HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE III. — LA VIE ÉCONOMIQUE.

CHAPITRE V. — L'ATTAQUE CONTRE LE RÉGIME ÉCONOMIQUE.

 

 

LE régime économique et le régime politique composent à eux deux un système qui donne à la bourgeoisie industrielle et commerçante la domination et les bénéfices ; la protection douanière lui assure le monopole du marché, comme la possession de la richesse lui garantit le monopole du gouvernement. Ce système fut attaqué par les théoriciens. Les uns, au nom du progrès matériel, reprochèrent à la protection de faire hausser les prix et de retarder le perfectionnement des moyens de production et d'échange ; d'autres, au nom de la justice sociale, protestèrent contre la condition faite aux ouvriers. Le libre-échangisme se formula contre le régime douanier, le socialisme contre la domination capitaliste.

 

I. — L'ATTAQUE LIBRE-ÉCHANGISTE CONTRE LE RÉGIME COMMERCIAL.

L'ATTAQUE libre-échangiste datait des dernières années de la Restauration ; niais ses meneurs ne gagnèrent rien à la Révolution de juillet, puisque le pouvoir passa d'un groupe de politiciens protectionnistes à un autre groupe également protectionniste ; les libre-échangistes restèrent sans influence sur les pouvoirs publics. Si, dans l'enquête de 1834, on entendit quelques paroles de bon sens, si quelques moyens pratiques furent proposés pour réduire au minimum les absurdités du régime douanier, ce furent des propos isolés, et qu'on n'écouta pas. Un verrier demanda en quoi les producteurs français auraient pu être gênés par l'abolition des droits sur le charbon qui manquait en France, ou sur le plomb dont la France produisait à peine la trentième partie (400 tonnes) de ce qui lui était nécessaire (14.000 tonnes), ou sur la potasse qui ne se trouvait nulle part sur son sol. On entendit des protestations des Chambres de commerce de Lyon, d'Arras ou de Bordeaux, contre certaines prohibitions ; elles alléguèrent des chiffres précis ; mais aucune ne s'appuya sur des principes et plusieurs laissèrent trop voir le souci de leurs intérêts particuliers. Elles dirent : les prohibitions sont inutiles, car elles sont une prime à la fraude qu'elles rendent obligatoire ; elles démoralisent la population des frontières qui s'y livre et les industriels qui l'organisent ; ou bien encore (c'était l'argument de Bordeaux) : ou nous sacrifie aux gens du Nord ; le Midi est oublié ; la protection dont bénéficie le Nord pour ses industries empêche le Midi de trouver à l'étranger des clients pour ses vins ; il ne serait de salut pour nos provinces que dans la création d'une ligne de douanes intérieures, qui, sans les soustraire à l'unité gouvernementale, laisserait à ces deux parties de la France les conditions de leur existence agricole et manufacturière. Libre-échangisme surprenant, dont il est superflu de souligner l'inconsistance.

Les protectionnistes eurent beau jeu pour répondre. Quelques-uns, conciliants, cherchèrent diligemment la formule qui permettrait à la fois de soutenir la concurrence étrangère et de recevoir les matières premières à bon marché. Ils parlèrent de droits convenablement calculés. Ils ne les trouvèrent pas. Les armateurs voulaient bien d'un libre-échange qui Leur eût assuré du fret de retour, mais à la condition que la franchise douanière fût réservée au pavillon français : Supportez donc, leur disaient les fabricants, dans l'intérêt général, la concurrence étrangère comme vous la réclamez pour nous. D'autres, plus sages, pensèrent que le bon système était celui qui substituerait aux prohibitions des droits égaux à la différence entre le prix de revient en France et ceux de l'étranger, laissant encore pour prime à l'industriel français le montant des frais de transport... Toutes ces timidités furent sans effet. Seuls se firent écouter les protectionnistes complets, irréductibles, satisfaits ; ceux-là demandaient au besoin le renforcement du système admirable qui donnait à toute la nation le calme et le bonheur, aux patrons des clients, aux ouvriers des salaires ; l'agitation contre les tarifs était, à leurs yeux, une intrigue de l'Angleterre, dont les perfides émissaires sèment avec persévérance ces idées de fraternité commerciale. Sans le système prohibitif. Rouen n'aurait plus ni filatures ni tissages ; on sait ce que lui a conté le traité de 1786, de douloureuse mémoire. Pourquoi sacrifier aux vignobles du Midi les intérêts des autres industries, qui sont les plus nombreuses ? Roubaix menace : Si vous abaissez les droits, les salaires seront réduits ; n'oubliez pas qu'un salaire abaissé a deux fois soulevé Lyon ! Le pays ne réclame rien, déclare Lille : le peuple industriel, qui est aussi le peuple, n'a jamais été plus calme et plus heureux. C'est la presse qui a tort, dit la Chambre de commerce du Puy : elle s'est fait de la liberté du commerce, telle qu'elle veut l'entendre, un thème qu'elle a revêtu de couleurs mensongères.... Chaque fois qu'elle a trouvé l'occasion de frapper sur l'industrie et la propriété, elle l'a fait sans réserve.

Ainsi, la grande enquête de 1834 resta stérile ; les intérêts s'y heurtèrent ou s'y juxtaposèrent lourdement, et le mouvement libre-échangiste s'arrêta. Les études économiques, déjà atteintes par la défaite des doctrines sociales qui marqua les années 1832 à 1835, tombèrent en décadence. Rossi, qui succéda à J.-B. Say dans la chaire du Collège de France (1832), enseigna, non sans talent, les doctrines classiques, mais il fallut la réforme anglaise de Peel, opérée en 1842-44, pour attirer de nouveau sur elles la faveur du publie. La diminution, puis l'abolition progressive des droits d'entrée sur les grains, la suppression des droits de sortie sur les charbons, les minerais, la disparition des prohibitions, la limitation des droits au maximum de 5 p. 100 sur les matières premières, à 12 ou 20 p. 100 sur les objets manufacturés, la révision de 430 articles du tarif, tout le triomphe des libre-échangistes anglais sur la vieille législation retentit prodigieusement en Europe. Michel Chevalier, successeur de Rossi au Collège de France (1840), Adolphe Blanqui, Hippolyte Passy, Charles Dunoyer, Wolowski et Bastiat fondèrent le Journal des économistes (1841). L'exemple de Peel y trouva ses plus enthousiastes admirateurs. C'est dans ses bureaux que fut créée en 1811 ; l'Association centrale pour la liberté des échanges. Elle se donna pour objet de porter devant le grand public, par une propagande active, le problème qui laissait l'opinion indifférente, et d'imposer les solutions lion les pouvoirs publics ne voulaient pas.

L'échange, disait la déclaration de l'Association centrale, est un droit naturel comme la propriété ; les taxes de douanes, quand elles ne sont pas purement fiscales, rançonnent la société au profit d'une classe et constituent une spoliation. Plus tard, précisant son programme pratique (1847), l'Association demanda :

1° La levée de toutes les prohibitions et leur remplacement par des droits dont le maximum ne devait pas dépasser 20 p. 100 de la valeur ;

2° La réduction au même taux de tous les droits d'entrée ;

3° La substitution à l'échelle mobile d'un droit fixe de 2 francs par hectolitre de blé ;

4° Le retour au tarif de 1816 sur le bétail étranger ;

5° La suppression de tous droits sur la houille, la fonte et le fer.

