HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE III. — L'INVASION ÉTRANGÈRE ET LA GUERRE CIVILE.

CHAPITRE II. — L'INVASION DE LA FRANCE ET LA CHUTE DE L'EMPIRE.

 

 

I. — LES PRÉPARATIFS DE LA GUERRE.

LE lecteur ne doit pas chercher ici l'exposé détaillé des opérations militaires, qui sont du ressort de l'histoire technique ; il ne s'agit que de marquer la suite des faits, d'en faire comprendre le caractère et d'en montrer les conséquences.

Le gouvernement français, en se lançant dans la guerre, espérait la faire à la Prusse seule et avec l'alliance de deux grands États. Aucun des deux espoirs ne se réalisa. Les États allemands, liés avec la Prusse depuis 1866 par des traités, mirent leurs troupes à la disposition du roi de Prusse ; les promesses vagues faites à Napoléon en 1869 par l'Autriche et l'Italie ne furent pas converties en alliances.

Gramont se faisait de telles illusions qu'il télégraphiait à l'ambassadeur français en Russie : Renonçons à la Russie, au besoin faisons-lui la guerre, mais ayons l'Autriche. Il écrivit aux deux chefs de gouvernement de l'Autriche-Hongrie, les priant d'expédier une armée en Bohême. Napoléon envoya à l'empereur d'Autriche un agent personnel. Ni les Hongrois ni les Allemands d'Autriche ne voulaient d'une guerre contre la Prusse. Un Conseil extraordinaire tenu à Vienne décida de garder la neutralité (20 juillet). Beust, isolé dans sa politique antiprussienne, annonça cette décision par une longue lettre ambiguë :

Veuillez répéter à Sa Majesté que, fidèles à nos engagements, tels qu'ils ont été consignés dans les lettres échangées entre les deux souverains, nous considérons la cause de la France comme la nôtre, et que nous contribuerons au succès de ses armes dans les limites du possible. Il fallait, pour éviter une intervention des armées moscovites, neutraliser la Russie, l'amuser jusqu'au temps où la saison avancée ne lui permettrait plus de concentrer ses troupes.... Dans ces circonstances, le mot de neutralité, que nous ne prononçons pas sans regret, nous est imposé par une nécessité impérieuse.... Mais cette neutralité n'est qu'un moyen....

Gramont n'aperçut pas sous ces promesses vagues l'aveu d'impuissance de Beust, et continua à compter sur l'aide de l'Autriche.

Avec l'Italie, ce fut un agent personnel de Napoléon, le comte de Vimercati qui négocia d'abord à Florence, puis à Vienne ; là fut rédigé en présence de l'ambassadeur français (26 juillet) un projet de traité entre l'Italie et l'Autriche, par lequel elles se seraient engagées à imposer leur médiation armée. Mais le gouvernement italien demandait le retrait des troupes françaises de Rome, le gouvernement français exigea le maintien de la convention de septembre. Gramont fut catégorique :

La France ne peut pas défendre son honneur sur le Rhin et le sacrifier sur le Tibre. Nous renoncerons plutôt aux alliances que nous avons recherchées.

Les tentatives se prolongèrent jusqu'au 4 août sans résultat. Le Danemark, menacé par une armée allemande, se déclara neutre, avant que l'escadre française partie le 24 juillet eût atteint la Baltique. L'Angleterre, après avoir essayé d'empêcher la guerre, se refroidit quand Bismarck eut fait publier dans le Times (25 juillet) le projet d'annexion de la Belgique que Benedetti lui avait remis en 1800. La France resta seule, contre toute l'Allemagne unie pour la première fois.

Les deux pays avaient alors à peu près la même population. Mais l'Allemagne, avec son régime de service universel, disposait d'une armée plus nombreuse. L'effectif du temps de paix, formé des contingents en service actif, se grossissait en temps de guerre d'une réserve qui le doublait presque. L'armée entra en campagne avec 450.000 hommes ; la Landwehr, formée d'anciens soldats exercés, fournit le complément pour continuer la guerre. L'armée française, recrutée par un service partiel de cinq ans, se composait surtout d'hommes en service actif et de soldats de profession (11.000 rengagés en 1805). L'effectif réel, d'après les listes dressées pour le plébiscite, ne dépassait guère 300.000 ; le ministre comptait avec les réserves sur un total de 450.000 hommes (y compris les troupes de l'intérieur), dont il aurait 350.000 hommes à mettre en campagne. La garde mobile, divisée en 250 bataillons, n'était ni équipée ni exercée, et ne joua aucun rôle jusqu'à la fin de l'Empire.

Les soldats français avaient une réputation plus brillante que les soldats allemands, et probablement étaient plus robustes, plus âgés, plus résistants, plus agiles ; beaucoup, ayant fait longtemps la guerre, avaient plus d'expérience pratique. Mais leur instruction militaire, dirigée par une tradition qu'on avait négligé d'adapter aux conditions nouvelles de la guerre, avait consisté surtout en exercices de caserne et de champ d'exercice, maniements d'armes et mouvements d'ensemble, contrôlés par des revues. Les manœuvres, trop rares, se réduisaient elles-mêmes à des mouvements en rangs et par masses, analogues à ceux du champ d'exercice ; très peu de manœuvres de tirailleurs, très peu de tir à la cible, jamais d'exercice d'embarquement ni de service en campagne. On avait pris en Algérie l'habitude de ne pas se garder, les grand-gardes étaient oubliées ou placées trop près.

Les deux nations avaient des armements différents. Les Allemands gardaient le fusil Dreyss de 1847, dit fusil à aiguille ; la France venait d'adopter le fusil chassepot perfectionné, plus solide et portant plus loin ; il donnait une supériorité à l'infanterie française, quand elle recevait assez de cartouches. — Les Allemands employaient le nouveau canon en acier se chargeant par la culasse, à tir plus rapide et plus précis et de portée plus longue. Les Français, se défiant de cette innovation, avaient gardé le canon de bronze se chargeant par la gueule ; ils comptaient sur une arme nouvelle, la mitrailleuse, qui lançait des gerbes de balles jusqu'à 1.500 mètres : ce fut un instrument fragile et d'une portée très faible. — L'artillerie française, inférieure par les armes, le fut encore plus par l'usage qu'on en fit. Les officiers, polytechniciens instruits, formaient un corps séparé du reste de l'armée ; les batteries opéraient sans accord avec l'infanterie, d'ordinaire en arrière. L'artillerie allemande, portée en avant, ébranlait l'ennemi pour préparer l'attaque de l'infanterie. — La cavalerie française, pourvue de chevaux médiocres, dressée seulement à charger en masse, était impropre au service d'éclaireur. Les cavaliers allemands, mieux montés, instruits à opérer en terrain varié, avaient une supériorité certaine ; mais le commandement n'en tira pas grand parti. Le public français, frappé par les apparitions brusques des hulans, s'exagéra beaucoup leur rôle réel dans les reconnaissances. En fait, l'armée allemande fut médiocrement éclairée.

La supériorité de l'Allemagne fut plus nette dans l'organisation de la vie des armées. Les chefs français, pour surveiller plus facilement les soldats, conservaient la tradition de les faire camper sous la tente ou même coucher en plein air près des feux de bivouac ; ils évitaient les villages, où la discipline était plus difficile. Les approvisionnements en nourriture, fourrages, vêtements, équipements, devaient être tirés des magasins dirigés par l'intendance. Les officiers d'intendance, formés en un corps séparé, en conflit habituel avec les officiers de troupes, astreints à des formalités et des écritures, opéraient lentement ; habitués à ne s'approvisionner que dans leurs magasins, ils ne savaient pas s'adresser aux autorités civiles, ni se servir des ressources du pays. Les fourgons et voitures nécessaires au transport encombraient l'armée ; faute de renseignements sur la position des troupes, les approvisionnements ne les atteignaient pas toujours. Les Allemands préféraient cantonner les hommes la nuit à l'abri du froid et de la pluie dans les villages ou les bâtiments ; ils se procuraient par les réquisitions une partie de leurs approvisionnements. Ce système maintenait la santé des troupes et rendait leurs mouvements plus rapides.

