HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE VI. — LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE.

CHAPITRE II. — ÉVALUATION DE LA POPULATION AGRICOLE.

 

 

I. — LES CONDITIONS GÉNÉRALES DE LA VIE AGRICOLE.

LE chiffre de la population vivant de l'agriculture en 1848 n'est pas connu exactement (le recensement ne donne que la population rurale). Les évaluations, reposant sur les déclarations de professions, souvent inexactes, varient suivant les auteurs. Moreau de Jonnès la porte jusqu'à 27 millions, d'autres l'abaissent au-dessous de 20 millions, chiffre probable pour 1862, quand le nombre des cultivateurs avait diminué. Elle était, en 1848, certainement supérieure il 20 millions.

Il faut mettre à part les propriétaires, gentilshommes ou bourgeois, vivant à la campagne pour surveiller l'exploitation de leurs domaines sans travailler personnellement, classe peu nombreuse, car la statistique de 1862 indique 47.000 propriétaires faisan t valoir par l'intermédiaire d'un maître-valet (dans le Sud-Ouest), et seulement 10.000 employant un régisseur. Ces agriculteurs tiennent le même rang que les bourgeois des villes. Ils en ont le costume, le logement, la nourriture, sinon l'éducation et les manières ; ils sont d'une autre classe que le paysan, même propriétaire. Leur nombre n'est pas exactement connu ; il est assurément très inférieur à celui des propriétaires d'Angleterre ou de Prusse demeurant à la campagne. En France, les familles aisées, même celles qui vivent de la terre, préfèrent habiter la ville, où elles consomment les revenus de leur domaine ; elles n'apportent à l'agriculture ni leur argent ni leur activité.

Il en résulte qu'en France, les opérations de la culture sont abandonnées à des travailleurs manuels sans capitaux et sans instruction qu'on appelle cultivateurs. Les dénombrements officiels les divisent en catégories d'après leur droit légal sur la terre : propriétaires, fermiers ou locataires, métayers, domestiques, journaliers. Mais, bien qu'entre un paysan propriétaire aisé et un journalier misérable la différence soit grande en bien-être, en indépendance et en considération sociale, tous forment une même classe : ce sont tous des paysans, rapprochés par le genre de travail, le costume, le langage, l'instruction.

La proportion des diverses catégories n'est pas connue sûrement. Léonce de Lavergne (vers 1856) admet 2 millions de petits propriétaires, ½ million de fermiers, ½ million de métayers, 2 millions de journaliers ou domestiques ; chiffres trop faibles, qui reposent sur une moyenne de grandeur des exploitations rurales trop élevée (25 hectares pour les fermes, 6 pour les propriétés paysannes). La statistique de 1862 donne 1.754.000 propriétaires cultivant eux-mêmes, 103.000 fermiers, 401.000 métayers, 2 millions de journaliers, 584.000 domestiques mâles, 870.000 employés spécialisés — 353.000 laboureurs, 122.000 bouviers, 219.000 bergers, 110.000 charretiers, 66.000 premiers garçons de ferme — ; ce qui fait une forte proportion de travailleurs à gages et une plus forte encore de salariés, les deux ensemble dépassant la moitié du total. Les paysans vraiment indépendants ne forment guère plus du quart.

Les salaires agricoles sont très bas : sauf les régions riches du Nord et du Sud-Est, de 250 à 300 fr. par an pour les domestiques mâles, de 1 fr. 25 à 1 fr. 50 par jour pour les journaliers, tarif des journées de prestation, majoré de 30 p. 100. L'enquête faite en 1848 pour l'Assemblée nationale donne des chiffres très inférieurs.

La vie des paysans est encore très rude. La nourriture est très monotone : du pain fait à la maison pour plusieurs semaines (dans une bonne moitié de la France du pain noir de seigle), de la bouillie, de la soupe, des légumes très peu variés, du laitage surtout sous l'orme de résidu de la fabrication du beurre (fromage sec, petit lait), du lard, pas d'autre viande que le porc, sinon aux jours de fête ; pas de vin, sauf dans les régions viticoles et quelques pays riches. Les produits supérieurs  viande, beurre, légumes, œufs. vin, froment, sont réservés pour la vente ; le paysan ne consomme que ses produits inférieurs.

