HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE II. — LA SCISSION ET LES LUTTES ENTRE LES RÉPUBLICAINS.

CHAPITRE IX. — LA DÉCOMPOSITION ET LE RECLASSEMENT DES PARTIS (1906-14).

 

 

I. — LA FORMATION DU MINISTÈRE CLÉMENCEAU ET L'AUGMENTATION DE L'INDEMNITÉ PARLEMENTAIRE.

LE succès éclatant des radicaux aux élections de 1906 déconcerta la coalition des opposants ; les conservateurs atterrés prévoyaient déjà la révolution sociale, et renonçaient à la lutte politique. Le ministère, assuré d'une large majorité, en face d'une opposition désorganisée et découragée, trouvait enfin la voie libre pour réaliser une politique radicale sans compromis. Pourtant, dès le début de la législature, un incident révéla l'antagonisme personnel qui, en aggravant le conflit doctrinal entre radicaux et socialistes, allait bientôt amener la dislocation de l'ancien bloc et l'avortement du programme radical. A la suite d'une catastrophe (10 mars) dans une mine de houille du Pas-de-Calais, attribuée à la négligence de la compagnie propriétaire, une grève des mineurs avait brusquement éclaté et avait gagné toute la région minière du Nord. Clémenceau, ministre de l'Intérieur, y avait fait envoyer des troupes, et lui-même, contre les avis des élus des ouvriers de la région, était allé parler dans les réunions de grévistes pour les inviter à respecter le droit des ouvriers qui voulaient travailler.

Interpellé par les socialistes sur l'intervention des troupes dans les conflits sociaux et les mesures contre la manifestation du 1er mai, Clémenceau répliqua en attaquant les chefs du parti. Il leur reprocha de ne pas enseigner aux ouvriers le respect de la loi et, prenant. Jaurès à partie personnellement, il lui demanda si, étant ministre de l'Intérieur, il laisserait piller les maisons des ouvriers qui voulaient travailler. Le programme des socialistes, dit-il, se confond en grande partie avec celui des radicaux bourgeois ; quant à leurs revendications sur l'expropriation, lui, Clémenceau, les examinerait quand Jaurès les aurait formulées. Le Christ aussi a voulu renouveler la société. Ce n'est pas la forme de la société, c'est l'homme qu'il faut améliorer. A ces railleries, Jaurès répondit qu'il fallait réformer à la fois l'individu et le milieu social, et laisser une liberté d'action complète au prolétariat. Ce duel oratoire manifesta la rivalité personnelle entre les chefs des deux partis démocratiques ; le vote de l'ordre du jour approuvant le gouvernement par 389 voix contre 88 (21 juin) fit présager la rupture entre les deux partis.

Le jugement contre Dreyfus, renvoyé à l'examen de la Cour de Cassation par le général André, fut cassé sans renvoi, attendu... que l'annulation du jugement ne laisse rien subsister qui puisse à la charge de l'accusé être qualifié crime. Le gouvernement obtint aussitôt des Chambres la réintégration dans l'armée des officiers victimes de l'erreur judiciaire : le capitaine Dreyfus fut nommé commandant, le lieutenant-colonel Picquart général de division. La sentence donna lieu à une campagne de manifestations d'un groupe de jeunes royalistes, l'Action française (fondée en 1905), dont les membres se surnommaient les camelots du roi. Cette agitation, sans effet ni parlementaire ni électoral, attira quelques adhérents dans les jeunes écoles littéraires, et par leur intermédiaire la connaissance en parvint à l'étranger, où elle donna l'impression d'une renaissance politique du royalisme.

Le ministère Sarrien, dont la composition ne répondait plus à la majorité de la nouvelle Chambre, se retira avant la rentrée. Clémenceau, chef du parti radical-socialiste, garda l'Intérieur et devint président du Conseil ; il laissa à Briand l'Instruction publique, dont dépendait encore le règlement de l'exercice du culte, mit à la Guerre le général Picquart, aux Travaux publics un progressiste rallié, Barthou, aux Finances un progressiste dissident, ancien ministre sous Waldeck-Rousseau, Caillaux, qui accepta de soutenir l'impôt progressif sur le revenu. Il fit créer un nouveau ministère du Travail (chargé des services de la mutualité et de l'application des lois ouvrières), qu'il donna à un socialiste indépendant, Viviani. Le cabinet réunissait, outre Picquart, 6 radicaux ou radicaux-socialistes, 3 anciens progressistes. 2 socialistes indépendants (18 octobre).

Le ministère, dans sa déclaration à l'ouverture des Chambres (5 novembre), exprima l'intention d'établir de façon définitive la démocratie dans le gouvernement, et énuméra, sans les classer, 17 projets de réformes, dont 3 relatifs à l'armée, 5 aux conditions du travail, 4 aux finances.

Loi sur les cadres et les effectifs pour obtenir la pleine utilisation du recrutement. — Loi pour rétablir la justice dans l'avancement des officiers. — Réforme des conseils de guerre. Retraites ouvrières. — Journée de huit heures. — Contrat de travail. — Accidents de travail des ouvriers agricoles. — Réforme de la loi de 1884 sur les syndicats. — Loi sur le statut des fonctionnaires qui, en leur assurant la liberté de l'association professionnelle et les garantissant contre l'arbitraire, les maintiendra dans l'accomplissement de leurs devoirs envers l'État, responsable des services publics. — Rachat du chemin de fer de l'Ouest, dont l'exploitation constitue une véritable régie désintéressée. — Réforme de la législation des mines pour remettre à l'État les pouvoirs de contrôle. — Impôt progressif sur le revenu et au besoin sur le capital, destiné à remplacer nos contributions directes. — Refonte de la fiscalité départementale et communale. — Extension d'attributions aux pouvoirs régionaux. — Élargissement du mode de scrutin des élections législatives. — Loi pour la sauvegarde des droits inaliénables de la personne humaine. — Abrogation de la loi Falloux, pour en finir avec les privilèges conférés à l'enseignement secondaire clérical.

Ce vaste programme contenait plutôt des indications que des projets précis de réformes, et le gouvernement s'abstenait de dire dans quel ordre il les ferait passer. Mais ses adversaires ne formaient plus qu'une minorité impuissante même contre les ministres d'origine socialiste. Le vote du crédit pour le nouveau ministère du Travail donnait à Viviani l'occasion de se faire applaudir à la Chambre en parlant de l'œuvre anticléricale accomplie en commun (8 novembre). Briand, interpellé sur sa politique religieuse, se déclarait prêt à tous les efforts pour la conciliation, mais résolu à ne plus renouer de relations avec le pape, même indirectement, et il obtenait un vote de confiance par 391 voix contre 143.

La masse des électeurs républicains ne manifestait de mécontentement ni contre ses élus ni contre le régime électoral, lorsqu'une manœuvre parlementaire imprévue vint irriter l'opinion et bouleverser la vie politique de la France. L'indemnité parlementaire était restée fixée au chiffre adopté pour la Constituante en 1848, rétabli pour l'Assemblée Nationale en 1871, et maintenu en 1875 : 25 francs par jour, 9.000 francs par an ; les propositions d'augmentation avaient été rejetées par la Chambre. La hausse du prix de la vie paraissait justifier une augmentation, et le public s'attendait à voir élever l'indemnité, à 12.000 francs probablement, après une délibération publique. Mais les secrétaires fonctionnaires de la Chambre et du Sénat, intéressés à une mesure liée à l'amélioration de leur propre traitement, s'entendirent avec les présidents des deux Assemblées pour éviter les risques d'une discussion en séance ; Brisson, effrayé par le nombre énorme de députés dont l'indemnité était frappée d'opposition par leurs créanciers, consentit à cette procédure.

L'opération, préparée en secret, fut menée rapidement. Le 22 novembre, au début de la séance d'après-midi de la Chambre, avant que la masse des députés fût arrivée dans la salle, le président de la commission de comptabilité déposa et lut un rapport sur une proposition de loi tendant à modifier un article de la loi organique de 1875. Il exposait des raisons plausibles pour justifier l'augmentation de l'indemnité parlementaire, le coût de la vie, plus que doublé, les exigences de la démocratie, qui imposait des efforts continus et des déplacements perpétuels, la nécessité d'avoir une double installation, à Paris et en province. La Convention avait accordé 36 francs par jour, le second Empire 12.500 francs par an pour la session ordinaire, il importait à la dignité parlementaire de réparer l'erreur politique commise en 1871. Personne ne demandant la parole, la Chambre décida l'urgence et la discussion immédiate, et, sans discussion ni scrutin, vota l'article unique de la proposition, qui portait à 15.000 francs l'indemnité parlementaire. — A la fin de l'après-midi, la proposition adoptée par la Chambre fut portée au Sénat, lorsque la plupart des sénateurs étaient déjà partis. Le président de la commission de comptabilité la présenta, et la soutint en invoquant la progression constante des loyers parisiens, les charges nouvelles imposées par le développement de l'activité parlementaire, le besoin d'assurer l'indépendance de l'élu. La proposition, accueillie en silence, sauf les réclamations de deux sénateurs de la droite, fut votée sans discussion à mains levées.

Cette procédure inusitée, hâtive et secrète, semblable à un complot, cette décision sur une question d'intérêt personnel, prise en un jour, sans discussion, sans vote nominatif, comme si personne n'osait l'avouer, par des assemblées si lentes à régler les affaires d'intérêt général, soulevèrent dans toute la France une vague d'indignation. Le public ne s'attendait ni à cette résolution soudaine, ni au chiffre de 15.000 francs, qui en province paraissait exorbitant ; il savait le budget en équilibre précaire ; aux électeurs qui réclamaient le vote des retraites ouvrières, les députés répondaient que l'argent manquait, et voici qu'ils savaient en trouver pour eux-mêmes. Leur conduite, démentant leurs paroles, laissait l'impression que la politique n'était qu'un trafic d'intérêts privés, déguisé par une comédie de dévouement à l'intérêt public.

La discussion des dépenses de la Chambre ouvrit le débat public sur l'augmentation de l'indemnité (30 novembre). Cette fois des protestations s'élevèrent contre la surprise du 22 novembre ; le président répondit que le règlement avait été respecté. L'ajournement de la discussion fut rejeté et la dépense votée par 290 voix contre 218. Cette manifestation sans portée pratique n'apaisa pas l'opinion. Les députés reçurent le sobriquet de Quinze Mille ou Q.M. ; dans les réunions où ils rendaient compte à leurs électeurs ils furent accueillis par des sarcasmes. A la première élection complémentaire, un candidat sans autre programme que la promesse de ramener l'indemnité à 9.000 francs fut élu à une forte majorité ; il fut invalidé par la Chambre, mais son fils fut élu sur le même programme. Chaque fois qu'un député proposa de diminuer l'indemnité parlementaire, le tumulte qui l'accueillit montra une majorité résolue à ne pas même laisser discuter la question. Le parti socialiste profita de l'augmentation pour obliger les députés à en verser une portion dans la caisse du parti. Cette attitude créa entre les électeurs et les élus le désaccord que les conservateurs n'avaient pu obtenir par vingt-cinq années de polémiques : en inspirant au pays la défiance envers ses mandataires, elle jeta le discrédit sur le régime électoral d'où ils étaient issus. L'irritation contre le personnel parlementaire prépara les agitations qui allaient remplir la vie politique de la France tandis que s'achevait le règlement du conflit entre l'Église et l'État.