Ce n'est pourtant pas à la supériorité de l'armement, ni des approvisionnements, ni même des effectifs, que les écrivains militaires des deux pays attribuent les victoires écrasantes des Allemands. Tous s'accordent à les expliquer par la supériorité du commandement. Les officiers français, formés par la pratique de la guerre, et fiers de cet apprentissage, méprisaient toute instruction théorique. Les officiers subalternes, en majorité sortis des rangs, ne connaissant que la routine des exercices, habitués à l'obéissance passive érigée en système, exécutaient machinalement des opérations dont ils ne comprenaient pas le but. Les officiers supérieurs, indifférents à tout travail intellectuel, sans instruction technique (excepté ceux du génie et de l'artillerie), ne pensaient pas à préparer des opérations, qu'ils comptaient improviser sur le terrain, ce qu'ils appelaient se débrouiller. Ils avaient pratiqué surtout la petite guerre d'Algérie, très différente de la grande guerre entre armées européennes. La plupart ne savaient pas lire une carte. L'état-major général n'eut pas de cartes jusqu'au 4 août ; les corps ne reçurent qu'un croquis des routes entre Metz et le Rhin.

Les généraux, élevés dans l'obéissance passive, n'osaient prendre aucune initiative, de peur des responsabilités ; ils attendaient l'ordre du supérieur qui, habitué à de petits corps, ne savait pas commander à une grande masse, pas même rédiger avec précision un ordre de marche. Le commandement français pensait qu'avec les nouvelles armes à longue portée un corps de troupes retranché dans une forte position avait l'avantage sur l'assaillant, que la défensive l'emportait sur l'offensive. Cette théorie, contraire à l'expérience des guerres antérieures, paraît due à l'influence des officiers des armes savantes, les seuls assez instruits pour s'élever à une idée d'ensemble, mais enclins par leur profession à exagérer la valeur des fortifications. Les chefs de corps cherchaient donc à occuper un terrain facile à défendre plutôt qu'à marcher pour prendre part à une bataille ; plusieurs même, rivaux de leurs collègues ou jaloux des maréchaux soutenus par la faveur de la cour, ne désiraient pas leur éviter une défaite. La peur des responsabilités, la préférence pour la défensive, les inimitiés personnelles concouraient à rendre inerte le commandement français.

Les officiers supérieurs allemands, dépourvus d'expérience de la guerre, avaient beaucoup étudié ; d'après l'exemple de Napoléon, réduit en système par Clausewitz, ils s'étaient fait une doctrine. L'offensive est supérieure à la défensive, le but des opérations n'est pas d'occuper des positions, c'est d'atteindre la force de l'ennemi et de la détruire. Le succès dépend de tant de conditions imprévues que le commandement en chef doit renoncer à tout prévoir par des ordres détaillés ; il doit laisser une part d'initiative aux chefs de corps, qui doivent en laisser à leurs subordonnés, et ainsi jusqu'au bas de l'échelle. Le chef prépare avec soin l'ordre de marche et les opérations de stratégie qui amènent l'armée sur le terrain du combat, mais pour la tactique il se borne à des directives qui indiquent le but de l'action ; les chefs de corps prennent sous leur responsabilité les décisions de détail. La cohésion est produite par la doctrine commune et l'esprit de camaraderie entre les chefs. Tous pratiquent le principe déjà suivi par les armées françaises de la Révolution marcher au canon, aller au secours des troupes engagées dans la bataille. Contre un adversaire immobile dans ses positions et paralysé par la défensive, l'effet était certain[1] ; l'armée allemande, sûre de recevoir des renforts, renouvelait l'attaque jusqu'à ce que l'ennemi fût coupé ou écrasé sous le nombre.

 

II. — L'ENTRÉE EN CAMPAGNE ET L'OFFENSIVE ALLEMANDE.

LES Allemands, suivant le plan tracé dès 1868 par le chef de l'état-major prussien, de Moltke, amenèrent leurs armées sur le théâtre de la guerre par deux séries d'opérations méthodiquement séparées. La mobilisation (passage sur le pied de guerre) consista à rassembler les hommes, incorporer les réserves, équiper les troupes et les mettre en marche ; elle dura 18 jours. La concentration, pour laquelle on fit grand usage des chemins de fer, amena les troupes, groupées en trois armées, sur les lieux de l'attaque. La Ire venue par la Moselle et la arrivant par Mayence convergèrent vers la Lorraine ; la IIIe, la plus nombreuse, formée des troupes des États du Sud, commandée par le prince-héritier de Prusse, déboucha par Landau sur l'Alsace.

Le ministère de la Guerre français, comme dans les précédentes guerres, attendait l'entrée en campagne pour décider le plan ; suivant la tradition, il fit à la fois la mobilisation et la concentration. On comptait sur la rapidité proverbiale des Français pour devancer l'ennemi et prendre l'offensive ; on projeta d'abord deux armées, l'une sur la Sarre, l'autre en Allemagne du Sud ; puis on forma une armée unique, pour franchir le Rhin au-dessous de Rastatt.

Les régiments, concentrés avant d'être entièrement mobilisés, envoyés sans attendre leurs réservistes, arrivaient à la frontière avec leurs effectifs réduits du temps de paix. Les réservistes, convoqués par un ordre d'appel individuel porté à leur domicile par la gendarmerie, se rendirent d'abord au bataillon de dépôt de leur régiment ; là on les équipa et on les forma en détachements qu'on envoya rejoindre le régiment. L'opération fut retardée par le défaut d'armes et d'habillements dans les dépôts et par les lenteurs des chefs. Le dépôt du 5-1° en Vendée, après avoir incorporé 12 détachements de 60 à 200 réservistes venus des bouts opposés de la France, les envoya rejoindre dans le Nord leur régiment ; à leur arrivée, il était parti pour Thionville. — Des zouaves du Nord furent envoyés à Marseille, puis à Oran, pour revenir à Marseille et de là aller en Alsace. — Un détachement du 53e, parti de Lille le 18 juillet, arrivé au dépôt à Gap le 28, fut envoyé le 30 août à Lyon. A la fin de juillet, sur 163.000 réservistes, l'armée en avait reçu moins de 39.000 en 142 détachements (le 6 août à peine la moitié). On avait compté opérer avec 350.000 hommes : on en eut moins de 250.000, formés de régiments incomplets, mal approvisionnés, en désarroi, faute d'avoir organisé d'avance le groupement en brigades, divisions et corps d'armée. Des généraux arrivaient sans savoir les numéros de leurs régiments. Un général télégraphiait (le 21) : Arrivé A Belfort. Pas trouvé ma brigade. Que faire ? — Le major général télégraphiait (le 27) : Où sont mes divisions ? Le désordre avait été pire au début des guerres contre la Russie et l'Autriche, et le général Ducrot se rassurait en disant : Nous ne sommes pas prêts, mais nous nous débrouillerons en route. On appréciait mal la différence énorme des adversaires.

Napoléon avait pris le commandement en chef, et tint conseil. Il arriva à Metz le 28 juillet, souffrant cruellement de sa maladie ; il ignorait la force et les positions de l'ennemi, niais il se sentit trop faible pour l'offensive. L'armée fut répartie en 8 corps d'armée inégaux (les 4 corps commandés par les maréchaux avaient 4 divisions, les autres 3, la garde impériale 2). Les 6 corps de première ligne, s'étendant sur 250 kilomètres, de Thionville à Belfort, couvraient toute la frontière, 3 corps formant une masse compacte en Lorraine, les autres disséminés en Alsace. Les Allemands, ayant fait leur concentration plus vite, eurent l'avantage de l'offensive ; les Français se réduisirent à prendre des positions fortes pour essayer d'arrêter l'invasion.

 

III. — L'INVASION DE L'ALSACE ET DE LA LORRAINE.

LES Allemands envahirent à la fois les deux pays frontières, l'Alsace et la Lorraine, par deux invasions séparées, sans action concertée. Napoléon, pour satisfaire l'opinion publique impatiente, avait engagé un petit combat et pris Sarrebruck le 1er août ; l'état-major prussien, craignant une attaque française en masse en Lorraine, ordonna à la Ille armée de prendre l'offensive en Alsace. Le maréchal Mac-Mahon n'avait pour la défendre que 2 corps d'armée dispersés, il croyait les Allemands encore derrière le Rhin. L'armée allemande surprit à Wissembourg la division la plus avancée au moment où elle faisait la soupe, la força à se retirer, et captura la garnison le 3 mît. L'effet moral fut très grand : la guerre commençait par un échec.

