HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE PREMIER. — L'ÉVOLUTION DE L'EMPIRE VERS LE RÉGIME PARLEMENTAIRE.

CHAPITRE PREMIER. — LE RELACHEMENT DU RÉGIME AUTORITAIRE (1859-62).

 

 

I. — L'EMPEREUR ET SON ENTOURAGE DANS LA SECONDE PARTIE DU RÈGNE.

LA guerre d'Italie fait adopter à Napoléon une nouvelle politique extérieure dont le contre-coup l'entraîne è changer l'orientation de sa politique intérieure ; elle partage son règne en deux périodes qui diffèrent par l'esprit et les procédés dit gouvernement. Jusqu'en 1859, l'absolutisme autoritaire, appuyé sur l'armée et le clergé, imposé sans ménagements, réduit au silence la presse et les partis ; en 1859 s'ouvre une ère de concessions à l'opinion et de conflits avec l'opposition, où renaissent peu à peu la liberté et la vie politique.

Le personnel de la Cour et du gouvernement reste celui des débuts du règne : éclairci peu à peu par la mort, il ne se renouvelle pas. Mais ses manières changent à mesure qu'il s'accoutume aux jouissances du pouvoir. L'ivresse de la prospérité nouvelle se dissipe par la satiété, l'exubérance enfantine des amusements tombe, le ton devient officiel et solennel. Le goût des plaisirs légers restera jusqu'à la fin de l'Empire caractéristique de la société parisienne, et même, dans les dernières années, avec la vogue de l'opéra bouffe, des tableaux vivants, du café-concert, il s'exaspérera jusqu'à l'affectation des allures lestes : les femmes élégantes s'afficheront dans les petits théâtres ou aux chansons de Thérésa, et prendront plaisir au nom de cocodettes. Mais la cour a pris une tenue compassée, et les fêtes mêmes ne sont plus que de mornes cérémonies conventionnelles.

Les souverains donnent l'exemple du changement d'allures. Napoléon vieillit rapidement, sa maladie de la vessie, dont le diagnostic exact ne sera fait qu'à la fin du règne, s'est aggravée et lui donne des crises de souffrances aiguës suivies d'abattements qui affaiblissent sa volonté. Son amour juvénile pour l'impératrice s'est refroidi, il est retourné aux aventures galantes. La favorite en titre est d'abord une Italienne du grand monde, la comtesse Cassiglione, dont la beauté s'étale aux réceptions des Tuileries ; une liaison plus secrète avec une demi-mondaine sera rendue publique après la chute de l'Empire par la divulgation des lettres du président de la Cour de cassation chargé de négocier la rupture. L'impératrice, délaissée et offensée, concentre son affection sur son fils ; elle n'a plus la gaîté insouciante des débuts ; sa beauté, rehaussée par la maturité, devient majestueuse. Régente, en l'absence de l'Empereur, pendant l'expédition d'Italie, elle siège trois fois par semaine au Conseil des ministres, fait l'expérience du pouvoir et en prend le goût. Le prince impérial vit dans une familiarité tendre avec son père, qu'il appelle papa ; sa santé, un peu fragile pendant son enfance, tient en éveil la sollicitude de ses parents. Son éducation, à laquelle Napoléon s'intéresse personnellement, est dirigée dans un esprit sérieux, sans ostentation ; la tradition militaire, qui s'impose au luxe siècle à toutes les familles souveraines, se combine avec une instruction moderne, sous la direction d'un écrivain intelligent, A. Filon. Le prince devient un personnage de plus en plus important à mesure qu'il avance en âge et que l'Empereur décline ; plus l'impératrice se détache de son mari, plus elle s'intéresse à l'avenir de son fils.

Les souverains conservent leurs résidences officielles aux Tuileries, et dans les châteaux de Compiègne, Saint-Cloud et Fontainebleau, avec le luxe de personnel et le cérémonial d'apparat réputés obligatoires pour une grande cour. Ils y vivent soumis à l'étiquette, entourés de leurs maisons organisées dès 1852 en hiérarchies ; mais ils s'en échappent tous les étés. Napoléon va d'ordinaire faire une cure à Vichy, où il n'emmène que quelques intimes. Il passe les vacances dans sa résidence favorite de Biarritz, sur la côte de l'Océan, en pays basque, au pied des Pyrénées. La famille impériale y habite une grande villa et y mène une vie calme, presque affranchie de l'étiquette, et exempte de fêtes ; elle y reçoit les hôtes préférés ; l'Empereur se promène sur la plage en causant avec eux ; on fait en voiture des excursions jusqu'aux montagnes.

Les passe-temps frivoles des premières années ont cessé, les bals de la cour sont devenus des corvées plutôt que des divertissements. Napoléon recherche les distractions intellectuelles. Il se met à étudier en vue d'écrire une Vie de César, avec une arrière-pensée d'apologie personnelle, et se prend d'une curiosité désintéressée pour l'histoire militaire de l'antiquité ; il fait faire des expériences de tir de catapulte et de lancement de javelot, il se fait construire un modèle de galère romaine, il ordonne des fouilles à Alise pour retrouver les retranchements de l'armée de César. Ces études le mettent en relations amicales avec Alfred Maury, un érudit qu'il fait nommer bibliothécaire des Tuileries, avec un professeur de lycée, Victor Duruy, l'historien de Tibère, dont il fera un ministre de l'Instruction. Mérimée, archéologue et romancier, ancien ami de la mère de l'impératrice, est devenu l'un des familiers de la cour ; il y apporte sa fantaisie d'écrivain ironique.

Ce goût des choses de l'esprit se restreint à un champ limité, Napoléon reste indifférent à la littérature et à tous les arts. Il abandonne le rôle de Mécène à sa cousine, la princesse Mathilde, qui réunit dans son salon et rallie à l'Empire les écrivains en lutte contre la tradition académique. S'il fait (en 1863) jouer à l'Opéra le Tannhäuser de Wagner, en dépit des préjugés des habitués, c'est pour complaire à la princesse Metternich et à son mari, le nouvel ambassadeur d'Autriche, qui resteront jusqu'au bout les amis intimes de la famille impériale.

L'Empereur conserve les mêmes conseillers qu'au début du règne, Persigny, partisan du régime autoritaire et de l'alliance anglaise, Morny, l'exécuteur du coup d'État, partisan de l'alliance russe. Mais Morny, marié à une Russe dame d'honneur de la tsarine, liquide ses relations avec le monde financier et, devenu président du Corps législatif, incline à relâcher la compression, tout au moins sur la vie parlementaire. Napoléon, disputé entre ces deux influences, hésite entre deux politiques opposées. Parfois, irrité de la résistance des catholiques à sa politique en Italie, il tente de se concilier ses adversaires libéraux en laissant un peu plus de liberté à la presse, et à la Chambre un peu plus de pouvoir. Quand il s'inquiète des progrès de l'opposition républicaine, il revient aux pratiques autoritaires et se rejette vers ses anciens alliés, le clergé et le monde conservateur. Mais, plus il sent son prestige ruiné par les échecs de sa politique étrangère, plus son besoin d'être populaire va l'entraîner aux concessions à l'opinion libérale. Comme l'éducation politique de cette génération s'est faite par la vie parlementaire, tout essai de réforme libérale aboutit à rétablir quelque pratique du régime parlementaire.

Napoléon, pour ne pas s'avouer le retour à un régime qu'il abhorre, s'efforcera de donner à ses concessions l'apparence d'innovations spontanées, destinées à compléter le système des institutions impériales en apportant ce qu'il appelle le couronnement de l'édifice. Ainsi la restauration du régime parlementaire va se faire sous forme de résolutions prises en secret et annoncées en coup de théâtre comme des inspirations de la volonté personnelle de l'Empereur destinées à parachever l'édifice impérial.

