HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE VI. — LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE.

CHAPITRE V. — LE MOUVEMENT INTELLECTUEL.

 

 

UN tableau de la société française serait incomplet sil ne faisait aucune place à la littérature, aux arts et aux sciences. Quoique les lettres, les beaux-arts, les sciences pures tiennent fort peu de place dans la vie de la plupart des hommes, les œuvres des écrivains, des artistes et des savants n'en sont pas moins les manifestations les plus hautes de l'esprit d'une société. Mais depuis que la production intellectuelle et artistique est organisée en professions, les écrivains, les artistes, les savants sont si nombreux, les œuvres et les découvertes sont si abondantes, qu'une histoire générale ne peut leur consacrer une place suffisante pour exposer ce que contiennent les histoires de la littérature, des arts plastiques, de la musique, des sciences. Ce chapitre ne prétend donc ni à remplacer ni même à résumer les histoires spéciales. Il se borne à indiquer les doctrines et les théories des écoles ou des générations, les courants généraux de la littérature, des arts, des sciences. S'il est fait mention d'un homme, d'une œuvre ou d'une découverte, c'est seulement en tant qu'on y peut voir, soit un type représentatif, soit un modèle, soit un guide dans une voie nouvelle.

 

I. — LES CONDITIONS GÉNÉRALES DE LA LITTÉRATURE.

LES conditions de la littérature, en 1848, limitaient beaucoup plus étroitement que de nos jours la rémunération du travail littéraire. La masse du peuple était encore étrangère à toute lecture, et, parmi les gens qui savaient lire, les œuvres littéraires ne trouvaient guère de lecteurs, ni chez les femmes, confinées dans les lectures pieuses, ni dans la bourgeoisie, indifférente ou hostile. Les journaux, très peu nombreux, n'avaient d'autre public que leurs abonnés, et ne faisaient à la littérature qu'une place très mince ; le roman-feuilleton, tout récent, faisait encore scandale. Les livres restaient un article de luxe, d'un prix élevé : la révolution faite dans la librairie par les éditions à 3 fr. 50 et à 1 franc était à ses débuts. Livres et journaux, lus dans les cabinets de lecture payants fréquentés surtout par les étudiants, trouvaient peu d'acheteurs. Les théâtres, peu nombreux, la plupart en déficit, donnaient des droits d'auteurs faibles. Tout concourait à restreindre le public littéraire, et les ressources des écrivains.

La province, exception faite des journaux politiques, ne fournissait pas d'emplois à un homme de lettres. Les auteurs, venus de tous les pays de France, se rencontraient à Paris où ils vivaient un peu à l'écart. Quelques-uns seulement, par leur célébrité ou leur fortune personnelle, s'ouvraient l'accès des salons. La plupart, très peu connus du public, formaient un petit monde uni par des rapports de camaraderie, au niveau social des employés de ministères. Au plus bas degré, un prolétariat littéraire, misérable et méprisé, en révolte contre la bourgeoisie, menait une vie précaire et désordonnée, la vie de Bohème : Murger en a donné un tableau embelli dans les Scènes de la vie de Bohème (1851), Champfleury, un tableau exact dans les Aventures de Mlle Marielle (1847), tous deux d'après les mêmes modèles.

Les deux écoles en lutte depuis trente ans, les classiques, défenseurs de la tradition, les romantiques, novateurs révolutionnaires, se partagent très inégalement l'influence. La règle classique est rejetée par tous les genres purement littéraires. Le style académique fleurit encore dans les genres mixtes, l'histoire restée solennelle, — la critique littéraire encore dogmatique et compassée, — l'éloquence qui, dans toutes ses variétés, la chaire, la tribune, le barreau, le discours académique, conserve la forme pompeuse ou fleurie. Le romantisme a conquis tous les genres de pure littérature. — La poésie s'exprime sous la forme lyrique, et le lyrisme est devenu romantique. — Au théâtre, le drame historique en vers a évincé la tragédie, le vaudeville en prose remplace la comédie en vers. — Le romantisme inspire toutes les formes du roman, le roman historique, décoré de couleur locale, le roman lyrique de George Sand, le roman d'aventures d'Alexandre Dumas, le roman contemporain de Balzac ; il pénètre même l'histoire avec Michelet et Quinet.

Né d'un enthousiasme de jeunes gens en révolte contre la tradition et la règle, le romantisme a introduit dans la littérature le débordement de la personnalité, la passion sincère ou affectée, l'émotion naturelle ou artificielle, le mépris de l'antiquité, la prédilection pour les époques barbares et les pays lointains (le moyen âge et l'Orient). Le défaut d'observation, l'inexpérience et la hâte présomptueuse réduisent la matière des œuvres à des impressions irréfléchies ou à des lectures désordonnées. — La recherche inexpérimentée de la couleur locale aboutit à une mascarade de traits de mœurs souvent apocryphes, de termes anciens, de détails pittoresques et dramatiques parsemés d'anachronismes. — La langue, enrichie ou encombrée de mots populaires, d'expressions régionales, de termes techniques, est souvent diffuse, déclamatoire, incorrecte. Le romantisme méprise le bourgeois, défenseur de la tradition et ennemi de l'art ; pour l'étonner ou le scandaliser, il se complaît dans l'étrange, l'énorme, le terrible, le difforme, le grotesque. Un sentiment mystique, survivant à la perte des croyances positives, lui inspire un besoin vague de religion qui se tourne en culte de la nature ou de l'humanité, et incline parfois vers la démocratie : quelques années avant 1848, des romanciers (George Sand, Eugène Sue) se sont avisés de prendre pour héros des gens du peuple.

 

II. — LES EFFETS DE LA RÉVOLUTION SUR LA LITTÉRATURE.

LA Révolution de 48 est elle-même l'irruption du romantisme dans la politique ; du mouvement romantique elle tient l'enthousiasme juvénile, les aspirations généreuses, les espérances indéfinies, l'ignorance des conditions réelles de la vie, l'indifférence aux solutions pratiques, la sentimentalité confuse, le goût des formules grandioses et vagues, la religiosité sans croyances précises, allant jusqu'à la vénération pour la religion établie. La République apparaît comme une effusion du sentiment démocratique plutôt que comme une forme positive de gouvernement ; le socialisme est moins un programme de réformes sociales qu'un amour mystique du peuple, un attendrissement lyrique sur ses vertus et sa misère.

Les hommes de lettres prennent une part personnelle à la politique, la plupart des écrivains célèbres se présentent aux élections. Lamartine, porte-parole du Gouvernement provisoire, l'homme le plus populaire de France, incarne pendant deux mois le règne de la poésie et de l'éloquence ; George Sand rédige le fameux Bulletin de la République, qui soulève contre le ministère la colère de la bourgeoisie ; Victor Hugo se fait élire à l'Assemblée nationale ; Lamennais fonde un journal démocratique et tient rang de chef de parti ; Alexandre Dumas publie une profession de foi conservatrice, en style grandiloquent ; Leconte de Lisle écrit une brochure de propagande républicaine ; la Bohême s'enrôle dans la République démocratique et sociale ; Eugène Sue se fait élire à Paris comme socialiste (en 1850).

Cette crise a jeté les littérateurs hors de leurs habitudes : la fréquentation des assemblées leur' a ouvert l'esprit sur la vie publique, le contact avec le peuple leur a révélé les questions sociales. Le chef de l'école romantique, Victor Hugo, entré dans la politique comme monarchiste conservateur, en sort républicain démocrate ; il devient l'adversaire irréconciliable de l'Empire, l'auteur de l'Histoire d'un Crime, de Napoléon le Petit et des Châtiments. Cette conversion élargit son horizon, augmente la portée et l'influence de son œuvre, fait de lui le poète du peuple et de l'humanité.

La réaction politique entrava de plusieurs façons la littérature. Les mesures contre la presse restreignirent les moyens d'existence des hommes de lettres ; la loi de 1850 soumit tout roman-feuilleton à un timbre de 1 centime par exemplaire, afin de frapper une industrie qui déshonore la presse. Le régime de compression établi en 1852 pour détruire la presse politique, en tuant presque tous les journaux, ôta aux écrivains les ressources que leur procuraient les accessoires du journal, le roman, la critique littéraire, la critique d'art, le compte rendu scientifique. Le régime du colportage imposa l'estampille du préfet sur chaque exemplaire introduit dans les cabinets de lecture, mis en vente dans les marchés, aux étalages des libraires, dans les bibliothèques des gares ; le sort des œuvres littéraires dépendit de la commission chargée de dresser la liste des livres autorisés, qui formula ainsi la règle de ses décisions :

Les lois divines et humaines sont, inviolables et sacrées. Les premières représentent les devoirs de la conscience et la destinée immortelle de l'homme. Les secondes représentent le patriotisme du citoyen, les intérêts de la société et les progrès de la civilisation. Tout ce qui est conforme à ces vérités d'ordre supérieur... la commission l'accepte ; tout ce qui leur est contraire, elle le repousse. Elle rejette donc les ouvrages blessants pour les mœurs, injurieux pour la religion et ses respectables ministres, mensongers envers l'histoire.