 

II. — L'ÉTABLISSEMENT DU NOUVEAU RÉGIME ECCLÉSIASTIQUE (1906-08).

LA loi de 1905 avait prévu pour continuer l'exercice des cultes la création d'associations investies du droit de faire la police du culte, et chargées d'entretenir à leurs frais les édifices religieux, au moyen de quêtes et de souscriptions. Les protestants et les israélites formèrent en effet des associations de culte. Mais les catholiques en furent empêchés par une interdiction formelle. L'Encyclique du 10 août 1906, adressée aux évêques français, annonça que le pape, après avoir pris l'avis de l'épiscopat, jugeait inacceptables les associations. Nous décrétons qu'elles ne pourront absolument pas être formées sans violer les droits sacrés qui tiennent à la vie même de l'Église. Il ne permettait même pas d'essayer quelque autre genre d'association à la fois légal et canonique, tant que la divine constitution de l'Église, les droits immuables du pontife romain et des évêques, comme leur autorité sur les biens... et les édifices sacrés ne seront pas irrévocablement assurés. Pour couper court aux essais de conciliation, une assemblée de 82 évêques délibérant en secret (4-7 septembre) rédigea une lettre pastorale condamnant les associations, et ordonna de la lire dans toutes les églises de France. La loi ne fonctionna donc que pour les églises des petites minorités, calviniste, luthérienne, israélite.

L'Église catholique fut ainsi exclue du bénéfice du droit commun par une opposition irréductible de principes. L'État ne voulait reconnaître de droits aux catholiques français qu'en tant que particuliers, au nom de la liberté individuelle de religion ; il ne garantissait les institutions fondées sur ces droits que sous la forme d'une loi établie par l'autorité souveraine de la nation. Le Saint-Siège n'admettait aucun droit des laïques, même dans l'administration matérielle du cuite, soumise à l'autorité du clergé ; il n'acceptait un arrangement que sous la forme d'un traité entre l'État et le pape, reconnu officiellement chef suprême de l'Église. En l'absence de tout accord officiel entre les deux autorités et de toute démarche spontanée des catholiques français, l'État, réduit à tout régler par des lois, fut amené à improviser une organisation nouvelle du culte catholique sans le concours ni du clergé ni des fidèles. Le ministère continua à éviter tout rapport avec le Saint-Siège. A une interpellation sur sa politique religieuse il répondit qu'aucun gouvernement ne pourrait songer à renouer avec Rome des négociations brisées par le Parlement ; ce serait un acte de trahison. Il fit expulser le chargé d'affaires resté à Paris depuis le départ du nonce, et fit saisir ses papiers (décembre 1906). Mais il eut soin d'éviter l'interruption du culte qui, en troublant les habitudes de la population, aurait fourni une arme aux opposants ; il maintint entièrement libre l'exercice du culte, de façon à mettre le Saint-Siège dans l'alternative, ou de le laisser continuer, ou de prendre la responsabilité de l'interdire lui-même. Le régime nouveau fut organisé en deux ans par quatre séries de mesures prises sans plan d'ensemble, à titre d'expédient, sous la pression de la nécessité.

1° Une circulaire de Briand aux préfets leur ordonna de respecter la destination des édifices religieux et du mobilier du culte et le droit du prêtre à célébrer le culte ; mais l'ecclésiastique officiant dans une église n'y serait qu'un occupant sans titre juridique. Le gouvernement, assimilant l'office à une réunion publique, présenta à la Chambre un projet de loi qui aurait permis aux prêtres d'acquérir un titre juridique. Mais la loi de 1881 exigeait pour tenir une réunion publique une déclaration préalable, et le pape, sur la demande des évêques, interdit de la faire. Le gouvernement tourna la difficulté en faisant voter aux Chambres une nouvelle loi sur les réunions publiques (mars 1907) qui abolit la déclaration, de façon à supprimer l'occasion pratique du conflit. Ainsi le conflit entre le clergé et le parti radical aboutit à élargir la liberté de réunion, comme il avait (en 1901) élargi la liberté d'association.

2° Le droit d'usage des édifices du culte fit l'objet d'une tentative de conciliation. Une assemblée d'évêques se déclara prête à faire l'essai d'une organisation du culte public, et proposa un modèle de contrat uniforme entre le préfet et l'évêque, assurant à l'autorité ecclésiastique la jouissance de l'église pour 18 ans, en y mettant des conditions destinées à garantir la permanence et la sécurité du service religieux et la sauvegarde des principes de la hiérarchie : 1° Au cas où le prêtre qui aurait signé le contrat cesserait d'être le curé, soit par décès, changement de résidence, soit parce que ses pouvoirs lui seraient retirés par l'autorité diocésaine, la jouissance serait acquise de plein droit à son successeur nommé par l'évêque ; 2° Tout le clergé s'unissait dans la solidarité la plus complète ; le contrat sera accepté partout, ou nous ne le voudrons nulle part. La question fut posée à la Chambre par un interpellateur qui reprocha au gouvernement son incohérence. Clémenceau répondit : Nous sommes dans l'incohérence parce que vous nous y avez mis, et il déclara repousser du pied ce contrat. Cette sortie inattendue faillit amener une crise. Briand consentit à rester. Il fit préparer plusieurs modèles de contrat et se déclara prêt à accepter toute proposition raisonnable. La Chambre l'approuva par 384 voix contre 33. Mais le ministère ne put s'entendre avec le clergé sur une formule acceptable des deux parts. Les églises restèrent en fait à la disposition des curés sans titre juridique, sans que personne essayât de troubler la célébration du culte.

3° Les presbytères, les séminaires, les palais épiscopaux, n'ayant pas été réclamés dans le délai prévu par la loi, furent repris par l'État et les communes en pleine jouissance. La plupart des presbytères furent loués aux curés par le conseil municipal.

4° Les biens des fabriques et des évêchés (évalués à 400 millions), dont la loi de 1903 ordonnait la dévolution aux associations de culte, furent attribués à l'État ou aux communes, et affectés à l'assistance publique par la loi du 13 avril 1908. Les fondations pieuses pouvaient être revendiquées par les héritiers en ligne directe des fondateurs. Les biens des caisses de retraites et des maisons de secours destinées aux prêtres âgés ou infirmes devaient être attribués à des sociétés de secours mutuels approuvées. Mais le Saint-Siège interdit de créer des mutualités ecclésiastiques, parce que l'État leur imposait d'être ouvertes à tous les intéressés, et de ne prévoir aucun cas d'exclusion fondé sur un motif touchant à la discipline ecclésiastique.

L'entretien des édifices du culte ne fut pas réglé. La loi de 1903 le mettait à la charge des associations en compensation du droit de jouissance. L'État ou les communes propriétaires des églises n'étaient pas tenus de les entretenir. Un procédé légal, l'offre de concours, permet aux particuliers de fournir à l'État les sommes nécessaires ; mais ils ne peuvent y être contraints, et la commune propriétaire à titre onéreux a le droit de laisser tomber l'église en ruine. L'autorité laïque peut alors faire fermer l'édifice pour cause de sécurité, et, quand il est resté six mois sans servir à l'usage d'un culte, il peut être désaffecté.

Ainsi le refus opposé par le pape à l'offre de l'État a privé le clergé français des avantages matériels et des droits légaux accordés par la loi de 1905, ne lui laissant que la jouissance précaire des édifices du culte. Il a imposé à l'Église le régime économique proposé en 1905 par ses adversaires de l'extrême gauche. Le pape n'a pu obliger l'État à la reconnaissance officielle de la hiérarchie catholique ; mais, en maintenant la solidarité complète du clergé français et sa soumission au Saint-Siège, il a assuré l'unité de l'Église qu'il croyait mise en péril par un système d'associations laïques. Le conflit entre l'Église et l'État a donné à la France un régime de séparation sans précédent, le plus radical du monde.

 

III. — LES AGITATIONS CONTRE LE MINISTÈRE CLÉMENCEAU (1907-09).

AVANT d'avoir achevé de régler l'exercice du culte catholique, le ministère Clémenceau, inquiété par des agitations d'origine diverse, prenait des mesures de répression et engageait avec l'extrême gauche un conflit qui disloquait l'ancienne majorité.

La Confédération générale du Travail, créée pour formuler les revendications et diriger les luttes des ouvriers salariés contre les employeurs, appliquait la méthode exposée par ses théoriciens, d'origine anarchiste : à son Congrès de 1906 à Amiens elle définissait le syndicalisme le mouvement offensif de la classe ouvrière. Ses représentants, secrétaires et délégués, intervenaient systématiquement dans les conflits du travail, soit en préparant les grèves, soit en profitant des grèves spontanées pour aller encourager les grévistes, soit en enseignant aux ouvriers des procédés efficaces pour nuire à l'employeur, le travail lent, les malfaçons, le sabotage. Ils agissaient surtout sur les salariés faiblement organisés et mécontents des conditions irrégulières de leur travail, ouvriers des ports, terrassiers, ouvriers et employés de l'alimentation, leur conseillant l'action directe sous la forme de destruction du matériel. Ils engageaient les ouvriers du bâtiment à pratiquer la grève perlée (dans un seul chantier à la fois, de façon à atteindre les entrepreneurs l'un après l'autre) et la chasse aux renards (les ouvriers restés en dehors de la grève). Pour empêcher d'employer l'armée dans les conflits du travail, la Confédération activait la propagande contre l'armée et la patrie, auprès des soldats dans les casernes, et des recrues avant l'incorporation ; elle publiait un Manuel du soldat qui prêchait la haine de la discipline militaire, elle créait l'œuvre du Sou du soldat pour distribuer de l'argent aux jeunes syndicalistes pendant leur séjour à la caserne.

Les grèves, transformées en manifestations de politique sociale, aboutirent parfois à des désordres qui obligèrent le gouvernement à des mesures de précaution ou de répression, malgré les protestations des socialistes. Après la manifestation pour le repos hebdomadaire, interdite par le gouvernement (janvier 1907), on eut la grève des électriciens de Paris (mars 1907), que le ministère essaya de remplacer par des soldats, — un essai de grève générale de l'alimentation (avril 1907), qui donna lieu à l'arrestation de quelques chefs de la Confédération du Travail —, les grèves des inscrits maritimes dans les grands ports, Marseille, le Havre, Dunkerque (mai-juin 1907), — la grève des ouvriers du bâtiment de Paris suivie d'un lock-out, — la grève des terrassiers de Draveil (Clémenceau, interpellé, répondit que les députés socialistes étaient les vrais coupables par leurs incitations à la violence, juin 1908). — La grève générale du bâtiment à Paris, proclamée par la Confédération du Travail (juillet 1908), se limita à quelques chantiers, mais elle amena à Draveil une collision avec la troupe où trois ouvriers furent tués : le gouvernement fit arrêter 8 membres de la Confédération.

