HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE III. — L'ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.

CHAPITRE III. — LE CONFLIT ENTRE LE PRÉSIDENT ET L'ASSEMBLÉE.

 

 

I. — LA RUPTURE DE L'ALLIANCE ENTRE LA MAJORITÉ ET L'ÉLYSÉE.

LES lois votées par l'Assemblée et les mesures de répression prises par le gouvernement avaient arrêté la propagande démocratique. Les républicains, dépouillés de leurs moyens de publicité et d'une partie de leurs forces électorales, se retirèrent de la lutte. Aux élections complémentaires il ne passa plus que des conservateurs. Les représentants de la Montagne recommandaient même d'éviter les manifestations démocratiques, pour ne pas donner un prétexte à écraser les républicains. Cette accalmie étonnait tous les partis. Les procureurs généraux signalaient le recul des doctrines démagogiques ; plusieurs l'expliquaient par un mot d'ordre venu de Paris : les rouges se tenaient en paix parce qu'ils préparaient un grand coup pour 1852. Les démocrates réfugiés à Londres s'indignaient de cette attitude résignée jusqu'à l'effacement, disait L. Blanc, politique de lâches ou de traîtres, disait Delescluze. La Montagne s'est montrée indigne de ce grand nom, disait le journal de Ledru-Rollin. Les représentants de la Montagne se crurent obligés de publier un manifeste de justification.

Le parti de l'ordre et le parti de l'Élysée, ne se sentant plus menacés par l'ennemi commun, rompirent leur alliance. Le désaccord commença sur des questions personnelles. Le Président, avec son traitement de 600.000 francs et 50.000 francs de frais de représentation par mois, ne couvrait pas les dépenses de sa maison, de son entourage et de ses journaux ; il faisait des dettes nouvelles. Le ministère proposa de porter les frais de représentation à 3 millions par an, en invoquant les nécessités imposées... par les habitudes de notre pays, où le chef de l'État est toujours considéré comme une Providence. La majorité, mécontente et de la demande et des motifs, élut une commission qui proposa de réduire le crédit à 1.600.000 francs. Changarnier décida l'Assemblée à accorder toute la somme, mais sur un ton de protection qui blessa le Président ; encore la majorité ne fut-elle que de 21 voix.

L'Assemblée refusa de discuter un projet de loi qui donnait au gouvernement la nomination de tous les maires. Les journaux dévoués au Président attaquèrent l'Assemblée ; un représentant lut à la tribune un article violent du nouveau journal officieux de l'Élysée, le Pouvoir ; l'Assemblée, usant de son pouvoir judiciaire, cita le gérant à comparaître devant elle et le condamna (18 juillet) ; la gauche s'abstint. Quand l'Assemblée élut la commission de permanence pour le temps des vacances, tous les membres furent pris dans le parti de l'ordre. Un journal officieux protesta contre cette injure au Président.

Les deux partis employèrent les vacances (11 août-11 novembre) à se préparer à la lutte. Le parti de l'ordre essaya de rapprocher les deux partis monarchiques. Le Président fit des tournées en province pour se rendre populaire dans le peuple et dans l'armée. Il commença par les départements de l'Est, attachés à la République et représentés par des élus républicains, la Bourgogne, Lyon, l'Ain, la Franche-Comté, l'Alsace. Il fut accueilli dans les campagnes par les cris de Vive Napoléon ! Mais dans les villes on cria : Vive la République ! et même : Vive la République démocratique et sociale ! Il y eut une bagarre à Besançon, où le général Castellane tira son épée pour dégager le Président de la foule, une manifestation très vive à Mulhouse ; à Strasbourg, le conseil municipal refusa de voter les fonds pour la réception.

Les discours du Président semblèrent calculés pour rassurer les républicains. A Lyon, il remercia ses auditeurs de n'avoir pas cru aux bruits de coup d'État, et dit : L'élu de 6 millions de suffrages exécute les volontés du peuple, il ne les trahit pas. A Strasbourg il déclara : J'ai respecté, je respecterai la souveraineté du peuple, même dans ce que son expression peut avoir de faux et d'hostile.

A la session des conseils généraux du mois d'adit, les préfets firent proposer un vœu pour la révision de la Constitution, condition préalable de la réélection du Président : 52 conseils généraux votèrent le vœu de révision soit partielle, soit totale, 10 le repoussèrent. 2 demandèrent le respect de la Constitution, 21 s'abstinrent. Louis-Napoléon fut déçu : ce n'était pas la manifestation irrésistible qu'il lui fallait.

Il partit pour une seconde tournée dans la Normandie, pays conservateur incliné à l'orléanisme. Là il exprima ouvertement son désir. A Caen il déclara que, si le peuple voulait imposer un nouveau fardeau au chef du gouvernement, ce chef... serait bien coupable de déserter cette haute mission. Le discours de Cherbourg fut plus net.

Plus je parcours la France, plus je m'aperçois qu'on attend beaucoup du gouvernement (canaux, chemins de fer, travaux, mesures pour l'agriculture, l'industrie, le commerce). A mon tour je dois vous le dire : ces résultats tant désirés ne s'obtiendront que si vous me donnez les moyens de les accomplir.