L'habitation est presque partout restée la petite maison rurale d'autrefois, couverte en chaume, sauf dans le Sud, où on emploie la tuile creuse, avec des fenêtres étroites et un sol en terre battue ; dans les régions des montagnes et de l'Ouest, toute la famille vit ensemble dans une seule pièce garnie de lits clos ; un mobilier rudimentaire en bois, une paillasse ou un lit de plume, de la vaisselle en terre, des cuillers de bois. Le costume reste la blouse, le bonnet et les sabots.

La vie, très monotone, est une alternance de journées de travail de dix-huit heures en été et d'inaction forcée dans la mauvaise saison ; sans autres distractions que le service religieux du dimanche, les marchés, les foires, les fêtes patronales, les noces, et le passage rare des colporteurs ou des musiciens ambulants ; pas de lecture, pas de spectacles, sauf près des grandes villes. L'usage persiste, en hiver, pour économiser le feu et la lumière, de réunir plusieurs familles dans mie même maison ; les femmes filent ou tricotent, on prépare le chanvre, on casse les noix en causant ou en chantant. Ces veillées, peu remarquées par les bourgeois, transmettent de génération en génération le trésor des traditions, des contes, des chansons populaires ; elles conservent le folklore français, et alimentent toute la vie intellectuelle des paysans de France.

 

II. — L'ÉTAT DE L'AGRICULTURE.

LA France de 1848 est un pays de cultures variées qui produit beaucoup plus pour la consommation intérieure que pour l'exportation. Les proportions des cultures sont connues, non par des recensements, mais seulement par les évaluations des autorités locales additionnées sans contrôle. Les chiffres de Moreau de Jonnès (en 1850) sont 26 millions ½ d'hectares de cultures (dont près de 14 en céréales), 2 millions de vignes, 4 de prés naturels ; à peu près ceux de l'économiste Blanqui. Lavergne vers 1856 admet 25 millions d'hectares de terres arables (dont 6 ½ en froment, 3 en avoine, 2 ½ en seigle), 5 millions d'hectares de prés, 8 de bois, 8 de landes et de pâtis.

C'est donc encore la culture des céréales qui domine : le froment dans les fertiles plaines calcaires du Nord, de l'Est, de la Garonne, du Languedoc, le seigle et l'avoine dans les terres pauvres des massifs granitiques ou schisteux. Elle est pratiquée suivant l'antique combinaison des champs labourés avec les prés naturels. Le bétail fournit la force de travail au labourage et le fumier indispensable il l'engrais des terres, en même temps que le laitage pour la nourriture de la famille. Le paysan est à la fois laboureur et éleveur. Mais déjà la viande, le beurre, le fromage, sont devenus objets de vente dans les régions d'engraissage et aux environs des villes. On s'est mis, dans les régions avancées du Nord-Est et de la Normandie, à cultiver, à l'exemple des Anglais, les fourrages artificiels, luzerne, trèfle, sainfoin, racines, ri permettent sans irrigation d'augmenter la nourriture du bétail.

Les procédés de travail restent rudimentaires. Dans les montagnes et la plus grande partie du Midi on laboure encore avec l'araire antique, la charrue sans roue des Romains. Dans les pays plus avancés, les agronomes luttent pour faire remplacer la charrue du moyen âge par la charrue brabant ou la dombasle, qui retournent le sol plus profondément. La France reste partagée en deux grandes zones. Le Nord, jusque vers la Bresse, pratique l'assolement triennal du moyen âge, blé d'hiver, blé d'été, jachère ; dans l'Est, les champs après la récolte sont encore soumis à l'obligation de la vaine pâture, reste de l'ancienne réglementation agricole du village. Le Sud garde l'assolement biennal de l'antiquité. Le système habituel reste la jachère, qui laisse reposer le terrain en lui donnant des labours. Certains agronomes la défendent encore comme un procédé rationnel, qui donne plus de blé à proportion du fumier, quand les capitaux et la main-d'œuvre sont rares et la terre à bas prix (l'hectare loué de 15 à 30 francs). On évalue l'étendue des terres en jachère à plus de 5 millions d'hectares (3.700.000 en 1852), près de 22 p. 100 de la surface labourable. — Les grands propriétaires font des essais de culture intensive. Ils introduisent dans l'assolement, tous les quatre ans, à l'imitation des Anglais, le navet ou la betterave fourragère, en place de la jachère. Ils substituent au fumier les engrais industriels, surtout le noir animal. Mais ce ne sont que des expériences, limitées aux grandes exploitations des plaines du Nord de la France.

