HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE III. — L'ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.

CHAPITRE PREMIER. — LA RÉACTION.

 

 

I. — LA RÉPRESSION CONTRE LA MONTAGNE.

L'ASSEMBLÉE, réunie le 28 mai, élut président un orléaniste, Dupin, président de la Chambre sous Louis-Philippe. Odilon Barrot, resté président du Conseil, fit entrer Dufaure à l'Intérieur, Tocqueville aux Affaires étrangères ; tous deux, orléanistes parlementaires, se défiaient des projets du Prince. Louis-Napoléon, sans consulter ni même prévenir les ministres, adressa à l'Assemblée un message sans contenu précis, dont la forme marquait sa volonté de diriger en personne les affaires. Il disait mes intentions, ma conscience, ma mission, et parlait en son nom, sans mentionner le ministère.

L'Assemblée, dès son début, fut en proie aux querelles violentes entre les conservateurs et les représentants de la Montagne, hommes de deux mondes différents, si éloignés d'idées, de langage et de manières qu'ils ne parvenaient pas à se traiter en collègues. Un ami de Rémusat lui écrivait : Deux cents vrais brigands seront sur la Montagne.

La minorité démocratique prit l'offensive contre le gouvernement sur la même question qui avait mis en conflit le ministère avec la Constituante. A la nouvelle que l'armée française se préparait à attaquer Rome, le Comité démocratique socialiste de Paris publia une proclamation rappelant aux représentants de la Seine qu'ils s'étaient engagés, si la Constitution est violée, à donner au peuple l'exemple de la résistance. La réunion des représentants de la Montagne discuta la proposition de déclarer le pouvoir exécutif déchu et la majorité complice de la violation de la Constitution, puis de constituer en permanence l'Assemblée réduite à la minorité. Le 11 juin, Ledru-Rollin interpella le ministre des Affaires étrangères et proposa de mettre en accusation les ministres et le Président pour avoir déclaré la guerre à la République romaine, malgré la Constitution. Sa conclusion souleva les clameurs de la majorité : La Constitution a été violée, nous la défendrons par tous les moyens possibles, même par les armes. L'Assemblée passa à l'ordre du jour par 361 voix contre 203.

Le soir, une réunion tenue par le Comité démocratique, les délégués du Comité de la presse et une quarantaine de représentants de la Montagne rédigeait une proclamation. Le lendemain 12, l'Assemblée nommait une commission qui aussitôt présentait les rapports concluant à repousser la mise en accusation : le soir. la Montagne décidait de publier un manifeste. Le 13 juin, les journaux imprimèrent une déclaration du Comité démocratique et du Comité de la presse :

Le Président de la République et les ministres sont hors de la Constitution. La partie de l'Assemblée qui s'est rendue hier leur complice par son vote s'est mise hors de la Constitution. La garde nationale se lève.... que nos frères de l'armée se souviennent qu'ils sont citoyens et que leur premier devoir est de défendre la Constitution.

Des officiers de la garde nationale, au nom de la patrie en danger, convoquèrent les gardes nationaux de la Seine à se réunir en uniforme et sans armes à onze heures au Château d'Eau pour aller en cortège à l'Assemblée lui rappeler le respect dû à la Constitution. Le cortège se forma en file comme pour une revue, en tête Ledru-Rollin avec un groupe de représentants, et se mit en marche par les boulevards aux cris de : Vive la Constitution ! Vive la République ! Les manifestants n'avaient rien préparé pour une insurrection ; mais ils espéraient soulever le peuple et entraîner les soldats. Arrivée rue de la Paix, la colonne fut chargée par la cavalerie, coupée en deux et dispersée. Les fuyards se replièrent sur les quartiers de l'Est, on fit quelques barricades dans le quartier Saint-Martin. Le colonel d'artillerie de la garde nationale offrit à Ledru-Rollin de le faire escorter jusqu'au Conservatoire des Arts et Métiers. Il s'y retira avec une trentaine de représentants. Bientôt les soldats arrivèrent et, sans combat, en firent prisonniers quelques-uns ; Ledru-Rollin et les autres s'échappèrent.

En province. les démocrates s'attendaient à une journée dans Paris on disait que la Montagne allait se constituer en Convention. A la nouvelle du mouvement du 13 juin, des rassemblements se formèrent en quelques endroits du Rhône et de l'Allier. Mais presque toutes les villes restèrent calmes. A Lyon seulement, sur la nouvelle fausse d'un soulèvement à Paris, les ouvriers de la Croix-Rousse firent des barricades ; on envoya contre eux des canons ; des maisons furent démolies, des hommes tués, et l'on fit 1.200 arrestations.

Le gouvernement et la majorité saisirent cette occasion d'écraser la Montagne. Le Président publia une proclamation contre les factieux qui l'accusaient d'avoir violé la Constitution. Ce système d'agitation entretient dans le pays le malaise et la défiance qui engendrent la misère ; il faut qu'il cesse. Il est temps que les bons se rassurent el que les méchants tremblent. Cette phrase fameuse allait devenir pendant dix ans la devise de la répression.

Les trois légions de garde nationale qui avaient pris part à la manifestation furent dissoutes, six journaux furent suspendus. L'Assemblée autorisa des poursuites devant la Haute cour contre 34 représentants signataires du manifeste ; 8 étaient arrêtés, les autres en fuite. Ledru-Rollin s'établit en Angleterre. Pour arrêter la propagande dans l'armée, à laquelle on attribuait le grand nombre de voix militaires données aux candidats de la Montagne, on envoya dans les régiments d'Algérie les sous-officiers et les soldats qui manifestaient des opinions avancées. Une loi votée d'urgence donna au gouvernement le pouvoir d'interdire pendant un an tout club ou réunion publique ; cette loi temporaire fut renouvelée, et toute liberté des clubs disparut. Les associations et réunions politiques retombèrent, comme avant 1848, sous le pouvoir discrétionnaire de l'administration.

Les conservateurs de la majorité, habitués au langage parlementaire solennel et correct de la haute bourgeoisie, trouvaient intolérables les formes passionnées et populaires de nouveaux élus de la Montagne. Pour les intimider, l'Assemblée, par 3G7 voix contre 137, vota un règlement nouveau, pourvu d'une sanction qui, disait le rapporteur, manquait à l'ancien règlement. Les infractions à l'ordre étaient frappées de pénalités pécuniaires, nouvelles dans les Chambres françaises ; la censure, infligée après trois rappels à l'ordre dans un mois, entraînait la privation pendant un mois de la moitié de l'indemnité du représentant censuré et l'affichage à ses frais.

