HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE III. — LA POLITIQUE EXTÉRIEURE ET LA POLITIQUE COLONIALE.

CHAPITRE IV. — LA POLITIQUE FRANÇAISE DANS L'AFRIQUE NOIRE.

 

 

L'EMPIRE colonial de la France, commencé avec deux régions déjà organisées en États, l'Afrique musulmane et l'Indo-Chine annamite, s'est achevé en s'étendant sur de vastes territoires peuplés d'indigènes barbares sans gouvernement stable.

 

I. — LA CONQUÊTE DU SOUDAN ET LA CRÉATION DE L'AFRIQUE OCCIDENTALE FRANÇAISE.

LA colonie du Sénégal ne consistait en 1870 qu'en une ligne de postes au bord du fleuve sur 910 kilomètres de long, le protectorat sur la région basse du Sénégal et, séparés par la Gambie anglaise, les postes des Rivières du sud. L'extension vers le Niger, projetée par Faidherbe, avait été arrêtée par la guerre de 1870.

Le général Brière de l'Isle, gouverneur du Sénégal, reprit le projet (1880). On chercha à ouvrir une voie de pénétration dans le bassin du Niger à la fois par le nord et par l'ouest ; tandis que les missions parties d'Algérie étudiaient dans le Sahara le tracé d'un chemin de fer transsaharien, on décida au Sénégal de construire une route, entre les points extrêmes de la navigation des deux fleuves, Kayes (près de Médine) sur le Sénégal, Bammako sur le Niger, distants de 550 kilomètres. L'expédition, arrêtée par la baisse des eaux du fleuve, fit une partie de la route à pied en hâlant les bateaux chargés du matériel ; elle s'avança depuis Rayes en faisant les terrassements du chemin de fer et en établissant des postes fortifiés. A Kayes, dans une plaine nue et malsaine, on fit des habitations et des magasins pour la saison des pluies d'été (l'hivernage), qui forçait à suspendre les travaux.

La construction se combina avec les opérations militaires dirigées par un lieutenant-colonel d'infanterie de marine, Borgnis-Desbordes. Chaque année une expédition, remontant le Sénégal, venait ravitailler les postes et refouler les indigènes hostiles. Les plus puissants étaient deux chefs Toucouleurs. métis de Peulhs et de nègres, — le plus voisin. Ahmadou, fils d'El Hadj Omar, sur la rive droite du Niger, — le plus éloigné, Samory, sur la rive gauche. Chacun commandait une troupe de guerriers musulmans armés de bons fusils européens, et parcourait en maitre une vaste région peuplée de noirs. pillant les villages et capturant les habitants pour les vendre aux marchands d'esclaves pourvoyeurs des pays musulmans. Tous deux, redoutant pour leur commerce le voisinage des Français, s'efforçaient de les écarter. Une mission sous le capitaine Gallieni. envoyée à Ahmadou pour lui demander de faciliter la pénétration vers le Niger, fut retenue près d'un an ; l'officier indigène envoyé à Samory fut gardé prisonnier.

L'opération militaire fut accomplie en trois campagnes (1881-83). Ahmadou, effrayé, relâcha la mission et signa un traité (1881) ; ramée de Samory fut surprise et mise en fuite (1883). La troisième expédition atteignit le Niger à Bammako (février 1882), y bâtit un fort et y mit une garnison. La roule fut maintenue libre par des places fortes : Bafoulabé, au confluent des deux rivières dont la réunion forme le Sénégal, à 1.030 kilomètres de Saint-Louis, au point extrême où peuvent remonter les chalands. Kita (à 1.240 kilomètres). Bammako sur le Niger. Le chemin de fer fut construit (1883-84) sur 55 kilomètres depuis Rayes ; puis la Chambre, fatiguée de ces dépenses, arrêta les crédits.

Les opérations militaires furent continuées par l'infanterie de marine et les tirailleurs indigènes, en suivant le Niger à travers les empires d'Ahmadou et de Samory. Les expéditions de Combes (1885) et Frey (1888) refoulèrent Samory au sud de la rive gauche du Niger.

Les expéditions de Gallieni (1886-88) le forcèrent à un traité de paix (1887), mirent les postes des rivières du sud à l'abri des incursions, établirent le protectorat français sur la région montagneuse du Foutah et étendirent la domination de la France au sud jusqu'à la mer.

Cette série de campagnes, menées sur l'initiative des chefs militaires, sans plan de conquête du gouvernement, soumit à la France une grande partie de la région nommée Soudan (pays nègre). D'autres États européens y avaient, déjà sur la côte des établissements anciens ou commençaient à en fonder de nouveaux. Les voyages d'exploration, en révélant l'intérieur de l'Afrique, attiraient l'attention sur ces territoires dont les dimensions énormes excitaient les convoitises de l'opinion faiblement informée sur leur valeur. Pour éviter les conflits entre officiers ou commerçants des nations rivales, les gouvernements délimitèrent les frontières restées vagues entre leurs établissements. L'intérieur, où l'occupation n'avait pas commencé, fut partagé d'avance par le système des sphères d'influence, qui donna à chaque État une zone dans laquelle il avait seul le droit de conclure des traités de protectorat avec les indigènes et d'établir des postes militaires. Une série de conventions avec l'Angleterre, 1882, 1889, l'Allemagne, 1885, le Portugal. 1886, fixa les limites de l'empire français au Soudan.

La France, pénétrant à la fois par la côte vers l'ouest et le nord et par le Niger vers le sud, avait arrêté le développement des autres États vers l'intérieur et réduit leurs colonies à de petits territoires enclavés clans l'empire français : Gambie anglaise, Guinée portugaise, Sierra-Leone, République de Liberia, Togo allemand.