La magistrature inquiéta des écrivains pour offense à la morale publique ou religieuse. Les frères de Goncourt passèrent en correctionnelle (1854) pour avoir représenté des images évidemment licencieuses, Flaubert fut poursuivi (1857) pour Madame Bovary, Baudelaire, pour les Fleurs du mal, fut condamné à trois mois de prison. — Proudhon eut trois ans, mais pour un livre qui touchait à la politique.

Le régime autoritaire eut aussi des effets positifs. Les proscrits français, établis dans les pays étrangers de langue française, y portèrent le goût et la pratique des lettres ; ils firent de Bruxelles un centre de littérature française ; la Belgique devint et est restée une province littéraire de la France. Les hommes politiques des partis vaincus, expulsés de la vie publique, surtout les orléanistes, Guizot, Thiers, Duvergier de Hauranne, Tocqueville, de Broglie, employèrent leurs loisirs à écrire, de préférence des ouvrages historiques.

La rénovation de l'art littéraire ne se produisit pas sous la contrainte extérieure de la compression autoritaire ; elle se fit par une réaction intérieure dans l'esprit des écrivains, et dans un sens opposé à la tradition que l'autorité prétendait restaurer. Le sentiment de défaite et de déception laissé par la chute des espérances politiques et sociales de 48 se tourna en mépris des rêves de fraternité, des illusions humanitaires, du mysticisme confus, des idées vagues, des formes déclamatoires qui avaient, mené la France à l'abîme ; on n'eut plus d'estime que pour les connaissances exactes, les idées claires, les expressions précises. Mais ce regret des opérations maladroites n'impliquait aucun remords de la révolte contre l'autorité du passé. L'abandon de l'idéalisme mystique ne ramena ni aux croyances religieuses, ni au respect de l'ordre établi, ni aux formes académiques.

Les indifférents, ralliés au régime impérial, tournèrent le dos à la vie publique ; par dédain des sentiments désintéressés et des rêves de rénovation, ils ne reconnurent comme réels que les jouissances positives et les intérêts matériels, et érigèrent en système le scepticisme politique et l'égoïsme social. Ce matérialisme pratique s'exprimait par la blague, c'est-à-dire l'affectation de ne prendre rien au sérieux ; la  moquerie devint le ton habituel de la conversation. La blague, et le calembour arrivé alors à l'apogée de sa vogue, furent les traits caractéristiques de l'esprit du second Empire ; il s'épanouit après 1860 dans les genres légers de la littérature du boulevard, la chronique, la parodie, l'opérette-bouffe et la chanson comique.

Les hommes épris d'idéal reportèrent leur amour sur la science, dont ils attendaient une connaissance du monde à l'abri de toute désillusion. Ils la connurent surtout sous les deux formes les plus accessibles a des hommes de lettres, la philosophie et la médecine. La philosophie des sciences venait d'être organisée par Auguste Comte en un vigoureux système appelé par son auteur le positivisme ; il enseignait le respect des sciences positives qui étudient la réalité extérieure, et le mépris de la métaphysique et de la psychologie, il prêchait une doctrine sociale fondée sur la foi mystique au progrès de l'humanité. La médecine, la science par excellence pour le public, la seule dont il appréciât les effets, commençait à édifier, sur les observations de l'anatomie, de la pathologie et de la médecine mentale, une théorie générale de la nature de l'homme. La conclusion la plus frappante était que l'homme, comme tous les autres êtres animés, se compose uniquement de matière ; les opérations de l'esprit ne sont que des fonctions du cerveau ; l'âme n'est qu'une abstraction : elle ne se rencontre pas sous le scalpel, la maladie ou la folie la font parfois disparaitre et ne laissent subsister que les fonctions du corps ; la liberté humaine et la responsabilité morale sont des illusions, puisque la conduite de l'homme est bouleversée par la folie ou l'ivresse. Ce matérialisme scientifique conduisait au mépris de la nature humaine, si facilement dégradée par la maladie et, même dans son état normal, si proche de la nature des bêtes ; en ruinant la croyance à l'immortalité de l'âme, il faisait sentir le néant de la vie humaine, il arrêtait l'élan vers l'infini et inspirait une tristesse amère. Cette vue sombre de la destinée de l'homme reçut le nom philosophique de pessimisme.

 

III. — LE RÉALISME DANS LA LITTÉRATURE.

POSITIVISME et pessimisme, ces deux formules philosophiques résumaient la pensée de la nouvelle école littéraire ; son nom lui vint d'une formule artistique, le réalisme, appliquée d'abord à un peintre (Courbet). Les jeunes gens de la Bohême, admirateurs de Courbet qu'ils rencontraient à la Brasserie, tirèrent de ses œuvres et de ses conversations une théorie qu'ils adaptèrent à la littérature ; ils s'appelèrent réalistes, et fondèrent (1856) une petite revue, le Réalisme, pour formuler et propager leurs doctrines. Par opposition à l'idéalisme romantique, créateur de chimères, ils demandaient à l'art de représenter la réalité sans la déformer. Déjà, sous Louis-Philippe, Henri Monnier avait (dans les Scènes populaires) reproduit les conversations de la petite bourgeoisie parisienne, si exactement que son procédé mérite d'être comparé à la sténographie ; il avait même créé un type comique, Monsieur Prudhomme, le bourgeois solennel. Mais les réalistes, négligeant ce précurseur, préféraient se donner comme père le grand romancier romantique Balzac.

Champfleury, qui formula la doctrine dès 1853 et prétendit l'appliquer dans ses romans, la résumait en une formule : la sincérité dans l'art. L'art sincère consiste à représenter la réalité telle que l'artiste la voit ; les personnages doivent reproduire des types réels observés directement ; l'écrivain donne une représentation exacte de la société ; il fait ainsi œuvre de savant, et travaille à la critique sociale qui prépare les réformes pratiques. Son œuvre doit être impersonnelle comme la science ; au contraire des romantiques qui étalent leurs sentiments personnels, il doit éviter jusqu'à l'apparence de l'émotion, rester impassible. Il doit, comme le savant, parler une langue unie et calme, sans ornements artificiels, sans formes oratoires. Par ces traits, le réalisme se rapproche du positivisme. Mais les réalistes conservent le mépris du bourgeois et le désir de le scandaliser, renforcés par les sentiments démocratiques de la Bohème. L'art réaliste cherche de préférence dans la réalité ce qui choquera le goût du bourgeois ; il choisit ses modèles parmi les gens du commun et dans la vie ordinaire ; il représente ce que la vie offre de vulgaire, de grossier, de triste, et par cette tendance il rejoint le pessimisme.

Le mouvement réaliste, positiviste, pessimiste, ou du moins l'attitude impassible qu'il commande, pénètre après 1850 les principaux genres littéraires et les transforme. C'est dans le roman qu'il se fait d'abord et le plus fortement sentir. Un survivant illustre du romantisme idéaliste, George Sand, produit avec une fécondité régulière des romans d'une composition sereine, où des personnages à l'âme noble se meuvent dans des paysages décrits avec un sentiment profond de la nature ; Octave Feuillet continue honorablement le roman mondain, d'une délicatesse quelque peu surhumaine. Mais le chef-d'œuvre du roman contemporain est Madame Bovary, que Flaubert publia en 1837, et qui fut signalé à l'attention publique par un procès pour immoralité. Le jugement qui l'acquittait lui infligea un blâme sévère pour avoir, sous prétexte de peinture de caractère, appliqué un système qui conduit à un réalisme qui serait la négation du bon et du beau.