Pour faciliter la répression, l'Assemblée vota, par 419 voix contre 133, une loi qui, en cas d'état de siège, donnait aux commandants militaires tous les pouvoirs des autorités civiles et aux conseils de guerre le jugement des délits contre la Constitution, la paix et l'ordre. C'était, fit observer Grévy, une loi de dictature militaire. Le ministre Dufaure répondit : Oui... mais une dictature parlementaire, la suspension temporaire dans un grand intérêt social de certaines garanties civiles.

Cet appareil fut achevé le 27 juillet par une loi sur la presse (votée par 400 voix contre 146), dont le but est indiqué par les déclarations des orateurs de la majorité. Nous n'avons pas assez compris la fragilité extrême de l'abri qui nous couvrait, dit Montalembert. Il ne faut pas que l'esprit de révolte et de désordre puisse se faire jour au moyen de la presse. — Dufaure parla des prétendus principes républicains qui, en laissant à la liberté individuelle toutes ses exagérations... rendraient... la République impossible dans le pays. Et Thiers dit : Commençons par rétablir l'ordre et la sécurité. La loi punissait les délits d'offense au Président de la République et de provocation aux militaires pour les détourner de leurs devoirs ; elle interdisait d'ouvrir dans un journal une souscription pour indemniser un individu condamné à une amende. Pour empêcher la propagande politique dans les campagnes par les almanachs et les brochures que vendaient les colporteurs, la loi imposa à tout colporteur d'imprimés une autorisation préalable du préfet, toujours révocable. La majorité conservatrice cherchait, en laissant subsister la liberté aristocratique (suivant la formule de Montalembert), à mettre à la merci du gouvernement tous les instruments d'éducation politique des hommes du peuple.

 

II. — PRÉPARATION DE LA LOI SUR L'ENSEIGNEMENT.

EN même temps qu'il prenait des mesures de compression contre ses adversaires, le parti de l'ordre préparait une réforme d'une portée plus durable, la loi sur l'enseignement, surnommée la loi Falloux, du nom du ministre qui en est vraiment l'auteur.

Deux réformes de nature différente avaient été proposées séparément en 1848. 1° Le droit à l'instruction, réclamé par les démocrates, prit l'orme dans le projet de loi du ministre Carnot (juin 1848), qui créait un enseignement primaire public gratuit, obligatoire et laïque, donné par des instituteurs nommés et rétribués par l'État, et accordait le droit d'ouvrir des écoles privées ; 2° La liberté de l'enseignement, réclamée par les catholiques, fut inscrite par les républicains dans la Constitution, et figura parmi les projets de lois organiques.

L'entrée au ministère de Falloux mit à néant les deux projets. Il retira le projet de Carnot, présenta au Président de la République (4 janvier 1849) deux rapports, sur la réorganisation de l'enseignement primaire et sur l'organisation de la liberté d'enseignement, et nomma deux commissions extraparlementaires chargées de préparer les projets de loi. Les rapports indiquaient l'esprit de la réforme : mesure politique pour la défense de la société contre la révolution.

L'école primaire doit servir avant tout à l'éducation, ne pas laisser un enfant manquer des notions éternellement vraies de la religion et de la morale. A la profondeur où la société s'est sentie ébranlée, elle ne peut recouvrer sa sécurité qu'en voyant grandir autour d'elle des générations qui la rassurent... Le gouvernement... n'aurait plus le droit de se proclamer le ministère de l'ordre moral s'il ne sentait pas qu'entre toutes ses obligations l'éducation du peuple tient incontestablement le premier rang.

Le parti de l'ordre voulait arrêter la propagande démocratique dans le peuple, en mettant les instituteurs sous la dépendance des autorités ecclésiastiques favorables à l'ordre établi. Falloux visait à obtenir son aide pour atteindre son but propre, à la fois la liberté d'enseignement. au sens où l'entendaient les catholiques (droit pour les congrégations religieuses de tenir des écoles), et la surveillance du clergé sur tous les enseignements. Son initiative avait irrité la majorité de la Constituante, qui élut aussitôt une commission pour préparer la loi organique sur l'enseignement. Le projet (rapporté par J. Simon) ; accordait à tous le droit d'ouvrir des écoles ; il n'arriva pas en discussion.

Les deux commissions chargées de préparer les projets de loi s'étaient fondues en une commission unique. Falloux y avait mis une majorité d'adversaires de l'Université, l'abbé Dupanloup, son conseiller, et Thiers, l'ancien champion de l'Université contre les jésuites, qui se disait converti... par une révolution dans l'état social.

Thiers repoussa la gratuité de l'enseignement primaire, non seulement à cause de la dépense (86 millions, une folie), mais comme l'application d'un principe communiste ; la société a intérêt à répandre l'instruction, mais ne la doit à personne. Il repoussa l'obligation.

Elle est inutile pour celui qui a les moyens de faire instruire ses enfants ; le paysan sans ressources ne tient pas à envoyer son fils à l'école, et il n'a peut-être pas tort, car souvent, sorti de l'école, son fils ne veut plus tenir la charrue. L'instruction est un commencement d'aisance, l'aisance n'est pas donnée à tous. Il ne faut pas laisser mettre du feu sous une marmite sans eau. Le mal, c'est qu'il y a dans les communes 37.000 socialistes et communistes, véritables anti-curés (les instituteurs). Thiers se déclare prêt à donner au clergé tout l'enseignement primaire. Le clergé enseignera tout le nécessaire, lire, écrire, compter, et la bonne philosophie, qui apprend à l'homme qu'il est sur la terre pour souffrir, non pour jouir.

La commission fit une petite enquête sur l'enseignement primaire. Elle entendit quelques inspecteurs, un abbé ancien recteur, deux supérieurs de congrégations. Les ecclésiastiques expliquèrent que ni les curés ni même les congrégations n'étaient en état de se charger de toutes les écoles primaires ; les inspecteurs assurèrent que la plupart des instituteurs n'étaient ni socialistes ni hostiles aux curés. Thiers protesta, appela les instituteurs ce clergé laïque, sans frein religieux, sans résignation, qui va répandant un mal demeuré jusqu'ici à la surface ; il exprima sa répulsion sans bornes à l'égard des antisociaux, et, au nom de la société en danger de périr, réclama des remèdes énergiques :

Donner au préfet le pouvoir de nommer et de révoquer, pour que l'instituteur, sentant peser sur lui le bras de fer de l'administration, devienne humble et soumis ; confier aux congrégations le soin de former tous les instituteurs, et leur accorder une partie de cet énorme budget de 20 millions que coûte... l'instruction primaire.

Une sous-commission de sept membres rédigea le projet sur la liberté de l'enseignement primaire. Tout citoyen pourrait ouvrir une école privée sans autre condition que le brevet ou un stage de trois ans. Dans les écoles publiques, l'instituteur serait nommé par le conseil municipal, qui pourrait choisir des congréganistes. On créerait un Conseil départemental où entreraient toutes les forces sociales du département, préfet, inspecteur, recteur, évêque, ministres des cultes. Les 20 recteurs d'académie seraient remplacés par 86 recteurs départementaux, petits personnages en face de l'évêque.

