HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE PREMIER. — LE GOUVERNEMENT PROVISOIRE.

CHAPITRE IV. — LES CONFLITS SUR L'ÉPOQUE DES ÉLECTIONS.

 

 

I. — LES CIRCULAIRES DE LEDRU-ROLLIN AUX COMMISSAIRES DU GOUVERNEMENT.

LE Gouvernement provisoire ne s'était donné officiellement pour tâche que de maintenir l'ordre et de faire élire l'Assemblée qui donnerait à la France un régime définitif. L'élection de l'Assemblée souveraine devait décider le sort du pays. Avec le suffrage universel, on eut l'impression que le résultat dépendrait de l'action des agents du gouvernement et de l'époque de l'élection : sur ces deux questions s'engagèrent les luttes ouvertes qui achevèrent la formation des partis.

Comment devaient se conduire les agents du gouvernement dans les élections ? Ledru-Rollin, ministre de l'Intérieur, le leur fit savoir et l'annonça à toute la France par une série de circulaires publiques.

La circulaire (8 mars) aux commissaires du gouvernement, rédigée par un républicain modéré, Jules Favre, secrétaire général du ministère, mais retouchée par Ledru-Rollin, engageait les commissaires à appliquer les lois existantes en ce qu'elles n'ont rien de contraire à l'ordre nouveau, et à ne pas inquiéter les intérêts respectables. Mais le public ne remarqua que la conclusion :

Prenez comme règle que les fonctions publiques... ne peuvent être confiées qu'à des républicains éprouvés.... A la tête de chaque arrondissement de chaque municipalité, placez donc des hommes sympathiques et résolus. Ne leur ménagez pas les instructions, animez leur zèle. Par les élections qui vont s'accomplir, ils tiennent dans leurs mains les destinées de la France. Qu'ils nous donnent une Assemblée capable de comprendre et d'achever l'œuvre du peuple. En un mot, tous hommes de la veille et pas du lendemain.

Cette formule semblait inviter les commissaires à user de leur pouvoir pour diriger les électeurs, et écarter de l'Assemblée tous les orléanistes ralliés à la République. Elle atteignait surtout les hommes de l'opposition dynastique. qui s'attendaient à être traités autrement que les partisans de Guizot. Elle blessa Lamartine, qui lui-même n'était pas un républicain de la veille. Épurer la France de tout ce qui n'était pas républicain de la veille, c'était l'aliéner de la République.

La circulaire aux maires (9 mars) vantait les mérites du nouveau  régime.

La République est le gouvernement du peuple par le peuple, la nation faisant elle-même ses affaires.... Appeler tous les habitants d'une même patrie à nommer leurs magistrats..., faire circuler l'argent dans les campagnes au moyen de bonnes lois de crédit, associer les travailleurs au bénéfice des capitalistes, apprendre à tous les hommes qu'ils sont frères, les initier tous au bienfait de l'éducation, amener entre eux une répartition des richesses proportionnée à l'intelligence et à l'activité, assurer à tous le travail et le bien-être, voilà la République.

La République ne persécute personne, elle honore tous les cultes.... Elle n'est impitoyable que vis-à-vis des fripons et des égoïstes.... Leur règne a été assez long, il est temps que celui des honnêtes gens commence.

Cette dernière phrase fut relevée comme une injure au personnel monarchique. Enfin la fameuse circulaire du 12 mars aux commissaires du gouvernement précisa le détail des mesures :

Quels sont vos pouvoirs ? ils sont illimités. Agents d'une autorité révolutionnaire, vous êtes révolutionnaires aussi. La victoire du peuple vous a imposé le mandat de consolider son œuvre. Pour l'accomplissement de cette tâche, vous êtes investis de la souveraineté, vous ne relevez que de votre conscience.... Grâce à nos mœurs, cette mission n'a rien de terrible.... Il ne faut pas vous faire illusion sur l'état du pays. Les sentiments républicains y doivent être vivement excités, et pour cela il faut confier toutes les fonctions politiques à des hommes sûrs et sympathiques.... Partout les préfets et les sous-préfets doivent être changés.... La nomination des sous-commissaires remplaçant ces fonctionnaires vous appartient. Choisissez de préférence des hommes appartenant au chef-lieu. N'écartez pas les jeunes gens. L'ardeur et la générosité sont le privilège de cet âge  Vous procéderez aussi au remplacement des maires et des adjoints... Si les conseils municipaux sont hostiles, vous les dissoudrez et, de concert avec les maires, vous constituerez une municipalité provisoire ; mais... je crois que la grande majorité des conseils municipaux peut être conservée en mettant à leur tête des chefs nouveaux....

Les élections sont votre grande œuvre et doivent être le salut du pays. C'est de la composition de l'Assemblée que dépendent. nos destinées. Il faut qu'elle soit animée de l'esprit révolutionnaire ; sinon, nous marchons à la guerre civile et à l'anarchie. Sachez bien que, pour briguer l'honneur de siéger à l'Assemblée nationale, il faut être pur des traditions du passé. Que votre mot d'ordre soit partout : des hommes nouveaux et autant que possible sortant du peuple.... L'éducation du pays n'est pas faite. C'est à vous de le guider. Provoquez sur tons les points de votre département la réunion de comités électoraux, examinez sévèrement les titres des candidats. Arrêtez-vous à ceux-là seulement qui paraissent présenter le plus de garanties à l'opinion républicaine, le plus de chances de succès. Pas de transactions, pas de complaisances.

Cette circulaire, publiée dans le Moniteur, irrita vivement la bourgeoisie. La formule pouvoirs illimités surtout fit scandale. Les journaux conservateurs accusèrent le gouvernement d'agir par l'intimidation, de placer le pays sous l'empire d'une terreur générale ; ils appelèrent les commissaires des proconsuls ou 86 tyrans au-dessus de la loi. L'inquiétude fut telle que la foule afflua à la Banque de France pour changer des billets ; à la Bourse les cours baissèrent.

Les membres du Gouvernement provisoire n'avaient connu la circulaire que par le Moniteur ; à la réunion du Conseil, ils avertirent Ledru-Rollin de l'effet qu'elle avait produit ; il en fut surpris et affligé ; il avait écrit en orateur, entraîné par un souvenir vague des représentants en mission de 1793, sans donner au mot illimité un sens juridique précis. Son journal la Réforme disait : Ne sait-on pas que ces terribles proconsuls sortent en grande partie de l'opposition libérale ? Le Conseil résolut d'atténuer l'effet de la circulaire par une déclaration et décida qu'à l'avenir aucun ministre ne publierait une circulaire importante sans en avoir délibéré en Conseil.

Les conservateurs, alarmés par les manifestations de Ledru-Rollin, venaient de créer un Club républicain pour la liberté des élections ; il tint sa première séance le 13 mars, et le 15 vota une adresse au gouvernement ; il lui demandait de rassurer l'opinion publique sur les conséquences d'un pouvoir illimité qui transforme les délégués en proconsuls, et de rendre au peuple la liberté d'élection que la Révolution a consacrée. Lamartine reçut la délégation et renia la circulaire.

Le gouvernement n'a chargé personne de parler en son nom à la nation et surtout de lui parler un langage supérieur aux lois.... Soyez certains qu'avant peu de jours le gouvernement prendra lui-même la parole, que cc qui a pu, dans les termines et non certes dans les intentions de ce document, blesser, inquiéter la liberté et la conscience du pays, sera expliqué, commenté, rétabli par la voix même du gouvernement tout entier... Nous voulons fonder une République qui soit le modèle des gouvernements modernes et non l'imitation des fautes et des malheurs d'un autre temps.