A son premier retour Paris, le Président, à la gare de l'Est, avait été reçu aux cris de : Vive Napoléon ! Vive l'Empereur ! C'était une manifestation de la Société du Dix décembre, créée en 1849 par le préfet de police Carlier pour lutter contre les républicains. Au retour de Normandie (12 septembre), la Société du Dix décembre se heurta à une contre-manifestation démocratique faite aux cris de : Vive la République ! A bas les imbéciles ! On se battit, les républicains accusèrent la police de les avoir laissé assommer.

Pour se concilier l'armée, le Président se montrait dans les revues adressait des ordres du jour aux soldats, écrivait des lettres aux généraux, donnait à l'Élysée des banquets aux officiers.

 

II. — LES PROJETS DE RESTAURATION MONARCHIQUE.

AVANT de restaurer la royauté, le parti de l'ordre devait choisir entre les deux prétendants chefs des deux branches de la maison royale, le comte de Chambord (appelé Henri V par ses partisans), petit-fils de Charles X. le comte de Paris, petit-fils de Louis-Philippe. Ce choix nécessitait un accord entre les deux anciens partis réunis dans le parti de l'ordre, les légitimistes attachés à la branche aînée, les orléanistes partisans de la branche cadette arrivée au trône par la Révolution de 1830. L'accord exigeait la réconciliation (appelée fusion) entre les deux branches. Louis-Philippe, réfugié en Angleterre, paraissait reconnaitre les droits de Henri V ; il avait dit : Il n'y a pas de quoi faire en France deux monarchies. Mon petit-fils ne peut être que roi légitime. Son ami personnel, le comte Molé, travaillait pour la fusion. La mort de Louis-Philippe (26 août) sembla apporter la solution : le comte de Chambord serait rappelé au trône en vertu de son droit héréditaire, et, n'ayant pas d'enfant, aurait pour successeur le comte de Paris. Berryer fut envoyé par les légitimistes de l'Assemblée au comte de Chambord, à Wiesbaden, pour obtenir son consentement. Le général Changarnier promettait le concours de l'armée de Paris.

Ce projet se heurtait à une opposition de principes. Les légitimistes voulaient faire du retour du roi une victoire du droit divin sur le principe révolutionnaire de la souveraineté du peuple ; les orléanistes refusaient de renier le droit de la nation. Si on ne fait pas de Henri V le successeur de Louis-Philippe et s'il veut rester le successeur de Charles X, il ne passera jamais la frontière, disait Barante.

Plus gênantes encore étaient les rivalités de personnes. La duchesse d'Orléans, régente au nom du comte de Paris encore enfant, n'acceptait pas de retarder le règne de son fils jusqu'après celui du comte de Chambord. On lui attribuait ce mot à Montalembert : Mon fils n'a pas de droits, mais il a des titres, cela suffit. Elle avait pour elle ses beaux-frères, Joinville et d'Aumale, et les généraux orléanistes. Elle ne consultait que les hommes politiques qu'elle savait être de son avis. Le plus influent, Thiers, à qui les légitimistes ne pardonnaient pas son rôle en 1830, repoussait une combinaison qui l'aurait tenu à l'écart du gouvernement pendant toute la vie du futur roi.

Les légitimistes étaient divisés entre eux. Ceux de l'Assemblée, restés en contact avec le monde politique, suivaient presque tous Berryer et Falloux, qui conseillaient à leur roi une attitude conciliante. Mais le comte de Chambord, élevé dans l'exil et vivant hors de France, se confiait aux émigrés de son entourage personnel. Il avait cru en 1848 un légitimiste de l'Ouest, le duc des Cars, qui promettait de lever une armée d'insurgés ; il espérait être rappelé par un mouvement spontané des Français. Sans consulter les parlementaires venus à Wiesbaden, il désigna un comité royaliste de cinq membres (le duc de Levis, Saint-Priest, Berryer, Pastoret, le duc des Cars) et fit annoncer, par une circulaire du secrétaire de ce comité, qu'ayant reçu de toute la France des envoyés pour le consulter sur la ligne de conduite, il désignait les hommes qu'il déléguait en France pour l'application de sa politique.

La règle absolue pour tous les légitimistes de France doit être d'abandonner tout système qui pourrait porter la moindre atteinte aux droits dont il est le dépositaire.... Il ne peut y avoir comme représentants de sa politique... que les mandataires qu'il a désignés.

Cette circulaire, où n'apparaissait aucun désir de se rapprocher des orléanistes, jointe au choix de trois membres du comité sur cinq étrangers à toute vie politique, mécontenta tous les partis. Saint-Marc Girardin, dans les Débats, lui reprocha d'énoncer crûment la vieille doctrine du parti légitimiste et d'être un défi jeté à l'esprit du siècle. Les orléanistes de l'Assemblée gardèrent leur cercle (rue de Richelieu, puis rue des Pyramides) distinct du cercle légitimiste. La fusion était manquée.