 

II. — LE REVIREMENT D'OPINION PRODUIT PAR LA GUERRE D'ITALIE ET L'AMNISTIE DE 1859.

LE 1er janvier 1859, Napoléon laissa échapper en public une allusion à la guerre contre l'Autriche et, jusqu'à la fin de 1860, l'intervention en Italie domina toute sa politique intérieure.

Le Corps législatif, ouvert le 7 février au milieu des bruits de guerre, fut alarmé par le discours de l'Empereur. Pour marquer leur désir de paix, les députés n'élurent président ou secrétaire d'un bureau aucun officier ; Morny fit un éloge de la paix, le premier bien des sociétés modernes, qui fut fort applaudi. Des motifs diplomatiques et militaires tinrent sa décision en suspens jusqu'en avril (voir livre II, chap. Ier) : pendant ces deux mois, ministres, dignitaires et partisans du régime firent des démarches pour empêcher la guerre. Dans son entourage immédiat, excepté ses amis intimes et le prince Napoléon, personne ne la souhaitait. Persigny lui écrivit une lettre à cheval (disait-il), pour lui en montrer le danger. Les hommes de Bourse, les commerçants, les industriels redoutaient la baisse des valeurs et la crise des affaires. Le baron de Rothschild, exaspéré par la peur, dit à un ministre qui le répéta à Napoléon : La paix, c'est l'Empire, entendez-vous ? pas de paix, pas d'Empire. Les évêques craignaient pour le pouvoir temporel du pape ; l'un d'eux représenta à l'Empereur le danger de s'allier à un roi ennemi du Saint-Siège. Les préfets avertirent que la guerre serait accueillie en province avec consternation. Mais Napoléon ne se laissa pas ébranler. Je n'ai pas pour moi la Bourse, dit-il, mais j'ai pour moi le peuple. Dans l'armée, la guerre était populaire, — c'est-à-dire parmi les officiers, qui espéraient de l'avancement ; les grands chefs n'étaient pas sans inquiétude. L'impératrice a les yeux gros, écrivait Mérimée. Les bourgeoises et les beaux Messieurs déplorent le funeste entraînement, mais la masse est pour la guerre. Les soldats partent comme pour le bal.

Le Corps législatif, saisi de la demande d'un contingent de 140.000 hommes et d'un emprunt de 500 millions, nomma une commission qui prit Morny pour rapporteur. L'opposition républicaine se divisa sur la tactique. J. Favre et Hénon voulaient voter contre. Pour éviter l'apparence d'une division, les Cinq s'abstinrent tous. Ollivier déclara, au nom du groupe, que les républicains ne pouvaient, ni voter contre, parce qu'ils étaient favorables à la nationalité italienne, ni voter pour, parce qu'ils n'avaient pas confiance dans les intentions du gouvernement.

Quelques catholiques, inquiets d'une guerre faite en commun avec les révolutionnaires, demandèrent une garantie solennelle de l'indépendance du Saint-Siège. Le gouvernement se déclara contraint à la guerre par l'agression de l'Autriche. J. Favre répondit que la France avait préparé la guerre et la faisait pour l'indépendance de l'Italie.

L'Empereur, avant d'aller en Italie commander l'armée, nomma l'impératrice régente pour le temps de son absence ; mais il donna la présidence du Conseil privé et du Conseil des ministres au prince Jérôme, partisan de sa politique italienne.

Le 24 avril, les régiments partant de Paris pour la guerre avaient été surtout acclamés dans les quartiers ouvriers les plus républicains. Le 10 mai, quand Napoléon, allant à la gare de Lyon prendre le train pour l'Italie, traversa en calèche découverte le faubourg Saint-Antoine, une foule enthousiaste le salua des cris de : Vive l'Empereur ! Vive l'Italie ! La guerre avait produit un revirement dans l'opinion. Les conservateurs, les catholiques, les bourgeois, les paysans, qui soutenaient la politique intérieure de l'Empereur, lamaient sa politique extérieure ; les adversaires du régime impérial, ouvriers et républicains, approuvaient sa politique au dehors. Le rôle de champion de l'autorité contre la liberté en France jurait avec l'attitude de libérateur en Italie, et cette contradiction mettait l'Empire en état d'équilibre instable. Il avait mécontenté tous les partis, aucun ne tenait plus à le soutenir ; l'armée seule se prêtait à faire la révolution au dehors aussi fidèlement que la compression au dedans.

La fin de la guerre fut accueillie avec joie ; la rente monta de 5 francs, les affaires reprirent. Napoléon, rentré à Saint-Cloud le 17 juillet, reçut le 19 les grands corps de l'État ; il expliqua pourquoi il s'était résigné à mettre un frein à l'ardeur de ses soldats. Pour servir l'indépendance italienne, j'ai fait la guerre contre le gré de l'Europe ; dès que les destinées de mon pays ont pu être en péril, j'ai fait la paix. Il avouait qu'il avait entrepris la guerre à cause de l'Italie malgré l'Europe, et qu'il y renonçait par crainte de l'Europe, à cause de la France.

Le 14 août, l'armée revenant d'Italie défila dans Paris, avec les canons et les drapeaux pris aux Autrichiens, au milieu d'une foule enthousiaste ; le soir, l'Empereur reçut au Louvre les chefs militaires dans un banquet et porta un toast à l'armée. Le lendemain de la fête du 15 août, un décret accorda l'amnistie politique à tous les condamnés, tandis que la grâce ne s'accordait d'ordinaire que sur une requête signée du condamné et interprétée comme une promesse de ne plus s'occuper de politique sans conditions. Les grâces individuelles et les morts avaient réduit le chiffre des exilés et des détenus à 1858 (d'après la statistique officielle). Quelques proscrits notables (Quinet, V. Hugo, Louis Blanc, Schœlcher, Proudhon) refusèrent l'amnistie, et expliquèrent leur refus par des lettres publiées dans les journaux étrangers ; presque tous rentrèrent en France, mais sans se rallier à l'Empire, et renforcèrent les cadres du parti républicain.

Un autre décret annula tous les avertissements donnés à la presse, qui tenaient les journaux avertis sous la menace d'une suspension. Un ancien journaliste, La Guéronnière, que l'Empereur employait pour rédiger des écrits officieux, fut nommé directeur du bureau de la presse au ministère de l'Intérieur. Ces mesures parurent l'indice d'un adoucissement du régime. Mais l'administration ne voulait pas se désarmer. Le nouveau ministre de l'Intérieur, le duc de Padoue, successeur de Delangle passé à la Justice, par une circulaire aux préfets, publiée (18 sept.) au Moniteur, l'appela que le décret de 1852 était, non pas une loi de circonstance, mais le régime normal de la presse, reposant sur les principes intimement liés à la restauration de l'autorité en France et à la constitution de l'unité du pouvoir sur la base du suffrage universel.

Le droit d'exposer et de publier ses opinions, qui appartient à tous les Français... ne doit pas être confondu avec l'exercice de la liberté de la presse par la voie des journaux périodiques. Les journaux sont des forces collectives, et sous tous les régimes ils ont été soumis à des règles particulières. L'Etat a donc des droits et des devoirs de précaution et de surveillance exceptionnels sur les journaux et, quand il se réserve de réprimer directement leurs excès par la voie administrative, il n'entrave pas la liberté de la pensée, il exerce seulement un mode de protection de l'intérêt social.

C'était la théorie des ordonnances de Charles X en 1830.

Comme les discussions sur le régime de 1852 continuaient dans la presse, une note du Moniteur (27 sept.) prévint loyalement les journaux que le gouvernement était décidé à ne plus tolérer des excès de polémique qui ne pouvaient être considérés que comme des manœuvres de partis. Mais l'Empereur reçut en audience personnelle un journaliste de l'opposition, Guéroult, ancien saint-simonien, protégé du prince Napoléon, le félicita de la campagne qu'il venait de mener dans la Presse pour l'indépendance de l'Italie, et l'autorisa à fonder un journal nouveau : ce fut l'Opinion nationale, organe démocratique anticlérical, qui fit une opposition modérée à la politique intérieure du gouvernement et soutint sa politique extérieure.