Pour l'instruction secondaire la lutte fut plus vive ; Thiers, prêt à donner au clergé l'enseignement du peuple, ne voulait pas confier les enfants de la bourgeoisie à des religieux.

Tandis que les masses ont besoin de vérités imposées, que la foi doit être leur seule philosophie, les classes moyennes veulent comme un droit la libre discussion philosophique.

Il reprochait aux jésuites, dans leur collège de Fribourg, d'enseigner à de jeunes Français la haine contre le gouvernement de leur pays. Contre la liberté d'enseignement il invoquait le droit qu'a l'État de frapper la jeunesse à son effigie.

Dupanloup vint à la commission combattre la théorie que la religion est bonne pour le peuple et superflue pour les classes élevées. Il indiqua les concessions réciproques pour que la loi devint un traité de paix entre deux pouvoirs : l'Église consentirait à laisser subsister les écoles d'État payées sur le budget et la collation des grades par les Facultés de l'État ; elle se contenterait des écoles privées, mais en obtenant le droit d'enseigner pour les congrégations approuvées par l'Église ; ce terme impliquait les jésuites, et Dupanloup les nommait expressément. Thiers objecta la répulsion populaire contre eux et le danger, pour leur ouvrir la porte, de proclamer le droit absolu d'association. On ne pourrait pas dire à l'Assemblée : Les jésuites peuvent entrer, mais les clubs ne peuvent rester.

Falloux fit réunir les projets sur les deux enseignements en un seul, qu'il déposa à la Législative le 18 juin, dans l'émotion causée par l'affaire du 13. Le projet abolissait le droit exclusif de l'Université à enseigner. Le certificat d'études dans un collège de l'État n'était plus exigé pour se présenter au baccalauréat. Tout particulier ou association avait le droit d'ouvrir une école dite privée, sans autre condition de capacité que le baccalauréat pour l'enseignement secondaire, le brevet ou un certificat de stage pour l'enseignement primaire. L'inspection de l'État se réduisait à l'hygiène et au respect de la Constitution et des lois : l'école primaire publique était mise sous la surveillance du maire et du curé, le conseil municipal nommait l'instituteur.

Le projet, bien accueilli par les conservateurs, déplut non seulement aux républicains, mais à une partie des évêques et au journal catholique l'Univers. Ils n'approuvaient pas la manœuvre prudente et compliquée de Falloux, qui laissait à l'Université la collation des grades. Le projet organise le monopole, il n'institue pas la liberté, disait Veuillot ; lui, repoussait tout l'enseignement public.

 

III. — L'ABANDON DU RÉGIME PARLEMENTAIRE.

AVANT que le projet vint en discussion, l'accord se relâcha entre le Président de la République et la majorité. Louis-Napoléon détestait le régime parlementaire ; il voulait, comme chef de l'État, gouverner personnellement. Il subissait les ministres parlementaires que le parti de l'ordre lui avait imposés, mais il ne les aimait pas. Il savait qu'ils se réunissaient chez O. Barrot, chef nominal du ministère, discutaient entre eux et arrivaient au Conseil avec leur décision prête, de façon à le tenir en dehors de leurs discussions. Ces vieux orléanistes le regardaient comme un aventurier incapable. Il est pressé par ses dettes et celles de son entourage, écrivait à de Barante un de ses amis. Il a tenu à peu que les meubles de sa belle Anglaise, miss Howard, n'aient été saisis. Naturellement timide, Louis-Napoléon se sentait mal à l'aise avec les ministres et ne disait rien ; ils lui trouvaient l'œil terne et l'air absent d'un .homme qui écoute sans paraître entendre. Tocqueville le jugeait énigmatique, ténébreux, insignifiant ou engourdi. Les officiers de sa maison militaire vivaient en hostilité avec ces personnages politiques qui traversaient leur salon de service pour se rendre au Conseil sans daigner s'arrêter... pour éviter tout rapport ou éluder toute recommandation.

Louis-Napoléon n'avait pas de véritable parti dans l'Assemblée ; son entourage politique se réduisait à quelques représentants, attachés à sa fortune personnelle : de Morny, fils naturel de la reine Hortense, élevé sous le nom d'un père adoptif. député officiel sous Louis-Philippe, ami du duc de Chartres, et qui avait attendu jusqu'en 1849 pour se lier avec son demi-frère. Fould, frère d'un banquier israélite qui avançait de l'argent au Président pour les dépenses de sa maison, et trois avocats de province : Baroche, ancien député de l'opposition, — Rouher, ancien candidat officiel de Guizot, — de Parieu, qui à la Constituante avait courbatu l'élection du Président par le peuple.

Louis-Napoléon travaillait à se rendre populaire, non auprès de la bourgeoisie qui lui fut toujours antipathique, mais auprès des soldats, des ouvriers et des paysans. A Paris il passait des revues, il se promenait dans les faubourgs et causait avec les ouvriers.

Il était déjà en désaccord avec les ministres sur l'amnistie des condamnés de juin 1848, qu'ils ne voulaient même pas laisser discuter. Le conflit éclata sur la politique extérieure : c'était la portion du pouvoir que Louis-Napoléon tenait le plus à exercer personnellement. Le gouvernement du pape, restauré par l'armée française, avait commencé une réaction absolutiste : Louis-Napoléon exprima son mécontentement par une lettre A son ami et aide de camp É. Ney, alors à l'armée de Rome (18 août)[1], où il indiquait les réformes qu'il attendait du pape. Il lit lire sa lettre au ministre des Affaires étrangères de Tocqueville en réunion des ministres, et la fit publier (7 septembre) au Moniteur. Falloux offrit sa démission. Il la reprit, mais le ministère resta ébranlé, mollement soutenu par la majorité. Les gouvernements étrangers ne croyaient pas à la solidité d'un cabinet où les chefs notoires du parti avaient refusé d'entrer.

La commission chargée d'examiner la demande de crédits pour le corps d'armée de Rome choisit pour rapporteur Thiers, qui parla du droit du pape sans même mentionner la lettre du Président à Ney. Louis-Napoléon irrité écrivit à Barrot ; il se disait résolu à soutenir l'honneur politique de l'expédition, et le priait d'en faire part à l'Assemblée. Le ministère se trouva pris dans le conflit entre le Président, qui tenait à se dégager publiquement de la politique absolutiste suivie à Rome, et la majorité, mécontente de la lettre à É. Ney. Barrot s'abstint d'en donner lecture, pour éviter les applaudissements de la minorité républicaine qui partageait les sentiments du Président, Tocqueville se borna à mentionner la lettre, résumé sommaire, familier de notre politique. Louis-Napoléon ne leur pardonna pas.