 

III. — LE CONFLIT POUR LE COMMANDEMENT DE L'ARMÉE DE PARIS.

LES partis s'habituaient peu à peu à l'idée que la crise finirait par un coup de force, et que la victoire resterait au parti qui disposerait de l'armée de Paris. Le Président avait le droit, d'après la Constitution, de commander toutes les armées et de nommer tous les officiers. Mais il n'avait pas le pouvoir de mettre directement en mouvement les troupes. Tous les généraux de Paris étaient orléanistes ou légitimistes, et peu enclins à prendre la responsabilité d'une opération illégale. Le commandant en chef des troupes et de la garde nationale de Paris depuis 1849, le général Changarnier, avait reçu, disait-il, de la part du Président la proposition d'un coup de force contre la Législative (mai 1850) avec l'offre du titre de maréchal ; mais il préférait rester l'homme de la majorité. Le coup d'État, dont on parlait ouvertement depuis 1819, restait donc en suspens tant que les forces nécessaires pour l'exécuter se partageaient entre deux groupes rivaux.

Le conflit pour la possession de l'armée commença à propos des manœuvres de la garnison de Paris, suivies de revues que le parti de l'Élysée transforma en manifestations napoléoniennes. A la revue de Saint-Maur on fit servir aux soldats de la viande et du champagne ; les troupes défilèrent en criant : Vive Napoléon ! Vive l'Empereur ! La commission de permanence, représentant l'Assemblée en vacances, fit venir le ministre de la Guerre, lui reprocha ces cris et ces distributions de vivres au nom du Président, et l'invita à adresser aux troupes un ordre du jour pour rappeler les règlements qui interdisaient toute manifestation sous les armes (7 octobre). Le ministre refusa de s'engager.

A la revue de Satory (10 octobre), l'infanterie défila devant le Président sans un cri ; les escadrons de cavalerie passèrent aux cris de Vive Napoléon ! et un chef d'escadron brandit son sabre en criant : Vive l'Empereur ! Le ministre de la Guerre, à cheval à côté du Président, laissa faire. On sut bientôt que le ministre de la Guerre avait fait savoir aux officiers que le Président désirait qu'on criât : Vive Napoléon ! ; le commandant de la division, Neumayer, avait rappelé à l'infanterie que le règlement ordonne le silence sous les armes. Louis-Napoléon prit parti, il mit Neumayer en disponibilité. La commission de permanence demanda aux ministres de la Guerre et de l'Intérieur des explications. Le ministre de l'Intérieur vint seul et se borna à affirmer sur l'honneur que le gouvernement n'avait aucune intention hostile à l'Assemblée (31 octobre). Changarnier, par un ordre du jour, rappela que l'armée doit s'abstenir de toute démonstration et ne proférer aucun cri sous les armes (2 novembre).

Le Président parut reculer ; sans écouter son ami Persigny qui l'engageait à révoquer Changarnier, il donna un commandement à Neumayer, changea le ministre de la Guerre, fit dissoudre la Société du Dix décembre et adressa à l'Assemblée revenant de vacances un message long et vague. Si la Constitution renferme des vices et des dangers, vous êtes tous libres de les faire ressortir. Moi seul, lié par mon serment, je me renferme dans les strictes limites qu'elle a tracées. Mais, sur la possession de l'armée, il maintenait ses droits par une phrase incidente : Si mon nom comme mes efforts ont concouru à raffermir l'esprit de l'armée, de laquelle je dispose seul d'après les termes de la Constitution....

Le conflit se concentrait entre le Président chef légal de l'armée, et le commandant de la garnison de Paris soutenu par la majorité de l'Assemblée. Changarnier, naturellement vaniteux et gonflé par son rôle politique, se croyait si sûr du dévouement des soldats qu'il comptait que personne n'oserait lui retirer son commandement. Aux Tuileries où il logeait, il se moquait ouvertement de Louis-Napoléon, de ses dettes, de sa conduite privée. Devant le préfet de police Cartier dévoué à l'Élysée, il dit qu'il n'attendait qu'un ordre signé du président de l'Assemblée pour arrêter le Président et l'envoyer au fort de Vincennes. Mais la majorité, divisée par l'échec de la fusion, ne pouvait se décider à rien. Un ami écrivait à Barante (31 décembre) : Les légitimistes sont découragés, les orléanistes encore plus, Changarnier en baisse ; tous ont fait des fautes grossières, et le Président en profite.

Brusquement Louis-Napoléon prit l'offensive. Le 2 janvier 1851, un journal de l'Élysée publia les instructions données par Changarnier aux chefs de corps de Paris de ne tenir aucun compte de toute réquisition... d'un fonctionnaire civil, judiciaire ou politique. Le 3, le cousin du Président, Jérôme Bonaparte, interpella le ministère et proposa un blâme ; Changarnier, passant par-dessus son chef hiérarchique, le ministre de la Guerre, vint expliquer à l'Assemblée que ses instructions, datées de 1848, ne visaient que la Constituante. Il ajouta : Aucune ne met eu question le droit constitutionnel de l'Assemblée de requérir les troupes. La majorité applaudit l'allusion.