 

Ill. — LE TRAITÉ DE COMMERCE AVEC L'ANGLETERRE.

POUR apaiser le gouvernement anglais, mécontent de l'intervention française en Italie, Napoléon se décida à relâcher aussi le système de compression économique établi pendant les guerres du premier Empire et renforcé sous la monarchie par la coalition des grands industriels.

Les économistes français, tous partisans du libre-échange, dans les réunions de leur Société d'économie politique et dans leur Journal des Économistes, menaient contre le régime prohibitif et protectionniste une campagne que le gouvernement tolérait. Profitant d'une disette temporaire, ils avaient fait abaisser les droits sur les grains et le bétail, puis sur quelques matières premières de l'industrie. Napoléon ; ignorant en matière économique, indifférent aux théories du libre-échange, mais aussi aux intérêts privés des industriels protectionnistes, paraît avoir envisagé le régime douanier surtout au point de vue de la politique extérieure, comme un procédé pour améliorer ses relations avec l'Angleterre. Dès 1856, au Congrès de Paris, il annonçait à Clarendon l'abolition de toutes les prohibitions d'importation. Mais cette tentative timide fut si mal reçue par le Corps législatif et les chambres de commerce de Normandie et du Nord, que le projet de loi fut ajourné : une note du Moniteur (oct. 1856) annonça qu'il ne serait pas représenté avant 1861 ; on ne parla plus que de créer un comité d'enquête pour étudier la question. Quand la guerre commença. Rouher avisa la chambre de commerce de Lille que l'enquête était ajournée ; elle répondit : L'industrie a ses victimes comme la guerre a les siennes.

Napoléon, pour rallier à Palmerston, partisan de l'alliance française, le groupe libre-échangiste de Manchester, se décida à offrir à l'Angleterre un rapprochement commercial. Pour éviter l'opposition des industriels français, il prépara le traité en secret. Pour se garantir contre les indiscrétions, il ne prévint pas ses ministres : ils auraient divulgué le projet pour le faire avorter.

Les négociations furent menées par des hommes de confiance. Michel Chevalier, ancien saint-simonien, professeur d'économie politique au Collège de France, représentant attitré de l'école libre-échangiste française, vint à Londres s'entendre officieusement, d'accord avec Persigny, avec Cobden, l'organisateur du libre-échange anglais, ambassadeur à Londres, et Gladstone, ministre des Finances. Puis il fut reçu par Gladstone (25 octobre), et en trois quarts d'heure tout fut convenu. Cobden, venu à Paris comme envoyé officiel du gouvernement anglais, fut reçu à Saint-Cloud par l'Empereur en secret ; il lui parla du bienfait de l'abaissement des droits pour les consommateurs pauvres, et des services rendus par Peel au peuple anglais en abolissant le système protecteur ; il eut l'impression d'avoir touché Napoléon et de l'avoir converti au libre-échange, et il se peut que le sentiment humanitaire ait aidé l'intérêt politique.

Les négociateurs du traité de commerce, Cobden et l'ambassadeur anglais, pour l'Angleterre, Baroche, ministre des Affaires étrangères par intérim, et Rouher, ministre du Commerce, pour la France, opéraient à l'insu du ministre des Finances Magne, qu'on savait protectionniste ; Rouher, exempt de doctrines économiques et de scrupules, obéissait aux ordres de l'Empereur, et se cachait des fonctionnaires de son propre ministère. La conclusion prochaine du traité fut brusquement révélée au public par la lettre de l'Empereur au ministre d'État Fould (datée du 5 janvier 1860), parue au Moniteur le 15. C'était le programme de sa nouvelle politique économique.

Avant de développer notre commerce étranger par l'échange des produits, il faut améliorer notre agriculture et affranchir notre industrie de toutes les entraves intérieures.... Pour encourager la production industrielle, il faut affranchir de tout droit les matières premières indispensables à l'industrie et lui prêter les capitaux qui l'aideront à perfectionner son matériel.... Le ministre des Travaux publics fera exécuter le plus promptement possible les... canaux, routes et chemins de fer... pour amener la houille et les engrais... et s'efforcera de réduire les tarifs en établissant une juste concurrence entre les canaux et les chemins de fer.

En résumé : Suppression des droits sur la laine et les cotons. — Réduction successive sur les sucres et les cafés. — Amélioration... des voies de communication. — Réduction des droits sur les canaux. — Prêts à l'agriculture et à l'industrie. — Travaux considérables d'utilité publique. — Suppression des prohibitions. — Traités de commerce avec les puissances étrangères. — Telles sont les bases du programme sur lequel je vous prie d'attirer l'attention de vos collègues, qui devront prépare sans retard les projets de lois destinés à les réaliser.

Le traité de commerce, signé le 22 janvier, posait les principes du nouveau tarif ; les détails seraient réglés par des commissions spéciales. La France abolissait toutes les prohibitions (c'était l'innovation la plus frappante) ; elle abaissait les droits de douane à un maximum de 30 p. 100 de la valeur des objets d'importation anglaise énumérés dans l'acte, puis à 25 p. 100 à partir d'octobre 1864 ; elle diminuait de moitié les droits sur la houille. Une commission internationale convertirait ces droits dont l'évaluation prêtait à des contestations en droits spécifiques fixes sur chaque espèce d'objet. L'Angleterre diminuait ses droits de douane sur les objets d'importation française, vins, eaux-de-vie, soieries, articles de mode. Les deux nations se liaient pour dix ans, et chacune s'engageait à faire profiter l'autre de tout abaissement de droits accordé à une autre puissance. Deux conventions spéciales (12 octobre et 15 novembre) réduisirent les droits sur les fils et tissus, et sur la métallurgie (fers, fontes, aciers, tôles, outils et coutellerie).

Le traité de commerce irrita les industriels français par son contenu et blessa les députés par sa forme ; le Corps législatif, habitué à discuter tous les tarifs des douanes, n'avait même pas été consulté. Quand le gouvernement, pour aider l'industrie des tissus à soutenir la concurrence, voulut abaisser le prix des matières premières, il lui fallut demander au Corps législatif une loi supprimant les droits d'entrée sur les laines et cotons. Ce fut pour la majorité une occasion de manifester ses sentiments. Le rapporteur, Pouyer-Quertier, grand industriel normand, loua le régime aboli et attaqua le libre-échange. Un député très impérialiste déclara fâcheux que le pouvoir législatif, appelé depuis un demi-siècle à régler les moindres détails du régime des douanes, fût privé d'intervenir dans les décisions qui fixeront pour dix ans le sort de l'industrie française. Après une discussion de quatre jours (avril-mai), la loi fut votée par 249 voix contre 4 ; une autre loi réduisit de moitié les droits sur les sucres et les cafés.

Le 1er octobre les produits anglais furent admis en France suivant le nouveau tarif. Pour éviter l'inondation de marchandises étrangères prédite par les protectionnistes, le gouvernement limita l'entrée à quelques ports et villes frontières ; les commerçants français, pour résister à la concurrence, diminuèrent le prix de leurs articles. Les exportateurs anglais, mal renseignés sur les goûts des Français, mirent en vente surtout des marchandises de rebut à des prix très bas. Un Anglais entendit des ouvriers dire : Est-ce qu'ils nous prennent pour des sauvages ? et : Ils sont trop bêtes de croire que nous achèterons cela. Le nouveau régime entra en vigueur sans aucune catastrophe.

 

IV. — L'ANNEXION DE LA SAVOIE ET DU COMTÉ DE NICE.

LE traité par lequel le roi de Sardaigne cédait à Napoléon le duché de Savoie et le comté de Nice portait que la cession serait faite avec le consentement des populations.