Mac-Mahon fit replier ses troupes sur une position forte à Frœschwiller. Il ordonna de barrer le passage par des abattis d'arbres, de faire sauter les ponts et le chemin de fer, mais ne put faire exécuter ses ordres. Il télégraphia pour demander l'envoi du corps d'armée dispersé entre la Lorraine et l'Alsace. Mais le commandant (de Failly) fit deux réponses évasives et opéra de façon à rester indépendant ; le corps d'armée posté en Haute-Alsace n'envoya qu'une division.

Mac-Mahon, réduit à 40.000 hommes, étendus sur un front de 6 kilomètres sans défenses, se préparait à se retirer pour attendre des renforts. Le prince royal voulait n'attaquer que le lendemain ; la bataille s'engagea le matin du 6 août sans son ordre, par des escarmouches entre des détachements en reconnaissance ; les Bavarois, attirés par le bruit du canon, attaquèrent, et, par renforts successifs, l'armée allemande arriva et prit l'offensive. Les Français repoussèrent 4 attaques jusqu'à midi ; mais, n'ayant pas de troupes en réserve, ils furent débordés par le nombre et commencèrent à se replier. Pour dégager l'infanterie, Mac-Mahon lança deux régiments de cuirassiers sur un terrain coupé de rangées d'arbres et de fossés jusque dans le village de Morsbronn, où ils furent tués ou pris. La bataille était perdue à deux heures ; Mac-Mahon se fit un point d'honneur de tenir le plus longtemps possible. Enfin, débordé par les ailes, pour donner à l'infanterie le temps de se retirer avant que l'ennemi lui coupât la retraite, il lança 4 régiments de cuirassiers sur un terrain impraticable, coupé de fossés, de haies, de clôtures, de vignes, de perches à houblon ; ce fut la charge de Reichshoffen.

Cette bataille improvisée fut médiocrement dirigée des deux parts, les Français rangés suivant la vieille formation linéaire, les Allemands attaquant en colonnes serrées, la cavalerie à peine utilisée par les Allemands, employée par les Français dans les conditions les plus défavorables ; le succès ne fut obtenu que par la force du nombre.

Sur 48.000 hommes au maximum, les Français en perdaient 20.000 (dont 9.000 prisonniers) ; les Allemands, sur 75.000 hommes engagés, en perdaient 10.000.

L'armée française, épuisée par une trop longue résistance, se retira en déroute ; les hommes, ayant marché ou combattu pendant trente-six heures de suite, la plupart ayant perdu leurs sacs, allaient pêle-mêle, sans ordre ; l'ennemi ne les poursuivit pas. Mac-Mahon n'essaya pas de se retirer sur les Vosges pour arrêter l'ennemi en menaçant son flanc. Il ramena son armée débandée par le col de Saverne ; l'Alsace, laissée sans défense, fut occupée par les Allemands.

Le même jour, en Lorraine, une bataille également imprévue s'en gageait à Forbach par la volonté personnelle du commandant en chef de la Ire armée, Steinmetz, contrairement au plan de l'état-major qui avait décidé de faire opérer la IIe armée. L'infanterie prussienne attaqua un corps d'armée français, supérieur en nombre, posté sur un terrain choisi que Frossard avait étudié et déclarait inexpugnable. Les Prussiens, approchant sous le couvert des bois, arrivèrent par renforts successifs pour prendre part à l'action. Frossard demanda des secours, qui partirent trop tard et restèrent en route ; le soir, après dix heures, voyant arriver une nouvelle colonne prussienne, il se retira, ayant perdu moins d'hommes (3.848) que l'ennemi (4.648). La bataille avait peu de résultats stratégiques et faisait même avorter le plan allemand de tourner l'armée française. Mais elle eut un effet moral : c'était une victoire de l'offensive allemande sur un adversaire en nombre supérieur ; l'effectif prussien n'avait égalé qu'à la fin l'effectif français (30.000).

Les deux batailles du 6 août eurent pour conséquence l'invasion complète de l'Alsace, l'invasion partielle de la Lorraine, la ruine du prestige de l'armée française et de l'autorité de l'Empereur. Napoléon, invité par ses généraux à l'entrer à Paris, déclara qu'ayant quitté Paris à la tête de l'armée il n'y pouvait rentrer seul. L'impératrice, consultée, trouva dangereux un retour sous le coup de deux revers.

Napoléon garda le commandement, mais il hésita entre deux plans. L'un, fondé sur les motifs stratégiques, était de ramener l'armée vers Châlons, d'où elle menacerait le flanc de l'ennemi et où elle recevrait des renforts de toute la France. L'autre, inspiré par la crainte d'irriter l'opinion parisienne, consistait à se maintenir en Lorraine et à couvrir Paris. Le motif politique l'emporta ; on décida (8 août) de concentrer l'armée sous Metz, grand camp retranché, planche assurée de salut (disait Frossard). L'armée se replia donc sous la protection des forts avancés de Metz (10 août), suivant la théorie de la défensive. Il pleuvait beaucoup. Les soldats arrivaient mouillés, sales, épuisés, affamés, n'ayant pu ni fixer leurs tentes sur le sol détrempé, ni manger leur pain réduit en bouillie ; beaucoup jetaient leurs couvertures, leurs ustensiles, leurs cartouches.

 

IV. — LA CHUTE DU CABINET PARLEMENTAIRE.

DEPUIS la déclaration de guerre, la vie politique était suspendue, l'opposition réduite au silence, le gouvernement occupé par les préparatifs militaires, l'opinion publique absorbée par les nouvelles de la frontière. D'abord arriva (2 août) la nouvelle du combat de Sarrebruck où le Prince impérial avait reçu le baptême du feu, puis celle d'un échec à Wissembourg (reçue par le gouvernement le 4 et publiée le 5). Le 6, la nouvelle fausse d'une grande victoire fut affichée à la Bourse par une manœuvre à la hausse, et excita dans Paris un délire d'enthousiasme. Le soir, le gouvernement reçut la nouvelle vraie des deux défaites en Alsace et en Lorraine. Un Conseil se tint la nuit aux Tuileries ; l'impératrice consulta le général Trochu, devenu tout d'un coup populaire pour avoir signalé les défauts de l'armée.

Le 7 au matin, le gouvernement mit Paris en état de siège et convoqua les Chambres au 11 août. Il publia toutes ces nouvelles par une proclamation contenant deux dépêches successives de l'Empereur et une de Lebœuf, suivies d'un appel de l'impératrice régente. La première dépêche avouait la défaite en Alsace. Mac-Mahon a perdu une bataille. Sur la Sarre... Frossard a été obligé de se retirer.... Tout peut se rétablir. La seconde avouait que l'engagement sur la Sarre était une défaite en Lorraine. On y remarqua cette phrase énigmatique : Je vais me placer au centre de la position.

La surprise d'une défaite qu'on croyait impossible, le désarroi évident d'une armée qu'on disait si bien préparée détruisit d'un coup le crédit du gouvernement et donna aux oppositions de droite et de gauche une force irrésistible. L'opinion unanime exigea deux mesures de salut : ôter à l'Empereur le commandement, ôter le pouvoir au cabinet. C'était un dimanche. Les 17 députés de la gauche fermée rédigèrent au Palais-Bourbon une note qu'ils portèrent au ministre de l'Intérieur pour réclamer l'armement de tous les citoyens de Paris. Les rédacteurs de 6 journaux républicains publièrent un manifeste :

La presse démocratique de Paris réclame : L'armement immédiat de tous les citoyens.... L'institution d'un comité de défense composé d'abord des députés de Paris. Que tous les patriotes se lèvent et se joignent à nous ! La patrie est en danger.

C'était, avec l'évocation de la Révolution de 93, la première idée du gouvernement de la Défense nationale. Une centaine de députés impérialistes réunis au Palais-Bourbon nommèrent G délégués (2 par groupe, droite, centre droit, centre gauche) pour aller demander à l'impératrice de renvoyer le cabinet et de nommer Trochu ministre de la Guerre. — En l'absence de Lebœuf, parti avec l'Empereur comme major général, l'intérim du ministère était fait par un général peu connu. — Ollivier, qui avait eu la même idée, demandait par télégraphe à Napoléon l'autorisation de signer en son nom la nomination de Trochu. L'effet d'opinion sera infaillible.