Une agitation d'une espèce nouvelle était déchaînée dans le Midi viticole (Hérault, Gard, Aude, Pyrénées-Orientales) par la mévente du vin, source unique de revenu pour la population agricole. Le prix du vin était tombé si bas (10 fr. l'hectolitre) qu'il ne couvrait plus les frais de production, encore trouvait-on à peine à le vendre. Les petits propriétaires, déjà ruinés par les dépenses faites pour reconstituer les vignobles détruits par le phylloxera, se trouvaient sans ressources ; beaucoup cessèrent de payer leurs impôts. La population attribuait la crise, non à l'accroissement de la surface plantée en vignes (passée dans l'Aude de 69.000 hectares en 1863 à 105.000 en 1900), mais à l'augmentation factice de la production du vin par le sucrage que les propriétaires pratiquaient largement, depuis que la détaxe avait abaissé le prix du sucre. Elle demandait en vain au gouvernement une loi pour interdire cette fraude. En 1907, perdant patience, elle résolut de forcer l'attention des Chambres par une agitation : une Confédération générale des vignerons, formée des mécontents de tous les partis, prit la direction du mouvement. Une foule énorme de manifestants, hommes et femmes, défila dans Montpellier. Leur programme se résumait en une formule : Nous voulons vendre notre vin. Une bagarre s'ensuivit (9 juin). Puis on fit la grève administrative, les municipalités donnèrent leur démission, les électeurs, convoqués pour en élire de nouvelles, s'abstinrent en masse. Clémenceau envoya aux maires démissionnaires une circulaire, puis il fit arrêter le maire de Narbonne et engagea des poursuites contre les chefs du mouvement. Interpellé. il répondit que toute discussion équivalait à suspendre l'exécution des lois dans le Midi. A Narbonne, la foule s'ameuta, fit des barricades, mit le feu à la sous-préfecture et attaqua la troupe. Les soldats d'un régiment de ligne (le 17e) recruté dans la région prirent parti pour leurs compatriotes ; partis d'Agde en dépit de leurs officiers, ils pillèrent une poudrière et marchèrent sur Béziers en écartant les troupes envoyées contre eux. Le gouvernement obtint leur soumission en faisant promettre de ne pas les punir ; il se borna à les expédier au fond de la Tunisie, à Gafsa. L'agitation fut apaisée par une loi contre la fraude, qui obligeait tout propriétaire de vignes à déclarer chaque année à la mairie le montant de sa récolte. Les prix se relevèrent, et la mévente prit fin.

Une agitation moins violente, mais plus durable, commençait dans le personnel des fonctionnaires subalternes de l'instruction primaire et des postes et télégraphes. Ils invoquaient deux sortes de griefs d'origine différente, contre deux sortes de personnages.

1° Ils accusaient les chefs de service d'abuser de leur pouvoir discrétionnaire pour déplacer, envoyer en disgrâce, frapper de peines disciplinaires les fonctionnaires suspects d'indépendance ou d'opinions avancées ; les instituteurs se plaignaient d'être persécutés quand ils se déclaraient socialistes. Le désaccord se compliquait d'un conflit de principe. Les associations entre fonctionnaires, établies avec la tolérance de supérieurs, étaient devenues légales par la loi de 1901 ; les syndicats formés en vertu de la loi de 1884 sur les syndicats professionnels avaient été reconnus légaux, mais seulement pour les ouvriers de l'État. Les employés réclamaient le droit de constituer leurs associations en forme de syndicats ; les instituteurs y tenaient pour aller en qualité de syndiqués dans les Bourses du Travail se mettre en rapport avec les ouvriers manuels, et pour avoir le droit d'adhérer à la Confédération générale du Travail.

Les fonctionnaires se déclaraient lésés dans leur droit à un avancement régulier par la concurrence du personnel des cabinets de ministres. Le cabinet, jadis formé de 4 ou 5 membres, s'était grossi lentement d'abord, plus rapidement depuis l'avènement du parti radical, d'un nombre de plus en plus grand de personnages revêtus de titres divers, directeur, sous-directeur, chef, sous-chef, attachés, jusqu'à ce qu'en 1905 le cabinet du ministre de la Guerre (Étienne) atteignit, disait-on, un effectif de 36 personnes. C'étaient d'anciens secrétaires personnels du ministre ou des protégés de parlementaires, entrés dans le cabinet, souvent à titre gratuit, pour profiter de leurs relations avec le ministre. Ils se tenaient à l'affût des postes vacants et s'y faisaient nommer, parfois sans avoir les titres ou le temps de stage exigé par le règlement, ce qui réduisait les places disponibles pour les fonctionnaires de la carrière. Le Conseil d'État, pour enrayer cet abus, avait reconnu à tout fonctionnaire le droit d'introduire un recours contre toute nomination irrégulière faite à son détriment ; il annula même quelques nominations contraires aux règlements ; mais c'était un remède tardif et peu efficace. Le Conseil d'État avait d'ailleurs, à propos du déplacement d'un professeur d'un lycée de Paris que le ministre déclarait exempt de toute faute, dû reconnaître que l'administration n'était pas tenue à justifier ses décisions, les fonctionnaires se trouvant vis-à-vis d'elle dans la condition de serviteurs.

Contre l'arbitraire des chefs de service et le favoritisme des ministres, les fonctionnaires réclamaient un règlement qui fixât avec précision les conditions de nomination, les motifs légaux de déplacement et de sanctions disciplinaires. Contre les décisions partiales prises en secret par leurs chefs, ils proposaient la suppression des notes secrètes ou le droit pour tout fonctionnaire d'obtenir communication de son dossier, et la création de conseils de discipline où les fonctionnaires inférieurs seraient représentés par des collègues élus. C'est cet ensemble de garanties qu'on appelait le statut des fonctionnaires ; le parti radical l'avait inscrit à son programme, mais l'accord n'était pas fait sur l'étendue des droits à conférer aux diverses espèces d'employés d'État.

Les associations régionales de fonctionnaires s'étaient groupées en fédérations nationales ; le bureau élu de la fédération faisait au nom de ses collègues des démarches, soit auprès des ministres ou des chefs de service pour obtenir directement des mesures favorables, soit auprès des députés, pour les faire agir sur le ministre. En 1907 commença une campagne sous forme de manifestations de mécontentement à l'adresse du gouvernement. Ce fut d'abord une lettre ouverte où était affirmé le droit des fonctionnaires au syndicat (avril 1907). La fédération nationale des syndicats d'Instituteurs (fondée en 1906) réclama l'admission dans les Bourses du travail ; Clémenceau refusa. La Fédération fit afficher sa réclamation et déclara adhérer à la Confédération générale du Travail, expression vivante et agissante de la solidarité prolétarienne. Le ministère fut interpellé sur l'exercice du droit syndical ; un radical lui reprocha son attitude incertaine depuis 15 mois et la révocation d'un instituteur. Ce fut l'occasion de reproches mutuels entre Jaurès et les socialistes devenus ministres (Briand et Viviani) ; Jaurès proclama la rupture entre socialistes et radicaux. L'ordre du jour de confiance n'obtint que 343 voix contre 210.

Le conflit reprit à propos d'une proposition d'amnistie. Clémenceau refusa de réintégrer les fonctionnaires qui s'étaient mis en révolte contre la République française, et de tolérer une organisation anonyme de fonctionnaires irresponsables qui... arracherait le gouvernement au contrôle de la Chambre.

La crise aiguë fut provoquée par une nouvelle tactique des employés des postes et télégraphes de Paris en conflit avec le sous-secrétaire d'État aux postes, qu'ils accusaient de favoritisme et de brutalité ; ils se mirent en grève. Les socialistes interpellèrent, une controverse s'engagea à la Chambre et dans la presse sur le droit de grève des fonctionnaires. Les socialistes, au nom de la liberté de la grève, réclamaient pour les fonctionnaires le droit de cesser le travail et de le reprendre, à la façon des ouvriers. La théorie légale admettait que la grève était libre seulement en ce sens que la loi n'en faisait pas un délit punissable ; mais, comme l'intérêt public obligeait le fonctionnaire à rester à son poste, le refus de service équivalait à une démission et mettait l'administration en droit de lui retirer son emploi. La Chambre, par 368 voix contre 221, se déclara résolue à ne pas tolérer de grève de fonctionnaires, et confiante dans le gouvernement pour ramener, l'ordre et la paix dans les services postaux. Les délégués des grévistes reçus par le ministre demandèrent la démission du sous-secrétaire d'État ; le gouvernement refusa ; la Chambre se déclara résolue à donner aux fonctionnaires un statut légal excluant formellement le droit de grève, mais la confiance ne fut votée que par 341 voix contre 237 (19-26 mars). Les syndicalistes révolutionnaires proposèrent la grève générale (19 avril 1900) ; plusieurs employés prononcèrent des discours révolutionnaires, le gouvernement les suspendit, puis les révoqua. La réunion des agents des postes répliqua en proclamant la grève générale ; 228 agents furent révoqués. Ce fut l'occasion d'un conflit où Clémenceau reprocha à Jaurès de flatter le peuple et de le pousser aux violences ; la Chambre se déclara encore résolue à refuser le droit de grève à tous les fonctionnaires et à leur donner un statut légal. Le gouvernement l'évoqua 312 agents. La Confédération générale du Travail, pour soutenir les postiers, proclama une grève générale qui avorta (mai 1909) ; mais l'opposition de gauche ajouta à son programme la réintégration des fonctionnaires révoqués.

Ces agitations (de 1907 à 1909) révélaient toutes une même conviction populaire : c'est que le personnel politique, indifférent au bien public, ne remédierait aux abus que si les intéressés l'y contraignaient en troublant l'ordre. Les désordres organisés par les mécontents mettaient les ministres et le parti radical dans une fausse position. Clémenceau, responsable de l'ordre, exposé à l'accusation de laisser la société se dissoudre dans l'anarchie, prenait des mesures de répression et, soit par instinct d'autorité, soit pour montrer qu'une longue carrière d'opposition systématique ne le rendait pas impropre à maintenir l'ordre, il se justifiait par des déclarations hostiles aux socialistes fauteurs de troubles et recueillait l'approbation de ses anciens adversaires et les reproches de ses anciens alliés. Les socialistes, sans approuver les théories et les actes révolutionnaires des syndicalistes, refusaient de les désavouer pour ménager le sentiment de solidarité de la classe ouvrière et éviter l'inimitié personnelle de propagandistes redoutables par leur activité agressive dans les réunions publiques. Les radicaux condamnaient l'agitation violente, d'autant plus qu'habitués à compter sur l'appui du corps de l'enseignement primaire, ils s'inquiétaient de voir les jeunes instituteurs entrer dans le parti socialiste ; pourtant ils hésitaient à se mettre en conflit avec la masse des ouvriers et redoutaient de se compromettre en mêlant leurs votes à ceux de leurs adversaires de droite ; beaucoup même répugnaient à approuver les actes de rigueur et l'allure autoritaire de Clémenceau. Le ministère, dans les votes sur la question de confiance, avait pour lui presque toute l'opposition progressiste de droite, contre lui une partie du bloc.

Ainsi se préparait un retour au gouvernement par l'union des centres, tenté jadis par le centre gauche et plus tard par les républicains modérés. Mais cette combinaison, facile à réaliser à la Chambre grâce aux rapprochements personnels entre députés, se heurtait à la résistance de la masse électorale, en qui survivait l'instinct de l'antagonisme social des rouges contre les blancs, et de la solidarité entre tous les partis de gauche. Le congrès annuel des délégués du parti radical-socialiste ménageait ce sentiment en travaillant à maintenir le bloc. La résolution votée en 1907, après avoir enjoint de repousser les candidats qui préconiseraient la désorganisation des armées de la République, ajoutait : Sous ces réserves... le parti reste résolu à collaborer avec tous les éléments du bloc de gauche pour l'aire aboutir les promesses qu'il a faites au pays. — La résolution de 1908 condamnait le sabotage et la grève générale, mais déclarait ne pas connaître d'ennemis à gauche, et proclamait la nécessité de continuer la lutte contre l'Église et la réaction.

