HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE IV. — LES TRANSFORMATIONS DE LA FRANCE JUSQU'EN 1914.

CHAPITRE V. — LES CLASSES DIRIGEANTES.

 

 

L'ACCROISSEMENT de la richesse a augmenté la proportion, par rapport au nombre des travailleurs manuels de l'agriculture et de l'industrie, des individus réunis sous le nom de classes dirigeantes, parce qu'ils tiennent dans la société un rang supérieur et jouent un rôle de direction ou de répartition qui exige peu d'effort physique. Leurs professions sont très diverses ; mais, comme chacune s'exerce de la même façon dans toute la France, on se bornera à indiquer en quoi elles ont changé depuis 1860.

 

I. — LA POPULATION COMMERCIALE.

LA population exerçant des professions dites commerciales est celle qui a le plus augmenté ; de 973.000 en 1866, à 1.602.000 en 1896 et en 1911 à 2.053.000 ; la proportion à la population totale s'est élevée de 7,3 p. 100 en 1866 à 10,6 en 1911. L'insuffisance des recensements antérieurs ne permet d'analyser l'augmentation que depuis 1896 ; mais les chiffres de la courte période 1896-1906 donnent l'idée du sens et de la rapidité de ce mouvement : — L'alimentation au détail (comestibles, boucherie, épicerie, fruiterie, crémerie, halles), passe de 387.000 à 491.000 personnes. — Les débits de boissons passent de 237.800 à 257.500. — Les restaurants et hôtels montent de 233.000 à 311.700. — Le commerce d'objets d'habillement passe de 171.400 à 195.500 en 1901, puis diminue légèrement ; le commerce en gros des liquides passe de 70.300 à 90.000. L'accroissement du commerce de détail a correspondu à l'augmentation de la consommation des denrées alimentaires de luxe, viande, vin, café, liqueurs, par la masse des ouvriers, puis des paysans. Il a été accéléré par la concentration de l'industrie qui, séparant la production de la vente, a remplacé les artisans par des détaillants, les cordonniers par les marchands de chaussures, les tailleurs et les couturières par les magasins d'habillement.

La concentration du commerce, moins active que dans l'industrie, s'est opérée surtout par la création des grands magasins et des grands hôtels, qui a augmenté la proportion des employés salariés et diminué celle des chefs d'établissement. Le nombre total de patrons était estimé en 1866 à 433.000 sur 973.000 personnes ; le recensement de 1911 donne 607.000 patrons (549.000 en 1906), 642.000 employés (565.000 en 1906). La proportion des chefs aux salariés, qui a peu varié dans la période 1896-1906, est de 42 p. 100. La proportion du personnel employé dans les petits établissements (de 1 à 5 salariés) est de 56 p. 100 ; dans ceux de 6 à 50 salariés, de 30 p. 100. La concentration dans les établissements au-dessus de 50 salariés est la plus forte dans les commerces d'habillement (33 p. 100), de papiers, livres, objets d'art (16 p. 100), et d'objets de ménage (16,5). La proportion des femmes a augmenté entre 1896 et 1906 de 34,9 à 37,7 p. 100.

La répartition locale des détaillants s'est modifiée à mesure que la consommation s'est accrue dans les campagnes, et que se sont créées ou agrandies les agglomérations d'ouvriers ; il s'est établi jusque dans les villages des épiciers, des débits de boissons, des boulangers, des bouchers. Mais la masse des petits commerçants est restée groupée dans les bourgs et les petites villes. Dans les grandes villes, les commerces qui réunissaient des articles divers se sont partagés en plusieurs spécialités vendues chacune dans une boutique différente par un commerçant indépendant ; tandis que, par une évolution inverse, les commerces différents se concentraient dans un grand magasin unique servi par des employés. Le commerce en gros est resté concentré dans les grandes villes, — sauf pour les liquides, — et la population commerciale s'est concentrée davantage à Paris : du personnel employé dans toute la France, la Seine réunissait 50 p. 100 dans le commerce du papier et des livres, 36 p. 100 dans le commerce d'habillement.