Le soir même, au Conseil des ministres, le Président annonça qu'il allait destituer Changarnier. Le ministre de la Guerre, un vieux général, ne parut pas assez résolu pour contresigner la révocation ; le Président lui nomma aussitôt un successeur prêt à en prendre la responsabilité. Le lendemain matin, Fleury, l'aide de camp du Président, alla surprendre Changarnier à son lever et lui remit le décret de révocation signé du nouveau ministre. Changarnier dit : Votre prince reconnaît singulièrement mes services, mais ne résista pas.

La révocation publiée au Moniteur produisit une crise dans le gouvernement et dans l'Assemblée. Les ministres donnèrent leur démission. Les chefs de la majorité allèrent faire des remontrances à l'Élysée (8 janvier). L'entrevue fut longue. Louis-Napoléon leur proposa de chercher quelle garantie il pourrait donner de la légalité de ses intentions. Chacun des burgraves (Dupin, O. Barrot, Berryer, Montalembert, Daru, Thiers) lui fit un discourset pas court, a dit Montalembert ; ils lui représentèrent que son acte rendait toute garantie impossible. Louis-Napoléon écouta en silence et répondit : Me demanderez-vous de garder un commandant en chef qui s'est vanté de m'envoyer à Vincennes ? Il lit mine de vouloir nommer ministre de l'intérieur son ami personnel, Persigny, qui depuis deux ans annonçait le rétablissement de l'Empire et offrait aux hommes politiques des places de sénateurs. Les burgraves inquiets prièrent les ministres de reprendre leur démission ; un ministère fut reconstitué avec les quatre ministres politiques et quelques hommes nouveaux du parti de l'Élysée (10 janvier). Un décret répartit entre deux généraux les commandements réunis par Changarnier, l'armée et la garde nationale.

L'Assemblée engagea le conflit en interpellant sur les causes de la démission (les ministres. Une grande majorité vota l'urgence pour la création d'une commission chargée de prendre des mesures. Mais la majorité conservatrice s'était coupée en deux : la moitié du parti de l'ordre avait voté avec le parti de l'Élysée ; l'autre moitié n'emportait le vote qu'avec les voix d'une partie de la gauche. La commission fut, comme la majorité, une coalition d'orléanistes et de républicains. Elle convoqua les ministres de la Guerre et de l'Intérieur, les interrogea sur la revue de Satory et la révocation de Changarnier et, à la majorité d'une voix, proposa un ordre du jour qui déclarait le conflit.

L'Assemblée, tout en reconnaissant que le pouvoir exécutif a le droit incontestable de disposer des commandements militaires, blâme l'usage que le ministère a fait de ce droit, et déclare que l'ancien général en chef de l'armée de Paris conserve tous ses titres au témoignage de confiance que l'Assemblée lui a donné.

A l'Assemblée la discussion dura quatre jours ; Baroche, envoyé seul pour défendre ses collègues, déclara qu'ils ne voulaient d'aucune restauration, légitimiste, orléaniste, ni impérialiste, et désiraient la formation d'un nouveau parti n'ayant d'autre espérance que de maintenir en l'améliorant.... la Constitution de 48. Puis, accusant à son tour, il reprocha aux chefs de la majorité leurs visites aux prétendants. Thiers. en expliquant leur démarche, termina par la prédiction célèbre :

Il n'y a que deux pouvoirs aujourd'hui dans l'État, le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif. Si l'Assemblée cède aujourd'hui, il n'y en aura plus qu'un, et, quand il n'y aura plus qu'un pouvoir, la forme du gouvernement sera changée.... Le mot, la forme viendront plus tard, quand ? cela m'importe peu.... Le mot viendra quand on voudra. L'Empire est fait.

Au lieu du texte de la commission, fut voté, par 415 voix contre 286, un ordre du jour très bref sans allusion à Changarnier : L'Assemblée déclare qu'elle n'a pas confiance dans le ministère. C'était la rupture officielle. Le ministère démissionna (20 janvier), ayant atteint son but, détourner sur lui les coups de l'Assemblée. La majorité divisée n'osait attaquer le Président, elle ne frappait que des ministres éphémères, et sans émouvoir l'opinion. L'ambassadeur autrichien Hübner, témoin sceptique de la crise, notait l'excitation dans le monde parlementaire et l'indifférence du public. Les salons s'agitent, les rues restent tranquilles. L'Assemblée avait montré son impuissance, le Président avait gagné la partie.

 

IV. — LA DESTRUCTION DE LA MAJORITÉ ET L'ÉCHEC DE LA RÉVISION.

LOUIS-NAPOLÉON (24 janvier 1851), forma un ministère en prenant à la hâte hors de l'Assemblée quelques fonctionnaires, pas un homme connu ou haut placé, dit Hübner ; il fut surnommé le petit ministère. Interpellé aussitôt à l'Assemblée sur son origine et son caractère, il répondit modestement qu'il avait une mission d'administration en attendant un cabinet définitif.

