HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE II. — L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.

CHAPITRE II. — LE GOUVERNEMENT DE CAVAIGNAC (JUIN-NOVEMBRE).

 

 

I. — L'INSURRECTION DE JUIN.

LE gouvernement s'attendait à une guerre dans Paris ; Lamartine avait discuté la tactique avec le ministre de la Guerre Cavaignac, et les généraux ses conseillers. Des insurrections victorieuses de 1830 et 1848 ils tiraient la leçon qu'il était dangereux de disperser les forces, et qu'on devait opérer comme dans une bataille régulière, avec un centre et deux ailes, et une base d'opérations pour pouvoir se replier. On renonça donc à étouffer séparément les centres de résistance ; ce qui permit plus tard de reprocher à Cavaignac d'avoir laissé volontairement l'insurrection s'étendre pour se ménager une grande victoire.

Les insurgés occupaient tous les quartiers ouvriers de l'ancien Paris, le faubourg Poissonnière, le faubourg Saint-Antoine, une partie du Marais et de la Cité, le quartier latin et, en dehors de l'enceinte, des parties de Montmartre au nord, et de Gentilly au sud. Ils dressèrent partout des barricades, opération facile dans les rues étroites et tortueuses du temps, pavées de blocs de pierre qu'il suffisait d'entasser pour former un retranchement (on en compta 38 dans la rue Saint-Jacques). Ils avaient des fusils, étant gardes nationaux ; il y avait parmi eux beaucoup d'anciens soldats qui savaient se battre, et la plupart de leurs officiers de la garde nationale, élus par eux, ils étaient chez eux, connaissant bien les emplacements à barricades et les maisons à occuper ; les femmes et les jeunes garçons les aidaient ou même combattaient auprès d'eux. Ils n'eurent pas de direction générale et ne firent qu'une guerre défensive.

Le gouvernement avait environ 30.000 hommes de ligne, 16.000 gardes mobiles, 2.000 gardes républicains, en tout (avec les armes spéciales) 50.000 soldats. Cavaignac garda en réserve le gros de ses forces dans l'ouest de Paris, entre les Champs-Élysées et l'École militaire, pour couvrir l'Assemblée. Il envoya trois corps en avant vers les régions insurgées de l'est.

Pour rassembler la garde nationale, on battit le rappel, puis la générale. Mais il ne vint que les légions des cinq arrondissements de l'ouest, habités par la bourgeoisie ; les légions des quatre quartiers ouvriers de l'est étaient insurgées. Dans la région intermédiaire (les trois arrondissements du centre), sur 60.000 gardes nationaux. Il n'en vint que 4.000. Ce fut une bataille de classes, la bataille de la bourgeoisie et de l'armée contre les ouvriers ; elle dura trois jours.

Le 23, avant midi, Arago. chargé par le gouvernement de tenter une conciliation, alla parlementer avec les insurgés du quartier du Panthéon ; on lui répondit : Ah ! monsieur Arago, vous n'avez jamais eu faim ! L'armée commença l'attaque en trois colonnes : une au nord par les boulevards contre le faubourg Poissonnière, une au centre sur de Ville, la troisième au sud vers le Panthéon. Le soir, les soldats s'arrêtèrent fatigués. Les insurgés restaient maîtres de leurs quartiers. Ils demandaient le rétablissement des ateliers nationaux et la dissolution de l'Assemblée qu'ils regardaient comme leur ennemie. Sous l'impression du danger, le gouvernement télégraphia par toute la France pour faire venir les gardes nationales, l'Assemblée se déclara en permanence et mit Paris en état de siège.

Le 21, au matin, une vingtaine de représentants du parti du National, réunis dans un bureau, décidèrent de concentrer le pouvoir sur le général Cavaignac ; ils allèrent à la Commission exécutive demander aux membres leur démission ; elle fut refusée. L'Assemblée, par un vote formel, nomma Cavaignac chef du pouvoir exécutif. La Commission déclara qu'elle aurait manqué à ses devoirs... en se retirant devant une sédition, et ne se retirait que devant un vote de l'Assemblée.

L'armée et la garde nationale reprirent l'attaque et conquirent pied à pied les faubourgs du nord (Poissonnière, Saint-Denis, Temple) et, sur la rive gauche, la montagne Sainte-Geneviève et la place du Panthéon, où les jeunes mobiles continuèrent à tirer après le combat.

