HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE PREMIER. — L'AVÈNEMENT DU PARTI RÉPUBLICAIN.

CHAPITRE III. — L'ARRIVÉE AU POUVOIR DU PERSONNEL RÉPUBLICAIN.

 

 

I. — LA SOUMISSION DE MAC-MAHON.

IMPUISSANT à former aucun ministère conservateur, Mac-Mahon se trouvait dans l'alternative prédite par Gambetta : se soumettre ou se démettre. Il commença par rédiger une lettre de démission. Mais les ministres le prièrent de rester, et, sur l'assurance qu'il avait un devoir à remplir, il se soumit.

Dufaure maintint les conditions qu'il avait posées : Mac-Mahon abandonna les ministères de la Marine et des Affaires étrangères ; la Guerre fut, par un compromis, donnée à son ancien chef d'état-major. Dufaure constitua aussitôt (13 décembre) un ministère centre gauche, formé surtout de ministres de 1876, avec un ministre nouveau de la gauche, de Freycinet, le collaborateur de Gambetta à la Défense nationale, et 5 nouveaux sous-secrétaires d'État.

La soumission du Président de la République s'affirma dans son message rédigé par Dufaure (15 décembre) :

Pour obéir aux règles parlementaires j'ai formé un cabinet choisi dans les doux Chambres, composé d'hommes résolus à défendre.... ces institutions par la pratique sincère des lois constitutionnelles.... L'intérêt du pays exige que la crise. soit apaisée... qu'elle ne se renouvelle pas. L'exercice du droit de dissolution n'est qu'un mode de consultation suprême auprès du juge sans appel, et ne salirait être érigé en système de gouvernement. J'ai cru devoir user de ce droit et je me conforme à la velouté du pays. La Constitution de 1875 a fondé une république parlementaire en établissant mon irresponsabilité, tandis qu'elle a institué la responsabilité solidaire et individuelle des ministres.... L'indépendance des ministres est la condition de leur responsabilité. Ces principes tirés de la Constitution sont ceux de mon gouvernement.

Il ne restait rien des doctrines du 16 mai : ni la responsabilité du Président, ni son droit d'avoir une politique personnelle, ou de choisir ses ministres, ou de demander une seconde dissolution, ni l'équilibre entre les trois pouvoirs, ni le devoir d'empêcher le gouvernement de passer aux radicaux. Le message formulait sans restriction l'interprétation parlementaire de la Constitution, réclamée par les gauches : un Président irresponsable sans politique personnelle, des ministres responsables d'accord avec la majorité gouvernante. Le droit de dissolution subsistait, mais réservé pour les cas exceptionnels. En fait, on n'a plus jamais usé de ce droit royal, que n'admet aucune des constitutions républicaines du monde.

C'était donc l'abandon définitif du gouvernement personnel, si longtemps représenté comme seul adapté au caractère des Français. Le régime parlementaire, essayé sous la monarchie avec le régime censitaire, s'établissait définitivement en France sous la forme républicaine avec le suffrage universel. Le parti républicain, en 1815, s'était résigné à accepter la république parlementaire, régime sans précédent, opposé à sa tradition fondée sur la doctrine de la séparation des pouvoirs. Il y trouvait maintenant — ce qu'il avait en vain demandé au pouvoir constituant du peuple et à la séparation entre l'exécutif et le législatif — un procédé pratique pour adapter le gouvernement représentatif libéral à une société démocratique. Par l'intermédiaire du ministère responsable, la Chambre issue du suffrage universel, organe de la volonté du peuple, devenait maîtresse du pouvoir souverain.

 

II. — LE RETOUR DU CENTRE GAUCHE AU GOUVERNEMENT.

LA crise laissait le personnel politique coupé par le milieu et massé en deux coalitions, chacune formée d'une série continue de groupes allant du centre jusqu'au groupe extrême : à droite tous les conservateurs, à gauche tous les républicains. La conjonction des centres devenait impossible ; on ne pouvait plus gouverner qu'avec une des deux coalitions et, comme le parti républicain avait désormais une majorité solide à la Chambre, tout ministère devait être formé de républicains. Mais, pour ménager les répugnances de Mac-Mahon, la Chambre tolérait un ministère centre gauche, bien qu'il ne représentât qu'une petite minorité de la majorité.

Le ministère Dufaure n'avait guère qu'un programme négatif : annuler les actes de combat du 16 mai et en rendre le retour impossible. Il commença par expulser les préfets et sous-préfets installés par le ministère de Broglie et remettre en place le personnel antérieur. Le mouvement administratif du 19 décembre porta sur 80 préfets, dont 46 révoqués, 27 démissionnaires. Le mouvement judiciaire du 23 janvier supprima 5 procureurs généraux et en déplaça 6.

