HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE II. — LA CONQUÊTE DU POUVOIR PERSONNEL (1836-1840).

CHAPITRE III. — DE MOLÉ À GUIZOT. - LA RUINE DU POUVOIR PARLEMENTAIRE (8 MARS 1839-29 OCTOBRE 1840).

 

 

I. — LA GRANDE CRISE MINISTÉRIELLE (8 MARS - 12 MAI 1830).

LE Roi mit trois mois à trouver un successeur à Molé : trois mois de manœuvres savantes contre les coalisés, pour être finalement contraint d'aboutir devant le danger de l'insurrection soudain réveillée.

L'échec de Molé avait été trop retentissant pour qu'il pût être question de le faire rentrer au pouvoir après une fausse sortie, comme en janvier. Force était d'offrir un rôle aux chefs de parti. Mais les coalisés, qui avaient réussi à arracher le pouvoir au Roi, n'étaient pas prêts à le prendre. La victoire les avait désunis en classant les trois chefs, Guizot, Thiers et Barrot, dans un ordre (l'importance imprévu. Guizot, au début de la campagne, avait été un auxiliaire utile, mais de second plan : transfuge de la droite, chef sans troupes — il n'était suivi que par une trentaine de doctrinaires —, on n'avait pas prévu pour lui de salaire. Or, son rôle dans l'attaque générale contre Molé l'avait mis au premier plan, et il semblait impossible de ne pas lui donner une belle part des dépouilles. Dès lors la gauche, qui avait fourni le gros de l'armée assaillante, sentait renaître contre lui ses irréductibles méfiances : Barrot et Guizot ne pouvaient figurer dans un même gouvernement. Sans doute Thiers, plus voisin de Guizot, son ancien collègue, pouvait l'admettre dans un cabinet dont il serait le chef, mais c'était éliminer Barrot. Thiers, habile à arranger toutes choses, proposait de donner à Barrot la présidence de la Chambre ; lui-même se chargeait de Guizot, mais, tirant argument de l'hostilité de la gauche, qui consentait tout au plus à le tolérer, il ne lui réservait qu'un portefeuille d'importance secondaire, l'Instruction publique. Guizot jugea qu'on se moquait ; ce serait devenir ministre en sous-ordre, par la grâce de la gauche. Les trois chefs se réunirent, discutèrent, et ne purent s'entendre. Thiers lança l'idée d'une autre combinaison : son journal, le Constitutionnel, conseilla aux doctrinaires et à leur chef de se faire oublier dans l'exil temporaire d'une ambassade. Le Roi, spectateur un peu moqueur (Guizot) de ces négociations, mandait l'un après l'autre les chefs de groupe, et, levant un pouce en l'air (Thiers), leur disait cruellement : Je suis un, vous êtes quatre, ce qui signifiait, ajoute Thiers : Un qui sait ce qu'il vaut aura toujours bon marché des quatre. Il était clair que la coalition ne savait pas être autre chose qu'une intrigue. Le Roi manda Soult.

Soult s'adressa au centre gauche, où il retrouva Thiers, qui fit ses conditions : la principale était l'intervention déguisée en Espagne (abandonnée par Molé) ; la flotte française, sous couleur d'empêcher la contrebande de guerre, aurait distribué des munitions aux Christinos. Le Roi se récria, puis accepta. Mais les ministres choisis par Soult refusèrent. On accusa Thiers d'avoir fait échouer la combinaison. Soult résigna sou mandat.

Le Roi appela Broglie, qui essaya de rapprocher Thiers et Guizot. Thiers demanda de nouveau que la présidence de la Chambre fût réservée à Barrot ; Guizot s'y opposa. Le Roi offrit à Thiers l'ambassade — c'est-à-dire l'exil temporaire — proposée à Guizot. La gauche manifesta son indignation contre cet ostracisme. Et l'affaire en resta là.

Pourtant la session devait s'ouvrir le 4 avril. Un ministère provisoire sans président (Gasparin, Girod de l'Ain, le duc de Montebello, général Cubières, Tupinier, Parent, Gautier) fut nommé (31 mars) pour expédier les affaires et ouvrir la session. Le Moniteur annonça qu'ils cesseraient leurs fonctions aussitôt, qu'un ministère serait formé. Les rues de Paris étaient houleuses ; il y eut des troubles sur les boulevards et des arrestations ; on chantait la Marseillaise. Il était prudent d'en finir. Thiers essaya de faire élire Barrot à la présidence de la Chambre ; une coalition de la droite et d'une partie du centre gauche y porta Passy, membre du centre gauche, qui avait critiqué l'attitude de Thiers, et ce vote sembla présager la formation d'une nouvelle majorité de droite. Mais Passy, une fois élu, parut favorable à une combinaison Thiers. Guizot, en revanche, se rapprochait de jour en jour de ses anciens amis de la droite ; le pays ne verrait pas sans inquiétude la gauche s'approcher du pouvoir, dit-il à la Chambre. La coalition était décidément rompue. La crise continua pourtant. Le Roi fit appeler Passy, qui proposa un ministère Dupin ; Dupin accepta, puis refusa. Alors reparut Soult, avec la mission de former un cabinet qui ne comprendrait ni Thiers, ni Guizot. La Chambre nomma une commission pour supplier le Roi d'user de sa prérogative. Elle allait rédiger son Adresse, quand éclata l'insurrection du 12 mai.

Elle fut organisée par la Société des Saisons. Cette association secrète avait succédé à celle des Familles, qui elle-même avait hérité d'une partie des adhérents aux Droits de l'Homme et qui avait disparu après l'attentat d'Alibaud en 1836. Elle avait été fondée par trois condamnés politiques libérés par l'amnistie de 1837, Barbès, Martin-Bernard et Blanqui. Ils n'avaient pas de système politique précis ; c'étaient des révolutionnaires vaguement babouvistes, qui croyaient simplement à la vertu émancipatrice de l'insurrection populaire ; leur but était d'armer les adhérents pour préparer une attaque à main armée contre le gouvernement. Les subdivisions de la société portaient les noms des divisions du temps : une semaine de six hommes obéissait à un dimanche ; quatre semaines formaient un mois, commandé par un juillet ; trois mois une saison, sous les ordres d'un printemps ; enfin, quatre saisons une année, dirigée par un agent révolutionnaire. La société ne parait pas avoir compris plus de trois années. L'attention de la police avait été mise en éveil en 1838 par la publication de journaux violents, l'Homme libre, le Moniteur républicain, et quelques arrestations avaient été opérées. Mais l'insurrection fut préparée si secrètement que le gouvernement n'en sut rien. Six à sept cents insurgés, réunis par petits groupes un dimanche à deux heures de l'après-midi dans les quartiers Saint-Denis et Saint-Martin, vident la boutique d'un armurier et, conduits par Barbès, enlèvent le poste du Palais de Justice, marchent sur la Préfecture de police où ils sont repoussés, se replient sur l'Hôtel de Ville, essaient de soulever les quartiers voisins, et y élèvent des barricades. Avant le soir Barbès est arrêté, et les bandes dispersées par la troupe et la garde nationale.