Le public français apprit par un livre de Bastiat (Cobden et la ligue, 1845) la méthode et les succès du grand agitateur libre-échangiste anglais qui avait préparé les voies à Robert Peel. Quand Cobden vint à Paris, un banquet lui fut offert. Bastiat fonda le journal le Libre-Échange. Des comités furent organisés dans les villes de province. Mais le mouvement sur lequel on comptait ne se produisit pas. C'est que les libre-échangistes français ne pouvaient pas comme Cobden soulever la colère des foules ouvrières contre le pain cher. Et puis, cette propagande avait un air d'importation anglaise ; elle était suspecte. Comme en 1834, on appela les libre-échangistes des missionnaires anglais. Contre eux, un Comité pour la défense du travail national se forma, et déclara sans hésiter que les libre-échangistes sacrifiaient la France à l'Angleterre. Il s'adressa au gouvernement et réclama son intervention : ces industriels tant attaqués, c'était sur eux que reposait presque toute la charge des impôts, la responsabilité de l'existence de presque toute la nation ; il fallait les défendre contre certains professeurs salariés, qui fournissaient des armes contre ceux qui veulent contribuer avec le gouvernement à la prospérité du pays. On répandit dans les manufactures un placard où il était dit qu'il n'était pas besoin d'être bien malin pour s'apercevoir que, dans tous les cas, on ne voulait que favoriser l'intérêt de l'Angleterre et ruiner la France afin que l'Anglais pût régner sur elle ; qu'il ne fallait pas cependant, pour nourrir les Anglais, affamer les Français ; que celui qui voulait une semblable chose n'aimait pas son pays, n'aimait pas l'ouvrier...

On ne répond pas victorieusement à de tels arguments. Les libre-échangistes eurent beau dire que la protection n'augmente pas les salaires, mais que c'est la concurrence que se font entre eux les ouvriers, en offrant leurs bras et en demandant du travail, qui, plus que toute autre cause, détermine la rétribution qu'ils reçoivent ; ce qui se passe en ce moment sous nos yeux, ajoutaient-ils, dit assez si le taux des salaires se règle sur la cherté des subsistances. Ils eurent beau dire que le système prohibitif avait mis la marine marchande en état de décadence continue, qu'il était un obstacle au progrès comme à la prospérité... : on ne les écouta pas. Il ne resta de leur tentative qu'un intéressant mouvement intellectuel ; ils ne réussirent pas à former un parti.

 

II. — L'ATTAQUE SOCIALISTE CONTRE LE RÉGIME DU TRAVAIL.

CONTRE le régime du travail les théoriciens menèrent l'attaque par la presse, le livre et la parole ; les résistances matérielles furent organisées par les ouvriers.

La dispersion des Saint-simoniens après le procès de 1832 ralentit leur effort de propagande et finit par l'arrêter. Les derniers disciples ne constituèrent plus un groupe d'action intellectuelle ; ils ne retinrent de la doctrine que l'industrialisme prêché au début de la propagande, l'exploitation du globe. S'accommodant du régime social qu'ils avaient voulu détruire, ils se résignèrent à lui apporter leur savoir, leur audace et leur ardeur. Soit en Égypte, où ils pensèrent réaliser le canal de Suez, soit en France, où ils participèrent aux grands projets que faisaient éclore les premiers chemins de fer, ils se préparèrent à devenir (tout en gardant assez souvent un goût très vif pour les pensées généreuses et les rêves de bonheur universel) les plus hardis lanceurs d'affaires du Second Empire.

Les Fouriéristes durèrent un peu plus. Ayant renoncé assez vite aux utopies trop manifestes de la pensée de Fourier, ils rallièrent ceux des Saint-simoniens qui, étant impropres aux affaires, restaient idéalistes. L'opinion publique confondit les uns et les autres dans la même indifférence. L'action des Fouriéristes fut superficielle. Si, instruits par le malheur des Saint-simoniens. ils évitèrent de devenir une secte, une société d'affiliés, ils voulurent du moins rester une élite pensante et refusèrent de se transformer en agitateurs populaires : La théorie de Fourier est une science, une science qui ne s'adresse qu'aux hommes éclairés, aux hommes qui peuvent la juger ; elle n'a rien à attendre des classes pauvres et ignorantes tant qu'elle n'a pas à leur présenter un essai pratique... la Phalange n'a jamais approuvé les tentatives qu'on a faites pour répandre la science sociale parmi les prolétaires.

A défaut d'action pratique, le Saint-simonisme et le Fouriérisme trouvèrent, en tant qu'essais de science sociale, un aboutissement intellectuel, une expression supérieure dans le Comtisme. Le Cours de philosophie positive parut entre 1830 et 1842, le Discours sur l'esprit positif en 1844, et le Discours sur l'ensemble du positivisme en 1848. Le Système de politique positive excepté, c'est donc dans ce temps que la pensée comtiste a pris tout son développement. Mais on oublie trop ce qu'Auguste Comte doit à Saint-Simon, et que sa sociologie n'est autre chose que la physique sociale de son premier maitre. Lui aussi est mû par une inquiétude pratique, par le désir de faire sortir le monde de sa crise anarchique, en créant la science de la société humaine, science démontrable, où il n'y aurait pas plus de place pour la liberté d'examen (c'est-à-dire pour la fantaisie individuelle) qu'en astronomie. Dans l'humanité parvenue à l'état positif, les institutions dérivées de la liberté disparaissent. Les hommes compétents élaborent la doctrine obligatoire ; l'éducation positive l'impose ; le pouvoir central, dictature temporelle, l'applique. Système le plus complet, dit Stuart Mill, de despotisme temporel et spirituel qui soit jamais sorti du cerveau d'un homme, qui rattache directement Comte à J. de Maistre et à toute la critique théocratique dressée contre le XVIIIe siècle et la Révolution, et qui ne s'en sépare que par ses vues dans l'ordre économique. Car la philosophie positive est une doctrine de progrès et non de réaction. L'État tout-puissant a un objet, qui est de diriger toute l'existence sociale vers le bien commun, c'est-à-dire vers le bien de la masse prolétaire — Saint-Simon disait la classe la plus nombreuse et la plus pauvre —. Pour atteindre ce but, point n'est besoin de la solution communiste, insuffisante et subversive. La propriété est une indispensable fonction sociale destinée à former et à administrer les capitaux par lesquels chaque génération prépare les travaux de la suivante. La suppression de l'héritage serait un attentat à la continuité historique ; mais le propriétaire est un fonctionnaire comptable envers la société.

 

On ne lit pas encore Auguste Comte[1] et on a oublié les Saint-simoniens et les Fouriéristes ; l'heure est aux passions égalitaires et démocratiques qu'ils dédaignent comme anti-scientifiques ou écartent comme dangereuses aux idées simples qui entrent dans l'esprit du peuple, et s'emparent de son cœur. L'écrasement des républicains en 1835 a laissé vivante l'opposition socialiste à la domination du capital. Rien n'a arrêté le mouvement profond des masses pauvres vers la démocratie sociale. On la découvre avec étonnement dans la bourgeoisie conservatrice quand paraissent (depuis 1835) les Études sur les réformateurs de L. Reybaud. Cet exposé tout objectif des formes de la pensée socialiste produit une grande impression et révèle un monde inconnu ; l'Institut couronne le livre. Puis, c'est une floraison de livres sociaux bourgeois : ceux de Villermé, Frégier, Buret, Parent-Duchâtelet, Blanqui, Villeneuve-Barg,emont, Granger. Tous dépeignent les souffrances des classes inférieures et signalent, sinon le remède, au moins le danger. Puis, ce sont les livres ouvriers de Vincard, de Ch. Noiret, d'Adolphe Boyer, de Flora Tristan, révolutionnaires ou pacifiques, mais sincères, et qui trouvent des lecteurs. En 1840, Buchez et Roux fondent l'Atelier, journal des intérêts matériels et moraux des ouvriers, avec cette devise : Celui qui ne veut pas travailler ne doit pas manger. Il coûte 3 francs par an ; il est rédigé par de vrais ouvriers, les bourgeois de lettres n'y sont acceptés que comme correspondants. Pour être reçu fondateur, il faut vivre de son travail personnel, être présenté par deux des premiers fondateurs qui se portent garants de la moralité de l'ouvrier convié à notre œuvre. Le premier comité de rédaction comprend un charpentier, trois typographes, un commis, un cordonnier, un copiste, un dessinateur en industrie, deux tailleurs, un bijoutier, un menuisier, un teneur de livres, un fondeur, un ouvrier en produits chimiques. Prudent, pacifique et austère, l'Atelier veut une réforme lente, progressive, par les sociétés de secours, les retraites, les associations ouvrières, par le suffrage universel qui donnera aux prolétaires la conscience de leur dignité. Après un an, en 1841, il se rend cette justice qu'il n'a jamais cherché à exploiter, en les exagérant, les douleurs populaires, ni excité les passions, ni flatté les appétits sensuels des travailleurs, en leur présentant la séduisante perspective d'un avenir de repos et de bonheur.... S'il a constamment insisté sur les efforts à faire pour sortir de la condition actuelle, il s'est bien gardé d'exagérer la récompense.