Au personnel administratif, le ministre de l'Intérieur, par des instructions contraires à celles du 16 mai, recommanda d'appliquer les lois sur la presse et le colportage d'une façon très libérale. La circulaire sur les élections (13 février) rejeta la doctrine des candidatures officielles et les pratiques qu'elles rendent nécessaires.

Cette règle de conduite implique la neutralité la plus entière dans la lutte électorale et... l'abstention de tout acte ou démarche qui pourrait marquer aux yeux des populations une préférence en faveur de l'un des candidats.... Sans doute il est naturel et légitime que le gouvernement désire voir les électeurs manifester par leurs choix leur attachement à la république. Mais il ne lui appartient pas de forcer à son profit les manifestations du suffrage universel.

Pour empêcher l'état de siège de servir d'instrument de compression, une loi (3 avril) décida qu'il ne pourrait en aucun cas are établi que par une loi, c'est-à-dire par les Chambres. Une loi sur le colportage abolit la loi de 1819 et donna le droit de colporter librement les journaux, moyennant une simple déclaration. Les condamnations prononcées sous le régime du 16 mai furent annulées par une amnistie pour tous les délits de caractère politique (12 avril).

La Chambre annula les actes de pression électorale en usant largement de son droit souverain dans la vérification des pouvoirs. Gambetta avait même proposé d'invalider en niasse tous les élus recommandés officiellement par affiche blanche. La majorité se borna à invalider environ 70 élections pour pression administrative ou ingérence du clergé. L'opération dura treize mois. La plupart des invalidés ne furent pas réélus ; à la fin de 1878, le total des républicains s'éleva à près de 400.

Les conseils municipaux, renouvelés le hi janvier, élurent dans 33.000 communes une forte majorité de maires républicains, ce qui annonçait pour le prochain renouvellement du Sénat une majorité républicaine d'électeurs sénatoriaux. Dans les 3.000 chefs-lieux de canton où les maires étaient nominés par le gouvernement, le ministère nomma maire le candidat désigné par le conseil.

Le ministère n'était disposé à entreprendre aucune réforme profonde, et la Chambre prenait patience en attendant, le renouvellement du Sénat. Gambetta, revenant à la tactique opportuniste, prêchait la prudence. Il disait à Marseille :

Je redoute avant tout l'ivresse du succès.... Soyons patients et stratégistes. Ne nous hâtons point.... de courir sus à l'ennemi... Je demande à mon parti de faire une halte, de se maintenir dans les positions conquises.... La victoire n'est pas décisive encore.... Je suivrai toujours cette politique de raison, de méthode, de résultats certains et réels.

Les coalitions de groupes formées pour la lutte se relâchèrent, Les groupes de gauche déclarèrent dissous leur comité, chacun reprit son indépendance complète, mais le souvenir de l'union empêcha tout dissentiment grave entre républicains.

La coalition conservatrice fut ébranlée de deux côtés. Le groupe constitutionnel, pour avoir refusé de soutenir Mac-Mahon, restait suspect aux impérialistes, et, quand vint le tour d'élire son candidat au siège de sénateur à vie (attribué, à tour de rôle à chacun des groupes), le candidat orléaniste, Decazes, à qui les impérialistes et l'extrême droite gardaient rancune depuis 1874, n'eut pas la majorité. Les orléanistes, irrités de cette violation des engagements, rompirent avec la droite, et leur organe, le Soleil, annonça (15 mars) que le groupe constitutionnel s'était dissous : sur 31 membres, 22, fidèles à leur passé parlementaire, déclarèrent ne plus vouloir rester liés aux légitimistes et aux bonapartistes.

Dans le groupe légitimiste un conflit éclata à propos de la formule des journaux catholiques : guerre contre la Révolution, employée par un orateur nouveau-venu à la Chambre, le comte de Mun, un ancien officier. Le vieux parlementaire de Falloux la déclarait très dangereuse.

La contre-révolution est aujourd'hui dans la pensée de fort peu de gens et n'est... au pouvoir de personne. C'est un mot... gros de préjugés, de malentendus... un nom de guerre et de provocation qui confond dans une obscurité déplorable ce qu'on doit conserver et ce qu'on doit combattre.

Le comte de Chambord, plus catholique que politique, prit parti pour de Mun, par une lettre d'approbation (26 novembre) : Il faut, pour que la France soit sauvée, que Dieu y règne en maître pour que j'y puisse régner en roi.