Quelques jours après, il demanda aux ministres leur démission ; il annonça brusquement sa décision par un Message à l'Assemblée (31 octobre), où il se posait en chef d'État responsable du gouvernement, maitre de choisir les ministres et de les renvoyer suivant ses vues personnelles.

J'ai laissé arriver aux affaires les hommes d'opinions les plus diverses, mais sans obtenir les résultats que j'attendais de ce rapprochement....

Au milieu de cette confusion, la France, inquiète, parce qu'elle ne voit pas de direction, cherche la main, la volonté, le drapeau de l'élu du 10 décembre. Or cette volonté ne peut être sentie que s'il y a communauté entière de vues, d'idées, de convictions entre le Président et ses ministres, et si l'Assemblée s'associe elle-même à la pensée nationale dont l'élection du pouvoir exécutif a été l'expression.

Tout un système a triomphé par mon élection, car le nom de Napoléon est à lui seul un programme ; il veut dire : à l'intérieur, ordre, autorité, religion et bien-être du peuple ; à l'extérieur, dignité nationale. C'est cette politique que je veux faire triompher, avec l'appui du pays, de l'Assemblée, et celui du peuple.

C'était la rupture avec la pratique fondamentale du régime parlementaire, qui veut que les ministres, nommés pour la forme par le chef de l'État, mais responsables envers l'Assemblée, ne se retirent que devant un vote de la majorité. C'était l'annonce d'un gouvernement personnel où les ministres seraient les agents du Président, seul représentant suprême de la nation et chef effectif du pouvoir. Par la suppression de la responsabilité ministérielle, l'Assemblée se trouvait exclue du gouvernement et confinée dans ses attributions législatives.

Le ministère du 31 octobre, préparé en secret sans consulter aucun des chefs parlementaires, fut composé d'hommes nouveaux pris en dehors de la majorité : à la vice-présidence, comme chef nominal, le général d'Hautpoul, légitimiste, à l'intérieur Ferdinand Barrot, le frère d'Odilon, plutôt orléaniste, qui accepta sans oser l'annoncer à son frère (on le surnomma Caïn), aux Affaires étrangères de Rayneval, ambassadeur auprès du pape, bien vu des catholiques, aux Finances Fould, à la Justice Baroche, à l'Instruction publique de Parieu, au Commerce le chimiste Dumas, partisans personnels du Président (on commençait à les appeler le parti de l'Élysée).

La rupture n'était pas officielle ; la déclaration disait : Le nouveau cabinet n'est pas formé contre la majorité de cette Assemblée, et une note du Moniteur l'appelait un changement borné aux personnes. Mais le monde conservateur ne s'y méprit pas. Le faubourg Saint-Germain cessa d'aller aux soirées de l'Élysée. Dans les salons on disait : Le coup d'État est en marche.

L'Assemblée (2 nov.) reçut très froidement le ministère, mais elle n'émit aucun vote de défiance. Elle hésitait à employer cette arme : suivant l'expression de Thiers, dès qu'un fou l'appelait Convention et l'accusait d'usurper le pouvoir exécutif, elle reculait. Par les nouvelles de province elle savait aussi que si, à Paris, l'émotion était grande, en France le procédé du Président était pris en bonne part, en haine des institutions parlementaires.

Dans ce moment de tension, le projet de loi de Falloux arriva devant l'Assemblée ; la gauche, pour l'écarter, réclama l'examen par le Conseil d'État, obligatoire d'après la Constitution. Les républicains, le parti de l'Élysée et quelques catholiques qui trouvaient le projet insuffisant votèrent ensemble le renvoi au Conseil d'État par 303 voix contre 299 (7 novembre). Le projet parut enterré.

La brouille entre le parti de l'ordre et le parti de l'Élysée dura peu. Les royalistes étaient trop divisés pour engager la lutte. On écrivait à de Barante (31 décembre) : Nos chefs ne s'entendent sur rien. Guizot désirait la réconciliation des deux branches de la famille royale ; Thiers resté philippiste, ne voulait pas de l'union ; Molé ménageait Louis-Napoléon. Affaibli par ses divisions, le parti de l'ordre se résignait à suivre ce qu'on appelait alors le pouvoir.

Le ministère se donnait l'allure d'un gouvernement fort, résolu à employer l'autorité pour défendre l'ordre menacé par les idées révolutionnaires. Par des circulaires et des instructions confidentielles, chaque ministre faisait aux fonctionnaires de son service un devoir de combattre les adversaires du gouvernement et de surveiller les opinions politiques de leurs subordonnés. Le ministre de l'intérieur ordonnait aux préfets, devenus les premiers soldats de l'ordre, de descendre hardiment dans l'arène politique, de rallier des partisans autour du pouvoir, d'agir sur l'esprit public, de maintenir les fonctionnaires sous une, active surveillance. Le ministre des Finances prescrivait de lui signaler les agents qui, poussant l'oubli de leur devoir jusqu'à commettre une trahison véritable, se seraient laissé infecter par les doctrines subversives du socialisme. Le ministre de la Guerre demandait aux colonels de gendarmerie un concours tout nouveau, qui consistait à envoyer des rapports confidentiels pour le ministre et le Président. Il n'est pas nécessaire que l'esprit public soit agité pour devenir l'objet des remarques de la gendarmerie, on doit l'observer dans son état habituel.... Il est utile partout d'observer les actes et les tendances des agents du gouvernement. Le ministre de la Justice, Roulier, renouvelant une pratique du ministère Guizot en 1840, prescrivit (24 nov.) aux procureurs généraux de lui adresser chaque mois un rapport contenant une appréciation motivée de la situation morale et politique des départements de leur ressort, et un exposé sommaire de tous les faits politiques... tels que délits de presse, organisation de sociétés, création de journaux, menées sourdes ou apparentes des partis.

Une circulaire secrète expliquait : Des fonctionnaires dont la moralité est équivoque ou la capacité douteuse, qui sont opposés aux vues et aux instructions du gouvernement ou hésitent à s'y conformer par un aveugle esprit de ménagement pour le parti et les doctrines socialistes, énervent et compromettent l'action du pouvoir. On devait envoyer une appréciation raisonnée du caractère, de la tenue et de la conduite politique des magistrats amovibles, et signaler ceux dont le remplacement serait devenu nécessaire. Le ministre ajoutait : Je vous saurai gré des renseignements que vous me donnerez sur les fonctionnaires étrangers à votre administration et dont vous auriez été appelé à constater le défaut d'instruction et les mauvaises tendances.

