HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE III. — LA POLITIQUE EXTÉRIEURE ET LA POLITIQUE COLONIALE.

CHAPITRE II. — LA POLITIQUE DE LA FRANCE DANS L'AFRIQUE DU NORD.

 

 

LA France, réduite à une politique défensive en Europe, tourne son activité extérieure vers l'Afrique et l'Asie, où, en un quart de siècle, elle occupe d'énormes territoires et se constitue un empire colonial, le deuxième du monde. Sa politique coloniale se combine si étroitement avec sa politique étrangère, qu'on est obligé de les étudier ensemble. Il ne suffirait donc pas d'exposer, soit l'histoire séparée de chaque colonie, soit l'histoire en ordre chronologique de l'ensemble des colonies. Il a paru préférable d'exposer l'expansion coloniale de la France, combinée avec sa politique extérieure, successivement dans les régions du monde où s'est porté son effort, l'Afrique du Nord, l'Extrême-Orient, l'Afrique Noire, en terminant par l'évolution générale de la politique coloniale française.

 

I. — LE RÉGIME DE L'ASSIMILATION EN ALGÉRIE.

LE Gouvernement impérial avait déjà (par le décret de mai 1870) rétabli le pouvoir des préfets en Algérie ; le personnel républicain acheva d'y supprimer l'administration militaire. La délégation de la Défense Nationale, assimilant l'Algérie à la France, la divisa en trois départements civils ayant chacun un conseil général élu. Les Israélites indigènes furent déclarés citoyens français et soumis à la loi française (24 octobre 1870). Ce décret, œuvre de Crémieux, israélite lui-même, irrita les Arabes, habitués à traiter les Juifs en inférieurs. L'Algérie, assimilée à la France, eut ses représentants à l'Assemblée, élus par les citoyens français.

Thiers rétablit le gouverneur général civil (qui fut jusqu'en 1878 un militaire ou un marin), et proposa à l'Assemblée d'abroger le décret de naturalisation des Israélites ; mais le projet, mal vu des financiers parisiens, n'arriva pas en discussion. Les Musulmans, mécontents d'être commandés par des civils, encouragés par le retrait des troupes françaises et le bruit des défaites de la France, se soulevèrent, mais seulement au printemps (avril 1871). Un Arabe de grande noblesse, partisan dévoué de la France, Sidi-Mokrani, bachaga (chef de district) dans le département de Constantine, mécontent de n'avoir pas été remboursé des sommes qu'il avait dépensées pour nourrir les affamés en 1867 et ne voulant pas obéir à des civils, se révolta avec sa tribu. L'insurrection devint, en pays kabyle, une guerre sainte contre les infidèles, dirigée par un chef de confrérie, et gagna quelques tribus nomades du Sahara. Les Kabyles surprirent et massacrèrent les colons de Palestro, puis assiégèrent Fort-National et les forts de la Grande Kabylie. Des renforts envoyés de France écrasèrent l'insurrection.

La répression fut sévère. Mokrani fut mis à mort. Les terres des Kabyles insurgés furent séquestrées ; on ne leur en rendit qu'une partie, et à condition de payer 30 millions d'indemnité pour les victimes ; les meilleures terres, celles du bas, 450.000 hectares (sur 2 millions), furent données à des colons français.

Il ne fut plus question de faire de un royaume arabe. Les Français et les Israélites naturalisés profitèrent de leurs droits de citoyens pour dominer les indigènes. Leurs élus, dans les conseils municipaux et généraux, agissaient en Algérie sur les fonctionnaires d'administration ; leurs députés et leurs sénateurs à Paris employaient leur influence sur le gouvernement, les ministères, les Chambres (comme rapporteurs du budget de l'Algérie). Ils demandaient d'appliquer aux départements algériens les mêmes règles qu'aux départements français. Le général Chanzy, gouverneur général civil nominé par Thiers, cumulait les pouvoirs civils avec le commandement supérieur des troupes ; les députés algériens lui reprochaient de maintenir le régime militaire. Le parti républicain arrivé au pouvoir le remplaça (1879) par Albert Grévy, frère du Président, et désormais le gouverneur fut toujours un civil.

Une proclamation du gouverneur annonça la fin du régime militaire, qui avait pu convenir au début de la colonisation, mais risquerait d'en compromettre le développement ; toutes les terres cultivables devaient passer sous l'administration civile. Un rapport officiel (novembre 1880), en acceptant de conserver pour un temps un gouvernement spécial, conclut par la formule : Le but... c'est l'assimilation. Une commission extra-parlementaire, formée en majorité de délégués des ministres et d'élus algériens, prépara une réforme, réalisée par les décrets de 1881. Tous les services restés sous la direction du gouverneur furent rattachés aux ministères ; les ordres et les nominations devaient partir de Paris comme pour les départements français. Le gouverneur général restait chargé de préparer le budget, avec l'aide du Conseil supérieur de l'Algérie, formé de 38 membres, dont 18 délégués par les conseils généraux algériens.

Pour faire l'assimilation administrative, on réduisit le territoire militaire aux régions à population clairsemée purement indigène (hauts plateaux et Sahara). Tout le pays propre à être habité par des Européens devint territoire civil. Les communes (au nombre de 320 en 1890) s'étendant sur de vastes espaces (11.000 hectares en moyenne) étaient administrées de trois façons, suivant la proportion de population européenne. — La commune de plein exercice, établie là où les Européens se trouvaient en nombre (ce qui faisait plus des deux tiers de la population), avait un conseil municipal élu par les citoyens français, élisant le maire suivant la loi française ; les Musulmans y étaient représentés par quelques délégués indigènes (de 2 à 6), un quart au maximum, même quand ils formaient la majorité. — La commune mixte, régime des pays où les colons étaient disséminés, avait une commission municipale formée de Français nommés par l'administration, et des chefs indigènes (caïds) ; le rôle de maire était tenu en territoire civil par un administrateur civil nommé par le gouverneur, en territoire militaire, par l'officier commandant. — La commune indigène, établie exclusivement en territoire de commandement, était administrée par le commandant militaire du cercle assisté des chefs indigènes.

Pour activer l'assimilation, l'État continuait la colonisation officielle. Une loi de 1871 réserva aux Alsaciens-Lorrains 100.000 hectares des meilleures terres, avec le transport gratuit et une indemnité. 11 vint en dix ans plus de 22000 familles. La plupart ne purent s'habituer, et revendirent ; il en resta quelques milliers, bons cultivateurs, dans la région de Constantine. Pour la création des villages, l'administration, abandonnant le système des petits lots en concessions gratuites, augmenta la contenance des lots jusqu'à 50 hectares, donna la préférence aux colons pourvus d'un capital, et finit par vendre les terres, en remplaçant l'obligation d'y résider par l'interdiction de les revendre. Le chiffre officiel (probablement exagéré) est de 11.000 familles établies de 1871 à 1884.

La population européenne, augmentant rapidement par l'excédent des naissances et l'immigration, surtout des étrangers, Espagnols, Maltais, Italiens, gens de natalité élevée (39, 36 et 31 p. 100), atteignit 459.000 âmes en 1881. La population française, malgré sa forte natalité (33 p. 100), s'accrut plus lentement, de 129.000 âmes en 1871 à 233.000 en 1881. La population indigène évaluée à 2 millions et demi resta vingt-cinq ans stationnaire.

Pour agrandir le champ de la colonisation, on confisqua les terres des Kabyles révoltés et on reprit la délimitation des terres des tribus arabes ordonnée en 1863, en vue de transformer les nomades en propriétaires. Une loi (1873), appliquant le régime français aux terres arch possédées en commun par le groupe de familles appelé douar, abolit les droits de jouissance indivise et le droit de rachat des voisins, et, partageant les terres dont les membres du douar avaient en commun la jouissance effective, donna à chacun la propriété absolue de son lot, le droit de le vendre même à un Européen. Le reste du territoire devint bien communal du douar. L'État en préleva une partie. Les colons purent acheter ces terres nouvelles de l'État et les nouvelles propriétés individuelles des Arabes.

Les indigènes restèrent soumis au pouvoir discrétionnaire des autorités. En territoire de commandement, les bureaux arabes, supprimés en 1870, se perpétuèrent sous le nom de service des affaires indigènes ; les officiers commandants de cercle qui administraient les indigènes gardaient le pouvoir d'infliger jusqu'à 8 jours de prison et 30 francs d'amende ; ils donnaient des ordres aux caïds nommés par le gouvernement parmi les notables musulmans.