Les circulaires de Ledru-Rollin avaient réuni tous les royalistes dans l'opposition contre sa politique électorale, et jeté la division dans le gouvernement en rendant Ledru-Rollin suspect à ses collègues.

 

II. — LES MANIFESTATIONS DES CLUBS RÉVOLUTIONNAIRES.

EN même temps se posait la question de la date des élections. Le gouvernement avait pris le 9 avril, comme la date la plus proche possible, vu le temps nécessaire pour préparer le mécanisme nouveau du suffrage. Les républicains parisiens, habitués à voir Paris faire des révolutions que la France acceptait sans résistance, semblent avoir d'abord supposé que le peuple de Paris entraînerait par son exemple les provinciaux à voter pour les partisans de la Révolution sociale. Mais les nouvelles reçues des départements dès les premiers jours de mars alarmèrent du moins les plus clairvoyants. Ils soupçonnèrent — ce que personne ne croyait alors et ce que toute la suite des faits allait montrer avec éclat — que Paris, cerveau littéraire, scientifique, et artistique de la France, n'en est pas le cerveau politique, que la masse des électeurs de province n'a pas le même esprit que le peuple de Paris et ne se soucie pas de suivre sa direction. Blanqui donna l'alarme en faisant adopter par son club une pétition au Gouvernement provisoire (présentée le 7 mars).

Citoyens, l'élection immédiate de l'Assemblée nationale serait un danger pour la République. Depuis trente ans la contre-révolution parle seule à la France. La presse bâillonnée par les lois fiscales n'a pénétré que l'épiderme de la société ; l'éducation des masses n'a été faite que par le seul enseignement oral, qui a toujours appartenu et appartient encore aux ennemis de la République.

Les notabilités des factions vaincues, dans les campagnes principalement, frappent seules l'attention du peuple ; les hommes dévoués à la cause démocratique leur sont presque tous inconnus.

Si d'élections dont la précipitation serait aussi imprudente qu'injuste il devait surgir une Assemblée contre-révolutionnaire, la République ne reculerait pas. Le vote de demain serait une surprise et un mensonge....

Nous demandons l'ajournement des élections et l'envoi dans les départements de citoyens chargés d'éclairer la population des campagnes.

Ainsi se présentait, dans une forme précise, la théorie que l'éducation conservatrice des électeurs français devait être contrebalancée par une préparation révolutionnaire. La conséquence pratique était la prolongation du régime provisoire. Lamartine répondit à la délégation en se retranchant derrière les principes.

Nous avons considéré que notre premier devoir... était de restituer aussitôt que possible à la nation elle-même les pouvoirs que nous avons saisis pour le salut commun.

Le gouvernement maintint l'élection de l'Assemblée au 9 avril, l'élection des officiers de la garde nationale au 18 mars, et le bruit courut qu'il faisait venir des régiments à Paris.

Les clubs socialistes commencèrent à protester. Le 10 mars, Cabet, à la Société fraternelle centrale, fit voter deux motions : 1° pour protester contre l'arrivée des troupes à Paris, 2° pour réclamer l'ajournement des élections. On proposa de les faire porter au gouvernement par une manifestation sans armes. L'idée vint alors — probablement dans plusieurs clubs à la fois — de se concerter avec les autres clubs pour demander au gouvernement l'ajournement de toutes les élections (ce sont les termes votés par le club de Blanqui le 14 mars). Les délégués de quinze clubs formèrent une commission qui fit apposer (le 15) une affiche où ils se qualifiaient de délégués des clubs représentant la généralité de la population parisienne. Le premier groupement des clubs de Paris se faisait sur une question pratique.

Une adresse du club de Blanqui aux Parisiens (le 14 mars) expliqua les conséquences des élections immédiates.

Ces élections seraient dérisoires. A Paris un très petit nombre d'ouvriers sont inscrits sur les listes électorales ; l'urne ne recevra que les suffrages de la bourgeoisie. Dans les villes, la classe des travailleurs, façonnée au joug par de longues années de compression et de misère, ne prendrait aucune part au scrutin, ou bien elle y serait conduite par ses maitres comme un bétail aveugle.

Dans les campagnes toutes les influences sont aux mains des curés et les aristocrates....

Le peuple ne sait pas, il faut qu'il sache. Ce n'est pas l'œuvre d'un jour ni d'un mois. Lorsque la contre-révolution a seule la parole depuis cinquante ans, est-ce donc trop d'accorder une année peut-are à la liberté qui ne réclame que la moitié de ta tribune, et ne mettra pas, elle, la main sur la bouche de son adversaire ?... Les élections, si elles s'accomplissent, seront réactionnaires. C'est le cri universel. Le parti royaliste, le seul organisé grâce à sa longue domination, va les maitriser par l'intrigue, la corruption, les influences sociales, et sortira triomphant du scrutin. Songez-y, cc triomphe, ce serait la guerre civile, car Paris, le cœur, le cerveau de la France, Paris ne reculera pas devant le retour offensif du passé. Réfléchissez aux sinistres conséquences d'un conflit entre la population parisienne et nie Assemblée qui croirait représenter la nation, qui ne la représenterait pas... Laissez le peuple !mitre à la République.... L'ajournement des élections, c'est le cri des Parisiens.

Ici apparaît déjà, en opposition avec le principe de la souveraineté du peuple, la théorie du droit supérieur de Paris et de la République, théorie fondée sur la connaissance des conditions réelles de la vie politique en France, ouvriers dépendants et misérables, paysans ignorants, influence ancienne du clergé et des grands propriétaires. Déjà la réclamation s'appuie sur la menace d'une guerre de Paris contre la France, mais n'aboutit à aucune proposition précise. Ce régime provisoire nécessaire à l'éducation politique du peuple français, la durée en reste vague, désignée seulement par ce mot : une année, lancé à titre d'essai.

Cette adresse, qui n'était que la manifestation isolée d'un club, parut le 13 mars dans le Bulletin de la République, journal officieux rédigé aux frais du gouvernement par les employés du ministère de l'Intérieur, avec : L'adresse suivante a été distribuée dans Paris. Elle prit l'apparence d'une communication officieuse, et donna l'impression que le gouvernement, d'accord avec les socialistes, désirait se maintenir indéfiniment au pouvoir. Les conservateurs, déjà très mécontents de la circulaire du 12 mars, furent exaspérés.

Le gouvernement, surpris par cette publication, prit des mesures contre le retour d'un pareil accident : le Bulletin de la République ne paraîtrait désormais que sur le bon à tirer d'un des membres du Gouvernement provisoire. Pour rassurer les conservateurs, il décida de ne présenter, comme gouvernement, aucune candidature à l'Assemblée nationale ; chacun de ses membres comme citoyen pourra donner des recommandations suivant ses sympathies et ses opinions.

 

III. — LA MANIFESTATION BOURGEOISE DES GARDES NATIONAUX.

PRIS entre deux courants d'opinion opposés, menacé des deux côtés à la fois, le gouvernement se divisa sur la conduite à tenir. Le 13 mars, à la séance du soir, Louis Blanc s'était prononcé contre la date du 18 pour l'élection des officiers de la garde nationale : les nouveaux gardes nationaux ouvriers n'avaient pas eu le temps de se connaître, ils ne pourraient que réélire les anciens officiers bourgeois. Il disait avoir reçu l'avis que, si l'on maintenait cette date, cent mille hommes viendraient protester à l'Hôtel de Ville. Le gouvernement refusa d'ajourner, mais, pour donner une satisfaction aux ouvriers, il déclara dissoutes les anciennes compagnies d'élite, grenadiers et voltigeurs, l'ourlées uniquement de bourgeois, afin. disait-il, de supprimer toute différence extérieure et de mélanger dans les nouvelles compagnies les hommes de toutes les classes. Les conservateurs irrités résolurent de protester.