Le même jour, le ministère fut fait. Soult eut la présidence et les Affaires étrangères ; les portefeuilles furent distribués à trois membres du centre gauche et deux du centre droit, auxquels on ajouta un ami de Molé. Thiers et Guizot étaient exclus ; le Roi était vainqueur. La présence de Soult ne le privait pas de la direction des affaires étrangères. Sa patience avait usé, discrédité tous les chefs de parti, qui n'avaient su qu'étaler leurs ambitions personnelles sans pouvoir opposer une politique à la sienne. Ils étaient battus, et les parlementaires avec eux. Quant à la nation, il semble que le spectacle de cette lutte ne l'ait pas beaucoup intéressée. Il lui importait peu que Thiers, Guizot ou Louis-Philippe se chargeât du soin de la gouverner. Mais la dissolution évidente de tous les partis de gouvernement accroissait la force et le prestige des partis révolutionnaires, et l'émeute du 12 mai marqua une renaissance de la gauche républicaine. Ses idées avaient secrètement cheminé, pendant que se jouait sur le devant de la scène la plus longue des comédies parlementaires de la monarchie de juillet.

 

II. — LE MINISTÈRE SOULT (12 MAI 1839-21 FÉVRIER 1840). - LE MINISTÈRE THIERS JUSQU'AU 45 JUILLET 1840.

LE nouveau ministère ne satisfit ni la gauche, qui avait perdu la partie, ni la droite, où les amis de Molé étaient nombreux, et qui n'y comptait guère que des ennemis. Guizot seul était content, quoique battu. La crise et les désordres qui avaient suivi la victoire de la coalition l'avaient effrayé. 11 regrettait le rôle qu'il avait joué dans l'attaque contre la Couronne, et il avait hâte de rentrer dans le parti du Roi : il se tut, et se mit à écrire la vie de Washington. Thiers se présenta à la présidence de la Chambre ; battu par un centre gauche, Sauzet, il reprit son étude du Consulat et de l'Empire. La lassitude étant générale, les fonds secrets furent votés sans difficulté. La Cour des pairs condamna les auteurs de l'insurrection du 12 mai, Barbès à mort, les autres aux travaux forcés ou à la prison. Le Roi commua la peine de Barbès, qui fut envoyé au Mont-Saint-Michel (juin). Puis la Chambre vota le budget, et se sépara.

Cette tranquillité ne dura pas. Les vaincus, après un repos réparateur, reprirent l'offensive. Guizot jugea bientôt qu'il était temps pour lui de reprendre un portefeuille : on lui donna l'ambassade de Londres. Thiers négocia une réconciliation avec Molé ; on s'en étonna, tout habitué que l'on fût aux évolutions rapides de Thiers. Molé ne repoussa pas ses avances : il était tout à son désir de revanche, et ne pardonnait à Guizot ni la coalition, ni sa rentrée dans le parti conservateur. En même temps, Thiers faisait dire au Roi qu'il accepterait volontiers le pouvoir si les traîtres du centre gauche en étaient exclus. Les hommes de la gauche dynastique, qui n'avaient aucune chance de faire partie d'une combinaison, retournaient à leurs projets abandonnés de réforme électorale. Quand la Chambre se réunit, aux derniers jours de 1839, on ne parla guère, dans la discussion de l'Adresse, que de politique extérieure. Le 25 janvier, le président du Conseil annonça le mariage du duc de Nemours avec une princesse de Saxe-Cobourg-Gotha, et, déposa un projet de loi qui portait une dotation de 500.000 francs pour le prince. Alors repartirent les attaques connues contre l'avidité du Roi. Il fallut démontrer, conformément à la loi de 1832, l'insuffisance du domaine privé, et la Chambre se remit à éplucher les comptes de la Couronne. Les candidats au ministère y virent une occasion de renverser Soult : Thiers et la gauche, d'accord avec les amis de Molé, sans attaquer le projet à la tribune, décidèrent de le repousser sans débat ; ils eurent, la majorité. C'était une injure publiquement faite à la famille royale par une assemblée monarchique, qui, assurément, comprenait mal ses intérêts. Le ministère, exécuté en silence, n'avait pu ni se défendre, ni défendre le Roi : Soult donna sa démission.

Le Roi fit appeler Thiers, pour qui il avait moins de goût depuis la coalition. Rien ne le désignait particulièrement, mais on en était aux expédients. Les partis étaient émiettés : force était, comme l'écrivait Broglie à Guizot, de se fabriquer tous les matins une majorité artificielle par des concessions ou des compliments, par des promesses ou des caresses, en pesant, dans des balances de toiles d'araignées, la quantité de bureaux de poste qu'on a donnés d'un côté, la quantité de bureaux de tabac qu'on a donnée de l'autre. Thiers, brouillé avec la plupart de ses amis du centre gauche, tenu en méfiance par les doctrinaires, prit pour collaborateurs des hommes presque tous nouveaux. Deux seulement avaient été d'obscurs ministres dans des gouvernements éphémères. Le Roi accepta tout ; il se disait tout haut résigné, humilié.

Il ne pouvait être question de gouverner avec un programme, avec un parti. Thiers avait déjà joué ce jeu, où il excellait, de se passer de l'un et de l'autre. Il obtint de Guizot qu'il restât à Londres, de Barrot une adhésion confiante, et fit dire par ses journaux qu'il se proposait de jouer le rôle d'arbitre entre la gauche et la droite. En réalité, il s'en tint au système des conquêtes individuelles.

Il passa sans trop d'encombre le défilé des fonds secrets, malgré l'ardeur que déployèrent contre lui les amis de Molé, qui essayèrent de rallier la droite. On parla beaucoup ; Thiers fit des avances à la gauche, se déclara le plus humble des enfants de la Révolution ; son collègue Jaubert se chargea de rallier le centre droit en condamnant la réforme électorale, et 246 voix votèrent pour le ministère, contre 160. La victoire de Thiers passa pour une victoire de la gauche. Puis il fit signer par le Roi une amnistie qui compléta celle de 1837, et qui comprenait même les condamnés politiques en fuite. Il offrit à Dupont de l'Eure un siège à la Cour de cassation. Dupont refusa, mais Thiers multiplia les faveurs personnelles aux hommes de la gauche, pour mieux se dérober à leurs exigences politiques.