Le gouvernement s'occupa surtout d'affaires pratiques. Il fit voter d'abord le budget de 1878 arrêté par la crise du 16 mai, puis le budget de 1879, tous deux en équilibre, sans réformes, avec de légers dégrèvements de l'impôt sur les transports et la réduction du timbre-poste à 20 centimes.

La principale nouveauté fut le plan général de travaux publics présenté par le nouveau ministre de Freycinet. Il proposait de racheter les petites compagnies de chemins de fer en faillite dans l'Ouest, de créer de nouvelles lignes de chemins de fer d'une longueur totale de 16.000 kilomètres, et de faire construire des canaux de navigation et des ports. Il prévoyait une dépense de 4 milliards, à répartir sur dix années, au moyen d'un emprunt à 3 ½ p. 100 remboursable en soixante-quinze ans. L'exposé des motifs expliquait qu'après sept. ans de discordes politiques, il y avait un immense besoin de se reposer dans le travail.

Les Chambres votèrent un demi-milliard pour le rachat des lignes des Charentes (mai 1878), avec un système d'emprunt amortissable imité des obligations à tirage des compagnies de chemin de fer. L'expérience a prouvé, disait le rapport, que les gouvernements sont impuissants à s'imposer eux-mêmes l'obligation d'amortir. Le système des rentes amortissables par tirages successifs oblige l'État à réduire sa dette. On forma un réseau des chemins de fer de l'État, dirigé par un Conseil d'administration indépendant. Des projets de chemins de fer nouveaux, de canaux et de ports, une partie seulement fut adoptée.

L'Exposition universelle de Paris, ouverte en mai 1878, assez terne si on la compare à celles de 1867 et de 1889, donna pourtant l'impression du relèvement matériel de la France. C'était depuis la guerre la première affirmation solennelle de sa prospérité ; elle inspira de la fierté et de la confiance dans le parti au pouvoir. L'illumination du 30 juin tourna en manifestation républicaine.

Les grandes manœuvres d'été auxquelles pour la première fois furent convoqués les hommes de la réserve, au nombre de 200.000, se passèrent de façon à montrer que le système d'appel établi par la loi de 1872 fonctionnait normalement.

L'année 1878 fut une période de calme et d'inaction politique, sauf les séances violentes de vérifications de pouvoirs à la Chambre.

 

III. — LA RECONSTITUTION D'UN PARTI SOCIALISTE (1876-78).

LA répression de la Commune avait exterminé ou dispersé le parti révolutionnaire. La loi de 1872 contre l'Internationale avait interdit toute propagande en vue de changer l'organisation de la société. L'état de siège avait empêché jusqu'en 1876 toute réunion, toute publication de tendance socialiste. Quand la compression se relâcha, après la levée de l'état de siège, le mouvement de réforme sociale recommença sous forme de manifestations isolées.

Un petit groupe d'étudiants révolutionnaires réunis au café Soufflet avait essayé de poser aux élections de 1876 la candidature d'Accolas, répétiteur de la Faculté de droit, connu pour ses opinions radicales en matière de droit civil. Puis il proposa un monument en l'honneur de Michelet. Le Rappel, organe des amis de Victor Hugo, reprit la formule de l'union entre les prolétaires et la jeunesse républicaine des Écoles (25 juin). C'était le retour à la tradition révolutionnaire établie en 1830.

Les syndicats d'ouvriers créés sans droit légal, mais tolérés par l'administration, obtinrent du ministère la permission de tenir un Congrès à Paris. La Commission d'organisation, préoccupée d'en écarter tous les hommes politiques, décida que personne ne pourrait y parler à moins d'être ouvrier et recommandé par une société ouvrière ou par un groupe de travailleurs. Toute association ouvrière avait droit à 3 délégués. Les frais de déplacement des membres furent couverts par une souscription.

Le Congrès, tenu sous forme de réunion privée dans la salle de la rue d'Arras (2-10 octobre), comptait 360 délégués (dont 255 de Paris). On y admit des invités et des journalistes. Le programme comprenait 8 questions, chacune étudiée par une section dans la journée et discutée le soir en assemblée :

1° travail des femmes ; 2° chambres syndicales ; 30 conseils de prudhommes ; 4° apprentissage et enseignement professionnel ; 5° représentation directe du prolétariat au parlement : 6° associations coopératives de production, de consommation et de crédit ; 7° caisses de retraites, d'assurances et des invalides du travail ; 8° associations agricoles et rapports entre les travailleurs agricoles et industriels. Le comité pensait avoir fait un programme aussi complet que possible. Si tous ces points du programme avaient une solution, la solution de la question sociale serait assurée.