 

IV. — L'ABANDON DES PROGRAMMES DE RÉFORME ET LA FORMATION DU MINISTÈRE BRIAND.

LE ministère Clémenceau, absorbé par le conflit avec l'extrême gauche, n'avait mené à terme aucune des réformes inscrites à son programme. Un projet de loi sur les conseils de guerre, déposé dès 1900, pour remédier à l'inexpérience juridique des officiers rendue manifeste par l'affaire Dreyfus, leur adjoignait des juges civils et .prescrivait une procédure plus favorable à l'accusé pour le  jugement des crimes ou délits commis par des militaires, en conservant aux officiers le pouvoir de prononcer des peines disciplinaires pour les fautes purement militaires. La Chambre commença à le discuter, mais, sous l'émotion produite par la mutinerie du 17e de ligne à Béziers, la réforme fut ajournée (juin 1907). La seule réforme en matière militaire fut la réduction des périodes d'appel des réservistes et des territoriaux à 21 et à 8 jours. imposée par la Chambre après un conflit avec le Sénat, malgré le ministre de la Guerre. — Le projet d'impôt progressif sur le revenu, déposé à la Chambre en février 1907 par le ministre des Finances Caillaux, fut soutenu par la majorité. Les conservateurs et les progressistes, pour les mêmes motifs qu'en 1895, combattirent les procédés de constatation du revenu, la déclaration du contribuable vérifiée par les agents du fisc, la taxation d'office par le fisc, procédé indirect pour amener le contribuable à déclarer son revenu véritable. La discussion, interrompue par les affaires courantes, resta en suspens.

La moitié de la législature était écoulée sans qu'aucune réforme eût abouti. Jaurès interpella le ministère sur sa politique générale, et proposa un ordre du jour regrettant que le ministère n'eût pas fait un effort suffisant pour réaliser son programme et que sa politique eût eu pour résultat de lui amener le concours des adversaires de ces réformes. La majorité vota un ordre du jour de confiance pour faire aboutir sans retard le rachat de l'Ouest, les retraites ouvrières, l'impôt progressif sur le revenu, et pour s'appuyer uniquement sur la majorité qui désire ces réformes. Des 17 articles de la déclaration de 1906, elle n'en conservait que 3, les plus redoutés par l'opposition de droite. 1° Le projet de retraites ouvrières fut retardé par l'étude des charges qui en résulteraient pour l'État, et par un conflit avec les socialistes sur l'âge de la retraite et l'emploi des sommes versées pour constituer les pensions, les socialistes préférant la répartition à la capitalisation. 2° Le projet de rachat du chemin de fer de l'Ouest se fondait sur l'incurie de la Compagnie, le mauvais état de son réseau, le délabrement de la voie et du matériel roulant, les retards des trains et des transports de marchandises, le mécontentement des employés. La Chambre le vota à une forte majorité. Le Sénat réclama des renseignements sur les conséquences financières du rachat ; le ministère les refusa, et posa la question de confiance ; sur la motion de la commission d'ajourner le vote, il n'obtint que 3 voix de majorité (juin 1908). Le gouvernement fut autorisé à conclure la convention de rachat, mais on reprocha au ministre des Travaux publics d'avoir accepté à un prix beaucoup trop élevé la reprise du matériel de la compagnie, de façon à rendre le déficit inévitable et à compromettre l'expérience de l'exploitation des chemins de fer par l'État. 3° L'impôt sur le revenu, voté à la Chambre par 389 voix contre 129, remplaçait les quatre vieilles contributions directes (foncière, mobilière, patentes, portes et fenêtres) par un impôt général sur les revenus établis par catégorie, combiné avec un impôt complémentaire sur l'ensemble du revenu qui atteignait toutes les valeurs mobilières, même la rente française ; mais le Sénat élut une commission hostile qui arrêta le projet.

Clémenceau, sans avoir perdu la majorité, se renversa lui-même à l'occasion d'un conflit personnel. L'ancien ministre des Affaires étrangères, Delcassé, rentré dans la politique active comme président de la commission de la marine, menait campagne contre l'emploi des crédits pour la flotte. Il présentait (23 mai) une motion de défiance qui obtenait 217 voix contre 316, et annonçait l'intention de renverser le ministère. Clémenceau, impatient de repousser cet assaut, retardait la clôture de la session ; il laissa passer le 14 juillet, date habituelle des vacances ; beaucoup de députés, la plupart ministériels, s'étaient fait mettre en congé. Le 20 juillet, Delcassé demanda une enquête sur la marine en accusant le gouvernement de n'avoir pas fait son devoir. Après une altercation personnelle entre lui et Clémenceau, la priorité pour l'ordre du jour de confiance fut rejetée par 212 voix contre 196. Clémenceau se retira. Son ministère, qui avait duré deux ans trois quarts, était depuis dix ans le troisième long ministère ; ce fut le dernier.

Briand prit l'Intérieur et la présidence du Conseil, fit entrer à la Guerre un général et à la Marine un amiral agréables au Président Fallières, et conserva, avec des changements d'attributions, presque tous les autres ministres. Le cabinet, composé de 5 radicaux, 3 anciens progressistes, 3 anciens socialistes, présenta un programme réduit à l'impôt sur le revenu, les retraites ouvrières, le statut des fonctionnaires, la réforme électorale, des mesures en faveur de l'outillage économique et de l'enseignement primaire, et obtint un vote de confiance (27 juillet). La session fut close aussitôt.

Le laisser-aller du personnel parlementaire se traduisait par le désordre dans la Chambre et dans le budget. Les députés négligeaient de venir aux séances, le matin surtout la salle était presque déserte ; ce qui n'empêchait pas les scrutins d'indiquer un très grand nombre de votants ; un usage déjà ancien permettait à un député absent de charger un collègue de voter à sa place ; les membres présents recevaient en dépôt les boîtes de bulletins au nom des absents et, au moment du vote, choisissaient suivant l'opinion présumée de leur collègue. La pratique du vote devenait de plus en plus désordonnée ; les corbeilles du scrutin recevaient plusieurs bulletins au nom d'un même député remis soit par lui soit par des collègues, de sorte que, le total des bulletins dépassant souvent le nombre total des députés, le résultat véritable du vote ne pouvait être connu qu'après un pointage, c'est-à-dire une vérification individuelle de tous les noms. Le scandale des absences ayant ému l'opinion, la Chambre décida (juillet 1909) d'établir un contrôle : les députés devaient signer des feuilles de présence, la liste des députés présents était publiée à l'Officiel, quiconque n'aurait pas signé pendant six séances de suite serait réputé absent. Cette mesure n'eut aucun effet et fut bientôt abandonnée. Pour éviter l'impression produite par l'annonce en séance de chiffres inexacts de voix que l'Officiel devait rectifier le lendemain, la Chambre décida (1909) que tout scrutin impliquant la confiance au ministère donnerait lieu à pointage quand l'écart de voix n'atteindrait pas 60.

Le budget, resté en équilibre jusqu'en 1905, s'était peu à peu déséquilibré surtout par l'accroissement des dépenses militaires, passées de 1.270 millions en 1899 à 1.436 en 1908 ; le service de la Dette et les dépenses du personnel n'avaient presque pas augmenté de 1891 à 1908. Le total des dépenses s'était élevé de 3.661 millions en 1899 à 4.064 en 1908 ; les plus-values des recettes ne suffisaient pas à couvrir l'excédent des dépenses. Bouvier, en 1905, n'avait proposé que des expédients. Poincaré avait avoué nettement le déficit pour obliger à le combler. Caillaux avait proposé des impôts que la Chambre avait refusés. Il se procurait les fonds par des opérations de trésorerie hors budget. Le Trésor servait à couvrir le déficit du budget provenant de l'excédent des dépenses ordinaires, et aussi les découverts résultant des dépenses extraordinaires du Maroc. Pour éviter l'emprunt on augmentait la Dette flottante (Bons du Trésor, Dépôts, avances des trésoriers). Il en résultait un budget obscur, difficile à contrôler. — En outre, le régime du budget unique et annuel, adopté pour faciliter le contrôle, en imposant la règle uniforme de ne voter de crédit que pour un an, empêchait d'établir un plan rationnel de dépenses réparti sur plusieurs années pour la confection de travaux ou l'acquisition de matériel (ports, chemins de fer, postes, écoles). Il poussait au gaspillage en empêchant de faire des marchés d'avance à des prix avantageux, et en excitant les fonctionnaires à dépenser tous les fonds affectés à leur service pour ne pas laisser tomber en annulation les crédits de l'année, aucune économie ne pouvant être reportée sur l'année suivante.

 

V. — LA CAMPAGNE POUR LA REPRÉSENTATION PROPORTIONNELLE.

DEPUIS que l'irritation soulevée par l'augmentation de l'indemnité parlementaire s'était tournée contre le mode d'élection des députés, une campagne était menée dans la Chambre et dans le pays pour faire adopter en France le système nouveau de la représentation proportionnelle, dont la Belgique et quelques cantons suisses venaient de faire l'expérience. La Chambre avait nommé pour l'examen des propositions d'initiative une commission de réforme électorale que les partisans de la représentation proportionnelle remplissaient de leur activité. La propagande, dirigée par un comité, se fit d'abord par la publication d'innombrables articles, plus tard, par des conférences dans un grand nombre de villes. Les orateurs, la plupart députés, exposaient les avantages théoriques du système, et, d'après les modèles et le vocabulaire suisses et belges, ils en décrivaient le mécanisme pratique : la rédaction des listes de partis, les procédés de votation (vote cumulatif, vote de préférence, panachage, liste bloquée), le calcul des résultats (quotient électoral, répartition des sièges, utilisation des restes) ; pour dissiper les préventions contre la difficulté pratique des opérations, ils faisaient faire parfois aux assistants l'expérience d'un vote et d'un dépouillement de scrutin. La représentation proportionnelle, la R.P., comme on l'appelait à l'exemple des Belges, inspira au monde intellectuel un enthousiasme qui se manifesta par une abondance de publications. La répartition des sièges entre les partis à proportion du nombre des voix satisfaisait le sentiment de justice choqué par l'iniquité du système majoritaire. Le régime des larges circonscriptions, nécessaire au fonctionnement de la proportionnelle, semblait une garantie contre les influences locales et les liens personnels entre les électeurs et les élus, auxquels on attribuait l'abus des recommandations et la prédominance des intérêts privés. La nécessité de présenter des listes de parti paraissait un moyen efficace de forcer les petits groupes à se concentrer en grands partis et d'obliger les électeurs à voter, non pour une personne, mais pour un programme. On comptait, sur ce terrain plus large, voir se calmer les passions et se former de grands courants d'opinions. Le système de l'opération unique supprimait les coalitions du second tour, déclarées immorales, et les élections complémentaires, occasion d'agitation. La R.P. se présentait ainsi comme le remède à tous les maux de la vie politique : l'abus des influences locales, les marchandages électoraux, la violence des luttes électorales, l'émiettement des partis, l'indifférence au bien public, la démoralisation parlementaire.

Le personnel politique eu vit surtout les effets sur la situation des partis et des personnes. Les conservateurs et les progressistes se déclarèrent tous pour la R.P., qui devait augmenter le nombre des sièges de leurs partis. Les socialistes l'avaient mise à leur programme, comme le moyen de s'affranchir des alliances électorales avec les radicaux, et d'assurer un siège à tous les membres influents du parti, puisque le choix dépendrait du comité chargé de dresser la liste des candidats du parti. Les ministériels de l'Union démocratique (républicains de gauche) se divisèrent ; la plupart cédèrent au mouvement de réforme. Presque tous les radicaux restèrent hostiles à la R.P., mais ils ne s'accordèrent pas sur la façon de la combattre. Les partisans du scrutin uninominal n'osèrent pas le défendre ouvertement ; une quinzaine seulement en votèrent le maintien ; les autres, intimidés par le cri public contre le régime électoral et les railleries sur les arrondissementiers, acceptèrent le principe d'une réforme, et essayèrent de faire échec à la R.P. en s'alliant aux partisans d'un autre système. Beaucoup de radicaux, au nom de la tradition du parti, réclamaient le scrutin de liste, qui allégeait les dépenses et les fatigues de la campagne électorale en les partageant entre les candidats de la même liste, et satisfaisait l'opinion en faisant disparaître les petites circonscriptions.