Flaubert, élevé dans le romantisme, en conservait, outre la haine du bourgeois, le goût de l'énorme et de l'étonnant, des époques lointaines et des civilisations exotiques, la recherche de la couleur locale, des mots sonores ou imagés. Mais il rejeta la méthode romantique de travail ; faisant violence pour un temps à son goret pour les époques étranges — qu'il satisfera plus tard avec Salammbô en 1862 et la Tentation de saint Antoine en 1874 —, il s'astreignit à puiser sa matière dans la vie contemporaine ; il choisit pour sujet la vie d'une petite bourgeoise normande et s'efforça par l'observation exacte de la réalité de donner un tableau minutieux de la vie réelle. Au lieu d'étaler ses impressions, il se fit une règle de garder un ton impersonnel et impassible ; l'émotion devait sortir des faits sans que l'auteur intervint pour l'imposer au lecteur ; cette représentation sobre et profonde de la vie quotidienne laisse une impression de tristesse amère ou d'ironie impitoyable, très voisine du pessimisme. Enfin, condamnant la négligence romantique de la forme, Flaubert s'attacha passionnément à la technique du style, et chercha la perfection, non seulement dans l'expression exacte, précise, serrée, imagée, mais dans la sonorité des mots, l'harmonie de la phrase et le rythme de la période ; il fut un ouvrier de style exigeant, obstiné, acharné au travail. Sujets pris dans la vie contemporaine, personnages vulgaires, observation des détails réels, ton impassible, tristesse, ces caractères extérieurs avaient une apparence de matérialisme pessimiste qui fit prendre Flaubert pour un réaliste. On s'avisa plus tard que sa méthode laborieuse et patiente, en réaction contre l'inspiration indisciplinée du romantisme, ramenait la littérature à l'art classique du XVIIe siècle, à l'étude de la nature gouvernée par la raison, et on comprit pourquoi Flaubert admirait Boileau.

Le théâtre subit une révolution dans le choix des sujets et dans la forme. Le drame historique en vers tombe dans le discrédit où il restera jusque vers la fin du siècle. Le vaudeville devient presque un genre littéraire, avec Labiche (depuis 1851) qui, sous la charge caricaturale, glisse quelque peu d'observation satirique. Le genre triomphant est la comédie de mœurs en prose. Elle est transformée à la fois par deux hommes, Alexandre Dumas fils, venu à la comédie par un roman de mœurs mis ensuite au théâtre (La Dame aux camélias, 1852), et Émile Augier, élève de Ponsard, qui avait débuté en 1844 par la comédie historique en vers. La plupart de leurs œuvres parurent après 1858, et leur production s'est prolongée jusque sous la troisième République. Mais leur poétique et leur philosophie sont formées dès le début de l'Empire. Ils ont rompu avec le romantisme en prenant leurs sujets dans la vie contemporaine, en demandant à l'observation plus qu'à l'imagination, en écrivant en prose (Augier parfois en vers prosaïques), dans un style familier et ferme, parfois lourd et vulgaire, plus brillant chez Dumas, mais éloigné du lyrisme. Augier s'en est affranchi moralement en condamnant l'idéal romantique de la passion effrénée (dans Gabrielle, 1840) et en peignant l'amour dans le mariage. Trop bourgeois eux-mêmes pour partager l'antipathie romantique de l'artiste contre le bourgeois. ils cherchent, non à scandaliser la bourgeoisie, mais à lui plaire, et même à la moraliser ; indifférents à la politique, ils sont hostiles à la démocratie. Mais, si leurs sentiments les opposent aux réalistes, ils obéissent à la tendance générale du réalisme : ils observent la réalité contemporaine, ils ont des prétentions à la science (que Dumas énoncera plus tard dogmatiquement dans ses préfaces), ils subordonnent l'art à des préoccupations pratiques : leurs comédies tendent à démontrer une maxime de morale, à marquer les effets funestes d'un vice ou les défauts d'une institution.

La nouvelle conception de l'art pénètre jusqu'à la poésie. Le seul des grands poètes resté sur la scène, Victor Hugo, républicain proscrit vivant à l'étranger, prolonge le lyrisme romantique, mais en le renouvelant, dans les trois recueils où se trouvent épars tous ses chefs-d'œuvre, les Châtiments, 1853, les Contemplations, 1856, la Légende des Siècles, 1859. Son lyrisme n'est plus borné au moi du poète. La puissance de ses sensations visuelles, jointe à une intuition instinctive de l'univers, donne à Hugo le pouvoir de poser par des images, des symboles, des mythes, les problèmes éternels qui inquiètent l'humanité, et d'exprimer sous une forme poétique les émotions de la foule, l'aspiration au progrès, les revendications sociales, les élans de colère et de pitié de la démocratie française. Ainsi, sans idées originales, sans pensée précise, sans critique, malgré les contradictions, les contresens, les exagérations, l'étalage puéril d'érudition, Hugo justifie ses prétentions de penseur et d'instructeur des peuples.

Le romantisme de la génération précédente impose encore à la poésie la recherche des mots rares et des formes métriques raffinées, poussée à l'extrême dans la dernière œuvre poétique de Théophile Gautier, Émaux et camées, 1853, et dans les Odes funambulesques (1857) de son disciple Théodore de Banville, délicieux acrobate qui jongle avec les rythmes. Mais, contrairement à la tradition romantique, les poètes, se refusant à étaler leur émotion, affectent l'attitude impassible des réalistes ; ils condamnent les négligences de l'improvisation et s'appliquent à la technique du métier ; ils recherchent le vers sonore et plein, les coupes variées, la rime riche.

La philosophie du réalisme, le pessimisme, s'impose aux deux poètes originaux de cette génération. Baudelaire, dans les Fleurs du mal (1857), sous la perfection d'une forme sobre, produit d'un art laborieux, et derrière une impassibilité que lui-même en confidence avouait être mensongère, cache l'horreur morbide de la vie et l'angoisse hallucinante de la mort, il s'ingénie à paraitre immoral, malsain, satanique pour scandaliser le bourgeois ; pour l'effrayer, il choisit les sujets les plus horribles, et présente la mort sous l'aspect hideux du cadavre en pourriture. — Le pessimisme, élargi par l'esprit scientifique, et revêtu d'une forme sereine, n'inspire pas moins Leconte de Lisle, dans les Poèmes Antiques (1853) et les Poèmes Barbares (1859). Les légendes religieuses de tous les âges lui servent de symboles pour exprimer la vie universelle par ses manifestations extérieures ; son procédé descriptif lui donne l'apparence d'un peintre de paysages et d'animaux, puissant par l'intensité des couleurs, par l'énergie des reliefs, par la sobriété d'une forme serrée et précise. Mais son impassibilité n'est qu'une attitude qui laisse percer les émotions personnelles du poète, le désespoir, la désillusion, l'angoisse humaine, le sentiment du néant de la vie.

La tradition classique survit dans les genres pratiques : l'éloquence, réduite par le silence politique au barreau et aux discours académiques, la critique littéraire et surtout l'histoire. Elle y perpétue le style académique, qui cache sous un enduit opaque et lisse le mouvement naturel de la pensée. Les critiques, Nisard, Saint-Marc Girardin, Villemain, de Sacy dominent l'opinion littéraire de la bourgeoisie cultivée. Guizot poursuit ses études sur la Révolution d'Angleterre, Cousin sur les dames de la Fronde, Mignet sur le XVIe siècle (Marie Stuart, Charles-Quint) ; Thiers public l'Histoire du Consulat et de l'Empire, Duvergier de Hauranne et Viel-Castel entreprennent des histoires détaillées de la Restauration, de Broglie écrit l'Histoire de l'Église au IVe siècle. Ces œuvres, admirées en leur temps, apparaissent aujourd'hui comme les dernières productions d'un genre épuisé. Seul Tocqueville (L'Ancien Régime et la Révolution), par une imitation exacte du style de Montesquieu, fait encore figure d'écrivain. Mais, au même temps, Michelet, jeté dans la lutte par la Révolution de 48 et renvoyé par la réaction dans la solitude, commence l'Histoire de la Révolution. Son lyrisme romantique, épanoui avec sa maturité, crée une prose poétique d'une syntaxe personnelle qui donne à l'histoire un reflet de révélation religieuse, il emploie le même style dans ses étranges poèmes d'histoire naturelle en prose, l'Oiseau, l'Insecte. Le journalisme paralysé par la compression est retombé au style vague et solennel ; mais deux jeunes écrivains échappés de l'École Normale, About et Prévost-Paradol, y introduisent une manière alerte et ironique, et pratiquent l'art de déjouer la surveillance par les allusions et les sous-entendus.

Le courant positiviste envahit la critique littéraire. Un survivant du romantisme, Sainte-Beuve, après s'être essayé dans plusieurs genres, s'est laissé gagner au charme de la vérité et convertir à l'étude des faits. Ses articles hebdomadaires de critique, parus à partir de 1850, et réunis dans deux recueils, Causeries du Lundi, 1857-62, Nouveaux Lundis, 1863-72, font de lui le maitre et le rénovateur de la critique. Renonçant à juger les œuvres au nom des règles de l'art, il s'applique à les expliquer, en étudiant les conditions de vie de l'auteur, sa famille, son pays, son éducation, ses fréquentations ; il transforme la critique littéraire en histoire de la littérature. De ses études sur les individus, il prétend constituer une série d'expériences, un long cours de physiologie morale ; il veut avoir accompli un travail scientifique qui aboutit à des conclusions générales. une histoire naturelle des esprits. Cette ambition de se poser en savant et l'importance qu'il attribue au tempérament physiologique des auteurs montrent l'action du matérialisme réaliste sur Sainte-Beuve.