Le Congrès ne demanda à l'État que des lois sur le travail des femmes et des enfants, le travail de nuit, les conseils de prudhommes, la liberté des syndicats ; il croyait encore, comme Louis Blanc en 1848, à l'affranchissement des travailleurs par l'association coopérative. Mais, connue les auteurs du Manifeste de l'Internationale de 1864, il engagea les ouvriers à se former en un parti séparé et à se défier des projets proposés par des bourgeois.

Tous les systèmes socialistes qu'on a reprochés aux travailleurs ne sont jamais venus d'eux, tous émanent de bourgeois bien intentionnés.

Il consentit à peine à entendre deux publicistes connus pour leurs travaux sur les questions ouvrières ; une partie des assistants refusaient de laisser parler des bourgeois.

Il est indispensable à la classe ouvrière, qui, jusque-là, a marché de concert avec la bourgeoisie républicaine, de s'affirmer dans ses intérêts propres.

Les ouvriers, sans adopter encore une formule vraiment socialiste, se tenaient clans un isolement farouche ; ils pensaient déjà à se former en parti de classe.

En 1877, deux bourgeois révolutionnaires exilés reviennent en France et commencent une propagande d'où sortiront deux partis socialistes dont ils seront les chefs. — Brousse, un médecin, sorti de la branche anarchiste de l'Internationale, membre de la Fédération jurassienne dans la Suisse française, condamné à la prison, expulsé de Suisse et réfugié en Angleterre, où il s'est lié avec Marx, s'est converti à une tactique de révolution graduelle par des mesures légales ; il opère surtout dans les quartiers ouvriers de Paris. Guesde, un journaliste de province, condamné à Montpellier en 1871 pour un article sur la Commune, s'est réfugié en Angleterre, où il est devenu disciple de Marx. Revenu en France, il écrit, dans les journaux d'extrême gauche, puis (novembre 1877) fonde le premier organe socialiste, l'Égalité (qui cessa en juillet 1878).

Ces nouveaux socialistes, imbus du socialisme doctrinal de Karl Marx, apportent en France des formules systématiques. Le programme de l'Égalité dit : L'évolution naturelle et scientifique de l'humanité la conduit invinciblement à l'appropriation collective du sol et des instruments de travail. Guesde compte sur l'action du prolétariat international ; il annonce la nécessité de la révolution sociale, et se moque de la coopération, qui est bien la voie la plus longue que puisse prendre le prolétariat. Il ne voit dans les syndicats qu'un moyen d'agitation et n'admet la grève que comme manifestation de solidarité ouvrière. Sa propagande agit surtout dans les régions industrielles de province.

Les termes sont encore mal fixés ; les socialistes disciples de Marx gardent encore le vieux nom de communistes (du Manifeste de 48) ; ce sont les anarchistes de l'école de Kropotkine qui s'appellent collectivistes. Les partisans de ces deux tendances entrent en conflit au Congrès de Gand en 1877.

Benoît Malon, un des militants de l'Internationale, ancien membre de la Commune, réfugié en Suisse, fonde un organe socialiste. Lafargue, ancien étudiant révolutionnaire de 1865, devenu gendre et disciple de Karl Marx, revient à Paris. Quelques théoriciens créent des groupes d'études parmi les ouvriers et y font pénétrer les formules du socialisme doctrinal. Leurs délégués se font admettre dans les Congrès ouvriers et entrent en conflit avec les représentants de l'ancien socialisme de 48 qui continuent à compter sur l'association libre entre travailleurs.

Le Congrès syndical de Lyon (janvier 1878) admit des employés de commerce et des instituteurs. Plusieurs délégués de Paris, Lyon, Marseille, parlèrent des martyrs de la Révolution et firent des déclarations nettement collectivistes. Un délégué de Paris lut un manifeste collectiviste contre la coopération et conclut à proposer une résolution socialiste pour réclamer la propriété collective du sol et des instruments du travail. La proposition, accueillie par des applaudissements, fut repoussée, ainsi qu'un vœu pour l'amnistie, mais seulement comme n'étant pas à l'ordre du jour.

Le Congrès résolut de rédiger un programme socialiste que tout candidat socialiste devrait s'engager par écrit à soutenir, et décida de créer des journaux socialistes qui soutiendraient exclusivement des candidatures ouvrières. La première fut celle d'un ouvrier, Chausse, aux élections du Conseil municipal de Paris de 1878, dans un quartier du faubourg Saint-Antoine.

Le Congrès international convoqué à Paris pour 1878 fut interdit par le gouvernement. Une réunion privée, organisée par les rédacteurs de l'Égalité au domicile d'un ouvrier peintre (devenu plus tard haut fonctionnaire de la Direction du Travail), fut dispersée par la police, et les organisateurs poursuivis en justice. Guesde profita du procès (22 octobre) pour faire une exposition de la doctrine.