Les avocats les plus actifs de la représentation proportionnelle étaient un progressiste. Charles Benoist, président du comité, et Jaurès, qui dans sa circonscription ne passait qu'avec l'appoint des radicaux. La coalition de tous les groupes de droite avec les socialistes, renforcée par une partie des républicains de gauche et quelques radicaux-socialistes ébranlés par des scrupules de principe, donna la majorité aux partisans de la R.P. dans la commission élue pour l'examen du projet ; elle choisit pour rapporteur un socialiste.

Clémenceau, en conversation, se moquait de cette nouveauté compliquée. Il prit parti à la Chambre en la déclarant impossible, inutile et dangereuse (12 juillet). Traditionnellement, dit-il, je suis partisan du scrutin de liste. Briand, enclin à la conciliation, annonça dans la déclaration ministérielle une réforme électorale, sans la préciser. Pendant les vacances, dans un discours-programme, à Périgueux (20 oct.), il se déclara prêt à une politique d'apaisement permettant de grouper tous les partis républicains, et proclama la nécessité d'élargir le scrutin pour faire passer au plus vite, à travers toutes les petites mares stagnantes, croupissantes, qui se forment un peu partout dans le pays, un large courant purificateur qui dissipe les mauvaises odeurs et tous les germes morbides. On vit dans cette phrase la condamnation du scrutin uninominal.

Mais après la rentrée, quand la commission présenta un projet de représentation proportionnelle, Briand se prononça contre une réforme immédiate applicable aux prochaines élections, qui profiterait aux partis extrêmes puissamment organisés et prêts à tirer du premier essai du nouveau régime tout l'avantage, au détriment de la majorité républicaine prise au dépourvu et fractionnée en nuances et sous-nuances. La majorité n'essaya pas de forcer la résistance du ministère. Les partisans de la R.P., unis à ceux du scrutin de liste, rejetèrent (par 345 voix contre 187) le renvoi du projet à la commission demandé par les partisans du scrutin uninominal, et votèrent que les députés seraient élus au scrutin de liste. Puis la majorité se divisa ; la suite de l'article premier — suivant les règles de la représentation proportionnelle — ne fut votée que par 281 voix contre 235 ; la fin — exposées ci-après —, nécessaire pour faire passer le principe dans la pratique, fut ajournée, sur le conseil de Briand, par 291 voix contre 225 (novembre 1909). La Chambre se contentait d'une manifestation de principe.

La lutte continua au dehors. Les chefs du parti radical manifestaient contre la R.P. : Léon Bourgeois, dans une lettre publique, la déclarait dangereuse pour la stabilité du gouvernement ; Combes, dans un discours au banquet du Comité républicain du commerce, vantait le scrutin uninominal, qui a donné les lois dont la République s'honore, et demandait la reconstitution du Bloc. A Paris, deux grands meetings montraient des orateurs de partis différents unis dans la propagande pour la R.P.

 

VI. — LA CAMPAGNE DE DÉFENSE LAÏQUE.

LE conflit entre l'État et l'Église se rouvrit sur la question de l'enseignement primaire. L'assemblée des évêques français avait pris l'offensive contre l'école publique laïque. Une minorité ardente aurait voulu interdire aux catholiques la fréquentation de toute école neutre ; la majorité fit adopter un procédé indirect d'attaque. Une déclaration collective (14 septembre 1909) condamna la neutralité scolaire, principe faux en lui-même et désastreux dans ses conséquences, car l'école laïque devient souvent hostile aux croyances chrétienne. Elle interdit une douzaine de manuels de morale ou d'histoire en usage dans les écoles publiques, dans lesquels apparaît davantage l'esprit de mensonge et de dénigrement envers l'Église catholique, ses doctrines et son histoire. Elle prescrivit aux parents catholiques leur conduite : 1° envoyer leur enfant à l'école chrétienne s'il y en a une, si elle n'existe pas travailler à la faire construire ; 2° n'envoyer l'enfant à l'école neutre que s'il lui est impossible d'aller à l'école chrétienne, et en ce cas surveiller l'enseignement ; 3° quand l'école est positivement hostile à l'Église, ne la fréquenter sous aucun prétexte. C'était réclamer le contrôle de l'enseignement primaire laïque par le clergé.

La lutte s'engagea entre le clergé et le personnel de l'enseignement primaire. Les évêques firent afficher dans les églises la liste des manuels interdits ; des associations de pères de famille se formèrent sous la direction du clergé pour surveiller l'enseignement des écoles publiques, signaler les manuels employés et dénoncer les atteintes à la neutralité. Les prêtres recommandaient aux parents de retirer leurs enfants des mains des maîtres suspects d'irréligion, quelques-uns prêchaient contre l'école sans Dieu. Quelques évêques, dans des mandements publics, accusèrent les instituteurs d'ébranler la morale. Une association amicale d'instituteurs intenta un procès en diffamation à l'archevêque de Reims.

Le conflit fut porté à la Chambre (janvier 1910) par des interpellations de la droite sur la violation de la neutralité par l'école laïque, de la gauche sur le respect de la liberté d'opinion des instituteurs et les agissements des évêques. Le ministre de l'Instruction répondit que l'Église avait engagé la lutte contre l'école en représailles de la séparation ; Briand reprocha aux catholiques d'avoir répondu à son appel à la pacification par des provocations et des calomnies contre l'école, et obtint un vote de confiance.

La majorité parut convaincue que l'enseignement primaire était menacé par une hostilité organisée, et la défense de l'école laïque devint un des articles du programme des radicaux. Mais ils étaient en désaccord sur les moyens pratiques de l'assurer. La plupart réclamaient le régime appelé improprement monopole de l'État, qui consistait à réserver à l'État seul le droit d'avoir des écoles primaires, et à interdire toutes les écoles privées, moyen radical de garantir les parents de condition dépendante contre la pression exercée par leurs supérieurs pour les obliger à envoyer leurs enfants à l'école catholique ; le congrès radical proposait dès 1903 cette solution, en reconnaissant à l'État républicain le droit d'éduquer tous les citoyens. Plusieurs radicaux, au nom de la liberté de l'enseignement, voulaient maintenir le droit des particuliers à entretenir des écoles primaires confessionnelles, et proposaient, ou de faire surveiller l'enseignement des écoles privées par les inspecteurs de l'État, ou de fortifier les écoles laïques, soit en améliorant les traitements des instituteurs, soit en faisant mieux appliquer l'obligation scolaire. Briand repoussait le monopole et se contentait du contrôle des écoles privées. Les socialistes répugnaient par principe à mettre toute l'instruction primaire sous la direction d'un gouvernement bourgeois. La majorité ne se trouva d'accord sur aucune mesure effective.

 

VII. — LES ÉLECTIONS DE 1910.

LA dislocation du bloc fut achevée par les élections de 1910. Le conflit sur la réforme électorale avait relâché les liens entre les groupes de gauche, tandis que la campagne faite en commun pour la représentation proportionnelle atténuait l'antagonisme entre la droite et l'extrême gauche. La crainte de la réaction, affaiblie par la défaite de l'opposition en 1906, ne suffisait plus à maintenir la discipline républicaine. L'élévation de l'indemnité parlementaire, en attirant un plus grand nombre de compétiteurs, augmentait la concurrence entre candidats de même tendance politique. Le congrès du parti socialiste obligea tous les candidats du parti à afficher un manifeste électoral commun où figuraient la substitution de la propriété sociale à la propriété capitaliste, la suppression du militarisme, la représentation proportionnelle, et où le radicalisme était accusé de violence contre les syndicats, persécution des fonctionnaires, complicité dans l'entreprise du Maroc ; le congrès laissait à chaque fédération le droit de maintenir ou de retirer au deuxième tour la candidature du représentant du parti suivant l'intérêt de la République. La majorité, attaquée à la fois par les deux extrêmes, constitua en dehors des Chambres un organe de direction politique, le Comité de la rue de Valois, formé de délégués des deux groupes, radical et radical-socialiste.

La lutte ne s'engagea plus entre deux coalitions animées l'une contre l'autre par le sentiment d'une opposition générale entre deux tendances ; elle se morcela en luttes locales entre candidats de diverses nuances républicaines, dont les programmes fragmentaires, faits de formules conventionnelles, ne passionnaient pas les électeurs, en sorte que la droite et les socialistes, quoique opposés par l'ensemble de leur politique, pouvaient unir leurs votes pour le partisan ou contre l'adversaire de la R. P. Les candidats radicaux hésitaient entre le vieux programme radical et les nouvelles formules de conciliation proposées par Briand dans un discours électoral (à Saint-Chamond) : la réforme électorale, condition de la réforme administrative, la séparation de l'Église appliquée dans un esprit de tolérance, le statut des fonctionnaires excluant la grève, l'extension de la personnalité civile aux syndicats, l'accession des ouvriers à la propriété des établissements industriels.

Le résultat des élections, d'après le classement en partis publié par le ministère. fut : conservateurs 71 (au lieu de 80), nationalistes 17 (au lieu de 16), progressistes 60 (sans changement), républicains de gauche 93 (au lieu de 82), radicaux et radicaux-socialistes 252 (au lieu de 269), socialistes indépendants 30 (au lieu de 29), socialistes unifiés 74 (au lieu de 55). La proportion des partis semblait à peine modifiée, sauf un accroissement notable des socialistes, disproportionné au faible accroissement des voix du parti ; une quinzaine avaient passé avec l'appoint des voix des conservateurs. Mais ce classement était contesté. Les progressistes disaient avoir gagné 20 sièges. En outre, les qualifications ne correspondaient pas exactement aux opinions des élus. Il entrait 234 membres nouveaux, beaucoup d'opinion indécise. Une partie des conservateurs évitait les anciens titres des partis de droite devenus impopulaires : les catholiques s'appelaient républicains libéraux ; d'autres entraient dans le groupe progressiste et lui donnaient l'aspect d'une opposition de droite, au point que les anciens républicains s'en détachèrent (mars 1911) pour former, sous l'ancien nom d'Union républicaine, un groupe de 60 membres. Les noms avaient un sens plus ambigu encore dans les groupes de la majorité. La masse radicale des électeurs de condition populaire continuait à prendre ses chefs dans la moyenne bourgeoisie. Les candidats issus de la bourgeoisie progressiste ou même conservatrice acceptaient le titre de radical, parfois même de radical-socialiste, pour entrer dans la vie parlementaire. Mais ils gardaient leurs relations de société et leurs tendances personnelles hostiles au radicalisme ; leur attitude dans les discussions des groupes et leurs votes à la Chambre montrèrent bientôt qu'ils ne s'intéressaient pas au programme de leur parti. Indifférents à l'instruction primaire laïque et aux revendications ouvrières, ils se souciaient plus d'arrêter la lutte anticléricale et l'agitation des ouvriers que de soutenir l'école laïque ou d'imposer des réformes sociales.