L'Assemblée n'essaya pas d'exiger un cabinet parlementaire ; elle restait coupée en quatre partis, gauche républicaine, légitimistes, orléanistes, parti de l'Élysée (grossi depuis les succès du Président), chacun trop faible pour avoir à lui seul la majorité, trop irrité contre tous les autres pour entrer dans une majorité de coalition. L'Assemblée, jusqu'à sa fin, ne réunit jamais assez de voix pour voter aucune mesure positive ; elle n'émit plus que des votes négatifs.

L'Élysée n'avait plus d'argent ; Fould, le financier du parti, déclarait que la banque de son frère refusait d'escompter les billets du Prince. Le ministère demanda un crédit extraordinaire dei 800.000 francs pour les frais de représentation du Président (3 février). Montalembert, partisan d'un accord avec Louis-Napoléon, vint à la tribune lui rendre témoignage... qu'il n'avait démérité en rien de la grande cause de l'ordre. Mais une partie de la Droite refusa : le crédit fut rejeté par 396 voix contre 294. Le Président vendit publiquement ses chevaux et ses voitures, supprima ses grandes soirées et emprunta à l'ambassadeur espagnol Narvaez un demi-million remboursable en cinq ans.

Les républicains proposèrent l'amnistie des condamnés politiques ; rejetée par la Commission, elle ne fut pas même discutée (14 février).

La proposition d'abroger les lois d'exil contre les familles royales, déposée dès 1849 par un orléaniste, ajournée en 1850, fut enfin mise en discussion par 340 voix contre 319. Mais Berryer, au nom des légitimistes, refusa l'abrogation, et l'ajournement demandé par les républicains, fut voté avec l'aide des légitimistes. La brouille entre l'Élysée et l'Assemblée se compliqua d'une brouille entre les deux fractions royalistes. Le monde des salons fut alors divisé en deux camps. L'ambassadeur d'Autriche trouvait difficile de composer une liste d'invités ; on ne pouvait réunir à un même dîner des catégories séparées par des abîmes, les légitimistes du faubourg Saint-Germain, les orléanistes irréconciliables du faubourg Saint-Honoré, les ralliés qui dans Louis-Napoléon entrevoyaient le sauveur, le Monk.

La majorité voulut étendre le nouveau système électoral aux élections des conseils municipaux et changer le mode d'élection des officiers des gardes nationales ; le ministère semblait hésiter. Le Président renvoya le petit ministère, et essaya de former avec Barrot un cabinet parlementaire qui soutiendrait à la fois l'abrogation de la loi électorale et la révision de la Constitution ; mais Thiers le fit avorter. Un ministère (11 avril) fut formé des anciens ministres démissionnaires en janvier (Baroche, Rouher, Fould) ; un orléaniste, Faucher, accepta l'intérieur à condition de maintenir la loi électorale de 1850. Il reprit la lutte contre les journaux républicains, et fit voter par l'Assemblée la prolongation pour un an de la loi contre les clubs.

Alors commença l'agitation pour la révision, qui pendant trois mois absorba la vie publique. La Constitution, faite par une assemblée républicaine, avait passé sous la garde de deux pouvoirs disposés à la détruire. Mais elle était défendue par les précautions prises en 18i8 pour rendre tout changement très difficile. La révision ne pouvait être discutée que dans la dernière année de la législature, et votée que par les trois quarts des voix. La gauche seule suffisait donc pour la faire rejeter.

Le gouvernement essaya de soulever un mouvement d'opinion assez puissant pour entraîner ou intimider les hésitants. Un comité central de révision fut formé à Paris avec des notables pris en dehors de la politique. Le ministre de l'Intérieur chargea en confidence les préfets de pousser tous les hommes influents à faire signer des pétitions en faveur de la révision ; les sous-préfets recevaient par ballots les feuilles, et les distribuaient aux maires, aux juges de paix et aux gendarmes, qui recueillaient les signatures. En même temps le Président, allant inaugurer un chemin de fer en Bourgogne, répondait à l'allocution du maire de Dijon par un discours hostile à la majorité (1er juin).

Depuis trois ans on a pu remarquer que j'ai toujours été secondé par l'Assemblée quand il s'est agi de combattre le désordre par des mesures de compression. Mais lorsque j'ai voulu faire le bien, améliorer le sort des populations, elle m'a refusé ce concours. Si la France reconnait qu'on n'a pas eu le droit de disposer d'elle sans elle, la France n'a qu'à le dire, mon courage et mon énergie ne lui manqueront pas.... D'un bout de la France à l'autre les pétitions se signent pour demander la révision de la Constitution.... Quels que soient les devoirs que le pays m'impose ; il me trouvera décidé à suivre sa volonté. Et croyez-le bien, Messieurs, la France ne périra pas entre mes mains.

Faucher, qui dans le ministère représentait la majorité ; déclara se retirer si la phrase coutre l'Assemblée était publiée. Elle ne parut pas au Moniteur, mais elle fut connue et inquiéta la majorité ; on parla du 18 brumaire, et Changarnier, pour rassurer l'Assemblée, fit une déclaration destinée à devenir célèbre.