Le 25, les vainqueurs achevèrent d'occuper les quartiers insurgés au nord et au sud. Ce fut la journée des épisodes fameux. — Près de la Bastille. deux généraux, Duvivier et Négrier, furent blessés mortellement. — Au sud, près de la place ou était la barrière d'octroi (de Fontainebleau), le vieux général Bréa s'en alla au milieu des insurgés pour les décider à se rendre ; il fut retenu prisonnier. Deux heures plus tard, au cri : Voila la mobile ! les insurgés pris de panique le massacrèrent avec son aide de camp. — Au faubourg Saint-Antoine, l'archevêque de Paris Affre essaya d'arrêter le combat au nom de la religion. Il se présenta le crucifix à la main. Soldats et insurgés cessèrent de tirer ; mais le tir reprit brusquement, et l'archevêque reçut par derrière une balle, probablement tirée d'une fenêtre par les soldats. Le meurtre du général Bréa, présenté alors comme un assassinat, la mort de l'archevêque de Paris, qu'on crut victime des insurgés, eurent mi grand retentissement et habituèrent l'opinion en France à regarder les insurgés de Paris comme des malfaiteurs indignes de pitié.

Il ne restait plus aux insurgés que le faubourg Saint-Antoine, cerné par les troupes et menacé par les canons. Dans la nuit, des délégués du faubourg, d'accord avec quelques représentants, vinrent négocier au Palais-Bourbon. Le président de l'Assemblée les reçut et but avec eux à la République. Le matin du 26, les délégués rentrèrent au faubourg ; une députation vint demander Li Cavaignac de promettre une amnistie ; Cavaignac exigea la soumission sans conditions. Le combat recommença ; les troupes entrèrent dans le faubourg. Les insurgés se dispersèrent ou se rendirent. La dépêche qui annonça Li la Franco la fin de la lutte ajoutait : L'ordre a triomphé de l'anarchie. Vive la République !...

Le chiffre des victimes des journées de juin n'est pas connu. L'autorité militaire n'a compté que les pertes des forces régulières, l'armée (800 morts. 1.500 blessés), la garde mobile (100 morts, 600 blessés). On n'a établi le total des perles ni pour la garde nationale, ni pour les insurgés. Le nombre de morts indiqué par la préfecture de police (1.460) n'est pas complet. L'impression générale fut que les pertes étaient considérables ; on n'avait pas encore vu en France une bataille de rues aussi meurtrière.

Les contemporains, très habitués aux insurrections politiques, ne s'imaginaient pas des gens du peuple se soulevant sans chefs bourgeois, sans but précis. Les hommes cultivés n'avaient même pas sur les sentiments des ouvriers les notions superficielles que la littérature donne il notre génération ; des hommes du peuple se battant pour leur compte leur semblaient ne pouvoir avoir d'autre but que de piller ou de tuer. Cette interprétation fut fortifiée par les récits des journaux, sur les repris de justice, les distributions d'argent, les promesses de pillage et les histoires d'officiers brûlés vifs, de mobiles sciés entre deux planches, de balles mâchées pour rendre les blessures mortelles. Les démocrates eux-mêmes ne comprirent pas les motifs de l'insurrection. Comme on trouva parmi les prisonniers des napoléoniens et même un légitimiste, et de l'argent sur quelques ouvriers, des représentants demandèrent à l'Assemblée de faire une enquête sur les menées des prétendants, espérant montrer dans les insurgés l'instrument d'une conspiration monarchiste. Les républicains modérés attribuèrent le soulèvement à une passion sauvage du désordre qui compromettait la République sans profit pour personne. Marie dit : Ce n'est pas la République qui a combattu la République : c'est la barbarie qui a osé lever la tête contre la civilisation. Ceux qui avaient été en contact avec le peuple de Paris donnèrent une explication plus plausible. Explosion de guerre servile et non de guerre civile, dit Lamartine. On a cherché les causes, dit Louis Blanc ; il n'y en a qu'une, c'est la misère. Un des avocats qui défendirent les meurtriers du général Bréa montra dans l'antagonisme des classes la cause profonde de l'insurrection.

Les questions sociales sont le fond des choses dans notre Révolution de 4S. Or ces questions n'existent que pour deux espèces d'hommes : ceux qui ont étudié et ceux qui ont souffert ; les uns les comprennent, les autres les sentent et les comprennent peu ou mai. Quant à la portion de la société qui n'a pas reçu l'initiation de l'étude ou de la misère, elle ignore et elle nie.... L'ouvrier des villes que le spectacle plus fréquent... de la misère frappe plus souvent que celui des campagnes, remué de pillé, accuse les classes bourgeoises d'égoïsme et de cruauté. Ces classes... composées... d'hommes dont l'horizon est borné, dont toutes les idées sont traditionnelles et pratiques, acceptent a priori le monde tel qu'il est, ne soupçonnent pas la misère du peuple.... Aussitôt, qu'elles voient dans le peuple l'agitation, elles crient : anarchie ! Aussitôt qu'elles sentent l'attaque et la violence, elles soupçonnent le pillage... De part et d'autre, on croit combattre ses ennemis.... on croit sévir contre un crime.