Dans le territoire civil, où habitaient toutes les populations sédentaires kabyles, les Musulmans avaient passé sous la domination des fonctionnaires civils et des municipalités ; ils ne prenaient part à la vie publique que par l'élection de délégués musulmans, sans influence dans les conseils. Les indigènes restaient régis par le droit musulman ou le droit coutumier, mais les procès criminels étaient jugés par les cours d'assises, et le jugement des petites affaires fut transféré (1886) des cadis musulmans aux juges de paix français.

Le régime d'exception établi contre les Kabyles (par décret de 1874) et régularisé par une loi (1881) fut étendu à tout le territoire civil ; il créait des peines spéciales aux indigènes pour infractions spéciales à l'indigénat non prévues par la loi française, mais déterminées par des arrêtés préfectoraux. Les différentes listes dressées par l'administration furent unifiées en un tableau des infractions : omission de déclaration de naissance ou de décès, refus de service de garde, réunion sans autorisation, coups de feu, propos contre la France, manifestations, retard dans le paiement des impôts, etc. Les juges de paix appliquaient les peines ; les administrateurs, dans les communes mixtes, pouvaient infliger sommairement la prison jusqu'à 5 jours et l'amende jusqu'à 15 francs. Les tribus restaient responsables collectivement en cas d'incendie de forêt. Le gouverneur gardait le pouvoir d'interner par voie administrative.

Les Musulmans, placés par ce code de l'indigénat en dehors du droit pénal commun, restaient en dehors du régime fiscal français ; ils continuaient à payer les impôts arabes sur les récoltes (achour), les troupeaux (zekkel) et les palmiers, en pays kabyle la capitation ou l'impôt par feux, qui fournissaient la plus grande partie des recettes. Les Européens ne devaient d'autre impôt direct que la patente des professions et une taxe municipale sur les loyers, ils ne payaient sur la propriété bâtie, depuis 1884, que les centimes additionnels pour la commune et le département. Leurs contributions indirectes, beaucoup moins lourdes qu'en France, étaient le timbre, les poudres, les droits d'enregistrement (diminués de moitié), et l'octroi de mer, levé dans les ports sur les boissons, dont le produit était partagé entre les communes.

 

II. — L'ORGANISATION DE L'ALGÉRIE EN COLONIE.

L'ASSIMILATION établie sur la demande des Algériens ne tarda pas à être attaquée en France : on lui reprocha de s'adapter mal aux caractères exceptionnels du pays et de la population, de détruire l'unité de l'Algérie, de livrer les indigènes à la domination des colons. La délimitation des terres indivises, pour une dépense évaluée à 16 millions, n'avait en 1891 transformé en propriété individuelle guère qu'un quart de la surface à partager. Les spéculateurs et les hommes de loi achetaient à bas prix aux indigènes leurs terres en profitant des doutes sur leurs droits de propriété, ou de la vente judiciaire des biens indivis, imposée par la loi française. Les chemins de fer, concédés à des compagnies, moyennant une subvention et une garantie d'intérêts, formaient un chaos de lignes construites à grands frais (de 1877 à 1890), mal reliées, sans tarif uniforme, qui ne couvraient pas leurs dépenses et desservaient mal le pays ; depuis 1890 on avait cessé les constructions.

L'assimilation fut condamnée officiellement par le rapport de Jules Ferry au nom de la commission du Sénat (1892) ; il dénonça l'erreur fondamentale d'avoir voulu faire de l'Algérie un prolongement de la France, d'y avoir vu autre chose qu'une colonie. Le gouverneur, privé d'autorité sur le personnel, dépourvu des moyens de faire étudier les améliorations pratiques, n'était qu'un décor coûteux et inutile, au lieu d'être, comme le vice-roi anglais des Indes, le directeur des services publics.

Les Chambres détachèrent successivement les différents services (de 1896 à 1902) des ministères de Paris et les rattachèrent au centre de la colonie, Alger. Le gouverneur général, représentant le gouvernement de la République dans toute l'étendue du territoire algérien, reçut un pouvoir général de direction ; il devait être consulté pour la nomination des hauts fonctionnaires et des juges de paix.

Les Délégations financières chargées de préparer le budget (1898) furent formées de délégués de trois catégories : 1° 24 des colons ; 2° 24 des autres contribuables français ; 3° 21 des Musulmans (15 Arabes, 6 Kabyles). Chacune délibérait séparément et présentait son rapport séparé. Le Conseil supérieur, réorganisé avec 58 membres — 24 fonctionnaires (préfets, chefs militaires), 15 délégués des Conseils généraux, 16 élus des Délégations, 9 notables indigènes —, eut le pouvoir d'adopter ou de rejeter les décisions des Délégations. Cette réorganisation coïncida avec une crise politique l'affaire Dreyfus, exploitée par des journaux antijuifs, provoqua en 1898 à Alger des émeutes contre les juifs et amena l'élection en Algérie de 4 députés antijuifs qui se joignirent aux nationalistes. Les 2 députés réélus, Étienne et Thomson, restèrent dans la majorité ministérielle où dès 1902 rentra toute la députation algérienne.

Une loi de 1900 fit de l'Algérie une colonie à budget autonome, couvrant ses dépenses ordinaires au moyen des recettes de son territoire et pourvue du droit de conclure des emprunts. La France ne garda à sa charge que les dépenses militaires (évaluées à 84 millions), et pendant vingt-cinq ans la garantie d'intérêts pour les chemins de fer (remplacée en 1901 par une subvention décroissante pendant quarante ans). Le gouverneur général, qui avait l'initiative des dépenses nouvelles, dressait le budget avec l'aide des Délégations. Sous le contrôle du Parlement français resté maitre de la législation, l'Algérie acquit une autonomie économique qui lui permit d'entreprendre des travaux publics (irrigation, navigation, voies de communication) pour mettre en valeur son sol et son sous-sol. Deux emprunts de 50 millions en 1902 et 1908 fournirent le moyen d'achever le réseau des chemins de fer. Des concessions furent accordées pour l'exploitation des mines de fer du massif de l'Ouenza.

L'Algérie conserva son régime fiscal spécial, qui imposait aux indigènes la majeure partie des charges (18 millions sur 26 en 1904). Les recettes, d'une moyenne de 45 millions entre 1888 et 1898, s'élevèrent à 63 en 1901 et 87 en 1910. Les conseils municipaux, où les Européens disposaient de la majorité, faisaient peser les contributions locales sur les indigènes. La répartition continuait à être faite par les agents indigènes. Les Kabyles avaient leurs conseils (djemmaas) qui contrôlaient les rôles de capitation ; mais les Arabes restaient à la discrétion des anciens chefs, cheiks ou caïds, pourvus du titre d'adjoints-indigènes, qui, recevant une rétribution insuffisante (de 1.000 à 1 200 fr.), gardaient l'usage d'exploiter leurs administrés. La justice d'exception appliquée aux indigènes fut attribuée (1902) à un tribunal répressif par canton (formé du juge de paix et de deux assesseurs) et à une Cour criminelle par arrondissement. L'administration conserva sur les indigènes un pouvoir disciplinaire ; le gouverneur pouvait interner tout indigène dangereux.

Les colons se plaignaient de l'insécurité des personnes et des propriétés. La révolte de Margueritte (1901), où une foule kabyle, excitée par un fanatique musulman, massacra les colons français, montra que l'islam restait assez fort pour provoquer des troubles.

La tentative de transférer les terres des indigènes aux colons fut abandonnée (depuis 1892) ; la plus grande partie des terres arabes resta dans l'indivision. Les Kabyles, avec les épargnes acquises en travaillant au service des colons, rachetèrent peu à peu leurs terres confisquées en 1871. La création de villages français aux frais de l'État, au moyen de concessions gratuites de terres, ne resta pas sans résultat, car, si la majorité des colons primitifs (62 p. 100) avait quitté sa terre pour aller s'établir dans les villes, les centres créés de 1871 à 1895 avaient une population de 81.000 Européens, dont 60.000 Français. Mais cette colonisation officielle ne parut plus nécessaire ; le peuplement européen de l'Algérie semblait désormais assuré par la forte natalité et par l'immigration des Espagnols. La naturalisation obligatoire des enfants d'étrangers nés en Algérie (1889) rendit la majorité à la population française ; elle s'éleva en 1896 à 367.000 sur 665.000, en 1906, à 459.000 (dont 119.000 naturalisés) ; la population étrangère à 215.000 (dont 160.000 Espagnols). La population indigène, en croissance rapide depuis vingt ans, atteignit 4 millions et demi.