L'Angleterre avait pris les devants sur le Bas-Niger en donnant par une charte à l'United African Company (1885) un pouvoir presque souverain sur la région du Bas-Niger. Deux compagnies françaises, fondées pour commercer avec le Soudan en remontant le Niger, lui vendirent leurs établissements. Ces Territoires de la Compagnie royale du Niger (1887), surnommés Nigeria. Barraient la route aux Français vers le sud. La Compagnie, s'étendant vers le nord, allégua un traité conclu avec le sultan nègre du Sokoto et réclama tout son empire. Le gouvernement anglais la soutint ; par le traité de 1890. il obtint pour frontière entre les deux sphères d'influence une ligne allant de Say sur le Niger à Barroua sur le lac Tchad ; la Compagnie anglaise devait avoir tout ce qui dépend honnêtement (fairly) de l'empire du Sokoto. L'Angleterre, gardant les pays fertiles et les voies navigables du Bas-Niger et de la Bénoué, laissait à la France les steppes du Sahara et la partie du Niger encombrée de rapides. Le premier ministre, Salisbury, déclara que le coq gaulois aime avoir des terres légères à gratter.

Les officiers français au Soudan, explorant le Niger avec des canonnières et des bateaux indigènes, constatèrent que, malgré 342 traités avec les indigènes, les agents de la Compagnie anglaise n'avaient pas pénétré effectivement jusqu'au Sokoto ; ils fondèrent le long du fleuve des postes défendus par des soldats noirs et prirent possession, par des traités avec les chefs indigènes, du pays compris dans la boucle du Niger. Mais les Anglais réclamèrent, et obtinrent l'évacuation d'un fort au-dessous des cataractes. en 1895. Le lieutenant Mizon, invoquant le principe de la liberté de navigation des fleuves d'Afrique, établi par la convention internationale de 1885, remonta le Niger, mais la Compagnie anglaise lui interdit de débarquer sur les rives sans son autorisation. Enfin le traité de 1898 attribua à la Nigeria la Bornou et un rayon de 100 kilomètres autour de Sokoto ; la France renonçait au Bas-Niger.

Les établissements français des Rivières du sud, séparés du Sénégal par la Gambie et la Guinée portugaise, s'étendirent en arrière sur un territoire bien arrosé, fertile et assez peuplé, où se développa un commerce d'arachides, de peaux, de sésame, d'ivoire, de caoutchouc. Cette région devint assez importante pour être organisée en une colonie, la Guinée française, avec un lieutenant-gouverneur et des administrateurs de cercles (1899).

Les établissements français sur la côte sud (Côte d'Ivoire) n'étaient que des factoreries où les employés des maisons de commerce françaises, installés près des magasins, recevaient l'or et l'huile de palme, amenés par des agents indigènes ; un poste militaire représentait la France (depuis 1843) à Assinie et Grand-Bassam. Ces possessions n'étaient ni des colonies ni des ports : la chaleur marécageuse empêche les Européens de s'acclimater ; la barre. formée par la houle qui déferle sur le sable, force les navires à rester au large ; on croyait le passage vers l'intérieur barré par de hautes montagnes (les monts de Kong). En 1870, le gouvernement avait retiré les postes militaires éprouvés par une mortalité exceptionnelle ; un commerçant maintenait le drapeau français à Grand-Bassam avec le titre de résident. L'exploration de Binger, en constatant le vrai relief de la région, fit évanouir les monts de Kong et montra qu'aucun obstacle ne séparait la côte du bassin du Niger. La Côte d'Ivoire, qui ouvrait le débouché le plus court du Soudan vers la mer, prit de la valeur comme moyen d'acquérir le pays en arrière. La France remit une garnison à Grand-Bassam (1893) et à Assinie, et forma avec cette M'en la colonie de la Côte d'Ivoire, sous un lieutenant-gouverneur.

A l'est du royaume des Ashantis conquis par l'Angleterre en 1874 et du Togo occupé par l'Allemagne, des maisons de Marseille avaient créé des établissements pour le commerce de l'huile de palme au Grand et au Petit-Popo (1837-64), sur des lagunes en communication avec la mer. La France avait obtenu d'un chef nègre le protectorat sur Porto-Novo (1863), et du roi nègre du Dahomey les ports de Kotonou (1864) et de Wyddah (1876). La dynastie guerrière du Dahomey, le plus puissant État indigène du Soudan, régnait par la terreur sur un peuple agricole, docile et laborieux, adroit aux travaux de vannerie, de poterie, de sculpture, le seul qui ait créé un art nègre. Le roi, maitre absolu, commandait une armée disciplinée, armée en partie de Vieux fusils, et une garde de 3.000 femmes-soldats (qu'on surnomma Amazones). Resté fidèle à la religion primitive (improprement appelée fétichisme), il offrait chaque année des sacrifices humains : les prisonniers, enfermés vivants clans une corbeille, étaient jetés du palais clans la fouie qui coupait leurs têtes.

Se conformant à l'acte de Berlin de 1883, la France, en signe de protectorat, mit garnison dans Kotonou et Porto-Novo. Le roi de Dahomey, Glé-Glé, protesta comme souverain, puis il envahit le pays de Porto-Novo. Après sa mort (1889), son fils Béhanzin, qui avait été élève dans un lycée de Paris, consentit pour ?0000 francs à reconnaître les droits de la France. Mais il acheta des fusils, et attaqua le roi de Porto-Novo, qu'il déclara son sujet.

Le gouvernement français décida de détruire le royaume du Dahomey, adversaire irréductible de la suprématie de la France. L'expédition, confiée au ministère de la Marine, fut préparée avec l'expérience des conditions sanitaires d'une guerre en pays tropical. L'armée fut formée exclusivement de tirailleurs indigènes, Sénégalais et Haoussas, et de 2 400 hommes de la légion étrangère, adultes expérimentés. Elle traversa la forêt où quelques soldats périrent clans les embuscades, attaqua l'armée dahoméenne, la détruisit, et entra à Abomey (17 novembre 1893). Béhanzin, déclaré déchu, s'était enfui ; il se rendit plus tard et fut envoyé à la Martinique. Le royaume fut partagé entre des princes sous le protectorat de la France. On créa une colonie du Dahomey avec un gouverneur (1894). Des missions étendirent le territoire jusqu'au Niger.