Le mouvement, né de causes spéciales à Paris, ne se répercuta que dans quelques centres industriels, sous forme d'un frémissement parmi soulèvement et les ouvriers à la nouvelle du de la répression. Il n'y eut d'insurrection qu'à Marseille, elle commença avant celle de Paris : les ouvriers, ayant entendu dire qu'on allait abolir le décret sur la durée du travail, liront des barricades que les soldats prirent presque sans résistance : on envoya en cour d'assises plus de 150 accusés.

 

II. — LA RÉPRESSION.

AVANT la fin de la bataille (le 25), le gouvernement, usant des pouvoirs discrétionnaires de l'état de siège, avait fait fermer les clubs réputés dangereux, et ordonné de saisir onze journaux, socialistes, napoléoniens et royalistes. É. de Girardin, hostile à la République, disait dans son journal la Presse : Nous voilà retombés sous le despotisme du sabre.... Toutes les libertés sont suspendues, liberté individuelle et liberté de la presse. Il fut arrêté et mis au secret. La garde nationale de Paris fut frappée par deux décrets. Le gouvernement déclara dissoutes les légions des quartiers insurgés ; il désarma les trois légions qui n'avaient pas répondu à l'appel. Seules les légions des quartiers bourgeois restèrent armées. Les ateliers nationaux avaient été fermés, bien que, pendant le combat, on continuât la paie aux inscrits dans les mairies, pour les détourner de l'insurrection. Ils furent déclarés dissous le 3 juillet ; on calcula qu'ils avaient coûté 14 millions et demi. Il ne resta plus aucune trace de l'assistance par le travail.

Il fallut décider le sort des insurgés prisonniers. Beaucoup avaient été pris pendant le combat ou derrière les barricades. Puis on avait fait des battues dans la banlieue et dans les carrières de Montmartre ; on continuait à arrêter à domicile les hommes dénoncés, à tort ou à raison, comme insurgés ; 1.700 individus furent arrêtés après le 27 juin. Le total des arrestations dépassa 15.000 à Paris ; les prisons ne pouvaient contenir tant de détenus. On les envoya dans les forts. On les entassa aux Tuileries dans les galeries souterraines du bord de l'eau, et, quand ils se pressaient bruyamment près d'un soupirail pour trouver un peu d'air, il arriva que des sentinelles déchargèrent leur fusil par le soupirail. Les gardes nationaux de province étaient arrivés à Paris très irrités contre les insurgés. Ceux qu'on employa à escorter ou à garder les prisonniers les traitaient comme des malfaiteurs.

L'Assemblée trouva les détenus trop nombreux pour être jugés dans les formes ; elle décida de les diviser en deux catégories. Les conseils de guerre, fonctionnant en vertu de l'état de siège, jugeraient les chefs, fauteurs, instigateurs, ceux qui avaient commandé une barricade, et les coupables de droit commun. La masse des combattants ne serait pas jugée ; on leur appliquerait une mesure collective de sûreté. Tout individu pris les armes à la main sera immédiatement transporté dans une de nos possessions d'outre-mer autre que l'Algérie. Le décret, proposé le 26, fut presque sans discussion voté le 27, en séance de nuit, comme mesure de salut public, pour faire disparaître les hommes qui avaient déclaré la guerre à la société. Les amendements proposés pour excepter les vieillards et les adolescents furent repoussés. Des commissions militaires furent chargées, avec l'aide de juges civils, de faire un triage parmi les détenus. Après examen des dossiers, elles en relâchèrent sans jugement 6 374. Il en resta plus de 4.000 à transporter. En attendant qu'on eût décidé en quel lieu, on envoya les hommes sur des pontons et dans la forteresse de Belle-Ile, les femmes à la prison de Clairvaux. Puis, comme l'envoi dans les colonies lointaines eût coûté trop cher, l'Assemblée se résigna à ne les transporter qu'en Algérie, en exceptant ces hommes pervers chez lesquels l'hostilité à toute organisation sociale est érigée en système.

Les cas réservés aux conseils de guerre furent jugés à loisir, jusqu'en 1849. Il est difficile de démêler aucun principe dans les condamnations. Les mêmes actes furent tantôt traités en crimes politiques et punis seulement de détention, tantôt frappés des travaux forcés comme crimes de droit commun. On guillotina comme assassins les hommes qui avaient pris part au massacre du général Bréa.

C'était une croyance commune aux conservateurs et aux républicains modérés que l'insurrection était née des doctrines socialistes sur la société et le travail, ce que Tocqueville appelait de fausses idées ou une religion révolutionnaire — Cavaignac disait : de funestes erreurs —. Après avoir frappé les insurgés, l'Assemblée voulut atteindre les inspirateurs théoriques de l'agitation sociale ; elle en voulait surtout à Louis Blanc pour ses prédications du Luxembourg. Elle avait reconnu qu'il n'avait pris aucune part au 15 mai, et il était évident qu'il désapprouvait le soulèvement. Mais la majorité décida de faire une enquête sur les causes du 15 mai et des journées de juin.