Le positivisme exerce une action plus profonde sur deux jeunes écrivains qui, débutant dans les lettres, adoptent dès lors une conception scientifique des faits humains qui, exposée dans les œuvres maîtresses de leur maturité, fera d'eux, après l'Empire, les directeurs de pensée de la jeunesse. Renan, dès 1848, dans l'Avenir de la Science (qu'il ne publiera que vers la fin de sa carrière), exprime dans la puissance illimitée de la science une foi très voisine de la doctrine positiviste. Taine, dans La Fontaine et ses fables, esquisse déjà la théorie déterministe qui fait de l'œuvre d'art un produit nécessaire du milieu et de la race ; il prend contact avec les doctrines médicales, et commence à les systématiser en un matérialisme pessimiste qu'il résumera bientôt en des formules brutales, analogues à celles du réalisme.

 

IV. — LES CONDITIONS GÉNÉRALES DES ARTS PLASTIQUES.

LA production artistique de la France, en 1848, reste dominée par une institution d'État, l'École des Beaux-Arts, qui dirige souverainement la formation technique des artistes, et dispose indirectement des commandes et des ventes d'où ils tirent leurs moyens d'existence. Les jeunes gens destinés aux arts font leur apprentissage dans l'atelier d'un artiste connu qu'ils ont choisi pour maître, de préférence auprès des maîtres que signale un caractère officiel, professeurs à l'École des Beaux-Arts, membres de l'Institut. Le personnel enseignant transmet ainsi aux futurs artistes les procédés, les préceptes, la conception de l'art ; son enseignement perpétue la tradition de l'École.

Cette action sur les artistes à leurs débuts se prolonge par le concours du prix de Rome, qui, ouvert chaque année dans chacune des quatre sections de l'École, commande l'entrée de la carrière. Les lauréats, appelés prix de Rome, sont envoyés à l'École de Rome ; ils y résident quelques années, soumis à une discipline artistique, astreints à étudier les œuvres anciennes et à fournir la preuve de leur travail par des envois annuels.

Le système des récompenses suit les artistes dans toute leur carrière. L'Exposition annuelle des Beaux-Arts, le Salon, est une institution officielle ; un jury formé de professeurs de l'École et de membres de l'Institut, que dirige un Comité élu en assemblée des professeurs, décide sans appel de l'admission et de la place des œuvres, puis décerne les récompenses, échelonnées depuis le grand prix jusqu'à la simple mention honorable. Le Salon est pour la plupart des artistes l'unique moyen efficace de se faire connaître. C'est d'après les comptes rendus des critiques d'art et les récompenses officielles que le public se forme une opinion sur leurs mérites. Le jury dispose ainsi du pouvoir de procurer ou de refuser la notoriété. Il en use pour maintenir la tradition de beauté dont il se croit le dépositaire, en écartant les innovations contraires aux règles. La tradition académique, née dès le XVIIe siècle, repose sur ce principe que la beauté a été réalisée définitivement par les classiques, qui en ont formulé les règles, fixé les genres et les procédés. Les sujets que la tradition impose aux peintres et aux sculpteurs, sont des personnages ou des scènes allégoriques, mythologiques, antiques, historiques, religieuses ; le modèle qu'elle propose aux architectes est le style italien renouvelé de l'antique.

La puissance de l'École s'appuie sur la docilité du public et la soumission des artistes. La bourgeoisie, sans culture artistique ni sentiment personnel de l'art, ne dépasse pas le niveau du peuple inculte ou de l'enfant : ce qui lui plaît vraiment, c'est ce qui est joli, banal, poli, la miniature à contours précis, la peinture plate et léchée à tons roses et verts, la sculpture lisse, l'imitation fidèle des menus détails. Le public n'achète guère que par vanité, et ce que lui impose l'usage, la religion ou la mode : portrait, buste, médaillon, tableau d'église, tombeau ; il accepte passivement d'être dirigé dans ses achats ; il recherche les artistes honorés de distinctions officielles. Ce qui n'est pas article de vente ne peut être entrepris que grâce aux commandes de l'État ou des villes qui achètent pour les musées, les monuments, les places publiques. Directement ou indirectement, l'École dispense aux artistes leurs moyens d'existence et de travail.

La production artistique de la France a donc pour centre l'École des Beaux-Arts et le Salon. Hors Paris, quelques travailleurs indépendants, décorateurs d'églises et peintres de fresques, les deux Flandrin, Amaury Duval, Gleyre, forment une école lyonnaise, qui suit les romantiques chrétiens de Munich et s'inspire des primitifs. Dans les autres villes de province, les peintres ne dépassent guère le niveau de fabricants tenant boutique de tableaux d'églises ou de scènes antiques.

Les familles bourgeoises écartent leurs fils d'une carrière mal payée et précaire, les artistes se recrutent surtout dans les familles d'artisans ou de petits bourgeois. Presque tous sont des jeunes gens d'éducation populaire, arrachés à leur ville natale et à leur milieu modeste, souvent venus à Paris grâce à une bourse ; jetés dans le monde bruyant des ateliers, ils mènent la vie pauvre et irrégulière des rapins. En attendant une clientèle, ils vivent d'expédients, copies, vignettes commerciales, illustrations, leçons de dessin ; beaucoup glissent à la Bohème, où le prolétariat artistique Fraternise avec le prolétariat littéraire. Ces jeunes gens d'origine plébéienne, sans culture intellectuelle, restés très naïfs sous leurs allures tapageuses, subissent docilement l'autorité de l'enseignement officiel et de la tradition. Soumis à la discipline uniforme du travail d'atelier et du modèle académique, leurs yeux ne savent plus voir la lumière du plein air ni les poses naturelles.

Les idées d'opposition et d'innovation sont apportées du dehors, par les hommes de lettres qui fréquentent les ateliers et vivent en camarades avec les peintres et les sculpteurs, ou par les critiques d'art qui osent s'affranchir de la doctrine officielle. Ce sont eux qui ont encouragé naguère la révolte des coloristes romantiques contre la domination des classiques.

 

V. — LE RÉALISME DANS LA PEINTURE.

L'ESPRIT d'indépendance et de nouveauté a envahi d'abord la peinture, l'art le moins asservi à la matière, le plus enclin à traduire une pensée, le plus voisin de la littérature, le plus ouvert à la propagande des hommes de lettres. La lutte a commencé pour la scène historique et le paysage.

La tradition, défendue par Ingres, imposait au peintre d'histoire les sujets antiques : composition symétrique, personnages nus ou vêtus de costumes conventionnels, poses académiques, dessin à contours nets, couleurs atténuées. L'école romantique, insurgée longtemps avant 1848, avait introduit les sujets empruntés au moyen âge ou à l'Orient, la composition désordonnée, les poses violentes, le dessin vague, les couleurs éclatantes. La lutte se poursuivait entre dessinateurs et coloristes, entre Ingres et Delacroix. L'école d'Ingres tenait encore les positions officielles, mais les coloristes avaient forcé l'accès du Salon. Les chefs des deux écoles se survivaient (Delacroix jusqu'en 1863), consacrés par la renommée et ne produisant plus d'œuvres considérables.

L'École n'acceptait que le paysage historique, de composition conventionnelle, peint avec des couleurs sombres dans une lumière d'atelier. Mais déjà quelques peintres, issus du peuple s'étaient mis à peindre la nature familière, telle qu'ils la voyaient, en cherchant leurs procédés techniques hors de la tradition. L'aîné (l'entre eux, Corot, prix de Rome, qui avait débuté par le paysage historique et s'en était affranchi, s'efforçait de rendre la lumière blanche de l'aube, les arbres aux feuillages légers, les eaux tranquilles. Dupré, installé en Berry en 1833, peignait les bois, les marcs, le ciel. Rousseau, obstinément écarté du Salon comme romantique, étudiait la forêt de Fontainebleau. Diaz, après avoir peint des sujets orientaux, se consacrait à la fora. Ainsi s'était formé le groupe de paysagistes surnommé après 1848 l'école de Barbizon. Rejetés par le jury, ils vivaient loin de Paris, pauvres et inconnus. Les peintres d'animaux, Brascassat, Rosa Bonheur, puis Trayon, trouvaient plus facilement des acheteurs.

La Révolution de 48 affranchit les artistes de la tyrannie académique. Sur l'initiative de Ledru-Rollin, l'État donna des commandes à des paysagistes de Barbizon. Le gouvernement abolit le jury officiel et ouvrit le Salon tout grand à toutes les œuvres ; on en exposa 5.180 ; la commission de classement fut élue par les artistes eux-menues ; il y entra quelques novateurs, dont Rousseau.