Le personnel occupé aux opérations de crédit était évalué, dans le recensement de 1866, pour les banques à 8.080 (dont 2.649 patrons), pour les assurances à 7.551, pour les établissements de crédit à 6.230 (dont 2.556 patrons), pour les agents de change et courtiers à 23.192 (dont 11.570 patrons). En même temps que le nombre s'élevait dans les Banques et Assurances (1896-1906) de 51.500 à 75.000, la concentration, très faible en 1866, s'accroissait beaucoup ; la proportion des patrons descendait à 9 p. 100, celle des employés montait à 75 p. 100, la proportion d'employés dans les établissements au-dessus de 500 montait à 22 p. 100 et, dans ceux de 50 à 500, à 24,6.

L'accroissement sans précédent de l'activité commerciale n'a pas fait disparaître les différences de genre de vie et de rang social que présentait déjà sous l'Empire la population commerciale réunie par le recensement sous un nom unique (voir t. VI, l. VI, chap. IV). — Les commissionnaires en produits agricoles, revendeurs, coquetiers, maquignons, qui achètent en détail pour le commerce en gros, conservent les manières et le niveau intellectuel des paysans dont ils sont issus. — Les détaillants, pourvus d'une instruction élémentaire et possesseurs d'un fond de commerce, suivant que leur origine, leur éducation, leur profession, leur richesse les rapprochent davantage des artisans ou des bourgeois, présentent toutes les nuances de la petite bourgeoisie. — Les auxiliaires, dans les commerces d'alimentation où le nom de garçon leur est resté (bouchers, épiciers), restent au niveau des petits détaillants ; ceux des grands magasins et des commerces de gros, appelés commis ou employés, forment avec les comptables une classe voisine de la bourgeoisie. — Les négociants, courtiers, banquiers, qui avec les chefs d'industrie et les directeurs de grands établissements constituent la masse des gens d'affaires, appartiennent à la moyenne bourgeoisie par leur profession et leur richesse. — Les chefs de grandes maisons commerciales ou industrielles et la haute finance forment le noyau solide de la haute bourgeoisie.

L'énorme accroissement des opérations du commerce et du crédit, a laissé subsister cette échelle sociale en augmentant l'écart entre les degrés. Mais le progrès des communications et de l'aisance a transformé à tous les degrés les conditions de la vie. Le chemin de fer et les routes ont rendu moins pénibles les professions ambulantes des commissionnaires qui raillassent en détail les denrées pour les centraliser et des voyageurs de commerce qui décentralisent les marchandises en gros pour la vente au détail. Il s'est créé un personnel spécialisé, dans les grands hôtels construits pour les touristes et les étrangers habitués au confort moderne.

Le progrès de l'aisance générale a amélioré la condition matérielle des petits commerçants ; la nourriture, l'habillement, surtout celui des femmes, l'ameublement, les divertissements se sont rapprochés de ceux de la bourgeoisie. Le progrès a été presque nul pour le logement ; installé dans les maisons anciennes dont la permanence est un trait caractéristique des villes françaises, d'ordinaire contigu à la boutique au rez-de-chaussée de niveau avec la rue, il est resté étroit, sombre, mal aéré, insuffisant pour le coucher, impropre à faire vivre des enfants. La concurrence des grands magasins a obligé les détaillants à changer leurs procédés de vente ; mais leur vie sédentaire, enfermée dans l'horizon étroit de la boutique, les a laissés sans initiative, attendant le client et dirigés par le représentant de commerce. Les employés salariés, dans les grandes villes, ont souffert de l'insuffisance du logement, et de la durée indéfinie du travail qui n'était pas compensée par la perspective d'un gain ; le repos hebdomadaire obligatoire institué par la loi de 1906 était à peine en 1914 passé dans la pratique.

 

II. — LES PROFESSIONS LIBÉRALES PRIVÉES.

LES professions libérales — dont le caractère commun est un travail de nature intellectuelle rétribué par la clientèle privée, — sont groupées par le recensement professionnel en 5 catégories, judiciaires, médicales, scientifiques, lettres et arts, enseignement privé. Le total (environ 400.000 en 1901, 392.000 en 1906) confondait les gens de niveau bourgeois exerçant la profession, et leurs auxiliaires subalternes de petite bourgeoisie.