Ce désaccord latent entre le programme officiel du parti et les intentions de ses membres, entre les anciens députés et les nouveaux venus, mettait la division intérieure dans tous les groupes et ne laissait plus subsister aucune majorité pour une politique d'action. Briand, personnellement enclin à une tactique d'équilibre et d'attente, s'appuya de préférence sur la masse des républicains de gauche, disposés à laisser en paix le gouvernement sans exiger de réforme positive ; il essaya d'apaiser les radicaux par des déclarations et des promesses. A l'ouverture de la Chambre, il promit la liberté égale pour tous, un scrutin élargi, la réforme administrative, et invita la Chambre à adopter un plan réfléchi de travail. A une interpellation sur sa politique générale, il répondit qu'après la victoire il faut savoir s'arrêter pour que la victoire ne soit souillée par aucun excès, et il indiqua, dans l'ordre où il comptait les présenter, la réforme électorale, le statut des fonctionnaires, le contrôle sur les écoles libres. Cette politique d'apaisement inquiéta la gauche. Un des chefs du groupe radical-socialiste, Berteaux, déclara qu'il ne pouvait l'approuver, et demanda à Briand de constituer sa majorité sans les progressistes. Briand répondit que sa politique était indépendante des groupes, mais qu'il se retirerait si la majorité n'était pas faite avec la gauche seule (juin 1910). L'ordre du jour de confiance fut voté par 403 voix contre 110.

Le parti socialiste avait pris une attitude d'opposition ; dès les premiers jours il interpellait, et chargeait trois de ses nouveaux élus, un professeur, un instituteur, un ouvrier, d'exposer méthodiquement sa politique en matière sociale, agraire, ouvrière ; puis un des trois orateurs, Albert Thomas, réclama la réforme du régime des mines et l'engagement de ne plus accorder aucune concession jusqu'au vote d'une loi minière nouvelle.

 

VIII. — LA CRISE DE LA REPRÉSENTATION PROPORTIONNELLE.

UN groupe parlementaire de la représentation proportionnelle, formé au début de la législature, avait obtenu 310 adhésions. C'était la majorité de la Chambre, niais hétérogène, formée surtout par les deux extrêmes, en opposition avec la majorité politique. La commission du suffrage universel, chargée d'examiner le projet de réforme électorale, ne fut pas élue à la majorité suivant la procédure habituelle ; sur la demande d'un partisan du scrutin uninominal, elle fut constituée suivant le principe même de la représentation proportionnelle, en attribuant à chaque groupe un nombre de commissaires proportionnel au nombre de ses membres. Ce précédent, limité à la procédure parlementaire, devait avoir plus de portée que toute l'agitation pour la réforme électorale ; car le procédé, bientôt étendu à toutes les commissions de la Chambre, transforma les mœurs politiques des partis, et la minorité ne fut plus empêchée de collaborer à la préparation des lois. La commission fut composée de 25 partisans et 19 adversaires de la R. P.

Pendant les vacances, l'agitation ouvrière recommença, sur une question qui rendait inévitable l'intervention des pouvoirs publics. Les employés de chemins de fer de la Compagnie du Nord s'étant mis en grève pour obtenir un salaire minimum de 5 francs par jour et le repos hebdomadaire, un comité de grève créé par le syndicat des chemins de fer et la Fédération des mécaniciens et chauffeurs décida la grève générale sur tous les réseaux. Le gouvernement, pour forcer les employés à continuer leur service à titre militaire, les mobilisa, d'abord sur le réseau du Nord, puis sur les autres. La Confédération générale du Travail soutint le mouvement par des grèves partielles. Il y eut des trains arrêtés, des fils de télégraphes coupés. Le gouvernement fit arrêter les syndicalistes militants et les grévistes accusés d'entraves à la liberté du travail. Dès la rentrée, les socialistes reprochèrent aux ministres jadis socialistes, Briand et Millerand, après avoir autrefois prêché la grève, d'envoyer les troupes contre les grévistes et de faire un usage illégal de la mobilisation. Les ministres alléguèrent leur devoir de maintenir les communications nécessaires à la vie d'un pays, en réprimant une agitation devenue une insurrection et une entreprise criminelle de sabotage. A. Thomas leur reprocha de n'avoir vu que le côté insurrectionnel d'un mouvement professionnel légal. Jaurès déclara le gouvernement prisonnier des puissances d'argent et de réaction. Briand soutint que la mobilisation était légale, mais ajouta que, pour assurer le droit supérieur du pays à vivre, il n'eût pas hésité à recourir à l'illégalité. Cette parole souleva une tempête de protestation, et de nombreux députés décidèrent de soutenir l'ordre du jour pur et simple contre le gouvernement. Mais l'opinion publique en province, exaspérée contre les grévistes par le trouble jeté dans les transports, réclamait une répression ; la majorité lui donna satisfaction par un ordre du jour voté en trois parties. La première, dirigée contre la grève, — la Chambre flétrissant le sabotage, la violence et l'antipatriotisme. — passa à l'unanimité, les socialistes s'abstinrent ; l'approbation des actes du gouvernement fut votée par 415 voix contre 116 ; la confiance, par 329 contre 183.

Ce conflit, achevant la rupture entre le parti socialiste et les partis radicaux, mit fin à l'union des gauches et au régime des ministères de longue durée. Désormais le gouvernement devait faire front à la fois contre deux oppositions extrêmes. La France, après avoir vu en dix ans les trois plus longs ministères de la République, entra dans une période de crises ministérielles et de courts ministères. La législature de 1910 allait en quatre ans en consommer 8.

Briand, jugeant nécessaire, pour résister à l'opposition socialiste, de calmer les défiances des radicaux, déclara qu'après les derniers débats, les circonstances étant différentes, la démission du cabinet s'imposait. Il forma aussitôt (3 novembre) un nouveau ministère Briand, composé de radicaux-socialistes et de radicaux ; pour gagner les anticléricaux, il y fit entrer le grand maitre de la franc-maçonnerie. La déclaration promit un gouvernement attaché à la laïcité, des lois pour garantir l'école laïque, des réformes électorales et administratives, l'amélioration progressive de la condition des travailleurs. Interpellé sur sa politique générale, il n'obtint un vote de confiance que par 296 voix contre 209. Les révocations d'employés de chemins de fer à la suite de la grève venaient de créer un nouveau sujet de conflit : la gauche demandait la réintégration des employés révoqués ; Briand objectait qu'elle dépendait des Compagnies ; quant aux employés de l'État, il se refusait à réintégrer ceux qui avaient usé de violence ou conseillé le sabotage, ou n'avaient pas répondu  à l'ordre de mobilisation, et il ne voulait pas d'une mesure générale d'amnistie. lin des chefs radicaux-socialistes, Berteaux, lui reprocha de n'avoir pas fait auprès des Compagnies les démarches nécessaires, et l'ordre du jour de confiance demanda au ministère de réviser les révocations sur le réseau de l'État, et d'insister auprès des Compagnies pour obtenir la révision dans le plus large esprit d'équité... et d'humanité (décembre 1910).

La division intérieure des gauches se manifesta au renouvellement annuel du bureau de la Chambre en janvier 1911. Le président, Brisson, n'obtint que 210 voix, — contre 46 à Guesde, présenté par le parti socialiste, et 212 à Deschanel, soutenu par les groupes de droite, — et ne fut élu au second tour que par 270 voix. Les radicaux, mis en défiance par la politique d'apaisement, accusaient Briand de faire soutenir en secret par l'administration tous les députés, sans distinction d'opinion, qui votaient pour lui à la Chambre. Il fut interpellé sur l'application des lois sur les congrégations, et accusé d'avoir empêché dans son département de fermer un collège de jésuites. L'ordre du jour de confiance ne passa que par 258 voix contre 242, avec l'appoint des voix progressistes. Briand déclara que le vote, bien qu'obtenu par une majorité exclusivement républicaine, avait montré une opposition systématique qui paralysait l'exécution d'un programme de laïcité et de réformes sociales. Un chef nouveau pouvait ramener l'union nécessaire entre républicains. Le ministère se retira (27 février).

Un sénateur, Monis, de l'Union républicaine, ancien adversaire du ministère Bourgeois, forma un cabinet où entrèrent les chefs de l'opposition radicale, Berteaux (à la Guerre), Caillaux (aux Finances) et trois nouveaux ministres du groupe radical-socialiste. Ce ministère de concentration radicale, hostile à la représentation proportionnelle, ne s'appuyant sur aucune majorité, ne se maintenait que par la tolérance des indécis. La déclaration ministérielle n'employa que des formules de conciliation : gouverner avec la majorité républicaine qui se termine là où commence la violence, faire la réforme électorale suivant le projet de la commission, et la réforme des contributions directes en tenant compte des habitudes et des préjugés, appliquer sans faiblesse et sans violence les lois sur les congrégations, la séparation, l'école laïque. La confiance ne fut votée que par 309 voix contre 114 (mars 1911).

Le ministère fut bientôt aux prises à la fois avec la crise de politique étrangère au Maroc (voir livre III, chap. I), et les émeutes des vignerons de l'Aube, irrités par la loi de 1908 sur la délimitation de la Champagne, qui interdisait aux vins de leur département la qualification de vin de Champagne. Un accident lui porta un coup mortel : pendant une course d'aviation, un aéroplane en atterrissant tua Berteaux et blessa Monis (20 mai). Le ministère, privé de son chef et de son membre le plus influent, végéta encore un mois, assistant aux discussions de la Chambre et laissant le Sénat résoudre la question de la Champagne par la suppression de la délimitation. Il tomba brusquement, sur une interpellation au ministre de la Guerre, par un vote d'ordre du jour pur et simple (23 juin). En attendant le budget de 1911, il fallut voter un septième douzième provisoire.

=Caillaux forma un ministère où il prit l'Intérieur et conserva plusieurs membres du précédent cabinet ; il obtint, par 367 voix contre 173, un ordre du jour de confiance pour la réalisation d'un programme de réformes laïques, fiscales et sociales, et l'union républicaine autour de la réforme électorale pour la faire aboutir dans le plus bref délai.

La Chambre discutait la réforme électorale depuis le 29 mai. Les proportionnalistes exposèrent les raisons de principe qui avaient fait le succès de leur propagande : la répartition équitable des sièges entre les partis, la lutte entre des programmes de politique générale substituée à la concurrence d'intérêts entre les personnes et les influences locales, les partis affranchis des coalitions qu'entraînait le second tour, l'obligation imposée aux électeurs de se grouper en grands partis. Les adversaires firent surtout des objections pratiques : la R.P. enlevait aux électeurs le choix de leurs représentants et le donnait au comité chargé de dresser la liste du parti ; en renforçant les minorités, elle risquait de détruire à la Chambre la majorité indispensable au régime parlementaire ; en assurant la réélection sans lutte de la plupart des députés, elle paralysait la propagande de la période électorale qui constituait presque toute l'éducation politique des électeurs ruraux. Les adversaires de la R.P. se comptèrent sur un amendement : Les députés sont élus au scrutin majoritaire ; il fut rejeté par 341 voix contre 223.

La R.P. proposée par la commission réunissait une majorité assurée par la coalition des partis extrêmes ; mais on savait que le Sénat ne l'accepterait que si elle était votée par la majorité républicaine. Une délégation des groupes de gauche, formée par moitié de partisans et d'adversaires de la R.P., fut réunie pour chercher une transaction. Les proportionnalistes accordèrent la représentation des minorités ; les majoritaires acceptèrent le quotient électoral, principe fondamental de la réforme, calculé en divisant le total des votants par le nombre des sièges à donner. Chaque liste a autant de sièges que le nombre moyen de ses suffrages contient de fois le quotient électoral. L'attribution des restes (c'est-à-dire des sièges que la répartition laisse vacants), la partie la plus controversée du système, fut réglée suivant un procédé proposé par un socialiste indépendant, le mathématicien Painlevé, l'apparentement, qui permettait à plusieurs listes de déclarer avant le vote qu'elles mettaient en commun leurs voix non utilisées, et donnait à ce groupement de listes la même part dans l'attribution des restes qu'à une liste unique.