La réaction rétablit l'ancien jury et la domination de l'École. Mais le public avait pris goût aux œuvres des paysagistes ; on n'osa plus leur interdire l'accès du Salon. L'école de Barbizon entra dans la renommée. Corot, le premier, connut le succès, avec le Repos, 1852, le Soir, 1859, la Danse des Nymphes, 1861, et sa gloire grandit jusqu'à sa mort (1875). Rousseau ne parvint que lentement à la réputation ; c'est seulement après avoir vendu ses œuvres pour payer ses créanciers qu'il fut, en 1867, élu président du jury international. — Un nouveau venu, Millet, ancien élève de Delaroche, qui avait quitté le genre historique pour se joindre en 1848 au groupe de Barbizon, se mit à peindre les travailleurs des champs ; il les observait à leur travail, saisissait leurs attitudes naturelles dans la lumière du plein air, puis fixait sur la toile leurs gestes et leurs physionomies, simplifiant ses modèles jusqu'à leur donner la valeur expressive d'un type. Son art est déjà formé dans le Vanneur, 1848, le Semeur, 1850, les Glaneuses, 1857 ; le succès ne sera consacré qu'à l'Exposition de 1867, par la médaille d'or ; la gloire ne viendra qu'après sa mort (1875).

Le souci de peindre des hommes du peuple saisis dans la réalité quotidienne de leur existence rapproche Millet du réalisme. Mais le représentant déclaré et l'apôtre combatif de la doctrine réaliste fut Courbet. Né de paysans aisés de Franche-Comté, Courbet apporte dans l'art une fraîcheur d'impression rustique, un amour sensuel de la nature et de la lumière, une imagination puissante, une gaieté enfantine et un peu vulgaire, une force de travail et une facilité d'exécution, qui lui rendent odieuses les conventions académiques. Sa vanité puérile et crédule, démesurément enflée par son indifférence au ridicule, son exubérance verbeuse, sa fierté démocratique et son orgueil de ses origines populaires, lui font un irrésistible besoin de provoquer le public par des manifestations bruyantes. Il proclame que l'art a pour objet de représenter, non l'idéal, mais la réalité ; il signe : Courbet sans religion et sans idéal ; il annonce qu'il apporte une révolution dans la peinture, par le choix des sujets, la méthode du travail, la technique de la palette ; ses tableaux en donnent l'exemple, ses déclarations en font la théorie.

Le trait qui seul retint l'attention du public, ce fut son parti pris de peindre des scènes de la vie contemporaine, en prenant pour modèles des gens du peuple, des travailleurs manuels, avec l'intention manifeste de scandaliser le bourgeois, à la manière des réalistes. Courbet réclamait le droit de peindre toute la réalité, et, pour mieux heurter les préjugés, il peignait de préférence ce qui devait déplaire au bourgeois, le trivial et le vulgaire, sans reculer devant la laideur ; il affichait la résolution démocratique — ses adversaires disaient socialiste — de glorifier le monde du travail. Ses premières œuvres passèrent sans résistance : au Salon de 1849 il exposa sept tableaux et obtint une médaille. Le scandale éclata avec l'Enterrement d'Ornans (1851), où il avait peint les gens de sa ville natale, sans en atténuer la vulgarité : on y vit le dessein d'insulter la religion. Une indignation sans bornes accueillit les Baigneuses (1853), où le réalisme était appliqué au nu féminin : le tableau fut exclu de l'Exposition rétrospective de 1855 ; Courbet ouvrit une exposition particulière de ses œuvres et lança avec son catalogue un manifeste qu'il intitula : Le réalisme.

Novateur dans le choix des sujets, Courbet innova dans la méthode de travail, dans le même sens que Millet. Il peignit, non plus dans la lumière uniforme de l'atelier, mais en plein air, dans la pleine lumière du jour. Il révolutionna la technique en remontant aux procédés des maîtres italiens et hollandais qu'il étudiait au Louvre ; il étalait au couteau de fortes pâtes qu'il modelait. Ou a pu dire qu'il restaura le métier de peintre. Jusqu'à 1870 il ne cessa de produire des œuvres robustes et lourdes, inspirées directement de la nature, portraits, animaux sauvages, paysages, marines. Discuté ou ridiculisé alors, il est devenu pour les peintres de la génération suivante le maître qui a libéré la peinture des conventions de l'École, et l'a ramenée à l'étude directe de la nature.

 

VI. — LA SCULPTURE.

PLUS fortement liée à la matière, plus dépendante de la commande, la sculpture était en 1848 piu, fortement encore que la peinture dominée par l'autorité de l'École. Depuis que le sculptent' a cessé d'être solidaire de l'architecte, il ignore à l'avance à quelle place son œuvre est destinée ; il sait qu'elle sera vue dans des conditions artificielles, Salon ou musée, place ou jardin public ; et cette perspective resserre plus étroitement les liens factices de la convention. Depuis que le sculpteur se borne à modeler en argile, l'exécution du marbre est abandonnée au praticien, qui obéit servilement aux règles traditionnelles de la technique. La doctrine de l'École impose à l'artiste les sujets antiques ou allégoriques, les poses théâtrales, les attitudes figées, le nu idéalisé ou la draperie de convention. Les sculpteurs qui jouissent alors des honneurs officiels et de la faveur du public (Duret, Maindron, Jouffroy, Ferrand) sont presque tous oubliés aujourd'hui.

L'école romantique insurgée contre la tradition a pris ses sujets dans l'époque contemporaine et représenté ses personnages en mouvement. Elle a forcé l'entrée du Salon et s'est imposée à l'estime du public, sans toutefois venir à bout de ses adversaires. En 1848 ses deux chefs ont achevé leur œuvre : Rude meurt en 1853, et David d'Angers, l'ami des écrivains romantiques. en 1856. Le dernier survivant, l'animalier Barye, qui s'est retiré après son échec de 1836, reparait en 1850, et obtient enfin en 1853 la grande médaille. Avec lui le réalisme est entré dans la sculpture.

 

VII. - L'ARCHITECTURE.

L'ARCHITECTURE est plus qu'aucun autre art asservi à l'École ;  la tradition y puise sa force, non seulement dans l'enseignement et les jurys, mais dans la collaboration obligée avec les entrepreneurs de bâtiments, liés eux-mêmes par des intérêts professionnels aux fournisseurs de matériaux ; ainsi la matière est imposée au même degré que la forme. La tradition académique des Beaux-Arts, obstinément attachée à l'imitation de l'architecture italienne du XVIIe siècle, en même temps qu'elle exige la pierre de taille apparente, autorise les matériaux inférieurs revêtus de plâtre ; les architectes, non contents de ne plus tenir compte de la matière qu'ils cacheront sous un enduit, en sont  venus à simuler en piètre n'Aine les éléments constitutifs de l'édifice, colonnes, chapiteaux, frontons. L'apprentissage de l'École et les concours, où l'on se contente de dessins sans exécution, laissent l'élève des Beaux-Arts ignorant des problèmes artistiques et techniques de la construction réelle ; ils ne lui enseignent ni à tenir compte du relief ou de l'effet dans l'atmosphère, ni à réaliser des dispositions intérieures conformes au but de l'édifice. L'architecte, indifférent à la nature des matériaux, à la structure achevée, à la destination et à l'aménagement intérieur de l'édifice, dessine une bâtisse sommaire sur laquelle il plaque une façade ; il emploie les formes imitées de l'antique, colonnes, pilastres, chapiteaux, frontons, plates-bandes, non pas comme éléments nécessaires de la construction pratique, mais en guise d'ornements et d'enjolivements factices.

Les romantiques en révolte contre l'École se sont mis à étudier les restes d'édifices réunis dans le Musée des monuments français créé par Lenoir ; ils y ont appris à admirer le vieil art français des époques romane et gothique. La Commission des monuments historiques, qui a pour fonction de protéger les vieux édifices, leur a ouvert un vaste champ d'activité dans la restauration des églises et des châteaux du moyen âge. Il s'est formé une école d'érudits et d'architectes, connaisseurs enthousiastes de l'art médiéval. Le chef de l'école, Viollet-le-Duc, qui fut confiée la restauration de monuments célèbres — Notre-Dame, la Cité de Carcassonne où, trop confiant dans la certitude de ses théories historiques, il se laissa aller à sa fantaisie — éveilla en France, par l'ardeur de sa propagande et par ses grands ouvrages d'archéologie médiévale, le respect des monuments et le goût passionné de l'art national français. Les ouvriers employés sur les chantiers des monuments historiques apprirent l'art et le métier des appareilleurs d'autrefois. Les autorités laïques et ecclésiastiques à qui il appartenait de décider la construction d'églises nouvelles suivirent la mode ; on cessa de pasticher les temples antiques. on copia les églises romanes ou gothiques. De ce mouvement sortit une renaissance de l'architecture.