La commission de 15 membres, où les conservateurs eurent la majorité, décida de l'aire remonter son enquête jusqu'an 24 lévrier. Le rapporteur, un orléaniste, mit en cause les membres du Gouvernement provisoire, surtout Ledru-Rollin. Le rapport donna lieu à des répliques véhémentes de Ledru-Rollin et L. Blanc (25 août). L'Assemblée vota des poursuites contre L. Blanc et Caussidière ; ils partirent avant le vote et se réfugièrent en Angleterre. Les chefs du parti de la révolution sociale étant écartés de l'Assemblée, il n'y resta de socialistes que les théoriciens chefs d'école, Considérant le fouriériste, Pierre Leroux et Proudhon. Tous trois essayèrent d'exposer leurs systèmes à la tribune ; l'Assemblée ne les écouta pas ou les tourna en ridicule. A l'exposé du projet de crédit de Proudhon, Thiers répondit par un rapport méprisant, l'Assemblée, à l'unanimité moins deux voix, vota un ordre du jour qui déclarait sa proposition une attaque odieuse aux principes de la morale publique, un appel aux plus mauvaises passions.

 

III. — LE GOUVERNEMENT DE CAVAIGNAC.

APRÈS l'insurrection, Cavaignac remit à l'Assemblée les pouvoirs qu'elle lui avait confiés. L'Assemblée, par un vote formel, déclara qu'il avait bien mérité de la patrie, puis elle conféra le pouvoir exécutif au général Cavaignac, président du Conseil des ministres.

Cavaignac, devenu chef de l'État, gouverna au moyen d'un ministère responsable ; ce fut le retour au régime parlementaire, fonctionnant pour la première fois avec une assemblée unique élue au suffrage universel. Il dura près de six mois (jusqu'au 20 décembre).

Le parti républicain modéré avait la majorité dans l'Assemblée : Cavaignac y prit ses ministres. La réunion de la rue de Poitiers, qui représentait la minorité royaliste, lui envoya une délégation pour pin-mettre de le soutenir, mais en surveillant ses choix. Cavaignac répondit qu'il était un soldat d'Afrique transporté sur un terrain nouveau, et indiqua ses hommes, sauf Lamoricière à la Guerre, tous hommes du National : à l'Intérieur Sénart, président de l'Assemblée, l'homme des massacres de Rouen, aux Finances Goudchaux, l'ennemi des ateliers nationaux ; Carnot restait à l'Instruction publique.

La délégation protesta contre Carnot : les conservateurs lui reprochaient ses circulaires aux instituteurs. Cavaignac promit de consulter ses amis. Quand la délégation revint, il lui fit dire qu'il se regardait comme engagé. Carnot entra donc dans le ministère, et déposa un projet de loi créant l'instruction primaire gratuite et obligatoire. Mais, dès le 5 juillet, les conservateurs le firent interpeller au sujet du Manuel républicain de l'homme et du citoyen qu'il avait fait rédiger par le philosophe Renouvier. On y releva des phrases à tendance socialiste, et l'Assemblée, par 314 voix contre 303, vota un blâme qui l'obligea à se retirer. Il fut remplacé par Vaulabelle, du National.

Le ministère essaya de réaliser quelques-unes des réformes du programme du National. Le rachat des chemins de fer par l'État paraissait facilité par l'état des compagnies qui (sauf 2 sur 24) n'avaient plus de fonds pour continuer les travaux ; les employés et les Ouvriers déclaraient ne vouloir plus obéir qu'à des agents de l'État. Mais Goudchaux, redevenu ministre, jugea l'opération trop lourde pour les finances : il évaluait le déficit à 200 millions. Il y renonça donc et proposa (3 juillet) de se procurer de l'argent par mi emprunt de 150 millions à 4 pour 100 à la Banque de France et deux impôts nouveaux conformes au programme républicain : un impôt proportionnel sur les créances hypothécaires, timide amorce d'un impôt sur le revenu, un impôt progressif sur les successions et donations fondé sur des motifs démocratiques. Les biens acquis par cette voie ne sont pas le fruit du travail et, de l'intelligence de celui qui les recueille, il les doit au hasard de la naissance... au caprice des affections privées. La majorité rejeta l'impôt sur les successions. Elle vota, malgré le comité des finances, le principe de l'impôt sur les créances, mais avec un amendement qui le réduisait de 115 à 118 ; Goudchaux retira le projet. L'unique réforme fut la création du timbre-poste pour l'affranchissement des lettres, au tarif uniforme de vingt centimes pour toute la France au lieu du prix variable suivant la distance.