Tant de gens publient alors leurs critiques sociales et proposent leurs remèdes, qu'il ne faut pas s'étonner de rencontrer un prince parmi les réformateurs. L'auteur du coup de main qui devait arracher la France à l'orléanisme et à la Révolution avait publié en 1839 les Idées Napoléoniennes. Livre écrit pour exposer tout le bien que n'a pas pu réaliser le premier Empereur et qu'accomplira le second. L'esprit napoléonien, supérieur aux partis, fera régner la liberté en France après l'avoir assurée en Europe par le triomphe des nationalités ; il inaugurera l'association européenne, et, sur la guerre abolie, établira son programme industriel, commercial, humanitaire. Ce programme, l'Extinction du paupérisme, écrit par Louis Bonaparte dans la prison de Ham, le précise en 1844 : il est naturel dans le malheur de songer à ceux qui souffrent.

Le budget de l'État doit titre mis au service de la classe ouvrière ; elle ne possède rien, il faut la rendre propriétaire ; elle est sans organisation, sans droits, sans avenir ; il faut lui donner des droits et un avenir, et la relever à ses propres yeux par l'association, l'éducation et la discipline. Une loi distribuera les terres incultes aux ouvriers organisés en colonies agricoles, pourvus par l'État d'un capital de 300 millions payable en quatre ans. De même, une loi interviendra pour sauver les ouvriers de l'industrie du despotisme patronal : Tout entrepreneur serait obligé, dès qu'il emploierait plus de dix ouvriers, d'avoir un prud'homme pour les diriger et de lui donner un salaire double de celui des simples ouvriers. Ces prud'hommes seraient les sous-officiers du travail. Ainsi, le peuple serait à l'abri de l'arbitraire et, de la misère. Les colonies agricoles offriraient un refuge à cette masse flottante d'ouvriers auxquels la prospérité de l'industrie donne une activité fébrile et que la stagnation des affaires plonge dans la misère la plus profonde. Chaque ouvrier y trouvera, sur les bénéfices de l'ensemble, une masse individuelle ; elles seront des déversoirs de la population et des réservoirs de travail. Les prud'hommes, bien placés pour connaître les manques et les excès de l'offre du travail, seront, les régulateurs de cette circulation ; au-dessus des ouvriers et des prud'hommes, il y aura des directeurs élus, chefs et instituteurs agricoles, et un gouverneur élu par colonie, assisté d'un comité de directeurs et de prud'hommes. Voilà de vraies fermes-modèles, où l'ouvrier sera travailleur, fermier-propriétaire, où le petit propriétaire se réconciliera avec la grande culture. Et l'auteur démontre sans hésitation, après de minutieux calculs, qu'elles nourriront 64.000 familles actuellement pauvres et 12 millions de bestiaux. Le triomphe du christianisme a détruit l'esclavage, le triomphe de la Révolution française a détruit le servage, le triomphe des idées démocratiques a détruit le paupérisme.

Ainsi éclate tout un mouvement de pensée et de revendications, violent, pacifique, ingénu, dispersé. Il n'en a que plus d'influence. C'est tout ce flot de colère, de crainte et d'espérance qui se concentre peu à peu, entre 1835 et 1848, dans le grand courant du communisme. Il se forme spontanément des débris de toutes les doctrines, de toutes les illusions, de tous les sentiments vaincus depuis 1830.

Socialisme des ouvriers et non des intellectuels, le communisme donne clairement aux prolétaires la conscience de leur situation inique et l'espoir d'un avenir meilleur. C'est pourquoi il est un grand événement. Il ne faut pas le chercher formulé dans un théoricien unique ou codifié dans un manuel : il est épars dans une multitude d'œuvres. Tous les communistes, depuis le livre célèbre du babouviste Buonarroti, ont quelques affirmations communes très simples qui font, l'unité de leur foi. Dieu veut le bonheur de l'homme, c'est-à-dire qu'il veut que les hommes soient libres et égaux ; il faut donc détruire ce qui s'oppose à la liberté et à l'égalité, c'est-à-dire la propriété. Vous manquez, écrit en 1833 l'héritier spirituel de Buonarroti, Voyer d'Argenson, à tous vos devoirs envers Dieu, envers vous-mêmes, envers vos femmes... et surtout envers vos enfants, si, après un soulèvement suivi d'un succès, vous êtes assez lâches ou assez ignorants pour vous borner à exiger une amélioration de tarif ou une élévation de salaires ; car ceux-ci, fussent-ils triplés, ne représenteraient pas encore votre portion virile dans l'héritage social ; et de plus, tant que vous laisserez les riches en possession de faire seuls les lois, quelques concessions qu'ils vous fassent, ils sauront bien les reprendre avec usure. Cela est très simple ; cela se dit et se lit dans les réunions secrètes, dans le questionnaire que la Société des Familles pose à ses adeptes, dans le Moniteur républicain (1837), dans l'Homme libre (1838-39) ; voilà ce qui inspire, et l'insurrection de 1839, et l'attentat purement prolétarien de 1810. C'est le vieux babouvisme banal et brutal. Le plus représentatif de ses agitateurs, Blanqui, se vante de n'avoir pas de doctrine d'organisation : L'organisme social, dit-il, ne peut être l'ouvrage d'un seul, ni de quelques-uns, ni de la bonne foi, ni du dévouement, ni même du génie. Il ne saurait être une improvisation. Personne ne sait, ni ne détient le secret de l'avenir.... Ceux qui prétendent avoir dans leur poche le plan complet de cette terre inconnue, ceux-là sont des insensés.... Le Saint-simonisme, le Fouriérisme se sont condamnés eux-mêmes par leur outrecuidance usurpatrice, par l'inanité de leur création. Tout dogmatisme social périra de même. Mais une telle attitude ne s'explique que chez les militants de la révolte, que le souci de l'action, la foi mystique dans les vertus de la victoire prolétaire dispense de penser. Il n'est pas surprenant que, chez d'autres, le communisme s'enrichisse et se différencie, qu'il se fasse religieux avec un Lamennais ou un Pecqueur, sentimental avec un Cabet, administratif avec un Louis Blanc.

Depuis sa rupture avec les catholiques, Lamennais n'a gardé du dogme que son contenu moral, l'idée de l'amour du prochain, et il la transporte dans le domaine politique. Il faut aimer les pauvres, c'est-à-dire le peuple qui est privé de bonheur. C'est un devoir pour les riches et pour l'État ; et le peuple a le droit d'exiger cet amour. La liberté que l'amour de Dieu pour les hommes a créée, c'est le droit des hommes et avant tout le droit du peuple souffrant. Malheur et malédiction à qui prive de leur liberté les enfants de Dieu ! Sur ce sujet, Lamennais s'enflamme ; il ne propose rien, il vaticine, il s'indigne, il gémit, et c'est tout le fond des Paroles d'un croyant, ce petit livre qui soulevait les ouvriers qui l'imprimaient.

Vous êtes fils d'un même père, et la même mère vous a allaités ; pourquoi donc ne vous aimez-vous pas les uns et les autres comme des frères ? et pourquoi vous traitez-vous bien plutôt en ennemis ?

Celui qui n'aime pas son frère est maudit sept fois, et celui qui se fait l'ennemi de son frère est maudit septante fois sept fois.

C'est pourquoi les rois et les princes et tous ceux que le monde appelle grands ont été maudits : ils n'ont point aimé leurs frères et ils les ont traités en ennemis.

Aimez-vous les uns les autres, et vous ne craindrez ni les grands, ni les princes, ni les rois.

Vous êtes dans ce monde comme des étrangers.