La réforme parlementaire, c'est-à-dire l'incompatibilité des fonctions publiques et du mandat de député, était depuis longtemps inscrite dans leur programme. Il y avait 150 fonctionnaires à la Chambre de 1840. Dans l'intention d'embarrasser le ministère, un député conservateur, Remilly, cieux jours après le vote des fonds secrets (28 mars), reprit la proposition de la gauche, chaque année renouvelée et chaque année repoussée. Les députés ne pourraient être promus à des fonctions salariées ni obtenir d'avancement pendant le cours de la législature et de l'année qui suivrait. Thiers se résigna à appuyer la proposition, qui fut prise en considération ; mais il la fit combattre secrètement par son collègue Jaubert, qui invita par lettre certains de ses amis à voter pour des commissaires qui se chargeraient de l'enterrer. La manœuvre fut révélée. Thiers, gêné, tenta et réussit une diversion, en proposant inopinément un crédit d'un million pour envoyer le prince de Joinville chercher à Sainte-Hélène les cendres de Napoléon (12 mai). Guizot avait obtenu le consentement de l'Angleterre. L'effet fut considérable, et l'émotion unanime. Les journaux de gauche, qui s'étaient montrés froids à l'égard de Thiers, célébrèrent le projet : c'était la revanche de 1815. Aussitôt la surenchère commença. On jugea le crédit insuffisant : ce ne serait pas trop de toute une escadre. Les conservateurs s'alarmèrent. Lamartine montra qu'il y avait péril à consacrer cette apothéose de l'Empereur, et qu'on risquait de compromettre et d'attaquer indirectement les bases de la monarchie nouvelle. Puis tout se calma, et, le 7 juillet, le prince de Joinville partit avec trois bateaux.

Il était clair que Thiers ne pourrait réaliser aucune politique. Il se contenta de faire voter des lois d'affaires, où éclatèrent une fois de plus son universelle compétence, son aisance à tout comprendre, son habileté à tout dire. Il jouait tous les rôles et semblait détenir tous les portefeuilles : M. Thiers, écrivit H. Heine, sait parler infatigablement du matin jusqu'à minuit, faisant jaillir toujours de nouvelles pensées brillantes, de nouveaux éclairs d'esprit, amusant, instruisant, éblouissant son auditoire ; on dirait un feu d'artifice en paroles. Mais il n'y pouvait réussir indéfiniment que si son auditoire se contentait indéfiniment, d'entendre parler des besoins matériels. Le jour où quelque mouvement d'idées porterait l'attention de la France sur des sujets d'un autre ordre, Thiers saurait-il y satisfaire ? Il ne connaît pas, disait encore Heine, le dernier anneau par lequel les choses terrestres se rattachent au ciel ; il n'a pas le génie des grandes institutions sociales.

Sa nature et ses goûts naturels se trouvèrent malencontreusement mis à l'épreuve par les fidèles de la réforme électorale. Dans les derniers mois de 1838, la garde nationale de Paris avait pris l'initiative d'un vaste pétitionnement qui tendait à donner le droit de suffrage à tous les gardes nationaux. Fortement appuyée par le National qui s'était fait l'organe principal de la réforme, elle avait obtenu au cours de 1839 de la plupart des légions des départements des adhésions assez nombreuses pour qu'un comité de députés présidé par Laffitte jugeât utile de prendre en mains ses efforts et de les diriger. Le mouvement, soutenu par des réunions et des banquets, prit une ampleur considérable : aux 51.387 signatures recueillies en 1839, il s'en ajouta 188.956 dans les cinq premiers mois de 1840. Un grand nombre de petits bourgeois, maires, conseillers municipaux de professions libérales, figuraient sur les listes. Le comité organisait à Paris et en province des manifestations en cortège dont la garde nationale formait le principal contingent : on se rendait sous les fenêtres d'un député sympathique à la cause, et on l'acclamait aux cris de : Vive la Réforme ! La police intervenait parfois, mais, en général, elle laissait faire. A Paris, le 14 juin 1840, lors d'une revue de la garde, quelques légions défilèrent devant le Roi en criant : Vive la Réforme ! Et quelques manifestants prétendirent que le Roi aurait répondu : Vous l'aurez, messieurs, vous l'aurez !

Le débat fut porté à la Chambre par François Arago, illustre savant, député radical, qui les appuya dans un discours retentissant (16 mai 1840). Élevant le débat, il montra la réforme électorale réalisant la souveraineté nationale, et préparant la grande réforme de l'avenir, l'organisation du travail, la formule saint-simonienne qu'un petit livre de L. Blanc venait de rendre populaire. Le laisser-faire, le laisser-aller avaient fait leur temps. Sur 34 millions de Français, disait Arago, et, sur 8 millions d'hommes de vingt-cinq ans, il y a 200.000 électeurs, donc un électeur sur 40 hommes de vingt-cinq ans et au-dessus.

On a parlé de capacité, on a dit que les citoyens pour lesquels on demande le droit de suffrage n'ont pas la capacité suffisante... La capacité qu'un électeur doit posséder, c'est celle de distinguer l'honnête homme du malhonnête, de distinguer l'ambitieux de celui qui ne l'est pas. Les électeurs qui nommèrent les Conventionnels n'en avaient pas d'autre. La question n'est pas de celles qu'on puisse ajourner ; les pétitions d'aujourd'hui portent 210.000 signatures ; l'année prochaine, les pétitionnaires seront un million. C'est qu'il y a dans ce pays une classe qui souffre de la misère : il faut organiser le travail, modifier les règlements de l'industrie et notamment réglementer le travail des enfants. Les ouvriers écoutent des empiriques audacieux.

Arago émet le vœu que la Chambre se substitue à ceux-ci : la réforme serait, non un remède, mais un médecin agréé. Les élections par la plus grande masse ne seraient ni impossibles ni factieuses. Les ouvriers s'intéresseraient à la vie politique de la nation, et prépareraient des solutions aux problèmes sociaux ; si je soutiens la réforme avec persistance, c'est que je suis ami du progrès, et du progrès modéré.... La Révolution de 1830 a été faite par le peuple ; fermons la bouche à ceux qui disent qu'elle n'a pas été faite pour le peuple. Garnier-Pagès vint déclarer : Un citoyen français doit avoir des droits par cela même qu'il est citoyen français. Thiers répondit en homme de juillet, pour qui la Charte de 1830 donnait la formule de la vérité totale : En langage constitutionnel, quand vous dites souveraineté nationale, vous dites la souveraineté du Roi, des deux Chambres.... De souveraineté nationale, je n'en connais pas d'autre. Quiconque, à la porte de cette Assemblée, dit : J'ai un droit, ment ; il n'y a de droits que ceux que la loi a reconnus. Quant à attendre de la loi un progrès pour les classes laborieuses, il jugeait que de telles espérances étaient aussi dangereuses qu'absurdes : Je tiens pour dangereux, pour très dangereux, les hommes qui persuaderaient à ce peuple que ce n'est pas en travaillant, mais que c'est en se donnant certaines institutions qu'il sera meilleur, qu'il sera plus heureux.... Dites au peuple qu'en changeant les institutions politiques il aura le bien-être, vous la rendrez anarchiste, et pas autre chose.