Alors s'organisa par toute la France la surveillance sur les paroles, les démarches, les relations des fonctionnaires et même des simples républicains. Pour alimenter le rapport mensuel du procureur général, les gendarmes recueillaient les bruits et les propos d'allure politique, les rapportaient au juge de paix du canton, qui les rédigeait. Les renseignements des cantons étaient réunis par les procureurs de la République au procureur général, dans des rapports qui fournissaient la matière de son travail.

 

IV. — LE VOTE DE LA LOI SUR L'ENSEIGNEMENT.

LE projet de loi sur l'enseignement, envoyé au Conseil d'État, était  prêt pour la délibération le 31 décembre. Le gouvernement prit l'initiative de faire régler d'abord la nomination des instituteurs, question politique à laquelle tout le parti de l'ordre s'intéressait, tandis que le régime de l'enseignement ne passionnait que les catholiques. Le ministre de l'Instruction, de Parieu, présenta une loi temporaire — surnommée la petite loi, par opposition à la grande loi Falloux —. Il apporta à l'Assemblée un dossier formidable, disait-il, contre les instituteurs ; il conclut que, pour purifier l'instruction primaire des hommes qui la déshonorent, il fallait armer mieux le gouvernement. La loi, votée par 385 voix contre 223, plaçait l'instruction primaire sous la surveillance des préfets et donnait au préfet le droit de nommer, suspendre et révoquer les instituteurs. Elle n'était valable que pour six mois ; mais ce régime, qui faisait de l'instituteur un fonctionnaire soumis à l'agent politique du pouvoir central, devait paraître si commode à tous les gouvernements que tous l'ont conservé ; il est resté un trait caractéristique de l'enseignement public français.

La grande loi (loi Falloux), discutée par l'Assemblée en trois délibérations successives (du 16 janvier au 15 mars), fut l'occasion de discours retentissants. La liberté d'enseignement ne fut contestée par personne ; le régime créé par la loi fut combattu par toute la gauche, attaqué par Victor Hugo (qui avait rompu avec le parti de l'ordre à propos de l'intervention à Rome), par des universitaires, et en sens inverse par l'évêque Parisis, mécontent d'une transaction qui conservait l'Université, foyer d'athéisme, d'incrédulité, d'esprit anarchique, sans donner à l'Église la liberté entière. Le principal orateur catholique, Montalembert, défendit la loi par des formules restées fameuses.

La société est menacée par des conspirateurs de bas étage et par d'affreux petits rhéteurs. La société périra si l'on ne restaure l'autorité et le respect. Qui donc défend l'ordre et la propriété dans nos campagnes ? Est-ce l'instituteur ? Non, c'est le curé. Je dis qu'aujourd'hui... les prêtres... représentent l'ordre, même pour ceux qui ne croient pas.... Ils représentent à la fois l'ordre moral, l'ordre politique et l'ordre matériel. — Il y a en France deux armées en présence. Elles sont chacune de 30 à 40.000 hommes ; c'est l'armée des instituteurs et l'armée des curés.... A l'armée démoralisatrice et anarchique des instituteurs il faut opposer l'armée du clergé.

La lutte fut vive sur un amendement qui interdisait de tenir école à tout membre d'une congrégation religieuse non reconnue par l'État. Thiers soutint ses vieux adversaires les jésuites. La Constitution, dit-il, ne permettait pas de leur enlever une liberté de droit commun, la loi sur l'enseignement ne connaissait que des individus. Puis, répondant à des interruptions, il dit, avec l'intention d'exaspérer la gauche, que la République ne subsistait qu'à condition de ne pas être gouvernée par les républicains ; il souleva un tumulte si violent que la majorité. oubliant les jésuites, vota en niasse contre l'amendement de la gauche.

La loi fut votée par 399 voix contre 237 avec de légers amendements. Elle reconnaissait deux espèces d'écoles : publiques (communales ou d'État), libres (entretenues par des particuliers ou des associations), et leur appliquait deux régimes différents. Les écoles privées n'étaient soumises à aucune surveillance, sauf pour la moralité et l'hygiène, à aucune condition, sauf, pour le directeur, le baccalauréat dans une école secondaire, le brevet dans une école primaire. Les écoles publiques dépendaient du conseil municipal pour la nomination des infiltres, du maire et du curé (ou du pasteur) pour la surveillance (le l'enseignement : ce qui dans la pratique menait à en faire des écoles confessionnelles. Le conseil municipal pouvait confier l'école ou le collège à des membres d'une congrégation ; la loi les dispensait du brevet exigé des laïques et se contentait de la lettre d'obédience qui garantissait leur qualité de congréganiste. Tout le personnel enseignant était soumis à une juridiction à deux degrés ; 1° dans chaque département un conseil académique où entrait le recteur ; 2° pour la France le Conseil supérieur, de 24 membres, dont 8 universitaires, les autres représentant l'Institut, les clergés et l'enseignement libre.

Ni les partisans de la loi ni ses adversaires n'en prévirent les conséquences. Les conservateurs croyaient avoir rétabli l'unité de l'enseignement primaire sous la direction du clergé. Les catholiques virent surtout l'influence donnée au clergé sur les écoles publiques et la victoire obtenue sur le préjugé de la bourgeoisie contre les jésuites : le Père de Ravignan remercia avec effusion Dupanloup. Plusieurs évêques commencèrent par se défier de cette transaction avec l'ennemi. Montalembert jugea nécessaire d'écrire au pape que jamais on n'obtiendrait une loi meilleure, ni même aussi bonne, d'aucune Assemblée future, si l'opposition des évêques faisait échouer celle-ci ; Pie IX lui fit répondre (mai 1850) qu'il acceptait dans l'intérêt même de la société chrétienne de supporter quelque sacrifice. Les républicains et les universitaires se rassurèrent en se disant que la loi, n'étant pas née viable, ne serait pas appliquée ou serait balayée bientôt.

L'expérience devait montrer que l'effet profond de cette loi ne serait ni l'introduction en France de la liberté d'enseignement, invoquée pour la justifier, ni la subordination des écoles laïques au clergé, espérée par ceux qui la votaient. La liberté d'ouvrir des écoles n'a guère servi aux laïques : ils n'avaient pas les moyens pécuniaires de les entretenir, et ils savaient l'administration armée de façon à écraser tout enseignement indépendant ; les pensionnats secondaires laïques, entreprises commerciales, avaient su vivre sans la liberté légale sous le monopole de l'Université. Les congrégations religieuses seules pouvaient compter assez sur la bienveillance de l'administration et possédaient assez de ressources en argent et en personnel pour entretenir des établissements libres. Elles créèrent des collèges ecclésiastiques d'enseignement secondaire pour les fils de la noblesse et de la bourgeoisie ; les élèves y affluèrent en beaucoup plus grand nombre que personne ne l'avait prévu : dès la fin de 1851 on comptait 257 établissements, dont plusieurs collèges communaux, dès 1853 une vingtaine de maisons de jésuites. Les frères des Écoles chrétiennes reçurent peu à peu des conseils municipaux une partie des écoles primaires publiques de garçons ; les sœurs presque toutes les écoles publiques de filles.