 L'étendue de la propriété indigène, surtout des pâturages, avait diminué. Les indigènes gardaient leurs procédés primitifs de culture et ne produisaient guère que pour la consommation locale. Mais les colons augmentaient la production des céréales ; ils créaient des vignobles d'un rendement si abondant que la récolte du vin passa de 250.000 hectolitres (en 1878) à plus de 8 millions en 1907 ; ils entreprenaient sur la plaine littorale la culture lucrative des légumes et des primeurs pour l'exportation.

L'enseignement public fut organisé d'abord en vertu de l'assimilation, par l'application de l'instruction gratuite et obligatoire ; toute commune dut entretenir au moins une école primaire ouverte aux enfants européens et indigènes (1883). Les instituteurs et institutrices français enseignaient dans les écoles ordinaires ou principales, fréquentées par les enfants européens ; les adjoints indigènes tenaient les petites écoles des villages musulmans. L'école devait habituer les indigènes à la langue et à la civilisation françaises ; comme on n'aurait pu l'imposer sans révolter le sentiment musulman, l'obligation fut restreinte aux garçons clans les territoires désignés par arrêtés, et la fréquentation dépendit de la volonté des familles musulmanes. Pour les attirer par des avantages pratiques, on créa (1892) des écoles professionnelles de travail manuel, des cours d'apprentissage, et pour les filles des écoles ménagères où l'on enseignait la coulure, la tenue de maison, la fabrication de tapis et de broderies. Les écoles de garçons étaient fréquentées surtout dans les villes et chez les Kabyles sédentaires. Mais on se plaignait des programmes trop chargés, qui imposaient l'instruction à la fois en français et en arabe, de la fréquentation irrégulière et de la misère des élèves qui les empêchait de suivre l'enseignement. Il fut décidé (1908) de créer 60 écoles par an, et la colonie fut autorisée à prendre à sa charge la construction des écoles indigènes. La medresa (université) musulmane fut conservée pour recruter les juges musulmans.

Le service militaire fut rendu obligatoire pour tous les habitants, même musulmans (1912).

 

III. — LA CONQUÊTE ET L'ORGANISATION DU SAHARA.

L'IMMENSE désert parsemé d'oasis, le Sahara, qui s'étend sur la frontière Sud de l'Algérie et du Maroc jusqu'à l'Atlantique et au Niger, est parcouru par des tribus nomades, la plupart parlant arabe, qui dominent et rançonnent les cultivateurs sédentaires établis dans les villages fortifiés des oasis. Ces populations, en relation avec leurs coreligionnaires du Nord, par les caravanes, les pèlerinages aux sanctuaires, les expéditions de pillage, étaient restées indépendantes des maîtres officiels de l'Algérie. La domination française restait arrêtée aux premières oasis des provinces de Constantine et d'Alger, Biskra, puis Laghouat. Un traité avait été conclu en 1862 à Ghadamès avec des chefs de Touareg, pour faciliter le passage des négociants français à travers le Sahara ; mais les efforts pour créer une route de commerce de l'Algérie jusqu'au Soudan furent arrêtés par les tribus du désert. Les Français se bornèrent à forer des puits artésiens (1866-1873) dans la nappe d'eau souterraine de l'Oued Rhir, et à faire des expéditions militaires de répression jusqu'à El Goléa (1873).

Dans le Sud-Oranais, la convention conclue avec le Maroc en application du traité de 1845 ne traça pas de limites à travers le Sahara entre les possessions françaises et marocaines, puisque la terre ne se laboure pas et sert de pacage aux Arabes des deux empires. Les deux contractants devaient exercer la plénitude de leurs droits sur leurs sujets respectifs ; chacun d'eux pouvait en cas de désordre procéder contre ses sujets mêlés à ceux de l'autre. La France, en vertu de ce droit de suite, envoya des expéditions sur le territoire indivis, mais n'y fit pas d'établissement.

L'attention fut ramenée sur le Sahara par les projets de chemin de fer transsaharien. On proposa (1878) un trajet d'Alger, par Laghouat, à Tombouctou. La commission d'études envoya le commandant Flatters avec une escorte étudier le trajet par Biskra et Ouargla vers le Niger (1879). A la deuxième expédition, la mission Flatters fut massacrée par les Touareg (1881). Le projet du Transsaharien fut ajourné, puis abandonné, quand s'ouvrit par le Sénégal et le Niger une route beaucoup moins coûteuse vers le Soudan.

La pénétration dans le Sahara commença avec les expéditions militaires dans le Sud-Oranais ; la tribu guerrière des Ouled-Sidi-Cheik, commandée par une famille de marabouts, y était établie des deux côtés de la frontière. La région semblait pacifiée depuis 1870, quand un marabout algérien, Bou-Amama, pendant la guerre sainte des Musulmans contre les Français en Tunisie, lança plusieurs tribus sur le territoire français. La révolte écrasée (octobre 1881), les Français occupèrent Aïn-Sefra, dans la montagne, et firent deux expéditions jusque près de Figuig (1881-82). Dans le Sud-Algérien, la France annexa l'oasis du Mzab, habité par des Musulmans hérétiques, sous prétexte qu'ils avaient approvisionné les insurgés ; elle réoccupa Ouargla et reprit le forage des puits artésiens dans l'Oued Rhir ; dans le Sud de Constantine, elle réoccupa Touggourt. Le territoire militaire des trois départements fut ainsi prolongé dans le désert. Un poste avancé fut créé à El Goléa en 1891.

La rangée des oasis sur la frontière du Maroc, refuge des rebelles algériens, d'où partaient les excitations à la guerre sainte et les razzias en territoire français, était aussi la route la plus abondante en eaux, la plus peuplée, la plus sûre à travers le désert. Mais le désastre de la mission Flatters avait laissé l'impression qu'on ne devait traverser le Sahara qu'avec une troupe suffisante pour forcer le passage, et l'opinion publique en France se défiait des expéditions. Ce fut le groupe colonial, dirigé par les députés algériens qui, aidé des gouverneurs d'Algérie, décida le gouvernement à permettre l'opération et le, Chambres à en voter les frais. La construction du chemin de .fer s'avança vers le Sud-Ouest par saccades, suivant les variations de l'influence des Algériens sur le gouvernement. Pour arrêter les incursions, on bâtit dans le Touat une ligne de postes fortifiés (bordjs) gardés par des troupes qu'on ravitaillait à grands frais (1893-97).

Pendant ce temps, des trois colonies françaises qui entourent le Sahara, partaient des expéditions. Celle du Sénégal occupait Tombouctou, à la lisière Sud du Sahara (1893). Celle du Congo atteignait l'extrême-Est du Sahara. — Du Sud de l'Algérie, la mission Foureau, forte de '277 soldats, traversant le pays des Touareg, franchissait la chaîne de l'Adrar et redescendait sur le lac Tchad (1898). La convention de 1899 avec l'Angleterre reconnut à la France la possession de tout le Sahara entre l'Algérie, le Soudan et le Congo.

Les opérations sur la frontière marocaine compliquèrent les relations de la France avec le Maroc. Le gouvernement marocain, sur le conseil des agents étrangers, nomma des cadis dans les oasis du Touat pour y affirmer sa souveraineté. Les postes français construits pour empêcher les incursions parurent inefficaces. Suivant l'expression d'un officier, on ne tient pas les nomades avec des bordjs, on les tient par le ventre, en occupant les oasis qui les nourrissent.

Un nouveau gouverneur général envoya une mission géologique, avec une escorte de 140 hommes ; attaquée par des guerriers venus d'In-Salah, elle les repoussa et, après un combat, força la population d'In-Salah à se soumettre (déc. 1899-janv. 1900). On décida d'occuper tous les groupes d'oasis du Sud-Ouest. Une colonne opéra dans le Tidikelt à l'extrême-Sud, l'autre à l'Ouest vers le Tafilelt et contre l'oasis de Gourara, qui appela à son aide les Berabers, tribus du désert. Il fallut envoyer des renforts.

L'opération achevée (en 1901), on organisa la conquête. Le gouverneur conclut avec le Maroc deux accords (1901-02) sur l'administration de la zone mixte et sur les douanes. Chacun des deux États devait nommer deux commissaires chargés de régler les différends. Chaque bourg (ksar) choisirait entre les deux dominations ; les tribus nomades du territoire français auraient le droit d'émigrer. Pour empêcher les incursions, on créa (1902) des forces mobiles prêtes à se porter rapidement sur les points menacés : ce furent les compagnies des oasis, commandées par des Français, formées d'indigènes en partie méharistes (de la tribu des Chaambas) montés sur des chameaux, qui, moyennant une solde, se chargeaient de se nourrir et d'entretenir leurs montures. La région des oasis, détachée de la division d'Alger, fut rattachée à celle d'Oran ; puis, pour éviter les conflits entre les trois divisions d'Algérie, on créa les quatre territoires du Sud (1905). Le chemin de fer fut prolongé en passant tout près de Figuig jusqu'à Colomb-Béchar, le poste le plus avancé.