Dans la région du Niger, le gouvernement, désabusé des essais de protectorat sur les sultans guerriers, se décida à détruire les empires d'Ahmadou et de Samory. Archinard prit la capitale d'Ahmadou, Segou (1890), et y installa un roi du peuple nègre des Bambaras ; en 1893 il acheva d'expulser Ahmadou. Toute la rive nord du Niger était débarrassée des guerriers musulmans ; tous les chefs indigènes acceptèrent le protectorat de la France.

Le territoire fut organisé en un Soudan français (1892), pourvu d'un budget distinct et d'une armée indigène formée de fantassins (tirailleurs) et de cavaliers (spahis) encadrés par des Français. Le commandant supérieur du Soudan avait l'autorité suprême, les officiers gouvernaient par-dessus les chefs indigènes, exerçant toutes les fonctions, dirigeant les marchés et les écoles : la traite des esclaves était interdite, l'esclavage toléré. Mais l'opinion en France, se défiant du penchant naturel des officiers à la guerre, leur enleva la direction du Soudan, en créant (1893) un gouverneur civil en résidence à Rayes, supérieur du commandant militaire. — Au sud du Soudan, les expéditions de Humbert et Combes (1891-93) refoulèrent Samory jusqu'au voisinage de la colonie anglaise de Sierra-Leone : là il se procura des armes et des vivres et maintint quelques années son armée chargée de captifs et de butin.

Au nord-ouest, sur les confins du Sahara, les musulmans sédentaires de Tombouctou, menacés par les guerriers Touareg et Maures du désert, demandèrent le protectorat de la France. On envoya à la fois par terre une colonne qui l'ut surprise et massacrée par les Touareg. et par le Niger une flottille qui atteignit le port de Tombouctou ; un détachement fut reçu dans la ville. Tombouctou, avec son oasis, lut occupée officiellement (janvier 1894).

Pour grouper toutes les possessions du Soudan sous un chef unique, on créa (1893), sur le modèle de l'Indo-Chine, un gouverneur-général de l'Afrique Occidentale, qui devait être un civil.

Le dernier adversaire de la France, Samory, échappa encore à une expédition : on réussit enfin à surprendre son armée dans son camp : il fut pris (1898) et exilé au Congo. Ainsi fut achevée la complète du Soudan. L'action militaire se réduisit dès lors à des opérations de pacification contre les Maures sur la frontière du Sahara et contre des soulèvements locaux en Côte d'Ivoire.

L'Afrique Occidentale, organisée définitivement en 1899, fut partagée en 3 colonies, 4 sur la côte (Sénégal, Guinée, Côte d'Ivoire, Dahomey), une clans l'intérieur. le Haut-Sénégal, et cieux territoires militaires, le Niger et la Mauritanie. Chaque colonie avait son gouverneur subordonné au gouverneur général. Le budget général. établi sur le modèle de l'Indo-Chine, mais sans monopoles. Recevait une partie des impôts directs : le reste formait le budget local de chaque colonie : les recettes consistaient en taxes sur les marchandises à l'entrée et à la sortie, et en un impôt personnel sur tous les indigènes perçu par les chefs indigènes, qui différait suivant les pays (à l'origine de 0 fr. 25 à 4 fr). Le produit s'éleva rapidement de moins de 1 million à 5 millions en 1900, et 20 en 1910.

La population conservait ses chefs indigènes, soumis aux administrateurs français. Le régime français fut établi dans 4 villes seulement, dont les habitants, devenus citoyens français, étaient administrés par une municipalité élue.

L'Afrique Occidentale, de beaucoup la plus grande de toutes les colonies françaises (2 millions de kilomètres carrés), est celle qui a exigé le moins de sacrifices en hommes et en argent et a donné les plus grandes satisfactions économiques. Cette région, jugée sur l'impression pénible que donnent l'aspect désolé des côtes et l'état sauvage des habitants, fut longtemps mal vue de l'opinion française ; l'intérieur, dépeuplé par les courses des marchands d'esclaves, semblait un désert improductif. Sitôt pacifiée, elle a révélé une richesse inattendue ; les pays arrosés par les pluies tropicales (Guinée et Dahomey) et les bords des fleuves (Sénégal et Niger) se sont montrés fertiles et propres aux cultures lucratives.

Le Soudan, purgé des chasseurs d'esclaves, a commencé à se repeupler. — assez lentement, car la natalité n'est pas forte et la mortalité des enfants atteint presque la moitié des naissances. La densité de la population est pour l'ensemble de 4 par kilomètre carré (9 au Dahomey, 8 en Guinée). Ces peuples nègres restés enfantins n'avaient jamais formé de nation ; aucun sentiment national d'indépendance ne les animait contre les blancs ; ils se sont vite habitués à obéir aux officiers français et à respecter la civilisation européenne. Ils n'ont, manifesté d'opposition qu'à l'extension ou à l'augmentation de l'impôt personnel. La population, délivrée des guerriers oppresseurs, a repris le travail agricole et a rapidement augmenté la production, soit en céréales, mil, seigle, riz pour la consommation indigène, soit en cultures industrielles, surtout les arachides, l'huile de palme, l'huile d'amande palmiste, le sésame (en Guinée). Le caoutchouc n'était qu'un produit de cueillette dont le rendement a diminué par les abus de l'exploitation en forêt. L'association cotonnière coloniale, fondée en 1902, a contribué à encourager, surtout sur le Niger, la culture du coton indigène à soie courte, le seul qui semble réussir dans ce climat.