Un groupe de républicains modérés, mécontents de la destitution de la Commission exécutive, s'était détaché de la masse du parti et avait constitué une réunion de l'Institut, qui faisait de l'opposition à Cavaignac. La réunion du Palais-National, restée le principal groupe républicain, publia (16 juillet) son programme, signé de quatre membres du Gouvernement provisoire (Dupont, Arago, Garnier-Pagès, Marrast).

Elle se reconnaissait le mandat donné par le peuple de rétablir par tous les moyens... l'ordre profondément troublé. Avant tout, fortifier le pouvoir, instrument légal sous toutes ses formes. Un pouvoir soutenu pourrait garantir : l'ordre moral en rendant aux esprits... la sécurité dans le présent et la confiance dans l'avenir ; l'ordre matériel en appliquant avec vigueur les lois qui le protègent et en en demandant d'autres à l'Assemblée ; l'ordre financier... l'ordre économique... l'ordre administratif... l'ordre social en repoussant tout ce qui de près ou de loin pourrait porter atteinte aux principes sacrés sur lesquels reposent la famille et la propriété. Nos seuls ennemis sont les ennemis de l'ordre et de la liberté, les anarchistes qui déchirent la société... les fauteurs d'espérances dynastiques.

On ne se contentait plus de réprimer les désordres, on voulait les empêcher en agissant sur les esprits et en imposant des principes sacrés, et c'était le personnel républicain qui fournissait la formule Ordre moral, destinée à rester pendant une génération la devise des adversaires de la République.

Le gouvernement proclamait le besoin d'un régime d'exception. Cavaignac déclarait à l'Assemblée (7 juillet) que l'état de siège devait être longuement prolongé. Armé de ce pouvoir discrétionnaire, le ministère demanda à l'Assemblée (11 juillet) des lois temporaires contre les deux procédés de propagande politique, les journaux et les clubs.

La loi sur les clubs, la plus menaçante, fut discutée d'abord, et vivement combattue par la gauche et la réunion de l'Institut. L'exposé des motifs prétendait concilier le principe de liberté... avec les conditions de surveillance et de répression que la paix publique et l'intérêt de la société exigent impérieusement. Le rapporteur, le pasteur Coquerel, disait : Pour répondre au vrai sentiment du pays, la loi n'aurait dû avoir qu'un article : Les clubs sont interdits. La loi distinguait entre les groupements, de façon à interdire ceux qui étaient dangereux et à surveiller ceux qui risquaient de le devenir. — Les cercles et les réunions qui n'étaient ni publics ni politiques restaient libres, après une déclaration à la municipalité. — Les cercles et réunions non publics mais politiques dépendaient d'une autorisation de la municipalité.

Les clubs publics et politiques étaient libres théoriquement, mais soumis à une étroite surveillance. Ils devaient rester gratuits, réserver au moins un quart des places au public, n'opérer qu'aux heures fixées pour les lieux publics, sans pouvoir se constituer en comité secret ni restreindre la publicité par aucuns moyens. Les femmes et les mineurs en étaient exclus. La séance devait être dirigée par un bureau, qui devait, à la fin de chaque séance, dresser et signer un procès-verbal indiquant les noms des membres et le résumé exact de tout ce qui se serait passé. Il ne devait laisser discuter aucune proposition contraire à l'ordre public et aux bonnes mœurs — d'après le rapporteur ces termes désignaient les droits sacrés de la famille et de la propriété —, ou tendant à provoquer... des dénonciations... ou attaques individuelles. L'autorité pouvait déléguer un fonctionnaire administratif ou judiciaire pour assister aux séances. Toutes communications ou adresses entre clubs, toutes délégations étaient interdites. Ainsi paralysés par la surveillance du délégué, la responsabilité du bureau, la menace d'une poursuite pour procès-verbal inexact ou pour parole réputée interdite, les clubs ne pouvaient plus servir à la propagande.

Toute société secrète était interdite sous peine de prison. Une société secrète est une société coupable par cela seul qu'elle se cache, disait le rapporteur. Le ministre de l'Intérieur Sénart déclarait : Quand le droit de libre discussion est donné... sous la condition de publicité, de quel intérêt sont donc les réunions secrètes ?... Avec un décret qui consacre le club public, pourquoi nous parler du droit de cinq ou quinze personnes de former une société secrète ? Les opposants signalèrent le danger de ces restrictions en termes vagues. On laissait à l'arbitraire du commissaire de police le soin d'apprécier ce qui est politique, aux autorités municipales, à des élus favorisés par le pouvoir, le droit d'interdire à leur gré toute réunion politique. Jules Favre expliqua le vice du système : La cause de toutes ces difficultés... c'est que vous vous occupez des sociétés secrètes dans une loi oui il est question des réunions, publiques ou non publiques, et que les réunions, publiques ou non, diffèrent complètement de la société, secrète ou... pas secrète. Cette génération, habituée à voir l'association et la réunion soumises au même régime arbitraire, n'arrivait pas à les distinguer nettement. Ni le ministre ni le rapporteur n'avaient fait la distinction ; Sénart avait même paru les confondre en appelant les sociétés secrètes réunions secrètes.