 

IV. — L'ÉTABLISSEMENT DU PROTECTORAT SUR LE MAROC.

LE Maroc est peuplé de tribus berbères musulmanes en partie arabisées. L'islam, au Maroc, consiste surtout dans la vénération des marabouts, personnages sacrés investis d'une force mystérieuse, la baraka, qui s'étend à leur résidence, leur tombeau, leurs descendants, et communique à ceux qui les approchent la santé et la prospérité. Sur ce caractère religieux reposait l'autorité du Chérif, chef d'une famille qui prétend descendre du Prophète. Son pouvoir, légalement illimité, se restreignait en fait aux tribus qui consentaient à le reconnaître et aux pays qu'il pouvait forcer à lui obéir, aux alentours des villes de résidence où il entretenait un gouverneur et une garnison. Son personnel de gouvernement et de guerre s'appelait le maghzen (ce nom s'étendait aux pays qui lui obéissaient). Chaque année il emmenait, en expédition ses troupes et les guerriers des tribus maghzen pour lever les impôts et combattre les tribus insoumises.

Ce régime de révoltes et de guerres donnait l'impression d'un empire militaire en décomposition ; on l'a comparé aussi à un empire en voie de formation. L'État était strictement musulman, les Israélites, privés de tout droit, n'étaient tolérés que dans des quartiers spéciaux. Les chrétiens ne pouvaient entrer clans aucune des villes de l'intérieur, résidences du Chérif ; les représentants des puissances chrétiennes restaient internés à Tanger, port de mer à demi européen.

Une convention internationale (1880) reconnut aux principaux États européens le droit pour leurs nationaux d'acquérir au Maroc des droits de propriété et d'avoir dans les campagnes des courtiers indigènes (censaux) protégés par leur consul.

Le commerce avec l'Europe, fait par les ports de l'Atlantique, consistait en l'exportation en matières brutes, en l'importation en sucres, thé, étoffes de coton, et n'atteignait pas, en 1891, une valeur totale de 90 millions. L'Angleterre, installée à Gibraltar, en tenait la plus grosse part. Le voisinage de l'Algérie n'avait donné à la France ni relations de commerce ni influence politique, car le Maroc, par toutes ses régions arrosées et fertiles, par tous ses ports et toutes ses capitales, a sa façade sur l'Atlantique et tourne le clos à l'Algérie.

Le Chérif, Abd el Aziz, qui à l'âge de seize ans (1894) succéda à un souverain guerrier, était un jeune homme obèse, timide, sans fanatisme musulman, d'ailleurs incapable de gouverner et dirigé par des ministres qu'on pouvait espérer gagner. Il parut possible d'ouvrir les ports et les pays fertiles de la région atlantique au commerce, aux entreprises et aux spéculations des acquéreurs de terrains et des financiers français. Les députés algériens, surtout celui d'Oran, directement intéressé par le voisinage, travaillèrent à obtenir du gouvernement la pénétration pacifique du Maroc ; ce terme rassurait le public français contre la crainte d'être entraîné à une guerre coûteuse et meurtrière.

L'Angleterre tenait le premier rang clans le commerce du Maroc. L'Espagne, de ses anciennes conquêtes, gardait des villes fortes (présides) sur la côte de la Méditerranée. L'Allemagne faisait du commerce dans les ports atlantiques ; la ligne pangermanique et la Société coloniale réclamaient, (en 1904) le Maroc comme un champ d'expansion économique, et même une colonie de peuplement pour les Allemands. La France, obligée de ménager tontes ces rivalités. vit le Maroc passer brusquement au premier plan de sa politique extérieure et devenir le terrain principal de sa diplomatie.

L'Angleterre, qui inaugurait une politique d'entente générale avec la France, ne fit pas d'opposition ; en compensation de l'abandon des revendications françaises sur l'Égypte, elle reconnut à la France, pal' la convention du 8 avril 1904, une influence prépondérante au Maroc, limitée par des restrictions.

Le gouvernement anglais reconnait qu'il appartient à la France, notamment comme puissance limitrophe du Maroc... de veiller à la tranquillité de ce pays et de lui prêter son assistance pour toutes les réformes administratives, économiques, financières et militaires dont il a besoin et déclare qu'il n'entravera pas l'action de la France à cet effet. Le gouvernement français déclare qu'il n'a pas l'intention de changer l'état politique du Manie c'est-à-dire qu'il respectera sa souveraineté. Il promet de laisser intacts les droits de la Grande-Bretagne fondés sur les traités, conventions et usages. Il s'engage n'élever aucun ouvrage militaire sur la côte du détroit. Il reconnait les intérêts que l'Espagne tient de sa position géographique et ses possessions sur la côte.

Le règlement avec l'Espagne, discuté dès 1902, fut conclu sous l'orme d'un protocole (3 oct. 1904) complété par un accord (1er sept. 1905). Les deux Etats, se déclarant fermement attachés à l'intégrité de l'empire marocain. s'entendirent pour fixer l'étendue des droits et la garantie des intérêts résultant de leurs possessions. L'Espagne promettait, de ne pas entraver l'action de la France, de lui prêter l'appui de sa diplomatie et, de ne faire d'action sur la côte du Nord que d'accord avec elle. Des clauses secrètes (1905) délimitèrent les zones d'influence.

Un représentant du gouvernement français alla proposer au Chérif de créer une banque d'État et une police clans les ports atlantiques, en maintenant la souveraineté du Chérif, l'intégrité glu territoire, le commerce libre avec toutes les nations. Cette mission fut l'occasion du conflit entre la France et l'Allemagne en 1905, qui fut réglé par la Conférence d'Algésiras. Les grandes Puissances, renonçant à créer aucun organe international, reconnurent à la France une situation privilégiée au Maroc, non seulement sur la frontière algérienne, niais sur l'Atlantique. Un corps de Marocains musulmans, dirigés par des instructeurs étrangers, fui chargé de la police dans les fluas ports, 4 assignés aux officiers français, 2 aux Espagnols ; Tanger ci Casablanca eurent un régime mixte.

L'action de la France au Maroc devint un sujet de polémiques de presse et de discussions à la Chambre. La politique officielle du gouvernement réservait à la France le droit exclusif d'entretenir des relations avec le gouvernement marocain, afin d'écarter toute intervention d'une puissance étrangère. L'indépendance du Maroc, disait Delcassé, est une garantie de la sécurité de l'Algérie. On espérait établir l'ordre nécessaire à la liberté des transactions commerciales par une collaboration avec le Chérif, en renforçant son pouvoir par une aide ou un appui bienveillant. Il s'agissait de réformer le maghzen pour le fortifier, en se limitant à l'organisation de la police, de la banque, des emprunts et des travaux publics, de façon à éviter une expédition militaire et même l'extrémité toujours grave des débarquements.

L'opposition, dirigée par les socialistes, condamnait toute opération contre les Marocains, comme contraire au droit des peuples, et voulait agir par la persuasion. Jaurès réclamait une entente directe avec les sujets du sultan, et proposait des crédits pour développer pacifiquement, chez les tribus musulmanes qui avoisinent l'Algérie... des œuvres de civilisation, caisses de réserve contre la famine et distribution de grains, écoles, soins médicaux, marchés, voies de communication. C'était la politique des tribus opposée à la politique maghzen du gouvernement.

Le parti algérien rejetait l'une et l'autre comme fondées sur la méconnaissance des populations ; il désirait soumettre le Maroc à la prépondérance française pour faciliter les entreprises dans les ports et l'acquisition des terrains, et, convaincu qu'en pays musulman la force seule est respectée, il ne redoutait pas une expédition militaire, qui promettait des bénéfices aux colons d'Algérie.

La pénétration humanitaire par les services rendus aux tribus resta à l'état de rêve ; la pénétration diplomatique par un accord avec le maghzen avorta par l'impuissance du Chérif, la France fut entraînée à réaliser la pénétration militaire par l'armée.

Le contact personnel de la population marocaine avec les étrangers lit éclater les conflits d'où sortit l'intervention armée. Un médecin français, Mauchamp, installé à Marrakech, fut massacré par les Musulmans irrités, pour un motif resté incertain (mars 1907). Le gouvernement français répondit à l'extrémité opposée du Maroc, en envoyant d'Algérie une expédition qui occupa Oudjda, puis la région voisine. Le 30 juillet 1907, neuf ouvriers européens travaillant au port, de Casablanca lurent massacrés par une foule furieuse. Le consulat français fut protégé par un détachement de marins français. Mais les tribus voisines arrivées en armes pillèrent la ville. Un corps de troupes français, envoyé par mer, occupa Casablanca, avec l'ordre de limiter son action à la banlieue.