L'école académique restait maîtresse de l'enseignement et des commandes officielles. Mais quelques artistes s'appliquèrent hardiment à retrouver un art rationnel soucieux de la beauté des matériaux et de l'exécution sincère de la construction. Le plus influent, Labrouste, depuis 1828 en lutte contre l'Académie, forma, dans son atelier ouvert de 1838 à 1856, un grand nombre d'élèves auxquels il enseigna la dépendance de la construction envers le climat et les proportions humaines. L'École les exclut tous systématiquement des récompenses, mais quelques-uns obtinrent la commande de grandes constructions privées ; lui-même bâtit la Bibliothèque Sainte-Geneviève (1841-51), puis (après 1854) la grande salle de travail de la Bibliothèque nationale, où il employa des procédés nouveaux, colonnettes de fer, coupole revêtues de faïences blanches. — Lorsque la ville de Paris voulut créer un grand marché couvert, Baltard construisit en briques reposant sur des armatures de fer, les Halles centrales, légères et élégantes, laissant circuler largement l'air et la lumière.

 

VIII. — LA MUSIQUE.

EN 1848, la musique est, comme les arts plastiques, soumise à des institutions officielles qui centralisent à Paris l'enseignement technique, la publicité des œuvres et les encouragements aux auteurs. Le Conservatoire national de musique et de déclamation de Paris est tout à la fois l'école des musiciens exécutants, chanteurs, pianistes, instrumentistes de tous genres, et l'école des compositeurs. Il ouvre des concours annuels pour chaque ordre d'enseignement, et décerne des prix qui recommandent les lauréats au public et aux directeurs de théâtre. Il a, lui aussi, un concours de prix de Rome, et il envoie des compositeurs vivre à l'École de Rome avec les peintres et les sculpteurs. Il est un établissement de l'État ; les professeurs, choisis parmi les compositeurs, les chanteurs ou les exécutants renommés, sont des fonctionnaires. L'Académie des Beaux-Arts a une section de musique, formée de six membres, d'ordinaire professeurs au Conservatoire. Ce personnel officiel maintient et impose la tradition.

Les compositeurs ont peine à trouver pour leurs œuvres l'orchestre et le public indispensables. Les concerts sont rares ; la Société des concerts du Conservatoire (créée en 1828) a formé un orchestre excellent, et a fait connaître à Paris la grande musique symphonique, Beethoven et Berlioz ; mais la salle trop petite ne s'ouvre plus qu'aux abonnés. Des trois théâtres de musique, le plus grand, l'Opéra, intitulé Académie nationale de musique, que l'État subventionne et dirige, est consacré à un art officiel, combinaison de drame, de ballet, de spectacle, de décor et de figuration, où la musique a sa place exacte que lui assigne la tradition ; le théâtre des Italiens est une sorte de salon aristocratique, où ne paraissent que des opéras italiens ; l'Opéra-Comique seul est ouvert à la musique française.

La musique religieuse vit dans les églises assez riches pour entretenir une maîtrise, des chantres et des organistes, et pour instruire des enfants de chœur ; Saint-Roch a même une école d'où il sortira des compositeurs. C'est là que se conservent le mieux, même dans les villes de province, la tradition de l'orgue et l'exécution correcte de la musique vocale ; mais cette musique sacrée, fixée par la liturgie ou par l'usage, ne se renouvelle pas et ne produit pas d'œuvres.

La séparation est définitive entre la musique populaire, accessible à tous sans préparation, et la musique savante, intelligible seulement à qui a reçu une culture spéciale. Le peuple continue de chanter, mais il ne reçoit plus d'éducation musicale, et ne sait plus chanter juste : l'école primaire n'enseigne pas le chant, et la tradition des réunions de chant se perd ; on ne recrute plus de chanteurs qu'en quelques rares régions, autour de Toulouse, au voisinage de la Belgique et de l'Italie. Le public préparé à entendre la musique savante reste peu nombreux. La bourgeoisie qui en aurait le loisir ne s'en est pas donné la peine ; la musique est un art d'agrément imposé par la mode, elle ne fait pas partie intégrante d'une éducation française. Garçons et filles ne reçoivent au collège ou au couvent qu'un enseignement purement mécanique, fait de gymnastique technique et de morceaux d'apparat, donné par des maîtresses dénuées de culture artistique qui ne cherchent pas à initier leurs élèves aux œuvres des musiciens.

La grande majorité des Français n'a pas de besoins musicaux. Le public évite la musique religieuse et s'ennuie au concert ; au théâtre, faute de goût personnel, il suit sans résistance les critiques et la mode. La France, qui a été jusqu'à la fin du XVIIIe siècle un pays de musiciens, de compositeurs et de chanteurs, n'est plus qu'une province musicale de l'étranger, que se disputent l'Italie et l'Allemagne. Les maîtres de la scène qui composent pour l'Opéra sur des livrets français sont l'Italien Rossini et l'Allemand Meyerbeer. La plupart des genres musicaux, symphonie, chant, musique religieuse, musique de chambre, musique de piano. ne sont plus représentés que par des étrangers. Seul, l'Opéra-Comique conserve la tradition française du XVIIIe siècle, une musique mélodique, gracieuse, à instrumentation simple, à la mesure d'un public peu cultivé.

Cette période de pénurie a vu pourtant paraître dans les deux genres extrêmes les deux musiciens français les plus originaux du XIXe siècle : dans la musique populaire, Pierre Dupont, le chansonnier lyonnais, dont les mélodies champêtres ou démocratiques sont les seules vraiment populaires en France, — dans la musique savante, Berlioz, le créateur de la musique à programme, intermédiaire entre la symphonie et le drame, musique liée à la littérature, en étroite union avec le romantisme littéraire, car elle a prétendu, par le moyen des sons, exprimer les sentiments intimes et même décrire le monde extérieur, cl les critiques romantiques en ont célébré le coloris instrumental.

Les conditions générales de la musique n'ont pas été modifiées par la Révolution de 48. La Société de Sainte-Cécile, fondée en 1848 pour fournir un centre à la musique instrumentale, s'est éteinte en 1854. Un nouveau théâtre de musique créé sous un titre romantique, le Théâtre lyrique, offre au public de la musique sérieuse, et aux compositeurs une scène destinée à un genre intermédiaire entre le grand opéra et l'opéra-comique. Niedermeyer ouvre une école de musique religieuse qui va préparer une génération nouvelle.

Les deux musiciens illustres de la période romantique continuent de produire après 1848, mais leur manière est entièrement fixée, et leurs œuvres nouvelles prolongent leurs œuvres antérieures. Le grand symphoniste Berlioz fait jouer l'Enfance du Christ, 1854, oratorio de salon, série de cantates et de courtes scènes exécutées par un petit chœur et un petit orchestre. Sa principale œuvre scénique, les Troyens, poème lyrique, achevée en 1838, contient peut-être ses morceaux les plus riches d'invention musicale ; mais lorsque Berlioz, après de longues démarches, parviendra à la faire jouer avec d'énormes coupures, le public lui fera un accueil poli et froid. — Le grand compositeur d'opéras Meyerbeer donne à la scène le Prophète, 1849, et écrit l'Africaine, qui ne sera jouée qu'en 1863, après sa mort. Il n'a pas modifié sa méthode ; comme il travaille en vue du succès, il sait avoir prise sur son public par tous les moyens, y compris le ballet, les décors et la figuration ; il sacrifie la musique à l'effet scénique, qu'il ne se fait pas scrupule d'obtenir par des procédés matériels, orchestre nombreux, instruments variés, cuivres bruyants, masse énorme de choristes. La fascination qu'il exerce sur le public de l'Opéra se prolongera jusque vers la fin du siècle ; il inspirera à des hommes d'ailleurs cultivés un enthousiasme que le XXe siècle a peine à comprendre.

L'Opéra-Comique, sans prétendre au grand art, maintient la tradition de la petite musique française, claire et agréable. Auber a achevé son œuvre. Des compositeurs féconds produisent, avec la régularité d'une industrie, des pièces aussitôt oubliées. Quelques-unes ont un succès plus durable : de Massé, les Noces de Jeannette, 1851, et Galatée, 1852 ; de Maillart, les Dragons de Villars, 1856.

Entre la musique savante des romantiques illustres et la petite musique traditionnelle, deux compositeurs, influencés par les deux grandes écoles étrangères, fondent la musique qu'on a appelée éclectique : Ambroise Thomas incline plutôt vers la musique italienne, Gounod vers la musique allemande ; tous cieux ont débuté avant 1848, et arrivent à la réputation avant 1858 ; leurs œuvres principales naîtront dans la seconde période de l'Empire ; Faust est de 1859.

