HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE II. — LA CONQUÊTE DU POUVOIR PERSONNEL (1836-1840).

CHAPITRE II. — LE GOUVERNEMENT DE MOLÉ (6 SEPTEMBRE 1836-8 MARS 1839).

 

 

I. — MOLÉ-GUIZOT (6 SEPTEMBRE 1836-15 AVRIL 1837).

MOLÉ était un pair de cinquante-cinq ans, d'air aristocratique et d'esprit modéré ; il avait servi l'Empire, la Restauration, et personne ne s'étonnait qu'il pût encore, et décemment, servir la monarchie de juillet ; car il ne s'était pas plus compromis sous les deux gouvernements qui avaient précédé celui de Louis-Philippe que dans les luttes politiques d'après juillet. Il n'était ni de la Doctrine, ni du tiers-parti, et, s'il se rattachait par ses relations et par son caractère aux conservateurs, il avait pourtant refusé de siéger jusqu'au bout dans le procès d'avril. Il ne représentait donc rien, et, pour cette raison, plaisait au Roi. Fonctionnaire intelligent, souple, capable de gérer convenablement les affaires, Molé pouvait durer dans une Chambre où l'habileté consistait à surveiller les intrigues des autres et à les déjouer. Il est probable que le Roi songeait depuis longtemps à Molé, et ce n'était sans doute pas à son insu que Montalivet, le seul ministre qui eût sa confiance dans le cabinet Thiers, négociait, pour la tenir prèle au moment favorable, une combinaison Molé-Guizot. Molé offrit, en effet, un portefeuille à Guizot qui, fort impatient de rentrer aux affaires, accepta un petit ministère, l'Instruction publique, mais fit donner l'Intérieur à Gasparin avec Rémusat pour sous-secrétaire d'État, et les Finances à Duchâtel : c'étaient des amis sûrs.

Molé annonça aussitôt aux Puissances qu'il ne donnerait pas suite aux mesures prises par son prédécesseur ; la légion qui se formait pour l'Espagne fut dissoute. Metternich fut satisfait ; la France, écrivit Palmerston, va perdre en Europe son crédit auprès du parti libéral qu'elle abandonne ; jamais elle n'aura la confiance ou la faveur des hommes de la Sainte-Alliance. Par contre, pour intimider la Suisse, Molé envoya des troupes du côté du Jura et menaça le gouvernement fédéral de rompre les relations diplomatiques s'il persistait à réclamer à propos du rôle que l'agent provocateur français Conseil avait joué parmi les réfugiés. La diète céda, et protesta qu'elle n'avait pas eu l'intention d'offenser le gouvernement français.

Le nouveau ministère ne fut, en attendant l'ouverture de la session (décembre), en butte qu'aux attaques de la presse de gauche. Les autres partis s'engagèrent peu.

La mort de Charles X à Goritz (6 novembre) ne changea rien à la situation ni à l'action du parti légitimiste. Des mesures bienveillantes furent prises à l'égard des ministres de Charles X. Peyronnet et Chantelauze avaient été élargis le 17 octobre, et autorisés à résider, le premier dans la Gironde, le second dans la Loire. Quelques jours après (23 novembre), une ordonnance commua en vingt années de bannissement la réclusion perpétuelle prononcée contre Polignac, et Guernon-Ranville fut autorisé à résider dans le Calvados.

Un incident où le parti bonapartiste essaya de se révéler à l'opinion ne servit qu'à montrer son effacement[1]. Louis Bonaparte, fils de l'ancien roi de Hollande et d'Hortense de Beauharnais, héritier politique de Napoléon depuis la mort du duc de Reichstadt, expulsé de France en 1831 pour affiliation aux conspirations républicaines, avait occupé ses loisirs à écrire des Rêveries politiques suivies d'un Projet de Constitution (1832). Son livre était en effet une rêverie démocratique, vaguement socialiste, qui se terminait par une profession de foi césarienne assez inoffensive :

Que voit-on partout ? Le bien-être de tous sacrifié non aux besoins mais aux caprices d'un petit nombre ; partout deux partis en présence : l'un qui marelle vers l'avenir, l'autre qui se cramponne au passé pour en conserver les abus.... Le plus difficile n'est pas d'acquérir la liberté, mais de la conserver. Ah ! pourquoi la belle Révolution de juillet a-t-elle été flétrie par des hommes qui, redoutant de planter l'arbre de la liberté, ne veulent que greffer ses rameaux sur un tronc que les siècles ont pourri et dont la civilisation ne veut plus !... Oui, le jour viendra, et peut-être n'est-il pas loin, où la vertu triomphera de l'intrigue, où le mérite aura plus de force que le préjugé, où la gloire consommera la liberté.... Je crois qu'on ne peut y parvenir qu'en réunissant les deux causes populaires, celle de Napoléon Il et celle de la République.... Mes principes sont républicains ; mais, entourés comme nous sommes d'ennemis redoutables qui peuvent renouveler chez nous l'irruption des Barbares, je crois que la République ne pourrait repousser l'invasion étrangère et comprimer les troubles civils.....