Allez au nord et au midi, à l'orient comme à l'occident ; en quelque endroit que vous vous arrêtiez, vous trouverez un homme qui vous en chassera, en disant : ce champ est à moi.

Et après avoir parcouru tons les pays, vous reviendrez, sachant qu'il n'y a nulle part un pauvre petit coin de terre on votre femme en travail puisse enfanter son premier-né, où vous puissiez reposer après votre labeur, où, arrivé au dernier terme, vos enfants puissent enfouir vos os, comme dans un lieu qui soit à vous....

On ne sait pas bien ce que veut ce terrible prophète, mais on l'acclame dans toute l'Europe, et l'encyclique Singulari nos fait à son petit livre, mole quidem exiguum, pravitato tamen ingentem, l'honneur d'une condamnation solennelle. Lamennais en écrivit d'autres, toujours sans système, dépourvus de force doctrinale, mais entraînants et lyriques. Il ne s'agit ni de révolution politique, ni de conspiration, ni de réforme : il s'agit de mettre l'égalité à la place de l'inégalité, la liberté de tous à la place de la domination de quelques-uns, etc. (De l'absolutisme et de la liberté). Ce qui enfante les discussions, la haine, l'envie, dit le Livre du peuple (1838), c'est le désir insatiable de posséder plus et toujours plus, lorsqu'on possède pour soi seul. La Providence maudit ces possessions solitaires. On ne jouit que des biens partagés. C'est un pas vers un communisme chrétien. Si plusieurs manquent du nécessaire, c'est que l'homme a troublé l'ordre de Dieu. La volonté de Dieu, c'est la fraternité, donc le partage des biens ; la fraternité achèvera la révolution et créera l'organisation sociale. Ayant découvert cette idée, Lamennais la répète sans se lasser dans la Politique à l'usage du peuple, La servitude volontaire, Pays et gouvernement. Et il fait école, on pastiche son style ; l'espoir mystique d'une renaissance chrétienne, d'une primitive Église communiste et fraternelle, apparaît dans les brochures de l'abbé Constant (Bible de la liberté, Voix de la faim, etc.), d'Esquiros (Évangile du peuple, 1840), dans l'Esprit de la vérité de Dumesnil (1846), dans le Livre des communistes de René Didier (1845), et tant d'autres, aux titres desquels on retrouve des noms saint-simoniens.

Un seul de ces mennaisiens, Pecqueur, donne à la fraternité chrétienne la valeur d'un système (Théorie nouvelle d'économie sociale et politique, 1842, De la république de Dieu, 1814).

Le programme de l'économie sociale et politique de l'humanité future est : comme but, fraternité, liberté, égalité, unité et solidarité ; et pour cela comme moyens : au point de départ, l'éducation, l'instruction et la profession nationales, gratuites, égales pour tous ; ou égales chances et mêmes conditions de développement et de culture intellectuelle, morale et physique, pour tous indistinctement. Puis, la fonction et le travail. Le concours, l'examen et le jury comme mode de classement des fonctionnaires et de transmission des fonctions de tout ordre. La représentation du peuple dans toutes les sphères et sur tous les points de l'échelle hiérarchique. La socialisation du sol. Rétribution égale aux fonctions, déclarées toutes également utiles à l'association, et reconnues suffisamment bien remplies... Le pouvoir social juge des besoins généraux et du degré de leur satisfaction, en se basant sur des règlements inflexibles dictés par l'esprit d'égalité et de fraternité... vente par l'administration de toutes les utilités collectivement produites....

Ainsi, par Lamennais et ses disciples, se dessine le communisme chrétien, depuis l'affirmation de l'éminente dignité des pauvres, jusqu'à la pratique de la communauté des biens, toute l'interprétation sociale, un instant populaire en 1848, de l'Évangile.

Cabet, avocat politique notoire sous la Restauration, député républicain en juillet, réfugié en Angleterre après l'insurrection de 1834, arrive aussi au communisme, non par un effort de pensée ou de curiosité philosophique, mais parce qu'il lui fournit la croyance où trouvent le mieux à se satisfaire son admiration pour la politique des grands révolutionnaires et son goût personnel pour les combinaisons mystérieusement efficaces. Son communisme est plus nuancé que celui de Babeuf, moins vague que celui de Lamennais. L'inégalité est le plus grand mal de la société ; contre elle la lutte est engagée par tous les penseurs, par toutes les révolutions. Cabet rêve de la supprimer, pacifiquement, dans la cité idéale. La fraternité est une religion, qui nous fait désirer le bonheur de tous sans exception et qui ne nous permet le malheur de personne. Elle consiste dans ces maximes vraiment divines : Aime ton semblable comme toi-même ; ne lui fais pas ce que tu ne voudrais pas qu'il te fît ; fais-lui tout le bien que tu désirerais en recevoir... Mais tous les changements doivent être opérés sans spolier, sans opprimer personne. C'est pourquoi le journal de Cabet, le Populaire (1834-1835), démocrate, réformiste, socialiste, et plus spécialement communiste, prévoit un régime transitoire et préparatoire, et c'est pourquoi aussi Cabet propose dans le Voyage en Icarie (1840) l'expérience d'une réalisation qui entraînera l'adhésion progressive de tous par la seule vertu de l'exemple. En Icarie, l'État tout-puissant assure l'égalité des jouissances par la communauté des biens, par l'identité spontanée des croyances. La société concentre, dispose et dirige tout, tourne toutes les volontés et toutes les actions à sa règle, à son ordre et à sa discipline. Les associés ne forment qu'une famille ; leurs biens qu'un domaine, leurs produits qu'un capital, ils travaillent le même nombre d'heures, ils s'habillent de même, reçoivent la même éducation. Comme les socialistes et les Saint-simoniens, Cabet se soucie peu de la liberté morale. Son livre trouve non seulement des lecteurs, mais des disciples. Il y a un auditoire populaire aux cours icariens. C'est par eux que le communisme sort du nuage mystique et chrétien, se délivre du mystère des associations secrètes, et commence une carrière publique.

L'effort de Louis Blanc pour trouver une formule pratique de réalisation communiste est plus soutenu. Comme tous les réformateurs, il part d'une critique du présent, où il constate le désordre matériel et moral ; il en emprunte la peinture aux Saint-simoniens qu'il loue d'avoir, dans cette anarchie libérale, réhabilité le principe d'autorité, proclamé la nécessité d'une religion sociale, prôné l'organisation de l'industrie et l'association des intérêts au plus fort des succès mensongers de la concurrence. Comme eux encore, il veut, il cherche le salut de tous, non pas seulement des prolétaires, mais des bourgeois placés entre deux dangers, celui de la colère populaire et celui de l'oligarchie des grosses fortunes. Bourgeois et prolétaires sont également dupes du mot de liberté, et victimes du mot de progrès. La vraie liberté consiste, non pas dans le droit, mais dans le pouvoir donné à chacun de développer ses facultés. La liberté n'est donc qu'un leurre, que l'hypocrisie du despotisme, partout où la possession des instruments constitue un monopole... partout où les transactions industrielles ont lieu entre la richesse et la faim. Oui peut donc assurer la vraie liberté ? L'État, en réalisant l'organisation du travail.