Le ministère délibérait avec l'Impératrice quand, vers dix heures du soir, arrivèrent les délégués. Elle leur répondit que le renvoi des ministres créerait un danger de plus et que Trochu disait n'accepter le ministère qu'à condition de dénoncer à la tribune les fautes commises depuis 1862 ; elle accepta d'avancer la réunion des Chambres. Un décret du 8 les convoqua pour le 9, et ordonna d'incorporer dans la garde nationale les citoyens valides jusqu'à quarante ans.

Le 9 août au matin, des rassemblements se formèrent ; le ministre de l'Intérieur alla demander à l'impératrice de faire revenir l'Empereur. Elle répondit : Le retour aurait l'air d'une fuite. La seule place de l'Empereur est à l'armée. Elle promit pourtant d'écrire à l'Empereur. Mais elle consulta le Conseil privé, et la lettre ne partit pas.

La séance s'ouvrit vers midi ; les députés traversèrent une foule qui criait : A bas Ollivier ! A bas le ministère ! Ollivier lut une déclaration, interrompue par l'opposition : Nous ne sommes pas vaincus, mais nous paraissons l'être. Il ajouta quelques mots que la majorité accueillit par le silence. Un groupe d'impérialistes déposa la demande (signée de 14 noms) que Trochu fût chargé de former un cabinet. Jules Favre, au nom de la gauche, proposa l'armement de la garde nationale et la création d'un Comité exécutif de 15 membres avec les pleins pouvoirs du gouvernement, pour repousser l'invasion. Que nos forces militaires soient concentrées entre les mains d'un seul homme, mais que cet homme ne soit pas l'Empereur. Cette motion révolutionnaire ne fut repoussée que par 190 voix contre 53 (dont Thiers) ; la séance fut suspendue pour l'examiner dans les bureaux.

La séance reprit à cinq heures et demie. Duvernois, devenu l'orateur de la droite, proposa un ordre du jour motivé : La Chambre, décidée à soutenir un cabinet capable d'organiser la défense nationale. On vota par assis et levés : la droite et le centre se levèrent, à la contre-épreuve une dizaine de membres seulement. Le premier et dernier cabinet parlementaire de l'Empire était renversé par un vote parlementaire émis sous la forme la plus sommaire. La majorité l'avait accepté, plutôt que soutenu, pour obéir à l'Empereur, et l'Empereur ne comptait plus.

 

V. — L'ENVELOPPEMENT DE L'ARMÉE FRANÇAISE DANS METZ.

DÉJA commençaient les opérations autour de Metz, qui en une semaine décidèrent l'issue de la guerre. Les Allemands firent avancer vers Metz la Ire et la IIe armée ; mal renseignés sur les forces et les intentions des Français, ils leur supposaient le projet de se retirer par la Moselle. Le chef de la IIe armée, le prince Frédéric-Charles, envoya des troupes pour leur couper la retraite à Pont-à-Mousson.

Napoléon, se résignant à s'effacer, nomma général en chef Bazaine, soutenu alors par l'opinion (12 août). Mais il resta à l'armée, gênant le commandement, car ses désirs agissaient comme des ordres, et il fallait s'occuper de sa sécurité. Bazaine, officier d'Afrique, arrivé par son sang-froid, son application au détail, son habileté, n'avait jamais commandé qu'une petite armée ; maintenant, vieilli, occupé de ses intérêts personnels, désireux d'éviter la responsabilité, se sentant incapable de faire manœuvrer une si grande masse, il hésitait à quitter l'abri de Metz pour s'engager en rase campagne. Il manœuvra donc très lentement, ne donnant que des ordres de détail (sur les bagages, les avant-postes, les maraudeurs), et entassa dans un petit espace de 10 kilomètres de diamètre une masse énorme de 16 divisions d'infanterie et 6 de cavalerie, sans en profiter pour attaquer. La retraite, ordonnée pour le 13, retardée jusqu'au 14 après-midi, devait se faire par une seule voie, avec un nombre de ponts insuffisant. On n'avait indiqué ni heure du départ, ni les itinéraires des différents convois. Ils se confondirent dans une cohue de voitures, de bêtes, de conducteurs qui encombra les rues de Metz et les ponts ; on fit en quatre heures 6 kilomètres.

Le sort de l'armée fut décidé par trois grandes batailles connues en France sous les noms de Borny (14 août), Gravelotte (16), Saint-Privat (18). On les a attribuées longtemps à un plan méthodique de l'état-major prussien, qui aurait attaqué Bazaine afin de le fixer sur place. Les études militaires de la fin du XIXe siècle ont fait rejeter cette interprétation. Le quartier-général prussien, dirigé par le roi Guillaume et le chef d'état-major de Moltke, deux vieillards qui avaient besoin de trouver un lit chaque soir, resta toujours loin du centre de l'action. Les batailles furent toutes improvisées, contre le plan de l'état-major, par l'initiative d'un chef de corps, toutes décidées par l'arrivée de renforts venus sans ordre.

A Borny, von der Goltz attaqua sans ordre. Je ne pouvais pas, dit-il, laisser l'ennemi se retirer tranquille. La bataille continua malgré le général en chef Steinmetz, qui vint faire une scène de reproches et donna l'ordre de se retirer. Mais un colonel d'état-major fit 20 kilomètres pour arriver à l'état-major général, et en obtint la permission de continuer l'attaque. Les Français eurent la supériorité en hommes (50.000 environ, contre 30.000) et en pièces d'artillerie (288 contre 204), et firent moins de pertes (3.600 contre plus de 4.900). Les deux armées eurent chacune l'impression d'une victoire. La bataille n'eut pas même pour résultat d'arrêter le mouvement de retraite des Français ; l'encombrement des routes y suffisait.

Bazaine, après un jour d'inaction, se prépara à se retirer vers l'ouest par la route de Gravelotte ; il entassa ses réserves dans Rezonville et, craignant d'être coupé de Metz sur sa gauche, resta sur la défensive. L'état-major prussien, trompé sur ses intentions, le crut en retraite vers la Meuse. Les Allemands, arrivés par les ponts de la Moselle restés intacts, engagèrent la bataille par une attaque improvisée, contre des forces très supérieures : ils n'eurent d'abord que 35.000 hommes jusqu'à une heure, et, après l'arrivée des renforts successifs, ne dépassèrent pas le soir 100.000 avec 222 pièces ; les Français avaient 137.000 hommes et 364 pièces. Ce fut la bataille la plus meurtrière de la guerre, pleine d'épisodes tragiques : la charge de cavalerie prussienne, surnommée la chevauchée de la Mort, dans le ravin de Vincelles, les deux cavaleries lancées l'une contre l'autre dans le Fond de Cuve, l'écrasement d'une brigade allemande qui perdit 2.390 soldats sur 4.500 et 73 officiers sur 95. Elle coûta aux Allemands 15.000 hommes, aux Français 13.000. Les Français, ayant repoussé l'ennemi, se crurent vainqueurs ; mais, comme ils restèrent immobiles, les Allemands avancèrent, et le résultat fut de couper à l'armée française sa meilleure route de retraite.

Il ne resta plus qu'une route, par Étain et Briey, exposée à une attaque de flanc ; Napoléon l'avait prise le matin du 16. Le 18 août, l'armée française manœuvra vers le nord-ouest comme pour se retirer par là ; mais, croyant la paix prochaine, Bazaine préférait ne pas se risquer loin de Metz. L'armistice va nous tirer du pétrin, disait-il. L'état-major allemand, mal renseigné par sa cavalerie, voyant l'armée française en manœuvre, la crut en retraite, mais sans savoir dans quelle direction, et ordonna de l'attaquer. Le prince Frédéric-Charles, croyant attaquer l'aile droite, s'aperçut qu'il allait opérer en plein centre et donna contre-ordre, mais l'action était déjà engagée par l'initiative d'un général prussien qui avait essayé de surprendre un camp français.