Deux manifestations se préparèrent à la fois. — Les ouvriers, reprenant le procédé qui leur avait réussi en février, décidèrent de se rendre à l'Hôtel de Ville en niasse, mais en ordre, sans tumulte ; les nouveaux organes populaires, clubs et journaux, leur donnaient le moyen de préparer une manifestation régulière. — Les bourgeois des compagnies dissoutes voulurent, par le même procédé, obliger le gouvernement à revenir sur sa décision. Un journal conservateur publia d'abord (le 14) la protestation des grenadiers d'un bataillon contre une mesure désorganisatrice, qui atteignait plus de 24.000 personnes. Puis les autres compagnies d'élite firent appel à la garde nationale tout entière pour aller réclamer l'abrogation de l'arrêté.

Les gardes nationaux, déjà organisés dans leurs anciens cadres, furent prêts avant les ouvriers. Une réunion à la mairie du IIe assigna les lieux du rendez-vous aux légions des différents quartiers, et recommanda de venir en uniformes avec le sabre et sans fusils. Les hommes des compagnies d'élite portaient l'énorme bonnet de fourrure, la pièce la plus frappante de leur uniforme. De là le sobriquet de manifestation des bonnets à poil.

Le 16 mars, vers deux heures, une niasse de gardes nationaux évaluée à 30.000 hommes, marchant au pas, se dirigea vers l'Hôtel de Ville. Les ouvriers et les élèves des Écoles, croyant le gouvernement menacé, accoururent sur la place de l'Hôtel de Ville pour le défendre. Les gardes nationaux, voyant Arago et Ledru-Rollin au milieu d'eux, les accueillirent par des cris hostiles ; puis ils envoyèrent une délégation. Marrast la reçut ; il répondit sévèrement que le gouvernement avait vu avec regret ces manifestations, dont l'inconvénient est d'en déterminer d'autres d'une nature contraire. Le gouvernement maintint sa décision de faire rentrer dans la masse générale de la garde nationale les anciennes compagnies de grenadiers et de voltigeurs ; il publia une proclamation aux habitants de la Seine, où il regrettait les manifestations contraires à l'ordre public.

Les ouvriers avaient un auxiliaire dans le sein même du Conseil, Louis Blanc, depuis trois jours, négociait avec ses collègues pour faire ajourner les élections de la garde nationale. Le gouvernement avait d'abord rejeté l'ajournement par 8 voix contre 3, mais, le 15 mars, le maire de Paris (Marrast) ayant déclaré que la fusion des compagnies d'élite rendait impossible de faire l'élection le 18, il décida de la renvoyer au 25. Le 16 mars, après la manifestation des bonnets à poil, Lamartine lut au Conseil un projet de proclamation au peuple français au sujet des élections à l'Assemblée et exposa un programme de réformes : racheter les chemins de fer, les assurances, la Banque, les usines ruinées, constituer un budget du travail et, pour accroitre la force du gouvernement, remplacer les fonctionnaires par des républicains. Louis Blanc, reprenant la théorie de Blanqui, déclara que la France avait besoin de faire son éducation. Dans une longue discussion, Lamartine opposa à la dictature de quelques-uns la souveraineté de tous. L. Blanc distingua la dictature de progrès de la dictature d'oppression, annonça des élections réactionnaires suivies d'un 18 brumaire populaire, et demanda une prorogation d'un mois. Dupont et Lamartine menacèrent de se retirer, et la proclamation fut adoptée.

 

IV. — LA MANIFESTATION OUVRIÈRE DU 17 MARS.

LE soir même, les 13 délégués des clubs, réunis en commission avec 15 délégués envoyés par les ouvriers du Luxembourg (probablement sur l'avis de L. Blanc), décidaient de publier le lendemain matin un appel au peuple pour la manifestation. L'appel, signé des secrétaires de la commission des clubs, donnait rendez-vous le lendemain à dix heures sur la place de la Révolution (Concorde).

Le 17 mars, à neuf heures du matin, la commission des 30, réunie autour du bassin du Palais-National (Royal), arrêta le texte de la pétition au gouvernement. On lut les projets rédigés par les chefs des clubs. Blanqui demandait l'ajournement indéfini. Deux mois ou rien, disait-il, c'est la même chose. L'éducation du pays s'est faite par nos ennemis, il votera pour ses précepteurs, autant laisser faire tout de suite. La commission adopta le projet de Cabet, qui demandait l'éloignement des troupes et l'ajournement des élections de la garde nationale au 5 avril et de l'Assemblée au 31 mai.

Les manifestants, réunis sur la place de la Concorde, se mirent en marche par les quais vers l'Hôtel de Ville à onze heures, lentement et en silence, comme une procession ; en tête les clubs, chacun avec son drapeau, puis les ouvriers groupés par corps de métier, avec leurs bannières et leurs rubans. On évalua cette foule à plus de cent mille hommes, les clubs n'en avaient fournis qu'un demi-millier, mais on craignait que Blanqui ne profitât de l'occasion pour épurer le gouvernement en expulsant les adversaires de l'ajournement, surtout Lamartine.

La foule occupa la place de l'Hôtel de Ville, chantant la Marseillaise et le Chant des Girondins, criant : Vive Louis Blanc ! Vive Ledru-Rollin ! Les grilles étaient fermées ; Cabet pénétra seul sur le perron et demanda qu'on laissait entrer les délégués, dont il affirmait les intentions pacifiques. Le gouvernement se rendit en corps dans une des grandes salles, et y reçut la délégation formée de la commission organisatrice des 30 et des principaux orateurs des clubs. Un délégué lut la pétition ; une longue discussion s'engagea.

Plusieurs délégués insistèrent pour avoir une réponse à rapporter au peuple. Mais des deux côtés on évita l'apparence d'une contrainte sur le gouvernement. Louis Blanc demanda le temps de délibérer. Pour que nous soyons dignes de maintenir votre liberté, il faut que la nôtre soit respectée. Ledru-Rollin dit : Vous représentez Paris, mais la France représente l'universalité des citoyens ; et il demanda d'attendre les réponses des commissaires dans les départements. Cabet résuma la situation : Le Gouvernement provisoire est trop sage pour ne pas vouloir délibérer, et nous trop amis de l'ordre pour ne pas lui laisser la liberté de délibérer. Sobrier déclara que le peuple ne voulait pas violenter le gouvernement, qu'il avait confiance entière en lui. Quelqu'un cria : Pas tous. Un petit groupe, probablement des amis de Blanqui, semblait irrité contre Lamartine. Mais il devenait évident que ni la grande Majorité des délégués, ni la foule des ouvriers restée au dehors, ne voulaient faire une révolution. Le gouvernement pouvait même compter, pour le défendre contre les révolutionnaires, sur la plupart des chefs de clubs, Cabet rédacteur de la pétition, Sobrier admirateur de Lamartine, et surtout Barbès, l'ancien compagnon de Blanqui, devenu son ennemi et attaché à Lamartine par la reconnaissance. Lamartine repoussa l'ajournement comme la mise hors la loi de toute la nation qui n'est pas à Paris, et termina son discours par une antithèse à effet : Les 18 brumaire du peuple pourraient amener contre votre gré les 18 brumaire du despotisme.

Aucune décision ne fut prise, et la délégation se retira. Les membres du gouvernement descendirent sur le grand escalier pour se montrer à la foule. Quelques chefs de clubs, Barbès, Sobrier, les entourèrent pour les protéger. Il se fit un silence, tous les assistants se découvrirent ; on cria : Vive la République ! Vive le Gouvernement provisoire ! Louis Blanc, monté sur une table, fit un discours au peuple pour le remercier. Puis la foule des manifestants défila devant le gouvernement en l'acclamant.

