit à Dumaine de réclamer les siens. Grey se comporta de même avec Mensdorff, en l'avertissant que l'état de guerre entre l'Autriche et l'Angleterre commencerait le 12 à minuit.

Dumaine quitta Vienne le 12 août à huit heures du soir. Il avait l'impression que la Monarchie allait à sa perte. Stürgkh et Berchtold lui rappelaient la parabole du Christ selon saint Mathieu : Ce sont des aveugles que conduisent des aveugles.... Ils tomberont tous dans le fossé. L'Autriche venait de commettre, dans les conditions les moins honorables, la pire des imprudences. Elle s'était lancée dans une entreprise où, de gré ou de force, elle serait liée jusqu'au bout à l'Allemagne. Vaincue, elle disparaîtrait de l'Europe comme puissance de premier et même de second ordre. Victorieuse, elle deviendrait la vassale de l'Allemagne, ou plutôt elle se fondrait dans cet immense Mittel-Europa des pangermanistes, qui n'eût été que le prête-nom de la Grande Allemagne. Mais, devant l'abîme creusé par un siècle de mauvais gouvernement, elle était prise de vertige. Croyez-moi, disait à Dumaine un des premiers fonctionnaires du Ballplatz, nous ne pouvions agir autrement que nous n'avons fait. En Serbie, en Russie, dans tous les pays slaves et dans quelques autres qui les soutiennent, la conviction s'est établie que l'Autriche-Hongrie se disloque, et que sa désagrégation complète ne serait plus l'affaire que de quatre à cinq ans. Mieux vaut précipiter la catastrophe que de tolérer qu'on nous regarde comme condamnés. C'était bien, en effet, la conclusion du mémoire rédigé avant l'attentat de Serajévo, et joint à la lettre écrite le 2 juillet 1914 par François-Joseph à Guillaume II. L'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand ne fut pas la cause de la guerre ; il fournit seulement un prétexte à un gouvernement qui avait déjà pris ses résolutions, et qui se croyait, à juste titre, assuré du concours d'un complice.

Ce complice, en réalité, était le pire des ennemis. C'est lui qui, au cours des deux derniers siècles, avait dépouillé, découronné, ravalé les Habsbourg, et rejeté la Monarchie vers les Balkans. Guillaume II, en couvrant François-Joseph Ier de son armure étincelante, fut-il uniquement poussé par le sentiment de la solidarité monarchique ? Non certes. Quoiqu'il éprouvât ce sentiment à un très haut degré, il était trop prussien et trop allemand pour y céder. Abandonné à lui-même, il n'aurait vraisemblablement pas osé ce qu'il fit sous la pression des militaires. Fanfaron, brouillon et poltron, il hésitait au moment d'agir. Mais, chef de la maison de Hohenzollern, il incarnait la dynastie et le pays dont la guerre était l'industrie nationale. Empereur allemand, il était l'instrument plutôt que le frein des passions d'un peuple qui se croyait appelé par décret spécial de la Providence à régir le monde. Il crut voir dans les événements de 1914 l'occasion de réaliser un plan grandiose. Quand il s'aperçut à la fin de juillet que les événements ne se développaient pas comme il l'avait rêvé, il eut envie de reculer. Son entourage militaire lui fit alors connaître son devoir, et son frère Habsbourg lui rappela ses engagements. Il savait que l'Autriche-Hongrie se disloquerait un jour ou l'autre. Comme Charles Ier de Roumanie, il était l'allié des Habsbourg en attendant que leur succession s'ouvrît. En se décidant, sur les instances de Vienne, à la démarche qui rendit inévitable la conflagration générale, il partageait sans doute l'opinion qu'exprimait alors à Vienne un de ses agents diplomatiques à un étranger qui parlait de la fatale désagrégation de l'Autriche : Croyez bien que, si ce malheur lui arrive, nous nous arrangerons pour en ramasser le plus gros morceau.