C'est au moment de la dernière insurrection ouvrière (1839) que L. Blanc lance son petit livre, Organisation du travail, qui est un manifeste : Les ouvriers de Paris ne se sont pas levés pour allumer la guerre civile, tuais pour demander justice. Faire passer sous leurs yeux des milliers de baïonnettes est un expédient puéril et usé.... Le mal est profond ; il appelle un prompt remède. Trouver le remède serait la mission du pouvoir ; le chercher est un devoir pour tout citoyen. L'État ne fait rien : Telle est en France la philanthropie du législateur que la Chambre des pairs vient de fixer à huit ans l'âge où l'enfant pourrait être dépersonnalisé par le service d'une machine. Suivant cette loi d'amour et de charité, l'enfant de huit ans ne serait plus astreint par jour qu'à un travail de huit heures, et celui de douze ans qu'à un travail de douze heures. Vraiment, il y a autre chose à faire. Il y a folie à croire que l'émancipation du prolétariat se puisse accomplir par une série d'efforts partiels et de tentatives isolées. Elle se fera par l'État, par toute la puissance de l'État, de l'État transformé par la réforme politique. Supposons donc la réforme politique accomplie, et voici la réforme sociale. Le gouvernement, régulateur suprême de la production, lèverait un emprunt affecté à la création d'ateliers sociaux dans les branches les plus importantes de l'industrie nationale. Leurs statuts votés par la représentation nationale auraient force de loi. Comme l'éducation fausse et antisociale donnée à la génération actuelle ne permet pas de chercher ailleurs que dans un surcroit de rétribution un motif d'émulation et d'encouragement, la différence des salaires serait graduée sur la hiérarchie des fonctions, une éducation toute nouvelle devant sur ce point changer les idées et les mœurs. La hiérarchie, fixée par l'État la première année, serait ensuite réglée par le choix des travailleurs eux-mêmes. Chaque année trois parts seraient faites du bénéfice net : l'une répartie également entre' les membres de l'association, la deuxième destinée à l'entretien des malades, des infirmes et des vieillards, à l'allègement des crises survenues dans d'autres industries, la troisième à fournir des instruments de travail à ceux qui voudraient entrer dans l'association. Chaque membre de l'atelier social disposerait de son salaire à sa convenance ; mais l'évidente économie et l'incontestable excellence de la vie en commun ne tarderaient pas à faire naître, de l'association des travaux, la volontaire association des besoins et des plaisirs. Si des capitalistes ont versé de l'argent dans l'association, l'intérêt leur en sera assuré par le budget, mais ils ne pourront toucher de bénéfice qu'en qualité de travailleurs.

L'atelier social ne supprimerait pas l'industrie privée ; mais la lutte entre l'un et l'autre ne serait pas longue, tant s'affirmerait vite la supériorité d'une organisation où tous les travailleurs, sans exception, sont intéressés à produire vite et bien. Ajoutez que, dans le monde industriel où nous vivons, toute découverte de la science est une calamité, d'abord parce que les machines suppriment les ouvriers qui ont besoin de travailler pour vivre, ensuite parce qu'elles sont autant d'armes meurtrières fournies à l'industriel qui a le droit et la faculté de les employer contre ceux qui n'ont pas cette faculté ou ce droit.... Or, dans le système d'association et de solidarité, plus de brevets d'invention, plus d'exploitations exclusives. L'inventeur sera récompensé par l'État et sa découverte mise à l'instant même au service de tous. Ainsi, ce qui est aujourd'hui un moyen d'extermination deviendrait l'instrument du progrès universel... ce qui permet la tyrannie aiderait au triomphe de la fraternité.

L'exploitation de la terre se fera par un mode analogue. Il suffira d'abolir les successions collatérales. Les valeurs dont elles se trouveraient composées deviendraient propriétés communales. Chaque commune arriverait de la sorte à se former un domaine qu'on rendrait inaliénable et qui, ne pouvant que s'étendre, amènerait, sans déchirements ni usurpations, une révolution agricole immense ; l'exploitation du domaine communal devant d'ailleurs avoir lieu sur une plus grande échelle et suivant des lois conformes à celles qui régiraient l'industrie.

Louis Blanc ne s'est jamais beaucoup écarté des vues qu'il formulait en 1839. Il se préoccupa seulement d'en préciser le sens et l'esprit. Soucieux de se séparer des chimériques et des violents, il professe qu'il attend le progrès d'une révolution morale produite par l'exemple du meilleur. Il veut ménager une place à la liberté. L'État ne sera pas le directeur des ateliers sociaux, mais leur législateur. L'individu ne sera pas absorbé, mais séduit. Louis Blanc est démocrate : les Saint-simoniens avaient tracé, eux aussi, le plan d'une organisation du travail, mais hiérarchisée par l'élection d'en haut ; il proteste que la hiérarchie s'établira par l'élection d'en bas. Le pouvoir donne l'impulsion et établit la surveillance ; c'est la société elle-même qui agit. La formule célèbre : à chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres, est subversive et inique ; prétendre qu'un homme s'adjuge, en vertu de sa supériorité intellectuelle, une plus large part des biens terrestres, c'est s'interdire le droit de maudire l'homme fort, qui, aux époques de barbarie, asservissait les hommes faibles, en vertu de sa supériorité physique ; c'est tout simplement transformer la tyrannie. La capacité n'est que la mesure des devoirs ; le besoin est la mesure des droits.

Ainsi le système de L. Blanc apparaît comme un effort pour démocratiser le Saint-simonisme, pour utiliser la liberté attrayante du Fouriérisme, pour pénétrer de science et de nuances le communisme brutal et élémentaire. La destruction d'un semblable despotisme est une affaire de science, non de révolte. Il ouvre ainsi la voie au socialisme scientifique, mais il reste pénétré d'idéalisme et d'austérité morale. La réforme sociale doit détruire le hasard, l'oppression, pour sauver non seulement le corps, mais tout l'être humain Nous voulons, écrivait-il plus tard, — et c'est sa pensée éparse qu'il condense ainsi énergiquement, — nous voulons que le travail soit organisé, afin que l'âme du peupleson âme, entendez-vous ?ne reste pas comprimée et gâtée sous la tyrannie des choses.

Il convient sans doute de ne pas omettre que, dans le même temps où Louis Blanc s'employait à dégager dans une formule pratique la pensée des socialistes et des communistes et à proposer l'organisation du travail aux politiciens, Proudhon s'essayait, en dehors de toute école et de tout précédent, par une méthode purement dialectique, à détruire les arguments conservateurs comme les arguments socialistes, pour édifier sur les ruines de l'empirisme des uns, du théologisme des autres, une conception purement juridique de la société. Ses grandes œuvres, où s'épanouit sa doctrine (Idée générale de la Révolution, 1851, De la justice dans la Révolution et dans l'Église, 1858) sont postérieures, et ont agi sur une autre génération. Mais ses premiers mémoires (Utilité de la célébration du dimanche, 1839, Qu'est-ce que la propriété, 1840 et 1841, Avertissement aux propriétaires, 1842, Création de l'ordre dans l'humanité, 1843, Système des contradictions économiques, 1846), en même temps qu'ils donnent la célébrité d'Érostrate à l'homme qui s'est signalé parmi les ennemis du genre humain eu criant : La propriété, c'est le vol, marquent la position qu'il adopte et qu'il ne quittera plus.

Indifférent aux conséquences, il ne s'attaque qu'aux principes, et les critique au nom de l'idée de justice. Propriété, communauté, thèse et antithèse, également injustes et impossibles en logique comme en morale, se fondront dans la synthèse liberté. La liberté fournit la solution du problème social et du problème politique. Envisagés non plus du dehors, comme des questions de mécanique, mais du dedans, du point de vue de l'individu, de l'homme, des forces immanentes de sa conscience et de sa volonté, ces problèmes se résolvent par la mutualité dans l'ordre économique, par l'anarchie dans l'ordre politique.

La vérité sociale ne peut se trouver ni dans l'utopie ni dans la routine. L'égalité est la loi suprême de la société ; mais ce n'est point une forme fixe, c'est la moyenne d'une infinité d'équations.... Pour arriver à l'organisation définitive qui parait être la destinée de notre espèce sur le globe, il ne reste plus qu'à faire l'équation générale de toutes nos contradictions. Mais quelle sera la formule de cette équation ? Déjà il nous est permis de l'entrevoir : ce doit être une loi d'échange, une théorie de mutualité, un système de garanties qui résolve les formes anciennes de nos sociétés civiles et commerciales, et satisfasse à toutes les conditions d'efficacité, de progrès et de justice qu'a signalées la critique ; une société non plus conventionnelle, mais réelle... qui fasse de la concurrence un bénéfice et du monopole un gage de sécurité... qui, sans interdire l'initiative individuelle, sans prohiber l'épargne domestique, ramène incessamment à la société les richesses que l'appropriation en détourna... une société, en un mot, qui, étant tout à la fois organisation et transition, échappe au provisoire, garantisse tout et n'engage rien.