Telles étaient donc pour cet enfant de la Révolution les limites de la philosophie politique. La monarchie de juillet, par la bouche de cet homme de gauche, déclarait que les questions sociales ne tenaient aucune place dans son programme, qu'elles n'y figureraient jamais ; que même elle repoussait les innovations politiques dont le but était de poser ces questions devant les pouvoirs publics. Mais un millier d'ouvriers allèrent à l'Observatoire remercier Arago ; à Paris, à Lyon, à Bordeaux, à Nantes et dans une quinzaine de chefs-lieux de département, des banquets furent organisés, et dans presque tous on célébra la solidarité de la réforme électorale et des réformes sociales. Je le dis, déclara Arago au banquet des gardes nationaux du XIIe arrondissement, je le dis dans la plus profonde conviction de mon âme, le seul remède régulier et sûr que j'aperçoive aux maux qui nous rongent, c'est la réforme. Voulez-vous améliorer le sort, aujourd'hui si précaire, des classes ouvrières ? Demandez la réforme. C'est par la réforme que les travaux publics auront toujours un but d'utilité générale, que nous sortirons de cet océan d'intrigues, d'égoïsme, d'avidité et de corruption au milieu desquels le pays se débat. Les communistes ayant organisé à Belleville un banquet où ils proclamèrent leurs vues, le National déclara : Le parti démocratique est uni pour poursuivre l'émancipation complète du pays ; si quelques rêveurs énoncent des chimères, ce n'est pas une raison pour s'émouvoir et les écarter ; le parti démocratique ne rompt pas son unité pour si peu. Ainsi, en face d'un gouvernement qui refusait de sortir de la Charte et de la loi électorale, un parti naissait qui déclarait n'avoir pas d'ennemis à gauche, qui ne reniait rien des espérances, des idéals, des chimères ni des colères des déshérités.

Cependant la gauche dynastique, qui avait fait crédit à Thiers, et qui n'avait pas pris part à l'agitation réformiste, se plaignait qu'il achetât la presse et, qu'il ne révoquât pas les préfets de Molé ; elle demandait aussi la dissolution de la Chambre, espérant tirer parti du mouvement démocratique qui se dessinait dans les gardes nationales. Le bruit courut que le ministre se préparait à lui donner satisfaction. La droite s'émut : Guizot, de Londres, menaça de revenir ; Thiers le rassura. Ainsi, quand les Chambres se séparèrent, le 15 juillet, Thiers, en quatre mois, avait réussi à n'avoir encore ni amis, ni ennemis. Il avait conservé l'équilibre, et ce succès avait, en somme, assez bien démontré qu'il n'y avait pas de différences notables entre les groupes parlementaires, et qu'un gouvernement fait à l'image de la Chambre était viable. A l'opinion publique qui se prononçait avec une énergie grandissante contre le pouvoir personnel du Roi, le Parlement n'offrait rien de mieux que son impuissance et son indigence intellectuelle.

A ce moment même, un incident de la politique extérieure permit au Roi de se débarrasser de Thiers et de se ressaisir du gouvernement.

 

III. — LA CRISE EXTÉRIEURE (15 JUILLET-29 OCTOBRE 1840). CHUTE DE THIERS ; TRIOMPHE DU ROI.

DEPUIS la mort de Casimir Perier, le Roi dirigeait ouvertement ou secrètement la politique extérieure. Il avait su éviter qu'il y eût conflit entre la France révolutionna ire et propagandiste, et l'Europe réactionnaire ; l'alliance anglaise d'abord, puis un rapprochement graduel avec les Puissances continentales lui avaient permis de régler l'affaire belge, l'affaire d'Ancône, et d'ajourner le règlement de la question d'Égypte. Il avait vécu ainsi, tant bien que mal, sauvant la paix, préparant — ce qui était son but permanent, obstinément cherché — la réconciliation avec les anciennes dynasties, quand survint en 1840 un accident qui menaça la paix et brusquement isola la France. Tout l'échafaudage royal en fut ébranlé.

Le traité d'Unkiar-Skelessi avait été le point de départ d'intrigues au moyen desquelles l'Angleterre tenta de reprendre le terrain conquis par les Russes. L'empire ottoman était affaibli par les conquêtes du pacha d'Égypte, et toujours sous sa menace : lui rendre sa force, le reconstituer, c'était lui permettre de s'affranchir de la tutelle russe. C'est pourquoi la reprise de la guerre contre Mehemet-Ali devint le désir principal de l'Angleterre : la défaite du pacha aurait rendu au sultan, avec ses provinces d'Égypte et de Syrie, la sécurité ; le pacha étant, par surcroît, l'ennemi déclaré et actif des marchandises anglaises, l'Angleterre avait à le détruire un grand intérêt économique. Il fut aisé à ses agents de Constantinople de tirer parti de la rancune que le gouvernement de la Porte gardait au pacha et de provoquer une attaque contre lui, C'est ainsi que tous les règlements antérieurs furent remis en question lorsque les troupes turques, le 21 avril 1839, franchirent l'Euphrate pour conquérir la Syrie. Une crise commença, qui dura deux ans, et qui compromit, avec la situation de Mehemet-Ali, la paix de l'Europe. Elle réveilla des passions assoupies, des querelles oubliées, et mit' aux prises des intérêts ardents.

Les armées turques furent battues par celles du pacha à Nezib. La mort du sultan Mahmoud, qui survint au même moment, pouvait faciliter la conclusion immédiate d'une paix turco-égyptienne, et l'affaire en serait restée là ; mais une paix rapide, venant mettre fin à un conflit qui n'aurait pas dépassé les bornes d'une guerre civile entre Ottomans, contrariait les projets anglais. Palmerston s'employa à l'empêcher ; et il eut la surprise agréable de trouver chez le gouvernement français des dispositions analogues aux siennes. Louis-Philippe et Soult pensaient en effet que le péril russe était la grande affaire, et qu'il fallait, à tout prix, soustraire le sultan à la tutelle du tsar, défendre Constantinople toujours menacée et convoitée par l'ambition slave. Le gouvernement français prit ainsi l'initiative, sinon la direction, d'une sorte de coalition contre la Russie ; l'intérêt du tsar étant d'arrêter une guerre qui risquait de compromettre les privilèges qu'il s'était antérieurement assurés, la diplomatie française s'opposa à une paix qui eût pourtant fait l'affaire du pacha d'Égypte. Soult est un bijou, dit Palmerston.