Quant au peuple allemand, enclin par ses instincts à la guerre préventive, dupe de la fable de l'encerclement de l'Allemagne, il se complut dans l'exaltation patriotique. Il ne se soucia point de contrôler l'exactitude des affirmations de son gouvernement. Habitué à se laisser gouverner et à croire ses maîtres, il répondit joyeusement à leur appel et déploya une énergie sauvage. Il partit en guerre avec la conviction de rapporter un prodigieux butin. Une foi aveugle dans la victoire et d'irrésistibles instincts de rapine le poussaient à l'assaut de la France. Nach Paris ! tel fut dès le premier jour son mot de ralliement. Il commença par accabler de grossièretés tous les agents français rappelés d'Allemagne en France. Il continua par les exécutions sommaires, les pillages, les incendies et les déportations. Il se voyait le maitre du monde.

 

V. — LES DERNIÈRES RUPTURES.

UNE fois le conflit déchaîné, les diverses puissances intéressées précisèrent leurs positions. Le 4 août, la Hollande établit sur l'Escaut, d'accord avec le gouvernement belge, le balisage de guerre, tout en assurant le maintien de la navigation. Le 6, elle proclama sa neutralité. — Le 6, le Monténégro déclara au ministre d'Autriche-Hongrie à Cettigné qu'il prenait les armes pour la défense de la Serbie. — Le 7, l'ambassadeur des États-Unis à Vienne remit au Ballplatz une lettre de M. Woodrow Wilson à François-Joseph Ier, où le Président offrait à l'empereur, conformément à l'article III de la convention de la Haye, ses bons offices en vue du rétablissement de la paix. L'empereur prit acte de cette offre, en disant qu'il accepterait avec reconnaissance, d'accord avec ses alliés, la médiation américaine, au moment où l'honneur des armes le lui permettrait et où les buts de guerre seraient atteints. — Envahi depuis le 2, le Luxembourg devint une simple annexe de l'Allemagne. Le 8, M. Eyschen dut transmettre au ministre de Belgique près la Cour grand-ducale une invitation du commandant des troupes d'occupation à quitter le grand-duché.

Au même moment, le gouvernement allemand tentait à Bruxelles un nouveau coup diplomatique. Les troupes allemandes ayant rencontré devant Liège une résistance imprévue, et n'ayant pu s'emparer que de la ville elle-même sans les forts, il fit annoncer le 10 à M. Davignon, par l'intermédiaire des Pays-Bas, que la forteresse de Liège avait été prise d'assaut, que l'Allemagne regrettait ces rencontres sanglantes, et qu'elle désirait éviter à la Belgique les horreurs ultérieures de la guerre. En conséquence, il se déclarait prêt à tout accord avec la Belgique qui pouvait se concilier de n'importe quelle manière avec son conflit avec la France, et renouvelait l'assurance solennelle qu'il était toujours prêt à évacuer la Belgique aussitôt que l'état de guerre le lui permettrait. C'était la répétition de la manœuvre du 2 août, sous une forme plus insinuante. Le Cabinet de Berlin pensait que, terrorisés par les premières horreurs de la guerre, les Belges céderaient à une défaillance. Après entente avec les Cabinets de Londres et de Paris, M. Davignon télégraphia le 12 à la Haye que, fidèle à ses devoirs internationaux, la Belgique réitérait simplement sa réponse à l'ultimatum du 2 août.

Le 16 et le 17, en réponse à une suggestion belge d'observer la neutralité dans le bassin conventionnel du Congo. la France déclara qu'il importait de frapper l'ennemi partout où l'on pouvait l'atteindre, et qu'elle désirait reprendre la partie du Congo qu'elle avait dû céder à la suite des incidents d'Agadir. Le gouvernement britannique refusa de même, attendu que les troupes allemandes de l'Est africain avaient déjà pris l'offensive contre le protectorat anglais de l'Afrique australe, et que des troupes britanniques avaient déjà attaqué le port allemand de Dar-Es-Salam.