 

IX. — LES CONDITIONS DU TRAVAIL EN SCIENCE.

LA production scientifique dépend en 184.8, comme à toute autre époque, de l'organisation matérielle de la recherche et des conceptions générales sur l'objet de la science.

Le régime de l'enseignement supérieur en France limitait à un très petit nombre — comparativement à l'Allemagne — l'effectif des hommes qui travaillaient à faire avancer la science. L'enseignement, systématiquement séparé de la production scientifique, était confié à des écoles spéciales dont chacune préparait à mie profession. Les professeurs n'étaient ni recrutés parmi les savants ni choisis à raison de leurs travaux scientifiques ; leur enseignement, commandé par des programmes immuables et orienté en vue des concours ou des examens, ne les incitait pas à la recherche. Les Facultés de Droit et de Médecine avaient pris le caractère d'Écoles pratiques. Les Facultés d'études théoriques, Sciences et Lettres, dépourvues d'étudiants et de moyens de recherches, se bornaient aux cours publics et aux examens. Les deux établissements de science pure, le Collège (le France et le Muséum d'histoire naturelle, entretenus par l'État pour donner à des savants le moyen de se consacrer au progrès de la science, étaient très mal aménagés pour le travail scientifique, pourvus de laboratoires exigus et obscurs, sans fonds pour les recherches, sans personnel auxiliaire. — Les établissements annexés ou rattachés aux écoles de médecine pour l'instruction pratique des étudiants, salles d'anatomie et d'autopsie, laboratoires de pathologie et de thérapeutique, cliniques des hôpitaux, fournissaient matière à des observations empiriques utiles aux sciences naturelles, et la recherche scientifique trouvait quelques recrues parmi les professeurs des Écoles spéciales (École Polytechnique, École Normale, École des Mines, Écoles vétérinaires, Écoles de pharmacie) ; mais c'étaient là de rares exceptions.

L'École polytechnique, qui avait pour mission de donner l'enseignement théorique des sciences exactes aux futurs élèves des écoles d'application, attirait à elle les meilleurs élèves de mathématiques de toute la France, et recrutait son personnel de professeurs parmi les meilleurs mathématiciens français. Par son concours d'entrée et par son plan d'études, elle dirigeait tout l'enseignement des mathématiques. Comme l'École des Beaux-Arts et le Conservatoire, elle maintenait une tradition officielle ; son régime particulier d'examens, couronnés par un classement qui décidait de toute la carrière, astreignait les jeunes gens à s'assimiler des formules, et les détournait de la réflexion et de la libre recherche.

L'Académie des Sciences s'ouvrait, plus largement que les autres sections de l'Institut, aux auteurs de travaux originaux. Mais les sciences morales (historiques, philosophiques, linguistiques), représentées officiellement par deux sections ale l'Institut, l'Académie des Sciences morales, l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, n'avaient de représentants qu'an Collège de France et à l'École des Chartes. Les travaux de recherches et de publications savantes étaient assumés par des érudits isolés, avec l'aide d'institutions d'État, le Comité des travaux historiques et l'Académie des Inscriptions, ou de corps libres tels que la Société de l'Histoire de Fiance. Les études philosophiques, partout assujetties à la direction de Cousin, étaient soumises à l'autorité d'une doctrine officielle qui interdisait toute pensée originale, à l'exception d'un très petit nombre de penseurs isolés à idées personnelles. L'économie politique était tenue à l'écart par les Facultés de Droit.

Toutes les ressources de travail étant réunies à Paris, si l'on excepte les travaux de l'École de médecine de Strasbourg et des hôpitaux de Lyon, il ne se faisait plus en province de recherche scientifique personnelle ; seuls, les amateurs d'archéologie et d'histoire locales, groupés en sociétés savantes régionales, fournissaient encore quelque travail dans un petit nombre de pays privilégiés : Normandie. Picardie, Champagne, Gascogne, Lorraine, Bourgogne, Alsace.

Les sciences, entièrement émancipées de la philosophie, sont. en 1848, organisées en branches distinctes ; chacune possède son champ d'études propre, ses procédés techniques, sa méthode de travail ; et déjà toutes reposent sur des principes communs. Toute science prend son point de départ dans l'observation, soit directement, soit indirectement, en s'appliquant d'abord à constater les faits par les procédés de sa technique propre. Mais une collection de faits n'est regardée que comme un résultat provisoire ; toute science cherche un principe qui permette de classer les faits, et de les résumer en des formules générales aisées à manier. La tâche idéale consiste à trouver entre les faits des ressemblances profondes qui mènent à découvrir de quelle façon se succèdent les séries de faits semblables. L'ordre invariable de succession de faits de même nature est la loi scientifique ; elle exprime, non seulement l'ordre passé, mais l'ordre permanent, et permet ainsi de prévoir l'avenir. Cette méthode s'appuie sur un déterminisme inconscient et suppose implicitement la constance des lois de la nature, c'est-à-dire un mode de liaison permanent entre les phénomènes. Le progrès en chaque science se fait par une marche identique : des inventions techniques nouvelles, procurant de nouveaux moyens d'observer, fournissent de nouveaux faits ; puis l'imagination, opérant sur ces données nouvelles, suggère une hypothèse, la vérifie, la rectifie par l'expérience, et aboutit à la résumer en une loi. La recherche scientifique tend à formuler des lois de plus en plus précises ; le terme de la perfection est la formule mathématique : les mathématiques sont la langue dans laquelle la science aspire à s'exprimer.

Les sciences exactes sont, dès 1848, constituées avec rigueur. Les mathématiques (arithmétique, géométrie, mécanique), sont en possession de toutes leurs méthodes : l'algèbre, le calcul différentiel et intégral, l'analyse, la mécanique rationnelle. L'astronomie a reçu la forme de la mécanique céleste, qui déjà calcule a priori la position et les mouvements des astres.

La physique est constituée dans ses sections principales : la statique, qui par la mécanique rejoint les mathématiques, la chaleur, l'optique, l'acoustique, l'électricité. Elle a formulé ses principes généraux : parenté entre les diverses espèces physiques, mouvement, chaleur, lumière, électricité, — conservation de l'énergie, — relation entre le volume, la température et la pression, — triple état de la matière. Elle a établi la distinction entre cristaux et colloïdes ; elle a par le polarimètre défini le plan de polarisation et constaté la déviation de la lumière. Elle connaît les formes diverses de l'électricité et leurs relations avec le magnétisme.

La chimie des corps inorganiques est achevée et a tenté une classification fondée sur l'hypothèse des molécules composées d'atomes ; mais, comme elle ignore les poids atomiques, elle s'en tient à la notation en équivalents. La chimie des corps organiques a reconnu les quatre éléments dont ils se composent tous, mais elle ne les saisit encore que par l'analyse, sans pouvoir en reproduire aucun.

La physiologie a acquis sa méthode d'expérimentation par la vivisection, et ses notions fondamentales, la cellule, le protoplasma, qui permettent de ramener à l'unité les tissus innombrables des plantes et des animaux. La technique du microscope, développée grâce au microtome et aux procédés de fixation des coupes fines, en fournissant le moyen d'observer par delà les éléments visibles des corps organisés, a fait naître une science nouvelle, l'histologie (anatomie des tissus), qui complète l'anatomie animale et végétale.

La biologie vient de se fonder sur les données de l'anatomie et de la physiologie comparées des plantes et des animaux. Mais la botanique et la zoologie restent entravées par la doctrine traditionnelle des espèces immuables, qui réduit la paléontologie à la reconstitution empirique des espèces disparues, et l'empêche d'expliquer l'ordre d'apparition des espèces sur le globe. La géologie, gênée aussi par la tradition, reste une description empirique de la succession des terrains ; la théorie des catastrophes, qui explique l'apparition des terrains successifs par une succession de crises brusques lui cache la continuité des phénomènes terrestres.

Les sciences morales ne sont encore que des collections de faits sans liens, auxquels on s'intéresse pour des raisons variées, faiblement scientifiques. Elles n'ont ni méthode de classement, ni principe incontesté pour grouper les faits et les résumer en formules générales ; même les cadres empiriques de classification restent incertains. Seule, la linguistique s'est dégagée du chaos par la méthode comparative appliquée aux langues indo-européennes. Les autres études d'érudition se bornent à rassembler les matériaux. Le travail, très avancé pour l'antiquité gréco-latine, se poursuit pour le moyen âge ; il commence seulement pour l'Égypte, l'Assyrie, l'Extrême-Orient, et pour les temps modernes. — Les études de droit en sont encore à la construction doctrinale sur les textes de lois, méthode plus voisine de la scolastique que de la science, et n'essaient pas, comme en Allemagne, de se renouveler par l'histoire. L'économie politique reste une doctrine apriorique, déduite des principes posés par A. Smith ; un groupe, peu nombreux mais compact, la Société des économistes, est amené pourtant, par la statistique et par la critique du régime protecteur, à prendre contact avec les données positives.