La France se couvrit d'écoles ecclésiastiques en concurrence avec los écoles de l'État. Ainsi fut rompue l'unité d'éducation qu'on avait voulu maintenir au profit du clergé. Dans les pays mixtes, l'école confessionnelle sépara dès l'enfance les catholiques et les protestants en deux nations hostiles. Dans toute la France un fossé se creusa entre les anciens élèves de l'Université et les anciens élèves des collèges ecclésiastiques, entre les élèves de l'école laïque et les élèves des Frères. Le clergé ne mit pas la main sur l'enseignement de l'Université ; le corps des professeurs et instituteurs publics continua de se recruter parmi les laïques indépendants qui ne trouvaient aucune autre carrière ouverte. Les instituteurs devinrent des fonctionnaires de l'État, dépendants de l'administration, mais ils n'apprirent pas à obéir au clergé. L'Université ne fut ni détruite ni soumise à l'Église ; mais l'Église, en possession des nouvelles écoles privées, devint la rivale de l'Université. Elles allaient se disputer la jeunesse française, se la partager, et la couper en deux masses orientées dans deux directions opposées. Alors on comprit en France que la loi Falloux avait été un des événements décisifs du XIXe siècle.

 

V. — LES SUCCÈS ÉLECTORAUX DE LA MONTAGNE.

L'ENTENTE entre la majorité et le ministère fut resserrée par la  lutte électorale contre la Montagne. Les représentants Montagnards condamnés par la Haute-Cour pour l'affaire du 13 juin furent déclarés déclins et leurs sièges vacants (8 février) ; on fixa les élections complémentaires au 10 mars 1850 pour l'élection de 31 représentants dans 1G départements. Le gouvernement divisa la France en 5 grands commandements militaires que les républicains surnommèrent des pachaliks. Aux réclamations de la gauche le ministre de la Guerre répondit : Le gouvernement veille et ne sera pas surpris. L'Assemblée l'approuva par 437 voix contre 183 (16 février).

Paris avait 3 représentants à élire ; les républicains de toutes les nuances décidèrent de dresser une liste unique. Le Comité démocratique social convoqua tous les électeurs à élire des délégués. Les 223 élus se formèrent en un conclave qui fit comparaître les candidats, les interrogea et dressa la liste. Il fit des choix significatifs : en tête (par 212 voix) de Flotte, insurgé de juin transporté, ensuite (par 183 voix) Vidal, théoricien socialiste, collaborateur de Louis Blanc au Luxembourg, au dernier rang et à un second tour (par 134 voix), Carnot, l'ancien ministre de l'Instruction publique choisi par protestation contre la loi Falloux. Cette liste passa à une forte majorité. — Dans l'ensemble de la France il y eut 21 élus de la Montagne, 10 conservateurs. C'était un gain pour le parti de l'ordre, puisque la Montagne perdait ces dix sièges ; mais aucun parti ne fit ce calcul : les républicains triomphèrent, les conservateurs furent atterrés. Cette génération, habituée à voir Paris imposer ses révolutions à la France, regardait Paris comme la capitale de l'opinion politique, dont l'exemple devait entraîner tout le pays. Ce qui effrayait les conservateurs, c'était le grand nombre des voix obtenues par les rouges qu'ils croyaient avoir écrasés, leur discipline au scrutin démontrée par le faible écart des voix entre le premier et le dernier élu de leur liste (en Saône-et-Loire 61.412 voix au premier, 61.216 au sixième), et, surtout, l'élection de la Seine, où la liste rouge avait la majorité même parmi les soldats (6.583 voix contre 5.803 données à un général). L'armée elle-même devenait suspecte.

Tous les journaux conservateurs demandèrent des mesures de salut public. Les Barbares sont à nos portes, disait le Napoléon. Le gouvernement se concerta avec les chefs de la majorité. Les groupes conservateurs de l'Assemblée avaient créé une réunion dirigée par un Comité de 12 membres : parlementaires notables des anciens partis légitimiste et orléaniste, Molé, Berryer, de Broglie, Montalembert. On les surnommait les burgraves, par allusion aux vieillards solennels du drame de Victor Hugo. Le Président appela Thiers, et le pria de lui amener les burgraves. Ils vinrent à l'Élysée ; le Prince leur parla du danger public, et de la nécessité de fortifier le ministère en y faisant entrer tous les chefs du parti de l'ordre. Il proposait de prendre Molé et Thiers, qui ne refusèrent pas, mais les autres, sauf Montalembert, déclarèrent que les chefs du parti de l'ordre soutiendraient mieux le ministère du dehors. Le Président n'insista que pour la forme. Il avait conscience, dit Thiers, que nous aurions été ses maîtres.

Pour rendre le ministère plus énergique, il mit à l'Intérieur, à la place de F. Barrot, jugé trop faible, Baroche, orléaniste passé au parti de l'Élysée, qui avait dirigé le procès en haute cour contre les Montagnards. Les chefs de la majorité, réunis (17 mars) pour aviser aux mesures à prendre, résolurent de paralyser les trois moyens d'action de la Montagne. la presse, les clubs, le suffrage universel : l'Assemblée vota aussitôt l'urgence (les projets de loi sur les clubs et la presse.

On n'avait pas encore trouvé de procédés pratiques pour épurer le suffrage universel, quand une nouvelle alarme électorale remit au premier plan la question du suffrage. Un des élus du 10 mars, Vidal, ayant opté pour le Bas-Rhin, il fallut une élection complémentaire dans la Seine. Le Comité démocratique présenta le romancier Eugène Sue, regardé comme socialiste pour avoir décrit dans les Mystères de Paris les misères du peuple et dans le Juif Errant les intrigues attribuées aux jésuites. Les conservateurs lui opposèrent un garde national bourgeois de Paris, héros des journées de juin. Eugène Sue fut élu (28 avril).

La nouvelle jeta la panique dans la bourgeoisie ; toutes les valeurs de Bourse baissèrent (en six semaines le 5 p. 100 était tombé de 7 francs), les commandes à l'industrie furent arrêtées, les fonds retirés des caisses d'épargne, beaucoup d'étrangers quittèrent Paris.