Le commerce extérieur s'est vite accru (de 129 millions en 1900 à 271 en 1913), l'exportation plus vite que l'importation ; montée de 47 millions en 1899 à 120 en 1913, elle consiste surtout en arachides et huile palmiste, les oléagineux représentant 80 millions. Le débouché principal s'est établi à Dakkar, seul port naturel de la côte d'Afrique entre Tanger et le Cap, bien pourvu d'eau douce, devenu port de relâche pour la navigation de l'Amérique du Sud.

Les recettes du budget général, fondées sur la production agricole, se sont accrues rapidement, de 15 millions ½ en 1905 à 34 millions en 1913. Une série d'emprunts (65 millions en 1905, 100 millions en 1907, 14 en 1910, 167 en 1013) a fourni les fonds pour les ports, les chemins de fer et le service sanitaire, hôpitaux, dispensaires, médecins. Les chemins de fer, ouverts par tronçons de Saint-Louis à Dakkar, puis du Sénégal au Niger, ont donné des excédents de recettes inattendus, dus au trafic local et au transport des voyageurs indigènes. La recette kilométrique, estimée à 1.500 francs, a atteint dès 1910 près de 12.000 francs.

 

II. — L'OCCUPATION DU CONGO ET LA CRÉATION DE L'AFRIQUE ÉQUATORIALE.

SUR la côte occidentale de l'Afrique, la France avait depuis 1843 un établissement dans l'estuaire du Gabon, créé pour les navires chargés de réprimer la traite des noirs ; le chef-lieu. Libreville, fondé en 1846 pour recueillir les nègres délivrés, ne fut longtemps qu'un village orné d'une église. Le territoire de 50.000 kilomètres carrés dont la France avait la possession nominale n'était qu'une forêt tropicale semée de quelques villages le long des cours d'eau. Des explorateurs pénétrèrent dans l'intérieur en géographes ou en chasseurs. En 1875 seulement commença l'exploration à but pratique. Un Italien naturalisé Français, Savorgnan de Brazza, explora la vallée de l'Ogooué et entra en relations avec la population. Il eut pour méthode de se concilier les chefs indigènes par des procédés amicaux et de ne faire usage des armes que pour se défendre. Cette expédition de trois ans donna à Brazza dans toute la région la réputation d'un chef juste et pacifique, et attira sur lui, en France, l'attention du public géographique.

L'explorateur anglais Stanley, pénétrant par la côte orientale, descendait le cours du Congo suivant une autre méthode, en forçant le passage à coups de fusil. Le récit de son exploration (1877) suscita un enthousiasme d'où sortit l'Association internationale africaine protégée par le roi de Belgique. En France, il se créa un Comité d'études du Haut-Congo (1878), puis un Comité français, et le gouvernement fit voter (1879) un crédit pour une mission à Brazza ; le but réel était de mettre la France en possession du Bas-Congo par des traités avec les chefs indigènes. Brazza conclut avec le roi Makoko (1880) un traité qui mit sous le protectorat de la France les deux rives du Congo jusqu'à l'Oubanghi ; il fonda Franceville sur le haut Ogooué et Brazzaville au bord du Congo. De retour en France, devenu célèbre, il obtint, avec le titre de Commissaire du gouvernement, une mission scientifique du ministère de l'Instruction et des crédits pour l'occupation effective du pays. La Mission de l'Ouest africain, formée de 30 chefs civils, 30 militaires ou marins fiançais, 175 soldats noirs, 150 terrassiers et 1.200 porteurs indigènes chargés de marchandises destinées à l'échange, travailla pendant deux ans (1883-85) à créer sur un territoire aussi grand que la France 26 postes d'administration ou d'approvisionnement. L'Association internationale de Bruxelles créait l'État indépendant du Congo, et s'engageait, si elle cédait ses possessions, à donner le droit de préférence à la France (1884).

Le territoire occupé par la Mission forma une colonie appelée Ouest-Africain, puis Congo-Gabon (1888). Elle fut délimitée par des conventions avec l'Allemagne (décembre 1885), le Portugal (mai 1886), et après un conflit à propos de l'Oubanghi, avec l'État indépendant (avril 1887). C'était une région humide, couverte de forêts en partie marécageuses, très malsaine sur la côte et au bord des fleuves, peu fertile, faiblement peuplée par des tribus nègres très inférieures en civilisation aux peuples du Soudan. Le commerce, consistant surtout en ivoire, caoutchouc, bois précieux, était paralysé par la difficulté des communications. Le Congo français, qui faisait impression sur la carte, n'avait que peu de valeur économique, mais il n'avait pas coûté cher à acquérir.

Les autorités françaises du Congo, cherchant à étendre leur domination du côté où aucune frontière ne limitait leur action, poussèrent les expéditions vers le Nord-Ouest, hors du bassin du Congo, suivant le cours du Chari dans la direction du lac Tchad, où l'on espérait trouver une région fertile. Le Comité de l'Afrique Française, sitôt fondé (1890), envoya l'explorateur Crampell avec la mission de traverser l'Afrique jusqu'en Algérie par l'Oubanghi et le lac Tchad. Un Musulman, ancien gouverneur au service de l'Égypte, Rabah, chef d'une armée noire organisée sur le modèle turc, avait créé (1880-85), à l'est du lac Tchad, un empire guerrier vivant de la traite des esclaves, qui barrait le passage aux Européens. La mission Crampell, arrivée sur le Chari, fut massacrée par des Musulmans de la confrérie des Senoussi au service du sultan Rabah.

