HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE II. — L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.

CHAPITRE III. — LA CONSTITUTION DE 1848 ET LA FIN DE L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.

 

 

I. — LA RÉDACTION DU PROJET DE CONSTITUTION.

LA Constitution que l'Assemblée avait mission de faire fut préparée hors séance pendant les grandes crises, de mai à août, et discutée en séance sous l'état de siège, de septembre à novembre. Cette Constitution, qui n'a duré que trois ans, n'a laissé aucune trace dans la vie politique de la France : il serait superflu de la décrire en détail ; il suffira d'indiquer les épisodes de la préparation et de la discussion qui éclairent les sentiments de l'Assemblée.

Le Comité de Constitution, de 18 membres, chargé de rédiger le projet, fut élu le 17 mai par l'Assemblée encore disposée à la conciliation ; elle y mit des représentants des opinions différentes : des hommes du National, Marrast, Vaulabelle, Cormenin ; des orléanistes, Dufaure, Dupin, Tocqueville, O. Barrot, Vivien, de Beaumont ; un pasteur,  Coquerel ; un ouvrier, Corbon ; et même un socialiste, Considérant (sans compter Lamennais, qui s'abstint de venir aux séances).

Le Comité, réuni le 19 mai. élut président Cormenin, comme spécialiste en droit constitutionnel. Les vieux praticiens, Durative et Dupin, voulaient d'abord poser les grands principes dont on ferait découler les règles. Le Comité préféra charger le président, dont l'esprit éminemment analytique excelle dans la classification, de préparer ce travail, et décida de tenir ses opérations secrètes. Le 22 mai, Cormenin lut son projet en 5 chapitres, et posa les questions :

1° Ne convient-il pas de poser des prolégomènes, une déclaration des droits et des devoirs, qui serviront d'enseignement au peuple et le rassureront en lui montrant que la Révolution février, plus sociale que politique, doit introduire, outre les droits anciens... des droits nouveaux dont l'exercice sera utile et fécond pour tous ?

2° Formes du pouvoir exécutif. Une délégation de l'Assemblée ? Un directoire ? Un seul citoyen nommé pour trois ans qui désignera des ministres responsables ?...

3° Pouvoir législatif... Nombre des représentants ? Élection au scrutin de liste ? (Élection des autorités municipales ?) Une ou deux chambres ?

4° Pouvoir judiciaire. Sera-t-il élu ?

5° Révision de la Constitution et tout ce qui peut se rattacher é son acceptation par le peuple.

Odilon Barrot voulait faire proclamer d'abord la décentralisation, parce que la base de l'État devait être la commune ; Vaulabelle répliqua que la centralisation avait sauvé la France ; et l'on décida, presque à l'unanimité, de commencer par l'organisation de l'État.

Cormenin ayant lu son projet de déclaration des droits et des devoirs (le 23), la discussion se concentra sur le droit au travail, la seule des décisions théoriques qui eût une portée pratique ; il signifiait que la révolution serait sociale, ce qui le rendait cher aux ouvriers et odieux à la bourgeoisie. Quelques membres objectèrent le danger de promettre plus qu'on ne peut tenir et proposèrent de se borner à une promesse de secours. Considérant, chef de l'école fouriériste qui avait fourni la formule, répliqua par un argument décisif : Je connais la classe ouvrière. Pour elle, toute la valeur de la Constitution sera dans ce mot : Droit au travail. Cormenin chargé de trouver une transaction fit adopter une formule qui reconnaissait le devoir de la société.

Le droit au travail est celui qu'a tout homme de vivre en travaillant. La société doit, par les moyens généraux et productifs dont elle dispose et qui seront organisés ultérieurement, fournir du travail aux hommes valides qui ne pourraient se procurer de l'ouvrage.

Sur l'organisation des pouvoirs se posèrent deux questions, pratiquement les plus importantes, le nombre des Chambres, le procédé de désignation du chef du pouvoir exécutif.

Le système des deux Chambres ne fut soutenu que par quelques orléanistes. Je reconnais, dit Tocqueville, que la cause que je vais soutenir est perdue dans l'opinion. On le jugea incompatible avec la république. Deux Chambres avec un Président, c'est l'image de la monarchie. L'Assemblée unique fut adoptée par 14 voix contre 3.

A l'unanimité et sans discussion, on décida de donner le pouvoir exécutif à un chef unique ; par 12 voix contre 2, on proposa qu'il ne fût pas rééligible, par 8 voix contre 6, qu'il fût élu pour quatre ans. Sur le mode d'élection du Président on discuta plus longtemps. Cormenin demandait le suffrage universel : le Comité approuva. On trouvait logique de donner au pouvoir exécutif la même origine qu'au législatif, on ne prévoyait pas encore un Bonaparte. Seul Marrast (informé de la tentative de Louis-Napoléon en février) suggéra, pour éviter les surprises, de restreindre l'élection à cinq candidats choisis par l'Assemblée. Mais les orléanistes eux-mêmes, pour faire contrepoids à une Assemblée unique, tenaient à donner à l'exécutif une assiette ferme. S'il n'y a pas un pouvoir exécutif fort, dit Beaumont, la République ne durera pas six mois. Pour le rendre fort, Dufaure demanda qu'il fût le produit du suffrage universel. On se décida donc pour un président élu, sans présentation de l'Assemblée, par la nation entière, à la majorité relative, avec un minimum de 2 millions de voix.

Sur le pouvoir réel du Président on ne se mit pas d'accord. Le projet de Cormenin conférait à un Conseil des ministres les principales fonctions du pouvoir exécutif. Les vieux parlementaires orléanistes tenaient à conserver les ministres responsables ; Tocqueville voulait donner au Président le rôle d'un roi constitutionnel et rendre les ministres solidairement responsables avec lui. Considérant protesta contre la situation insignifiante faite au Président de la République. Marrast ne voulait pas confier au Président un pouvoir qui ressemble au pouvoir royal. Dans ma pensée, c'est l'Assemblée et non le pouvoir exécutif qui doit gouverner. Mais, habitué à s'exagérer la majesté du pouvoir législatif, il s'imaginait que le pouvoir exécutif serait ce que son nom indique, l'instrument de l'Assemblée, et l'exécuteur de ses volontés. Comme presque tous ses contemporains, il ignorait que le pouvoir de nommer les fonctionnaires et de commander l'armée primait en France tous les autres pouvoirs.

Les ministres furent déclarés responsables, sans qu'on précisât comment cette décision se concilierait avec le dogme alors incontesté de la séparation des pouvoirs ; on négligea de définir la responsabilité ; peut-être n'y voyait-on que le droit de l'Assemblée de juger les ministres en cas de violation de la Constitution ; en ce sens le Président lui-même était judiciairement responsable.

 

II. — LA DISCUSSION DANS LES BUREAUX DE L'ASSEMBLÉE.

LE projet, rédigé vers la fin de mai, fut envoyé aux quinze bureaux de l'Assemblée ; chacun séparément le discuta article par article ; puis ils élurent des délégués pour aller exposer au Comité le résultat et les motifs des délibérations... sur le projet de la Constitution. Les bureaux, composés au hasard du tirage au sort, émirent sur les questions capitales des avis opposés ; quatre furent dominés par les royalistes, à en juger par le choix des délégués (Thiers, de Parieu, Duvergier de Hauranne, Berryer).