Les habitants de la Savoie, parlant français, ayant toutes leurs communications avec la France, ne se sentaient pas solidaires d'un État italien dont ils étaient séparés par la masse des Alpes. Attachés à la famille de Savoie par un lien personnel, ils regardaient comme des étrangers les fonctionnaires de langue italienne, peu nombreux d'ailleurs, venus de l'autre côté des montagnes. L'annexion au Piémont d'une partie de l'Italie acheva de les détacher. Une adresse au roi rédigée à Chambéry (en juillet 1859) disait : La Savoie n'est pas italienne, ne peut pas l'être. La majorité des députés savoisiens annonçait par un manifeste l'intention de satisfaire le sentiment d'autonomie en obtenant la décentralisation administrative. Le journal du parti catholique publia l'adresse ; le gouvernement sarde le suspendit, et fit faire par le journal concurrent une campagne contre la France.

Cette population pauvre avait un intérêt matériel évident à entrer dans un État riche. Mais les démocrates libéraux, qui avaient en 1848 formé le parti ami de la France, ne voulaient plus de l'annexion à l'Empire autoritaire. Un Comité d'action, créé à Chambéry et soutenu surtout par les habitants des environs de Genève, protesta contre l'annexion qui imposerait à la Savoie le sacrifice de ses libertés politiques et demanda un État indépendant ou l'annexion à la Suisse. La masse des paysans obéissait au clergé, et le clergé savoisien, mécontent de la politique anticléricale du gouvernement sarde, désirait l'annexion à l'Empire, alors plein d'égards envers l'Église.

Le gouvernement français ignorait les sentiments de ce peuple peu communicatif. Il publia dans un journal officieux (la Patrie) deux articles (25-27 janvier 1860) sur les vœux de la Savoie et du comté de Nice, fragments détachés de notre territoire qui désiraient revenir à la France. Le Comité libéral répondit en tenant (29 janvier) une réunion publique de protestation dans un faubourg de Chambéry ; puis il envoya (12 février) une adresse de fidélité au roi. C'était visiblement une manifestation officielle, mais Napoléon, mal renseigné par son ami Arese, doutait du résultat d'un plébiscite en Savoie.

Les partisans de l'annexion battirent les libéraux aux élections des conseils municipaux et provinciaux et publièrent des articles contre le régime sarde qui tirait de la Savoie plus qu'il ne lui rendait : elle payait onze millions et en recevait six et demi. Ils disaient que l'annexion à la France donnerait au pays des routes et des stations de bains.

La résistance la plus grave vint des pays voisins de la Suisse, le Chablais, le Faucigny, la vallée de l'Arve, menacés d'être séparés par la douane française de Genève, leur marché principal et leur centre commercial. Un traité entre la Suisse et la Sardaigne, inséré dans l'acte général de 1815, déclarait ces pays neutres en cas de guerre au même titre que la Suisse. Une agitation, organisée à Genève, se manifesta par -deux assemblées tenues à Genève, et par une pétition signée de 12.534 habitants de 99 communes pour demander l'annexion à la Suisse de la zone neutre (février-mars). Les journaux de Suisse, d'Angleterre, d'Italie publièrent la pétition. Le gouvernement suisse, soutenu par le gouvernement anglais, réclama l'annexion. Napoléon se résigna à cette concession ; Thouvenel le fit savoir à l'envoyé suisse par une déclaration verbale, confirmée par une promesse verbale de l'agent français à Berne et une déclaration à Londres. Le gouvernement suisse envoya des agents préparer l'annexion ; ils tinrent des réunions, distribuèrent des brochures contre le régime français : la France accablerait les habitants d'impôts, ferait arracher leurs vignes, enverrait leurs enfants périr en Chine.

Les autres Savoisiens, qui voulaient maintenir l'unité de la Savoie, avaient déjà commencé une campagne de protestation contre le démembrement ; le conseil municipal de Saint-Julien (24 janvier), puis les conseils et les notables des autres villes (15 février), enfin le clergé (27-28) déclarèrent leur désir que la Savoie fût annexée tout entière. Pour apaiser les habitants de la zone neutre, on proposait de leur donner le régime accordé depuis 1815 au pays de Gex, resté en dehors de la ligne des douanes françaises. Cette solution, avec la formule France et zone, servit de base à une coalition entre les conservateurs et les libéraux démocrates de la zone ; ils l'annoncèrent par une déclaration (28 février) : Ils voteront pour l'annexion à la France si elle accorde au Chablais et au Faucigny les franchises douanières... de l'arrondissement de Gex.

Les conseils municipaux de Chambéry et Annecy protestèrent (9-10 mars) contre la cession à la Suisse. Une délégation de 41 notables alla à Paris porter une adresse à l'Empereur, et lui fit remettre un mémoire exposant les désirs de la Savoie : maintenir les deux départements et la Cotir d'appel, admettre les officiers savoisiens dans l'armée française, endiguer l'Arve et lisère, faire la route du Petit-Saint-Bernard et les chemins de fer d'Albertville, Annecy, Bonneville.

Le gouvernement français, encouragé par ces manifestations, refusa de confirmer par écrit ses promesses verbales à la Suisse, en objectant l'impossibilité de céder une partie du pays s'il nous est démontré que nous ne pourrons obtenir la Savoie avec l'agrément  des populations sans nous engager à ne pas en permettre le démembrement. Napoléon, en recevant la délégation (21 mars), déclara : Je ne contraindrai pas au profit d'autrui le vœu des populations. A cette nouvelle les villes de Savoie pavoisèrent et illuminèrent.

Les troupes et les fonctionnaires sardes sortirent du pays, les soldats français y entrèrent le 24 mars ; le 1er avril Victor-Emmanuel délia ses sujets de leur serment.

 Le traité réservait à la population le droit de manifester sa volonté par le suffrage universel. Le comité central formé à Chambéry pour préparer le vote publia une circulaire (12 avril) : Qu'il n'y ait plus ni cléricaux, ni libéraux, ni conservateurs, ni démocrates, mais seulement des Savoisiens qui veulent tous devenir Français. Il se créa des comités mixtes des cieux partis. Un sénateur, confident de Napoléon, venu avec des ingénieurs, fut reçu par des banquets.

 Le vote fait à Nice le 15 avril donna 15.000 oui et 160 non. En Savoie il fut retardé à cause des neiges ; les électeurs vinrent par communes, le syndic et le curé en tête, avec des drapeaux tricolores bénis par le curé (22-23 avril) ; il y eut 130.533 oui et 235 non ; pour les militaires en service dans le Piémont, 6.033 oui et 282 non. Le Faucigny et le Chablais votèrent oui et zone par 47.176 voix.

Les annexés avaient le droit de garder la nationalité sarde à condition d'aller s'établir en Italie ; seules quelques familles nobles attachées à la Cour usèrent de ce droit.

La Savoie fut divisée en deux départements. Le comté de Nice, agrandi de l'arrondissement de Grasse détaché du Var, forma le département des Alpes-Maritimes. La région voisine du lac (Faucigny et Chablais) resta neutralisée et franche ; la France s'engagea à ne pas y élever de fortifications et la laissa en dehors de la ligne des douanes, la Savoie conserva ses divisions ecclésiastiques et tous ses évêchés.

 

V. — CONFLIT AVEC L'OPPOSITION CATHOLIQUE.

LA guerre avait eu en Italie un contre-coup dont l'action sur la politique intérieure de la France fut profonde et durable. Les habitants de la Romagne avaient chassé les fonctionnaires du pape et voté l'annexion au royaume de Sardaigne. Pie IX, se jugeant obligé de maintenir intact le territoire qu'il avait reçu de son prédécesseur, refusa de renoncer à son pouvoir. Napoléon III, ami en 1831 des insurgés de la Romagne, ne voulait pas y restaurer l'administration ecclésiastique, qu'il méprisait. Il proposa, pour concilier les désirs du peuple avec l'honneur du pape, de remettre le pays à Victor-Emmanuel avec le titre de vicaire du Saint-Siège. Pie IX en fut indigné. Les catholiques Français, habitués à voir le pape unir la qualité de prince italien à celle de chef suprême de l'Église, se passionnèrent pour le pouvoir temporel en Romagne comme pour une affaire religieuse.