 

V. — L'AJOURNEMENT DES ÉLECTIONS ET LE CHANGEMENT DES COMMISSAIRES DU GOUVERNEMENT.

L'AJOURNEMENT des élections de la garde nationale, discuté le soir en conseil, fut rejeté après une longue discussion par 7 voix contre 3. Louis Blanc et Albert offrirent leur démission, Ledru-Rollin, qui avait voté avec eux, les décida à la retirer. Mais ils obtinrent de convoquer le dimanche les délégués des divers corps d'état, pour s'enquérir des véritables sentiments des ouvriers sur la question.

On n'attendit pas d'avoir consulté les délégués. Le 18 mars, sur l'avis de Barbès qu'un délai était un besoin réel, le gouvernement étudia la question pratique. Il commença par ajourner au 5 avril l'élection des gardes nationales de Paris et de la banlieue, en donnant pour motifs : 1° l'augmentation de la garde nationale ; 2° que les citoyens doivent pouvoir s'entendre sur le choix de tous les officiers.

La date des élections à l'Assemblée resta en suspens. Les commissaires du gouvernement, consultés par Ledru-Rollin, répondirent presque tous que l'ajournement profiterait aux ennemis de la République ; l'élan s'affaiblissait, les hommes des anciens partis remis de leur peur songeaient à se présenter. Le 26 mars, Ledru-Rollin, en communiquant ces réponses, indiqua la difficulté de dresser les listes électorales dans un délai si court. Crémieux fit adopter le dimanche de ce jour de régénération sociale. L'élection fut ajournée au 23 avril ; Marrast fut chargé de rédiger une proclamation indiquant les causes d'impossibilité matérielle qui nécessitaient cet ajournement.

Ce délai de deux semaines n'était qu'une concession de forme. Mais l'échec de la manifestation bourgeoise des bonnets à poils et le succès apparent de la manifestation ouvrière du 17 mars donnèrent l'impression d'une défaite de la bourgeoisie et d'une victoire des ouvriers. Le peuple de Paris sembla redevenir, comme aux premiers jours, maître du gouvernement. Le 17 mars surexcita les révolutionnaires de Paris ; il inquiéta et irrita la province.

Dans le gouvernement lui-même, la majorité modérée eut le sentiment d'avoir été violentée par la minorité, et resta en défiance. La tension se marqua par un changement dans la procédure du Conseil. La délibération, irrégulière jusque-là, fut soumise é des formes officielles ; on réglementa l'ordre du jour, la tenue des procès-verbaux, la durée des séances, le protocole. Le 23, le Conseil décide qu'il l'avenir chacun de ses membres donnera dès l'ouverture de la séance la note des communications qu'il aura l'intention de faire au Conseil, afin qu'un ordre du jour régulier puisse être établi. Il adopte pour tous les actes et communications officielles le protocole suivant : en tête, Citoyens, à la fin, Salut et fraternité ou Salut fraternel, (c'étaient les formes de la Révolution). Le 25, il décide qu'à chaque séance le ministre des Affaires étrangères et le ministre de l'Intérieur lui feront chacun un rapport sur les événements.

Dans les départements, Ledru-Rollin, secouant le contrôle de ses collègues, bouleversa peu il peu le personnel des commissaires du gouvernement, de façon à donner le pouvoir à des hommes de son choix, presque tous républicains du parti de la Réforme. Il envoya dans 60 départements des commissaires généraux chargés de surveiller  les commissaires et sous-commissaires et de les révoquer au besoin. Chacun avait autorité sur un groupe de deux, trois, quatre ou cinq départements (parfois même un seul). Vers le milieu d'avril il y en avait 24, dont 14 nommés depuis le 17 mars. Dans les 25 départements qui restaient sans commissaire général on remplaça 6 commissaires, trois (orléanistes) révoqués et deux démissionnaires. Dans 13 départements où le commissaire antérieur fut conservé, on lui adjoignit un collègue d'opinion plus avancée, de façon à former une administration collective ; la plupart étaient des hommes du pays. Il ne resta d'intacts que 24 départements, dont 8 avaient un commissaire général, et 6 un commissaire du parti de la Réforme. On a calculé que les hommes de ce parti dominaient l'administration dans 64 départements, les hommes du National dans 16 ; les opposants dynastiques étaient réduits à 3 anciens députés.

Ledru-Rollin leur avait donné des pouvoirs très étendus ; quelques-uns les dépassèrent. Un commissaire transporta la sous-préfecture de Beaupreau à Cholet ; un autre prononça la suspension de cieux percepteurs. A Lyon, É. Arago, neveu du ministre, nommé en février, ordonna de démolir le mur élevé après l'insurrection de 1834, entre la Croix-Rousse et Lyon, les murailles détestées qui séparent les deux villes sœurs. Il expulsa les jésuites et les capucins. Pour parer à la crise financière, il interdit de sortir de la ville avec plus de 500 francs en numéraire, et fit arrêter les voitures pour les fouiller. Le 19 mars, il établit un impôt extraordinaire sous forme de doublement des contributions directes. Le gouvernement dut intervenir (27 mars), au nom de l'unité du gouvernement, qui serait en péril si les autorités locales pouvaient agir à contresens des directions du pouvoir central. Considérant que la loi française est une dans toute l'étendue du territoire, il annula toutes les mesures des commissaires en matière de législation commerciale ou de finances, et rétablit à Lyon la forme légale d'une contribution extraordinaire de 55 centimes.

 

VI. — LA FÉDÉRATION DES CLUBS.

LES partisans de la Révolution sociale, encouragés par leur succès, essayèrent de coordonner les forces des clubs de Paris. Le soir du 17 mars fut lancé un appel pour fonder un club nouveau.

Tous nos efforts doivent tendre à nommer pour représentants du peuple des républicains décidés à faire triompher la cause de l'égalité. Nous n'avons encore 'pus le, nom de la République, il nous faut la chose. La réforme politique n'est quo l'instrument de la remue sociale. La République devra salis-faire les travailleurs et le prolétariat.

On l'appela le club de la Révolution. Il tint sa première séance le 21 mars, et Marc Dufraisse en définit ainsi le but : réunir sous une même règle les démocrates de vieille date qui s'admirent et s'estiment, créer un club central de tous les clubs et un comité pour appuyer à Paris et dans les départements les candidatures radicalement démocratiques. Dans ce club entrèrent des socialistes connus, Proudhon, Pierre Leroux, F. Pyat, Delescluze, Sobrier, Martin Bernard ; l'orateur principal fut Barbès : on le surnomma le club Barbès. Le conflit entre les républicains modérés et les socialistes se compliqua de la rivalité entre les deux clubs de Barbès et de Blanqui.

Les deux clubs rivaux prirent en même temps l'initiative d'organiser une fédération entre les clubs de Paris. Le 25 mars, Blanqui fit voter un appel Aux clubs démocratiques de Paris, les invitant à envoyer chacun trois délégués à un comité central ; il ne vint de représentants que d'une vingtaine de clubs, et le projet tomba. Au contraire, le club de la Révolution réunit, le 26 mars, les représentants d'une soixantaine de clubs, et son délégué, l'ouvrier Longepied, fit créer aussitôt le club des clubs, fédération des délégués de tous les clubs de Paris. Il y en eut jusqu'à 200 ; les séances se tenaient l'après-midi, pour laisser les délégués libres d'aller le soir chacun dans son club. Une commission exécutive permanente préparait le travail. Le club des clubs adopta la déclaration des droits de Robespierre, qui depuis 1831 servait aux républicains socialistes à se distinguer des républicains partisans de la propriété. Il vota le principe du mandat impératif, il décida de dresser une liste de candidats à l'Assemblée pour Paris et d'envoyer des républicains préparer les élections dans les départements.