Pendant les vacances, la crise d'Agadir inquiéta l'opinion en faisant entrevoir le péril d'un conflit avec l'Allemagne. La Chambre rentra avec l'impression que le ministère n'était pas assez solide pour diriger avec autorité la politique extérieure de la France. Elle accorda encore au cabinet Caillaux cieux ajournements d'interpellation, et ratifia le traité conclu avec l'Allemagne sur le Maroc et le Congo (nov.-déc. 1911). Ce fut la commission du Sénat qui, par une question au ministre des Affaires étrangères sur les tentatives de négociations officieuses, mit à découvert le désaccord entre le ministre et le président du Conseil, et obligea Caillaux à donner sa démission (10 janvier 1912).

Le personnel politique jugea nécessaire de donner à l'étranger l'impression d'une France unie sous un gouvernement ferme et respecté. Poincaré, appelé à l'Élysée le 13 janvier comme le représentant d'une politique de fermeté nationale, forma le 14 un ministère pris dans les différents groupes républicains : il y resta 5 ministres du précédent cabinet, dont 3 radicaux-socialistes, il y entra 4 anciens ministres notables (Poincaré, L. Bourgeois, Briand, Millerand). Le ministère Poincaré déclara se proposer pour but de ne pas laisser la France à découvert vis-à-vis de l'étranger, et de donner au pays le sentiment de sa sécurité. Il ne parlait plus de la défense laïque ni des réformes fiscales, sociales et démocratiques réclamées par le Congrès du parti radical en octobre 1911.

La déclaration ministérielle ne proposait aucun autre programme positif que des remaniements profonds du système électoral et un changement de procédure de la Chambre pour permettre de voter le budget en temps normal. Elle consistait en affirmations d'autorité : le gouvernement, résolu à prendre les responsabilités et à exercer sans défaillance toute l'autorité, promettait le maintien de la paix publique, la répression inflexible des crimes et délits contre les personnes et les propriétés, et s'attribuait un rôle de direction et d'éducation sociale.

La Chambre vota la loi sur le secret du vote, longtemps arrêtée par le Sénat, défiant à l'égard des innovations : la procédure traditionnelle en France était le scrutin théoriquement secret, mais l'électeur, obligé de remettre directement son bulletin au président du bureau, ne pouvait cacher son vote aux intéressés qui le suivaient des yeux après lui avoir remis un bulletin ; la loi de 1912 rendit le secret effectif en adoptant l'isoloir derrière lequel l'électeur se retire pour placer son bulletin dans une enveloppe.

La réforme électorale revint en discussion, soutenue cette fois par le gouvernement. Poincaré déclara que c'était une question de dignité que d'aboutir. Il acceptait la transaction votée en 1911, pour obtenir le concours d'une majorité républicaine des deux Chambres. Mais une partie des proportionnalistes se résignait mal au compromis conclu pour l'attribution des restes, et les partisans du scrutin uninominal, afin d'empêcher la réforme, votaient pour toute mesure propre à la rendre impraticable, tantôt avec les partisans, tantôt avec les adversaires de la transaction ; la majorité, à chaque vote, était formée par une coalition différente.

L'orateur le plus influent dans cette discussion, Jaurès, prit parti contre l'apparentement, qui fut rejeté par 497 voix contre 91 ; il proposa de reporter les voix inutilisées d'une liste sur la liste du même parti dans un autre département, ce qui impliquait le groupement de plusieurs départements en une région. On objecta à ce système interdépartemental qu'il n'avait pas le caractère d'une transaction, car il favorisait les partis extrêmes pourvus d'une organisation électorale ; il fut rejeté par 289 voix contre 234. La commission proposa d'attribuer les restes à la liste qui aurait eu la majorité absolue, et, à défaut de majorité, l'attribution par deux opérations successives, départementale et régionale. Ce régime fut adopté, mais il parut si compliqué que la Chambre, pour sortir de l'impasse, sur l'avis du gouvernement, annula tout le travail antérieur en votant le retrait de l'urgence (mars 1912).

L'élection du président de la Chambre en remplacement de Brisson (mort en avril) manifesta la division de la majorité radicale. Impuissante à s'entendre sur le choix d'un candidat de son parti, elle ne parvint même pas à faire passer un républicain de gauche, le vice-président Étienne. Le candidat des partis de droite, Deschanel, fut élu au deuxième tour par 292 voix contre 208 à Étienne.

La délibération sur la réforme électorale fut reprise en juin, sur la promesse du gouvernement de soutenir la représentation des minorités avec l'apparentement. Mais dès le début un amendement d'un majoritaire, voté par 298 voix contre 261 — Chaque département forme une circonscription —, enlevait aux proportionnalistes l'espoir d'obtenir les circonscriptions régionales nécessaires au fonctionnement normal de la R.P. La Chambre vota le quotient électoral par 357 voix contre 196, l'apparentement par 314 voix contre 239. Après quoi, elle maintint, avec la proportionnelle, la procédure du régime majoritaire : 1° elle autorisa le panachage, en donnant à chaque électeur autant de suffrages qu'il y a de députés à élire, c'est-à-dire le droit de voter individuellement pour des candidats pris sur des listes différentes ; 2° elle interdit le vote de préférence, en déclarant élu le candidat qui aurait réuni le plus grand nombre de suffrages. L'ensemble fut voté par 339 voix contre 217 (10 juillet). Après treize mois de discussions confuses, de compromis irrationnels et de décisions contradictoires, la Chambre aboutissait à un texte long, compliqué, obscur, dont l'application aurait livré l'élection au hasard, car, en donnant la même valeur à tous les suffrages, la loi donnait aux derniers candidats d'une liste autant de chances qu'aux candidats préférés du parti.

La majorité du Sénat, résolument majoritaire, prit parti contre le projet de loi voté par la Chambre. Une réunion, dirigée par Clémenceau, créa (12 juillet) un groupe interparlementaire pour la défense du suffrage universel, qui publia un manifeste au pays, où il dénonçait l'attentat contre le suffrage universel. Partisans du scrutin de liste et partisans du scrutin uninominal, unis contre la représentation des minorités, employèrent les vacances à agiter le pays contre un système qu'ils déclaraient imposé par une coalition de révolutionnaires et d'ennemis de la République ; 50 conseils généraux émirent des vœux en faveur du régime majoritaire. La masse du parti radical prit part au mouvement par animosité contre une réforme destinée à augmenter le nombre des députés conservateurs. En même temps l'agitation syndicaliste attirait l'attention par deux manifestations. La Confédération générale du travail, dans son congrès du Havre, reprenant sa formule de 1906, déclarait avoir pour but de grouper en dehors de toute école politique tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat. Un Congrès des syndicats d'instituteurs à Chambéry exprimait sa sympathie aux camarades ouvriers groupés dans la C. G. T. pour l'effort de libération et d'éducation. Après la rentrée, le Sénat élut une commission de 15 membres, dont 12 étaient partisans du scrutin de liste majoritaire ; elle se prononça contre le projet voté par la Chambre.

L'élection à la présidence de la République était fixée au 17 janvier 1913, un mois avant l'expiration des pouvoirs du Président Fallières. Les groupes de gauche essayèrent de reconstituer le bloc pour opposer un candidat radical à Poincaré, qu'on savait soutenu par les groupes de la droite ; leur choix parut devoir se porter sur l'ancien chef du parti, Léon Bourgeois ; niais il indisposa les majoritaires du Sénat en soutenant la représentation proportionnelle dans les bureaux, pour l'élection de la commission. Les groupes de gauche des deux Chambres, réunis le 17 décembre, résolurent de tenir une réunion plénière où seraient convoqués tous les républicains, excepté les progressistes et les socialistes unifiés. La décision fut modifiée tardivement, et la convocation étendue à tous les socialistes ; mais les unifiés refusèrent de s'y rendre. La réunion plénière des gauches, tenue le 15 janvier 1913, ne réunit que 632 votants. Le scrutin préparatoire porta sur 5 candidats : Poincaré, président du Conseil, Dubost, président du Sénat., Deschanel, président de la Chambre, Ribot, ancien président du Conseil, Pams, ministre de l'Agriculture, candidat du parti radical. Au 1er tour, arrivèrent en tête, avec un chiffre de voix presque égal, Poincaré (180) et Pams (174), contre 107 à Dubost, 83 à Deschanel, 52 à Ribot. Au 2e tour, Dubost s'étant retiré, ses voix se portèrent sur Pams, qui en eut 283 ; Poincaré en eut 272, ayant recueilli une partie des voix de Ribot et de Deschanel, réduits à 25 et 22 voix. Au 3e tour, Pams réunit 309 voix, Poincaré 233. Une délégation formée d'anciens présidents du Conseil alla demander à Poincaré de retirer sa candidature au nom de la discipline républicaine ; il répondit qu'il la maintenait, car Pams, étant membre de son ministère, représentait la même opinion que lui, et le choix entre eux ne dépendait que des préférences personnelles.

Au Congrès, Poincaré, assuré des voix des droites, obtint dès le premier tour 429 voix contre 327 à Pams, 63 à Vaillant, candidat du parti socialiste, et 44 voix dispersées ; il fut élu par 483 voix contre 269 à Pams, 69 à Vaillant. Il donna sa démission sans attendre la date de son entrée en fonctions. Briand prit la présidence du Conseil et remania le cabinet (18 janvier).

Le ministère Briand annonça un programme de conciliation avec les radicaux : la réforme électorale par l'accord des républicains, l'impôt sur le revenu, l'amnistie, le statut des fonctionnaires, une charte d'organisation générale du travail. Poincaré, installé à la présidence de la République, adressa aux Chambres un message qui parut annoncer l'intention d'exercer une action personnelle sur la politique de la France. L'amoindrissement de pouvoir exécutif n'est ni dans les vœux de la Chambre ni dans ceux du pays.... Il n'est possible à un peuple d'être efficacement pacifique qu'à la condition d'être toujours prêt à la guerre.

Avant que la réforme électorale vînt en discussion devant le Sénat, le ministre de la Guerre, d'accord avec le Président de la République, déposait (6 mars) un projet de loi qui bouleversait le régime militaire établi en 1905 et jetait le désarroi dans la majorité radicale. Le sort de la réforme électorale dépendait du Sénat, manifestement hostile au projet voté par la Chambre. Briand vint plaider pour la représentation des minorités ; il rappela les promesses des ministères successifs, invoqua la nécessité d'une transaction pour éviter un conflit entre les Chambres, et posa la question de confiance. Le Sénat répondit en votant, par 161 voix contre 128, le scrutin de liste, avec un amendement — suivant la règle majoritaire, nul ne pouvant être élu s'il a moins de voix que son concurrent. — Le ministère donna sa démission (18 mars). Les proportionnalistes proposèrent une motion de protestation, mais la Chambre, refusant d'entrer en conflit avec le Sénat, vota l'ordre du jour pur et simple par 280 voix contre 252.

 

IX. — LA CRISE DE LA LOI MILITAIRE.

BARTHOU, appelé à la présidence du Conseil, forma un cabinet favorable au nouveau projet militaire ; il y fit entrer dans des ministères secondaires deux radicaux-socialistes, et donna les Finances à un progressiste (20 mars). Ainsi la dislocation du bloc des gauches aboutissait à une telle impuissance de la majorité radicale que les trois présidences, de la Chambre, de la République, du Conseil passaient à trois anciens progressistes, adversaires de la politique radicale en 1898. Pour la première fois depuis quatorze ans, un progressiste devenait ministre.