Suivant la remarque d'un catholique (Lamy), par les mandements des évêques, l'enseignement des prêtres, les assemblées des fidèles dans les églises, les catholiques conservaient les libertés de presse, de parole, de réunion. Ils en usèrent pour exciter l'opinion en France contre les adversaires italiens du pape et entraîner le gouvernement à intervenir. L'évêque d'Orléans Dupanloup, ami de la famille d'Orléans, l'évêque de Poitiers Pie, conseiller du comte de Chambord, prirent l'initiative. Tous deux protestèrent par des lettres publiques contre la spoliation du pape, plusieurs évêques les imitèrent dans leurs mandements aux fidèles. Le gouvernement, pour empêcher la publicité de leurs actes, invita le journal catholique l'Univers à ne pas publier les mandements. Quand l'archevêque de Bordeaux, souhaitant la bienvenue à l'Empereur à son retour de Biarritz, l'engagea à mettre un terme aux anxiétés du monde catholique, Napoléon répondit qu'une nouvelle ère de gloire s'ouvrirait pour l'Église, si tout le monde était persuadé que le pouvoir temporel du Saint-Père n'est pas opposé à la liberté et à l'indépendance de l'Italie, et il fit allusion au jour prochain où l'armée française se retirerait de Rome (octobre 1859). Il comptait alors sur un Congrès des puissances pour régler les affaires d'Italie.

Le 22 décembre 1859 parut une brochure anonyme, Le pape et le Congrès : on sut bientôt qu'elle avait été rédigée par le directeur du service de la presse, La Guéronnière, sur la demande de l'Empereur. Ce n'est pas moi, dit Napoléon, qui l'ai écrite, mais j'en approuve toutes les idées. On y expliquait que le pape, pour être indépendant, doit être un souverain temporel, mais n'a besoin que d'un très petit territoire : il aurait avantage à ne garder que Rome et sa campagne. Plus le territoire est petit, plus le souverain sera grand. La puissance du pape... résulterait moins de sa force que de sa faiblesse.

L'effet fut prompt. Le 26, Dupanloup publia contre la brochure une Lettre à un catholique. L'Univers invita les catholiques à signer des adresses au pape ; il fut frappé d'un avertissement pour avoir cherché à organiser en France, sous un prétexte religieux, une agitation politique. Le conflit commençait entre le gouvernement et les catholiques sur les limites de l'autorité religieuse ; le gouvernement déclarait affaire politique le pouvoir du pape en Romagne, les catholiques en faisaient une question de religion.

Le 30 décembre, le Journal de Rome, organe du Saint-Siège, appela la brochure un véritable hommage à la Révolution, un sujet de douleur pour tous les bons catholiques. Le 1er janvier 1860, Pie IX, recevant les officiers de la garnison française, leur parla de cet opuscule qu'il faut appeler un monument insigne d'hypocrisie et un tissu ignoble de contradictions. Napoléon écrivit au pape (31 décembre) que, sans méconnaître les droits incontestables du Saint-Siège sur les pays soulevés, il pensait que le plus conforme aux véritables intérêts du Saint-Siège, ce serait de faire le sacrifice des provinces révoltées... et de demander aux Puissances de lui garantir le reste.

Le 4 janvier, le ministre des Affaires étrangères Walewski, opposé à la politique de Napoléon, fut remplacé par Thouvenel, diplomate de carrière, aux dociles instructions de l'Empereur. Pour marquer le sens de ce changement, le Moniteur reproduisit un article de journal anglais qui le représentait comme une victoire des amis de l'Italie. Le duc de Padoue, très catholique, venait de quitter le ministère de l'Intérieur ; Billault, en disgrâce depuis l'attentat d'Orsini, l'avait repris. Le ministre de la justice Delangle, le ministre de l'Instruction publique Roulland, tous deux fonctionnaires de carrière, se défiaient de la politique pontificale. Le personnel du gouvernement était donc prêt à la lutte contre les catholiques dociles à la direction du pape.

La rupture vint de Rome. Le 8 janvier, Pie IX répondit à Napoléon que son serment ne lui laissait le droit d'aliéner aucune portion du patrimoine de ses prédécesseurs. Le 11, l'Empereur publia sa lettre du 31 décembre au Moniteur. Le 19 janvier, le pape lança une Encyclique remerciant les évêques français de leur persévérance à revendiquer les droits du Saint-Siège, et les exhortant à enflammer chaque jour davantage les fidèles pour le maintien du pouvoir temporel et du patrimoine de Saint-Pierre, dont la conservation intéresse tous les catholiques. L'Univers publia l'Encyclique : c'était un acte d'opposition illégal, aucun écrit du Saint-Siège ne devant être publié en France sans la permission de l'État. Le gouvernement, se servant contre l'opposition catholique de l'arme employée jusque-là contre les républicains, supprima l'Univers (30 janvier). Un journal catholique, la Bretagne, publia une lettre de trois députés catholiques auxquels l'Empereur avait refusé audience : il fut supprimé (13 février). Une note du Moniteur invita toute la presse à la modération dans l'intérêt de la paix publique et de la religion elle-même. Le 8 février, le ministre des Affaires étrangères, en réponse à l'Encyclique, blâmait par une circulaire l'oubli... que la cour de Rome a fait des usages diplomatiques en transportant directement sur le terrain de la religion une question qui appartient avant tout à l'ordre temporel.

Nous voyons avec un sentiment de regret... le Saint-Père faire appel à la conscience du clergé et exciter l'ardeur des fidèles à l'occasion d'une affaire dont la discussion ne saurait utilement avoir lieu que de gouvernement à gouvernement.... La cour de Rome n'a pas été bien inspirée en essayant d'établir une... connexité indissoluble entre deux ordres d'intérêts qui ne sauraient être mêlés sans danger. Dans les premiers âges de l'Eglise... cette confusion était naturelle. De nos jours, par suite d'un progrès que le gouvernement de l'Empereur ne saurait considérer autrement que comme un bienfait irrévocablement acquis aux sociétés modernes, la séparation s'est accomplie entre les deux domaines de l'ordre religieux et de l'ordre politique.... Le Saint-Siège ne s'est donc pas moins mis en désaccord avec l'esprit général de l'époque qu'avec les règles internationales, en faisant appel aux consciences au nom de la foi pour un intérêt qui est simplement temporel.

La séparation entre les domaines religieux et politique, l'appel à l'esprit de l'époque étaient particulièrement odieux à Pie IX : il les avait condamnés comme des produits de la Révolution. Le 17 février, le ministre de l'Instruction et des cultes, dans une circulaire aux évêques, leur rappela les anciennes doctrines de la monarchie française sur les droits et les devoirs de l'Église et de l'État, et les adjura d'employer leur influence à contenir les prêtres égarés par un faux zèle. Au nom des théories gallicanes odieuses au pape, le ministre invitait le clergé français à se désintéresser des affaires du pape en Italie. C'était le conflit ouvert, conflit pratique sur la Romagne, conflit théorique sur le pouvoir de l'Église. Il s'aggrava lorsque Pie IX, ayant réuni une armée pontificale, en donna le commandement à un général français, Lamoricière, personnellement hostile à Napoléon.

Les évêques français, soumis à deux autorités qui leur donnaient des ordres contradictoires, prirent des partis différents. Quelques-uns des plus élevés en dignité se maintinrent d'accord avec le gouvernement. L'archevêque de Paris écrivait : L'Empereur ne voit pas de bon œil certaines manifestations, mais il reçoit bien ce qui vient des évêques, et il en est touché. Les archevêques de Bordeaux et de Cambrai essayèrent d'apaiser Napoléon par des démarches personnelles. Mais la plupart des évêques, suivant l'exemple de Dupanloup et de Pie, prirent ouvertement parti pour le pape. Les adversaires politiques de l'Empire se divisèrent. Les orléanistes, hostiles à l'unité de l'Italie, Thiers, Guizot, le Journal des Débats, s'allièrent à l'opposition catholique. Un moine, Lacordaire, fut élu à l'Académie française.