C'est la plus puissante des protestations égalitaires qui se sont élevées contre les superstitions théologiques ou naturalistes, contre l'Église, contre la religiosité qui rencontre alors tant de sympathies, même à gauche, depuis les Saint-simoniens jusqu'aux Pierre Leroux et aux Louis Blanc, leurs disciples avoués ou non ; — contre tout ce romantisme mystique, cette idéomanie qui encombre la pensée moderne et qui l'embéguine ; — contre les traditions et les fatalités, sans souci de ce qu'elles portent de sentiments et d'histoire, aussi bien que contre les systèmes qui les ignorent. C'est une métaphysique en action, la pensée rationaliste, pure, solitaire, mais qui en appelle à l'homme et qui va cheminer dans l'âme des hommes, parce qu'elle force, comme l'a dit M. Bouglé, la raison collective à consacrer le droit personnel.

 

Il est sans doute impossible de mesurer l'influence exercée sur les actes, sur les faits, par ces doctrines et par ces hommes. Mais il n'est pas douteux qu'ils aient eu — pour la première fois peut-être — une grande force de pénétration. L'influence fut peu sensible au début ; et c'est bien à tort qu'on accusa les Saint-simoniens d'avoir concouru aux premières tentatives de résistance positive des ouvriers au régime du travail : l'intérêt et la souffrance suffisent à les expliquer, et, après tout, les résistances de, cette sorte sont plus anciennes que toutes les doctrines. Mais la pensée réformiste donne peu à peu une couleur et une cohésion nouvelles à la résistance ouvrière. Elle eut deux procédés, l'un violent, l'insurrection ou la grève, l'autre pacifique, l'association pour la défense professionnelle ou pour la prévoyance.

Il y eut de la violence au début du règne, au lendemain de juillet. Effet de la misère, de la déception aussi, causée par l'anéantissement des espérances vagues nées de la Révolution. Le Peuple écrivait le 20 octobre 1830 : Les trois journées de juillet n'ont eu d'autre résultat qu'un changement de dynastie. Elles promettaient davantage. Les imprimeurs brisèrent les presses mécaniques ; à Paris, à l'Imprimerie royale, tous les ouvriers se mirent en grève quand on en annonça le rétablissement. Ou détruisit en 1831 des machines à Toulouse, à Saint-Etienne, à Bordeaux. A Darnetal, les ouvriers tisseurs, en août 1830, demandèrent une réduction des heures de travail, un règlement des amendes, et se mirent eu grève. Des troubles éclatèrent, et le chef présumé de la coalition fut condamné à deux ans de prison. Les luttes de ce temps, comme celles de l'ancien régime, de l'Empire et de la Restauration, ont pour objet la conquête d'un tarif, une limitation des heures de travail. Les ouvriers réclament une charte aux pouvoirs publics. C'est l'histoire de l'insurrection de Lyon en 1831, précédée ou accompagnée de vingt autres qui ont fait moins de bruit, étant moins graves, moins unanimes. Mais, dans toutes, l'idée existe que la concurrence est ruineuse pour l'ouvrier, que la loi doit le protéger contre elle, et aussi contre les misères qui peuvent résulter des transformations de l'outil. Quand, en 1832, le choléra de Paris provoque une réorganisation de la voirie, les chiffonniers s'insurgent, détruisent les nouvelles voitures. Chaque année, ou presque, à Paris, dans les grandes villes, il y a des grèves ; la troupe intervient, et les tribunaux condamnent pour délit de coalition.

C'est dans ces luttes que l'idée de s'associer pour la prévoyance mutuelle ou pour la défense commune prend corps et grandit. Les mutuellistes de Lyon et, autour d'eux, les innombrables associés ouvriers de Lyon ou de Saint-Étienne, s'ils n'ont pas créé le modèle, qui est ancien, l'ont assurément popularisé : des ouvriers de même métier s'associent pour se procurer des secours mutuels, pour résister à la baisse des salaires et limiter les heures de travail. Il naît un peu partout de ces associations ; puis l'idée d'une fédération apparaît. Marc Dufraisse la signale dans une brochure de 1833 : Il faut donner à ce grand corps d'ouvriers un comité central composé de délégués représentant les associations particulières. Les Lyonnais semblent, au moins pour leur région, la réaliser quand tous les corps de métier se groupent autour des mutuellistes de la soierie. L'Écho de la fabrique, leur organe, se fait le défenseur de tous les intérêts ouvriers, les sociétés stéphanoises et lyonnaises fraternisent dans des fêtes et des banquets.

Mouvement dont on sait mal l'étendue, et qu'il faudrait étudier en détail dans les départements, pour juger de la stupeur, du désarroi, et aussi de la colère causée par la loi de 1834 qui le brisa. Quand Villermé écrivit en 1849, sur les associations ouvrières, un rapport diligemment étudié pour l'Académie des sciences morales, il donna comme un fait douteux et difficilement vérifiable la réalité de leur existence à Paris avant 1848. Et de toutes celles qui avaient vécu, il n'en retenait qu'une, une association de bijoutiers, fondée en 1834, après la ruine des autres, et qui aurait été considérée comme un modèle, et citée comme telle par le journal ouvrier, l'Atelier. C'est en effet dans ce milieu tout buchézien, pacifique et optimiste, qu'après la ruine de 1834, on était resté fidèle à la conception d'une association entre gens de même métier unis par l'estime et l'amitié réciproques, par une certaine conformité de sentiments et de bonne volonté. Une telle association peut devenir au besoin une coopérative de production, réunir un capital inaliénable, répartir les bénéfices, et remplacer peu à peu les patrons sans les spolier. Tels sont ces bijoutiers qui travaillent en commun, qui accroissent leur fonds social, et qui prospèrent autant par leur amitié que par leur travail. Mais ces bijoutiers, qui à l'origine étaient deux, ont grandi jusqu'à être treize associés, pour retomber ensuite au chiffre de onze.

Si toutefois on ne retenait de cet effort d'affranchissement que les manifestations pacifiques, on n'aurait qu'une vue assez fausse en tout cas incomplète — de l'action des ouvriers et des sentiments qu'ils y apportaient ; il faut également tenir compte du goût nouveau chez eux, et qui se manifeste depuis 1838, pour les pensées de violence ; non pas la violence brusque, l'accès de colère subit, mais la violence méditée, considérée comme un remède irrésistible. Le parti révolutionnaire qui fonde alors en droit la violence crée une croyance nouvelle et durable. Si le Catéchisme démocratique que Laponneraye publie en 1838 dans son journal l'Intelligence, ou le Petit Catéchisme de la Réforme sociale (1839) de son collaborateur La Hautière n'ont pas pour conclusion l'appel à la force, l'Homme libre, qui est du même temps (1838), prêche la guerre à mort aux riches, annonce les temps prochains où le peuple exigera, les armes à la main, que ses biens lui soient restitués, et, s'adressant aux soldats, qui, par ignorance, se constituent les suppôts du brigandage : Si jamais vous tournez vos armes, leur dit-il, contre des poitrines humaines, que ce soit au moins pour laver dans le sang des tyrans et de leurs valets les affronts que l'humanité a reçus d'eux. Un catéchisme révolutionnaire saisi en 1839 célèbre le régicide avec enthousiasme : L'exécrable Philippe... a fait égorger nos frères qui demandaient du pain, qui réclamaient leurs droits... nos poignards lui rendrons justice, car tout roi n'est roi que par le crime, et tout criminel mérite la mort. As-tu bien compris que le seul remède à nos maux était l'insurrection ou le régicide ? Ces révolutionnaires prêchent la formation de groupes mystérieux dont les membres, liés par des serments solennels et terribles, s'engagent à l'action collective ou isolée. On en découvre l'inspiration dans les attentats de 1833, de 1839, de 1840, dans l'insurrection des Saisons en 1839. Il en reste quelque chose, même après les répressions et les condamnations, dans les sociétés telles que les Travailleurs égalitaires, dans les journaux de propagande, éphémères, irréguliers (la Tribune du peuple de Pillot, le Journal du peuple de Dupoty, l'Humanité, la Fraternité, etc.) rédigés par des bourgeois ou par des ouvriers, dans des brochures qu'on distribue secrètement, où la pensée des théoriciens se monnaie en affirmations brèves, ardentes : Si ces êtres souffreteux et tant méprisés jusqu'aujourd'hui viennent à clouter de leurs forces, nous ajouterons : l'espèce parasite qui vous dévore est lâche et peu nombreuse ; vous êtes plus de 200 contre 1. Tous rappellent les grands souvenirs de l'action révolutionnaire, jacobine, le sublime Comité de Salut Public, la Terreur, Robespierre, etc., qui sont les grands exemples et les grands ancêtres. Un travail souterrain de propagande révolutionnaire s'opère ainsi, dont on voit ça et là le cheminement ; s'il ne prépare pas une révolution violente, du moins il accoutume à cette idée quelques hommes de la classe populaire, leur traçant le programme d'une subversion totale où disparaîtra la bourgeoisie comme la royauté, programme qui reçoit enfin sa forme définitive à la veille du 24 février, dans le Manifeste communiste que rédigent à Londres deux théoriciens allemands.