La communication des observations des bureaux dura du 24 juillet au 5 août. Plusieurs délégués demandèrent une véritable discussion entre eux et les membres du Comité ; le président. du Comité objecta le texte formel du décret. Les délégués durent donc sans contradiction et sans discussion exposer l'avis de leurs bureaux respectifs, le président gardant le droit de faire les questions et les objections propres à jeter de la lumière sur l'avis exprimé dans chacun des bureaux.

De la masse énorme des menues objections apportées par les délégués se détachent les conflits sur quelques questions capitales, celles qui déjà avaient dominé les débats du Comité.

Le préambule était en principe accepté par une douzaine de bureaux. Le 3e lui trouvait peu d'utilité ; le 14e le rejetait et y voyait des choses... propres à amener la guerre civile ; le 13e qualifiait l'énumération des droits de généralités métaphysiques et vagues.

Les discussions les plus ardentes portaient sur le droit au travail, suspect d'avoir excité les ouvriers à la révolte. Il se trouvait encore, même après les journées de juin, six bureaux pour le maintenir : le 1er comme conséquence du dogme de la fraternité et de rétablissement même de la République, le 10e, parce que la Révolution de 48 doit être sociale ; le 14e, parce que le droit au travail, c'est le droit de vivre. Neuf bureaux l'avaient rejeté, cinq en condamnant le principe même du droit au travail : le 6e, comme le dernier vestige des fausses doctrines professées au Luxembourg, le 9e, parce qu'il n'existe pas plus pour l'ouvrier contre la société que contre le riche qui ne fait pas travailler les ouvriers, le 13e, comme partie d'un système qui démolit la liberté humaine, le 14e, comme un appel à la guerre civile, le 15e, parce qu'il n'a pas de sens raisonnable. Thiers, au nom du 3e bureau, fit une vraie conférence en termes très vifs.

Le but essentiel de la société est de protéger les individus qui la composent. le reste est du domaine de la vertu... La société n'est pas tenue de réaliser des promesses folles, ni la République tenue d'exécuter les engagements des imprudents qui ont parlé en son nom.... Le meilleur moyen de calmer les masses est de leur dire la vérité et, si on a promis ce qu'on ne pouvait pas tenir, il faut le déclarer franchement... La société peut-elle donner en tout temps du travail à ceux qui en manquent ? Non. L'État n'a pas entre les mains les ressources. Je ne comprends qu'une chose : on peut réserver les travaux de l'État pour les temps de chômage.... Mais donner du travail à toute la population manufacturière... voilà ce 'Lui est absolument impossible. Le seul résultat... de ces ateliers immenses..., c'est d'assurer une armée à l'insurrection....

Le droit à l'instruction avait été très vivement combattu. Quelques bureaux le maintenaient comme éminemment démocratique. Mais tous le limitaient expressément à l'instruction primaire. Les bureaux à majorité conservatrice rejetèrent même le principe : Il ne faut pas garantir ce qu'on ne pourra donner. — Il n'est pas convenable de proclamer des droits qui n'existent pas.

Sur les institutions à établir, la majorité des bureaux acceptait le projet du Comité. Trois bureaux conservateurs réclamaient contre le scrutin de liste et le vote au canton. Mais le suffrage universel n'était plus contesté, Thiers lui-même se déclarait converti au suffrage universel par l'expérience. Le seul inconvénient, ajoutait-il, c'est qu'il ne laisse plus rien à faire.... On est allé tout d'un coup... à la république et, quand on a eu la république démocratique, on a voulu immédiatement la république démocratique et sociale.

On avait surtout discuté le mode d'élection du Président de la République. Quatre bureaux voulaient qu'il fût élu par l'Assemblée, un bureau demandait qu'elle fît la première élection. De Parieu (futur ministre de Napoléon III) expliqua qu'il fallait affaiblir le pouvoir exécutif qui a toujours paru trop fort et qui a opprimé tous les autres...

Les conflits naitront nécessairement entre l'Assemblée et le Président s'ils ont une origine commune. Le Président doit donc n'être que le délégué de l'Assemblée. L'élection par le peuple ne sera pas sincère... la plupart des électeurs ne le connaitront pas et voteront de confiance et par entrainement... Il ne faut pas se laisser effrayer par l'exemple de la Convention ; ses actes résultaient de circonstances violentes et terribles. Avec l'amour des Français pour la centralisation, les distinctions honorifiques, les places, les armées permanentes... il ne faut pas un pouvoir exécutif fort.

Dix bureaux préférèrent l'élection par le peuple, et ce furent deux bureaux à majorité conservatrice qui motivèrent le plus fortement leur avis. La France veut un pouvoir exécutif qui ait une puissance propre. — Ce pouvoir ne peut être... le valet de l'Assemblée.

Cependant on commençait à s'inquiéter de Louis-Napoléon ; onze bureaux avaient discuté un amendement destiné à écarter les prétendants, soit en exigeant des candidats qu'ils eussent dix ans de domicile ou qu'ils n'eussent pas perdu la qualité de Français, soit en excluant les membres des familles qui ont régné en France : six bureaux l'avaient adopté, cinq l'avaient repoussé — le 6e, après l'avoir voté, avait jugé plus digne de l'écarter.

Le Comité procéda à la révision de son projet en se conformant aux avis des bureaux. Il allégea le préambule des définitions incomplètes et quelquefois dangereuses, il remania fortement le droit à l'instruction, et, après une longue discussion, sacrifia le droit au travail, à une grande majorité. Il maintint l'élection du Président par le peuple, mais comme décision préparatoire à réviser quand on aura entendu le chef du pouvoir exécutif. Cavaignac vint au Comité avec le ministre de la Guerre, Lamoricière, donner son avis sur le service militaire. Ils demandèrent l'abolition du remplacement qui fournissait de mauvais soldats, et le service militaire universel réduit à deux ans. Sur l'élection du Président de la République, Cavaignac n'osa pas émettre un avis qui eût paru dicté par son intérêt personnel.

Le rapport de Marrast, déposé le 30 août, exposa la théorie et les caractères de la Constitution. La France est une démocratie, le gouvernement de la France doit être une république. La Constitution doit être à la fois républicaine et démocratique.... Dans l'exposé des institutions se retrouve l'illusion sur la nature du pouvoir exécutif : Il connaît, il promulgue, il exécute la pensée de la République, l'Assemblée en est l'âme, il en est le bras. On y trouve aussi en ternies exprès une théorie sur les pouvoirs de l'Assemblée qui montre que les auteurs de la Constitution croyaient avoir établi un régime parlementaire.

Le Président n'a aucune autorité sur ses agents. — Il ne peut commander en personne les armées. Il ne peut nommer les liants fonctionnaires qu'en Conseil des ministres.... L'Assemblée seule demeure maitresse car elle a le droit de repousser les propositions du Président et, si la direction de l'administration lui déplait, elle renverse les ministres.

 

III. — LE VOTE DE LA CONSTITUTION.

L'ASSEMBLÉE discuta la Constitution du septembre an 27 octobre, la reprit en seconde lecture le 31 octobre, et vota l'ensemble le 4 novembre. Ce fut l'occasion de discours retentissants et de scènes passionnées. Mais, sur tons les points essentiels, l'Assemblée conserva le texte du Comité, avec de légers amendements.