En même temps, au Luxembourg, Louis Blanc convoquait les délégués des ouvriers (28 mars) et les engageait à s'organiser en vue des élections : une liste provisoire de 34 candidats (dont 20 ouvriers) serait proposée à l'assemblée générale des délégués, qui dresserait la liste définitive. Puis on créa un Comité central des ouvriers du département de la Seine, formé de trois délégués par profession. Il y eut dès lors à Paris deux organes officiels des partisans de la République sociale, le club des clubs, fédération des sociétés populaires, le Comité central des ouvriers, représentation des ouvriers groupés autour de la Commission du Luxembourg ; ils se mirent en relations pour concerter l'action des clubs et des ouvriers.

Pour les départements, le club des clubs nomma une commission de onze membres, qui fit choisir des délégués par les différents clubs. L'argent manquait, on en demanda à Ledru-Rollin ; il se fit autoriser par ses collègues à affecter des fonds à l'envoi de cinq ou six délégués par département, pour propager l'idée républicaine et faciliter l'application du suffrage universel. Il donnait chaque jour les fonds au trésorier de la commission sous forme de mandat sur la caisse des fonds secrets. Chaque délégué, outre ses frais de route, recevait une indemnité de 6, 8 ou 10 francs par jour. On en envoya plus de 400, la dépense totale fut de 128.000 francs.

La plupart des clubs voulaient soutenir le Gouvernement provisoire en le dirigeant ; mais ils discutaient la politique financière et la déclaraient trop timide. La Société républicaine accueillit avec enthousiasme l'idée d'attribuer à l'État le monopole des grandes industries.... des banques et des transports, les deux grands leviers du commerce, des assurances, des denrées coloniales. Elle vota une adresse pour demander une banque nationale. Le club de la Révolution, d'abord disposé, comme Barbès, à appuyer le gouvernement, s'inquiéta de l'effet produit par l'impôt des 43 centimes et vota une adresse :

Les charges financières léguées par l'ancien régime monarchique devraient être supportées par la classe des censitaires qui administrait le pays.... Cet impôt... est contraire... au système républicain... qui doit faire porter sur les privilégiés toutes les charges du budget et en exempter le peuple travailleur.

Le ministre des Finances répondit à la délégation du club (6 avril) qu'il avait suspendu la perception sur les petits contribuables et s'occupait d'établir l'impôt progressif. La République, dit-il, entend le système général des impôts au rebours du gouvernement monarchique ; les charges doivent être supportées par les privilégiés. Ledru-Rollin déclara le gouvernement favorable à l'impôt progressif, Flocon parla d'établir des droits de succession. Les délégués affirmèrent leur confiance que le gouvernement était déterminé à exiger de tous les citoyens une contribution équitable à l'établissement de la République.

Le club des clubs s'inquiétait d'avance de l'Assemblée future ; il prit parti le 5 avril en posant deux questions :

1° Quel sera le devoir des citoyens si l'Assemblée vient à marcher dans des errements stationnaires et n'extirpe pas d'une manière radicale tous les abus ? Réponse : L'insurrection serait le plus sacré des devoirs. 2° Quel est le devoir du gouvernement de la République française dans l'état de la Pologne ? Réponse : L'intervention immédiate.

 

VII. — LE CONFLIT DANS L'INTÉRIEUR DU GOUVERNEMENT PROVISOIRE.

LA pression du peuple de Paris, redevenue sensible depuis le 17 mars, ranima entre les membres du Gouvernement provisoire l'antagonisme des premiers jours. Les deux représentants des ouvriers, Louis Blanc et Albert, sentant derrière eux une force, réclamèrent de façon plus pressante des satisfactions pour le peuple. Lamartine et les hommes du National (y compris Marrast), redoutant d'are contraints ou même expulsés par un coup de force, avaient hâte d'atteindre le moment des élections ; Flocon, bien que sorti de la Réforme, s'était rallié à eux ; ils formaient la grande majorité du Conseil. Ledru-Rollin, lié à la fois aux anciens députés ses collègues et à Louis Blanc son collaborateur à la Réforme, hésitait entre les deux partis ; de sa décision dépendait le sort du gouvernement, car le ministre de l'Intérieur disposait de la garde nationale, seule force armée à opposer à la foule, tant que les troupes étaient tenues hors de Paris.

Ledru-Rollin, mécontent de la politique extérieure du Gouvernement provisoire, désirait que la France, reprenant la tradition de la première Révolution, intervint directement en Europe pour aider les peuples contre les rois. Il semble avoir songé à un changement de personnel, qui, en lui donnant la direction du gouvernement, l'aurait mis en état de pratiquer sa politique d'intervention. Lui-même, peu de temps après, a exposé la théorie que la France n'aurait pas de régime légal jusqu'au moment où le peuple souverain aurait, par les élections, signifié sa volonté ; le Gouvernement provisoire n'était encore qu'un pouvoir de fait établi par la Révolution de lévrier, il pouvait être modifié par une autre révolution. Ledru-Rollin ne repoussait pas l'idée d'un coup de force sur le gouvernement pour en expulser quelques-uns de ses collègues, et fortifier l'élément révolutionnaire en y introduisant de nouveaux membres. Mais l'opération devait se faire sans retard, car, disait-il à son entourage, une fois l'Assemblée convoquée... elle sera le représentant du droit, nous ne pouvons nous soulever contre le droit. Le coup devait se faire avec l'appui du peuple, ce qui impliquait une entente avec les chefs des clubs. Ledru-Rollin était en relations directes avec Barbès et avec d'autres, par l'intermédiaire de ses amis et de Caussidière ; mais il détestait Blanqui, et refusa toute entrevue avec lui : cette haine de l'homme qui avait le moyen de faire la révolution contre le plus déterminé des chefs révolutionnaires allait paralyser le mouvement au moment décisif.

Pour brouiller Blanqui avec les autres révolutionnaires, quelqu'un de l'entourage de Ledru-Rollin communiqua un document secret, trouvé dans les papiers du gouvernement de Louis-Philippe, au directeur de la Revue rétrospective, qui le publia (le 31 mars) sous le titre : Déclaration faite par XXX au ministre de l'Intérieur. L'éditeur ne donnait pas le nom (tout en indiquant qu'il figurait sur le document) ; mais Blanqui était clairement désigné. La pièce parlait de Blanqui à la troisième personne, ce qui donnait à penser qu'elle n'était pas de lui[1], mais elle contenait sur la société secrète des Familles en 1839 des détails très confidentiels mêlés à des appréciations blessantes sur Barbès.

Cette publication jeta la division dans les clubs révolutionnaires. Blanqui, à la Société républicaine, protesta contre cette note infâme, et une déclaration, signée de plus de 40 anciens détenus politiques, expliqua que la police n'avait pas eu besoin de Blanqui pour connaître les renseignements publiés par la Revue rétrospective. Mais Barbès y trouvait des secrets que Blanqui seul avait pu révéler. La Société se divisa ; une partie des membres (la moitié peut-être), troublés par l'attitude de Blanqui, passèrent dans d'autres clubs. Une commission d'enquête, nommée par les clubs pour examiner l'affaire, convoqua Blanqui ; il refusa de s'y rendre, et ne publia sa réponse que le 14 avril. La commission n'aboutit à aucune conclusion, et la question demeura obscure[2]. La rupture fut définitive entre Blanqui et Barbès.