L'égalité que la bourgeoisie n'a cessé de nous donner pour la conquête la plus précieuse de son 89 ne dépasse pas la limite de la classe dirigeante et possédante. Le socialisme révolutionnaire veut un 89 ouvrier : il faut universaliser la propriété comme on a en 188 universalisé le droit de suffrage.

Un organe officiel du socialisme ouvrier, le Prolétariat, rédigé par des ouvriers, fut créé par actions (23 novembre). Cette agitation avait préparé le cadre où allait se former un nouveau parti politique.

 

IV. — LE RENOUVELLEMENT DU SÉNAT ET LA DÉMISSION DE MAC-MAHON.

LE parti républicain, maître de la Chambre et du ministre était encore entravé par les deux autres pouvoirs restés conservateurs. Le renouvellement du premier tiers du Sénat mit fin à cet équilibre. Les départements étaient rangés par ordre alphabétique en 3 séries ; le tirage au sort désigna la série B (du G à l'N) où se trouvaient la plupart des départements conservateurs du Nord et de l'Ouest. Sur 75 sénateurs sortants, 56 étaient conservateurs. 18 républicains. L'élection (5 janv. 1879) renversa la proportion. Sur 82 sièges (en ajoutant les sièges vacants) les conservateurs n'en gardèrent que 16, les républicains en eurent 66 (dont 50 nouveaux). Le Sénat avait désormais une forte majorité républicaine, 174 contre 126. Il élut président Martel, du centre gauche. Tous les pouvoirs législatifs appartinrent dès lors aux républicains.

Ce changement du personnel électif entraîna des changements dans le personnel des fonctionnaires. Le ministre de la Guerre se retira. Gambetta désirait le faire remplacer par le général Farre, qui passait pour républicain ; Mac-Mahon refusa. On repousse mon candidat, dit Gambetta, c'est la guerre, ils l'auront. Il se disait prêt à déposer le vote de mort contre le cabinet, et se préparait déjà à être appelé par Mac-Mahon pour former un ministère. Je ne peux ni ne veux accepter de gouverner en sous-ordre.

La déclaration du ministère, lue à la Chambre le 16 janvier, fut jugée insuffisante par la majorité. Elle répondit par une interpellation suivie d'un ordre du jour impératif, voté par 208 voix contre 116. L'interpellateur expliqua que le gouvernement avait, en arrivant aux affaires, trouvé des bureaux constitués, des fonctionnaires installés ; il s'était servi de ces instruments. Mais il faut distinguer entre cette armée d'employés chargés d'une besogne presque matérielle, et les fonctionnaires supérieurs en relation directe avec le gouvernement. On peut garder les subalternes sans s'inquiéter de leurs opinions ; les autres, délégués directs du pouvoir, doivent être d'accord avec le gouvernement.

Dufaure promit d'être sévère en restant juste. La Chambre consentit à se dire confiante dans les déclarations du gouvernement, mais convaincue que le cabinet, désormais en possession de sa pleine liberté d'action, 'l'hésitera pas, après le grand acte national du 5 janvier, à donner à la majorité républicaine les satisfactions légitimes qu'elle réclame depuis longtemps au nom du pays, notamment en ce qui concerne le personnel administratif et judiciaire (20 janvier). Gambetta avec son groupe s'abstint ; il avait voulu ébranler le cabinet, non le remplacer.

Le ministère se décida à changer quelques hauts fonctionnaires. Le ministre de la Guerre pria Mac-Mahon d'appliquer le décret qui limitait la durée du commandement des commandants de corps d'armée, en relevant de leurs fonctions ceux qui avaient dépassé le ternie. Mac-Mahon refusa de signer ; il voulait bien laisser destituer des magistrats et des préfets, mais non des généraux. S'il avait consenti à avaler des couleuvres, c'était pour protéger l'armée ; mais il refusait de sacrifier à l'esprit de parti de bons officiers, ses compagnons d'armes (28 janvier). Au Conseil des ministres, Mac-Mahon persista dans son refus, et remit sa lettre de démission.

Aujourd'hui le ministère, croyant répondre à l'opinion de la majorité dans les deux Chambres, me propose, en ce qui concerne les grands commandements militaires, des mesures générales que je considère comme contraires aux intérêts de l'armée et par suite à ceux du pays. Je ne puis y souscrire. En présence de ce refus, le ministère se retire. Tout autre ministère pris dans la majorité des Assemblées m'imposerait les mêmes conditions. Je donne ma démission (30 janvier 1879).