L'État indépendant du Congo cherchait à s'étendre vers le bassin supérieur du Nil, qui appartenait nominalement, au souverain de l'Égypte. Les marchands d'esclaves de cette région, menacés par les Européens dans leur commerce, avaient soutenu un membre d'une confrérie musulmane qui, en 1882, s'était déclaré le Mahdi (le précurseur du Prophète qui doit revenir sur la terre à la fin du monde), et avait rassemblé une armée de nègres musulmans organisée en confrérie ; les Anglais les appelèrent les Derviches. Le Madhi avait exterminé deux armées égyptiennes, et pris Khartoum. Son successeur, installé à Omdurman, restait maître de tout le Haut-Nil. L'Angleterre, après l'échec de l'expédition sur Khartoum (en 1885), restait inactive, et alléguait la présence des. Derviches pour maintenir ses troupes en Égypte.

L'opinion impérialiste anglaise se passionnait pour le projet de Cecil Rhodes d'un chemin de fer à travers toute l'Afrique, du Cap au Caire ; l'Angleterre se fit céder (1894) par l'État indépendant une zone qui lui donnait un territoire continu depuis le Nil jusqu'à l'Afrique australe ; en échange elle lui donna à bail une partie du bassin du Haut-Nil joignant au Congo français. L'Allemagne protesta ; la France menaça d'expulser les agents belges, et obtint une convention (août 1894) qui donna pour frontière à l'État indépendant la ligne de partage entre les bassins du Congo et du Nil et reconnut à la France le droit d'accès au Nil.

Le peuple abyssin, métissé d'Arabes et de nègres, retranché dans la région de hauts plateaux au sud-est du bassin du Nil, conservait sa langue nationale, son organisation guerrière et seigneuriale, son christianisme ancien en communion avec l'Église copte d'Égypte. Le roi du Choa, la région la plus méridionale et la plus mélangée de nègres, Ménélik, devenu roi des rois de toute l'Abyssinie sous le titre d'empereur d'Éthiopie, entretenait des relations officielles avec les grandes Puissances. Des compagnies européennes se disputaient la concession de chemins de fer reliant sa capitale à la côte. L'Italie, avec l'appui de l'Angleterre, avait (en 1885) occupé la ville arabe de Massaoua sur la nier Rouge, au pied du massif de l'Abyssinie, et, par des guerres contre les chefs abyssins, avait conquis un territoire, la colonie de l'Érythrée, qui, en s'étendant vers l'intérieur, entamait au nord le plateau Abyssin. Elle prétendit imposer son protectorat à Ménélik et, sur son refus, envoya une armée envahir l'Abyssinie. Ménélik repoussa l'invasion et mit en déroute l'armée italienne (1806). Le gouvernement italien se plaignit que des navires français eussent apporté des armes aux Abyssins et que des officiers français eussent organisé leur armée.

Le gouvernement français refusait de reconnaître les prétentions de l'Égypte et de la Turquie dans le bassin du Haut-Nil n. Pour enlever à l'Angleterre tout motif de prolonger l'occupation de l'Égypte, il projeta d'expulser les Derviches en envoyant à travers l'Afrique une mission militaire rejoindre les Abyssins et marcher avec eux sur le Haut-Nil. Le ministère anglais averti déclara (28 mars 1895) que la marche d'une expédition française de l'Afrique occidentale vers un territoire sur lequel nos droits sont connus... serait un acte inamical.

L'expédition française, formée de fantassins du Soudan sous les ordres du capitaine Marchand, fut retardée par un accident et ne quitta le Congo qu'en mars 1897. Les instructions du ministre des Colonies (rédigées en juin 1896) expliquaient qu'elle n'était pas une entreprise militaire, qu'elle avait un caractère exclusivement pacifique et devait se tenir en bons rapports avec les Derviches. On tenait secret le but réel, qui était de devancer les Anglais et se concerter avec les Abyssins pour étendre l'influence française jusqu'au Nil. La mission remonta l'Oubanghi, passa sur le versant du Nil, et recruta des porteurs indigènes qui, outre les approvisionnements, portaient les pièces d'une canonnière démontable. A travers un immense marécage elle atteignit le cours supérieur du Nil, s'embarqua sur le fleuve, et s'installa dans la forteresse délabrée -de Fachoda. en plein Soudan (juillet -1898). L'occupation n'eut d'autre effet qu'un conflit avec l'Angleterre. Mais le gouvernement anglais avait pris les devants ; une armée anglaise envoyée d'Égypte aux frais de l'Angleterre avait exterminé l'armée des Derviches devant leur capitale et soumis tout le bassin du Nil, La flottille anglaise arriva devant Fachoda où flottait le drapeau tricolore (26 sept.), et réclama la place. Marchand déclara attendre des ordres de France. Le gouvernement anglais affirma son droit incontestable à tout le territoire occupé par les Derviches, se plaignit à la France d'une expédition qu'il avait d'avance qualifiée d'acte hostile, et réclama la retraite de Marchand. Il déclara au Parlement qu'il maintiendrait sa position même au prix d'une guerre et fit des armements maritimes (octobre-novembre). Le gouvernement français, impuissant à garder Fachoda, essaya en vain d'obtenir en échange un accès sur le Nil et finit par ordonner l'évacuation (4 novembre 1898).

La convention du 14 juin 1898 (complétée par une déclaration additionnelle du 21 mars 1899) régla la limite des zones d'influence des deux pays dans toute l'Afrique orientale. La zone française s'arrêtait, à l'Est, à la ligne de partage entre les bassins du Congo et du Nil ; elle s'étendait vers le nord-ouest sur les rives du lac Tchad et jusqu'au désert. La zone anglaise comprenait tout le bassin du Nil et de ses affluents. La frontière passait entre les deux États musulmans, le Darfour à l'Angleterre, le Ouadaï à la France.