La majorité repoussa les amendements destinés à préciser les définitions. Mais il ressortit de la discussion qu'elle adoptait l'interprétation d'un orateur orléaniste, Baze. La réunion ou club est assujettie à une A déclaration préalable et à une publicité complète... toute réunion qui n'aura pas ces caractères composera ce que nous appelons société secrète. Le décret du 28 juillet, voté par 629 voix contre 100, soumit toute réunion politique à ce régime d'exception. Sénart déclara bien que les termes excluaient les réunions accidentelles. Mais la pratique tendait à faire considérer toute réunion comme une présomption de société ; tout au moins supposait-elle une association entre les organisateurs. Il en résultait que toute réunion politique. à moins de prendre la forme d'un club public, pouvait être poursuivie comme société secrète et qu'on n'aurait désormais le droit de parler de politique, qu'avec une autorisation nu sous une surveillance. Les républicains modérés avaient forgé cette arme pour détruire à Paris le socialisme ; le parti de l'ordre allait bientôt l'employer à combattre la politique républicaine dans toute la France,

Deux lois (9-11 août), valables jusqu'au vote d'une loi organique sur la presse, rétablirent en partie le régime antérieur à la Révolution. L'une imposait à tout journal politique un cautionnement, 24.000 francs pour Paris et les environs, 6.000 pour la province. C'était, avec des chiffres plus bas qu'avant 1848, le retour au privilège de la richesse. Lamennais annonça que, faute d'argent, il cessait son journal. Il faut aujourd'hui de l'or, beaucoup d'or, pour jouir du droit de parler. Nous ne sommes pas assez riches. Silence aux pauvres ! — L'autre loi définit, et frappa de nouveaux délits de presse, soit contre l'ordre, soit contre la République, offenses et attaques à la République, à l'Assemblée, à la souveraineté nationale, attaque au principe de la propriété et aux droits de la famille. Il s'agissait de détruire la presse à bon marché pour empêcher la propagande socialiste. Les vainqueurs de juin avaient désorganisé tous les moyens d'action de leurs adversaires à Paris, la garde nationale ouvrière, les clubs, les journaux populaires.

Les élections des conseils généraux d'arrondissement et municipales, faites (en août) pour la première fois au suffrage universel, dans toute la France, donnèrent l'impression d'une nouveauté dans la vie publique. Les pouvoirs de ces corps élus restaient limités aux affaires locales et soumis à la tutelle des préfets comme sous la monarchie ; la répartition des contributions entre les communes n'était plus qu'une formalité. Le conseil général ne s'occupait guère que des routes et des hospices. La municipalité n'avait dans ses attributions que la viabilité, l'éclairage, la police, l'école primaire, et presque tout ce pouvoir restait exercé par le maire. Mais du moins tous les habitants, sans distinction de fortune, étaient appelés à élire les représentants chargés des affaires locales.

L'Assemblée avait réglé le choix des maires et des adjoints par un compromis. Dans les villes chefs-lieux de canton, ils étaient nommés par le gouvernement. mais parmi les conseillers municipaux ; dans les petites communes ils étaient élus par le conseil municipal. Paris restait hors du droit commun, sans aucun représentant, élu, administré par le préfet et une commission municipale. Cette première élection, dont l'histoire n'est pas faite, semble, d'après les journaux conservateurs, avoir été presque partout favorable au parti de l'ordre ; les anciens conseillers municipaux du régime censitaire, pour la plupart orléanistes, lurent réélus. La révolution municipale résultant du suffrage universel passa presque inaperçue.

 

IV. — RÉSISTANCE À L'IMPÔT DES 45 CENTIMES.

LA perception de l'impôt des 45 centimes n'avait sous le Gouvernement provisoire rencontré que la résistance de quelques grands propriétaires royalistes du Nord-Ouest, qui refusaient l'impôt comme illégal. Mais les percepteurs s'étaient bornés à encaisser les sommes apportées volontairement par les contribuables. Sur 160 millions on n'en avait recouvré à la fin de mai que 63. L'Assemblée ayant le 22 mai ratifié le décret, une circulaire du ministre prescrivit u la fermeté dans la perception, de cet impôt désormais légal. Le recouvrement resta très lent, retardé par des lenteurs volontaires dans la rédaction des listes de dégrèvement. Les départements les plus en avance n'avaient pas payé plus des trois quarts à la fin de juillet (c'étaient surtout les pays riches au nord de la Loire) ; 23 départements, tous du Midi ou du massif central, n'en avaient pas encore payé le quart (la Dordogne 4 p. 100).