Mac-Mahon, resté militaire avant tout, s'intéressait peu à la politique. Devenu impuissant à maintenir dans l'armée le personnel conservateur, il abandonnait son poste avant la fin de son septennat.

 

V. — L'ÉLECTION DE GRÉVY ET LE TRIOMPHE DU PARTI RÉPUBLICAIN.

LA transmission des pouvoirs du Président de la République se fit le jour même à Versailles, dans une forme qui créa le précédent toujours suivi depuis. Les Chambres, réunies à trois heures, entendirent la lecture de la démission, et levèrent la séance. Les sénateurs républicains réunis en assemblée générale décidèrent d'élire Grévy ; la réunion des délégués des groupes républicains des deux Chambres accepta la proposition. A quatre heures et demie, les deux Chambres s'assemblèrent en Congrès dans la salle de la Chambre, sous la présidence du président du Sénat. On vota par appel nominal ; Grévy fut élu par 563 voix, sur 705 votants.

Le parti républicain était définitivement maitre de tous les pouvoirs publics. La majorité, n'ayant plus à ménager le Président, abandonna le ministère centre gauche de Dufaure, qui ne correspondait plus aux sentiments de la Chambre. Gambetta désirait prendre un rôle actif — dès 1877 Thiers avait annoncé que, redevenu Président, il voulait le nommer ministre des Affaires étrangères et le présenter à l'Europe — ; Dufaure engagea Grévy à l'appeler pour former un cabinet. Grévy répondit que son heure n'était pas encore venue, et proposa de le nommer à la présidence de la Chambre devenu vacante. Gambetta se résigna, et fut élu président de la Chambre. Grévy s'installa à l'Élysée, Gambetta au Palais-Bourbon.

Après avoir commencé sa carrière politique en proposant de supprimer la Présidence de la République en 1848, Grévy la terminait en devenant Président. Il voulut exercer sa fonction de façon à créer un précédent qui pût empêcher ses successeurs d'en faire un instrument de pouvoir personnel. Son premier message (7 février) posa la règle de son gouvernement.

Soumis avec sincérité à la grande loi du régime parlementaire, je n'entrerai jamais en lutte contre la volonté nationale exprimée par ses organes constitutionnels.... Le gouvernement, tout en tenant un juste compte des droits acquis et des services rendus, aujourd'hui que les deux grands pouvoirs sont animés du même esprit que celui de la France, veillera à ce que la République soit servie par des fonctionnaires qui ne soient ni ses ennemis ni ses détracteurs.

Les républicains profitèrent de la pleine possession du pouvoir pour se délivrer de la résidence à Versailles, imposée par les conservateurs. Le Sénat, après quelque résistance, consentit à la révision de la Constitution, en la limitant d'avance à l'article qui fixait le siège du gouvernement à Versailles (19 juin). Le Congrès abrogea cet article. Les Assemblées s'installèrent à Paris à la rentrée de novembre 1879, dans les deux anciens palais législatifs, le Sénat au Luxembourg, la Chambre au Palais-Bourbon. Le Président de la République était déjà revenu à l'Élysée. Ce fut la fin de la décapitalisation de Paris.

La victoire définitive des républicains fut rendue officielle par la décision du ministre de la Guerre qui rendait à la Marseillaise la qualité de chant national suivant le décret de 1795. Elle fut consacrée un an plus tard par la création de la Fête nationale du 14 juillet. En reprenant la date consacrée par la Fédération de 1790, les républicains déclaraient se rattacher à la tradition de la Révolution française. La première fête nationale, en 1880, célébrée par des banquets, des danses en plein air et des illuminations, fut la manifestation populaire de la joie républicaine de la foule.

 

VI. — LES FORCES DES PARTIS ET DES GROUPES.

LES anciens partis conservateurs, définitivement expulsés des pouvoirs publics et réduits dans les deux Chambres à une minorité en décroissance, n'avaient plus d'autre moyen d'action que des interpellations sans effet, des interruptions, et les insultes des impérialistes à l'adresse du gouvernement. Ils ne prenaient un peu d'influence que lorsque le désaccord entre les républicains leur permettait de faire l'appoint d'une majorité d'occasion dans un vote sur un ordre du jour.

Les conservateurs restaient divisés en légitimistes, orléanistes, impérialistes. Le groupe impérialiste fut réduit à l'impuissance par la mort de l'héritier de l'Empire, le prince impérial, tué en faisant campagne dans l'armée anglaise contre les Zoulous en Afrique australe (1879). Le chef de la famille, le prince Jérôme Napoléon, s'était en 1876 rallié en principe à la République, et ne pouvait se faire accepter par le clergé qu'il avait toujours combattu. Le parti impérialiste se coupa en cieux ; la principale fraction reconnut pour chef, au lieu de Jérôme, son fils aîné Victor, désigné par le testament du prince impérial.