Le gouvernement impérial, jusque-là soutenu par les masses profondes du clergé, se sentit isolé et, pour trouver quelque approbation, fit appel à l'opinion publique laïque. Il laissa les journaux d'opposition républicaine ou anticléricale (le Siècle, l'Opinion nationale, la Presse) faire campagne contre la politique du pape. Depuis 1852, a dit un catholique, l'Empire tenait à l'attache les ennemis de l'Église ; il les lâcha, et l'Église fut attaquée à son tour ; il fut permis de discuter Dieu à condition de ne pas discuter l'Empereur.

 

VI. — LES CONCESSIONS AU CORPS LÉGISLATIF.

SUR les assemblées politiques aussi la compression se relâcha. Le gouvernement leva le secret des séances du Sénat, il publia dans le Moniteur les débats sur les pétitions relatives aux affaires d'Italie. Le Corps législatif fut tenu en session pendant près de cinq mois pour examiner un grand nombre de projets de lois. Mécontent à la fois de la politique italienne et du traité de commerce, il le manifesta en discutant l'élection d'un candidat officiel chef de cabinet de l'Empereur : elle ne fut validée que par 123 voix contre 109. Le vote du contingent fut l'occasion de deux discours, l'un républicain, l'autre catholique, en sens inverses ; l'orateur du gouvernement répondit que l'Empereur saurait remplir à la fois ses devoirs de souverain et de catholique. On eut l'impression que le président Morny laissait plus de liberté aux orateurs, et le bruit courut qu'il préparait des modifications au règlement.

Le gouvernement continuait à frapper les journaux ; Prévôt-Paradol fut condamné à 3 mois de prison pour une brochure. Et pourtant on sentait que le régime de la presse se relâchait. De Barante écrivait :

Tous ceux qui ont une pensée dans la tète et une plume entre les doigts semblent s'émouvoir un peu. Ils ne forment pas un parti... mais ils se lisent les uns les autres ; il résulte de là un petit mouvement d'opinion dont s'inquiètent plus que de raison le maitre et ses serviteurs (10 juin). La presse semble s'émanciper un peu (7 septembre). Ce n'est pas un réveil des anciens partis. Une seule opinion est vivante, celle qui a fait la Révolution de février et qui jouit de l'égalité que lui assure le pouvoir absolu (22 septembre).

C'est en cet état de l'opinion que parut brusquement le décret du 24 novembre 1860, qui fit la première brèche au régime de l'Empire autoritaire. Napoléon l'avait préparé en secret et lu au Conseil le 22 novembre ; Morny et Walewski approuvèrent, les autres ministres trouvèrent qu'on faisait trop de concessions.

Le préambule disait nettement les motifs de l'Empereur : donner aux grands corps de l'État une participation plus directe à la politique générale de notre gouvernement et un témoignage éclatant de notre confiance. L'Empereur accordait au Sénat et au Corps législatif le droit de discuter et de voter chaque année à l'ouverture de la session une Adresse en réponse au discours du trône, en présence des commissaires du gouvernement qui donneraient aux Chambres toutes les explications nécessaires sur la politique intérieure et extérieure de l'Empire. Il rendait au Corps législatif le droit (retiré en 1832) de discuter en comité secret les projets de loi du gouvernement avant de nommer la commission chargée de les examiner. Pour rétablir entre le gouvernement et les Chambres le contact supprimé par la Constitution de 1852, on créait des ministres sans portefeuille faisant partie du Conseil des ministres, chargés de défendre devant les Chambres... les projets de loi du gouvernement.

Les discussions des Chambres, secrètes depuis 1852, seraient communiquées au public sous deux formes, le compte rendu analytique adressé chaque soir â tous les journaux, le compte rendu sténographique in extenso dans le Journal officiel du lendemain.

La réforme laissait intact tout l'appareil autoritaire ; elle ne touchait qu'aux formes de la discussion, et seulement dans deux corps formés de membres dociles. Mais elle donnait les instruments indispensables de la vie politique, la liberté de critiquer les actes du gouvernement, le contact des ministres avec les Chambres, la publicité complète des débats et, bien qu'elle fût présentée comme une innovation destinée à perfectionner le régime impérial, on y sentait le retour aux pratiques et même aux termes parlementaires ; l'Adresse était une réminiscence incontestable des monarchies antérieures. Le public eut l'impression que la vie politique, étouffée en France depuis 1851, allait enfin renaître. L'Empire, écrivait Proudhon, a fait un demi-tour à gauche. Guizot appelait le décret une porte entrouverte aux libéraux, par laquelle entreront un jour les révolutionnaires ; un autre orléaniste écrivait : Tout le monde officiel grogne contre le décret.

La conséquence immédiate fut un remaniement ministériel : Baroche, Billault, Magne devinrent ministres sans portefeuille ; Fould, adversaire de la réforme, fut remplacé aux Finances par un frère utérin de Saint-Arnaud, Forcade ; Persigny redevint ministre de l'Intérieur. Il annonça l'orientation nouvelle par une circulaire aux préfets (5 déc.) leur recommandant de témoigner des égards aux hommes honorables et distingués des anciens gouvernements ; puis (7 déc.) en faisant remise aux journaux des avertissements qu'ils avaient encourus. Il donna à un journaliste de la Presse, l'Alsacien Nefftzer, qui avait su lui plaire, l'autorisation de fonder un nouveau journal d'opposition, le Temps. La liberté de la presse, disait-il, doit suivre et non précéder la consolidation d'une nouvelle dynastie.

Morny, patron du règlement nouveau, en expliqua la portée au Corps législatif dès la première séance de la session (5 févr. 1861) :

Libre d'examiner la politique intérieure et extérieure du gouvernement, sa critique pourra désormais atteindre tous les actes ; maitre d'amender une loi en discussion, il ne sera plus, comme sous le règlement précédent, placé entre un acte insensé et une soumission regrettable. Les Conseillers d'Etat commissaires du gouvernement ne siégeront plus en uniforme, signe de fusion ou de rapprochement entre les deux corps. La conséquence sera l'établissement durable de la liberté politique, qui est le couronnement de toute société civilisée.

 

VII. — LE RÉVEIL DE L'OPPOSITION OUVERTE.

L'ADRESSE en réponse au discours de l'Empereur, préparée par une commission élue par la majorité ministérielle, ne contenait que des protestations de dévouement. Mais la discussion de l'Adresse donna aux opposants l'occasion de prononcer des discours et de présenter des amendements, qui désormais, par la publication des comptes rendus dans les journaux, pouvaient atteindre tout le public politique de la France. Dans un pays habitué au silence complet sur les actes du pouvoir, la moindre critique agissait sur l'opinion publique avec une force que se représentent mal les nouvelles générations, habituées aux formes violentes d'un régime de pleine liberté.

Au Sénat, le prince Napoléon prononça en faveur de l'unité italienne et de Rome capitale un discours retentissant, que Persigny télégraphia aux préfets, et qui valut au prince une lettre de félicitations de l'Empereur pour ses sentiments noblement patriotiques.

L'opposition catholique, conduite par les cardinaux-sénateurs, attaqua la politique du gouvernement en Italie et proposa l'amendement dit des cardinaux : La France maintient à Rome la souveraineté temporelle du Saint-Siège sur laquelle repose l'indépendance de l'autorité spirituelle ; il ne fut repoussé que par 79 voix contre 61.

Au Corps législatif, la réprobation contre la politique italienne de l'Empereur se manifesta par l'ovation faite au nouvel orateur de l'opposition catholique, l'Alsacien Keller ; il avait lu à la tribune la fameuse lettre d'Orsini et déclaré : La Révolution incarnée dans Orsini, voilà ce qui a fait reculer la France.