Le gouvernement dès lors ne put plus se décider à une évacuation qui risquait de rendre la France impuissante au Maroc, et l'occupation s'élargit irrésistiblement par le besoin naturel de l'armée française de dégager sou champ d'opérations. Ce furent d'abord des colonnes manœuvrant isolément et laissant des garnisons dans quelques points de l'intérieur. Puis le général d'Amade, ayant reçu des renforts, opéra avec une masse unique et soumit la région fertile et peuplée de la Chaouïa (1908).

Le maghzen se montrait impuissant à collaborer à une œuvre de civilisation, et même à protéger la vie des étrangers. Abd el Aziz, déjà compromis par son goût pour les inventions européennes, se rendait impopulaire en essayant de remplacer les impôts traditionnels fondés sur le Coran. Il eut en octobre 1907 une entrevue à Rabat avec le résident et le général qui le fit paraître aux yeux des Musulmans l'allié et l'instrument des infidèles. Son frère Moulay Abd et Hafid, Khalifa (vice-roi) à Marrakech, se posant en défenseur de l'Islam, fut proclamé par les tribus du Sud et, soutenu par les oulémas (théologiens), il fut reconnu à Fez, puis dans tout le Maroc. Aziz, en allant de Rabat à Marrakech, vit son armée mise en déroute et se réfugia auprès de l'armée française (août 1908). Sur la frontière algérienne, les tribus berbères, qui commençaient la guerre sainte en attaquant les postes fortifiés du Sud-Oranais, furent mises en déroute. — L'Espagne occupa (1908-10) la zone en bordure de la Méditerranée prévue par l'accord avec la France.

Après l'accord franco-allemand de 1909, qui reconnaissait à la France une prépondérance politique au Maroc, Moulay Hafid, se sentant isolé et sans ressources, conclut avec la France (mars 1910) un accord qui lui assurait un emprunt de 101 millions gagé sur les douanes, le tabac et les revenus des villes de la côte, et le départ de toutes les troupes françaises dès que la sécurité serait garantie par un corps marocain dirigé par une mission française. Le gouvernement français, embarrassé par l'aventure marocaine, limitait l'action militaire à des opérations partielles, en réponse à des attaques locales (en 1909 chez les Zaer, en 1910 sur le Tadla). Sur la frontière algérienne, le général Lyautey, rompant avec la tradition défensive des postes fortifiés et des colonnes militaires, inaugurait en 1910 une méthode résumée dans les formules : On se garde par le mouvement ; Il faut montrer la force pour n'avoir pas à s'en servir. Il parcourait une région avec une masse de troupes suffisante pour tenir en respect les tribus, et appuyait l'intimidation militaire par des négociations politiques avec les chefs.

Moulay Hafid, compromis à son tour par son entente avec les Infidèles, menacé par la révolte des tribus berbères autour de Fez et le soulèvement du maghzen à Meknez, demanda secours aux Français (27 avril 1911). Le ministère décida une expédition à Fez, en donnant pour instructions au général Moinier de ne faire rien qui nuise à l'indépendance et au prestige du souverain, et d'annoncer aux tribus que le but était de rétablir l'ordre et l'autorité du sultan. L'expédition occupa Fez (21 mai), Meknez (8 juin) et Rabat (9 juillet). Ce fut l'occasion de la crise d'Agadir, dénouée par la convention du 4 novembre 1911 avec l'Allemagne, qui reconnut à la France le droit  d'établir sur le Maroc un protectorat pour l'introduction de toutes les réformes administratives, judiciaires, économiques, financières, militaires. L'Allemagne, n'ayant pu obtenir ni un condominium économique, ni un partage des zones, réservait seulement l'égalité économique des nations, qui devait maintenir au Maroc la porte ouverte les fournitures et les entreprises de travaux ne seraient données que par adjudication ; aucun chemin de fer ne serait construit avant celui de Tanger à Fez.

Le protectorat fut établi officiellement par la convention du 30 mars 1912 avec Moulay Hafid, qui reconnut le résident général français au Maroc pour seul intermédiaire entre le sultan et les puissances étrangères. Ce fut le signal d'une révolte générale. La propre armée du Chérif se souleva (17 avril) ; les tabors (bataillons d'infanterie), irrités de ce qu'on les obligeait à porter le sac et qu'on faisait sur leur solde un prélèvement pour les frais de l'ordinaire comme dans l'armée française, massacrèrent leurs officiers français ; les Berbères assiégèrent Fez, la guerre sainte fut proclamée dans les tribus. La répression commença par une expédition française qui dégagea Fez. Moulay Hafid abdiqua ; il eut pour successeur Moulay Joussef, prince pacifique, adonné aux études théologiques, qui s'est toujours maintenu en accord complet avec la France.

L'Espagne, par une convention du 27 novembre 1912, consentit à agrandir la zone française au sud du Sous et du côté de la Moulouya ; sa participation dans la compagnie chargée de construire et d'exploiter le chemin de fer de Tanger à Fez fut fixée à 40 p. 100. La zone espagnole serait gouvernée par un Khalifa (lieutenant) du sultan, résidant à Tetouan, sous le contrôle du haut commissaire espagnol. Tanger, avec ses alentours, resté sous un régime international, serait administré en commun par les légations européennes et le maghzen, avec l'aide des colons répartis en trois collèges.

La France se trouva engagée dans une guerre générale au Maroc, où elle employa des effectifs de 56.000 hommes en 1912, 70.000 en 1913 et 63.000 en 1914. Il fallut d'abord, en 1912, combattre au Nord un prétendant qui prêchait la guerre sainte dans la région de Fez et se retira dans la zone espagnole ; au Sud un Mahdi qui, proclamé sultan, fut reconnu dans le Sous et entra dans Marrakech. Puis les opérations du général Lyautey, exécutées dans plusieurs régions à la fois par des masses de manœuvres et combinées avec des négociations, amenèrent, en 1914, la soumission de toutes les plaines et des abords des massifs de montagnes. Enfin, deux expéditions venues, l'une de l'Ouest, l'autre de l'Est, se rejoignirent et entrèrent dans Taza, niellant la France en possession du passage qui unit le Maroc à l'Algérie (mai 1914).

Ainsi, des trois mesures décidées à Algésiras, deux étaient annulées, la souveraineté du sultan par le traité de protectorat, l'intégrité du territoire par l'occupation de la zone espagnole ; il ne subsistait que l'égalité économique des peuples étrangers. Mais, depuis l'intervention, le commerce français prenait une prépondérance croissante. Le total du commerce extérieur par mer, évalué en moyenne à 93 millions de 1903 à 1908, dont 40 p. 100 avec la France, s'éleva en 1913 à 236 millions (outre 40 millions avec l'Algérie par terre) ; la France et l'Algérie en faisaient 5 p. 100 ; c'était surtout un commerce d'importation (231 millions), la France fournissait surtout les blés. la semoule et le sucre.

 

V. — L'ÉTABLISSEMENT ET L'ORGANISATION DU PROTECTORAT EN TUNISIE.

LA Tunisie, qui prolonge l'Algérie à l'Est, avec un relief, un climat et des productions analogues, était peuplée de Musulmans de langue arabe, la plupart paysans sédentaires, nullement guerriers, établis sur les domaines des chefs et des fondations religieuses. Elle formait un État faible, soumis au pouvoir personnel absolu du bey de Tunis, nominalement sujet du sultan Ottoman. Le bey, dirigé par des favoris, avait, pour les dépenses de son harem et de ses palais, contracté, surtout en France, deux emprunts, dont il n'avait pu servir les intérêts. Une commission financière internationale (en 1869) lui avait, imposé un concordat qui réduisait sa dette de 160 à 125 millions, et affectait au paiement des intérêts ses recettes les plus sûres, douanes et taxes sur les marchés.