L'extension de la colonie, arrêtée du côté du Nil, se reporta vers la région du lac Tchad, sur laquelle se concentra l'attention des géographes et du parti colonial. Les missions Clozel et Gentil (1894-97) avaient reconnu les voies vers le Tchad. L'empire du sultan Rabah barrait le passage : on décida de le détruire. Trois colonnes venues, l'une du Niger, la seconde d'Algérie, la troisième du Chari. firent leur jonction et livrèrent une bataille décisive (28 avril 1901). Rabah fut tué. La France occupa son empire et créa le territoire militaire des pays et protectorats du Tchad.

Ainsi s'acheva l'occupation d'un énorme territoire de tortue très irrégulière, allongé depuis l'embouchure du Congo jusqu'à la limite du bassin du Nil, et relié au Soudan français par le Sahara. Il fut organisé en trois colonies (Gabon, Moyen-Congo, Oubanghi), chacune ayant son lieutenant-gouverneur et son budget local, et un territoire, le Chari-Tchad, réunis tous quatre sous un gouverneur général (1908) avec un budget général, sous le nom d'Afrique équatoriale française (1910). Les recettes étaient fournies par les droits d'entrée et la taxe sur les indigènes, payée seulement par les hommes.

Pour ravitailler les postes militaires du Tchad trop éloignés du Congo, on essaya la voie plus courte du Niger par Zinder : mais la délimitation de la Nigéria, englobant tout l'empire du Sokoto, refoulait le territoire français sur un désert sans eau. Il fallut passer par le territoire anglais et obtenir une rectification. Au nord-est, le sultan guerrier du Ouadaï, disciple de la confrérie musulmane des Senoussi, continuait les incursions sur les populations ralliées à la France ; des expéditions envoyées contre lui occupèrent en 1009 et 1910 Abecher, capitale du Ouadaï ; la guerre ne fut achevée qu'en 1911 par la soumission du sultan. La domination de la France s'étendit alors jusqu'au bout de sa zone d'influence ; elle fut complétée par l'occupation du Borkou et du Tibesti.

L'Afrique équatoriale était très inférieure en richesse naturelle et en population à l'Afrique occidentale. Sauf les Pahouins venus du Nord, anthropophages mais perfectibles, les peuples de langue bantou semblent les plus arriérés de tous les nègres. Ils cultivaient très peu, et ne faisaient aucun travail régulier. Le pays ne produisait pour la vente que l'ivoire et le caoutchouc. Le roi Léopold, maitre du Congo oriental, pour en tirer un bénéfice immédiat, avait partagé le territoire entre des compagnies à monopole souveraines ; leurs agents de commerce blancs, installés dans les postes, parcouraient le pays avec des troupes de soldats indigènes, et forçaient les habitants à livrer l'impôt sous forme de caoutchouc — le caoutchouc de devoir —. Les réfractaires étaient torturés, mutilés, massacrés, leurs femmes enlevées, leurs villages brûlés. Ce régime, dont les abus furent révélés plus tard, fut adopté par le ministre français des Colonies. Il donna à 40 compagnies la concession, moyennant redevance des terres vacantes et des produits naturels du sol, à condition de laisser des réserves aux indigènes et de replanter. Mais leurs agents, opérant à l'exemple de l'État indépendant, établirent le travail forcé du caoutchouc qui détournait les indigènes du travail salarié, et les empêchait d'apprendre l'usage du numéraire. Le commerce monta lentement de 18 millions en 1900 à 30 millions en 1906, dont 17 à l'exportation. Le budget général était en déficit à 5 millions.

La population diminua par l'abus du portage qui détruisait ou faisait enfuir les hommes valides, et par la maladie du sommeil que les déplacements d'un bout à l'autre du bassin du Congo avaient propagée sur toute l'aire du continent infestée par la mouche tsé-tsé. La sécurité nécessaire au travail ne pouvait être maintenue avec les effectifs dérisoires entretenus par la France en 1908, en tout 134 administrateurs et commis et 2.000 soldats. Les compagnies, atteintes par la baisse des prix du caoutchouc en 1907 et la pénurie de main-d'œuvre, se plaignaient de la redevance annuelle, et demandaient, à l'administration de contraindre les indigènes au travail ; des 31 qui subsistaient en 1905, la plupart se déclaraient en perte ; on évaluait le déficit total à plus de 11 millions. Les commerçants anglais protestaient contre un régime contraire à la liberté du commerce garantie par la convention de 1885.

Les concessions furent abandonnées ou réduites à des propriétés sans monopole ; la liberté fut rendue au commerce. Les effectifs furent portés à 5 600 soldats en 1911, le nombre des fonctionnaires à 257, le nombre des agents à 512. Le produit de la taxe personnelle s'éleva en 1910 à 2 millions, et, le budget général, en 1911, fut mis en équilibre. L'exportation en 1913 atteignit 36 millions, l'importation 21. L'Afrique équatoriale, malgré la perte du vaste territoire cédé à l'Allemagne en 1911, commençait à se suffire.

 

III. — LA CRÉATION DE LA COLONIE DE MADAGASCAR.

LA France, après des essais de colonisation manqués dans Madagascar, avait occupé les petites îles voisines, Sainte-Marie, puis Nossi-Bé et Mayotte, et établi un protectorat sur les tribus de la côte nord-ouest. La moitié occidentale de Madagascar, couverte de forêts, n'avait qu'une faible population, presque noire, à demi sauvage, les Sakalaves, divisés en tribus commandées par des petits chefs. Le seul peuple organisé eu nation, les Hovas, venus des îles de la Sonde, Malais de race et, de langue, habitaient le plateau élevé au nord-est de l'île ; ils y avaient créé des cultures de riz et bâti leur capitale, Tananarive, résidence de la reine. Plus civilisés. plus disciplinés. plus actifs, plus intelligents, ils étendaient peu à peu leur domination sur les autres peuples de l'île. Des missionnaires anglais protestants avaient converti la reine et son peuple.