Le groupe républicain des Cinq se servit des amendements à l'Adresse pour attaquer le régime autoritaire. L'amendement au paragraphe Ier traitait la réforme du 24 décembre comme un commencement de réparation qui préparait le retour à la liberté complète.

Pour que le droit de contrôle restitué aux représentants du pays dans les limites restreintes du dernier décret puisse porter ses fruits, il est nécessaire d'abroger la loi de sûreté générale et toutes les autres lois d'exception, — de dégager la presse du régime arbitraire, — de rendre la vie au pouvoir municipal, et au suffrage universel sa force, par la sincérité des opérations et le respect de la loi.

Jules Favre, affectant d'opposer au gouvernement sa propre Constitution de 1852, accusa les lois d'exception d'empêcher de réaliser les principes de 89 qui sont la base de la Constitution.

Ollivier, par un mouvement oratoire de péroraison, lui adressa cet appel :

Sire, quand on est acclamé... chaque jour par 35 millions d'hommes, quand on dispose du monde... il reste encore une joie ineffable à connaître : ce serait d'être l'initiateur courageux d'un grand peuple à la liberté.... Le jour où cet appel lui serait adressé, il pourrait y avoir encore en France des hommes fidèles au souvenir du passé ; mais je le dis, moi qui suis républicain, l'immense majorité admirerait et céderait.

Le compte rendu ne reproduisit pas les mots : moi qui suis républicain ; un membre en fit la remarque ; le président Morny déclara les avoir fait supprimer pour n'avoir pas à rappeler à l'ordre un collègue dont le discours avait présenté un tel caractère de modération et d'honnêteté.... Ce n'est pas au moment où M. Ollivier disait qu'il se rallierait au gouvernement malgré ses opinions républicaines antérieures... que j'aurais cru convenable et nécessaire de lui rappeler son serment. Ollivier ne réclama pas ; il entrait dans la voie de conciliation qui allait le mener à devenir ministre de Napoléon.

Les Cinq présentèrent aussi un amendement contre le régime d'exception qui livrait Paris et Lyon à des administrations municipales dépourvues de frein et de contrôle. E. Picard dénonça l'arbitraire du préfet de Paris Haussmann, sa comptabilité irrégulière et l'abus des expropriations favorables aux spéculateurs.

L'opposition catholique recommença l'attaque à propos du paragraphe qui louait le gouvernement de sauvegarder le pouvoir temporel autant que l'ont permis la force des choses et la résistance à de sages conseils (formule de blâme contre la politique du pape). L'amendement contre l'unité italienne fut retiré ; mais il se trouva 91 voix contre le texte de la commission, minorité énorme pour une Chambre de députés officiels. Persigny, irrité, dit à l'auteur de l'amendement : Nous nous retrouverons aux élections.

L'ensemble de l'Adresse fut voté par 245 voix contre 13 ; les Cinq s'abstinrent. Le budget fut accepté sans les réductions demandées par la commission ; mais les débats furent si longs qu'il fallut prolonger la session jusqu'au 27 juin. Cinq mois, c'était presque la durée de la session sous la monarchie de juillet. Et on avait retrouvé les discours passionnés et les séances agitées des Chambres parlementaires.

La liberté de parole et la publicité ranimaient la vie politique. A Paris, les séances du Corps législatif attiraient le public. Un jour même il se présenta à l'entrée un nombre d'étudiants tel que les employés s'en effrayèrent. Dans les départements, le réveil se manifesta par l'ardeur de l'opposition aux élections des conseils généraux de 1861. Cette affaire, que je croyais petite, écrivait Pasquier, a beaucoup occupé les esprits, les a même remués à un point que je n'aurais pas supposé.

Le personnel du gouvernement, resté maître du pouvoir, n'admettait pas que le régime fût changé. Au Corps législatif, Billault avait déclaré : Le décret de novembre a dit son dernier mot... il a fait à la France toutes les concessions dont elle est digne, elle n'a plus rien à réclamer. Persigny maintenait les particuliers suspects sous la surveillance de la police et les journaux sous la menace des avertissements. Il frappait de préférence les opposants orléanistes et catholiques qu'il avait espéré rallier à l'Empire par la reconnaissance, il les punissait de n'avoir pas désarmé. Une brochure du duc d'Aumale en réponse à un discours du prince Napoléon contre la famille d'Orléans fut saisie, et l'éditeur condamné à un an de prison. Un écrit privé du duc de Broglie (Vues sur le gouvernement de la France), lithographié pour son usage personnel, fut saisi chez le lithographe. L'orléaniste d'Haussonville ne put obtenir l'autorisation d'entrer dans la rédaction d'un journal. Le Journal des Débats fut averti pour avoir porté atteinte à la foi dans la force et la durée de nos institutions. Une circulaire très confidentielle du ministre (26 septembre) ordonna aux préfets de dresser la liste de tous les hommes dangereux, quelles que soient leurs opinions et leur position sociale, ceux qui, ayant une valeur quelconque, soit pour la délibération soit pour l'action, pourraient... se faire le centre d'une résistance ou se mettre à la tête d'une insurrection. Une note expliquait qu'il fallait inscrire tous les hommes dangereux, républicains, orléanistes, légitimistes, par catégories d'opinions ; le préfet devait signer d'avance des mandats d'arrêt pour chacun d'eux, et réviser chaque mois la liste et les mandats.

Le clergé attaquait la politique italienne. L'évêque de Poitiers Pie publiait un mandement où par une allusion transparente à l'Empereur, il apostrophait Pilate : Lave tes mains, ô Pilate ! la postérité repousse ta justification. Persigny écrivit aux préfets qu'il valait mieux laisser juger de pareils excès par l'opinion publique ; il obtint du Conseil d'État une sentence d'abus (qui d'ailleurs n'entraînait aucune sanction). Le ministre de la Justice, par une circulaire (10 avril) aux membres du clergé, les avertit que les abus de parole sur des matières interdites par la loi ne seraient plus tolérés ; plusieurs curés furent réprimandés par les préfets ou privés temporairement de leur traitement.

L'épisode le plus remarqué de cette lutte fut la rupture entre le ministère et la Société de Saint-Vincent-de-Paul, jusqu'alors traitée avec égards. Elle avait constitué à Paris un Comité central, et créé peu à peu des conférences dont le nombre (en 1861) atteignait en France 1549. Une partie de ses membres furent entraînés dans les manifestations contre la politique impériale en Italie ; l'archevêque de Paris, protecteur attitré de la Société, fut sollicité de donner sa démission de grand aumônier en manière de protestation. A la réunion générale de 32 conférences de l'Ouest un évêque déclara : Nous ne devons pas craindre Judas. Vaillants soldats de saint Paul, serrez vos bataillons (21 septembre). Le buste du comte de Chambord fut placé dans la salle d'une conférence. Les journaux républicains dénoncèrent ces manifestations. Persigny, appliquant la même mesure aux deux grandes organisations ennemies, la Société de Saint-Vincent et le Grand-Orient de France, lança une circulaire aux préfets (16 octobre), sur la nécessité de faire rentrer dans les conditions de la loi les associations de bienfaisance dont l'existence et l'action n'ont point été régulièrement autorisées. Il acceptait les groupes isolés, loges maçonniques et conférences de Saint-Vincent. Mais il dénonçait les comités provinciaux qui s'imposent à toutes les sociétés d'une province comme pour les faire servir d'instrument à une pensée étrangère à la bienfaisance. Les deux sociétés furent autorisées à garder un conseil central, à condition de laisser à l'Empereur le choix de leur président. Le Grand-Orient se résigna, et reçut pour chef le maréchal Magnan ; la Société de Saint-Vincent-de-Paul refusa, et son comité central fut dissous.

Le poète catholique V. de Laprade, professeur à la Faculté des Lettres de Lyon, fut destitué pour une pièce de vers, les Muses d'État (14 décembre). En compensation, Renan, professeur des langues sémitiques au Collège de France, eut son cours suspendu pour avoir dans sa leçon d'ouverture appelé Jésus-Christ un homme incomparable.