La production est assez faible : de 1858 à 1851, où les récoltes sont bonnes, elle est évaluée entre 82 et 88 millions d'hectolitres de froment (en moyenne 13 hectol. ½ à l'hectare). — La betterave à sucre, sur 111.000 hectares, produit 3 200.000 tonnes de sucre, avec un rendement moyen de 29 à l'hectare. — La pomme de terre (évaluée en 1848 à 972.000 hectares) occupe surtout les terrains médiocres des montagnes.

Les machines agricoles sont encore rares : on sème à la main ; on moissonne à la faux dans les pays avancés, à la faucille dans le Midi et l'Ouest. Une partie de la France emploie les batteries à chevaux : le nombre en est évalué à près de 60.000 en 1852 ; mais la plus grande partie des grains est encore battue au fléau, sur l'aire aussitôt après la récolte, dans les régions du Sud, en grange pendant l'hiver dans les régions du Nord. Les machines à vapeur sont des curiosités.

L'élevage du bétail subit une crise de transition. Les grandes agglomérations commencent à fournir des débouchés pour la viande et le laitage, les chemins de fer et les routes à donner des moyens de transport. Les éleveurs éclairés ne cherchent plus seulement à entretenir le plus grand nombre possible d'animaux, ils s'intéressent au poids et à la qualité de la viande et du beurre. Ils commencent à améliorer les races.

Les races françaises de bœufs sont toutes créées ; mais chacune est limitée à sa région d'origine et les animaux de race pure sont rares. Les bœufs et les vaches sont presque tous le produit de croisements faits au hasard, sans sélection. L'évaluation officielle donne en 1852 10 millions de têtes (dont 289.000 taureaux, 1.860.000 bœufs, 5.780.000 vaches laitières). Le bétail est presque partout trop nombreux et insuffisamment nourri ; dans les montagnes, pendant l'hiver, on lui donne à manger juste de quoi ne pas mourir de faim. Il loge dans des étables étroites, sombres et sales, couche sur une litière rarement renouvelée et couverte de bouse ; maigre et faible, le lait est peu abondant et pauvre. Les agriculteurs aisés des régions riches seuls soignent la reproduction et la tenue de leur bétail, ils pratiquent le croisement avec la race anglaise de Durham.

L'élevage des chevaux est fait sans méthode : les races vigoureuses sont limitées à quelques régions ; le croisement avec les chevaux anglais est rare. Le contingent (2.860.000 en 1852) est fourni surtout par les chevaux de labour des plaines du Nord-Est (où la terre est trop forte pour les bœufs) et les chevaux de Bretagne et d'Auvergne.

Le bétail ovin, très nombreux, parce qu'il reste beaucoup de terres en friche ou en jachère pour la pâture, est évalué, en 1852, à plus de 9 millions ½ de moutons, 14 millions ½ de brebis, ½ million de béliers. Mais ils sont petits et ont une laine grossière. La bergerie officielle de Rambouillet encourage le croisement avec le mérinos, dont la laine est plus fine ; mais l'opposition est forte contre ses produits. On s'occupe peu du poids et de la qualité de la viande.

Les porcs, évalués à 5 millions ¼, sont répartis assez également par toute la France ; chaque famille en élève un pour sa propre consommation. Il n'y a guère que les pays arriérés des montagnes et de l'Ouest qui engraissent les porcs pour les vendre. Les chèvres restent les animaux des pays pauvres, Corse et Massif central.

L'agriculture française se distingue alors en Europe par la prospérité de ses cultures fruitières, maraîchères et industrielles. L'évaluation officielle indique ½ million d'hectares de jardins. dont une grande partie, il est vrai, est employée à produire les légumes pour la consommation personnelle des paysans, habitués à manger de la soupe.

Les chiffres officiels des plantations d'arbres fruitiers sont : 200.000 hectares de vergers, où les pommiers dominent ; 550.000 de châtaigneraies, surtout sur les pentes du Massif central. Les noyers, très nombreux encore, d'ordinaire plantés dans les prés, fournissent l'huile de cuisine.