Le 19, le Japon adressa à Berlin un ultimatum sommant l'Allemagne : 1° de retirer sans retard des eaux japonaises et chinoises les vaisseaux de guerre allemands et bâtiments armés de toute sorte, et de désarmer immédiatement ceux qui ne pouvaient pas être retirés ; 2° de livrer, jusqu'au 15 septembre 1914 au plus tard, sans conditions et sans indemnité, aux autorités impériales japonaises l'ensemble du territoire affermé de Kiao-Tchéou, en vue d'une restitution éventuelle de ce territoire à la Chine. Il fixait le 23 août à midi comme dernier délai pour l'acceptation sans conditions des conseils ci-dessus. Le matin du 23, le chargé d'affaires du Japon reçut la déclaration verbale suivante : Le gouvernement allemand n'a aucune réponse à donner aux exigences du Japon. Il se voit donc dans l'obligation de rappeler son ambassadeur à Tokio, et de remettre ses passeports au chargé d'affaires japonais à Berlin. Le 24, à la suite d'une démarche analogue de l'ambassadeur du Japon à Vienne, Berchtold rappela de Tokio le baron Müller.

Le 28, Berchtold s'acquitta d'une formalité pénible entre toutes : il déclara la guerre à la Belgique. Voici le motif qu'il invoqua :

Vu que la Belgique, après avoir refusé d'accepter les propositions qui lui avaient été adressées à plusieurs reprises par l'Allemagne, prête sa coopération militaire à la France et à la Grande-Bretagne, qui toutes deux ont déclaré la guerre à l'Autriche-Hongrie, et en présence du fait que, comme il vient d'être constaté, les ressortissants autrichiens et hongrois se trouvant en Belgique ont, sous les yeux des autorités royales, dû subir un traitement contraire aux exigences les plus primitives de l'humanité et inadmissible même vis-à-vis des sujets d'un État ennemi....

Enchaînée à l'Allemagne, l'Autriche se trouvait réduite à accuser les Belges de barbarie, alors que les Allemands fusillaient les inoffensifs citoyens du petit royaume neutre, et brûlaient Louvain.

A ce moment, la Belgique était presque complètement envahie. L'armée française avait perdu la bataille des frontières. Le 26 août, M. Viviani remania de nouveau son Cabinet pour faire un gouvernement d'union sacrée. Il confia la Justice à M. Briand, les Affaires étrangères à M. Delcassé, les Finances à M. Ribot, la Guerre à M. Millerand, la Marine à M. Augagneur, les Travaux publics à M. Sembat, et prit M. Guesde comme ministre d'État sans portefeuille.

Le premier soin de M. Delcassé fut de mettre le sceau à l'Entente cordiale, qu'il avait conclue le 8 avril 1004, et au rapprochement anglo-russe, qui s'était opéré le 31 août 1007 sous ses auspices, en transformant pour toute la durée de la guerre la Triple-Entente en une alliance ferme. Engagées à Londres, les négociations aboutirent promptement à la signature de la déclaration suivante, le 4 septembre, par Paul Cambon, Benckendorff et Grey :

Les Gouvernements britannique, français et russe s'engagent mutuellement à ne pas conclure de paix séparée au cours de la présente guerre.

Les trois gouvernements conviennent que, lorsqu'il y aura lieu de discuter les termes de la paix, aucune des Puissances alliées ne pourra poser des conditions de paix sans accord préalable avec chacun des autres alliés.

Finalement, la politique allemande, qui avait tendu constamment à disloquer la Double-Alliance et à ruiner l'Entente cordiale, et qui, jusqu'aux derniers jours de la crise européenne, avait spéculé sur les hésitations de la Russie, la défaillance de la France et l'indifférence de l'Angleterre, réunissait ces trois puissances en un bloc compact. Les deux groupes allaient s'affronter dans une lutte acharnée, jusqu'à ce que l'un des deux réduisît l'autre à merci. Toutes les questions laissées en suspens par la diplomatie allaient être tranchées par l'épée. Le différend austro-serbe passait à l'arrière-plan. Il s'agissait des destinées de l'Europe.

 

 

 



[1] Visite non mentionnée au Livre Jaune.

[2] La veille, 2 août, le ministre de Prusse à Munich avait télégraphié au chancelier pour démentir les nouvelles répandues par le bureau de correspondance de l'Allemagne du Sud au sujet des avions français et des bombes jetées.