La Constitution de 1848 se présente comme l'application logique de principes très simples, rédigés dans la forme solennelle et mystique de ce temps. En présence de Dieu et au nom du peuple français, l'Assemblée nationale proclame : La France s'est constituée en République. — La République française est démocratique. (Il a été entendu que ce mot signifie seulement le suffrage universel direct.) Elle reconnait des droits et des devoirs antérieurs et supérieurs aux lois positives. Les articles suivants contiennent une borine dose de règles morales sans aucune sanction positive.

1° Les principes (le projet disait les dogmes) : Liberté, Égalité, Fraternité.

2° Les bases, la famille, le travail, la propriété, l'ordre public, le respect des nationalités étrangères.

3° Les devoirs des citoyens : aimer la patrie.

4° Les devoirs de la République : mettre à la portée de chacun l'instruction indispensable à tous les hommes et assurer l'existence des citoyens nécessiteux, soit en leur procurant du travail dans les limites de ses ressources, soit en donnant des secours ii ceux qui sont hors d'état de travailler.

Puis vient la liste des procédés interdits eu pouvoir : arrestation arbitraire, visite domiciliaire, tribunaux extraordinaires, peine de mort en matière politique, esclavage, censure de la presse ; — la liste des droits des citoyens : droit de s'associer, s'assembler, pétitionner, manifester ses pensées par la voie de la presse ou autrement liberté de travail, liberté d'enseignement.

L'Assemblée repoussa, après un long débat et un discours de Thiers, par 596 voix contre 187, l'amendement de Mathieu (de la Drôme), le droit de tous les citoyens à l'instruction, au travail et à l'assistance. Elle refusa d'abolir la peine de mort et la censure des théâtres. La proposition d'un congrès universel et perpétuel des peuples, pour juger les différends entre les États, fut accueillie par des rires.

Montalembert, pour permettre au clergé d'ouvrir des écoles, proposa de limiter la surveillance de l'autorité publique à la morale et au respect des lois. Dupin, gardien de la tradition gallicane, repoussa ces mots vagues. Nous ne voulons pas d'une liberté illimitée, parce que ce serait constituer la domination en d'autres mains, et que nous entendons la réserver pour l'État. Par 538 voix contre 181, on s'en tint à la formule : L'enseignement est libre.

L'égalité était appliquée par l'abolition de tout titre nobiliaire, toute distinction de naissance, classe ou caste et l'égale protection des cultes. Le Comité avait demandé l'égalité du service militaire sous cette forme : Le remplacement est interdit. Le ministre de la Guerre, pour des motifs militaires, réclamait un service court et universel. Les remplaçants sont de mauvais sujets qui démoralisent l'armée ; le service de 7 ans rend les jeunes gens impropres à reprendre le travail. Mais la majorité partageait la répugnance de la bourgeoisie à faire passer par la caserne les jeunes gens de familles aisées. Thiers fortifia ce sentiment par des arguments militaires : le métier de soldat exigeait des hommes spécialisés ; un service court à la façon de la Prusse suffisait pour une guerre défensive, mais il fallait un long temps de service pour former une de ces armées qui obéissent sans discuter. L'Assemblée par 663 voix rejeta l'abolition du remplacement.

La série des déclarations se terminait par une liste de promesses, enseignement primaire gratuit, éducation professionnelle, crédit, institutions agricoles, impôt proportionnel, dont aucune ne fut réalisée.

La Constitution de 1848 ne crée pas, comme aux États-Unis, des règles positives qui obligent les législateurs et les juges. Elle ne contient que des promesses sans procédure judiciaire obligatoire pour les garantir ; l'exercice des droits reste soumis aux conditions qui seront fixées par la loi.

La partie positive de la Constitution, l'organisation des pouvoirs, repose sur trois principes abstraits : 1° Le peuple est souverain. Tous les pouvoirs publics émanent du peuple... et ne peuvent être délégués héréditairement. Le peuple est l'ensemble des citoyens ; toute élection se fait au suffrage universel. — 2° Le peuple n'exerce directement aucun de ses pouvoirs, pas même le pouvoir constituant. La proposition (faite par 42 représentants) de soumettre la Constitution au vote du peuple, fut repoussée à une énorme majorité. — 3° La séparation des pouvoirs est la condition d'un gouvernement libre.

La Constitution établit trois pouvoirs : législatif, exécutif, judiciaire (dans lequel elle fait rentrer la force publique). Le peuple français délègue le pouvoir législatif à une Assemblée unique de 750 représentants élus pour trois ans. — Il délègue le pouvoir exécutif à un citoyen. — Le pouvoir judiciaire n'est pas exercé par délégation. Une commission de réforme judiciaire, créée par le ministre de la Justice, avait rédigé un timide projet (suppression de tribunaux et de cours d'appel inutiles). Le Comité de Constitution l'avait adopté en y joignant l'extension du jury ; la majorité se montra si hostile qu'il y renonça. Sauf la Haute Cour (de 5 juges et 36 jurés) pour les crimes politiques, la justice resta organisée exactement comme sous la monarchie.

L'Assemblée unique ne fut presque pas discutée : on ne voyait par le moyen de faire une seconde Chambre qui ne fût pas aristocratique. Mais on fit du Conseil d'État un grand corps politique chargé de préparer les lois ; les conseillers d'État étaient élus par l'Assemblée.

La discussion la plus vive porta sur l'élection du Président de la République. Beaucoup de représentants républicains venaient d'apercevoir l'inexpérience des électeurs et l'ambition des Bonaparte ; ils s'inquiétaient de confier à des électeurs inexpérimentés le choix de l'homme armé du pouvoir formidable de nommer les fonctionnaires et les officiers ; ils craignaient l'engouement des masses pour Louis-Napoléon, en qui déjà ils prévoyaient un prétendant. On proposa plusieurs procédés pour lui barrer la route indirectement en remettant le choix à l'Assemblée. Le projet exigeait un minimum de 2 millions de voix pour être élu Président, à défaut de quoi l'Assemblée ferait l'élection ; on proposa de l'élever à 3 millions : avec le peu d'empressement que mettaient les citoyens à venir voter, le choix reviendrait à l'Assemblée. On était sous l'impression des élections complémentaires (du 17 septembre) faites dans une profonde indifférence ; le Comité, sous la même impression, maintint son chiffre, afin de ne pas rendre impossible la nomination par le suffrage universel.

Un républicain modéré, Grévy, proposa de remplacer le Président de la République par un président du Conseil des ministres élu par l'Assemblée pour un temps limité et toujours révocable. Il montra le danger d'installer au trône de la Présidence un prétendant ambitieux qui serait tenté de s'y perpétuer. Répondez-vous que cet ambitieux ne parviendra pas à renverser la République ? Un Président indépendant de l'Assemblée paraissait plus conforme au dogme de la séparation des pouvoirs et à la dignité d'une grande nation ; presque tous les royalistes le préféraient. Pourtant les arguments de Grévy parurent ébranler la majorité. Lamartine les combattit, et il devait s'avouer qu'au suffrage universel, il n'aurait pas la majorité. Il ne voulait pas donner l'élection à l'Assemblée, qui aurait voté pour Cavaignac. Son calcul, qu'il expliqua en confidence, fut qu'aucun candidat n'atteindrait 2 millions de voix (d'autres hommes politiques le croyaient aussi) ; le choix reviendrait à l'Assemblée refroidie envers Cavaignac par son échec, et Lamartine comptait sur son éloquence pour se faire élire. Il prononça donc en faveur de l'élection par le peuple un discours resté célèbre. Les autres orateurs avaient fait allusion à un prétendant en évitant de le nommer. Lui, parla de Napoléon et du 18 brumaire :

Mais, quand même le peuple choisirait celui que ma prévoyance, m'a éclairée peut-être, redouterait de lui voir choisir, alea jacta est : que Dieu et le peuple prononcent ! Il faut laisser quelque chose à la Providence. Invoquons-la, prions-la d'éclairer le peuple, et soumettons-nous à son décret. Et si le peuple se trompe, s'il veut abdiquer sa sûreté, sa dignité, sa liberté entre tes mains d'une réminiscence d'Empire, s'il dit : Ramenez-moi aux carrières, s'il nous désavoue lui-même. el : bien ! tant pis pour le peuple ! Ce ne sera pas nous, ce sera lui qui aura manqué de persévérance et de courage.