Les professions judiciaires sont restées organisées et recrutées comme sous l'Empire : la vénalité des offices ministériels n'a même plus été discutée. Les plaintes ont continué contre l'excès et l'inégalité des frais de justice, sans que le décret de 1903, destiné à unifier les tarifs, semble y avoir apporté remède.

Le personnel s'est accru lentement : le recensement de 1866 indiquait 6.476 avocats et agréés, 19.033 officiers ministériels, 3.785 agents d'affaires sans titre officiel, plus de 16.000 employés ; le chiffre global dans le recensement de 1906 est de 56.300. Les statistiques d'origine judiciaire indiquent 6.700 avocats, 8.600 notaires, environ 6.000 offices de justice de paix. L'augmentation a porté surtout sur les auxiliaires, les agents d'affaires et les emplois conférés par le tribunal à des particuliers sans Litre, syndics de faillites, liquidateurs, experts, arbitres.

Le déplacement de la population et de l'activité économique a modifié la répartition du personnel. Les procès en justice civile, qui entretenaient la vie judiciaire des villes de tribunal, ont diminué à mesure que la population en s'instruisant est devenue moins processive, que les actes de notaire rédigés plus clairement et la jurisprudence plus nettement fixée ont rendu les contestations plus rares. Les affaires commerciales et financières au contraire ont augmenté en nombre et en importance avec le développement du grand commerce et des sociétés industrielles. Le personnel judiciaire s'est accru dans les grandes villes et les professions auxiliaires de la justice commerciale, il est resté stationnaire dans le reste du pays. Le personnel s'est un peu concentré, le nombre des employés et des clercs dans les grandes villes a augmenté plus que celui des titulaires d'emploi.

La transformation de la vie économique a modifié surtout la condition des notaires. L'usage de leur laisser en dépôt les fonds destinés à des placements les mettait en possession de sommes qu'ils étaient tentés d'employer, soit en spéculations de Bourse, soit en prêts, sans garanties, à des clients qu'ils désiraient retenir. Les pertes résultant d'opérations malheureuses ou de billets impayés créaient un déficit, — aggravé par l'usage d'attendre plusieurs années avant de réclamer aux clients les sommes dues pour les actes ou avancées pour les droits d'enregistrement. Le notaire, à court d'argent, se laissait parfois aller à des détournements pour rembourser les dépôts et à des faux pour dissimuler la fraude. L'État, pour garantir les dépôts, a obligé les notaires à verser les fonds de leurs clients dans la Caisse des dépôts et consignations, et imposé à la Chambre de discipline le devoir de vérifier la comptabilité (1890). La surveillance du parquet sur les opérations des notaires et leurs notes de frais est devenue plus effective, en même temps que les clients s'habituaient à déposer les fonds dans les établissements de crédit.

Le personnel des professions médicales s'est notablement accru : on comptait en 1866 17.000 médecins ou chirurgiens, 6 600 pharmaciens et herboristes, 3.080 vétérinaires, 13.000 sages-femmes, 1.260 dentistes. Le total global a monté de 99.300 en 1896 à 140.000 en 1906 (dont 23.000 garçons ou infirmiers, 52.000 infirmières). L'organisation des examens d'État obligatoires pour la profession s'est conservée ; mais le recrutement est devenu si abondant qu'on a supprimé les deux catégories. — officiers de santé et pharmaciens de seconde- classe, — qui n'exigeaient pas la qualité de bachelier. La facilité des déplacements a rendu l'exercice de la profession moins pénible ; le progrès de la technique, par l'antisepsie et l'anesthésie, l'a rendu moins rebutant. L'accroissement de la clientèle riche ou aisée en a augmenté les profits, surtout dans les grandes villes, pour les spécialistes et les médecins en vogue. La révolution commerciale, produite par l'exploitation de la publicité médicale, a modifié la pratique des professions. L'exemple donné par les princes de la science à Paris de faire payer des prix élevés, surtout pour les opérations de chirurgie, a ouvert une perspective de gain commercial aux spécialistes. La fabrication en grand des médicaments et l'exploitation des stations thermales, servies par une publicité de revues spéciales et de spécimens gratuits, ont créé un commerce médical qui a transformé parfois les médecins en agents de publicité, et a réduit les pharmaciens au rôle de débitants de spécialités vendues en boîtes ou en flacons.