Les trois puissances qui avaient eu Tunisie des sujets ou des capitaux, l'Angleterre, la France, l'Italie, entrèrent en rivalité pour des concessions d'entreprises (la ligne de Tunis à la Goulette, la ligne d'Algérie), et les trois consuls se disputèrent l'influence sur l'entourage du bey. Le consul français, Roustan, finit par gagner le nouveau favori du bey, devenu son gendre, Mustapha ben Ismaïl, ancien ramasseur de bouts de cigare. L'Angleterre, au Congrès de Berlin, fit entrevoir à la France une compensation en Tunisie, et retira son consul, Wood. Mais, en Italie, l'opinion réclamait une influence prépondérante en Tunisie, fondée sur le voisinage plus proche et le nombre plus grand de nationaux établis dans le pays. Avant de quitter Tunis, Wood excita contre la France le nouveau consul italien (arrivé en décembre 1878). Une lutte s'engagea pour les concessions de télégraphes et de chemins de fer. La ligne de la Goulette, abandonnée par la Compagnie anglaise et mise aux enchères, fut rachetée au triple de sa valeur par une Compagnie italienne subventionnée par le gouvernement italien. Le favori du bey alla en Sicile voir le roi d'Italie, reçut de lui une décoration et, revenu à Tunis, lit interdire de vendre des terres aux Français. Les travaux de construction du chemin de fer concédé à une compagnie française d'Algérie furent arrêtés sous prétexte d'une concession antérieure. Un journal en arabe (imprimé en Sardaigne), plein d'injures contre les Français, parut à Tunis (mars 1880).

Le consul français et le gouverneur de l'Algérie demandèrent une intervention armée. Le gouvernement, séduit par l'idée d'augmenter le domaine colonial de la France, niais retenu par la crainte de mécontenter les électeurs en employant à une opération lointaine les ressources destinées à la défense du pays, hésitait à abandonner la politique de recueillement pour se lancer dans l'expansion coloniale. Ferry, chef du ministère, trouvait l'aventure dangereuse en une année d'élections. Le directeur des affaires politiques au ministère des Affaires étrangères (de Courcel) prétendit plus tard avoir persuadé son ministre Barthélemy-Saint-Hilaire, puis Gambetta, de la nécessité de profiter de cette occasion pour donner le baptême diplomatique à la République. Le ministère se décida, mais prit la précaution de dissimuler son projet.

Un peuple kabyle guerrier de la frontière tunisienne, les Kroumirs, en guerre contre une tribu algérienne, engagea un combat avec deux compagnies de soldats français (30 mars). Le ministère demanda un crédit de 5 millions et demi pour châtier ces populations insoumises. Il annonça aux Chambres (4 avril 1881) une intervention en la présentant comme une opération de police sur la frontière ; la France, disait-il, n'était pas en guerre avec le bey, puisqu'elle ne retirait pas son consul. Cette fiction dissimulait mal le but véritable de l'entreprise. Le sultan rappela ses prétentions à la souveraineté sur la Tunisie, renforça ses troupes en Tripolitaine et demanda un Congrès pour régler la question ; la France répondit (7 mai) que tout envoi de forces militaires serait considéré comme acte d'hostilité. — En Italie, le ministère fut interpellé et répondit qu'il ne s'agissait que d'arrêter des troubles.

L'expédition française se réduisit à une marche militaire : 30.000 hommes entrèrent en Tunisie (24 avril) en deux colonnes ; l'une au Nord, près de la mer, par le pays des Kroumirs, marcha sur Tunis, l'autre alla par le Kef contenir les tribus du Sud ; une escadre débarqua à Bizerte un corps de 8.000 hommes. Le consul Roustan, resté à Tunis, avait découvert un parent du bey prêt à prendre sa place s'il refusait de céder. L'armée arriva sans résistance au Bardo, où le bey se trouvait dans sa villa de la Manouba ; le consul l'y avait rejoint. Le général, suivant les instructions rédigées au ministère des Affaires étrangères, lut au bey le traité préparé à Paris et lui laissa un jour pour l'accepter. Le bey, effrayé, céda. Le traité du Bardo, sous forme d'un accord entre souverains, établit le protectorat de la France sur toute la Régence de Tunis.

Le bey consent à ce que l'autorité militaire française fasse occuper les points qu'elle jugera nécessaires pour assurer le rétablissement de l'ordre et la sécurité des frontières et du littoral. Le gouvernement français prend l'engagement de prêter un constant appui au bey contre tout danger qui menacerait la personne ou la dynastie de Son Altesse. Un ministre résident français auprès du bey sera l'intermédiaire les rapports du gouvernement français avec les autorités tunisiennes pour toutes les affaires communes aux deux pays Les agents français seront chargés de protéger les intérêts et les nationaux tunisiens. En retour, le bey s'engage à ne conclure aucun acte international sans une entente avec le Gouvernement français.

Ferry, évitant de préciser son but, déclara aux Chambres :

Il faut à notre siroté des gages durables ; c'est au bey que nous les demanderons. Nous n'en voulons ni à son territoire ni à son trône. La République a répudié tout projet d'annexion, toute idée de conquête. Mais le gouvernement du bey est tenu de nous laisser prendre sur son territoire... les mesures de protection.

L'expédition semblait terminée sans résistance ; la chaleur était venue, les élections étaient proches. On fit revenir la moitié de l'armée, il ne resta que 15.000 hommes répartis entre huit places. Mais les Musulmans du Sud n'avaient pas encore vu de troupes françaises et ne se résignaient pas à obéir aux. Infidèles. Arborant le drapeau vert de la guerre sainte, ils occupèrent Sfax, Kairouan (fin juin) et l'oasis de Gabès. L'escadre française bombarda Sfax, mais le gouvernement, à cause des élections, n'osa pas envoyer de troupes. Des bandes bloquèrent le Kef et vinrent jusque devant Tunis ; le bey demanda du secours.

La guerre commença alors au nom du bey. Trois colonnes françaises venant de Tebessa, Tunis, Sousse, accompagnées des troupes du bey, se réunirent devant Kairouan, la ville sainte ; les habitants se soumirent sans combat (27 août). On prit ensuite Gafsa et Gabès : à la fin de 1881, tout le pays était pacifié. Mais l'opinion, en France, irritée de cette guerre imprévue, s'indigna des révélations sur la forte mortalité des jeunes soldats du contingent envoyés dans un pays brûlant en plein été. Rochefort, dans l'Intransigeant, accusa Roustan d'avoir fait faire l'expédition pour faire hausser les valeurs tunisiennes ; il fut acquitté par le jury, bien qu'il n'eût prouvé aucun fait. Ce procès, embrouillé par des scandales privés, habitua le public à soupçonner dans toute entreprise coloniale une spéculation de gens d'affaires ; le personnel politique fut averti qu'on ne s'aventurait pas sans risques sur le terrain colonial.

Quelques députés algériens demandèrent l'annexion de la Tunisie ; Ferry fil maintenir le protectorat en montrant qu'il imposait des charges moins lourdes. La Tunisie ne devint donc pas nue colonie administrée par des fonctionnaires français ; elle resta un État protégé dépendant du ministère des Affaires étrangères. Le pays conserva ses chefs indigènes, les caïds, et ses tribunaux jugeant suivant le droit musulman. Le bey, resté nominalement souverain, garda ses ministres — le premier ministre chargé de la direction des caïds, le ministre de la justice et de la plume.

Un résident français auprès du bey (le premier fut le consul Roustan), sous les apparences d'un conseiller, dirigeait la politique générale, suivant le modèle donné par l'Angleterre dans l'Inde. Il faisait fonction de ministre des Affaires Étrangères, présidait le Conseil des ministres du bey et veillait au maintien de l'ordre.

Chaque service avait pour chef un haut fonctionnaire français, le commandant en chef, les directeurs des finances, des travaux publics, de l'enseignement. Un secrétaire général du gouvernement surveillait la correspondance avec les caïds ; des contrôleurs (qui furent d'abord des officiers) conseillaient les caïds et parcouraient les tribus pour inspecter et recevoir les plaintes ; ils exerçaient les fonctions consulaires pour les Français, tenant l'état civil et dressant les actes notariés. Les fonctionnaires français savaient tout et dirigeaient tout, sans entrer dans le détail du l'administration. La population indigène, ayant gardé sou souverain, ses chefs, ses tribunaux, son droit, ressentait faiblement la domination étrangère. Ce régime exigeait de la France moins de fonctionnaires, moins de dépenses, et lui causait moins d'embarras.

Par une convention (1883), le bey s'engagea à faire les réformes administratives, judiciaires et financières que le gouvernement français jugerait utiles, à ne plus contracter aucune emprunt et à fixer sa liste civile à 1.200.000 francs ; le surplus des recettes serait employé aux dépenses publiques. En échange, la France garantit un emprunt pour la conversion de la dette, qui fut remplacée par des obligations de 300 francs à 4 p. 100 (émises à 462 francs). Un personnel français, de trois directeurs (finances, contributions, douanes) et d'un receveur général, assisté de quelques inspecteurs, prit la direction des finances. Le Conseil des ministres et des directeurs, présidé par le résident, fut chargé de préparer le budget.