Le gouvernement français avait conclu en 1868 un traité par lequel la reine des Hovas, reconnue souveraine de toute l'île de Madagascar, accordait aux Français le droit d'acquérir des immeubles. Mais en 1878 le gouvernement hova réclama les immeubles d'un propriétaire français décédé, en alléguant une loi postérieure qui attribuait à la reine la propriété de toutes les terres. Puis des chefs Sakalaves protégés de la France, revenus de Tananarive avec des officiers hovas, abattirent le pavillon français ; un navire français vint le relever et déchira le drapeau hova.

Le conflit s'aggrava par la rivalité entre les missions méthodistes anglaises et les missions catholiques des jésuites français. Un article contre la France parut dans le journal anglais de Madagascar. Une ambassade hova à Paris. ayant proposé un compromis qui fut refusé (octobre 1882), partit une nuit sans prévenir, et alla à Londres, à Berlin, aux États-Unis, demander aide contre la France.

Une escadre bombarda les postes de la côte occidentale et occupa le port de Majunga (17 mai 1883). Le gouvernement hova expulsa les Français de Madagascar. L'escadre, opérant sur la côte orientale, bombarda et prit le port de Tamatave. Les officiers français firent arrêter un missionnaire anglais accusé d'avoir voulu empoisonner leurs soldats ; le gouvernement français lui offrit une indemnité. La Chambre vota un crédit de 5 millions (mars 1884) pour les opérations sur la côte nord, puis un crédit de 12 millions, mais en marquant le désir d'arrêter la dépense.

Le gouvernement hova, gêné par le blocus des côtes, reprit les négociations. Par le traité de 1885, la France reconnut la reine souveraine de toute l'île ; la reine accepta à Tananarive un résident français, avec une escorte militaire, chargé de présider aux relations extérieures ; toute demande d'un État étranger devait recevoir son exequatur ; mais on avait évité le nom de protectorat. La baie de Diego-Suarez, cédée à la France, fut érigée en un gouvernement auquel on rattacha Nossi-Bé et Sainte-Marie. Cet accord n'aboutit qu'à un conflit permanent ; le gouvernement hova prit l'habitude de refuser les demandes présentées par le résident et entrava systématiquement le commerce français. Puis il y eut des assassinats ; les Français ne se sentaient plus en sûreté.

Le gouvernement décida d'intervenir. Le résident présenta un ultimatum demandant l'établissement du protectorat effectif de la France et une garnison française à Tananarive ; sur le refus des Hovas, il se retira avec son escorte à Tamatave. La Chambre se déclara résolue à soutenir le ministère pour maintenir notre situation et nos droits à Madagascar, rétablir l'ordre, protéger nos nationaux, faire respecter le drapeau ; elle vota un crédit de millions. Le ministère de la Guerre, en rivalité avec le ministère de la Marine, réclama l'expédition et fut chargé de l'organiser. Sans tenir compte de l'expérience des campagnes coloniales, il envoya avec les troupes spéciales des régiments formés de jeunes soldats du contingent français, afin de montrer que le devoir de défendre la France s'étendait même aux expéditions lointaines.

Une armée de 30.000 hommes débarqua (février 1895) au port de Majunga, sur la côte ouest, parce qu'il offrait l'avantage de pouvoir remonter par un fleuve navigable, la Betsiboka, jusqu'au pied des montagnes. L'opération fut entravée par la rivalité entre les personnels de la Guerre et de la Marine ; les appontements ne suffisaient pas pour débarquer le matériel, une partie des approvisionnements furent débarqués sur le rivage et recouverts par la marée. L'expédition, au lieu de profiter du fleuve, employa plusieurs mois à faire une route à travers la brousse pour utiliser les voitures (Lefèvre) en métal, Les Hovas ne firent presque pas de résistance, mais la plupart des jeunes soldats moururent de maladie ; le total officiel des morts fut de 5.592 (dont 4.189 Européens). Après de petits combats (2 et 16 mai et 21 août), l'armée, parvenue à 200 kilomètres de la capitale, allait être arrêtée par la mauvaise saison. On se décida à une surprise ; une colonne volante de 4.250 hommes, partie le 14 septembre, arriva le 29 devant Tananarive. Le second obus tomba sur le palais, la reine fit hisser le drapeau blanc, les troupes françaises occupèrent la capitale.

Par le traité du l'r octobre 1895, la reine accepta le protectorat de la France avec toutes ses conséquences. Elle reconnut à la France le droit d'entretenir les forces militaires nécessaires à l'exercice de son protectorat et de nommer un résident général chargé des rapports avec l'étranger, investi du pouvoir de contrôler l'administration intérieure comme dans l'Indo-Chine ; la reine s'engagea à procéder aux réformes que le gouvernement jugera utile à l'exercice de son protectorat, au développement économique de l'île et au progrès de la civilisation du peuple hova. Elle gardait son gouvernement et la domination sur les autres peuples de l'île. Le ministre des Affaires étrangères déclara à la Chambre (27 novembre) qu'il ne serait pas touché aux dignités de la reine et aux liens qui l'unissaient aux peuplades soumises.

Le gouvernement français, trouvant ce régime incommode, enleva par décret (12 décembre) Madagascar au ministère des Affaires étrangères, la rattacha au ministère des Colonies, et nomma un résident général. Puis il annula le traité avec la reine et lui substitua un acte uni latéral par lequel la reine prenait connaissance de la déclaration de prise de possession de l'île (18 janvier 1896). Il expliqua à la Chambre que ce régime était intermédiaire entre l'annexion et le protectorat par traité bilatéral. La Chambre approuva la notification faite aux puissances étrangères comme la prise de possession définitive de Madagascar. Enfin, pour annuler les droits reconnus à d'autres États par traité avec le gouvernement hova, une loi déclara Madagascar colonie française (6 août 1896). C'était l'annexion officielle : on nomma des chefs de service français, en conservant la reine et les chefs sous la souveraineté de la France.