Il convient de rappeler que l'opinion générale vers 1839 poussait le gouvernement français à se montrer belliqueux. L'esprit de propagande comprimé depuis neuf ans se réveillait ; le désir de gloire napoléonienne renaissait. Le théâtre, la chanson, l'image remettaient en honneur la grande légende. Les Français croyaient avoir à prendre une revanche d'un long effacement. La coalition avait longuement et passionnément opposé à la politique royale une politique nationale, et c'est à cette attitude surtout qu'elle avait dû son succès électoral. Les jeunes doctrinaires, de même que Chateaubriand en 1822, pensaient et disaient que la monarchie orléaniste devait conduire la France à ses vraies destinées, à ses frontières naturelles, à la gloire, à la victoire. C'était le sentiment des fils du foi. La politique extérieure, jusque-là cantonnée dans les secrets des chancelleries, devait s'appuyer désormais sur une opinion publique exprimée par les représentants de la nation. Lorsque le gouvernement, après l'entrée des Turcs en campagne, demanda dix millions pour armer la flotte, le rapporteur Jouffroy se fit l'interprète de ce parlementarisme belliqueux :

Il n'y a de vie dans le gouvernement représentatif que lé où le parlement la porte. J'ajoute qu'il n'y a de bonne politique que celle à laquelle il participe. 'Non qu'il doive la dicter, la nature des choses s'y oppose ; mais, par la connaissance qu'il en prend, il lui appartient de la contrôler et, par ce contrôle, de lui imprimer cette direction nationale qui peut échapper à un homme, mais qui n'échappe pas à un grand pays réfléchi dans l'intelligence d'une grande assemblée.... Quand on saura la Chambre attentive et instruite des affaires extérieures, non seulement on redoutera son droit constitutionnel, mais elle en acquerra un autre qu'aucune constitution ne peut empêcher de prendre, celui d'influer tacitement, et par la conscience qu'elle donnera de sa continuelle surveillance, sur la politique active et actuelle de l'État.

Jouffroy invitait en conséquence le gouvernement à une action énergique. Qu'il change enfin de méthode, qu'il prenne désormais l'engagement de faire remplir à la France, dans les événements d'Orient, un rôle digne d'elle, un rôle qui ne la laisse pas tomber du rang élevé qu'elle occupe en Europe. C'est là, messieurs, une tâche grande et difficile. Le cabinet doit en sentir toute l'étendue et tout le poids. Il est récemment formé, il n'a pas encore fait de ces actes qui consacrent une administration, mais la fortune lui jette entre les mains une affaire si considérable, que, s'il la gouverne comme il convient à la France, il sera, nous osons le dire, le plus glorieux cabinet qui ait géré les affaires de la nation depuis 1830.

La presse s'associa au mouvement avec une ardeur encore plus enflammée. La victoire de Nezib fortifiait ses espérances et ses désirs. L'armée turque est détruite, écrivit le National (23 juillet). Ainsi se trouvent confondues les funestes illusions de la vanité ottomane. Nous espérons qu'il ne sera plus question d'enlever à Mehemet-Ali la possession de la Syrie. Il serait triste que la diplomatie s'armât contre lui du désintéressement et de la condescendance qu'il pourrait montrer encore après de si beaux succès ! Il ajoute, le 26 juillet : Il est évident que l'Angleterre a été vaincue à Nezib, avec ses protégés, et que la position de la France est magnifique à Alexandrie ; puis, le 9 août : Il suffirait pour arrêter les projets machiavéliques de l'Angleterre que l'escadre française vînt s'embosser en ligne de bataille à côté de la flotte turco-égyptienne prête à rendre aux vaisseaux de l'amiral Stopford politesse pour politesse et boulets pour boulets. Il suffirait pour contenir l'ambition austro-russe... qu'une division de troupes françaises débarquât sur la côte d'Alexandrette, point de jonction de l'Asie-Mineure et de la Syrie. Voilà ce que pourrait et devrait faire un gouvernement digne de la France. C'est ainsi que s'exprimaient la plupart des journaux. Le gouvernement suivit le courant. Soult parla en maréchal, avec quelque jactance, et il résulta de toute cette agitation que, sans motif sérieux, l'Europe se sentit menacée. On s'est figuré, écrivait Barante, que le maréchal voulait guerroyer et tout pourfendre.

Restait à savoir comment la France allait concilier sa sympathie traditionnelle pour le pacha avec le désir de profiter de la guerre pour écarter la Russie, et avec la nécessité de rétablir le concert européen pour régler les questions d'Orient. Rôle d'autant plus difficile et plus contradictoire que toute l'Europe, sauf la France, était hostile au pacha. La Porte allait donc faire la paix, quand Metternich donna l'ordre à son ambassadeur de la presser de ne rien conclure. Les ambassadeurs de France et d'Angleterre appuyèrent cette démarche ; la Prusse y adhéra ; l'ambassadeur de Russie, pour n'être pas isolé, suivit ses collègues, et il résulta de ce concert que les cinq ambassadeurs remirent, dans la journée du 27 juillet 1839, une note où ils informaient, la Sublime Porte que l'accord entre les cinq grandes Puissances était assuré, et qu'ils étaient chargés d'engager la Sublime Porte à s'abstenir de toute détermination définitive sans leur concours et à attendre l'effet de l'intérêt qu'elles lui portent. La satisfaction fut générale ; pourtant Soult, tout en se déclarant ravi, s'étonna de la joie si vive que cet événement paraissait avoir causée à Vienne et surtout à Londres. Il conservait certainement l'espoir de faire à Mehemet-Ali, à la faveur d'un arrangement européen, une situation au moins aussi avantageuse que celle qu'un traité séparé avec la Porte lui eût assurée. L'opinion française ne doutait pas que la note du 27 juillet ne fût une première revanche sur les Russes : le protectorat de l'Europe sur la Turquie une fois substitué au leur, le gouvernement français pouvait, après cette victoire, se montrer aussi égyptien qu'il le voudrait ; Mehemet-Ali n'était-il pas invincible ? Le pacha eût préféré une amitié moins compliquée : Pourquoi vous êtes-vous mêlés de nos affaires ? disait-il à nos agents ; sans vous, nous les eussions déjà réglées.

Il est probable qu'elles eussent été mieux réglées ; car le premier soin du concert européen fut d'inviter la France à se prononcer contre son ami et allié le pacha d'Égypte. L'Angleterre demanda que le pacha fût réduit à la possession de l'Égypte, et qu'il restituât la flotte ottomane ; Russie, Autriche, Prusse, tout le inonde adhéra à la demande avec empressement. Le tsar alla jusqu'à dire qu'il renoncerait à renouveler le traité d'Unkiar-Skelessi si sa flotte était admise à défendre seule Constantinople, tandis que les flottes alliées défendraient la Syrie et l'Égypte. Ainsi la grande manœuvre antirusse et le concert européen rétabli aboutissaient à obliger Louis-Philippe soit à laisser écraser Mehemet-Ali, soit à faire la guerre à toute l'Europe pour le sauver.