On conserva les anciens impôts, capitation (medjba) et impôt foncier (kanoun), dont les cinq villes principales restèrent exemptes, les dimes des blés et des huiles, les monopoles du tabac et du sel, les droits sur les marchés, les douanes d'entrée et de sortie. Les impôts indirects mieux surveillés produisirent des excédents ; les recettes disponibles montèrent, en quatre ans, de 5 à 19 millions. Dès 1883 une conversion réduisit l'intérêt de la Dette à 3 et demi p. 100. Le bey consentit à diminuer sa liste civile, ses dépenses de cour et de guerre : l'armée fut réduite à deux officiers d'infanterie, cinq de cavalerie, six d'artillerie, un commandant de la garde.

L'équilibre financier étant rétabli, la Tunisie put se débarrasser des deux institutions de contrôle étranger : la Commission internationale de la Dette fut abolie dès 1883, puis l'Angleterre et l'Italie renoncèrent par des traités à leurs juridictions consulaires. Des tribunaux tenus par des magistrats français furent créés pour juger tous les Européens (1883).

Le gouvernement conserva la forme légale d'une monarchie absolue. On créa seulement (1890) une Conférence consultative formée de représentants élus par les colons français. Ses attributions se réduisaient à donner des avis sur l'agriculture et le commerce.

La France envoya en Tunisie des capitaux plutôt que des hommes. Les Français y opéraient comme acheteurs de grands domaines, et directeurs d'entreprises de mines et de transports. Pour faciliter les achats, les terres des fondations religieuses (habous), que l'islam interdit de vendre, furent transformées en terres données à bail quasi perpétuel (enzel), moyennant une petite rente fixe. Les spéculateurs, profitant des habitudes musulmanes de possession indivise, achetaient, à vil prix des terres à des possesseurs incertains ou imaginaires, et. les revendaient sans tenir compte des indigènes établis sur le sol. Il en résulta des évictions violentes, et des procès scandaleux comme celui de l'Enfida, grand domaine vendu en 1880 à une société marseillaise et réclamé par un juif anglais. Pour établir des titres certains de propriété et alléger les formalités de transmission, on adopta (1892) un système d'inscription des terres imité du régime Torrens de l'Australie anglaise.

Les propriétaires faisaient cultiver les terres par des indigènes, journaliers ou tenanciers payant redevance ; ils employèrent, aussi les paysans siciliens qui, ne pouvant devenir propriétaires dans leur pays, venaient en Tunisie, louaient un petit lot de terre, le défrichaient, puis l'achetaient, par annuités. On commença par planter de la vigne à l'exemple de l'Algérie ; depuis la mévente des vins, le travail agricole se tourna vers les céréales, les oliviers et le bétail.

Les Français de Tunisie, inquiets du petit nombre des nationaux et de l'accroissement de la population italienne, décidèrent l'administration à attirer des cultivateurs français par la colonisation officielle, comme en Algérie. Un fonds de colonisation créé en 1897 reçut 10 millions jusqu'en 1907. De 1892 à 1912 furent créés 102 centres, et vendus 1 310 lots, sous condition de bâtir une maison. Le chiffre des propriétaires français s'éleva de 275, possédant 284.000 hectares, en 1887, à 2.913, possédant 774.000 hectares, en 1912 ; le total des propriétaires étrangers n'était que del 854, possédant 135.000 hectares. A côté des grands domaines acquis par de riches Français résidant en France, se constituait une moyenne propriété de nature à faire vivre largement des familles de cultivateurs français. La colonisation, restreinte d'abord aux grands domaines près de Tunis, s'était étendue au nord, vers la Medjerdah, sur un pays arrosé par des pluies plus régulières. La population italienne se portait de préférence vers les villes et le petit commerce ; les enfants d'immigrés, grâce à l'école primaire, s'habituaient à l'usage du français, qui préparait l'assimilation des Européens. La Conférence prit un caractère plus démocratique par l'adjonction aux représentants des grands propriétaires des élus des autres colons, en 1896, et de 16 indigènes choisis par le résident, en 1907.

La population musulmane n'opposa pas la même résistance qu'en Algérie. Les paysans propriétaires ou Khammès (métayers), habitués à une vie pauvre et humiliée, restèrent des sujets soumis ; les journaliers se contentaient d'un faible salaire. Ils se laissèrent imposer, sans protestation, le service militaire obligatoire avec remplacement. Dans les villes, les notables, propriétaires et marchands, acceptèrent docilement l'autorité française. Mais dans la génération nouvelle, le petit groupe surnommé les Jeunes Tunisiens, encouragé par l'exemple des Jeunes Turcs, essaya une opposition nationale musulmane par la presse de langue arabe. On lui attribua une émeute contre la police, fait sans précédent à Tunis, qui éclata sous prétexte du transfert d'un cimetière musulman, en 1909. Le résident fit usage du pouvoir absolu du bey pour exiler les chefs du mouvement. Des violences de fanatisme musulman contre les Italiens pendant la guerre de Tripoli, en 1911, furent réprimées facilement.

Sous ce despotisme éclairé et bienveillant, la Tunisie, administrée avec économie, accrut ses ressources. Les gisements de phosphate. sa principale richesse minière, après trois essais manqués d'adjudication. Furent concédés (1895) à la Compagnie des phosphates et du chemin de fer de Gafsa pour soixante ans (prolongés de dix en 1909), à condition de construire une ligne de 250 kilomètres et de payer une redevance ; l'exploitation, commencée en 1899, monta de 70.000 tonnes à 522.000 en 1905 et 1.355.000 en 1913. Le commerce extérieur, de 45 millions (26 et demi à l'importation) en 1885, monta, après l'abolition des douanes de sortie en 1890 et l'admission en France en franchise des huiles et du bétail, à 103 en 1900 et à 322 en 1913 ; l'exportation, destinée pour les trois quarts à la France ou à l'Algérie, dépassa l'importation.

Le budget, toujours en excédent, sauf deux années de récolte manquée (1888-89), monta de 12 millions en 1885 à 39 en 1898 et 63 en 1912. On put convertir la Dette, constituer un fonds de réserve et gager deux emprunts, en 1902 de 40 millions, en 1905 de 75 millions, pour un programme de chemins de fer, de routes et de ports.

La Tunisie resta un pays d'exploitation plutôt que de colonisation française.

 

VI. — LA POLITIQUE FRANÇAISE EN ÉGYPTE.

LA France avait en Égypte, depuis Mehemet Ali, de grands intérêts économiques, accrus encore par la création du canal de Suez, œuvre du Français de Lesseps, accomplie avec des capitaux français. Les commerçants français ou levantins d'Alexandrie et du Caire importaient surtout des articles de luxe français ; les entreprises modernes fonctionnaient avec des capitaux et des directeurs français ; les tribunaux pour les Européens rendaient la justice en français ; le français était devenu en Égypte la langue du commerce et de la civilisation. La France avait en Égypte une influence prépondérante, et l'opinion publique en Angleterre s'en inquiétait depuis que le canal de Suez était devenu la grande route de l'Inde.

L'Égypte, officiellement province de l'empire Ottoman, obéissait en fait à un vice-roi héréditaire qui, en 1866, s'était, fait donner le titre persan de khédive. Le khédive Ismaïl (régnant depuis 1863), levantin adroit, grossier et prodigue, avait fait d'énormes dépenses pour bâtir des palais et. garnir son harem ; il avait contracté une dette écrasante, et dès 1876 ne trouvait plus à emprunter. Il possédait des parts de fondateur du canal de Suez (177.000 actions) qui ne devaient recevoir de dividende qu'à partir de 1895, mais qui donnaient une influence commerciale sur la direction de l'affaire ; après une négociation secrète, il les vendit au gouvernement anglais (novembre 1875). Puis il suspendit ses paiements par décret (mai 1876) ; les cours de justice internationale d'Égypte déclarèrent le décret nul et ordonnèrent la saisie de ses domaines. Par un accord avec ses créanciers français et anglais, il engagea une partie de ses revenus, mais il en fit faire de fausses évaluations. Les gouvernements anglais et français, avertis par son ministre des Finances, Nubar, envoyèrent une commission d'enquête qui attribua le déficit aux abus de pouvoir du khédive. Ismaïl promit de céder ses domaines et de régner en souverain constitutionnel, et prit pour ministres un Anglais et un Français (novembre 1878). Mais, d'accord avec ses officiers, il organisa une émeute militaire, renvoya ses ministres européens, et abaissa l'intérêt de sa Dette (avril 1879). L'Angleterre et la France firent intervenir le sultan, qui, satisfait d'affirmer son autorité sur l'Égypte, destitua Ismaïl.