La vigne, qui occupe 2 millions d'hectares, est la gloire de l'agriculture française ; les grands crus qui ont tous une célébrité ancienne sont fournis par de vieilles souches plantées sur les côtes des collines dont plusieurs portent le nom, en Champagne, en Bourgogne et en Beaujolais, sur les côtes du Rhône, en Bordelais, sur les bords de la Loire. Le Languedoc, sauf quelques vins doux, produit surtout les gros vins alcooliques abondants et peu estimés. Dans le Sud-Ouest, le vin est employé à faire les eaux-de-vie fines. La vigne est cultivée et le vin est fabriqué suivant des procédés traditionnels qui exigent beaucoup de soins. Le vigneron français est fier de son métier, qui comporte de l'habileté et des connaissances ; il est plus actif, plus instruit, plus à l'aise, plus indépendant que le paysan ; il ressemble à l'artisan par le genre de vie et par les manières.

La culture de l'olivier, qui occupe sur la Méditerranée 100.000 hectares, tient en Provence une très grande place. Elle fournit l'huile de table la plus estimée dans toute la France. Elle a, comme la vigne, ses vieilles traditions, et enorgueillit ceux qui la pratiquent.

La culture du mûrier pour le ver à soie, qui occupe i0.000 hectares des deux côtés du Rhône, est à son plus haut point de prospérité ; le rendement de cocons en proportion de la graine de ver à soie arrive au maximum avec des frais très faibles ; la soie française, la plus recherchée du monde entier, atteint son prix le plus haut.

Le colza, employé pour l'huile d'éclairage, est prôné par les agronomes ; on commence à le cultiver dans les terres fertiles des régions du Nord (sur 200.000 hectares).

Les plantes textiles, lin et chanvre, ne servent plus à la consommation de la famille ; c'est une culture industrielle, pratiquée surtout dans le Nord et le Nord-Ouest, pour la fabrication des toiles et des cordages ; le chanvre commence à reculer. La garance, qui fournit la teinture rouge pour les pantalons de soldats, est limitée à la plaine du Rhône.

Les moyens de communication sont alors très inégalement répartis, et les grands centres de population sont très rares ; aussi le choix des cultures est-il étroitement limité par la facilité du transport des produits agricoles ou par la proximité des centres de consommation. Ce sont les cultures de luxe à produits légers et chers qui en dépendent le moins ; ce qui explique l'étendue et la prospérité des vignobles à vins fins et à eaux-de-vie, des cultures d'oliviers et de mûriers, du colza et des plantes textiles. L'agriculture produit surtout pour la consommation locale, le paysan va vendre au marché ses denrées et son bétail. Le blé lui-même est consommé surtout dans la région où il est produit. On se préoccupe comme au XVIIIe siècle d'assurer les subsistances, et les mauvaises récoltes amènent encore la disette. L'agronomie officielle déclare la grande exploitation agricole inférieure économiquement à la moyenne exploitation, mais nécessaire à la société, pour produire en abondance le blé et la viande et assurer l'existence des populations et la tranquillité de l'État. L'exportation se réduit aux produits de luxe et à la vente locale sur les frontières. Sur ce marché restreint, les prix, dépendant de la récolte annuelle, sont bas, livrés à d'énormes et brusques variations qui profitent au spéculateur et atteignent le paysan.

La valeur brute des produits est estimée é plus de 5 milliards, les frais à 3 milliards. Le prix des terres est très élevé par rapport au produit net : le revenu atteint à peine 3 p. 100, souvent 2 p. 100. Le revenu agricole est capitalisé à un taux exorbitant. C'est que la terre est recherchée à la fois par les bourgeois et les paysans. Les bourgeois y voient le seul placement sûr en un temps où les valeurs mobilières sont rares, nouvelles et suspectes, et le moyen (l'acquérir la considération sociale attachée à la propriété terrienne. Les paysans, enfermés dans l'horizon de leur village, ne conçoivent pas d'autre but à leur activité que l'achat de la terre. La concurrence entre acheteurs fait hausser le prix des terres, de celles surtout qui se prêtent aux cultures industrielles. La concurrence entre paysans élève le loyer des terres et le prix des fermages, tandis que la concurrence entre salariés maintient à un niveau très bas les salaires des journaliers et des domestiques.

Les paysans, dominés par la passion de la terre, emploient toutes leurs économies à agrandir leur domaine ou à payer leurs cohéritiers pour éviter le partage. Il ne leur reste pas (le capitaux pour améliorer leurs procédés de culture et même ils s'endettent en empruntant à un taux élevé et sur hypothèque ; partout en 18i8 on se plaint que la dette hypothécaire écrase les campagnes.