L'armée, profondément pénétrée du sentiment de ses devoirs, du sentiment de sa propre dignité, ne désire pas plus que vous de voir les hontes et les misères des gouvernements des Césars alternativement proclamés ou changés par des prétoriens en débauche. Le soldat entendra toujours la voix de ses chefs. Mais personne n'obligerait nos soldats à marcher contre la loi et... contre cette Assemblée. Dans cette voie fatale, on n'entrainerait pas un bataillon, pas une compagnie, pas une escouade, et l'on trouverait devant soi les chefs que nos soldats sont accoutumés à suivre sur le sentier du devoir et de l'honneur. Mandataires de la France, délibèrez en paix.

Les pétitions pour la révision affluaient à l'Assemblée (on compta officiellement 1.356.000 signatures), venant surtout de l'Est, de la Normandie, du Sud-Ouest, beaucoup moins des pays où les légitimistes avaient de l'influence (l'Ouest et la Provence).

Louis-Napoléon ne tenait à la révision que pour se débarrasser de l'interdiction de réélire le Président sortant ; une révision partielle suffisait pour le maintenir au pouvoir sans coup d'État. Les légitimistes voulaient la révision totale, car il fallait abroger toute la Constitution pour restaurer le roi. Les parlementaires du parti, pour rallier à la légitimité les conservateurs hostiles à l'ancien régime, avaient rédigé une lettre que le comte de Chambord (alors à Venise) accepta de signer (23 janvier) ; elle résumait sa politique dans les maximes suivantes : égalité devant la loi, liberté de conscience, libre accès à tous les emplois, honneurs, avantages sociaux, et ne parlait pas du drapeau blanc. Falloux, envoyé à Venise pour éclairer le roi, le trouva très mal informé, comptant sur un soulèvement royaliste dans l'Ouest ; il disait : Des Cars se fait des illusions ; il se flatte de lever 200.000 hommes, mais je sais bien qu'il en lèverait à peine la moitié. Falloux lui expliqua que les temps de la Vendée étaient passés. Chambord consentit à laisser Berryer travailler pour la révision.

La réunion orléaniste (de la rue des Pyramides) accepta la révision totale : son président, le duc de Broglie, la soutenait, avec l'arrière-pensée d'aboutir à une Présidence de dix ans qui, en satisfaisant Louis-Napoléon, éviterait le coup d'État et réserverait l'avenir pour le conne de Paris. Mais Thiers, qui l'année précédente proposait la révision pour se concilier le Président, la repoussait maintenant, espérant à l'expiration du mandat de Louis-Napoléon faire élire le prince de Joinville.

La commission décida, par 9 voix contre 6, de proposer la révision totale. La discussion dans l'Assemblée ne fut qu'un tournoi oratoire de cinq jours. On sait d'avance que le résultat en sera nul. La révision fut votée par presque toute l'ancienne majorité, rejetée par tous les républicains, les amis de Thiers et quelques légitimistes extrêmes, adversaires de la conciliation : 446 pour 278 contre, pas même les deux tiers, et la Constitution exigeait les trois quarts.

 

V. — LA PRÉPARATION DU COUP D'ÉTAT.

L'ÉCHEC de la révision enlevait à Louis-Napoléon le moyen légal de rester au pouvoir en se faisant réélire : il se décida à un coup d'État.

Il lui fallait des généraux et un ministre de la Guerre prêts à accepter la responsabilité de donner aux troupes des ordres contraires à la Constitution. Son aide de camp Fleury (qui s'est vanté plus tard de l'avoir décidé) lui offrit d'aller les chercher en Algérie. Il proposait pour ministre de la Guerre Saint-Arnaud, sous lequel il avait servi, vantant sa distinction de manières, sa belle tournure, son don du commandement. Saint-Arnaud n'était que général de brigade. Fleury proposa une expédition en Kabylie qui fournirait l'occasion de le nommer général de division. Le ministre de la Guerre, Randon, fut mis dans la confidence. Fleury vint en Algérie ; il confia à Saint-Arnaud ce qu'on attendait de lui et obtint sa parole. Il recruta au Prince d'autres partisans en leur promettant de l'avancement.

Le Président remplaça une partie des officiers supérieurs de la garnison de Paris par des généraux et des colonels d'Algérie sans tenir compte de leurs opinions politiques, assuré que cette faveur suffirait à les attacher à sa personne. Le commandement des troupes de Paris fut donné au général Magnan, compromis en 1810 dans la tentative de Boulogne. Saint-Arnaud, nommé général de division après sa campagne de Kabylie, fut mis à la tête d'une des divisions de Paris.

Louis-Napoléon, à court d'argent, voulait profiter de l'absence de l'Assemblée pour faire le coup d'Etat. Il prévint ses confidents et fixa le jour au 17 septembre. Mais Saint-Arnaud lui écrivit pour le prier de lui rendre sa parole, et expliqua à Fleury qu'il ne croyait pas le moment favorable. Les représentants, dispersés dans toute la France, pouvaient organiser la résistance, on risquait une Gironde sur tout le territoire ; mieux valait opérer sur l'Assemblée réunie. Il ajouta : Quand on dit à quelqu'un de se jeter du haut d'un toit, on peut bien lui laisser la liberté de choisir son moment. Le Président se résigna à attendre. Un soir à Saint-Cloud il tint conseil avec ses confidents, Morny, Persigny, Roulier et le préfet de police Carlier. On décida, quand l'Assemblée serait réunie, de la déclarer dissoute et d'arrêter les représentants les plus notables, car, disait Morny, on n'a plus à sévir contre des gens en prison, et des arrestations faites avec intelligence peuvent prévenir une guerre civile.