Il n'existe aucun procédé pour évaluer l'action d'un discours sur le vote d'une assemblée ; mais l'impression des assistants fut que Lamartine ce jour-là entraîna la majorité. L'amendement Grévy fut rejeté par 643 voix contre 158.

Un autre amendement, reprenant le projet de plusieurs bureaux, donnait à l'Assemblée le pouvoir d'élire le premier Président ; il fut rejeté par 602 voix contre 241. Un amendement qui excluait les descendants des anciennes familles régnantes décida Louis-Napoléon à venir à la tribune déclarer qu'il repoussait ce nom de prétendant. Son air gauche et son accent étranger donnèrent l'impression qu'il n'était guère à craindre, et l'amendement fut retiré.

La majorité se déliait pourtant de l'élu du peuple. A la seconde lecture on inséra dans la Constitution des précautions contre un attentat. Le Président fut astreint à jurer de rester fidèle à la République démocratique, une et indivisible. On régla même, pour le cas où il attenterait à la Constitution, la procédure de déchéance et de jugement.

 La Constitution, adoptée par 739 voix contre 30, fut promulguée à Paris (21 novembre) et dans les autres villes avec solennité. Un cortège encadré de gardes nationaux se rendit sur une place où un personnage officiel lut an peuple la Constitution. Les illusions s'étaient envolées ; la cérémonie fut triste.

 

IV. — L'ÉLECTION DU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE.

L'ASSEMBLÉE, investie de la souveraineté, aurait pu la conserver jusqu'à l'entrée en vigueur de la nouvelle Constitution ; mais, par respect pour la séparation des pouvoirs, elle se fit scrupule de conserver le pouvoir exécutif. Elle décida donc de mettre en vigueur d'abord la partie de la Constitution relative au pouvoir exécutif en se réduisant elle-même au rôle d'Assemblée législative, et fixa au 10 décembre l'élection du Président de la République. Cette élection absorba toute la vie politique et acheva de former les partis.

Les républicains modérés soutenaient. Cavaignac, désigné par la réunion du Palais-National. Mais ils furent divisés par une discorde intérieure. Les amis de la Commission exécutive tordaient rancune à Cavaignac qui les avait délogés du pouvoir en juin ; dans l'intervalle entre la promulgation de la Constitution et l'élection du Président, ils firent campagne contre lui ; ils l'accusaient d'avoir laissé l'insurrection de juin se fortifier pour se rendre nécessaire et d'employer les fonctionnaires à préparer son élection. Cavaignac, irrité de cette guerre sourde, vint à l'Assemblée (25 novembre) exiger des explications ; il démontra qu'en juin il n'avait fait qu'exécuter des ordres. Suis-je un traître ? dit-il, L'Assemblée par 503 voix déclara qu'il avait bien mérité de la patrie. Pour se concilier les conservateurs, Cavaignac fit offrir au pape menacé dans Rome un appui ou un asile.

Ledru-Rollin, proposé par la réunion de la Montagne, fut désigné comme candidat du parti républicain démocrate par un Congrès électoral national de 300 délégués de Paris, de la banlieue, des corporations ouvrières, du compagnonnage, de l'armée et des départements. Pour soutenir sa candidature, on créa (3 décembre) une association nationale, la Solidarité républicaine, dirigée par un Conseil général de 70 membres et un Comité central siégeant à Paris en attendant de créer des comités de département et de canton. Le secrétaire était un Alsacien, Jean Macé, alors obscur (la Ligue de l'enseignement devait le rendre célèbre) ; et le mot Solidarité, lancé pour remplacer la Fraternité, devait au bout d'un demi-siècle reparaitre avec éclat dans la langue politique. L'association se proposait le développement pacifique et régulier des reformes sociales qui doivent être le but et la conséquence des institutions démocratiques. Elle voulait constituer... le grand parti de la République démocratique el sociale.

Les socialistes restés hostiles à Ledru-Rollin présentaient Raspail. Ils se qualifiaient de socialistes révolutionnaires, en opposition aux socialistes de la dernière heure qui, sous la pression électorale, ont enfin accepté la formule du peuple : Révolution démocratique et sociale, mais se refusent à proclamer la guerre immédiate contre la ligue des rois, la substitution du travail au capital et la séparation absolue de l'Église et de l'État.

Le parti de l'ordre, dirigé par le Comité de la réunion de la rue de Poitiers, n'avait pas de candidat. Thiers a raconté plus tard avoir refusé la candidature en disant (à Molé) : Je déteste la République autant que vous, mais, si j'étais son Président, je serais forcé de la soutenir. Il disait : Si je réussissais, je serais obligé d'épouser la République, et je suis trop honnête garçon pour épouser une si mauvaise fille. Bugeaud, ajoutait-il, refusa aussi, mais pas de bonne grâce.

Louis-Napoléon vivait à l'Hôtel du Rhin, d'argent emprunté. Il posa sa candidature, sans être soutenu par aucun parti organisé. A l'Assemblée, on l'avait vu timide et gauche. La première fois qu'il demanda la parole, il monta lentement les degrés de la tribune, regarda autour de lui un moment, et redescendit sans avoir rien dit ; la seconde -fois, il parla très mal. On ne le prenait pas au sérieux. C'est un crétin qu'on mènera, disait Thiers. Mais Louis-Napoléon était soutenu par une foi mystique. Dès 1847, il écrivait de Londres, à une amie d'enfance :

Dans toutes mes aventures, j'ai été dirigé par un principe. Je crois que de temps en temps des hommes sont créés, que j'appellerai providentiels, dans les mains desquels les destinées de leur pays sont remises. Je crois être moi-même un de ces hommes. Si je me trompe, je peux périr inutilement. Si j'ai raison, la Providence me mettra en état de remplir ma mission.

Cavaignac et Louis-Napoléon négocièrent l'un et l'autre pour obtenir l'appui du parti de l'ordre. Thiers, qui dirigeait alors le Comité de la rue de Poitiers, posa à Cavaignac quatre conditions :

1° Rendre définitive la loi des clubs.

2° Maintenir dans Paris une armée de 50.000 hommes.

3° Refuser de reconnaitre l'Assemblée révolutionnaire de Francfort.

4° Soutenir en Italie le roi de Sardaigne coutre les républicains.