Les conservateurs, expulsés du gouvernement, n'avaient plus d'action directe sur la politique ; mais ils gardaient une forte influence sur la vie publique. Tous les fonctionnaires de l'Empire étaient restés en place, sauf quelques centaines de préfets, de sous-préfets et de magistrats des parquets. Ils continuaient donc à diriger tous les services publics, l'armée, la gendarmerie et la marine, la magistrature, les contributions directes et indirectes, les postes, les ponts et chaussées, l'instruction publique. Ils gardaient à leur disposition l'arsenal des innombrables règlements de police et de finances accumulés depuis l'ancien régime, que personne n'est sûr de connaître, et que l'administration peut à volonté employer contre ses adversaires ou laisser dormir pour ses amis. Ils gardaient sur leurs agents subalternes le pouvoir quasi discrétionnaire de les déplacer ou destituer, de les faire avancer ou rétrograder, de favoriser ou d'entraver leur carrière par des notes secrètes.

Le personnel, recruté sous la monarchie, dressé depuis 1849 à respecter les classes dirigeantes et à mépriser les républicains, exerçait instinctivement son pouvoir dans un sens conservateur. L'officier supérieur de terre ou de mer. le président, l'ingénieur, le recteur, l'inspecteur, le directeur, habitués à rencontrer au cercle, à la chasse, dans les salons, les hommes et les dames de la bonne société, ne pouvaient être insensibles à leurs recommandations en faveur de leurs protégés. Les petites gens dans toute la France savaient qu'on obtenait une faveur ou nue tolérance en s'adressant aux conservateurs plus facilement que par l'entremise des républicains. Les employés subalternes savaient qu'ils seraient bien notés de leurs chefs en manifestant des sentiments catholiques.

Le clergé, lié par tradition à la monarchie, gardait sur une grande partie de la population une influence toute-puissante. Les paysans des régions montagneuses étaient habitués à voir dans leur curé un chef chargé de diriger leur conduite : ils lui obéissaient le jour du vote comme dans les actes de leur vie privée. Dans les régions de l'Ouest, où les paysans restaient très dépendants des grands propriétaires, le curé, par ses relations avec le château, tenait dans l'obéissance les fermiers et les métayers.

Le clergé régulier avait une influence puissante sur la noblesse et la riche bourgeoisie. Les ordres enseignants élevaient les garçons dans les collèges, les filles dans les couvents. Les religieux prédicateurs et les jésuites dominaient les femmes par la confession. la direction, la prédication ; leurs relations leur donnaient le moyen d'assurer à leurs protégés de riches mariages ou une belle clientèle. Les petites congrégations de frères et de sœurs, établies dans toutes les villes et jusque dans les bourgs, exerçaient une influence analogue sur les familles des artisans, des ouvriers. des petits commerçants. Dans les villes comme dans les campagnes, la plupart des électeurs étaient amenés au parti conservateur par le clergé.

Le monde de la Bourse, le personnel des établissements de crédit, des grandes Compagnies et des sociétés industrielles, formé sous l'Empire, en relations avec le personnel conservateur, manifestait contre les républicains une aversion accrue encore par la crainte de leur programme financier, impôt sur le revenu, rachat des grandes Compagnies, mesures contre la spéculation. La haute finance faisait donc corps avec les autres classes dirigeantes pour arrêter le mouvement démocratique. Elle agissait sur l'opinion par les grands journaux politiques, dont les financiers avaient. la propriété ou qu'ils tenaient dans leur main en leur distribuant la publicité financière. Elle pesait directement sur le gouvernement par son influence sur le cours de la rente et le taux des emprunts. En province, presque tous les chefs des grandes maisons de commerce, de banque et d'industrie faisaient partie de la société bien pensante. Beaucoup surveillaient les opinions politiques de leurs employés ou invitaient leurs contremaîtres u l'aire voter leurs ouvriers pour le candidat conservateur.

Dans toute la France, enfin, les convenances du monde obligeaient à manifester des sentiments conservateurs et du respect pour la religion catholique. C'était la seule attitude reçue dans les familles de la noblesse, et par suite une tenue obligatoire pour quiconque, homme ou femme, aspirait à se faire admettre dans la bonne société ; il était de mauvais ton d'être libre penseur et inconvenant de se dire républicain. Sauf les protestants et les israélites, presque toutes les familles aisées restaient hostiles à la République ; elle choquait leur conception d'une société bien ordonnée, et mettait en péril le régime social auquel les attachaient leur éducation et la conscience d'une solidarité de classe.