Il faut donc à la France un gouvernement fort : trois pouvoirs, le Peuple, le Corps législatif et l'Empereur ; le Peuple aurait le pouvoir électif et celui de sanction, le Corps législatif aurait le pouvoir délibératif, l'Empereur le pouvoir exécutif. Le pays serait, heureux, car on n'est bien gouverné que par la volonté d'un seul, si cette volonté règne d'après les désirs de tous : ainsi, le gouvernement est stable. et le peuple, souverain. — Ces pages verbeuses et diffuses devaient tout leur intérêt au nom de leur auteur. Mais il rêvait surtout — ce qui était, sinon plus dangereux, au moins plus intéressant — d'un nouveau retour de l'île d'Elbe, grande aventure où se plaisait son goût romantique pour les conspirations et les coups de théâtre, son espoir d'une chevauchée triomphante parmi les paysans soulevés et les acclamations des soldats. Un Napoléon pouvait fort bien entraîner une garnison et, précédé d'une proclamation démocratique, marcher sur Paris.

Il se rendit à Bade, gagna à ses intérêts le colonel Vaudrey, qui commandait le 4e d'artillerie à Strasbourg, mit dans la confidence quelques chefs de l'opposition de gauche, et partit pour Strasbourg le 28 octobre. Le 30, à 5 heures du matin, le colonel, accompagné du prince, réunit ses hommes dans la cour (le la caserne :

Soldats, une grande révolution commence en ce moment. Le neveu de l'Empereur est devant, vous. Il vient se mettre à votre tête. Il arrive sur le sol français pour rendre A la France sa gloire et sa liberté. Soldats du 4e régiment d'artillerie, le neveu de l'Empereur peut-il compter sur vous ?

Le prince parle à son tour, rappelle que le 4e d'artillerie a ouvert à Napoléon les portes de Grenoble, montre l'aigle que porte un officier, symbole de la gloire qui doit devenir l'emblème de la liberté, et le régiment se met en marche dans la ville endormie, enlevant çà et là quelques postes. Le général, le préfet sont arrêtés. La foule, qui commence à grossir, acclame, sans bien comprendre ce qui se passe. Mais, arrivé à la caserne Finkmatt où sont les fantassins, le cortège est reçu aux cris de : Vive le Roi ! On se bouscule, l'uniforme du prince est déchiré ; le colonel Taillandier se fait arrêter, avec Vaudrey et le commandant Parquin. Le gouvernement, qui n'envisageait comme possible qu'une restauration des Bourbons, traita cette échauffourée comme un incident sans portée, ridicule pour son auteur. Il eût été imprudent de traduire en justice le neveu de l'Empereur, comme il l'eût été de juger la duchesse de Berry, et comme il pourrait l'être un jour de juger le duc de Bordeaux. On fit conduire Louis-Napoléon à Lorient, d'où une frégate l'emporta en Amérique. Quant aux complices civils et militaires, on les renvoya devant les assises.

L'émotion produite par ces événements fut peu vive. Louis Bonaparte ne comptait de sympathies qu'à gauche, et l'affaire semblait de peu de conséquence. On ne s'aperçut pas que l'échauffourée de Strasbourg donnait aux bonapartistes un chef, et faisait d'une religion nationale un parti. Dans la discussion de l'Adresse, il fut à peine question de lui ; on ne batailla que sur les affaires d'Espagne et de Suisse. Thiers déclara que l'agent Conseil lui était resté inconnu, et Montalivet s'avoua responsable de cette intrigue policière. Thiers soutint la politique d'intervention en Espagne. La majorité approuva Molé. Il n'y avait plus, depuis la chute de Broglie, de partis constitués. Les orateurs, les journalistes se plaignaient volontiers du scepticisme général, de l'envahissement du personnel politique par l'esprit de coterie, d'intrigue et d'ambition. Thiers, évincé du pouvoir où il avait échoué, se rapprochait des hommes de juillet, et groupait un vague centre gauche ; Broglie s'abstenait dédaigneusement ; dans le ministère, Guizot jugeait que Molé occupait la place qui ne revenait qu'à lui-même. Grand orateur du gouvernement, il se faisait continuellement le champion de la politique qu'il avait pratiquée sous Broglie, la politique du 11 octobre ; Molé, réduit au rôle de disciple de ces hommes d'État, trouvait Guizot encombrant et gênant. Lorsque le ministre de l'Intérieur Gasparin laissa trop voir son insuffisance à ses collègues, Guizot déclara à Molé : Gasparin ne peut rester, et, quant à sa place, cela ne fait pas de difficulté, je la prends. Et Molé conserva Gasparin.