La majorité du Gouvernement provisoire, se sentant menacée à la fois par les clubs et par le ministre, chercha à se renseigner sur les intentions de ses adversaires. Ledru-Rollin avait dans ses attributions la police politique, désorganisée par la Révolution ; il lui avait donné pour chef un fonctionnaire de la monarchie, Carlier, policier de profession, indifférent à la politique, qui, employant un personnel formé en partie d'anciens agents, surveillait les clubs et les ouvriers, et remettait de nombreux rapports à son ministre. Le préfet de police Caussidière s'entendait avec les clubs, mais ne renseignait que son chef direct, Ledru-Rollin, qui le soutenait dans son conflit contre le maire de Paris. Marrast, d'accord avec Lamartine, prit à son service des informateurs ; il les payait sur son traitement et sur les fonds secrets des Affaires étrangères, mis à sa disposition par Lamartine ; il avait en outre dans les clubs des amis qui le renseignaient ; il s'entendait peut-être avec Carlier. Lamartine s'était mis en relations personnelles avec les principaux révolutionnaires, comptant sur sa force de persuasion pour les décider à protéger le gouvernement jusqu'à la réunion de l'Assemblée. Il les recevait en secret, et dans son Histoire il a honoré publiquement chacun d'eux d'une formule sympathique

Barbès — le soldat de l'impossible, dont les intentions étaient, droites, capable de conspirer, incapable de trahir, — Raspail... philosophe plus qu'ambitieux, qui, par l'influence presque superstitieuse qu'il exerçait sur l'esprit des niasses, contribua beaucoup... à contenir le peuple des faubourgs dans la légalité, — Cabet, qui retint les communistes de son parti... dans l'expectative. — Sobrier, enthousiaste plus qu'ambitieux, qui employait son ascendant sur la jeunesse révolutionnaire des quartiers du centre de Paris... au service des idées d'ordre, — de Flotte, disciple de Blanqui, jeune officier de marine bien né, studieux, honnête homme.

Lamartine eut même un matin (vers le 15 avril) une entrevue très longue avec Blanqui, d'où tous deux sortirent satisfaits. Lorsque plus tard à l'Assemblée on lui reprocha d'avoir conspiré avec les révolutionnaires, Lamartine répondit : J'ai conspiré avec ces hommes comme le paratonnerre conspire avec la foudre pour en dégager l'électricité.

Dans l'intérieur du gouvernement, la défiance mutuelle se traduisait par des querelles et une hostilité constante (ce sont les termes de Dupont et d'Arago). Le Conseil avait décidé de créer, par les soins du ministre de l'Intérieur et du maire de Paris, un corps municipal de gardiens de Paris soldés au moyen d'une taxe sur les immeubles et les loyers élevés. Pour le recrutement de cette police d'ordre, le conflit éclata entre la mairie et la préfecture de police. Caussidière accusa Marrast d'encourager la réaction, Marrast reprocha à Caussidière de recruter ses agents dans le club révolutionnaire des Droits de l'homme, de ne prendre aucune mesure contre les fauteurs de troubles, et de faire relâcher ceux qu'arrêtait la garde nationale.

La catastrophe à Paris paraissait imminente. Les journaux socialistes accusaient le gouvernement de n'avoir rien l'ait pour améliorer le sort des travailleurs. Proudhon écrivait : Le gouvernement n'a pas su, pas voulu, pas osé. Il a gaspillé près de deux mois de dictature révolutionnaire. Le club de la Révolution (9 avril) réclamait la reprise par l'État de la Banque de France, des compagnies d'assurances, des chemins de fer et canaux, des usines et salines, et la création d'un papier-monnaie à petites coupures. Il invitait le gouvernement (13 avril) à prendre en main l'administration des banques en remboursant les actionnaires. Louis Blanc proposait au Conseil de créer un papier-monnaie et de l'employer à acheter les établissements industriels pour les donner à des associations d'ouvriers ; la majorité repoussait tout ce qui risquait de rappeler les assignats. Le 11 avril, la Société des droits de l'homme proposa une manifestation des clubs et des ouvriers pour donner à Louis Blanc la force de décider ses collègues.

Ledru-Rollin eut des entrevues avec L. Blanc et Albert ; il tint conseil la nuit avec ses amis, Flocon, É. Arago, ses chefs de service Jules Favre, Carteret, directeur de la police, son secrétaire Élias Regnault, peut-être Barbès. Il semblait croire la conciliation impossible avec les vieux partis intraitables de la bourgeoisie prête à la réaction ; il inclinait à un coup de force ; le plus fort argument pour le dissuader fut le risque de travailler pour Blanqui. Une nuit (probablement le 14 avril), Carteret, Jules Favre, Landrin, inquiets de l'influence de Caussidière, vinrent le trouver dans son cabinet, et le supplièrent de rester dans la légalité : — peut-être le menacèrent-ils de se séparer de lui. Dans la journée du 15. Ledru-Rollin parut encore hésitant.

 

VIII. — LES DÉSORDRES EN PROVINCE.

DANS les départements, les mécontents de tout genre se livraient à des démonstrations violentes. Les désordres furent assez nombreux pour que le ministre de la Justice Crémieux créât un registre spécial, où on inscrivit les conflits qui ont éclaté depuis le 2 février 1848. Mais ce ne lurent que de petits tumultes locaux, dont aucun ne tourna vraiment A l'émeute. La plupart semblaient continuer les désordres des premiers jours qui suivirent la Révolution. On saccagea encore des maisons de juifs en Alsace et des couvents (à Saint-Etienne) ; on dévasta encore des forêts dans le Midi ; on s'ameuta contre le percepteur ou contre l'octroi, on détruisit quelques registres ; on envahit en bande quelques châteaux. Les ouvriers exigèrent le renvoi des ouvriers étrangers, des Belges dans le Nord, des Anglais en Normandie, à Nevers des peintres décorateurs italiens. En quelques endroits ils essayèrent encore de briser les machines. En Normandie, à Bernay, on cria : A bas les machines anglaises ! et on obligea les patrons à signer l'engagement de ne plus en employer ; à Elbeuf on incendia l'usine Grandin ; à Lillebonne, les ouvriers sans travail, attroupés pour réclamer la délivrance de leurs camarades arrêtés dans une manifestation contre les ouvriers étrangers, entrèrent en collision avec la troupe, qui tira et en tua six. A Lyon. les ouvriers et les ouvrières sans travail effrayèrent la bourgeoisie en parcourant les rues et en chantant la Marseillaise ; ils allèrent dans les casernes délivrer les soldats arrêtés pour avoir manifesté avec le peuple.

Dans une dizaine de villes apparaît une nouvelle espèce de troubles : la population refuse de recevoir le nouveau commissaire du gouvernement envoyé de Paris. Bordeaux avait pour commissaire Chevallier, républicain modéré, soutenu par la bourgeoisie. A l'arrivée du commissaire extraordinaire Latrade, la foule, réunie à la Bourse, se porta sur la préfecture, empêcha Latrade de parler aux cris de : A bas le dictateur ! força la porte et envahit la préfecture (21 mars) ; le gouvernement retira son commissaire. — A Besançon, le commissaire, en conflit avec le maire et le conseil municipal, était soutenu par les ouvriers et le club phalanstérien : quand il prit un arrêté pour dissoudre la municipalité, la garde nationale formée de bourgeois prit parti pour le  maire, cerna la préfecture (5 avril) et força le commissaire à s'enfuir. A Valence, où le préfet avait été remplacé par un commissaire unique, l'envoi de deux autres commissaires à 40 francs par jour parut une dépense inutile ; la foule assemblée devant la préfecture poussa des cris et envahit les appartements (3 avril) ; les nouveau-venus se retirèrent. A Bourg, où l'ancien commissaire était un orléaniste de l'opposition, la foule, apprenant qu'on en envoyait un nouveau, l'attendre à l'arrivée de la diligence de Mâcon, et le força à repartir. — A Troyes, où le gouvernement avait nommé trois commissaires d'opinions différentes, le modéré étant allé è Paris faire régler un conflit avec le démocrate, on se querella en son absence et la garde nationale qui le soutenait fit une charge contre les ouvriers partisans du démocrate. — A Beauvais, les commissaires, plusieurs fois renouvelés, firent des changements de municipalité qui irritèrent la population, au point qu'elle envahit la préfecture.