Thiers exigeait en outre le pouvoir pour ses amis. Cavaignac ne voulut pas s'engager avant que Thiers eût prouvé son dévouement à la République ; il fit répondre par son ami Bastide qu'il tâcherait de se conformer aux désirs du Comité, mais ne pouvait prendre d'engagement. Thiers délibéra avec Molé. Il prétend avoir soutenu Cavaignac :

Je ne l'aime pas beaucoup, mais c'est un honnête homme.... Il réprimera les conspirateurs et ne conspirera pas lui-même. Louis-Napoléon est un prétendant, tous ses conseillers sont de la pire espèce, il est ignorant, brusque et obstiné.

Molé aurait répondu :

Cavaignac, c'est la mauvaise République, il pense toujours à son père et à son frère.... Louis Napoléon hait la République, il préparera la voie à une restauration.

Thiers céda. Tous deux allèrent rue de Poitiers et firent accepter la candidature de Louis-Napoléon, avec peu d'opposition. Ils l'annoncèrent par une note insérée dans le Constitutionnel, organe du parti de l'ordre, avec cette réserve : Monsieur Thiers n'a pas de relations politiques avec Monsieur Bonaparte et n'en aura jamais.

Louis-Napoléon vint trouver Thiers, se déclara prêt à lui donner le ministère et prit tous les engagements exigés. Il lui montra son projet de manifeste aux électeurs ; Thiers le trouva détestable, plein de socialisme et de mauvais français, et lui en fit écrire un autre moins compromettant (publié le 29 novembre). Il commençait par le nom de Napoléon, symbole d'ordre et de sécurité, et contenait des promesses pour tous les partis : Défendre la société si audacieusement attaquée (pour le parti de l'ordre), Liberté de l'enseignement (pour les catholiques), Amnistie (pour les socialistes), Renaissance du crédit, résurrection du travail, protection de la religion de la famille et de la propriété.

Thiers prit parti publiquement par une lettre (du 3 décembre) dans laquelle éclatait la vieille haine orléaniste contre le National.

Le motif qui nous a fait repousser le général Cavaignac, ce sont ses liaisons connues avec la coterie, dite coterie du National, minorité incapable, désorganisatrice, antipathique à la France. Louis Bonaparte aura du moins l'avantage de nous affranchir du joug de celte minorité.... Sans affirmer que la nomination de Monsieur Louis Bonaparte soit le bien, elle parait à nous tous, hommes modérés, un moindre mal.

Le monde politique connaissait si mal les sentiments de la population française qu'il ne prévoyait nullement les résultats. Une statistique des journaux français (publiée par le National) comptait 103 journaux seulement pour Louis-Napoléon, 190 pour Cavaignac, 48 pour Ledru-Rollin. Thiers avoua plus tard avoir fait une erreur grossière : il attribuait 2 ou 3 millions de voix à Ledru-Rollin. L'erreur s'explique : c'est ce qu'allaient obtenir aux élections de 1849 les candidats de son parti.

Le scrutin dura deux jours (10-11 décembre) ; le résultat (proclamé le 20) déjoua toutes les prévisions. La proportion des votants aux inscrits fut de 75 p. 100, presque aussi forte qu'en avril. La bourgeoisie et les fonctionnaires en général votèrent pour Cavaignac ; les paysans et les ouvriers votèrent pour Louis-Napoléon, le seul nom qui eût pénétré dans la masse du peuple. Le Journal des Débats dit : Nous ne connaissons pas de plus grand honneur rendu à la gloire.... La personne était peu connue, le nom seul parlait. Le nom a suffi. Louis-Napoléon eut une énorme majorité : 5.434.226 voix (près de 75 p. 100) ; Cavaignac n'eut que 1.448.107 voix (moins de 20 p. 100) ; Ledru-Rollin, 370.119 (5 p. 100) ; Raspail, 36.320 ; Lamartine, moins de 8.000.

La répartition des suffrages par départements ne ressemble ni à celle des élections pour la Constituante, ni à celle d'aucune des élections qui ont suivi. Napoléon avait la majorité dans tous les départements excepté 4 : à Paris et dans les pays républicains (et même rouges) de l'Est et du Sud-Est aussi bien que dans les pays orléanistes ou légitimistes du Nord et de l'Ouest. Les départements où Cavaignac a la majorité (Morbihan, Finistère, Maine-et-Loire) sont des pays conservateurs ; ses voix ne représentent les forces d'aucun parti ; c'est nu mélange de voix de républicains modérés et d'électeurs sans opinion qui ont suivi le clergé ou l'administration. Ledru-Rollin a ses voix dans les grandes villes et les pays rouges du Midi et du Centre.

Cavaignac déposa ses pouvoirs et communiqua la démission de ses ministres. Le règne des hommes du National était fini.

 

V. — LE PARTI DE L'ORDRE AU MINISTÈRE ET L'INSTALLATION DU PRÉSIDENT.

LOUIS-NAPOLÉON, proclamé élu, demanda è Thiers, suivant ses engagements, de lui former un ministère ; Thiers refusa d'y entrer, préférant le rôle de conseiller occulte, et lui lit prendre ses ministres dans la minorité conservatrice de l'Assemblée. Ce furent les orléanistes libéraux écartés du pouvoir par le 24 février ; l'ancien chef de l'opposition dynastique, Odilon Barrot, fut président du Conseil.

Le ministère de l'Instruction et des cultes fut offert à un légitimiste rallié, de Falloux, le défenseur des intérêts catholiques, qui prenait ses inspirations dans le salon de Mme Swetchine, grande dame russe convertie au catholicisme, et auprès de l'abbé Dupanloup, chef spirituel du petit groupe des catholiques libéraux. Falloux a raconté qu'il voulait refuser, mais que Dupanloup lui fit un devoir religieux d'accepter pour empêcher Louis-Napoléon de se rapprocher de la gauche. Falloux eut soin d'aller dire à Thiers : Je viens à vous parce que les prêtres m'envoient, et il n'accepta le ministère que si Thiers lui promettait de soutenir une loi sur la liberté de l'enseignement.

Louis-Napoléon se rendit à l'Assemblée en habit noir et prêta serment à la Constitution ; il y ajouta même une déclaration écrite où il promit d'asseoir la société sur ses véritables hases, et annonça avoir appelé au ministère des hommes honnêtes qui, partis d'origines diverses, sont une garantie de conciliation.

Ce premier ministère conserva à les formes du régime parlementaire. Le Président de la République siégeait dans le Conseil des ministres, timide et silencieux, ne parlant guère, écoutant les ministres. Il n'en connaissait aucun personnellement, sauf Barrot (avec qui la connaissance était récente), il leur était étranger par les habitudes, les sentiments, les idées ; entre eux et lui, il n'y avait ni sympathie, ni confiance.

C'étaient de vieux parlementaires accoutumés à regarder comme un danger l'action personnelle du chef de l'État ; lui, haïssait le régime parlementaire. Ils redoutaient toute innovation sociale et ne connaissaient d'autre opinion publique que celle de la bourgeoisie ; lui, avait des velléités de réformes sociales el désirait être populaire auprès des ouvriers : il proposa plusieurs fois une amnistie pour les insurgés de juin, le miitisti.re refusa toujours. Mais il n'était pas dans le tempérament de Louis-Napoléon de discuter ; il se taisait et attendait, étant è la fois irrésolu et obstiné — ainsi le comprenait son amie d'enfance Mme Cornu, qui parait l'avoir bien connu.