La méthode des sciences est assez élaborée pour avoir inspiré avant 1848 à Auguste Comte son système général de Philosophie positive, classement rationnel de toutes les sciences, fondé sur ce principe positif que la science a pour but unique l'étude des phénomènes accessibles à l'expérience, et doit s'interdire toute autre recherche. Comte dénonce comme des illusions surannées toute révélation religieuse et toute métaphysique rationnelle. Il rejette même l'expérience psychologique des phénomènes de conscience, sentiments, idées, motifs, pour ne tenir compte que des phénomènes constatés par une forme matérielle d'expérience. De la série des sciences, il supprime la psychologie, comme une variété de la métaphysique, et passe sans transition, de la biologie, science des phénomènes organiques, à la science des phénomènes sociaux encore à créer, qu'il appelle sociologie.

 

X. — LES PROGRÈS DES SCIENCES.

LA Révolution de 48 ne modifie pas les conditions générales ni de l'enseignement ni du travail scientifique. Jusqu'au réveil de la vie politique après 1860, le progrès de la science continuera d'être l'œuvre de quelques savants peu connus du public, fort peu soutenus par l'autorité, opérant isolément, presque sans contact entre eux, et mal informés des travaux faits à l'étranger.

Dans les sciences mathématiques, les créateurs de théories originales, en géométrie analytique et en algèbre, sont des membres de l'Académie, des professeurs au Collège de France ou à l'École Polytechnique, Chasles, Hermitte, J. Bertrand, Serret, Ossian Bonnet. En astronomie, Leverrier, qui dirige l'Observatoire après Arago, continue l'étude précise des mouvements du système planétaire ; Laugier dresse un catalogue des étoiles et des nébuleuses.

Dans les sciences physiques et chimiques, les créateurs sortent surtout des Écoles de médecine et de pharmacie, où s'est conservée la tradition de la recherche d'observation. Eu physique, Fizeau, professeur à la Faculté de médecine, et Foucault, d'abord préparateur de médecine, venu ensuite à l'Observatoire, mesurent tous cieux la vitesse de la lumière, Fizeau en 1819, Foucault en 1854. Foucault démontre la rotation de la terre par la célèbre expérience du pendule faite en 1850 à l'Observatoire et répétée au Panthéon ; inventeur fécond d'expériences et d'appareils, il imagine le gyroscope. Verdet, après avoir découvert que l'électricité magnétique dévie le plan de polarisation des liquides, étudie les lois de cette déviation.

Les progrès les plus importants se font sur le terrain de contact entre la physique et la chimie. Sainte-Claire Deville, après des travaux de chimie minérale sur les corps simples, mesure la densité des vapeurs à des températures inusitées, découvre la différence entre les effets de la chaleur et ceux des actions chimiques, et formule (1857) les lois de la dissociation des corps. Pasteur, étudiant la cristallisation des acides, constate que des sels doubles formés des mêmes éléments chimiques (isomères) dévient en deux sens contraires la lumière polarisée lorsque ces éléments sont disposés dans un ordre différent. Il est amené à découvrir que les propriétés physiques d'un corps ne dépendent pas seulement de la nature et du poids des éléments qui le constituent, mais de sa structure intérieure, de l'arrangement de ses molécules. C'est le point de départ de la stéréochimie.

En chimie, une partie notable des recherches est due à des professeurs ou des préparateurs de médecine ou de pharmacie Alsaciens, Gerhardt à Strasbourg, Wurtz, puis Friedel à Paris. Ils s'appliquent surtout à découvrir de nouveaux composés et à les classer en séries rationnelles et complètes. Wurtz découvre le cyanure (1848), la glycérine (1854), puis le glycol, qui comble une lacune dans la série des alcools déjà connus. Gerhardt donne une théorie des types de molécules (1853) ; il adopte la notation chimique en poids atomiques, fondée sur la proportion entre le poids des atomes et celui de l'atome d'hydrogène pris pour unité, et qui figure la structure intime d'un corps plus profondément que la notation en équivalents.

Berthelot, préparateur au Collège de France, opérant à de hautes températures, obtient des corps organiques nouveaux (1852), puis il réalise pour la première fois par synthèse un composé organique, la glycérine (1854), et bientôt (1855) un alcool. La synthèse organique, qui fait de Berthelot un des maîtres de la chimie, détermine une révolution dans la conception fondamentale de la science. En démontrant l'identité des phénomènes chimiques et des phénomènes organiques, elle détruit la barrière entre la chimie inorganique et la chimie organique, et débarrasse la science de la conception d'une force vitale propre aux corps organisés. Au point précis où l'on croyait voir un aldine entre la matière et la vie organisée, elle établit la continuité ininterrompue des sciences de la nature.

Les recherches biologiques restent étroitement liées à la médecine. Un professeur de l'École de pharmacie venu de Lyon, Claude Bernard, révolutionne la physiologie générale en appliquant la vivisection à l'étude des fonctions vitales. Il utilise les effets produits par le curare (1850) pour observer le fonctionnement du système musculaire. En piquant la moelle allongée, il obtient du sucre dans les urines, ce qui démontre l'action du système nerveux sur la nutrition ; il est conduit à découvrir l'action du grand sympathique sur les nerfs vaso-moteurs (1851), puis la fonction glycogénique du foie (1857). — Pasteur est amené par l'étude des cristaux à étudier les fermentations, regardées jusque-là comme des réactions purement chimiques entre les matières organiques et l'oxygène de l'air ; par ses expériences sur le ferment du lait, il démontre que les ferments sont des organismes vivants : c'est l'origine de la microbiologie.

La médecine ne ressent pas encore l'action de ces grandes découvertes. Elle ne sait encore procéder que par l'observation empirique des malades, sans expérimentation. Ses créations consistent en inventions d'opérations chirurgicales, la gastrotomie de Sédillot (1849), la trachéotomie de Trousseau (1850), la transplantation du périoste d'Ollier. Velpeau doit sa célébrité à ses travaux sur les maladies du sein. — Une association privée, la Société de biologie, commence à grouper les travailleurs qui étudient les phénomènes de la vie. Les naturalistes du Muséum continuent la description et le classement des animaux et des végétaux ; le plus original, Geoffroy Saint-Hilaire, perpétue la tradition de Lamarck en étudiant les actions du milieu sur la formation des espèces. Les matériaux de la géologie et de la paléontologie sont réunis par des collectionneurs isolés ; Boucher de Perthes découvre des silex taillés dans les couches de graviers quaternaires de la vallée de la Somme, et prépare la création d'une science nouvelle, l'anthropologie préhistorique.

Les sciences morales ne progressent guère que par les travaux d'érudits isolés, appliqués à mettre au jour des matériaux inconnus. Aussi les nouveautés les plus notables se produisent-elles dans les domaines les plus récemment ouverts, en égyptologie par les fouilles de Mariette, en assyriologie par les fouilles d'Oppert, dans l'étude des langues, des religions et de l'histoire de l'Asie par les publications de textes persans, sanscrits, hindous, chinois, inédits ou mal connus. L'étude de l'antiquité se concentre dans l'épigraphie latine. Le travail de l'histoire, de l'archéologie, de l'histoire littéraire du moyen âge et des temps modernes consiste en publications de textes et en monographies : Léopold Delisle commence sa carrière d'érudit. La France laisse à l'Allemagne le soin d'accomplir la majeure partie des recherches en linguistique, philologie, archéologie, histoire de l'antiquité et du moyen âge, histoire religieuse, histoire du droit. — Les études sociales, stimulées par la crise socialiste de 1848, restent le domaine des économistes de l'école du libre-échange et, sauf quelques monographies descriptives du Journal des économistes, conservent le caractère de propagande doctrinale ou de polémique contre le socialisme ou le régime protectionniste.

Ainsi, malgré le petit nombre des travailleurs appliqués à la recherche scientifique, la pauvreté des moyens, l'indifférence du public et des autorités, cette courte période de 1848 à 1858 a vu se réaliser un progrès décisif des sciences. L'introduction de la méthode positive dans l'étude des phénomènes de la vie, l'invention de la synthèse organique en chimie, la découverte de l'identité des phénomènes physiques, chimiques, biologiques concourent à préparer la synthèse générale des sciences naturelles.

 

FIN DU SIXIÈME VOLUME