Le moyen de se tirer de ce mauvais pas, c'était de revenir en 1840 à la solution si maladroitement écartée en 1839, c'est-à-dire de ménager une paix séparée entre Mehemet et le Sultan, et de détourner le concert européen des affaires ottomanes. Jusque-là il importait de ruser et d'atermoyer, pour éviter que Palmerston, enchanté de maintenir la France dans le piège où elle s'était précipitée, eût le temps d'envoyer au nom de l'Europe son ultimatum au pacha. Ce fut le plan que Thiers adopta en arrivant au pouvoir. Guizot, nominé ambassadeur à Londres, eut la mission de traîner les choses en longueur. Pendant ce temps, des négociations secrètes et actives étaient engagées auprès de la Porte. La disgrâce du grand-vizir Chosrew-Pacha, ennemi personnel de Mehemet-Ali, vint encore une fois à l'aide de la politique française (16 juin 1840). Mehemet envoya un agent à Constantinople. On paraissait toucher le but. Mais le secret fut mal gardé. L'ambassadeur anglais, Ponsonby, prévint Palmerston de cette trame contre le concert européen, et Apponyi, ambassadeur d'Autriche à Paris, dont Louis-Philippe faisait depuis longtemps le confident de sa politique personnelle, avertit Metternich. Palmerston brusqua les choses. Il avait laissé pendant des semaines les ambassadeurs parler de transaction possible, d'Égypte héréditaire, de Syrie viagère, de partage de la Syrie. En réalité, il savait que l'Europe le suivrait contre le pacha, même au risque d'une rupture avec la France. Il disposait sans contrôle de la politique extérieure de son pays. Membre d'un gouvernement dont le chef, Melbourne, était sceptique et indolent, il pouvait à son aise satisfaire ses sentiments d'hostilité personnelle contre la France. L'espoir de l'humilier lui était agréable, et aussi l'idée de duper l'ambassadeur de France, Guizot : celui-ci se plaisait à recueillir chez certains ministres anglais le témoignage de leurs sympathies pour la France et pour le pacha, à faire état de leurs paroles : il proclamait sa confiance dans la force invincible du pacha, sa conviction naïve qu'une entente sérieuse entre l'Angleterre et la Russie était impossible. Palmerston, cependant, préparait une convention à quatre, qui réglerait la question sans prendre l'avis de la France.

Si nous nous refusions, déclara-t-il au Conseil des ministres anglais, à cette coopération avec l'Autriche, la Russie et la Prusse, parce que la France se tient à l'écart, nous donnerions à notre pays l'humiliante position d'être tenu en lisière par la France. Ce serait reconnaître que, même soutenus par les trois Puissances du continent, nous n'osons nous engager dans aucun système politique en opposition avec la volonté de la France. Au reste, l'abstention de l'Angleterre déciderait la Russie à renouveler le traité d'Unkiar-Skelessi, et l'empire ottoman serait morcelé en deux empires, l'un vassal de la Russie, l'autre de la France. Le 15 juillet, sans qu'on eût demandé à Guizot son dernier mot, sans le prévenir — de manière à rendre le procédé plus désobligeant, — le traité fut signé. Il stipulait : l'union des quatre Puissances pour soutenir le sultan contre le pacha ; l'intention du sultan de donner à Mehemet l'Égypte héréditaire et la Syrie en viager ; toutefois, si le pacha n'avait pas accepté la convention dans les dix jours, il perdait la Syrie ; dix jours après, l'Égypte. La convention était immédiatement exécutoire, c'est-à-dire que, sans attendre les ratifications, les flottes anglaise et autrichienne intercepteraient les communications entre la Syrie et l'Égypte. Deux jours après, Palmerston donna lecture à Guizot d'un mémorandum où était exprimé le vif regret que les Puissances étrangères éprouvaient de se séparer momentanément de la France.

Thiers, rudement surpris, donna à Guizot pour instructions de montrer une froideur soutenue. Le public français apprit la nouvelle le 26 juillet ; il eut une explosion de colère : C'est le traité de Chaumont ! La coalition est reformée contre la France. On est, au moment de l'anniversaire des journées de juillet ; la Marseillaise retentit dans les rues. Les journaux sont pleins de la guerre nécessaire pour relever l'insolence des Anglais et de l'Europe. Subitement, la nation se retrouve belliqueuse et rêve de révolution. Le roi des Belges, alors à Saint-Cloud, écrit à la reine d'Angleterre le 26 juillet :

Je ne puis vous cacher que les conséquences peuvent être très sérieuses, d'autant que le ministère Thiers est soutenu par le parti populaire et aussi insoucieux des conséquences que votre propre ministre des Affaires étrangères, et même plus, car Thiers lui-même ne serait pas fiché de voir ce qui existe sens dessus dessous. Il est fortement imprégné des idées de renommée, de gloire, qui caractérisèrent partiellement l'ère de la République et l'époque impériale. Il ne serait même pas très inquiet à l'idée d'une Convention régnant de nouveau en France, et il pense qu'il serait l'homme fait pour diriger l'Assemblée, et m'a dit l'an dernier, que, à son avis, c'était peut-être pour la France la plus puissante forme de gouvernement.

L'indignation, en effet, était générale, et la guerre semblait à tous prochaine. Le gouvernement laissait dire. Car Thiers, et le Roi lui-même, n'avaient guère d'inquiétude, tant était grande leur confiance dans le pacha. Les Français étaient d'accord pour juger invincible ce nouvel Alexandre : sa résistance suffirait à tout le moins pour mettre les quatre Puissances dans un tel embarras que la France, disait Guizot, reprendrait sans guerre, dans la question d'Orient, sa place et son influence ; on pouvait attendre les événements, laisser jouer la Marseillaise dans les théâtres et dans la rue. C'est ainsi que Thiers, en toute sécurité d'âme, laissa croire et crut lui-même que lui, qui représentait au pouvoir la revanche des timidités de Molé, lui, l'homme de la nationalité (Heine), l'historien de Napoléon, ne reculerait pas, parce qu'il n'aurait pas à reculer : l'Europe elle-même reculerait devant les conséquences de sa propre maladresse et de sa taquinerie.

Car, aux yeux des Français, c'était bien la malveillance taquine de Palmerston qui avait tout gâté. Pourquoi avait-on signifié brutalement à la France la décision d'enlever à Mehemet la possession héréditaire de la Syrie, au lieu de la prévenir de l'intention secrète des Puissances ? Pourquoi lui avait-on fait l'injure de l'exclure du concert européen au lieu de lui laisser la faculté d'en sortir discrètement ? Personne en France n'eût vu dans une négociation manquée un nouveau traité de Chaumont, le germe d'une nouvelle coalition ; personne n'eût vu dans la défection de l'Angleterre le signal d'un attentat contre la grandeur de la France, contre la Révolution, personne n'eût pensé que la France était mise à l'écart avec la complicité des Anglais et par leur trahison, et qu'il fallait regarder vers le Rhin, et, comme en 1792, lutter seul contre tous. Ainsi, c'était là le résultat de dix années de sagesse, de prudence, d'efforts constants pour éviter la guerre. Tout était, remis en question, non seulement la politique à laquelle la dynastie s'était attachée malgré ceux qui l'avaient appelée au pouvoir, mais peut-être jusqu'à la dynastie elle-même. Voici que s'éveillaient contre elle toutes les passions dont les coalisés de 1839 s'étaient faits les interprètes passionnés auprès des électeurs. La pensée qu'elle avait laissé abaisser la France paraissait intolérable. Sous peine de n'être plus rien qu'une illustre faillite, la monarchie devait répondre à la redoutable apostrophe que Berryer adressait à Thiers avant la crise, et, comme il disait, payer sa dette :

Ministres sortis des bancs de l'opposition, vous pouvez vous vanter, vous pouvez vous proclamer les enfants de cette révolution, vous pouvez en avoir orgueil, vous pouvez ne pas douter de sa force ; mais il faut payer sa dette. La Révolution a promis au pays, dans le développement de ses principes, dans la force de ses principes, une puissance nouvelle pour accroitre son influence, sa dignité, son ascendant, son industrie, ses relations, sa domination au moins intellectuelle dans le monde. La Révolution doit payer sa dette, et c'est vous qui en êtes chargés !