 

Mais ces propos et ces manifestations, ces groupements et ces révoltes ne doivent pas faire illusion. Ils ne touchaient sans doute qu'un assez petit nombre d'hommes. Il semble bien qu'à la veille du jour où le prolétariat allait brusquement arriver au pouvoir, s'il était traversé par des courants d'idées et de sentiments assez bien ordonnés et plus puissants qu'aucun de ceux qu'il avait jusque-là connus, il était très faiblement organisé, à peine informé de son nombre et de son état ; il ignorait sa force vraie, ses ressources matérielles et morales ; s'il était propre à faire un mouvement violent et redoutable, il était incapable d'en tirer un bénéfice durable, de conquérir des positions et de s'y maintenir. C'était encore une poussière d'hommes malheureux et passionnés.

 

III. — LE RÔLE DES POUVOIRS PUBLICS.

EN présence de l'agitation ouvrière qui suivit la Révolution de juillet, et du mouvement d'idées qui alla grandissant, jusqu'à la chute de la monarchie, les pouvoirs publics montrèrent leur aptitude à la répression, mais aussi leur goût habituel pour l'immobilité. De même qu'ils n'ont rien pu changer au régime du commerce, ils ne peuvent que maintenir le régime du travail. Ils le considèrent comme une donnée intangible, ou si peu modifiable que les discussions engagées à son sujet ne cessent de lui paraître des jeux d'esprit, académiques et vains, indignes de retenir l'attention d'hommes d'Étai chargés de responsabilités positives et comptables de la vie de la nation. La réponse que fit le 25 août 1830 le préfet de police aux ouvriers soulevés pour obtenir un tarif valut pour toutes les agitations analogues : l'État, la loi n'ont et n'auront jamais rien à voir dans les rapports entre patrons et ouvriers ; aucune demande à nous adressée pour que nous intervenions entre le maitre et l'ouvrier au sujet de la fixation du salaire ou de la durée du travail journalier ou du choix des ouvriers ne sera admise, comme étant formée en opposition aux lois qui ont consacré le principe de la liberté de l'industrie. Aux tisseurs de Lyon révoltés en novembre 1831, le gouvernement indiqua avec une égale netteté le rôle qu'il entendait garder : pas de tarif, qui mit été une contrainte légale ; mais une mercuriale, c'est-à-dire la cote officielle des prix et façons. L'État pouvait faire en ces matières œuvre de renseignement et de statistique, non pas acte de souveraineté. Il pouvait encore être compatissant et bienfaisant : une caisse de prêt à l'usage des ateliers de la Fabrique de Lyon fut instituée par lui et dotée d'une avance de 150.000 francs sans intérêt.

Malgré l'écrasement des partis révolutionnaires après l'insurrection d'avril, il ne fut pas possible au Parlement d'éviter les discussions théoriques qui passionnaient les démocrates bourgeois et les ouvriers. Leur apparition dans les programmes politiques leur donnait nécessairement une place dans les discussions parlementaires. Mais des manifestations telles que le discours d'Arago sur l'organisation du travail eurent plus d'éclat que de portée'. Le gouvernement ne s'intéressa qu'au mouvement de philanthropie provoqué dans les cercles bourgeois par les abus de la liberté du travail. Les enquêtes anglaises qui révélèrent les horreurs du travail des enfants, celle de l'Académie des sciences morales qui aboutit au livre de Villermé, Tableau de l'état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie, préparèrent l'opinion à une intervention législative.

Un projet fut déposé le 19 mai 1839, et voté deux ans plus tard (loi du 22 mars 1841) : les enfants ne pourront être admis a travailler dans une fabrique qu'à partir de huit ans ; de huit à douze ans, ils ne pourront être employés plus de huit heures sur vingt-quatre ; de douze à seize ans, douze heures, entre cinq heures du matin et neuf heures du soir ; les enfants au-dessus de treize ans pourront toutefois travailler la nuit s'il y a des réparations urgentes, si le chômage d'un moteur hydraulique l'exige, ou si le travail est indispensable dans des établissements à feu continu. Ou n'emploiera pas d'enfant au-dessous de douze ans qui ne fréquente une école. Des inspecteurs sont prévus pour le contrôle, et des pénalités contre les contrevenants. La loi fut votée à la Chambre par 185 voix contre 50, et aux Pairs par 104 contre 12.

La discussion fournit d'intéressants indices sur le chemin parcouru par les esprits ; l'intervention de l'État dans le contrat de travail, si fortement combattue par la bourgeoisie industrielle, trouva des défenseurs dans la majorité : Le premier devoir d'un gouvernement, dit le député Corne, est de veiller à ce que les enfants du pays soient sains, robustes, intelligents et moraux. La loi ne porte atteinte ni à la liberté de l'industrie ni à la puissance paternelle : l'industrie ne peut demander qu'on lui livre à discrétion l'enfance, l'avenir des générations ; à un père qui trafique de son enfant, la société a le droit de dire : Cet enfant n'a plus de père, c'est moi qui le protégerai ! Qu'on n'essaie pas de remettre — comme certains le désirent — aux pouvoirs locaux le soin de fixer l'âge et la durée du travail : c'est anéantir la loi, qui doit avoir toute la force qui se résume dans le pouvoir central. Partout un enfant de huit ans est un être faible qui a besoin d'air pur et de gaieté. Villeneuve-Bargemont vit dans la loi une réparation bien tardive à la grave atteinte portée aux intérêts de la morale et de la société. C'est le problème tout entier de la misère qu'elle soulève, de la misère moderne, résultat de !a production illimitée et de la concurrence sans bornes. L'émancipation du travail a inspiré un immense essor, mais on n'a pas maintenu les garanties nécessaires. Dans la plus grande partie des manufactures, des ouvriers exténués de par un travail excessif, ayant à peine de quoi manger, ne pouvant avoir aucune instruction morale, sont réduits toute la semaine à l'état de machines, et, les jours de repos, ils se livrent à la débauche brutale. Une grande réforme est nécessaire ; la loi sur les enfants n'est qu'un premier pas ; la réduction de la journée de travail à douze heures, l'interdiction de mêler les sexes, la création de salles d'asile pour les enfants, le repos hebdomadaire, voilà ce qui reste à faire.

Si des considérations morales et sentimentales enlevèrent le vote de la loi en faveur des enfants, en revanche, le désir tout politique de surveiller une classe dangereuse fit reprendre et renforcer la législation sur les livres ouvriers. C'était une très vieille institution, que les lettres patentes de 1781 avaient régularisée et généralisée : Voulons que les ouvriers aient un livret ou cahier sur lequel seront portés successivement les différents certificats qui leur seront délivrés par les maîtres chez lesquels ils auront travaillé ou chez le juge de police. Aboli avec les corporations, le livret fut rétabli par la loi du 22 germinal an XI. Nul patron ne devait recevoir un ouvrier s'il n'était porteur d'un livret constatant qu'il avait tenu tous ses engagements chez le patron précédent. C'était soustraire l'ouvrier au droit commun, attribuer au maitre un droit sur la liberté de son employé : une fois la créance de son maitre inscrite sur le livret, l'ouvrier débiteur devenait un citoyen inférieur et lié à son créancier. Le malheureux ouvrier, écrit Villermé dans un Mémoire de 1837, qui n'a pas craint de faire quelques pas dans la voie des emprunts, ne peut bientôt plus s'acquitter et devient, il faut le dire, l'esclave de son maître. La Chambre comprendra l'étendue de ce mal quand elle saura que, dans plusieurs villes manufacturières, les avances montent à la somme de 3 à 400.000 francs par an. Il en est une où les ouvrières en dentelles, gagnant 0 fr. 40 par jour, reçoivent des avances de 300 francs. Que d'années ne leur faudra-t-il pas pour reconquérir la liberté de leur travail !