La journée du 18 août consista en 2 batailles séparées. La surprise contre l'aile gauche française, gênée par un ravin escarpé, dégénéra en mêlée confuse et fut repoussée le soir. La principale bataille fut décidée en dehors de l'état-major allemand par les chefs de corps. Le prince de Wurtemberg avait l'ordre de diriger une attaque enveloppante contre la droite ; prévenu que la ligne française s'étendait plus au nord qu'il n'avait cru, il interpréta son ordre de façon à infléchir vers le nord. Le prince de Saxe, apprenant que l'aile droite française occupait le plateau de Saint-Privat, prit sur lui d'envoyer des troupes à Sainte-Marie pour tourner les Français par la droite. Le corps d'armée français de Canrobert, qui défendait Saint-Privat, repoussa une attaque de fantassins qui coûta à l'ennemi 5 800 hommes. Mais le soir, n'ayant pas reçu les renforts demandés à Bazaine, il finit par être rompu et débordé, et se retira en déroute. L'état-major allemand, inquiet des échecs et des pertes de la journée, n'apprit le succès qu'après minuit.

La bataille coûtait plus aux Allemands (20.160 hommes) qu'aux Français (13.200 hommes), mais elle fut décisive. La dernière route était barrée, l'armée du Rhin tout entière resta bloquée sous Metz que deux armées allemandes (Ire et III) se mirent à investir. La IIIe armée avait traversé les Vosges sans résistance (Mac-Mahon avait refusé de faire sauter le tunnel de Saverne) ; elle marcha sur Paris par Nancy et Toul ; une IVe armée, plus petite, commandée par le prince royal de Saxe, fut créée pour marcher parallèlement vers la Meuse.

 

VI. — LE GOUVERNEMENT DE LA DROITE ET LE CONTRÔLE DE LA CHAMBRE.

LA droite, qui avait mené l'attaque contre le cabinet parlementaire, prit le pouvoir. Le général Cousin-Montauban, duc de Palikao, forma le soir même un ministère. Il prit la présidence et le ministère de la Guerre ; Magne, l'homme du précédent cabinet, reprit les Finances ; le préfet de Paris Chevreau eut l'Intérieur, les chefs de la droite J. David et Duvernois reçurent chacun un ministère. L'impératrice et Palikao prirent la direction du gouvernement.

La politique fut dès lors liée aux mesures militaires. L'opposition, se défiant du cabinet, cherchait à lui imposer un contrôle et à se donner une force en armant les gardes nationaux. La gauche proposa donc de discuter le projet de loi sur la garde nationale ; le ministère fit renvoyer la discussion. La proposition de créer un Comité de défense fut repoussée par la commission (12 août) ; Gambetta, malgré le règlement, en demanda le renvoi aux bureaux ; le ministère refusa, mais la Chambre décida de la discuter en comité secret.

Le ministère, ne recevant pas de renseignements sûrs, laissa pendant plusieurs jours les députés sans nouvelles de la guerre ; on sut par d'autres voies que de grandes batailles étaient engagées. Ce silence énervait la majorité. La gauche, prenant l'offensive le 16, proposa au Corps législatif de rester en permanence jusqu'à ce qu'on eût reçu des nouvelles. Palikao finit par apporter à la tribune (20 août) l'absurde histoire d'un corps d'armée prussien exterminé clans les carrières de Jeumont. L'opposition prenait le rôle d'un parti en action pour la défense du pays, en face d'un gouvernement inerte ; ses formules semblaient exprimer le sentiment public :

La préparation a été insuffisante et la direction profondément incapable (Thiers). — Il s'agit de savoir si nous avons fait notre choix entre le salut de la nation et le salut d'une dynastie (Gambetta).

La question décisive se trancha par un échange de dépêches entre l'Empereur et l'impératrice. Napoléon, arrivé à Châlons le 16, tint conseil avec son cousin le prince Napoléon et trois généraux : l'Empereur devait-il revenir à Paris ? devait-il ramener l'armée pour défendre Paris ? Berthaut, général des gardes mobiles de la Seine, expliqua que le camp de Châlons n'était qu'un terrain de manœuvres sans défense, et que les mobiles n'étaient ni équipés ni exercés ; le prince Napoléon conseilla à son cousin de rentrer et, pour calmer les Parisiens, de nommer Trochu gouverneur de Paris. On décida de ramener l'armée sur Paris et de se préparer à un Siège.

L'impératrice apprit le soir du 16 que Trochu, nommé gouverneur de Paris, allait arriver, précédant l'Empereur de quelques heures. Elle se défiait de Trochu et ne désirait pas le retour de l'Empereur, qui mettrait fin à sa régence ; elle craignait un soulèvement qui ferait perdre le trône à son fils. Le danger politique immédiat d'une révolution l'effrayait plus qu'un désastre militaire. Palikao télégraphia à Napoléon pour le supplier de renoncer à ramener sur Paris l'armée de Châlons, ce qui paraîtrait l'abandon de l'armée de Metz. Trochu, arrivé à Paris, fut mal reçu par l'Impératrice ; elle ne voulut pas laisser annoncer le retour de l'Empereur. Palikao annonça au Corps législatif (18 août) la nomination de Trochu comme s'il l'avait faite lui-même. L'entourage impérial était en désarroi. L'impératrice fit demander conseil à Thiers ; il répondit : Prévoir les catastrophes, ce n'est pas les empêcher ; il parla d'abdication.

A Châlons, Rouher, venu pour empêcher le retour de Napoléon, s'était laissé convaincre, et Mac-Mahon avait donné l'ordre de marche sur Paris (22 août), lorsqu'une lettre de Bazaine (du 19) annonça son projet de retraite par Montmédy. Le même jour, le Conseil de régence à l'unanimité faisait télégraphier à l'Empereur :

Sentiment unanime plus énergique que jamais.... Ne pas secourir Bazaine aurait à Paris les plus déplorables conséquences. En présence de ce désastre, il faudrait craindre que la capitale ne se défende pas.

Napoléon répondit : Nous partons demain pour Montmédy. Les motifs politiques l'emportaient sur les raisons militaires.

Le Corps législatif, peu sûr des ministres, cherchait à les soumettre à un contrôle. Le 22, il vota sans opposition l'urgence d'une proposition (de gauche) d'adjoindre au Comité de défense de Paris (créé le 19) 9 députés choisis par la Chambre. Le ministère combattit la proposition. La Commission fut unanime à décider qu'il fallait introduire l'action de la Chambre dans le Comité de défense. Thiers, devenu populaire par sa résistance à la déclaration de guerre, fut chargé du rapport ; il expliqua que, si la Commission se prononçait contre la proposition, c'était seulement parce qu'une crise ministérielle serait déplorable en pareil moment (24 août). Le ministère céda : il adjoignit au Comité de défense 3 députés et 2 sénateurs.

Les orléanistes se plaignaient que Saint-Paul, l'homme de Rouher, fût remis à tout diriger au ministère de l'Intérieur. Ils accusaient les préfets de soulever une jacquerie bonapartiste contre les libéraux dans le Midi. Dans un village du Périgord (16 août), un gentilhomme de l'opposition avait été saisi et brûlé vif comme prussien par les paysans impérialistes. Dans les Cévennes, le bruit courait que les protestants allaient être massacrés. Ce fut l'occasion de disputes violentes entre la droite et l'opposition dans deux séances secrètes du Corps législatif (26, 27 août) ; un député du Gard demanda des mesures pour protéger les protestants. Le ministre de l'Intérieur lut une circulaire ordonnant de réprimer les excès ; Picard, de la gauche, répondit qu'il ne doutait pas du bon vouloir du ministre ; mais, à côté du ministre, au-dessus de lui, il y a un gouvernement occulte.

L'opposition se mit à contrôler les opérations militaires. Thiers obtint la mission d'aller dans les forts de Paris vérifier l'état de la défense (28 août). Jules Favre réclama des fusils pour les citoyens de Belleville que le commandant de la garde nationale refusait d'armer. Keller, de l'opposition catholique, reprocha au gouvernement d'avoir laissé sans armes la population de l'Alsace.

Le sort du gouvernement dépendait désormais des opérations de l'armée de Châlons. Le 27 au soir, une dépêche de Mac-Mahon annonça qu'il renonçait à marcher droit vers Metz ; Palikao répondit :

Si vous abandonnez Bazaine, la révolution est dans Paris et vous serez attaqué vous-même par toutes les forces de l'ennemi.

Au nom du Conseil des ministres et du Conseil privé, je vous demande de porter secours à Bazaine en profitant des trente-six heures d'avance que vous avez sur le prince royal.