Dans les montagnes, plusieurs villages avaient menacé et insulté les agents du fisc, à Volvic et à Marsan (5-8 juin), près de Saint-Flour (fin juillet) et d'Aubusson, à Saint-Pierre-de-Chignac en Dordogne. La résistance prit la l'orme d'émeutes dans une centaine de communes depuis le 4 juin jusqu'au 7 septembre.

L'affaire la plus grave se passa à Guéret. Les manifestants avaient promené dans un village une pancarte menaçant de pendre à l'arbre de la liberté quiconque paierait l'impôt. Quatre furent mis en prison. Cinq cents paysans rassemblés au son du tocsin, la plupart armés de faux, de fourches ou de bâtons, allèrent les réclamer. Ils trouvèrent la route barrée par les pompiers et la garde nationale de Guéret et un détachement de cavaliers ; on parlementa ; après trois heures d'attente les paysans voulurent forcer le passage, une décharge en tua ou en blessa mortellement une vingtaine, les autres se dispersèrent (15 juin).

Goudchaux, devenu ministre des Finances, ordonna (1er juillet), tout en continuant à tenir compte des facultés des contribuables, de presser la confection des listes de dégrèvements. Puis il demanda à son collègue de la Justice de poursuivre les violences contre les agents du fisc (août). Les résistances continuèrent et on fit courir le bruit que l'Assemblée renonçait aux 45 centimes ; Goudchaux obtint de l'Assemblée une déclaration confirmant l'impôt (2 septembre). Il ordonna alors (11 septembre) de faire des exemples sur les retardataires de mauvaise volonté, les plus riches, en employant la contrainte par garnison individuelle. A la fin d'octobre il ne restait que M millions à recouvrer.

 Il y eut encore des émeutes en 1849 jusqu'à la Législative, toutes sauf une, isolée, à Oraison (Basses-Alpes), provoquée par une promesse non tenue, limitées à cinq régions du Sud-Ouest. La colère contre l'impôt se mélangea avec des irritations politiques, ou fut exploitée par des mécontents d'espèces différentes. En Charente et dans le Bordelais, la résistance, longue et faible, fut conservatrice bonapartiste. Dans les Pyrénées, le soulèvement, tardif et violent, fut légitimiste. Il fut républicain radical dans les Basses-Cévennes et surtout dans les deux régions les plus agitées, le Gers et le versant ouest et sud du massif central (Creuse, Corrèze, Lot). L'impôt finit par rentrer (fin juin 1849), sauf 6 millions ; perçu par la contrainte en pleine crise agricole, il laissa dans les campagnes une longue rancune contre la République.

 

V. — LA FORMATION DU PARTI DE LA MONTAGNE ET LE REMANIEMENT DU MINISTÈRE.

ENHARDI par ses succès aux élections et par les manifestations du mécontentement général, le parti de l'ordre se renforçait par l'influence croissante que ses chefs, habitués au travail parlementaire, acquéraient sur la majorité républicaine inexpérimentée dans les comités et les discussions pratiques à l'Assemblée. Le préfet de police présenta au gouvernement des rapports sur les menées royalistes. Les républicains modérés, se sentant devenir impopulaires, se rapprochèrent de leurs adversaires de gauche pour défendre la République contre la réaction royaliste. Cavaignac exprima le sentiment de son parti lorsque après s'être dit fier de son père, le conventionnel de 1793, il déclara : Quiconque ne voudra pas de la République est notre ennemi sans retour (2 septembre). Le ministère projeta d'envoyer dans les départements des représentants en mission pour surveiller l'esprit public et rallier les populations à la République. Une interpellation du Comité du parti de l'ordre (16 septembre) arrêta cette tentative. En même temps les élections partielles du 17 septembre dans 13 départements envoyaient à l'Assemblée 15 monarchistes sur 17 élus.

Les partisans de la République sociale, réduits au silence depuis la fin de juin par la destruction de leurs clubs et de leurs journaux, profitèrent de l'anniversaire de la création de la première République, le 22 septembre, pour réunir leurs adhérents dans des banquets. A Paris, au Chatelet, Ledru-Rollin présida. Il but à la République consolidée par des institutions sociales ! et prononça un discours programme.