Dans toutes ces villes la résistance, provoquée par les conservateurs, se faisait au nom d'une autorité antérieure contre les nouveaux commissaires choisis par Ledru-Rollin. Une nouvelle circulaire (8 avril) aux commissaires accentua encore le conflit entre Ledru-Rollin et les anciens partis, en répondant affirmativement à cette question : Le gouvernement doit-il agir sur les élections ?

... Apôtres de la Révolution, nous la défendrons par nos actes, nos paroles, nos enseignements. Du triple dogme liberté, Égalité, Fraternité la circulaire tirait tout un programme, abolition de tout privilège, répartition de l'impôt en raison de la fortune, droits progressifs sur les successions, magistrature librement élue, développement de l'institution du jury, service militaire pesant également sur tous, éducation gratuite et égale... reconstitution démocratique de l'industrie et du crédit, l'association volontaire partout substituée aux impulsions désordonnées de l'égoïsme.

A ce moment décisif, le gouvernement, menacé è Paris par les ouvriers pour n'avoir pas voulu réaliser la République sociale, était suspect il la bourgeoisie des départements comme solidaire des déclarations démocratiques du ministre de l'Intérieur.

 

IX. — LA MANIFESTATION DU 16 AVRIL.

A Paris, les partisans de la République sociale avaient fini par se convaincre que les élections générales donneraient la majorité aux adversaires des réformes radicales, peut-être même aux anciens partis .que dès lors ils appelaient réactionnaires. Ils résolurent d'imposer au Gouvernement provisoire un nouvel ajournement des élections par le  procédé qui avait réussi le 17 mars, une manifestation du peuple devant l'Hôtel de Ville. Le club des clubs l'organisa à l'occasion de l'élection des officiers de l'état-major de la garde nationale qui devait se faire le 16 avril au Champ de Mars ; les ouvriers, tous gardes nationaux, y viendraient en nombre, pour élire officiers quelques ouvriers ; ils feraient une collecte, et la foule irait en cortège du Champ de Mars à l'Hôtel de Ville porter au gouvernement le produit de la collecte avec une adresse. La délégation du Luxembourg prévint les ouvriers qui travaillaient dans les ateliers privés ; les ouvriers des ateliers nationaux, embrigadés, se tinrent à l'écart.

Le 15 avril, au Conseil de l'après-midi, Ledru-Rollin, en faisant son rapport quotidien, annonça la manifestation ; il dit que Blanqui essayait de provoquer un soulèvement, et il demanda s'il ne faudrait pas l'arrêter ; les modérés mêmes furent d'avis de s'en abstenir. Au Conseil du soir, Louis Blanc et Albert se déclarèrent impuissants à empêcher la manifestation ; mais ils assurèrent que les manifestants n'avaient pas d'intentions hostiles. Flocon, se rangeant du côté des modérés, dit que, dans l'intérêt de la République, il fallait ne laisser porter aucune atteinte au personnel du Gouvernement provisoire.

Le soir, le club de la Révolution décidait d'envoyer au gouvernement une délégation pour lui exprimer le sérieux mécontentement de toute la partie révolutionnaire du peuple, et demander le prompt renvoi des commissaires des départements dont les tendances réactionnaires sont manifestes. D'après un rapport de police, on aurait parlé aussi d'obtenir une modification de la composition du gouvernement... par l'expulsion des membres qui par leur faiblesse compromettent la situation. A la Société centrale, il fut peut-être question d'exclure Lamartine, soutien de la bourgeoisie ennemie des réformes sociales. Ou a même affirmé qu'un ami de Blanqui vint dans la nuit proposer à Ledru-Rollin de mettre les clubs à sa disposition pour épurer le gouvernement ; mais Blanqui l'a démenti. et il n'est pas possible de démêler sûrement ses projets. Il parait certain qu'il avait contre lui les plus influents des partisans ; de la République sociale, non seulement Ledru-Rollin et Barbès, mais Louis Blanc et Caussidière.

Le 16 avril, dans la matinée, les ouvriers se réunirent au Champ de Mars par groupes de métiers avec leurs bannières : ils élurent les officiers de l'état-major de la garde nationale, et firent leur collecte. L'adresse au gouvernement, rédigée d'avance, exprimait surtout les sentiments des partisans de la République sociale, inquiets de l'influence des conservateurs dans les départements, et mécontents du gouvernement qui n'avait fait aucune réforme pratique.

Citoyens, la réaction Cive la tête ; la calomnie, cette arme favorite des hommes sans principes et sans honneur, déverse de tous côtés son venin contagieux sur les véritables amis du peuple... C'est à nous, hommes de la Révolution, hommes d'action et de dévouement, qu'il appartient de déclarer au Gouvernement provisoire que le peuple veut la République démocratique... l'abolition de l'exploitation de l'homme par l'homme, l'organisation du travail par l'association.

 Avant midi. la manifestation, les clubs en tête, se mit en marche par les quais pour l'Hôtel de Ville, la plupart des manifestants n'ayant d'autre intention que d'intimider le gouvernement comme au 17 mars. Barbès était allé, an nom de son club, offrir au gouvernement de le défendre contre ceux qui le menaçaient ; il ignorait, disait-il, si c'étaient les blancs ou les rouges. Mais Blanqui s'était rendu au Champ de Mars, et on le soupçonnait de préparer un coup de force. — En l'ait, il était resté sur un tertre d'où il n'avait pas voulu descendre en raison de la houe, se bornant à distribuer sa réponse aux révélations de la Revue rétrospective —. Les modérés du gouvernement craignaient qu'un club révolutionnaire, entraînant la foule, ne vint épurer de force le gouvernement, avec l'aide ou la connivence de leurs collègues. Ils avaient résolu de se défendre, mais ne savaient sur quelles forces compter. On n'avait pas encore osé rappeler des troupes dans Paris ; de la garde mobile deux bataillons seulement étaient habillés et armés. La garde nationale des quartiers bourgeois restait clone la principale force, mais le pouvoir de la convoquer appartenait au ministre de l'Intérieur Ledru-Rollin, et on ignorait ce qu'il ferait.

Vers 10 heures du matin, après une conversation avec Carteret, Ledru-Rollin se décida : Il faut noyer cela, dit-il, dans un grand mouvement de la garde nationale. Il se rendit chez Lamartine et le trouva inquiet, regardant passer les groupes qui allaient au Champ de Mars. Tous deux se mirent d'accord Ledru-Rollin promit de faire battre le l'appel de la garde nationale. C'était la démarche décisive.

Lamartine alla chez le général de la garde mobile Duvivier, lui demander d'envoyer ses bataillons à l'Hôtel de Ville. Ledru-Rollin alla donner au général en chef de la garde nationale, Courtois, l'ordre de faire battre le rappel. De retour à son ministère, il vit arriver Louis Blanc et Albert qui, entendant battre le tambour. lui demandèrent une explication : il répondit que Blanqui voulait, exploiter la manifestation. Les légions de la garde nationale se réunirent pendant que les manifestants étaient en marelle.