Dès les premiers jours, le désaccord profond éclata par une scène brusque. Le Président avait demandé au ministre de L. de Malleville, les pièces relatives à ses complots sous Louis-Philippe ; on ne les lui remit pas. On ne lui communiquait pas non plus les rapports reçus par le préfet de police sur les affaires d'Italie. Il écrivit à Malleville une lettre irritée où se trahissait en termes napoléoniens l'intention de prendre une part personnelle au gouvernement.

Ces dépêches doivent mètre remises directement, et je dois vous exprimer tout mon mécontentement de ce retard. — Je n'entends pas non plus que le ministre veuille rédiger les articles qui me sont personnels. Cela ne se faisait pas sons Louis-Philippe et cela ne doit pas être.... En résumé, je m'aperçois que les ministres que j'ai nominés veulent me traiter comme si la fameuse constitution de Sieyès était en vigueur, mais je ne le souffrirai pas.

Les ministres donnèrent leur démission collective par une lettre au Président, qui le rappelait à la pratique parlementaire. Louis-Napoléon refusa la démission comme une calamité pour le pays, et exprima même des regrets. Cet excellent jeune homme, dit Barrot à ses collègues, est autant à plaindre qu'à blâmer. Son éducation ne l'a point préparé aux devoirs parlementaires. Mais Malleville maintint sa démission, et Bixio, le seul ministre qui fût républicain, le suivit ; ils furent remplacés par des orléanistes.

Louis-Napoléon montrait beaucoup de déférence à Thiers et le faisait souvent appeler ; mais il ne lui obéissait pas. Thiers lui conseilla de s'habiller en civil et de composer sa maison de maitres des requêtes pour imiter la simplicité américaine ; le prince prit l'uniforme de général de la garde nationale avec un chapeau à plumes blanches, et se constitua une maison militaire, formée d'un colonel aide de camp, trois commandants et cinq capitaines.

Il s'était installé à l'Élysée, habité jadis par la famille de Napoléon Ier ; il avait des valets à livrée impériale ; dans l'antichambre, des Suisses à hallebarde. Un ancien carrossier de la cour lui procura un grand coupé aux armes impériales. et il acheta deux chevaux qui avaient appartenu au duc d'Aumale. Il sortait souvent à cheval, il montait bien et faisait bonne figure, ayant le buste long et les jambes courtes. Il se mit à visiter les casernes et à se montrer aux revues : les soldats commençaient à crier : Vive Napoléon !

Louis-Napoléon ne connaissait encore d'autres militaires que de vieux officiers du premier Empire, sans influence sur l'armée. Les officiers supérieurs en activité étaient orléanistes ou républicains. Le ministère avait réuni toutes les forces militaires de Paris sous le général Changarnier, l'homme de confiance du parti de l'ordre, à la fois général en chef de la garde nationale et commandant de la division militaire de Paris, cumul interdit par la loi. La force militaire n'était pas encore à la disposition du Président pour intervenir dans la politique.

 

VI. — LA DÉCOMPOSITION DE LA MAJORITÉ.

DANS l'Assemblée, il restait encore une majorité républicaine, formée par les modérés du National et la Montagne, mais réduite par la défection des hésitants et des indifférents ralliés au ministère. Suivant la tradition républicaine, elle respectait la séparation des pouvoirs et se déliait du régime parlementaire, héritage de la monarchie. Elle n'osait donc pas imposer la pratique parlementaire à un Président si manifestement l'élu de la volonté du peuple, et laissait le gouvernement à la minorité monarchique composée d'hommes plus expérimentés et plus empressés à saisir le pouvoir. Mais, si l'Assemblée renonçait à agir sur le pouvoir exécutif, elle gardait tout le pouvoir législatif ; l'Exécutif monarchique pouvait être tenu en échec par le Législatif républicain. La vie politique dépendait donc de la durée de l'Assemblée, sur laquelle le Président n'avait aucun pouvoir. L'Assemblée seule devait décider à quel moment son mandat prendrait fin. La Constitution de 1848 ne fixait que les principes et les organes supérieurs du gouvernement. L'Assemblée avait à régler tout ce qui lui semblerait nécessaire pour transformer le régime monarchique en un régime républicain. Le 9 décembre, par !s03 voix contre 178, elle résolut de ne pas se dissoudre avant d'avoir voté dix lois organiques :

1° Responsabilité des dépositaire de l'autorité publique ; — 2° Conseil d'État ; — 3° Régime électoral ; — 4° Organisation départementale et communale ; — 5° Organisation judiciaire ; — 6° Enseignement ; — 7° Année et garde nationale ; — 8° Presse ; — 9° État de siège ; — 10° Assistance publique.

Avec le budget de 1849, il y en avait pour un an au moins.

Le ministère, pressé de se débarrasser de l'Assemblée, lui fit proposer par un représentant du parti de l'ordre, Rateau, (le se borner aux deux lois indispensables pour constituer les pouvoirs publics, loi électorale, loi sur le conseil d'État, et de dissoudre l'Assemblée le 19 mars. La Commission conclut au rejet de la proposition. Mais quelques républicains, craignant de paraître se perpétuer au pouvoir contre la volonté du peuple, votèrent avec la Droite. L'Assemblée, par .100 voix contre 396, prit en considération la proposition Rateau.

Le nouveau ministre de l'intérieur, Faucher, ancien orléaniste de l'opposition dynastique, ennemi ardent des idées socialistes, entreprit la répression de la propagande démocratique ; il fit par décret dissoudre la Solidarité, et demanda l'urgence pour une loi qui interdisait tous les clubs. L'Assemblée la repoussa, par 418 voix contre 312, et Ledru-Rollin demanda la mise en accusation de Faucher.

Le gouvernement, n'ayant plus besoin de la garde mobile pour maintenir l'ordre dans Paris, la licencia avec un mois de solde. Leurs officiers, brusquement privés d'emploi, envoyèrent des délégués à l'Élysée pour protester ; Changarnier en réponse alla à la caserne arrêter deux officiers. Les mobiles se répandirent dans les cafés, les journaux démocrates profitèrent de leur mécontentement pour les exciter à la révolte. Dans la nuit du 28 janvier, la police fit 27 arrestations.

Le 29 janvier, jour où l'Assemblée devait discuter la proposition Rateau, Changarnier, sans prévenir le président Marrast, mit sur pied l'armée de Paris et garnit de soldats les alentours de l'Assemblée.

Marrast fit demander les motifs de ce déploiement de forces, Changarnier ne répondit à sa lettre que par un billet qu'il fit porter par un officier : responsable, disait-il, de la sûreté de l'Assemblée, il avait dû occuper ces positions ; il ne pouvait aller s'expliquer, étant retenu à l'Élysée. A l'Élysée, Changarnier proposait à Louis-Napoléon d'en finir avec l'Assemblée par un coup de force. Thiers était là, avec deux chefs du parti de l'ordre (Molé et de Broglie) ; il s'opposa au coup d'État. D'après son récit, il aurait dit : Laissez crier l'Assemblée, Barrot est aussi criard qu'elle ; il est fait pour ça, c'est son métier et il le fait bien. Quel mal font ses absurdités, ses violences, ses interruptions ? Elles discréditent le Législatif, mais fortifient l'Exécutif.... Le Président ne voulut pas d'un coup d'État fait par le général du parti de l'ordre. Changarnier, désappointé, dit à Thiers en s'en allant : Avez-vous vu la mine qu'a faite le Président ? Après tout c'est un... (ici une expression militaire de mépris).