Ce projet fut ébruité : Carlier en parla sans doute à ses amis orléanistes ; et, pour préparer les arrestations, il fit vider la prison de Mazas, ce qui donna l'éveil aux journaux républicains. Le Président ne se fiait ni à Carlier ni aux ministres, surtout à Faucher, resté partisan du régime parlementaire. Il résolut de se débarrasser d'eux, et. pour empêcher les républicains de se rapprocher de la majorité, il annonça l'intention de demander l'abrogation de la loi du 31 mai. Les ministres se retirèrent. Le monde conservateur s'alarma ; la rente baissa ; les procureurs généraux dans leurs rapports signalèrent l'effroi de la bourgeoisie, consternée de voir le gouvernement s'unir aux rouges pour rétablir le suffrage universel.

Louis-Napoléon avait révélé sa résolution à ses conseillers intimes en leur interdisant d'en causer même entre eux. Brusquement il constitua un cabinet dont tous les noms étaient peu connus, sauf Saint-Arnaud nommé ministre de la Guerre ; c'est précisément ce qui lui donnait une signification, remarquait Hübner. La préfecture de police, enlevée à Carlier, fut donnée à Maupas, un préfet qui venait d'être mandé à Paris pour se justifier d'une manœuvre suspecte : il avait demandé des mandats d'arrestation contre des conseillers généraux républicains et, comme l'avocat général, chargé du service en l'absence du procureur général, lui réclamait les commencements de preuves nécessaires pour motiver une arrestation, il avait répondu que les preuves étaient inutiles contre des ennemis notoires ; puis le procureur général ayant réclamé des pièces, il avait riposté qu'elles ne manqueraient pas, ses agents les introduiraient au domicile des accusés. Maupas, blâmé par son ministre et recommandé par un colonel de la maison militaire du Président, avait paru à l'Élysée un agent sûr.

Les autres ministres se croyaient choisis pour préparer le rétablissement du suffrage universel par une coalition des républicains avec l'Élysée. Aucun n'était dans la confidence. Le gouvernement menait de front le conflit public avec la majorité sur la loi électorale, et la préparation secrète du coup de force contre l'Assemblée.

Pour amener les militaires à servir le pouvoir exécutif sans se laisser intimider par la crainte d'être rendus responsables d'ordres illégaux, le ministre de la Guerre adressa aux généraux une circulaire qui formulait la théorie de l'obéissance passive. Sous les armes le règlement militaire est l'unique loi. La responsabilité, qui fait la force de l'autorité militaire, ne se partage pas, elle s'arrête au chef de qui l'ordre émane. Il indiqua à l'armée son rôle politique par un ordre du jour où il l'appelait l'espérance et le salut de la société menacée.

Le 9 novembre, 600 officiers de l'armée de Paris, réunis chez le commandant en chef, se rendaient en masse à l'Élysée pour assurer le Prince de leur dévouement ; le Président répondit :

Je ne demanderai rien qui ne soit d'accord avec mon droit, avec l'honneur militaire, avec les intérêts de la patrie. Si le jour du danger arrivait, — je ne vous dirais pas : Marchez, je vous suis, mais : Je marche, suivez-moi !

Le ministère, obligé de publier ce discours au Moniteur, l'atténua. en ajoutant mon droit reconnu par la Constitution. Le commandant en chef réunit chez lui les officiers généraux de Paris et leur dit :

Bientôt peut-être leur chef décidera de s'associer à une détermination de la plus haute importance. Vous obéirez passivement à ses ordres. Toute votre vie vous avez pratiqué le devoir militaire de cette façon-là.... Vous comprenez ce dont il s'agit.... Nous devons saliver la France, elle compte sur nous. Mais, quoi qu'il arrive, ma responsabilité vous couvrira. Vous ne recevrez pas un ordre qui ne soit écrit ou signé de moi. Par conséquent, en cas d'insuccès, quel que soit le gouvernement qui vous demande compte de vos actes, vous n'aurez pour vous garantir qu'à montrer ces ordres.

C'était l'annonce du coup d'État.

L'Assemblée menacée était profondément divisée par le projet d'abrogation de la loi électorale ; le Président venait de le jeter entre la gauche et la majorité (4 novembre) par un message. La loi du 31 mai, acceptée comme loi de salut public, avait dépassé le but, supprimé deux millions d'électeurs honnêtes et paisibles ; elle ne convenait pas pour l'élection du Président. Le ministère demandait l'urgence, la majorité la rejeta.