Cette explosion du sentiment national avait son écho à la Cour. Les princes, le duc d'Orléans surtout, étaient tout à la guerre. Le Roi lui-même se montrait irrité : Vous êtes des ingrats, dit-il aux ambassadeurs... vous voulez la guerre, vous l'aurez, et, s'il le faut, je démusellerai le tigre. Mais, bien qu'il criât très fort, le Roi n'était nullement disposé à se battre ; il voulait seulement donner l'impression qu'il était d'accord avec l'esprit public ; car il lui importait de ne pas risquer une fois de plus, et dans un cas aussi grave, de paraître un mauvais citoyen en ne partageant pas l'indignation générale. Il laissa donc Thiers faire des préparatifs militaires et parler avec fermeté ; mais, tandis que son ministre, an bout de tout ce tumulte, entrevoyait la guerre possible, le Roi ne pensait qu'à négocier, et toute cette ardeur belliqueuse n'était qu'une feinte de l'Ulysse moderne.

Thiers appela les soldats disponibles des classes de 1836 à 1839, créa, par ordonnance, des régiments nouveaux, et donna l'ordre de fortifier Paris. Il en était question depuis 1833 ; le gouvernement, devant les critiques, s'était alors arrêté. On hésitait entre les forts détachés et l'enceinte continue. Les deux systèmes furent combinés, et on se mit au travail dès le 13 septembre. Tout à son rôle de chef de guerre, Thiers ne quitte plus les ministères de la Guerre et de la Marine, s'échauffe, s'enivre de son activité napoléonienne, choisit le théâtre de la campagne, négocie avec le Piémont et Naples pour les entraîner contre l'Autriche. Son entrain anime toute la nation. Ce sont des invectives dans les conversations, et, dans les journaux, une discussion de peuple à peuple, où reviennent les volontaires de 1792, la propagande, l'insurrection contre les tyrannies. Edgar Quinet publie 1815 et 1840 : Soumis aux traités écrits avec le sang de Waterloo, nous sommes encore légalement pour le monde les vaincus de Waterloo. La rue s'agite. Les corporations en grève l'ont du tumulte à Paris (7 septembre). La Bourse est à la baisse. S'il faut faire la guerre, faisons-la, écrivent les Débats.

Il fallait au moins attendre les premiers effets du traité de Londres, attendre ce que ferait le pacha. L'escadre anglaise de Napier bloqua Beyrouth le 14 août et enjoignit aux Égyptiens d'en sortir ; la Porte, au même moment, envoya ses sommations à Alexandrie. Conseillé par un envoyé de Thiers, Walewski, le pacha accepta de restituer Adana, Candie, les villes saintes, de garder la Syrie en viager et l'Égypte héréditaire. Transaction honorable qui, ménagée par la France, pouvait tout arranger et qui, adoptée sans délai, terminait la crise ; mais aussi aven d'impuissance, au moins de faiblesse, chez Mehemet-Ali, dont Palmerston pouvait s'autoriser pour pousser plus avant sa victoire et sou impertinence. Il y comptait bien. Le Conseil des ministres anglais s'étant montré disposé à saisir cette occasion de négocier pour se rapprocher de la France, Palmerston, sous prétexte de consulter le tsar, ajourna toute réponse, fit repousser par la Porte la transaction Walewski, et prononcer par le sultan la déchéance du pacha ; Napier bombarda Beyrouth sous les yeux d'Ibrahim immobile. C'était un triomphe. Les événements donnaient raison à Palmerston contre la France, contre ses adversaires anglais, contre ses collègues. Palmerston, joueur heureux, avait gagné la partie. Thiers, qui avait compté sur la résistance du pacha, était confondu.

La défaite de Mehemet-Ali, sa stupeur impuissante furent pour les Français un désastre moral, une humiliation. Les conservateurs s'effrayèrent et en devinrent pacifiques : après tout, le pacha n'était pas un allié. Guizot répétait : La France ne doit pas faire la guerre pour conserver la Syrie au pacha. La gauche et les légitimistes restèrent seuls à parler de guerre.

Une retraite honorable était très difficile. Le roi des Belges s'employa à en ménager les avenues. Depuis le commencement de la crise, il plaidait auprès de sa nièce, la reine Victoria, la cause de Louis-Philippe et de la France ; il s'attachait à montrer, dans des lettres fréquentes ; sans attaquer le fond de la politique anglaise, que la forme en était, grâce à l'esprit querelleur de Palmerston, dure et insultante : Je ne puis comprendre ce qui inspire à Palmerston un pareil degré d'hostilité vis-à-vis du Roi et du gouvernement de la France. Un peu de politesse aurait grand effet sur elle.... Mais Palmerston aime à leur mettre le pied sur la gorge. C'est que Palmerston était convaincu qu'il n'y avait d'autre agitation eu France que celle qui avait été artificiellement fabriquée par le ministère et ses organes, les journaux, et qu'il n'y avait pas lieu de se gêner, puisqu'il n'avait rien à craindre : Votre Majesté peut être assurée, écrivait-il à la reine (11 novembre), qu'il y a en France une immense masse de personnes qui possèdent des propriétés ou sont engagées dans l'industrie, et qui sont les adversaires décidés d'une guerre inutile et déterminés à s'opposer à une révolution... contre la masse flottante des républicains et des anarchistes, la garde nationale de Paris, attachée à l'ordre et à la paix, suffisait. Pourquoi céder ? Il serait déplorable, écrivait-il à son ambassadeur à Paris, Granville, que les Puissances fissent le sacrifice de leurs intérêts les plus importants pour apaiser les organisateurs d'émeutes à Paris et faire taire les journaux républicains. Quant à faciliter à la France sa rentrée dans le concert européen, c'était le dernier de ses soucis.

Le tsar Nicolas, qui aurait volontiers poussé les choses jusqu'à la guerre, n'était pas homme à arrêter Palmerston. Les autres Puissances, pour être moins animées dans leur désir d'humilier la France, contemplaient sans ennui son embarras ; en Allemagne, ses velléités guerrières provoquèrent une colère subite qui éclata en manifestations de haine.