Le paysan producteur agricole a donc contre lui les conditions économiques : prix très haut (les terres et des fermages, intérêt énorme. des dettes, prix bas et variables des produits, salaire faible du travail. difficulté d'acquérir un capital. Il a contre lui lis conditions techniques : il n'a ni outillage rationnel, ni instruction agricole, aucune sélection du bétail ni des semences. L'agriculture française, négligée par les classes aisées el instruites, pratiquée par des paysans pauvres, ignorants. méprisés et dépendants, sans crédit et sans initiative. suivant une routine empirique, avec des outils arriérés, des engrais insuffisants, un bétail de hasard, apparaît nettement inférieure à l'agriculture anglaise. C'est seulement près des grandes agglomérations que la facilité des débouchés et l'abondance des résidus servant d'engrais ont permis de créer de petites zones de culture maraîchère ou laitière, et des entreprises de culture en grand du blé et d'élevage méthodique.

Les économistes méprisent l'agriculture française comme livrée à la routine ; ils dénoncent l'étendue énorme de terres improductives (en jachère ou en friche) et le morcellement excessif en parcelles. Seules la vigne et les cultures industrielles paraissent soignées. Le Congrès central d'agriculture. en 1848, réclame le crédit et l'enseignement agricoles pour donner aux cultivateurs des capitaux et des connaissances. Un des assistants décrit leur condition en termes de l'ancien régime : Les véritables agriculteurs... couchent encore sur de la litière, sont couverts de haillons, boivent l'infusion de pommes sauvages, vivent de raves et d'un pain noir et amer. On se plaint surtout du manque de bras, du manque d'engrais, du manque de connaissances. Le paysan travaille beaucoup et consomme peu, mais il produit peu.

Les économistes sont frappés de la supériorité de production, d'outillage, d'instruction technique, de richesse, de taux des salaires îles régions du Nord sur celles du Midi. Une moitié et surtout un quart de la France, écrit Lavergne en 1858, ont un air de pauvreté qui fait mal. En Flandre, en Normandie, en Picardie, on trouve partout un air d'aisance comparable à ce qu'il y a de mieux en Angleterre. C'est le même contraste qu'entre la Grande-Bretagne et l'Irlande. Cette inégalité ne tient ni à la répartition de la propriété ni au mode d'exploitation. La région la plus riche du Nord est un pays de fermage ou de métayage ; le Sud-Est, pays de propriétaires paysans, est dans un état intermédiaire. Le mal paraît venir du défaut de main-d'œuvre. La terre manque de travailleurs, il y a des étendues considérables laissées incultes. La population rurale est surabondante, mais mal répartie ou mal employée. On a l'impression d'une classe arriérée, sacrifiée, surmenée, mais impuissante à exécuter le travail, d'une population très dense et pourtant insuffisante à mettre le territoire en valeur.

 

III. — LES CHANGEMENTS DANS LES CONDITIONS DE LA VIE AGRICOLE.

LA crise agricole de 1847, effet d'une mauvaise récolte, fut brusquement aggravée par la crise économique générale, effet de la Révolution. La panique des classes riches, combinée avec l'arrêt du travail des classes ouvrières, diminua la consommation des produits agricoles et eu fit baisser les prix. Les récoltes de 1848 à 1851, toutes abondantes, maintinrent les prix bas et rendirent la veule plus difficile sur les marchés encombrés. La crise pesa lourdement sur les paysans.

L'Assemblée, désireuse d'améliorer le sort du peuple, ordonna (25 mai) une enquête sur les salaires dans tous les cantons sous la direction du juge de paix ; les déclarations, acceptées sans contrôle, donnèrent l'impression d'une vie très misérable dans une grande partie de la France. Trois réformes surtout furent proposées.

Les projets de créer des colonies agricoles sur le modèle de la Hollande, présentés par Flocon, ministre de l'Agriculture, et repris par Louis-Napoléon, visaient beaucoup moins à aider l'agriculture qu'à délivrer les villes des prolétaires sans travail.