L'Assemblée se résigna à un compromis. Au lieu de dix lois, elle décida, par 490 voix contre 307, d'en voter trois seulement avant de se séparer. En fait, elle n'en fit que deux : 1° la loi sur le conseil d'État, suivie de l'élection des conseillers ; 2° la loi électorale, qui se borna à maintenir le régime de la loi de 1848.

 

VII. — LE CONFLIT ENTRE LE GOUVERNEMENT ET L'ASSEMBLÉE.

LE conflit était commencé déjà entre l'Assemblée et le plus ardent  des ministres, Faucher. L'Assemblée avait rejeté l'urgence de son projet contre les clubs ; la Commission, par 9 voix contre 6, déclara la mesure inconstitutionnelle ; le rapporteur Crémieux (20 février) présenta un relevé d'où il résultait que le gouvernement n'avait aucune peine à obtenir des condamnations contre les clubs.

Les républicains célébrèrent par des fêtes locales l'anniversaire du 24 février. Faucher en profita pour publier au Moniteur un récit effrayant des désordres dans toute la France. Il relevait des cris (vrais ou imaginaires), à Clamecy, Vive la Montagne ! Vive la guillotine ! A bas la calotte ! à Auch, les cris coupables des gardes nationaux : — le drapeau rouge arboré à la Guillotière, dans la Drôme, à Carcassonne, — à Uzès, une pasquinade de carnaval, à Narbonne, une mascarade indécente contre le Président.

Le conflit aigu s'engagea sur une question de politique extérieure, la restauration du pouvoir temporel du pape[1], qui touchait un des sentiments les plus vifs du parti de l'ordre. Le pape s'était enfui de Rome, où s'était constituée une république romaine. Quand les Autrichiens, vainqueurs, menacèrent d'envahir le Piémont, l'Assemblée (30 mars) se déclara prête à soutenir le gouvernement pour garantir l'intégrité du territoire piémontais, et le ministère obtint un crédit pour un corps expéditionnaire dans la Méditerranée, en laissant entendre qu'on l'enverrait à Rome pour empêcher l'Autriche d'y intervenir. Mais, sur son ordre, le corps expéditionnaire marcha sur Rome, et fut repoussé.

A cette nouvelle, le rapporteur de la commission qui avait accepté les crédits, Jules Favre, protesta contre la duplicité du gouvernement ; Sénart, l'un des chefs du parti du National, déclara que l'article 5 de la Constitution interdisait d'employer nos troupes à détruite un gouvernement constitué par la seule force de la nationalité qui se l'était donné. La majorité vota, malgré les ministres, par 328 voix contre 241, un ordre du jour invitant le gouvernement à prendre sans délai les mesures nécessaires pour que l'expédition d'Italie ne soit pas plus longtemps détournée du but qui lui était assigné.

Le Président adressa une lettre personnelle au chef de l'expédition, le général Oudinot, qu'il fit publier dans un journal officieux : Notre honneur militaire est engagé. Je ne souffrirai pas qu'il reçoive aucune atteinte. Les renforts ne vous manqueront pas. Changarnier cita Oudinot à l'ordre du jour de l'armée de Paris et en termes provocants loua sa conduite : Elle contraste heureusement avec le langage de ces hommes qui, à des soldats français placés sous le feu de l'ennemi, voudraient envoyer pour tout encouragement un désaveu. C'était la déclaration de guerre de l'Exécutif au Législatif. La majorité, désagrégée par la discorde entre modérés et Montagnards, affaiblie par l'entrée au ministère de ses adversaires, découragée par l'échec de tous ses projets de réforme, écrasée par le sentiment de, son impopularité, n'essaya nième pas d'engager la lutte. J. Favre proposa de nommer une commission ; par 329 voix contre 292 l'Assemblée passa à l'ordre du jour ; Faucher annonça ce vote à toute la France par une dépêche : Les agitateurs n'attendaient qu'un vote hostile pour courir aux barricades et renouveler les affaires de juin. Suivait la liste, classée par départements, des députés qui avaient voté contre le gouvernement. L'Assemblée, par 509 voix contre 5, blâma cette manœuvre ; Faucher démissionna.

L'Assemblée acheva de voter le budget ; elle le mit en équilibre apparent en rejetant les réformes fiscales proposées par les démocrates (abolition des impôts sur le sel et les boissons, restitution des 45 centimes). Elle se sépara (27 mai 1849), laissant périr tous les projets préparés par ses comités : l'organisation judiciaire, — l'organisation do l'armée, — la responsabilité des ministres, — la loi sur l'enseignement, la loi sur la presse, — l'impôt progressif sur les successions, — le droit de mutation sur les biens de mainmorte,   la caisse nationale de prévoyance pour les retraites, — le projet sur l'assistance publique, le projet sur les sociétés de secours mutuels, — l'inamovibilité des desservants discutée au comité des cultes, — les propositions de décentralisation et d'autonomie des communes.

Des promesses faites par les républicains du National, aucune n'avait été tenue. Le programme républicain de réformes politiques avortait avec l'élection de la Législative, comme avait avorté avec l'élection de la Constituante le programme socialiste de réformes sociales. La République conservait toutes les institutions sociales et politiques du régime monarchique.

 

VIII. — L'ÉLECTION DE LA LÉGISLATIVE.

LE gouvernement bravait sans risques l'Assemblée agonisante ; il n'avait plus à compter qu'avec la nouvelle Assemblée. Les partis, pour préparer les élections, avaient perfectionné les organisations employées pour l'élection du Président. Le plus puissant était maintenant le parti de l'ordre, coalition de tous les conservateurs royalistes soutenue par le ministère. Le Comité de la rue de Poitiers qui le dirigeait créa à Paris l'Union électorale, dans chaque département un comité local formé de délégués des arrondissements, pour dresser les listes de candidats. Il ne réclamait pas ouvertement la monarchie ; il se bornait à défendre l'ordre, la propriété, la famille, la religion contre les rouges. Ses candidats se présentaient comme alliés du Président ; ils accusaient les républicains d'avoir ébranlé l'ordre social, inquiété les intérêts, jeté le pays dans une crise économique ; ils s'adressaient surtout aux paysans, mécontents des 45 centimes et du bas prix des denrées agricoles. Le Comité de la liberté religieuse, créé avant 1848 par Montalembert contre les orléanistes, engagea les catholiques à ne pas repousser d'anciens adversaires qui s'étaient ralliés au drapeau de la religion et de l'ordre.

Le parti de l'ordre avait ouvert une souscription et fait rédiger de petites brochures de propagande vendues 2 sous ou distribuées gratuitement. Elles sont intéressantes, moins par l'action qu'elles eurent que par l'état d'esprit qu'elles révèlent.

Le maréchal Bugeaud, dans ses Veillées d'une chaumière de la Vendée, démontrait la folie des réformes sociales.

C'est Dieu qui a la plus grosse part dans l'organisation sociale par les lois qu'il a imposées à la nature, par les instincts, les sentiments, les besoins qu'il a donnés à l'homme.... Quant aux projets de réformes, c'est, de nos grandes écoles, polytechnique et autres, que sont sorties toutes ces absurdités funestes.