Mais le livret n'est encore exigé que des ouvriers de manufactures ; il ne l'est pas pour les travaux agricoles, ce qui permet à l'ouvrier de passer, au mépris de ses engagements, de l'industrie à l'agriculture, et inversement. Grave lacune, fuite par où l'ouvrier peut échapper au patron, s'évader par l'embauchage, laissant aux mains de son maître, qui détient le livret, l'histoire de son esclavage et de ses dettes. C'est pourquoi un projet de loi fut déposé aux Pairs (31 janvier 1845) : Les ouvriers de l'un et de l'autre sexe, employés dans les manufactures, les fabriques, les usines, carrières, chantiers et toutes exploitations rurales, ou travaillant pour ces établissements, seront tenus de se munir d'un livret. Aucun patron ne pourra admettre un ouvrier si celui-ci ne produit pas son livret portant le congé ou certificat d'acquit de ses engagements antérieurs. L'ouvrier qui a contracté un engagement ne pourra exiger la remise de son livret revêtu de son congé avant d'avoir rempli son engagement.... Le livret tiendra lieu de passeport à l'intérieur.... L'exposé des motus du projet expliquait que la pensée qui avait dicté ce projet n'était défavorable ni aux maîtres ni aux ouvriers, mais qu'elle voulait fournir aux uns et aux autres des garanties positives.... L'ouvrier trouve dans le livret l'histoire de sa vie individuelle, le témoignage de sa fidélité à remplir ses engagements, et le fabricant y trouve un sûr répondant....

Les protestations éclatèrent ; les ouvriers de Paris adressèrent une pétition à la Chambre des pairs : le livret n'est qu'un moyen de soumettre la classe ouvrière à la surveillance ; le projet veut la rendre plus générale et plus arbitraire. Il tend à faire de la population laborieuse une classe plus que jamais distincte, légalement inférieure, propre seulement à servir d'instrument aux autres ; une classe mise en dehors de la loi commune, comme s'il était vrai que tout frein moral lui manquât ; comme s'il n'y avait moyen de la diriger qu'en la soumettant à l'incessante nécessité du travail, comme si l'on ne pouvait en avoir raison qu'en l'humiliant.... qu'en enlaçant chacun de ses membres dans un double lien qui l'attache, d'un côté au chef industriel, de l'autre côté à la police....

Le projet n'alla pas jusqu'à la discussion publique ; il avait seulement montré que les grands courants d'idées ne modifient qu'avec une extrême lenteur les sentiments moyens des hommes politiques. Tout l'archaïsme des opinions apparut brusquement vers la fin du règne dans une crise économique imprévue.

En 1845, la récolte des céréales fut médiocre dans le nord de la France ; en même temps, la maladie qui, depuis une quinzaine d'années, avait attaqué la pomme de terre, éclata avec une violence inouïe et ravagea presque toute l'Europe. La France demanda à l'étranger 2 millions d'hectolitres de blé ; le prix moyen monta à 22 fr. 95. L'année suivante, 1846, fut pire ; les deux récoltes, céréales et pommes de terre, furent à peu près manquées ; le Rhône, la Loire débordèrent et ravagèrent sept départements. Des commandes de blé faites aux États-Unis et en Russie se heurtèrent à la concurrence d'autres acheteurs européens. Le prix monta. L'argent manquait, très raréfié par les entreprises de chemins de fer. Éprouvée par la disette de capitaux, dépourvue de commandes, l'industrie chôma, surtout dans le Nord et en Normandie, et la misère ouvrière s'ajouta à la misère rurale. La crise n'épargna que la région de la Garonne où la récolte avait été passable, et la Provence qui reçut des blés d'Orient. Mais tout le reste de la France souffrit, et traduisit son mécontentement en agitations.

En Bretagne (Rennes) et en Berry (Châteauroux), en Orléanais, en Bourgogne, en Normandie, en Flandre, en Lorraine, on revoit les vieilles émeutes d'ancien régime contre la circulation des denrées, contre les vendeurs sur les marchés, contre les boulangers  dans les villes. Dans les ports du Nord, sur les canaux, les foules, femmes en tête, pillent les bateaux de blé ou de pommes de terre qui quittent le pays. Les voitures sont arrêtées sur les routes. Sur les marchés de Normandie, de Beauce, il y a de véritables émeutes. Dans les villages, les boulangers passent pour accapareurs ; à Paris, à Mulhouse, Tourcoing, Lille on manifeste contre eux ; à Lisieux (juillet 1847) on pille les boutiques. A Buzançais c'est un saccage de mauvais riches et un pillage général ; il y a mort d'homme (janvier 1847). Des bandes armées de mendiants terrorisent et rançonnent les paysans ; les incendies de bois, les pillages de châteaux ravagent le Loiret, le Poitou. Les municipalités étaient généralement inertes ou complices, et la garde nationale se joignait aux émeutiers.

Le gouvernement prit des mesures de circonstance ; il arrêta l'exportation des grains et chercha à en favoriser l'importation. Ce fut l'objet de la loi du 28 janvier 1847 : sans détruire l'échelle mobile, dont l'insuffisance était démontrée, on décida que les grains et farines seraient soumis jusqu'au 31 juillet au minimum des droits fixés par la loi du 15 avril 1832 ; les droits sur le riz, légumes secs, gruaux, fécules, furent abaissés à 0 fr. 25 par kilo ; les droits de navigation intérieure pour les bateaux transportant des denrées alimentaires furent suspendus ; le 24 février, la même faveur fut étendue aux navires étrangers. Puis ce furent les habituelles distributions de secours (6 millions), les grains revendus à un prix inférieur au prix d'achat par les municipalités ; finalement la récolte de 1847, qui fut très belle, arrêta la crise.

L'accident qui l'avait provoquée était, au fond, de médiocre importance. Dans l'année de crise, le prix du blé s'éleva, il est vrai, jusqu'à 37 fr. 88 ; mais le prix moyen ne dépassa pas 27 fr. 90. Le déficit de la récolte pour l'ensemble du pays n'atteignit probablement pas 9 millions d'hectolitres. La réserve de la Banque, qui était d'environ 100 millions, ne tomba pas au-dessous de 90 ; le taux de son escompte ne fut élevé que de 4 à 5 p. 100, et pendant peu de temps. Ce ne fut même pas l'occasion pour les partis d'opposition politique de s'agiter ; les républicains, même à Paris, restèrent tranquilles. S'il y eut çà et là des placards ou des cris hostiles au roi, ils n'éveillèrent aucun écho ; les légitimistes ne réussirent pas à émouvoir l'Ouest pour leur cause. Et pourtant cette crise, qui dégénéra parfois en petite jacquerie, qui traîna pendant près d'un an (août 1846- juillet 1847), prouva l'existence d'un esprit public fort arriéré et d'un gouvernement singulièrement alourdi dans sa législation et dans ses moyens d'agir. C'est que, si la France économique a, sous Louis-Philippe, la vision déjà nette d'un avenir industriel transformé par les communications rapides, la vision sentimentale d'une plus équitable répartition sociale des richesses, son outillage comme ses habitudes d'esprit ne se dégagent pas encore des servitudes traditionnelles qui lui viennent d'un passé très lointain.

 

 

 



[1] Bien que son disciple Littré ait donné dans le National le premier résumé de sa doctrine.