Le gouvernement de Berlin préparait un projet de crédit extraordinaire de 1 milliard de marks, destiné à augmenter les effectifs et le matériel de l'armée allemande de façon à lui assurer la supériorité sur l'armée française. Le Président de la République, sans attendre le dépôt du projet allemand au Reichstag, fit réunir le Conseil supérieur de la Guerre, qui rédigea aussitôt un projet de réforme du régime militaire français. Deux programmes se trouvaient en concurrence : l'un comportait l'amélioration du matériel et la création d'une artillerie lourde, l'autre l'augmentation des effectifs en hommes et en chevaux et la construction de casernes. Le Conseil supérieur déclara nécessaire d'augmenter le nombre des hommes présents sous les armes et, jugeant insuffisantes toutes les réformes partielles, engagements, emploi de la main-d'œuvre civile, appel des réservistes, service de vingt-sept ou de trente mois, demanda le service de trois ans (4 mars). Le surlendemain, le gouvernement déposait à la Chambre un projet de loi étendant à trois ans la durée du service militaire ; il annonçait l'intention de le faire voter avant les vacances de Pâques.

L'opposition commença aussitôt par des meetings de protestation à Paris ; à la Chambre le projet fut combattu vivement dans la commission par les socialistes et les radicaux-socialistes. Le conflit technique entre les systèmes se compliquait d'un conflit politique entre les partis. Le service de trois ans était réclamé pour former une armée active jeune et tenue bien en main, seule adaptée à la stratégie offensive devenue la doctrine de l'état-major ; les contingents de trois années suffisaient juste en temps de paix à tenir au complet les compagnies pour les exercices d'instruction et en cas de guerre à fournir les troupes de couverture indispensables contre une attaque brusquée. Ce système s'inspirait d'une préférence pour l'armée professionnelle et d'une défiance envers les réservistes rentrés dans la vie civile ; il s'accordait avec la répugnance politique des conservateurs pour la réforme militaire démocratique de 1905, qui leur faisait voir dans le retour au service de trois ans une revanche sur le Bloc. Les partisans du service court prévoyaient une guerre défensive faite par de très grandes masses, ils demandaient une meilleure utilisation des réserves, et la défense du pays assurée par la nation armée. Ce système, exposé par Jaurès dans L'Armée nouvelle, était soutenu seulement par une minorité des officiers ; mais il ralliait les anciens adversaires du militarisme, les défenseurs de la loi de deux ans, les partisans de l'allégement des charges militaires, qui formaient la grande majorité des partis de gauche.

Après la retraite de Briand, le ministère Barthou se présenta devant la Chambre avec une déclaration qui promettait le service de trois ans, la défense de l'école laïque, l'impôt sur le revenu et une réforme électorale de nature à concilier le principe majoritaire avec une représentation équitable des minorités. Accueilli froidement à la Chambre, il fut interpellé sur la composition du cabinet et n'obtint un vote de confiance que par 223 voix contre 152 (25 mars).

L'opposition dans la commission prolongea la discussion du projet de loi de trois ans et empêcha d'enlever le vote par surprise. Le ministère, pour obtenir le contingent prévu par le projet, déclara qu'il maintiendrait sous les armes la classe qui devait terminer son temps de service en octobre. Cette mesure souleva à la Chambre de violentes protestations et dans quelques garnisons des manifestations des soldats libérables ; mais la plupart des radicaux, de peur d'ébranler la discipline militaire, votèrent pour l'ordre du jour de confiance : il passa par 322 voix contre 155 (15 mai).

La discussion du projet fut longue et passionnée (2 juin-19 juillet) ; les contre-projets de l'opposition (milices nationales, service de seize mois, de vingt mois, de deux ans, de trente mois) furent tous repoussés, et le principe du service de trois ans fut voté par 339 voix contre 223. Mais un amendement d'un membre de la Droite, reproduisant un des contre-projets de la Gauche (Painlevé), fut voté malgré la commission par 376 voix contre 199 : il avançait d'un an l'âge de l'incorporation désormais fixé à vingt ans ; les deux classes 1912 et 1913 furent appelées à la fois, ce qui permit de renvoyer la classe libérable tout en réunissant les contingents de trois années. Cet expédient eut pour résultat en 1914 de fournir une classe de plus prête à la guerre que le projet du gouvernement. Le Sénat repoussa le contre-projet et vota la loi en quelques jours.

 

X. — LA RECONSTITUTION DU BLOC DES GAUCHES ET LES ÉLECTIONS DE 1914.

LA lutte contre le service de trois ans avait brisé la coalition formée entre les partis extrêmes de droite et de gauche pour la représentation proportionnelle, et rapproché les socialistes des radicaux. L'accord s'était manifesté par un essai de rapprochement fait en commun avec les parlementaires allemands à la conférence de Berne (11 mai) ; il fut resserré pendant les vacances par la décision du Comité exécutif de la rue de Valois. Au Congrès des délégués du parti radical à Pau (16-18 octobre), il fit adopter en vue des élections une déclaration de principes et un programme qui comportait la lutte contre le service de trois ans. Caillaux qui, le 18 mai, au banquet du parti radical-socialiste, s'était prononcé publiquement contre le service de trois ans, fut élu président du Comité.

Après les vacances, la Chambre vota un nouveau projet de loi électorale avec la représentation des minorités et le quotient électoral. Puis la majorité ministérielle formée sur la loi militaire se rompit sur une question de finances. Le déficit chronique, accru par les dépenses du Maroc, avait grossi la dette flottante au point qu'il parut nécessaire de la consolider par un emprunt ; le ministère proposa de le fixer à 1.300 millions et d'inscrire sur les titres de cet emprunt qu'il serait exonéré de tout impôt. La gauche en profita pour reprocher au ministère de travailler à empêcher l'impôt sur le revenu. Le ministre des Finances cita des précédents ; le rapporteur général du budget, pris par lui à témoin, les contesta ; le ministère posa la question de confiance et fut mis en minorité par 290 voix contre 265.

Deux sénateurs (Ribot, J. Dupuy) n'ayant pu réunir un cabinet de même tendance que le précédent, un sénateur radical-socialiste, Doumergue, constitua (8 décembre) un ministère formé en majorité d'adversaires du service de trois ans, avec Caillaux aux Finances, sur un programme de compromis : impôt général sur le revenu, appliquer loyalement la loi de trois ans, chercher avec le Sénat une solution transactionnelle de la réforme électorale. La Chambre lui vota la confiance par 302 voix contre 141, le Sénat par 201 contre 50, pour pratiquer une politique de réformes démocratiques fondée sur l'opinion des républicains et appuyée sur une majorité exclusivement républicaine. La réforme électorale, demandée par une motion de la Chambre chargeant le gouvernement de soutenir au Sénat le principe du scrutin de liste avec représentation des minorités, trois fois affirmé par elle et accepté par les huit ministères précédents, échoua définitivement au Sénat (en mars). L'impôt sur le revenu demandé par le ministère fut ajourné par le Sénat.

Quelques adversaires de la politique du ministère, la plupart anciens ministres (Millerand, Barthou, Baudin, Étienne, Klotz), fondèrent (janvier 1914) une Fédération des Gauches ; le président fut Briand, qui venait, à Saint-Étienne, de prendre parti contre la démagogie et la révolution politique pour l'apaisement. La Fédération espérait renouveler le personnel des partis en s'adressant directement aux électeurs en dehors des cadres du parti radical.

Le Congrès socialiste d'Amiens (janvier), tout en déclarant impossible la reconstruction du Bloc, recommanda de voter au premier tour contre l'impérialisme militariste, et s'en remit à la vigilance des Fédérations pour s'affirmer en faveur des candidats républicains qui donneraient le maximum de garanties contre le danger des guerres, pour la laïcité et la réforme fiscale. Ainsi se constituait un bloc nouveau sur le programme du parti radical-socialiste, l'impôt progressif sur le revenu, le service de deux ans.

A la suite d'une polémique de presse, Mme Caillaux ayant tué le directeur du Figaro, le scandale obligea Caillaux à donner sa démission et le ministère fut remanié, mais cet accident ne modifia pas la conduite des partis aux élections législatives (26 avril-10 mai). Ce fut une lutte entre deux coalitions ; au second tour les adversaires du service de trois ans, socialistes et radicaux, opérèrent de concert. La majorité dans la nouvelle Chambre n'apparut pas à l'élection du bureau : Deschanel fut réélu président par 401 voix (contre 99 à Vaillant, désigné par les socialistes pour manifester l'indépendance du parti), les vice-présidents furent des partisans de la loi de trois ans. Mais le succès des groupes de gauche fut bientôt démontré par les actes. Le ministère Doumergue s'étant retiré (2 juin), un de ses membres, Viviani, républicain socialiste, fut chargé de former un cabinet. de concentration ; il dut y renoncer parce qu'il ne trouva pas de radicaux-socialistes pour accepter le service de trois ans. Quatre hommes politiques des groupes du centre, appelés successivement par le Président de la République, répondirent par un refus. Le ministère. formé par un ancien progressiste, Ribot, avec des députés de la gauche radicale et des sénateurs de nuances modérées, subit un échec sans précédent : le jour même où il se présenta devant la Chambre, elle le renversa (par 306 voix contre 262), sur un ordre du jour où elle se déclara résolue de ne donner sa confiance qu'à un gouvernement capable de réaliser l'union des forces de gauche (12 juin). Le ministère Viviani, formé de radicaux-socialistes et de républicains socialistes, déclara nécessaires l'impôt sur le revenu et l'organisation des réserves ; il obtint un vote de confiance par 370 voix contre 137, et fit voter un emprunt de 800 millions à 3 ½ p. 100.

La Chambre avait décidé que chaque député prendrait place dans la salle à côté des collègues de son groupe et que les groupes seraient rangés suivant la gradation de leurs tendances. Ce classement fit connaître exactement le résultat des élections : Parti socialiste unifié, 104, — Républicains socialistes, 24, — Parti républicain radical et radical-socialiste (adhérents à l'union de la rue de Valois), 172, — Gauche radicale, 66, — Union républicaine radicale-socialiste (les adhérents de la Fédération des gauches), 23, — Sauvages (dissidents), 7. — Républicains de gauche, 53. — Gauche démocratique, 32, — Fédération républicaine, 37 (ces deux groupes formés par la scission du parti progressiste), — Action libérale (catholiques), 23, — Droite, 15, — Non inscrits à un groupe (nationalistes et conservateurs, 44). Les progressistes avaient jusque-là conservé leur ancienne place au centre, ce qui obligeait les nouveaux venus socialistes à siéger sur les bancs restés vides de la droite où personne ne voulait plus siéger ; ils se trouvèrent refoulés à droite. Cette innovation rendit visible la composition de la majorité : toute la moitié gauche de la salle était occupée par des groupes de nuances socialistes et radicales socialistes, tous les groupes qui gardaient le nom de gauche (gauche radicale, républicains de gauche, gauche démocratique) siégeaient dans la moitié de droite. La majorité appartenait à des groupes nés dans le dernier quart du siècle, la minorité se composait des débris de toutes les anciennes majorités. Ainsi apparaissait le caractère dominant de la vie politique de la France, l'évolution continue des partis vers la gauche, résultant de la croissance rapide des oppositions démocratiques.