1° Pour améliorer les procédés de l'agriculture, la loi du 3 octobre 1848 créa un enseignement agricole à trois degrés : les fermes-écoles primaires, donnant gratuitement un apprentissage pratique, et vivant de leurs propres produits (1 au moins par département) ; — les écoles régionales secondaires (une douzaine en France), recevant des élèves payants et des boursiers ; — l'Institut agronomique de Versailles, avec 40 élèves boursiers, d'où sortiraient les professeurs qui donneraient à tout l'enseignement agricole une direction scientifique. Le plan fut désorganisé en 1852 par la suppression de l'Institut de Versailles.

2° La réforme la plus désirée était le crédit agricole, destiné à délivrer les paysans de la dette hypothécaire. Le Gouvernement provisoire demanda un crédit pour l'aire des prêts à 3 p. 100, mais le projet fut retiré en 1849. Louis-Napoléon le fit reprendre (décembre 1831) ; ainsi fut créé le Crédit foncier. Conçu comme institution de prêt aux propriétaires cultivateurs, il ne servit en fait qu'à prêter sur hypothèques aux propriétaires de maisons ou de terrains à bâtir. On s'aperçut que l'opinion avait été égarée par une analogie superficielle avec le crédit commercial : les sommes avancées par les banques aux commerçants sont garanties par des effets de commerce à échéance fixe ; la terre cultivée, avec ses bénéfices incertains à date éloignée, fournit un gage inférieur, qui oblige à exiger un intérêt plus élevé.

La propagande pour l'amélioration des méthodes agricoles n'aboutit guère qu'à la réorganisation du Conseil général d'agriculture, manufactures et commerce (1850), corps purement consultatif.

A partir de 1852, le travail reprend dans les villes, il est activé à Paris par les travaux de l'État el l'augmentation de la population. La construction des grandes lignes de chemin de fer rassemble sur les chantiers de construction des ouvriers et des employés, qui consomment de la viande et du vin. Les prix des denrées agricoles, surtout de la viande, haussent brusquement, soit par l'accroissement rapide de la consommation, soit par l'afflux subit de l'or de Californie et d'Australie. La hausse profite surtout aux pays d'élevage et aux producteurs de blé.

Mais une crise agricole diminue la production de plusieurs denrées. La maladie de la pomme de ferre fait pourrir une partie de la récolte qui (de 87 millions d'hectolitres en 1848) descend en 1852 à 63 maillions ; la surface cultivée s'est réduite de 972.000 à 888.000 hectares ; en 185 elle s'est relevée à 985.000. — L'oïdium, qu'on connaît mal et qu'on ne sait pas combattre, diminue fortement la production du vin et décourage les vignerons. — La maladie du ver à soie détruit en quelques années la belle race française, et oblige à aller chercher la graine de ver à soie jusqu'au Japon ; la récolte diminue d'un quart ou entre 1854 et 1860. La hausse légère de prix ne compense pas les frais d'achat de la graine et des installations ; la sériciculture dans la région du Rhône entre eu décadence.

Les récoltes de blé manquées (en 1833, 1835, 1857) amènent un déficit dans la production des grains, et même des crises de subsistances et des désordres, surtout en Poitou. En 1854, le prix du blé ayant monté de 20 à 30 francs, le prix du kilo de pain de 25 à 43 centimes, les femmes s'ameutent contre les meuniers, des bandes de mendiants armés de bâtons parcourent la campagne. En 1855, des femmes empêchent de partir une charrette de froment. C'est la dernière fois qu'apparaît en France ce phénomène social d'ancien régime ; l'achèvement du réseau de chemins de fer va le supprimer à tout jamais.

L'Empereur s'intéresse à l'agriculture, surtout au drainage, mis à la mode par l'Angleterre : il fait voter, malgré le Conseil d'État, une loi qui donne le droit d'évacuer les eaux en traversant le fonds d'un autre propriétaire (1854) ; le Crédit foncier s'engage à prêter 100 millions. Mais les propriétaires usent peu de cette faculté.

Le progrès des cultures et de l'élevage paraît compensé par la crise du vignoble et de la soie, au point que Lavergne, en 1860, a l'impression que le produit de l'agriculture n'a pas augmenté dans l'ensemble depuis douze ans, — et croit même que la valeur vénale des propriétés rurales... a plutôt baissé. Les salaires agricoles restent très bas. La condition de la population agricole a peu changé.

La vie agricole, comme la vie politique, est si diverse en France que, pour en donner une idée exacte, il faudrait passer en revue toutes les régions, ce qui déborderait les limites d'une histoire générale.