Il dénonça la confusion systématique faite entre le socialisme et la République par les ennemis de la République, et, tout en protestant contre l'accusation de socialisme, il déclara indispensables à la République le droit au travail et des institutions de crédit. Qu'a-t-on fait pour le peuple depuis le 21 février ? Les impôts abolis, on les a conservés, on les a aggravés. Quelques millions à titre d'assistance ! Qu'est-ce que cela en comparaison (les grandes institutions de crédit, d'association, de secours mutuels, d'instruments de travail qu'on aurait dû fonder ?... Que répond-on ? L'État est pauvre ; la République ne saurait faire de telles fondations, car l'argent manque. — J'avoue que je n'ai jamais compris cette objection dans un pays aussi fertile, aussi puissant que la France. Je dis, moi, que les sources sont innombrables, et qu'il ne faut que savoir leur tracer des canaux pour les conduire vers le Trésor et de là les faire refluer jusqu'au pauvre.... La première Révolution, pour accomplir sa grande œuvre, a-t-elle été arrêtée par des questions d'argent ? L'argent se retire et se cache, l'argent ne manque pas, il ne peut pas manquer.... Il doit donc y avoir dans des moyens financiers la possibilité de le trouver là où il se cache, là où il se fait égoïste. Quoi ! la France n'aurait pas les ressources qu'a trouvées l'Angleterre !... Le véritable danger, c'est la misère, le défaut de travail, l'atonie du commerce,... c'est la vieille routine en matière de finances ; la question est là.... Ah ! elle peut... s'envenimer si la France sincèrement républicaine ne s'ingénie point à sortir de ce gouffre fatal par quelque grande mesure, la banque hypothécaire, les billets anticipés de l'impôt, que sais-je ? dix moyens pour un sont proposés, mais il faut trouver le secret que la France fasse le peuple heureux, la nation grande, que non seulement elle subvienne au malaise intérieur, mais qu'elle ait des ressources pour défendre au dehors ses principes de fraternité et d'émancipation.... Nos pères vivaient d'expédients, mais c'est ainsi que vivent les révolutions, et après tout, pourvu qu'elles vivent, qu'elles sauvent l'honneur, qu'importe !

C'était, opposé à la politique d'économie des partis bourgeois. un programme de dépenses au profit de la masse du peuple, programme oratoire, sans aucune indication pratique, mais, par l'appel à la tradition de la grande Révolution, capable d'exciter le sentiment démocratique et national. Ledru-Rollin devenait le chef d'un parti de réformes économiques radicales avec la devise : Vive la République sociale ! Parmi les banquets républicains de province, celui de Toulouse (19 septembre) fit particulièrement scandale par la présence de personnages officiels, le préfet, le recteur, le maire (le général avait refusé d'y assister). On y vanta la République, celle qui accepte les traditions de 1792. A l'Assemblée l'opposition interpella les ministres (30 sept.) et une partie des républicains se joignit aux royalistes pour voter une enquête. — Une antre interpellation porta sur la suspension de journaux. Le ministre Sénart, se retranchant derrière l'état de siège, demanda la question préalable (11 oct.) ; elle ne fut votée que par 339 voix contre 334. Cavaignac hésita, puis il invita l'Assemblée (13 oct.) à nommer une commission pour étudier la question, et le 19 l'état de siège fut levé.

Le ministère déjà ébranlé se disloqua, trois hommes du National en sortirent, Cavaignac les remplaça par trois hommes du parti de l'ordre. Le préfet de police donna sa démission (15 oct.) en disant : La République va être dirigée après huit mois d'existence par des hommes qui ont de tout temps employé leur intelligence et leurs efforts à l'empêcher de naître. Le nouveau ministre de l'Intérieur Dufaure, ancien ministre de Louis-Philippe, présenta une demande de crédits accompagnée d'une déclaration que l'Assemblée approuva par 550 voix contre 155 (16 oct.). Puis, sur une demande de comptes, Goudchaux blessé se retira. Cavaignac le remplaça aux Finances par un homme du National (25 oct.), et en nomma un autre préfet de la Seine. Le gouvernement devenait une coalition des deux partis qui avaient lutté ensemble contre l'extrême gauche.

Les partisans des réformes sociales continuaient à manifester par des banquets. Un représentant portait un toast aux ouvriers de Rouen, d'Elbeuf et de Limoges, surtout à ceux qui du fond de leurs prisons unissent leurs cœurs aux nôtres. Ailleurs on buvait à l'amnistie. Le groupe de l'extrême gauche, invoquant la sainte tradition de nos pères, prenait le nom fameux de la Montagne, et, le 8 novembre, publiait une déclaration au peuple signée de 56 représentants, héritiers du nom de la Montagne, nous nous glorifions de ce nom... que nos adversaires nous ont jeté comme une injure. Nous acceptons... la pensée politique et sociale de nos devanciers, amour pour le droit et le peuple, haine vertueuse contre les privilèges et les aristocraties.