 

VIII. — LA RÉFORME DU BUDGET ET LE CHANGEMENT DE MINISTRES.

FOULD, resté l'homme de confiance de Napoléon en matière de finances, l'informa que le monde des affaires s'inquiétait de l'augmentation continue des dépenses, et lui remit un mémoire sur les moyens de rendre le budget plus régulier.

Tous les budgets sont présentés avec un excédent de recettes, et tous se soldent en déficit. De 1851 à 1858 les dépenses avaient dépassé les recettes de 2 400 millions ; ce qui, même en déduisant les frais de la guerre d'Orient (1.050 millions), laissait un déficit moyen de 130 millions par an. Le Corps législatif depuis 1852 recevait le budget des dépenses divisé en chapitres et en articles: mais, pour l'empêcher de s'emparer de l'administration comme sous la monarchie parlementaire, on l'obligeait à voter en bloc le budget de tout un ministère. Les fonds attribués à chaque chapitre pouvaient être reportés sur un autre chapitre du même ministère par un décret de virement fait en Conseil d'Etat. Le gouvernement et le Conseil d'Etat, n'aimant pas ce procédé, avaient fini par ne faire presque plus de virements. On préférait, quand la dépense dépassait la somme portée au budget, se procurer les fonds en ouvrant un crédit supplémentaire ou extraordinaire, qu'on dépensait avant de le faire approuver par le Corps législatif ; ce qui rendait son droit de voter l'impôt u presque illusoire. Fould trouvait dangereux ce pouvoir de décréter des dépenses sans le contrôle du pouvoir législatif, contrôle obligatoire dans tous les pays à régime représentatif, la Hollande et la Belgique, cette latitude de dépenser une somme quelconque sans un vote préalable.

Les dépenses supplémentaires augmentaient chaque année : en 1859, 83 millions, en 1860, 115, en 4861 près de 200 ; outre 130 millions d'obligations remboursables et 435 pour la caisse de dotation de l'armée. Ces gros chiffres faisaient craindre une crise d'autant plus grave que les départements, les villes et les compagnies avaient suivi l'exemple de l'État et engagé de grosses dépenses : l'étranger on s'inquiétait de ce pouvoir laissé au gouvernement de disposer brusquement de toutes les ressources d'une grande nation, qui faisait de la France la puissance la plus tôt prête à entrer en campagne.

Pour calmer l'inquiétude et arrêter l'accroissement des dépenses, Fould conseillait de renoncer aux crédits supplémentaires et de se restreindre au procédé du virement ; seul moyen pratique d'assurer les services publics en l'absence du Corps législatif, car il permettait de parer à un besoin imprévu sans augmenter le total des dépenses. Il proposait de rendre au Corps législatif le droit de voter les dépenses par sections ; par ce moyen, l'Empereur le solidariserait avec son gouvernement et obtiendrait de sa reconnaissance un budget où les allocations seraient plus en rapport avec les besoins réels.

Napoléon, comme l'année précédente, sans avoir délibéré avec ses ministres, leur lut en séance du Conseil le mémoire de Fould et leur annonça sa décision de demander au Sénat la réforme du budget (12 nov. 1861). Le Moniteur du 2.4 publia le mémoire, avec une lettre de l'Empereur qui remerciait Fould d'avoir fait ressortir avec tant de lucidité... un danger de son gouvernement, et le nommait ministre des Finances pour faire fonctionner ce nouveau système.

Cette déclaration en coup de théâtre parut un aveu d'impuissance financière. Ce n'est pas un gouvernement libre qui s'élève, mais c'est un gouvernement absolu qui dégringole, écrirait de Barante. La réforme fut réalisée par le sénatus-consulte du 31 décembre. Désormais le Corps législatif voterait le budget de chaque ministère par section (39 pour 10 ministères) ; le gouvernement serait tenu de lui demander les crédits supplémentaires ou extraordinaires sous forme d'une loi ; il pourrait ensuite faire des virements d'un chapitre à un autre d'une même section par décret spécial rendu en Conseil d'État. C'était une limite posée au pouvoir du gouvernement, un droit restitué au Corps législatif, un pas de plus dans la voie du retour aux pratiques de la liberté. Fould lui-même reconnaissait qu'on rendait au Corps législatif ses attributions les plus incontestables. L'Empereur avait beau dire au Sénat (1er janvier 1862) qu'il comptait sur lui pour l'aider à perfectionner la Constitution tout en en maintenant intactes les bases fondamentales ; il était clair que le perfectionnement consistait à revenir peu à peu au régime parlementaire.

L'effet attendu ne se produisit pas. Le gouvernement ne revint pas au régime des virements qui l'obligeait à s'adresser au Conseil d'État ; il trouva plus expéditif d'engager les dépenses sans autorisation et de faire couvrir le déficit. Un décret (31 mai 1862) lui donna le droit de rectifier le budget pendant le cours de l'exercice et, depuis 1863, chaque année, il fit voter au Corps législatif d'abord le budget régulier, puis le budget rectificatif qui réunissait toutes les dépenses et recettes supplémentaires. Pour l'expédition du Mexique, il couvrit la première dépense en faisant voter un crédit régulier (juin 1862) ; en août il ouvrit un crédit de 20 millions sans autorisation, et répondit aux remontrances du Corps législatif qu'on avait omis une formalité.

L'opposition recommença en 1862 sous les mêmes formes qu'en 1861. L'opposition catholique attaquait la politique italienne et les mesures de répression. Au Corps législatif, la manifestation la plus significative, parce qu'elle ne fut pas le fait seulement d'une minorité, se produisit brusquement sur une demande de crédits pour une pension perpétuelle et héréditaire de 50.000 francs au commandant de l'expédition de Chine Cousin-Montauban, déjà créé sénateur et duc de Palikao. La récompense parut si exorbitante que les députés élurent une commission hostile au projet. L'Empereur irrité intervint par une lettre personnelle ; la commission refusa de discuter et conclut au rejet, au nom du droit français qui interdit les majorats. Napoléon retira le projet (4 mars). Pour la première fois l'Empereur cédait devant la majorité. Le groupe républicain des Cinq reprit sa tactique d'opposition par un amendement à l'Adresse.

La confiance publique ne peut renaître que par un retour sincère au régime de la liberté. La presse doit cesser... d'être un monopole soumis à une censure occulte. Le jury en matière de presse, des élections faites par les électeurs et non par les préfets, le droit de réunion, le pouvoir municipal émanant de la commune.... Telles sont les principales conditions d'un système politique qui s'autorise des principes de 1789.

A l'extérieur, les Cinq se déclaraient pour l'unité de l'Italie, qui n'est pas possible sans Rome, ce qui amena le ministre d'État Billant à avouer la position contradictoire prise par le gouvernement en Italie : Le principe de la souveraineté du peuple est la base de notre droit public.... Je reconnais que chez les Romains ce droit est suspendu. L'orateur catholique Keller somma le gouvernement de rompre ouvertement avec la révolution au nom de la France catholique et libérale. L'adresse fut votée (le 20 mars) par 244 voix contre 9.

La tentative de Garibaldi contre Rome décida Napoléon à donner une satisfaction à l'opposition catholique. A son retour de Biarritz il promit à l'impératrice (8 octobre) de changer de politique étrangère et de remplacer Thouvenel, l'instrument de sa politique italienne, par Walewski, adversaire de l'Italie. Les confidents protestèrent ; Persigny lui dit : Vous vous laissez mener par votre femme comme moi ; mais moi au moins je ne compromets que ma fortune. Morny lui remontra qu'il capitulait devant les gens des anciens régimes. Napoléon ébranlé prit une demi-mesure ; il renvoya Thouvenel, mais le remplaça par Drouyn de Lhuys. Les autres ministres restèrent. Cette crise laissa des blessures bien vives (écrivait Vaillant). Tout le monde perd en considération, dit Mérimée. Ces deux années de concessions et de fluctuations avaient affaibli le gouvernement.