 Les journaux de la bourgeoisie imputèrent cette crise au régime du suffrage. Les burgraves tinrent conseil sur les moyens de le changer. Thiers proposa l'accord avec le Président, qui par un message déclarerait la modification immédiate des institutions indispensable au salut de la patrie. Berryer objecta que ce serait s'engager sans savoir où on irait. Thiers répondit qu'il respectait la République, mais pas la Constitution Marrast, la plus sotte, la plus absurde, la plus impraticable, dont tout l'esprit était dans sa perfidie, dans les conditions qui rendaient la révision impossible ; il ne se ferait donc aucun scrupule de déchirer la sale pancarte des Messieurs du National. Mais il fallait le concours du Président, et on ne l'aurait qu'en lui offrant la prolongation de ses pouvoirs. Les autres refusèrent ; ils consentirent seulement à présenter un projet de loi électorale. Le suffrage universel étant expressément garanti par la Constitution, Thiers déclara nettement : On ne peut rien faire d'efficace en restant dans l'esprit et la lettre de la Constitution ; mais, en exigeant des conditions de domicile prouvées par l'inscription au rôle, des contribuables, on pourrait éliminer plusieurs millions d'électeurs des plus dangereux.

 

VI. — LA LOI ÉLECTORALE DU 31 MAI ET LA LOI DE 1850 SUR LA PRESSE.

LE Président donna son consentement, avec beaucoup de résistance apparente et peut-être un peu de réelle, dit Thiers. Ni les burgraves ni le ministère n'osèrent prendre une responsabilité officielle ; les burgraves demandèrent de présenter un projet de loi ministériel ; les ministres voulaient une proposition d'initiative parlementaire. On adopta une procédure intermédiaire : une commission extraparlementaire créée par le ministère pour préparer une réforme électorale, où entrèrent les chefs de la majorité. Tous les membres s'accordèrent à exiger pour le droit de vote un plus long domicile, mais les uns voulaient deux ans. les autres trois ans ; Thiers proposait de rétablir le cens. On s'entendit sur un compromis : maintenir la loi antérieure en exigeant trois ans de domicile. Le texte, mis sur pied en trois jours, fut présenté à l'Assemblée comme projet du gouvernement (8 mai).

La gauche déclara inconstitutionnelle toute proposition tendant à changer les conditions du droit électoral fixées par la Constitution, qui déclarait électeurs tous les Français âgés de 21 ans et jouissant de leurs droits civils et politiques, et par la loi organique qui fixait à six mois la durée de résidence. La majorité rejeta la question préalable par 433 voix contre 197, élut (10 mai) une commission qui chargea du rapport L. Faucher, compromis par son zèle en 1849, et vota l'urgence par 461 voix contre 239 (21 mai). La discussion fut courte et violente. Montalembert y poussa son fameux cri de guerre :

Il faut recommencer l'expédition de Borne à l'intérieur... Comme pour la République romaine, ni neutralité ni complicité.... Nous voulons la guerre au socialisme, franchement, loyalement, énergiquement, la guerre légale... pour empêcher la guerre civile.

Les adversaires républicains du projet eurent soin de garder un ton modéré. Les démonstrations juridiques de Grévy et de J. Favre, les apostrophes oratoires de V. Hugo visaient à détacher de la majorité le tiers parti, surnommé les margraves, et le parti de l'Élysée, qui répugnaient à des mesures contraires à la Constitution.

Thiers, reprenant le procédé qu'il avait employé dans la discussion sur les jésuites, lança une formule provocante. Lui-même s'est vanté plus tard de l'avoir combinée d'avance avec les burgraves pour mettre la gauche en fureur. Parlant des gens que la loi privait du suffrage, il les appela : ces hommes qui méritent ce titre, l'un des plus flétris de l'histoire, le titre de multitude : puis, énumérant les victimes de la foule, les Witt, Bailly, les Girondins, il répéta : la multitude, la vile multitude. La colère de la Montagne irrita la majorité ; elle rejeta tous les amendements, sauf ceux qui augmentaient le nombre des exclus, et vota l'ensemble (31 mai) par 433 voix contre 241.

La loi du 31 mai exigeait pour être électeur un domicile de trois ans dans le canton, prouvé par l'inscription au rôle des contributions directes ou par la déclaration du patron pour les ouvriers, du maitre pour les domestiques. Elle excluait tout individu condamné, non seulement pour fait de droit commun (y compris le vagabondage, l'adultère et la mendicité), mais même pour délit politique (attroupement, délit de presse, de club). D'après les listes officielles, le chiffre des électeurs tomba de 9.618.057 à 6.809.281. Près de 3 millions d'hommes étaient écartés du suffrage, la plupart ouvriers habitants des villes.

L'Assemblée compléta son système de défense sociale en votant (8 juin) la prolongation pour un an de la loi de 1849 contre les clubs, puis une loi sur la presse. Pour détruire les journaux et les revues à bon marché, elle rétablit de façon définitive le cautionnement (24.000 francs pour Paris) et imposa le timbre à tout écrit périodique de moins de dix feuilles et au roman feuilleton. Le nombre des numéros de journaux transportés par la poste tomba de 146 millions en 1849 à 34 en 1851. La loi de 1850 introduisit cieux innovations durables :

1° Pour diminuer le prestige dû au caractère impersonnel du journal, tout article de discussion politique, religieuse ou philosophique fut signé du nom de l'auteur. La signature, restée en usage même après qu'elle a cessé d'être obligatoire, a donné à la presse française une allure plus personnelle que celle des journaux de la monarchie.

2° Pour entraver les polémiques personnelles, la loi donnait à tout particulier nominé ou désigné dans un écrit périodique le droit d'obliger le journal à insérer gratuitement dans un des numéros suivants à la même place une réponse d'une longueur double de l'article où il était nommé. Ce droit de réponse, créé pour la répression, a été maintenu, même avec la liberté de la presse ; il fournit aux particuliers contre les informations mensongères un procédé de défense.

Ainsi les conservateurs, redevenus maîtres du pouvoir, avaient détruit les organes nouveaux du parti républicain et, par un artifice légal, paralysé la seule institution créée par la Révolution de 48.

 

VII. — LA RÉPRESSION DE LA PROPAGANDE RÉPUBLICAINE.

L'EXTERMINATION systématique du parti de la Montagne, commencée par le ministère du 31 octobre 1819, continua dans toute la France jusqu'au coup d'État. Les contemporains n'en ont connu que des épisodes ; les rapports confidentiels des procureurs généraux nous en font voir l'esprit et la méthode.

Les noms mêmes donnés aux républicains démocrates : démagogues, socialistes, anarchistes, montrent que l'autorité ne les reconnaissait pas pour un parti politique légitime. Élevés sous un régime qui refusait aux hommes du peuple toute participation aux affaires publiques, les magistrats se scandalisaient de voir des ouvriers et des paysans manifester des passions politiques et faire de l'opposition au gouvernement. Les jugeant incapables de s'élever à des convictions politiques, ils n'attribuaient leurs manifestations qu'aux instincts criminels ordinaires des délinquants de droit commun, le goût du meurtre ou du pillage ; hantés par la légende de la Terreur, ils les accusaient de vouloir le partage des terres, la guillotine, le massacre des riches. Les chefs bourgeois ne pouvaient donc être que des meneurs sans scrupule, en quête d'une carrière, déclassés enragés contre la société, n'espérant leur salut que d'un bouleversement social, qui dirigeaient leurs manifestations et leurs votes et leur fournissaient une doctrine. Le parti démocratique apparaissait comme une association de malfaiteurs formée pour préparer des crimes de droit commun.