Le Zollverein avait produit une véritable renaissance dans ce pays : renaissance de la prospérité industrielle, si rapide qu'elle étouffait les regrets des États effrayés de la tutelle prussienne ; renaissance de l'idée de nationalité, et aussi des appétits de guerre et de conquête. Déjà on y parlait de créer les colonies nécessaires au commerce, d'entraîner la Belgique avec Anvers et Ostende dans l'amitié allemande. A peine les manifestations belliqueuses de la presse française y sont- elles connues que les sentiments de 1813, réveillés, se traduisent dans une littérature de combat. Le petit fonctionnaire de Pologne, Nicolas Becker, qui écrivit : Ils ne l'auront pas, le Rhin allemand, devint un grand homme ; plus de deux cents compositeurs mirent en musique sa pauvre chanson. Un autre, Schneckenburger, donna dans sa Wacht am Rhein un chant national de guerre à l'Allemagne tout entière : Au Rhin, au Rhin allemand ! qui veut être le gardien du fleuve ?Sois tranquille, chère patrie, la garde du Rhin est fidèle et ferme. Un Français, alors à Heidelberg, Saint-René Taillandier, rapporte l'explosion de fureur des moindres gazettes : défis, insultes, calomnies se succédaient comme des feux de peloton. Scharnhorst déclara : La France représente le principe de l'immoralité ; il faut qu'elle soit anéantie ; sans cela, il n'y aurait plus de Dieu au ciel. On suppute déjà le bénéfice de la guerre, l'annexion des frères séparés d'Alsace et de Lorraine. Les quelques libéraux de la Jeune Allemagne sont débordés, vaincus, anéantis. Leurs tendances cosmopolites, leurs sympathies françaises sont autant de trahisons. Ce qui survit de leur libéralisme doit se faire national, c'est-à-dire se rallier à la force qui refera l'unité et l'empire, à la Prusse qu'ils avaient tant haïe. La Prusse a précisément en 1840 le souverain fantasque, mystique, dévot, tout imprégné de l'esprit de 1813, qui convient à l'Allemagne ébranlée et qui se croit menacée. Frédéric-Guillaume IV a l'horreur de la France de juillet, de la Révolution ; il rêve d'une croisade contre l'ennemi héréditaire et corrompu, contre Satan, le chef d'état-major général des Jacobins.

Les Français, malgré les avertissements de Heine — Vous avez plus à craindre de l'Allemagne délivrée que de la Sainte-Alliance et de tous les Croates et Cosaques — ne soupçonnaient pas une pareille rancune, si profonde. Tenez-vous toujours armés, leur disait le poète allemand, que ce soit le prince royal de Prusse ou le docteur Wirth qui parvienne à la dictature. Ils ne prévoient pas davantage la durée de cette haine : Le bruyant tambourinage de Thiers, écrivit encore Heine une fois la crise passée, a réveillé de son sommeil léthargique notre bonne Allemagne... il battait si fort la diane que nous ne pouvions plus nous rendormir et que, depuis, nous sommes restés sur pied. Du moins, le gouvernement ne peut-il plus ignorer que la guerre née d'une pareille crise ne serait sûrement pas un simple conflit entre France et Angleterre. Tous les signataires de l'acte du 15 juillet avaient derrière eux un cortège assez fort de sentiments et d'intérêts pour risquer une lutte générale. La vision d'un nouveau 1813 flattait les gouvernements et les peuples ; en France, c'était le rêve d'un second Quatre-vingt-douze. Louis-Philippe, qui n'avait pas gardé bon souvenir du premier, et qui était vite revenu de ses velléités belliqueuses, chercha une transaction. Thiers, trop engagé dans la politique de guerre, offrit sa démission. Mais le Roi ne voulut pas assumer à lui seul l'impopularité de la paix ; car on répétait déjà dans le public que Thiers seul défendait l'honneur de la France, duquel, comme à l'ordinaire, le Roi se souciait trop peu. Il supplia Thiers de rester, et ils se mirent d'accord pour envoyer, le 8 octobre, aux Puissances une note portant que la France ne consentirait pas à la déchéance de Mehemet-Ali ; la Syrie serait abandonnée aux chances de la guerre, mais la France ne permettrait pas qu'il fût touché à l'autorité du pacha sur l'Égypte. Puis les Chambres furent convoquées pour le 28 octobre.

La note du 8 octobre produisit un effet utile. Le ministère anglais, qui suivait sans enthousiasme la politique agressive de Palmerston, l'obligea à donner pour instructions à son agent de Constantinople d'engager le sultan à laisser à Mehemet, s'il se soumettait, l'Égypte héréditaire, et ces instructions furent communiquées au gouvernement français. D'autre part, en France, l'agitation belliqueuse, n'étant plus unanime, tendait à se fondre dans une agitation révolutionnaire, qui inquiétait la bourgeoisie conservatrice. Thiers, obligé de rester fidèle à son attitude guerrière, ne se souciait pas d'attendre la réponse de l'Europe à la note du 8 octobre : c'eût, été montrer une patience qui ne convenait ni à son caractère, ni à sa situation. Il poussa donc les préparatifs de guerre, comme si nulle détente ne s'était produite, sans savoir au juste si la guerre en sortirait ou non, mais avec le désir de faire quelque chose qui donnât à la France l'impression d'une revanche. Louis-Philippe jugeait au contraire qu'il pouvait désormais sans inconvénient donner à l'opinion refroidie l'impression que le gouvernement cherchait une satisfaction pacifique. Un attentat contre le Roi, celui de Darmès (15 octobre), de caractère nettement révolutionnaire, acheva de consolider le parti de la paix. Louis-Philippe en profita pour se débarrasser de Thiers, dont il n'avait plus besoin. Comme Thiers lui proposait de dire, dans le projet de discours du trône : La France est fortement attachée à la paix, mais elle ne l'achèterait pas à un prix indigne d'elle, et votre Roi, qui a mis sa gloire à la conserver au monde, veut laisser intact à son fils ce dépôt sacré d'indépendance et d'honneur national que la Révolution française a mis dans ses mains, — Louis-Philippe apporta un autre texte moins agressif, et Thiers donna sa démission.

 

Un nouveau ministère fut chargé d'organiser la réconciliation avec l'Europe. Mais, dès ce moment, la crise se trouvait terminée. Les vues pacifiques du Roi et l'esprit de conquête s'y étaient heurtés avec plus de violence encore qu'au début du règne. Le Roi avait remporté la dernière victoire La Révolution de juillet était donc vaincue dans toute sa politique, dans toutes ses espérances ; car sa défaite ne signifiait pas seulement la paix, avec tous ses renoncements, mais encore l'avènement définitif du pouvoir personnel du Roi, plusieurs fois retardé.