Son successeur, Tewfik, jeune homme honnête et borné, fut mis sous la tutelle de deux contrôleurs généraux européens ; une Commission internationale fut créée pour administrer la Dette ; l'armée devait être réduite à 18.000 hommes. la dépendance financière de l'Égypte envers l'étranger aboutissait à sa dépendance politique.

Les officiers indigènes, irrités de la diminution de l'armée, et jaloux des officiers circassiens et turcs, seuls admis aux gracies supérieurs, formèrent une société secrète qui essaya d'exciter un mouvement national. Le chef du mouvement, un colonel, Arabi, fils d'un fellah propriétaire, s'était acquis la réputation d'un bon musulman en fréquentant la mosquée, citant le Coran et faisant des discours contre les Européens. Les mécontents présentèrent au khédive une pétition le priant de nommer un Égyptien ministre de la Guerre ; les soldats ameutés marchèrent sur le palais et forcèrent le khédive à changer de ministre (février 1881). Après quelques mois de querelles, Tewfik reprit un ministre circassien. Les soldats occupèrent le palais ; Arabi, au nom de l'armée, demanda le renvoi du ministère qui avait vendu le pays aux étrangers, et la convocation d'une Chambre de représentants. Tewfik convoqua (septembre 1881) une assemblée de notables.

L'Angleterre envoya devant Alexandrie deux cuirassés et proposa à la France de promettre à Tewlik de l'aider à maintenir son indépendance. Gambetta, ministre des Affaires étrangères, proposa (14 décembre 1881) à l'ambassadeur anglais de se mettre d'accord sur les moyens de prévenir une crise en Égypte ou d'y remédier. Le ministère anglais (Gladstone) fit répondre que, tout en désirant rendre manifeste l'entente des deux États sur l'Égypte, il jugeait bon de réfléchir mûrement sur la conduite à tenir en cas de désordres. Gambetta l'invita à poursuivre ensemble un but précis en encourageant Tewfik à maintenir son autorité. Par une note commune (8 janvier 1882), les deux gouvernements déclarèrent à Tewfik qu'ils considéraient son maintien sur le trône comme seul capable de garantir l'avenir, et annoncèrent leur résolution de parer à toutes les causes de complication qui viendraient à menacer le régime établi en Égypte. La note visait à la fois les tentatives du sultan et les prétentions du parti national égyptien.

Cette démarche, semblant annoncer une politique d'action dirigée par Gambetta, inquiéta l'opinion en Angleterre nies gouvernements en Europe. Les grandes Puissances répondirent aux protestations du sultan par un mémorandum commun, déclarant n'accepter aucune atteinte au statu quo en Égypte par l'action particulière de l'Angleterre et de la France.

En Égypte, l'irritation croissait contre les étrangers : on faisait le compte des agents européens (1.325) et de leurs traitements (plus de 9 millions) : on rappelait le sort de Chypre et de la Tunisie. L'assemblée des notables demanda le pouvoir de voter le budget, puis un ministère parlementaire (2 février 1882). Tewfik, intimidé, prit pour ministres les chefs des mécontents. Arabi à la Guerre. Les contrôleurs déclarèrent leur contrôle impuissant contre une Chambre et une armée, et donnèrent leur démission. Ainsi une révolte militaire, faisant appel au sentiment national égyptien, détruisait le condominium franco-anglais des finances.

Le nouveau ministère promut généraux colonels, nomma 520 officiers, et fit arrêter et, déporter les officiers circassiens. L'assemblée des notables, rompant avec Arabi, refusa de se réunir sans convocation du khédive. Les ministres parlèrent de déposer Tewfik ; les consuls menacèrent d'une intervention en cas de troubles ; Arabi répondit qu'il ne garantissait pas l'ordre si une flotte se montrait. Une escadre de 7 navires anglais et, de à navires français arriva devant Alexandrie (20 mai). Freycinet, successeur de Gambetta, proposa une conférence européenne. Gladstone fit proposer au sultan d'envoyer des troupes turques. Il semble que Freycinet, d'accord avec l'Allemagne, préférât s'entendre avec les Égyptiens. Les consuls négocièrent pour obtenir la retraite des ministres égyptiens ; Arabi donna sa démission, mais la reprit, et commença à fortifier le port d'Alexandrie.

La crise fut dénouée par la violence. Le peuple d'Alexandrie massacra les Européens (350, dit-on) dans le quartier des étrangers (11 juin), sans que l'escadre pût les secourir. Les Européens s'enfuirent en masse de l'Égypte ; le khédive et les consuls se transportèrent à Alexandrie. Les ambassadeurs européens à Constantinople se formèrent en conférence pour régler l'intervention turque (23 juin), mais le sultan n'accepta pas la surveillance de l'Europe.

La décision dépendait des deux États maritimes. L'Angleterre proposa à la France d'occuper en commun le canal de Suez. Freycinet n'osa pas courir ce risque. L'amiral anglais somma Arabi d'arrêter les travaux de fortification d'Alexandrie et se prépara à un bombardement, en engageant son collègue français à y prendre part. L'amiral français, n'ayant pas reçu d'instructions, emmena ses navires. L'escadre anglaise, restée seule, bombarda les forts. Le khédive se réfugia sur la flotte anglaise (12 juillet). Arabi se retrancha avec l'armée en arrière d'Alexandrie, couvert par le pays inondé. De Lesseps le décida à ne pas occuper le canal de Suez.

Le ministère Freycinet, ne demanda qu'un crédit pour occuper les bords du canal de Suez. La Chambre refusa le crédit pour une opération limitée ; le ministère anglais demanda et, obtint une armée de 24.000 hommes pour régler les affaires d'Égypte ; la France laissa l'Angleterre agir seule.

L'armée anglaise occupa les bords du canal, surprit dans son camp, à l'aube, l'armée égyptienne, la dispersa (13 septembre), et entra an Caire sans résistance. L'Angleterre, maitresse de l'Égypte, y laissa des troupes et y envoya nu résident, qui prit, la direction du gouvernement, au nom du khédive. Le contrôle financier franco-anglais fut aboli (1883). Un conseiller financier anglais siégeant, clans le Conseil clos ministres ont seul le pouvoir de prendre les décisions de finances. L'armée égyptienne, licenciée, puis réorganisée et encadrée par des officiers supérieurs anglais, fut mise sous les ordres d'un général anglais, avec le titre de sirdar.

Le khédive resta légalement chef de l'État, sous la souveraineté du sultan. L'Angleterre s'était engagée à ne rechercher aucun avantage territorial en Égypte ni la concession d'aucun privilège exclusif ; elle déclarait maintenir seulement une occupation temporaire jusqu'à ce que la sécurité fût rétablie.

L'invasion des armées du Mahdi dans les provinces égyptiennes du Haut Nil donna un motif de prolonger indéfiniment l'occupation. Le gouvernement anglais, jugeant le khédive incapable de se maintenir seul, ne voulait abandonner la place ni au sultan ni à une puissance européenne. Il proposa au sultan un projet (1887) qui remettait à cinq ans l'évacuation en laissant à l'Angleterre le droit de réoccuper ; le sultan refusa. Le gouvernement français n'accepta pas la situation comme définitive ; en 1892 il déclara que la réserve observée depuis 1887 par la France n'impliquait pas la renonciation à ses droits, et il demanda au gouvernement anglais l'évacuation. Mais la domination anglaise se consolidait ; les fonctionnaires anglais favorisaient le commerce et les entreprises de leurs nationaux en concurrence avec les Français ; l'usage de l'anglais s'introduisait dans l'administration et l'enseignement.

Le gouvernement français demanda de fixer un terme précis à l'occupation, devenue sans objet, puisque la sécurité était rétablie ; il reçut pour réponse que la sécurité ne serait parfaite en Égypte que lorsque le drapeau égyptien flotterait sur Khartoum. L'Angleterre préparait une expédition pour reconquérir le Haut Nil ; elle demanda à la France l'autorisation d'y employer une partie du fonds de réserve de la Dette égyptienne. Le gouvernement français refusa : il préparait une mission par le Congo vers le Haut Nil et déclarait (avril 1896) à la Chambre qu'il avait le devoir de ne pas laisser la prescription s'établir. La destruction de l'armée des Derviches assura définitivement la domination anglaise, et le conflit au sujet de Fachoda montra que tous les Anglais étaient unis dans la résolution de ne jamais se dessaisir de l'Égypte. Le gouvernement français se résigna à céder (1898). L'accord général de 1904 donna à la renonciation la forme d'une convention expresse et définitive. En compensation de la liberté d'action au Maroc, la France déclara renoncer à demander l'évacuation de l'Égypte. Elle conserva en Égypte des établissements scientifiques et de grands intérêts financiers, elle n'y exerça plus d'action politique.