Les ministres hovas écartés du pouvoir employèrent leur influence sur le personnel indigène à préparer secrètement la révolte. Les Hovas se soulevèrent brusquement dans les régions que les troupes françaises n'avaient pas occupées et massacrèrent des prospecteurs de mines d'or et des explorateurs. Les autorités françaises, surprises, ne purent se faire obéir.

Le gouvernement français rappela le résident civil et envoya le général Gallieni, investi des pouvoirs de résident et de commandant en chef. Gallieni fit arrêter, juger par un conseil de guerre, condamner à mort et fusiller deux ministres hovas (30 octobre 1896) ; on déporta la reine en Algérie (1897). L'île fut divisée en 23 cercles soumis chacun à un chef militaire ; on organisa clans les villages des milices d'indigènes commandées par des soldats français nommés chefs de poste. Gallieni (dans ses instructions de 1896) proposait, pour détruire l'hégémonie des Hovas, race conquérante, de constituer à Madagascar autant de groupements politiques séparés qu'il y a de populations de races différentes, chacun commandé par des chefs de même race dirigés par des résidents qui prêteraient aux populations autochtones un appui pour se débarrasser de leurs gouverneurs hovas. Il interdit la vente des esclaves et établit une capitation (de 20 à 30 francs) et une taxe sur le bétail bovin (30 à 50 centimes par tête). Pendant quelques années les insurgés pillards, appelés en malgache fahavalos, continuèrent la petite guerre de surprise dans les régions écartées.

Le colonel Lyautey, commandant du Sud, acheva la pacification (1900-1902) par la méthode de Gallieni résumée ainsi : au lieu d'envoyer des colonnes, établir des postes défendus par des indigènes fidèles commandés par des militaires français qu'on employait à désarmer les rebelles, laisser en place les chefs auxquels les indigènes étaient habitués et conserver les groupements traditionnels, écarter les règlements uniformes et tenir compte de la diversité des races et des degrés de civilisation.

La population docile et indolente se montra facile à gouverner, mais il fallut reconnaître dans les Hovas le seul peuple utilisable pour un travail agricole ou industriel. Comme au Sénégal, on respecta les coutumes des indigènes, sauf l'esclavage aboli par une loi, et on fit administrer par les chefs locaux et les conseils de notables, en réservant aux Français les emplois supérieurs et la nomination des chefs ; en 1908 le personnel se réduisait à 140 administrateurs et 170 adjoints ou commis européens, aidés par 1 259 employés indigènes. L'île, pacifiée, parut n'avoir plus besoin d'une autorité suprême militaire, et fut placée, avec ses dépendances, sous un gouverneur général civil ; le premier fut un député, Augagneur.

La rivalité persista entre les laissions catholiques des jésuites français et les missions protestantes des méthodistes anglais passées depuis la conquête à la Société des Missions françaises. Le culte protestant, adopté par les Hovas au temps de l'influence anglaise, continuait à paraître une manifestation contre la France. Les deux partis s'accusaient réciproquement d'employer à leur profit l'autorité du gouverneur et des officiers. Les églises de chaque confession avaient pour annexes des écoles tenues par des maîtres indigènes ; le gouverneur général ayant créé des écoles officielles laïques, le conflit se compliqua d'une lutte contre l'enseignement confessionnel ; le gouverneur interdit les cérémonies du culte en dehors des églises et supprima les maîtres indigènes sans diplôme.

Il y eut aussi des mécomptes économiques. Madagascar, suivant la boutade du premier directeur de l'enseignement (E.-F. Gantier), a la forme, la couleur et la fertilité d'une brique. Sur un territoire de 600.000 kilomètres carrés (plus grand que la France), la population (dont aucun recensement ne faisait connaître le chiffre) ne dépassait pas 3 millions d'âmes ; les cultures se limitaient aux parties du plateau habitées par les Hovas et aux plantations des colons venus de la Réunion sur la côte est. Le reste de File, couvert d'herbes sauvages ou de forêts, avait une population clairsemée et misérable. Les ressources se réduisaient à des troupeaux de bœufs maigres et petits, et aux champs d'or que les indigènes exploitaient par la méthode primitive du lavage — les quartz aurifères exploités avec des machines à broyer donnaient un faible revenu.

Le budget fut grevé lourdement de trois emprunts : pour la conversion de la dette des Hovas, l'aménagement d'un port à Diego-Suarez et la construction d'un chemin de fer très coûteux à travers les montagnes entre Tananarive et la côte orientale.

Le commerce extérieur, stimulé d'abord par la consommation du corps d'occupation et la vente des bœufs aux armées de l'Afrique australe, diminua dès 1902. L'importation, très supérieure à l'exportation, tomba de 45 millions en 1901 à 26. Cette crise, que Gallieni (revenu en 1905) attribua au nombre excessif des commerçants et au stock exagéré de marchandises, produisit en France une déception qui arrêta l'afflux des colons.

La situation s'améliora par une progression constante. Le chemin de fer de la côte orientale permit d'amener de l'intérieur le riz pour l'exportation, et activa les cultures riches dans la région côtière. L'exportation, inférieure en 1905 à 23 millions, dont l'or (7) était le principal article, atteignit en 1910 45 millions (dont 9 ½ pour les cuirs, 9 pour le caoutchouc), et 56 millions en 1913 ; l'importation ne monta qu'à 33 et 46 millions.

Le budget s'éleva en 1908 à 23 millions ½, dont 12 millions de taxe personnelle. Une taxe spéciale fournit les fonds pour créer l'assistance médicale. La colonie avait trouvé son équilibre économique.