Le Gouvernement provisoire presque entier était au ministère des Finances. Marrast, maire de Paris, se préparait à défendre l'Hôtel de Ville. Lamartine s'y rendit, et y fut rejoint par un officier d'Afrique, le général Changarnier, qui aida à prendre des dispositions militaires. Vers deux heures la tête de la manifestation arrivait à l'angle de la Place de Grève, quand une légion de garde nationale — celle du faubourg Saint-Germain —, traversant la Seine par le pont d'Arcole au pas de course, vint se ranger sur la place devant l'Hôtel de Ville. En même temps des détachements de gardes mobiles, prenant les rues latérales qui débouchaient sur le quai, coupaient la colonne en tronçons et arrêtaient sa marche. Puis arrivèrent successivement sur la place le reste de la garde mobile, les élèves des Écoles, les légions de la garde nationale, Barbès lui-même, à cheval à la tête de la légion du quartier latin (la 12e) dont il était colonel. On criait : Vive le Gouvernement provisoire ! Ce fut, dit Lamartine, une victoire sans combat.

L'accueil différent fait aux délégués des deux manifestations marqua le sens de cette journée. La délégation des gardes nationaux sédentaires et mobiles fut reçue par les deux membres du gouvernement présents à l'Hôtel de Ville ; Lamartine les remercia au nom de la France tout entière d'être venus former un rempart de leurs poitrines et d'avoir assuré l'inviolabilité du Gouvernement provisoire. La délégation des ouvriers ne l'ut reçue que par un adjoint, Adam, qui leur fit un accueil très froid. En se retirant, il leur fallut défiler entre les rangs des gardes nationaux, qui les accueillirent par les cris : A bas les communistes ! A bas Cabet ! Les délégués allèrent se plaindre à Louis Blanc et à Albert de l'accueil malveillant qui leur était fait à leur passage. Louis Blanc leur répondit (dans un discours qui fut publié officiellement) que cette mauvaise réception était la suite d'un malentendu ; on avait dit que des honnies ardents, des forcenés, avaient voulu se mêler à ce mouvement afin de le faire aboutir au désordre.... Le rappel a été ordonné contre ces hommes et non contre vous.

Telle fut la version officielle ; et, dans la confusion des intentions et la contradiction des récits, il reste difficile de distinguer si la garde nationale a protégé le gouvernement contre des ennemis réels ou imaginaires. Mais le résultat due, avril n'est pas douteux : ce fut la délaite définitive du parti des réformes sociales, la fin de la domination du peuple de Paris ; ce l'ut la victoire du parti de la conservation sociale et du régime légal l'ondé sur la volonté du peuple de France.

 

X. — LE CHANGEMENT D'ATTITUDE DU GOUVERNEMENT PROVISOIRE.

DÉLIVRÉE de la crainte d'une pression extérieure, la majorité modérée du gouvernement prit la direction, d'accord avec Ledru-Rollin, que sa décision du 16 avril avait rendu solidaire de ses collègues. Les deux socialistes, L. Blanc et Albert, restèrent isolés et impuissants. L. Blanc, le 17 mars, réclama une enquête sur les complots réactionnaires ; il se plaignit qu'on eût choisi les gardes nationaux hostiles au peuple. Lamartine répondit : Non, c'est le tambour qui a choisi. Ledru-Rollin accusa Blanqui de menées en vue de remplacer le gouvernement par un Comité de salut public. Il y eut des débats pénibles et longs. Le même soir, après avoir entendu le procureur général, le gouvernement le saisit de la connaissance de plusieurs faits... desquels il paraîtrait résulter qu'un complot avait existé contre le gouvernement de la République.

Les manifestants eurent l'impression d'une défaite. Au club de la Révolution, Barbès expliqua qu'il avait marché à la tête de sa légion parce que le bruit s'était répandu qu'une poignée d'hommes avait conçu le coupable projet d'exploiter la grande et magnifique manifestation des corporations ouvrières. Il avoua le résultat de la journée :

Ce que n'a pu faire une poignée d'ambitieux, la réaction l'a tenté et trop bien accompli. Des rangs de la garde nationale sont partis des cris de guerre : A bas les communistes ! Aujourd'hui qu'on n'ose plus crier : A bas les républicains ! on s'attaque aux communistes... Et il conclut en déclarant : Que la guerre soit ! et que la responsabilité des calamités... retombe sur ces misérables !

A la Société républicaine, le soir même du 16 avril, on déclara que la journée était le signal de la réaction, et on en tira cette leçon que le peuple ne doit jamais descendre dans la rue sans ses armes.

Le 19, le Conseil discuta s'il fallait arrêter Blanqui. Caussidière avait chargé de l'opération quelques hommes de sa police ; mais, trouvant Blanqui gardé par des compagnons armés, ils s'étaient retirés. Ledru-Rollin réclama l'arrestation d'accord avec L. Blanc et la fit décider malgré Albert et Lamartine. Le mandat d'amener fut rédigé, mais on renonça è toute arrestation, en raison de la tête du lendemain.

A cette fête du 20 avril. le Gouvernement provisoire, installé sur une estrade adossée ii l'Arc (le triomphe de l'Étoile, vit défiler devant lui, venant des Champs-Élysées. tous les hommes armés de Paris et des environs : les 12 légions de la garde nationale, dont quelques-unes fortes de 35.000 hommes, les 4 légions de la banlieue, 25 bataillons de garde mobile, la garde républicaine, les pompiers et les détachements des régiments d'infanterie, de cavalerie, d'artillerie cantonnés autour de Paris ; le tout évalué officiellement à 384.500 hommes. Le défilé, commencé le matin à huit heures, s'acheva le soir à dix heures à la lueur des torches. Pour la première fois depuis la Révolution, la troupe reparaissait dans Paris ; le gouvernement en profita pour garder trois régiments d'infanterie et deux de cavalerie. Albert vota contre cette décision, et demanda que le procès-verbal constate son vote. Le pouvoir échappait définitivement au peuple de Paris.

Le Gouvernement provisoire employa ses séances (la dernière fut tenue le 6 mai) à régler des différends locaux, à achever des affaires engagées et à préparer le rachat des chemins de fer par l'État. Les journaux royalistes lui reprochaient ses prodigalités, l'indemnité de 5.000 francs par mois (au total 12.500 francs) donnée à chacun de ses membres ; ils dénonçaient les orgies de Marrast à l'Hôtel de Ville et créaient la légende de la vie luxueuse da Ledru-Rollin. Il est vrai que Marrast, toujours à court d'argent, gardait des habitudes de journaliste bohème et, comme il travaillait à l'Hôtel de Ville, il y prenait ses repas ; il est vrai que Ledru-Rollin à l'intérieur employa (du 26 février au 11 mai) 840.000 francs de fonds secrets. Mais, pour un gouvernement qui disposa pendant deux mois et demi de toutes les ressources de la France, les dépenses personnelles furent très faibles, et aucun membre ne se retira plus riche qu'en arrivant au pouvoir. Les adversaires qui épluchèrent leurs comptes sans bienveillance n'y trouvèrent rien de suspect, Le rapport de 1849, tout eu parlant d'une multitude d'irrégularités, ne relève que les frais d'envoi des délégués de propagande et quelques dépenses irrégulières faites par les commissaires pour des fêtes, des brochures, des imprimés électoraux dans une douzaine de départements.

Les membres du Gouvernement provisoire avaient gouverné en bourgeois économes et timides. Par le suffrage universel ils préparaient une révolution profonde pour l'avenir, mais ils avaient réduit la révolution présente au minimum. Sauf la transformation de la garde nationale nécessitée par le nouveau régime électoral et deux expédients financiers temporaires, le cours forcé et l'impôt des 45 centimes, ils sen allaient laissant intacts les institutions et le personnel de la monarchie.

 

 

 



[1] Ce n'est pas une preuve décisive, car on a des documents écrits par Blanqui où il parle ainsi de lui-même.

[2] L'explication la plus probable, c'est que Blanqui, en captivité, s'étant laissé aller à parler des préparatifs de l'insurrection manquée de 1839, sans avoir eu l'intention de faire des révélations au gouvernement.