La profession de dentiste, seule exempte d'obligation légale, s'est organisée, à l'exemple des États-Unis, avec des écoles spéciales privées et des certificats. Il s'est créé des écoles et des diplômes privés pour les infirmières au service des particuliers et pour la profession nouvelle de masseur. L'admission des femmes dans les écoles et les professions de médecine et de pharmacie vers la fin du XIXe siècle n'a pas eu le temps de produire un effet social.

Le personnel des professions scientifiques (ingénieurs, architectes) a augmenté rapidement, de 22 900 en 1896 à 30400 en 1906. — Le personnel des lettres et arts s'est considérablement accru, surtout à Paris, par la croissance de la publicité commerciale, de la presse et du théâtre, de 2.500 hommes de lettres et savants et 23.000 artistes en 1866, à 40.600 et 46.500 (1896-1906). La masse est formée par les journalistes et les exécutants (acteurs, chanteurs, musiciens). dont la condition s'est améliorée en restant précaire.

Le personnel de l'enseignement privé a diminué, par le développement des écoles publiques qui a presque fait disparaître les pensionnats et cours privés, par l'organisation des enseignements accessoires, dessin, musique, langues vivantes, qui a réduit la clientèle des leçons au cachet, puis par la dispersion des congrégations enseignantes de femmes, de 116.700 en 1896 à 103.000 en 1906.

 

III. — LES FONCTIONNAIRES.

LE personnel des fonctions publiques a conservé sa division en services, ses administrations centrales à Paris, sa hiérarchie de rangs, ses règles de discipline, d'avancement et de retraite, son esprit de corps et ses traditions. Il n'a été créé que trois ministères nouveaux, le Commerce détaché de l'Agriculture, les Colonies, le Travail, tous avec un personnel peu nombreux. — Les changements dans la carrière des officiers résultant des réformes qui ont transformé le caractère de l'armée ont été indiqués dans l'histoire politique.

Le nombre total des fonctionnaires a augmenté de 323.000 en 1866 à 557.000 en 1896, et (après défalcation du clergé) en 1906 à 548.000, sans compter 77.000 employés des services industriels. Il s'est très peu accru dans les carrières anciennes, et a même diminué dans la magistrature. L'augmentation s'est faite par les fonctions subalternes ; le recensement compte 213.000 sous-agents, dont 96.000 cantonniers et 36.200 facteurs. Les gros chiffres étaient, en 1906, ceux de l'Instruction publique (149.000), des Postes et télégraphes (95.000), des Finances (80.000). Le nombre des femmes (99.000 en 1909), employées surtout dans l'enseignement, croissait à mesure que les autres services s'ouvraient au personnel féminin.

Les traitements ont peu augmenté — ou même ont diminué après 1870 — pour les carrières anciennes recrutées dans la bourgeoisie, qui continuait à les rechercher à cause du rang social attaché à la fonction. Ils ont été relevés pour les fonctions subalternes, par des décisions partielles, sans plan d'ensemble ; ce qui a produit des inégalités entre les postes équivalents des différents ministères ; surtout dans les services nouveaux ou réorganisés.

 L'accroissement clu revenu, moindre que dans les professions privées, et souvent inférieur à la hausse des prix, n'a pas donné aux fonctionnaires le moyen d'améliorer notablement leur vie matérielle ; mais la perspective d'une vie régulière, d'un traitement assuré et d'une retraite satisfaisait le besoin de sécurité, très vif en France.