 

VII. — LE DÉSASTRE DE L'ARMÉE DE SECOURS DE MAC-MAHON.

LES trois corps d'armée revenus d'Alsace et les régiments de marche, composés des quatrièmes bataillons, avaient été organisés dans le camp de Châlons en une armée nouvelle de 130.000 hommes, divisée en cinq corps, très inférieure à l'armée du Rhin. Formée des troupes battues en Alsace et démoralisées par la déroute, de recrues mal exercées et d'anciens soldats rappelés récemment dans les dépôts, elle était sans cohésion. Quand Mac-Mahon, croyant Bazaine en marche vers Montmédy, partit à sa rencontre, il espérait devancer les Allemands sur la lieuse. Il fallait donc une opération rapide et secrète ; l'armée, mal  équipée. encombrée de convois, mal pourvue de vivres par des distributions irrégulières, privée de sommeil par la lenteur à installer les bivouacs, tantôt accablée par la chaleur et la poussière, tantôt fatiguée par la pluie et la boue, avançait très lentement. Le 25 août elle arrivait à deux journées de marche des Allemands. La cavalerie allemande avait perdu le contact : aucune des deux armées ne savait la position de l'autre. Une note de l'agence Havas, publiée dans le Temps du 23, télégraphiée à Londres et reproduite par le Times, apprit au prince royal (le 25 au soir) le secret que Palikao avait ébruité. L'armée de Mac-Mahon se dirige vers le Nord pour aller donner vers l'Est la main à Bazaine. La IIIe armée, changeant d'objectif, traversa la Champagne et marcha vers la Meuse, face à la frontière.

Mac-Mahon attendait des nouvelles ; apprenant que Bazaine n'avait pas bougé et que deux armées allemandes manœuvraient pour lui couper la route, il renonça à secourir Metz et se dirigea vers Mézières pour sauver son armée. Mais la dépêche de Palikao, affirmant qu'il avait trente-six heures d'avance sur les Allemands, le décida à reprendre la marche vers Montmédy (28 août). L'armée marchait lentement, démoralisée par les contre-ordres, harassée par la faim, la boue, la pluie qui éteignait les feux de bivouac, donnant l'impression d'une armée qui marche pour ne pas se battre, sentant de tous côtés le voisinage de l'ennemi. Les Allemands tenaient déjà les passages de la Meuse, il fallait les forcer. Mac-Mahon ordonna de passer le fleuve à Monzon. L'armée française opérait en deux groupes. Un corps d'armée, au moment de faire la soupe, fut surpris à Beaumont par les Allemands brusquement sortis des bois, et s'enfuit en désordre (30 août). Un autre corps, attaqué au passage de la Meuse, arriva le lendemain matin à Sedan épuisé de fatigue et de faim. La journée coûtait aux Français 7.500 hommes, outre 2.000 prisonniers, aux Allemands 3.500.

Le plan allemand était de refouler l'armée française sur le territoire belge ; tandis que la IIIe armée (du prince royal de Prusse) s'avançait par le sud et l'ouest, la IVe armée (du prince royal de Saxe) venait occuper la rive droite de la Meuse et barrer la route vers l'est. Mac-Mahon, distinguant mal les différents princes royaux, croyait n'avoir en face de lui que la petite armée du prince de Saxe (la IVe). L'armée française, ne pensant plus qu'à s'éloigner de l'ennemi, marchait en déroute, sans itinéraires distincts pour les différents corps, sur une route encombrée ; les soldats épuisés se couchaient à terre pour dormir. Arrivée sur la Meuse, l'armée se heurta aux Bavarois qui barraient le pont de Bazeilles ; ils arrêtèrent un nombre supérieur des meilleures troupes françaises (31 août).

Napoléon et Mac-Mahon s'installèrent à Sedan, vieille place de guerre sans valeur, sans artillerie, défendue seulement par une enceinte bastionnée, dominée par les collines voisines, mais qui attirait les troupes en déroute en leur donnant l'illusion d'un abri. Mac-Mahon lui-même, trouvant la place assez bonne pour la défensive, espérait y rallier et y ravitailler son armée, avant de se retirer par la rive droite de la Meuse qu'il croyait encore libre. Il décida de laisser ses hommes exténués se reposer le far septembre. De tous côtés affluait dans Sedan une cohue de fuyards sans armes et sans sacs, les habits déchirés, affamés, mendiant du pain ; les troupes encore encadrées étaient harassées par de trop longues marches, dépourvues de vivres, défiantes de leurs officiers. Les Allemands, ayant refoulé les Français dans un triangle étroit, manœuvraient maintenant pour les déborder au nord et les envelopper.

La dernière bataille commença dans le brouillard, le matin du 1er septembre, par une attaque des Allemands. Mac-Mahon, allant au galop voir l'emplacement des troupes, fut blessé par un obus, et envoya dire à Ducrot, chef d'un corps d'armée, de prendre le commandement en chef, sans pouvoir lui donner d'instructions. Ducrot ignorait l'ensemble de la bataille. Il ordonna de concentrer l'armée pour sortir du côté du nord vers Mézières. C'est alors qu'une troupe d'infanterie de marine laissée à l'arrière se défendit jusqu'à la dernière cartouche dans une maison de Bazeilles contre les Bavarois qui mirent le feu au village.

Le général Wimpffen, nouvellement arrivé de Paris, réclama le commandement en chef en vertu d'une lettre du ministre de la Guerre qui le désignait à défaut de Mac-Mahon ; il arrêta la retraite, disant qu'il fallait une victoire, et ordonna de reprendre les positions abandonnées. Les deux armées allemandes venaient de se rejoindre au nord et ne laissaient plus aucune ligne de retraite. Ce ne fut plus, jusqu'à l'après-midi, qu'un chaos d'opérations isolées, sous une pluie d'obus allemands qui détruisaient les troupes sans combat. Alors, pour arrêter la déroute vers le nord, la cavalerie légère de la division Margueritte, chasseurs et hussards, fit les deux charges meurtrières que le roi Guillaume salua de ce mot : Les braves gens ! épisode héroïque sans résultat. A une heure Wimpffen se décida à se retirer, mais vers Carignan (au sud-est).

Des collines autour de Sedan, 400 pièces d'artillerie allemandes envoyaient des obus sur la foule compacte, entassée dans la ville. Napoléon prit sur lui d'empêcher un massacre inutile ; il fit hisser le drapeau blanc et envoya un parlementaire, espérant par une entrevue personnelle avec le roi Guillaume obtenir de meilleures conditions. Aux officiers allemands venus pour sommer la ville il remit un billet :

Monsieur mon frère, N'ayant pu mourir à la tête de mes troupes, il ne me reste qu'à remettre mon épée entre les mains de Sa Majesté.

Guillaume, qui avait ignoré la présence de l'Empereur, lui répondit en termes courtois, et demanda un officier muni de pleins pouvoirs pour traiter de. la capitulation de l'armée.

De Moltke assisté de Bismarck discuta le soir les conditions ; il exigea la reddition avec armes et bagages. L'appel à la générosité du roi resta sans effet. Bismarck demanda si l'Empereur avait rendu l'épée de la France ou son épée à lui. Était-ce un acte politique de gouvernant pour proposer un traité de paix, ou seulement un acte militaire de commandant d'armée ? — C'est seulement l'épée de l'Empereur. — En ce cas, dit de Moltke, cela ne change rien aux conditions. Il fixa au lendemain matin la fin de la trêve.

Le 2 septembre, Napoléon, dès six heures, alla trouver Bismarck ; il n'obtint rien, et resta prisonnier. Les généraux français, convoqués par Wimpffen, ne trouvèrent rien à proposer. La capitulation, signée sans discussion, livra aux Allemands avec Sedan toute l'armée et le matériel de guerre, 83.000 hommes, sans compter 23.000 prisonniers environ faits dans les combats antérieurs. Les soldats seraient désarmés et conduits en Allemagne ; les officiers conservaient leur épée : ils seraient relâchés s'ils signaient l'engagement de ne plus servir jusqu'à la fin de la guerre ; la plupart refusèrent, et furent emmenés en captivité. Quelques détachements et beaucoup d'hommes isolés s'échappèrent en passant par le territoire belge. Les prisonniers, en attendant le départ, furent entassés dans une presqu'île de la Meuse, sans abri, sans paille pour coucher, trempés par la pluie, avec des vivres insuffisants, réduits à manger les chevaux.