Wallon, le futur père de la Constitution, écrivait dans Les partageux : Selon, moi, il n'y a pas de gens trop riches, il n'y en a pas de trop pauvres. Voici le portrait qu'il faisait des démocrates.

Un rouge n'est pas un homme, c'est un rouge.... Ce n'est pas un être moral, intelligent et libre comme vous et moi.... C'est un être déchu et dégénéré. Il porte bien du reste sur sa figure le signe de cette déchéance. Une physionomie abattue, abrutie, sans expression : des yeux ternes, mobiles, n'osant jamais regarder en face et fuyants comme ceux du cochon ; les traits grossiers, sans harmonie, le front bas, froid, comprimé et déprimé ; la bouche muette et insignifiante comme celle de l'âne, les lèvres fortes, proéminentes, indice de passions basses ; le nez... gros, large et fortement attaché au visage ; voilà les caractères généraux... que vous trouverez chez la plupart des partageux. Ils portent gravée sur toutes leurs figures la stupidité des doctrines et des idées avec lesquelles ils vivent.

Les partisans personnels du Prince créèrent un Comité napoléonien qui distribua dans une quinzaine de départements une circulaire : Vous avez compris qu'en envoyant à la Chambre des hommes choisis parmi les amis les plus déclarés de Louis-Napoléon, c'était (sic) en quelque sorte voter une seconde fois pour lui. Mais le personnel napoléonien n'était ni assez nombreux, ni assez connu pour lutter seul ; ses candidats se présentèrent sur les listes du parti de l'ordre.

La réunion du Palais-National, qui dirigeait le parti des républicains modérés, publia un appel des Amis de la Constitution. Sa devise est : maintenir la Constitution et la République ; son programme : Rendre les impôts proportionnels en commençant par celui du sel, Rendre le crédit moins cher, — Relever la condition des instituteurs et des desservants, — Instruction gratuite, — Simplification des rouages administratifs, — Révision des lois de procédure, — Réforme des hypothèques, — Institutions de prévoyance et retraites pour les travailleurs, — Organisation de l'assistance publique. Ce sont les réformes que la Constituante avait songé à faire et n'avait pas faites.

Les démocrates de la Montagne et les socialistes, rapprochés par le danger commun, se présentèrent sur les mêmes listes. La Solidarité républicaine, bien que dissoute par le gouvernement, dirigea la campagne électorale, dressa une liste de candidats, où elle mit le chef du parti Ledru-Rollin, deux socialistes, deux sous-officiers. A Paris une assemblée de délégués, un Comité démocrate socialiste, résuma le programme en 6 articles dont les plus saillants étaient : Résistance si la Constitution est violée ; Droit au travail comme défense contre la tyrannie du capital ; Éducation obligatoire gratuite.

Les 55 représentants de la Montagne adressèrent à la France un manifeste rédigé par le romancier, Félix Pyat. Le trait le plus saillant en était le droit au travail, devenu le symbole de la Révolution sociale, combiné avec le droit au capital, c'est-à-dire aux instruments de travail, sous forme de crédit réalisé par des banques de prêt. Le résumé exposait un programme de réformes qui n'avait pour ce temps aucune portée pratique, mais qui devient intéressant comparé aux programmes radicaux de la fin du XIXe siècle.

L'Exécutif révocable et subordonné au Législatif ; point de Président. Liberté de pensée... par la parole ou la presse... sans entrave préventive ou fiscale, sans cautionnement, privilèges, censure ou autorisation. — Rehaussement des fonctions d'instituteur, émancipation du bas clergé. — Application la plus large de l'élection et du concours à toutes les fonctions publiques. Réforme du service militaire. — Abolition des impôts sur le sel et les boissons. — Révision de l'impôt foncier et des patentes. — Impôt progressif et proportionnel sur le revenu net ; remboursement des 45 centimes. — Exploitation par l'État des chemins de fer, mines canaux, assurances. — Réduction des gros traitements, augmentation des petits. — Réforme administrative judiciaire et pénale, abolition de la peine de mort. — Encouragement à l'industrie. — Droit à l'enseignement. — Droit au travail par le crédit et l'association.

L'élection se fit le 13 mai 1849. La proportion des votants aux inscrits ne fut que de 60 p. 100 (21 p. 100 de moins qu'à l'élection de la Constituante). En raison des candidats élus dans plus d'un département, il n'y eut que 713 élus (pour 750 sièges). Des 900 membres de la Constituante, il n'en revenait guère que 300. Les républicains modérés, qui y avaient formé la majorité, étaient réduits à moins de 80 ; leurs hommes les plus connus, Lamartine, Marrast, Marie, Garnier-Pagès, avaient échoué, Le parti de la Montagne, si faible dans la Constituante, s'élevait à 180, Ledru-Rollin était élu dans 4 départements. — Le parti de l'ordre faisait passer plus de 450 représentants, la plupart orléanistes ou légitimistes ; peu de napoléoniens. Sa majorité eût été plus forte encore s'il n'y avait pas eu tant d'abstentions : l'expérience a montré que les électeurs portés à s'abstenir sont surtout ceux de tendance conservatrice.

La répartition des partis par départements ne ressemblait à rien de ce qu'on avait vu ni à l'élection de la Constituante, ni à l'élection du Président. Elle parut alors anormale ; mais elle se rapproche beaucoup de ce qu'on devait voir pendant le dernier tiers du XIXe siècle. La suite des temps a montré que cette élection a été la première qui correspondit à la répartition permanente des opinions politiques — ou des sentiments politiques — dans les différentes parties de la France.

Toutes les régions du Nord et du Nord-Est, du Nord-Ouest, de l'Ouest et du Sud-Ouest et la plus grande partie du Centre donnaient de fortes majorités aux conservateurs. Les républicains dominaient dans la Seine, l'Est, le Sud-Est, la partie est du Massif central (Allier, Nièvre, Cher) et le Limousin : ils disputaient aux conservateurs le Languedoc. Les modérés, appelés parfois les bleus pour les distinguer des démocrates rouges, ne formaient plus un parti nettement séparé ; les deux nuances avaient passé sur une même liste de coalition et, là où l'une des deux avait seule la majorité, son succès tenait plus à l'attitude personnelle des candidats notables qu'à l'opinion du département. Le Jura qui, à cause de Grévy, élisait la liste modérée, ne différait guère des départements voisins à représentation rouge.

C'était une défaite écrasante pour le parti du National et un succès pour la Montagne ; c'était bien davantage la victoire décisive des conservateurs catholiques. Mais les contemporains furent surtout frappés par les succès des rouges a Paris et dans une partie de la France. Même quand on connut les résultats complets, les rouges conservèrent la confiance dans l'avenir et les conservateurs restèrent inquiets. Saint-Aulaire écrivait (20 mai) à de Barante :

Nos amis de Paris sont consternés des élections... La majorité nous reste dans l'Assemblée, même dans une assez forte proportion... Mais les 130.000 voix données à Ledru-Rollin et consorts sont un rude rabat-joie. On disait bien que, depuis six mois, les socialistes gagnaient dans la population et l'armée.... Six mois du mime régime leur donneront une incontestable supériorité....

Cette génération, habituée à subir la direction politique de Paris, s'intéressait plus au vote des grandes villes qu'a une majorité des deux tiers. On s'effrayait aussi des votes des soldats ; l'armée même ne semblait plus un soutien assuré de l'ordre.

 

 

 



[1] Voir livre V, chap. II.