Un décret (du 11 mai 1848) donnait au président de l'Assemblée le droit de requérir la force armée ; tous les officiers étaient tenus d'obtempérer immédiatement sous les peines portées par la loi. Ce décret, inséré dans le règlement de la Constituante, ne l'avait pus été dans celui de la Législative ; les exemplaires affichés dans les casernes avaient été arrachés. Les questeurs, chargés de la défense de l'Assemblée, voulurent le remettre en vigueur pour se procurer des forces en cas de coup d'État ; ils proposèrent (6 novembre) de promulguer comme une loi, de mettre à l'ordre du jour de l'armée et d'afficher dans les casernes l'article du décret sur le droit de requérir les troupes. La proposition des questeurs ouvrait un conflit entre la tradition militaire de l'obéissance au supérieur hiérarchique et la conception nouvelle des devoirs politiques du soldat comme citoyen.

Saint-Arnaud engagea la lutte avec la commission élue pour l'examen de la proposition ; il prétendit que le droit de requérir directement les officiers avait appartenu à l'Assemblée en 1848 parce qu'étant Constituante elle exerçait tous les pouvoirs, mais qu'il avait disparu avec la Constitution qui donnait au pouvoir exécutif seul le droit de disposer de la force armée. Par un ordre confidentiel il invita les généraux à faire disparaître des casernes de Paris, sans éclat et avec discrétion, le décret du 11 mai tombé en désuétude et non avenu (11 novembre). Devant la commission, Saint-Arnaud et le ministre de l'Intérieur reconnurent que le décret de 1848 était encore en vigueur, mais soutinrent qu'il ne créait pas le droit de réquisition directe qui détruirait l'unité du commandement.

La discussion de la loi électorale avait déjà ouvert entre la majorité et la gauche un conflit qui primait le conflit entre la commission et les ministres. L'Assemblée rejetait dès la première délibération le projet de rétablir le suffrage universel, par 355 voix seulement contre 348, le parti de l'Élysée ayant voté avec les républicains.

Dans l'irritation de ce conflit s'ouvrit (17 novembre) la discussion sur la proposition des questeurs. Le gouvernement, décidé, si on la votait, à faire aussitôt le coup d'État, était prêt à faire entourer l'Assemblée par les troupes. Magnan, chef de l'armée, Maupas, préfet de police, assistaient à la séance, face à Saint-Arnaud, attendant de lui un signe pour aller droit à l'Élysée prévenir le Président que le moment était venu. La séance fut violente. Un républicain, le colonel Charras, qui, connaissant les habitudes militaires, voyait la nécessité d'opposer la force à la force, déclara se rallier à la proposition. Il motiva son opinion sur les changements d'officiers, et ce laisser-aller inimaginable avec lequel on parle dans les salons de fermer les portes de l'Assemblée. Mais presque tous les républicains voyaient le principal ennemi dans la majorité royaliste, qui depuis trois ans les persécutait dans toute la France, tandis que le Président s'accordait avec eux sur l'amnistie et le suffrage universel. Ils craignaient de donner à l'Assemblée une force armée pour la restauration royaliste, qu'on disait préparée par Thiers et Changarnier. Surtout ils connaissaient si mal les conditions de la vie militaire qu'ils comptaient sur l'armée elle-même pour empêcher le coup d'État. L'orateur le plus connu de la Montagne, Michel, avocat marseillais établi à Bourges, déclara : L'armée est à nous, et je vous défie, quoi que vous fassiez, si le pouvoir militaire tombait dans vos mains, de faire un choix qui fasse qu'aucun soldat vienne ici pour vous coutre le peuple. Et, dans une péroraison célèbre, pendant républicain à la déclaration de Changarnier, il s'écria : Non, il n'y a point de danger et... s'il y avait un danger, il y a aussi une sentinelle invisible qui nous garde ; cette sentinelle, c'est le peuple.

Saint-Arnaud combattit la proposition : toute réquisition devait passer par la voie hiérarchique. Le général Bedeau lui demanda s'il était vrai que le décret eût été retiré des casernes. Saint-Arnaud répondit que le décret n'avait jamais été exécuté. Je l'ai fait enlever là où il existait encore. — Vous nous avez donc trompés, dit un membre de la commission. Charras proposa la mise en accusation du ministre. Saint-Arnaud crut la partie perdue ; il dit au ministre de l'Intérieur : On fait trop de bruit dans cette maison, je vais appeler la garde, et il sortit de la salle en faisant signe à Magnan et à Maupas. Mais quelques membres du parti de l'ordre votèrent avec le parti de l'Élysée et presque tous les républicains ; la proposition des questeurs fut rejetée par 403 voix contre 300. Cela vaut peut-être mieux ainsi, dit Louis-Napoléon en apprenant le vote.

L'Assemblée n'avait plus de majorité même pour se défendre. Les membres de la droite les moins engagés dans la lutte cherchèrent à se rapprocher du Président, pour éviter le coup d'État militaire contre l'Assemblée en faisant faire par l'Assemblée d'accord avec le Président un coup d'État législatif contre la Constitution. Pendant ces négociations, Louis-Napoléon recula le jour fixé pour le coup d'État du 20 novembre au 25, puis au 2 décembre.