Le recrutement a été un peu modifié dans les services techniques, où le concours à l'entrée de la carrière a remplacé le stage de surnuméraire ; il n'a été établi pour la magistrature qu'en 190G. Les stages non rémunérés ont tendu à disparaître, de façon à ouvrir l'accès aux jeunes gens sans ressources. La réforme du service militaire en 1899 a réservé aux sous-officiers, après la fin de leur engagement, des postes de finances et un grand nombre d'emplois subalternes, surveillant, concierge, appariteur, garçon de bureau.

La condition légale du fonctionnaire n'a pas changé : il reste en droit un serviteur de l'État, soumis sans garanties au pouvoir discrétionnaire des chefs de service (voir livre II, chap. IX.) Mais la pratique a beaucoup restreint l'usage du pouvoir de déplacer, de rétrograder ou de révoquer, elle a tendu à reconnaître les droits acquis des fonctionnaires même subalternes, et à consolider toutes les carrières sur le modèle de la plus élevée, la magistrature. Dans les fonctions publiques comme dans les professions privées, la condition des hommes du peuple placés aux degrés inférieurs se rapproche du niveau de la bourgeoisie en acquérant la sécurité et l'indépendance.

 

IV. — LE CLERGÉ.

L'ORGANISATION de l'Église catholique étant immuable, le clergé séculier a conservé sans changement sa hiérarchie, sa discipline, ses fonctions, ses études, son costume, son genre de vie, qui maintient le prêtre isolé dans la société. Il a continué à se recruter surtout dans les campagnes. Le total du personnel (51.100 en 1866) s'élevait en 1876 à 55.369, dont 5.463 curés-doyens, 29.308 desservants, 10.670 vicaires, 3.589 professeurs de séminaires. On signalait déjà une diminution du nombre d'élèves des séminaires, descendu de 11.666 en 1876 à 8.400 en 1880.

Le budget des cultes, parvenu en 1876 à sou maximum de 54 millions, ne fournissait qu'une partie des bourses des séminaires et n'assurait à la plupart des prêtres qu'un traitement inférieur à 1.000 francs. Les ressources du clergé comprenaient outre les subventions des conseils municipaux — le revenu des fabriques, les donations, les pompes funèbres, les offrandes, les quêtes et le casuel (mariages, enterrements, dispenses, baptêmes), de produit très variable. Un préfet les a évaluées, en 1904, pour un diocèse de 550 ecclésiastiques (Soissons) peuplé, riche et indifférent, où 14 p. 100 seulement de la population avaient communié à Pâques, à 2 millions et demi, y compris le loyer des édifices.

Le clergé régulier, porté dans le recensement de 1866 à 18.500 hommes et 86.300 religieuses, évalué en 1878 par un catholique (Keller) à 30.000 hommes et 127.000 femmes, parait avoir augmenté jusqu'à la fin du siècle. Après la dispersion des congrégations non autorisées, toute donnée numérique fait défaut. — Le clergé séculier, réduit par la séparation de l'Église et de l'État à une profession privée, semble avoir diminué ; les recensements attribuent au personnel du culte 60.000 en 1906 et 56.900 en 1911. Le recrutement devenait difficile ; il fallait faire venir des pays pauvres et zélés des élèves pour remplir les séminaires des diocèses riches et indifférents ; le nombre augmentait, des cures vacantes et des paroisses décrites par un écrivain catholique (Mgr Baunard) : Une messe, pas d'assistants ; un autel, pas de communiants ; une chaire, pas d'auditeurs ; une école, pas de catéchisme ; un lutrin, pas de chantres.

Le rôle des ecclésiastiques a différé de plus en plus suivant les pays et les classes. Le clergé a fortifié ses moyens d'action sur les laïques, — surtout ceux dont il s'était le moins occupé, les ouvriers et la population des grandes villes, — en fondant des écoles primaires congréganistes, des catéchismes de persévérance et des patronages religieux de garçons et de filles pour les adolescents après leur sortie de l'école, en développant les conférences de saint Vincent de Paul destinées aux familles du peuple. — Il propageait les anciennes dévotions et en créait de nouvelles, l'adoration perpétuelle, le mois de Marie, la dévotion à saint Antoine de Padoue et à saint Joseph. — Il ranimait les pèlerinages de Notre-Dame des Victoires et de Paray-le-Monial. et créait cieux grands sanctuaires aux lieux d'apparition de la Vierge, la Saiette dans les Alpes. Lourdes dans les Pyrénées, où affluaient les pèlerins de tous les pays catholiques. — Il se créait une presse catholique populaire. Le Pèlerin, organe des pèlerinages, la Croix, dirigée par les Pères de l'Assomption et la Maison de la Bonne Presse, entreprise d'édition catholique.