Des deux armées françaises, l'une était prise, l'autre, déjà cernée, devait l'être plus tard ; la capitulation de Sedan, celle de Metz, différée mais inévitable, devaient être les deux plus grandes capitulations de l'histoire militaire. Rien n'arrêtait plus l'ennemi jusqu'à Paris.

 

VIII. — LES ESSAIS DE RÉVOLUTION LÉGALE.

LE désastre de l'armée ne fut pas connu à Paris par voie officielle. Le 2 septembre au soir, Jérôme David reçut par Bruxelles un télégramme chiffré : Grand désastre, Mac-Mahon tué, l'Empereur prisonnier ; il le porta à l'impératrice, qui le tint secret. La nouvelle de la capitulation de Sedan arriva le 3 septembre par des dépêches privées de Belgique. Les députés de la gauche proposèrent de donner le pouvoir à une commission exécutive de trois membres, le gouverneur de Paris, le président du Corps législatif et Thiers. Le Corps législatif tint séance (de trois heures à quatre heures et demie) ; Palikao se décida à parler, mais en termes vagues ; Jules Favre déclara : Le gouvernement de fait a cessé d'exister. Il est nécessaire que tous les partis s'effacent devant le nom d'un militaire qui prendra la défense de la nation. Après la séance arriva la dépêche officielle de l'Empereur à l'impératrice: L'armée est défaite et captive, moi-même je suis prisonnier.

Les ministres accourent aux Tuileries un à un, effarés ; ils délibèrent, parlent de négocier avec l'ennemi, de transférer le gouvernement à Tours, de réunir le Corps législatif le soir même, et décident finalement de ne réunir le Corps législatif que le lendemain à midi. Alors éclate le conflit entre le gouvernement et la Chambre. Le sentiment unanime est que le gouvernement légal, Conseil des ministres et Conseil privé, n'a plus assez d'autorité morale, et qu'il faut établir un régime nouveau. Trois solutions sont en présence. Le personnel en place voudrait concentrer le pouvoir dans un Conseil de régence (ou de défense), où il se maintiendrait en faisant une petite part à la Chambre. La majorité impérialiste veut faire passer le pouvoir au Corps législatif. L'opposition propose la déchéance et un gouvernement provisoire issu de la Chambre.

Le président du Corps législatif Schneider, appelé aux Tuileries par l'impératrice vers sept heures et demie, lui conseille de transférer à la Chambre les pouvoirs de la Régence. Beaucoup de députés viennent après diner au Palais-Bourbon, dans la salle des Pas-Perdus, et se demandent ce qu'ils peuvent faire. Quand le président, revenu des Tuileries, s'est mis à table, quelques-uns viennent lui parler. Tous réclament la réunion immédiate du Corps législatif. Schneider, contrairement à la décision du ministère, le convoque pour minuit. Les ministres viennent avec des reproches lui dire qu'ils n'iront pas à la séance. — On se passera de vous.

La séance est ouverte à une heure du matin. Palikao confirme la nouvelle du désastre et demande le renvoi de la discussion au lendemain. Nous n'avons pu, dit-il, nous entendre entre nous. Alors, au nom de la gauche, Jules Favre lit lentement la motion signée de 27 députés :

Louis-Napoléon Bonaparte et sa dynastie sont déclarés déchus du pouvoir. Il sera nommé par le Corps législatif une Commission... investie de tous les pouvoirs du gouvernement, et qui aura pour mission expresse de résister à outrance à l'invasion et de chasser l'ennemi du territoire.... Le général Trochu est maintenu... gouverneur général de... Paris.

La majorité écoute en silence cette motion révolutionnaire. Seul un ancien ministre, Pinard, proteste : Nous pouvons prendre des mesures provisoires, nous ne pouvons pas prononcer la déchéance. La séance est levée au bout d'une demi-heure.

Les députés, craignant un coup d'État, vont à la préfecture de police. Mais le personnel impérial a renoncé à la lutte. Rouher dit : Il n'y a plus rien à faire, à demain la Révolution ! Les hauts fonctionnaires s'occupent à brûler les papiers compromettants.

Le 4 septembre est un dimanche. La foule remplit les rues, elle lit la proclamation qui annonce le désastre. L'opposition est divisée : Gambetta voudrait proclamer la Révolution, J. Favre et Picard jugent plus sage d'attendre, Thiers voudrait faire déclarer le pouvoir vacant et créer une Commission de gouvernement du Corps législatif.

A huit heures, l'impératrice tient conseil aux Tuileries ; Schneider déclare qu'il faut déférer tous les pouvoirs de la Régence à une, commission élue. Mais on se borne à accepter un Conseil de régence, avec Palikao lieutenant général ; ce serait le maintien du personnel au pouvoir.

Les révolutionnaires, réunis dans la nuit, se sont donné rendez-vous devant le Palais-Bourbon. Vers dix heures, des groupes venus des faubourgs ouvriers et des gardes nationaux sans armes remplissent les environs de la place de la Concorde. Schneider, revenu du Conseil, demande des forces pour garder le Palais-Bourbon. Le préfet de police envoie des inspecteurs, 800 gardes de Paris, des sergents de ville, qui vers dix heures prennent position sur le quai de la rive gauche en avant du Palais ; les ponts et les voies d'accès sont barrés par des gendarmes à cheval et à pied. L'espace entre la grille et le Palais est gardé par deux bataillons d'infanterie, mais ce sont de jeunes soldats sachant à peine tenir leur fusil. Un des questeurs, inquiet, prévient Palikao, qui répond : J'ai 25.000 hommes qui vous gardent, vous n'avez rien à craindre.

Les députés, réunis hors séance, discutent une motion de Thiers :

Vu la vacance du trône, la Chambre nomme une Commission de gouvernement et de défense nationale. Une Constituante sera convoquée dès que les circonstances le permettront.

Quelqu'un dit : C'est la déchéance, moins le mot. La réunion, au lieu du mot vacance, adopte la formule atténuée : Vu les circonstances. Buffet, chargé de présenter cette solution à l'impératrice, va lui expliquer que la Chambre, en créant cette Commission, usurperait le pouvoir exécutif ; il vaut mieux que la Régente prenne l'initiative de la créer. L'expédient ne durera que le temps de la crise. Mais l'impératrice refuse de sanctionner cette révolution légale. J'accepte la déchéance, je ne veux pas de la désertion. Buffet répond que le maintien de la Régence est devenu impossible. Daru, présent à l'entretien, lui dit qu'en cédant à propos elle épargnera une révolution. L'impératrice, mal disposée pour les chefs du centre gauche, finit par leur dire : Consultez mes ministres.

Au Palais-Bourbon les députés attendent le retour de Buffet ; ils voient arriver Palikao avec le projet de constituer un Conseil de régence. Des membres de la droite le menacent de signer la motion de Thiers, et l'obligent à ajouter la formule de défense.

 

IX. — LA RÉVOLUTION DU 4 SEPTEMBRE.

LA foule remplit la place de la Concorde. Dans le Palais-Bourbon, les tribunes sont pleines : les journalistes ont profité de leurs cartes de séance pour faire entrer des amis, la tribune des anciens représentants est garnie d'hommes de 48 et de proscrits. La séance est ouverte à une heure un quart. Kératry réclame que la défense du Corps législatif soit confiée à la garde nationale, et reproche à Palikao d'avoir pris des mesures contraires aux ordres de Trochu. Palikao répond que Trochu a seulement la défense extérieure de Paris et que les autres troupes dépendent du ministre de la Guerre. De quoi vous plaignez-vous ? Que je vous fais la mariée trop belle ! Il lit le projet de créer un Conseil de gouvernement et de défense nationale de 5 membres élus par le Corps législatif, avec Palikao lieutenant général. Ce titre et le silence gardé sur la Régente surprennent la Chambre. J. Favre demande la priorité pour la discussion de sa motion de déchéance. Thiers présente une motion signée de 48 membres à l'effet de créer un Comité de gouvernement et de défense nationale. Le Corps législatif, appelé à choisir entre les trois solutions, suspend la séance pour délibérer dans les bureaux. La grande majorité accepte la motion de Thiers et élit pour commissaires des membres des deux Centres. Les ministres se sentent débordés ; le Corps législatif va imposer sa solution et prendre le pouvoir.