Il s'était créé des sociétés secrètes républicaines avec des cérémonies nocturnes, des serments d'initiation et des emblèmes secrets imités des francs-maçons ou des carbonari. Il ne nous reste aucun moyen de savoir le nombre des affiliés, mais les rapports officiels l'exagèrent jusqu'à l'absurde. Comme les juges des procès de sorcières, les magistrats, obsédés par une idée fixe, interprétaient les faits signalés par leurs agents à travers un système préconçu. Tout groupe d'électeurs démocrates réunis dans un café ou une maison pour se concerter sur une élection, signer une pétition, ou discuter la situation politique, leur semblait une société secrète assemblée par des chefs officiels, pour préparer un coup de force. Les représentants ou les journalistes, venus de Paris en tournée de propagande, paraissaient des émissaires chargés de porter le mot d'ordre d'un complot ou de recruter des insurgés. Les ceintures, cravates, casquettes rouges se transformaient en signes de ralliement, une rixe avec des gendarmes dans un cabaret devenait une rébellion contre la gendarmerie. Toutes les manifestations qualifiées séditieuses (cris, placards, chansons, portraits de chefs révolutionnaires, emblèmes, rixes, mascarades) étaient reportées sur un registre au ministère de la Justice.

L'agitation démocratique ayant commencé avec la République depuis qu'on parlait de politique aux gens du peuple, les magistrats l'attribuaient aux doctrines propagées par les républicains démocrates, qui ébranlaient dans les Ames simples les notions fondamentales de la morale sociale. Ils jugeaient insuffisant de maintenir l'ordre matériel ; il leur semblait nécessaire de rétablir l'ordre moral, fondé sur le respect de l'autorité. Ils ne bornaient pas leur office à réprimer les actes délictueux, ils voulaient empêcher la propagation des doctrines subversives d'où naissait le désordre moral. Ils travaillaient donc méthodiquement à paralyser tous les procédés de propagande républicaine par la presse, la parole, les réunions, les symboles.

Les procureurs généraux avaient dressé la liste de tous les journaux politiques et surveillaient étroitement la presse républicaine. Ils faisaient poursuivre tout article où l'on pouvait relever un délit d'outrage contre l'Assemblée, le Président ou l'ordre social, et comme le jury acquittait volontiers dans les procès de presse, ils préféraient souvent poursuivre pour infraction aux règlements devant le tribunal correctionnel, plus disposé à condamner. Les amendes servaient de moyen pour absorber le cautionnement et forcer le journal. Le procureur en annonçait au ministre la disparition comme un succès personnel. Il surveillait toute tentative de le faire renaître et menaçait les imprimeurs pour les détourner d'en accepter la publication.

 La propagande active que faisaient les colporteurs en vendant dans les villages les brochures et les almanachs, unique lecture du peuple des campagnes, fut arrêtée par la loi de 1849 qui exigeait l'autorisation du préfet.

 Dés 1850 les rapports annonçaient l'écrasement de la propagande démocratique par la presse. La propagande orale continuait par les conversations et les réunions. Les magistrats travaillèrent méthodiquement à réduire au silence les fonctionnaires subalternes, instituteurs, facteurs, agents voyers, conducteurs des ponts et chaussées, que leur origine populaire mettait en relations familières avec les gens du peuple. Tout propos républicain, toute manifestation de sentiments démocratiques était signalé par le ministère de la Justice au ministère dont l'agent dépendait et d'ordinaire frappé d'une punition disciplinaire, d'un déplacement, ou de la révocation. Les employés de chemins de fer, n'étant pas fonctionnaires, étaient dénoncés au directeur de la Compagnie.

Contre les réunions des républicains, le gouvernement était armé par les lois de 1848 et 49, qui distinguaient mal la réunion de l'association. Aucune réunion ne pouvait se tenir en plein air, toute réunion publique où on parlait politique était assimilée à un club politique, et interdite. Toute réunion dans une salle louée, tout banquet à nombreuse assistance pouvait être interdit par le maire. L'administration, en faisant pression sur les maires, en intimidant les propriétaires de salles, parvint dès 1850 à empêcher toute grande réunion, et même les discours des représentants de la Montagne à leurs électeurs. Les républicains furent réduits à se réunir dans des banquets par petits groupes, ou dans des maisons privées, le soir, ou à tenir des réunions illégales dans les bois ou sur les montagnes. L'administration surveillait les sociétés non politiques, surtout les sociétés de secours mutuels, et les coopératives de consommation, et, dès qu'elle les jugeait suspectes, les déclarait dissoutes ; elle en vint à dire que toute société dont les membres appartenaient à une même opinion devait être présumée politique.

La répression atteignait systématiquement les manifestations individuelles et les signes extérieurs de sentiments démocratiques : les cris d'opposition politique, surtout : Vive la République démocratique et sociale ! — les chansons démocratiques de Pierre Dupont, surtout : Qu'on mette au bout de nos fusilsles Changarnier, les Radetzky, — les oppresseurs de tous pays, avec ses nombreuses variantes, — le refrain populaire : Vivent les rouges ! A bas les blancs ! — les portraits des condamnés révolutionnaires, Barbès, Ledru-Rollin, — les emblèmes égalitaires, niveau et bonnet phrygien, — les objets d'habillement rouges, ceintures, coiffures, cravates.

Ce système visait à empêcher toute expression d'opinion républicaine : il semblait que, si le peuple cessait d'entendre parler politique, il redeviendrait, comme avant 1848, indifférent à la vie publique et docile à l'autorité. Les magistrats se plaignaient d'être mal soutenus dans cette lutte, plusieurs déclaraient ne pouvoir compter que sur les gendarmes. Les maires élus des communes rurales dans les pays républicains se sentaient les représentants de leurs concitoyens plutôt que les agents du gouvernement ; ils se refusaient à donner des renseignements sur leurs administrés et à mettre les gardes champêtres au service de la police. Aussi les procureurs généraux sont-ils d'accord pour réclamer un mécanisme plus complet de répression, des commissaires de police plus nombreux, une brigade de gendarmerie dans chaque canton, et surtout la nomination de tous les maires par le gouvernement. Ainsi se préparait le système de compression autoritaire de l'Empire.

 

 

 



[1] Voir livre V, chap. II.