Le parti conservateur trouvait donc dans les hauts fonctionnaires, le clergé, la haute finance, la grande industrie, la bonne société, des auxiliaires assez puissants pour contrebalancer la force exclusivement politique du parti républicain. Les républicains, maîtres de tous les pouvoirs de l'État et de tous les postes politiques, n'avaient que la direction générale des affaires et l'apparence du pouvoir ; leurs adversaires gardaient l'autorité réelle sur les décisions particulières d'où dépendent les intérêts personnels. Le conflit, terminé par la victoire des républicains à Paris dans la vie politique, continuait dans la vie administrative par toute la France.

La majorité républicaine, qui menait cette lutte, ne formait pas un parti organisé avec des chefs officiels et un programme unique à la façon des partis anglais. Elle n'avait aucune organisation électorale commune ; chaque candidat faisait campagne en son nom personnel et à ses frais, d'ordinaire avec l'aide d'un comité, mais sans être astreint à prendre un engagement, et sans accepter une discipline commune. Le nom même du parti ne désignait pas un groupement défini formé d'un nombre certain de membres ; il n'indiquait qu'une communauté de tendances, une orientation générale commune ; les frontières en étaient vagues, le chiffre des membres restait indécis, il différait suivant les appréciations.

Dans les Chambres, l'organisation se réduisait à des groupes où chaque député se faisait inscrire à son gré, quelques-uns clans deux à la fois. Le groupe avait son bureau élu et tenait des réunions pour discuter la tactique, mais ses décisions laissaient ses membres libres de leur vote. Les anciens groupes se perpétuaient, mais en changeant d'importance relative. Le centre gauche, réduit dans la Chambre à moins de 50 membres, ne comptait plus comme force politique qu'au Sénat. La gauche, devenue le groupe dominant, essayait de se constituer en groupe fermé en interdisant à ses membres de s'inscrire ailleurs. L'Union républicaine, grossie depuis 1877, bénéficiait de l'influence de son chef Gambetta. L'extrême gauche, populaire dans les grandes villes, n'avait à la Chambre qu'une faible action. Les socialistes n'avaient encore aucun représentant.

Aucun groupe n'ayant à lui seul la majorité, on ne pouvait gouverner que par un accord entre plusieurs groupes. La coalition des groupes républicains, formée sur un terrain d'opposition pour lutter contre un adversaire commun, avait pu se contenter d'un programme négatif ; elle n'avait pas de politique positive commune. Entrée en possession du gouvernement, elle eut à se décider sur quatre espèces de questions, sur lesquelles l'accord ne put se maintenir.

1° La question la plus pressante pour la pratique était l'épuration. Devait-on garder les fonctionnaires hostiles au régime républicain ou les remplacer ? Dans quelle proportion et dans quels services ? — Le centre gauche jugeait avoir fait assez de changements. La gauche et l'Union voulaient changer les officiers supérieurs de l'armée et de la gendarmerie, les hauts fonctionnaires des Affaires étrangères, des Finances, et même une partie des magistrats inamovibles. L'extrême gauche désirait un bouleversement radical.

2° Tous les républicains s'accordaient à réclamer les libertés de la presse, de réunion, d'association, un régime municipal électif, l'instruction primaire gratuite, obligatoire et laïque ; mais ils divergeaient sur la façon de les régler. La réforme de l'instruction entraînait un conflit avec le clergé, et le désaccord devenait profond dès qu'il fallait décider jusqu'où serait poussée la lutte.

3° En matière de finances, les groupes n'étaient d'accord ni sur le régime fiscal. que les républicains avancés voulaient bouleverser par l'impôt sur le revenu et le dégrèvement des impôts indirects, ni sur le rachat des chemins de fer, qui entraînait avec la haute finance un conflit pénible au centre gauche, ni sur l'exécution du plan Freycinet, qui effrayait les républicains modérés.

4° A l'extérieur, le centre gauche et la gauche préféraient continuer la politique de recueillement et s'abstenir de toute opération active ; l'extrême gauche eut la même tendance. Gambetta, pour relever le prestige de la France, voulait lui faire reprendre un rôle dans le concert des grandes Puissances ; une partie de son groupe accepta la politique d'expansion et les expéditions coloniales.

L'union entre républicains, resserrée par plusieurs années de collaboration pour la défense de la République, se relâcha dès qu'il s'agit de gouverner. Le désaccord sur la solution des questions politiques fut aggravé par les rivalités personnelles entre les chefs des groupes, Grévy, Ferry, Gambetta et plus tard Clémenceau.