Mais la foule amassée au dehors veut la déchéance et la République. La solution va dépendre de la défense matérielle ; elle semble assez forte : dans le Palais-Bourbon plus de 1.200 soldats, en avant sur les quais les forces de police, en tète du pont de la Concorde un bataillon de garde nationale arrivé à midi et demi. Mais la défense n'est pas dirigée. Des gardes nationaux en uniforme, venant de la place de la Concorde, se présentent à l'entrée du pont par groupes. Le commandant du Palais les croit convoqués pour un service et les laisse traverser le pont. Ils se trouvent devant les forces de police postées sur le quai et demandent aux questeurs de les faire retirer : les questeurs font répondre qu'ils n'ont aucun pouvoir en dehors du Palais. Ils s'adressent alors au général commandant qui, malgré les protestations des commissaires et des officiers de paix, ordonne à la police de se retirer. Les gardes nationaux la remplacent sur le quai.

Pendant la suspension de séance, les spectateurs des tribunes, journalistes et anciens représentants, sont sortis de la salle et venus sur les marches en avant du Palais ; ils font signe à la foule du dehors en agitant des mouchoirs et des chapeaux. Vers deux heures et demie, une délégation de gardes nationaux se présente à la grille qui défend le Corps législatif contre la foule. Les huissiers la repoussent, mais ils entrouvrent la porte pour faire entrer quelques députés ; puis ils consentent à laisser passer des gardes nationaux à condition de déposer leurs fusils. Il en passe une centaine ; la grille ne peut plus se refermer. La foule force les grilles et pénètre dans la cour. En 1870 comme en 1848, la garde nationale bourgeoise a ouvert la voie à l'insurrection républicaine.

Cette foule, de conditions et d'opinions différentes, passe devant les jeunes soldats qui n'essaient pas de l'arrêter ; elle se précipite dans les tribunes et les couloirs. Quelques députés de gauche essaient de parler devant le Palais. On leur crie : Vive la République ! Nous l'aurons ?Sans doute, répond Picard, mais retirez-vous. Le président Schneider est resté au fauteuil, une dizaine de députés sont sur les bancs. Les députés de gauche rentrent dans la salle et exhortent au calme les envahisseurs des tribunes en leur promettant que le Corps législatif va prononcer la déchéance : ils voudraient donner à la révolution une forme légale.

Je me suis engagé avec tous mes collègues de la gauche à faire respecter les délibérations de la Chambre (dit Crémieux). C'est comme représentant de la Révolution française (dit Gambetta) que je vous adjure d'assister avec calme au retour des députés sur leurs bancs.... Citoyens, une des premières conditions de l'émancipation d'un peuple, c'est l'ordre et la régularité. Nous nous sommes engagés à les respecter. Voulez-vous tenir le contrat ?

Et il demande que dans chaque tribune un groupe assure l'ordre. Schneider loue Gambetta, l'appelle un grand patriote.

Mais la masse des députés ne se montre pas en séance ; la foule des tribunes fait du tapage, Schneider se couvre. Patience ! crie Gambetta, les députés vont apporter le résultat de leurs délibérations. Tout d'un coup on entend un bruit de glaces brisées, les portes sont enfoncées, l'hémicycle est envahi, on crie : Déchéance, République ! Schneider déclare la séance levée et sort par le jardin. La foule marche sur les banquettes, jette en l'air les papiers. Les députés de la gauche, seuls en séance, parlent dans les groupes, essaient de les calmer. Gambetta monte à la tribune :

Attendu que la patrie est en danger, que tout le temps nécessaire a été donné à la représentation nationale pour prononcer la déchéance, que nous constituons le pouvoir régulier issu du suffrage universel libre: nous déclarons que Louis-Napoléon Bonaparte et sa dynastie ont à jamais cessé de régner sur la France.

Les républicains, plus soucieux des formes qu'en 1848, avaient vainement essayé d'empêcher la révolution de 1870 de prendre l'aspect d'une insurrection. Un orateur révolutionnaire, Régère, dit à Thiers : Le peuple n'attend pas, nous vous avons attendu jusqu'à deux heures, vous n'êtes pas prêts, nous prononçons nous-mêmes la déchéance. C'est l'explication la plus plausible du 4 septembre. Le retard fut-il volontaire ? Les députés ont-ils préféré laisser aux adversaires de l'Empire la responsabilité de le renverser ? On ne peut démêler les motifs secrets d'un si grand nombre d'hommes.

La foule criait : République ! Les républicains tenaient à la tradition parisienne ; la révolution, en 1870, comme en 1830 et en 1848, devra être proclamée à l'Hôtel de Ville. Jules Favre, revenu dans la salle, dit : Voulez-vous la guerre civile ?Non. — Il faut constituer immédiatement un gouvernement provisoire. On crie : A l'Hôtel de Ville ! — Jules Favre reprend : La République, ce n'est pas ici que nous devons la proclamer. Il descend au milieu du bruit, un sténographe lui demande s'il a proclamé la République... Non, répond-il. Et il sort. Gambetta dit à la tribune : Allons la proclamer à l'Hôtel de Ville ! La foule les suit ; la garde nationale les escorte. Par les quais on arrive (à quatre heures) à l'Hôtel de Ville, on le trouve désert (les bureaux ne travaillant pas le dimanche) et gardé par un régiment. L'officier de garde demande si on a proclamé la République au Corps législatif. Non, répond Gambetta, on va venir la proclamer ici. Les officiers font retirer les troupes. La foule envahit l'Hôtel de Ville ; on crie beaucoup, mais dans une note moyenne (a dit plus tard Ferry).

Le mouvement n'a atteint directement ni la Régente ni le Sénat ; la foule n'a envahi ni les Tuileries, comme en 48, ni le Luxembourg. L'impératrice aux Tuileries n'apprend que par des amis ce qui se passe au Palais-Bourbon ; elle demande si on peut défendre le château sans faire usage des armes ; sur une réponse négative elle se résigne, en disant qu'elle ne veut pas de guerre civile. Le préfet de police arrive (vers trois heures et demie) et lui déclare que son salut exige un départ immédiat. Les ambassadeurs d'Autriche et d'Italie l'accompagnent jusqu'à la place Saint-Germain. Elle part en fiacre avec sa lectrice et va chercher asile chez son dentiste américain.

Au Luxembourg, les sénateurs attendent la foule, quelques-uns parlent de mourir sur leurs sièges. La foule ne vient pas, personne n'a pensé au Sénat. On finit par lever la séance. Le soir, Floquet vient apposer les scellés. Le lendemain, l'Officiel annonce : Le Sénat est aboli.

L'Empire, imposé à la France par un Coup d'État militaire, n'avait à son service d'autre force d'action que l'armée ; la nation n'était pas devenue impérialiste et ne lui prêtait que le soutien d'une force d'inertie ; les électeurs votaient pour l'Empire parce qu'il était là. Le gouvernement n'était qu'un groupe de fonctionnaires superposé à la nation sans faire corps avec elle ; il restait une machine officielle sans autorité morale ; la niasse des indifférents lui obéissait, mais tout ce qui avait une vie politique luttait contre lui. L'armée disparue, l'Empire s'effondra sans combat, sans opposition, sous une poussée de la foule. Ses chefs s'enfuirent à l'étranger, personne n'essaya de le défendre.

A Lyon, les républicains, sans attendre l'exemple de Paris, le 4 septembre, envahirent la mairie et formèrent un Comité de salut public qui déclara l'Empire déchu et proclama la République. Partout les préfets cédèrent le pouvoir sans résistance aux délégués envoyés de Paris ou aux notables républicains improvisés commissaires.

Jamais, dit Thiers, je n'ai vu une révolution accomplie si aisément et à moins de frais.... De violence, aucune.

 

 

 



[1] Ceci a été écrit avant 1914 et me parait encore exact, vu l'état de la technique militaire de ce temps. Si la guerre de 1914 a montré d'ordinaire une supériorité de la défensive, c'est que l'offensive a été normalement arrêtée par les tranchées profondes et les fils de fer barbelés, et brisée par les tirs de barrage et l'effet meurtrier des mitrailleuses.