L'influence du clergé diminuait en étendue à mesure qu'un nombre croissant de Français se déshabituait de la pratique de la religion ; elle augmentait en intensité sur la partie de la population restée fidèle à la tradition catholique.

 

V. — L'ÉVOLUTION GÉNÉRALE DE LA SOCIÉTÉ.

LA structure de la société française est restée intacte depuis un demi-siècle. On retrouve en 1914, à la même place relative dans l'échelle sociale, les mêmes classes qu'en 1860—les gens du peuple, paysans, bûcherons, marins, ouvriers. artisans, revendeurs, charretiers, hommes de peine, garçons. gens de service, domestiques, facteurs, cantonniers, douaniers. —la petite bourgeoisie. patrons de la petite industrie et du petit commerce, employés, commis, fonctionnaires subalternes. — la bourgeoisie de l'industrie, du commerce de gros, des professions libérales et des fonctions moyennes, — la haute bourgeoisie, formée par la grande industrie. la finance et les hautes fonctions. Ce qui a changé, c'est la proportion entre les catégories et la facilité de passer de l'une à l'autre.

Les journaliers agricoles ont beaucoup diminué, les ouvriers à domicile ont presque disparu : c'était la partie la plus misérable du peuple. Le nombre des paysans propriétaires a augmenté un peu, celui des ouvriers des grands établissements a grossi beaucoup. Ainsi la masse des salariés s'est déplacée de la campagne vers les villes, où les salaires et le niveau de la vie sont plus élevés. — La petite bourgeoisie s'est fortement accrue par l'afflux des employés, des petits commerçants et des fonctionnaires subalternes, dont le nombre a augmenté et dont la condition s'est améliorée. — La moyenne bourgeoisie s'est déplacée vers les grandes villes et les régions industrielles. — Les familles nobles s'étant en partie éteintes, en partie appauvries, la haute bourgeoisie, de spéculation et de finance, a passé au premier rang en se confondant avec la noblesse ; elle en a pris les allures, s'est fait admettre dans ses clubs, a acheté ou fait bâtir des châteaux. L'inégalité des conditions reste consacrée par l'héritage ; elle s'est même accrue par l'accroissement de la richesse mobilière. Mais l'extinction des anciennes familles et la faible natalité de la bourgeoisie, en obligeant à admettre aux postes de direction les enfants de la petite bourgeoisie ou du peuple, a activé la montée des degrés de l'échelle sociale.

Bien que l'accroissement très inégal du luxe ait augmenté la différence matérielle des genres de vie, le sentiment de la hiérarchie sociale s'est atténué. La réprobation pour la mésalliance s'est beaucoup affaiblie ; les porteurs des grands noms ont donné l'exemple de relever la fortune des familles nobles par des mariages avec des héritières israélites ou américaines ; les fils de bourgeois ont, pu, sans rompre avec leur famille, épouser des employées ou des ouvrières. Les personnes d'un rang social supérieur ont pris des manières moins distantes et un ton plus familier, tandis que l'allure des gens du peuple devenait plus indépendante.

La bourgeoisie a absorbé par en haut la noblesse, et attiré par en bas les classes inférieures vers un niveau de vie de plus en plus semblable au sien. Elle a donné le modèle dont se sont rapprochés l'alimentation, le vacillent, le langage, les divertissements, l'instruction, les manières de la petite bourgeoisie et du peuple. Sans que l'échelle sociale se soit transformée, l'écart a diminué entre les degrés et l'ascension est devenue plus rapide. La société française est devenue plus égalitaire en devenant plus bourgeoise.