Le jury, devant qui les complices de Louis Bonaparte furent traduits, les acquitta (18 janvier). Le gouvernement en fut ému, et déposa un projet de loi, la loi de disjonction, aux termes de laquelle, lorsque certains crimes auraient été commis en commun par des civils et des militaires, les premiers seraient renvoyés devant les tribunaux civils, les seconds devant les conseils de guerre ; un autre projet désignait l'Ile Bourbon comme lieu de déportation ; un troisième rétablissait trois articles du code pénal de 1810, supprimés en 1832, concernant le crime de non-révélation des complots contre le Roi. Enfin, comme pour convier la Chambre à répondre au verdict de Strasbourg par une manifestation explicite de royalisme, Molé présenta en même temps deux projets de dotation à des membres de la famille royale, un million pour la reine des Belges, le domaine de Rambouillet pour le duc de Nemours. C'était beaucoup demander à la fois ; la personne du Roi ne provoquait chez ses partisans ni l'enthousiasme ardent, ni même la sympathie agissante qui eût fait contrepoids à la haine que professaient ouvertement légitimistes et républicains. Un des plus grands inconvénients de notre situation, écrivait la duchesse de Broglie à Barante (2 mai), c'est la déconsidération qui s'est attachée à la personne du Roi, injustement sans doute, mais, par malheur, bien considérable. Sans doute cette démarche imprudente et maladroite avait été imposée aux ministres par le Roi, toujours fort préoccupé des intérêts des siens, et les ministres, empressés à mériter la faveur royale, n'osèrent-ils lui résister.

La bataille fut vive. La loi (le disjonction, combattue par les juristes, fut repoussée à deux voix de majorité. Ni Molé, ni Guizot ne l'avaient défendue, laissant ce soin au Garde des sceaux Persil. Le ministère déclara qu'il ne se retirerait pas devant cet échec. La loi d'apanage fut l'occasion d'une polémique pénible pour la famille régnante[2]. Cormenin avait lancé un violent pamphlet contre l'avidité royale ; en quelques jours, 24 éditions en furent vendues : Cormenin s'entendait à satisfaire à la fois l'envie bourgeoise et les passions égalitaires. Le ministère ne parut pas pressé d'obtenir un vote de la Chambre, qu'il sentait hostile. Ébranlé, affaibli par ses échecs, à peu près brouillé avec Guizot depuis qu'il lui avait refusé le portefeuille de Gasparin, Molé comprit qu'il devait remanier son cabinet pour rester au pouvoir. Il fit des avances à Dupin, le plus ardent adversaire de la loi de disjonction ; et peut-être lui offrit-il un portefeuille. Mais le Roi, qui savait Dupin hostile à la loi d'apanage, négocia de son côté. Il fit appeler Thiers, qui reparla de l'intervention en Espagne, puis Guizot. qui proposa à Thiers de refaire le grand ministère du 14 octobre. Thiers refusa. Le Roi offrit alors à Molé et à Guizot de lui proposer chacun une liste ministérielle ; ils se disputèrent Montalivet, l'homme de confiance du Roi, l'intendant de la liste civile. Molé l'emporta, et le Roi donna la préférence à sa liste (15 avril).

La Chambre n'avait eu aucun rôle dans cette intrigue. Mais au bout du compte, l'homme qu'elle avait mis en minorité se trouvait consolidé au pouvoir ; et, dans la personne de Guizot, le dernier des chefs de parti à politique précise, à programme défini, était éliminé. Le Roi finira par nommer son monde, écrivit Metternich. C'est ce qu'il venait de faire avec quelques formes et quelques précautions. Il arrivait donc au but. La guerre civile et la guerre parlementaire touchaient à leur fin ; il pourrait faire l'amnistie et marier son fils. Il croyait fondée enfin la monarchie telle qu'il la voulait, avec la couleur et l'air qu'il lui voulait devant les Français et devant l'Europe ; sans cesser d'are un roi bourgeois pour les Français, il allait être pour les Cours un prince légitime, un vrai roi, et, pour en faire la preuve, il allait gouverner ses États.

 

II. — MOLÉ ET LA COALITION (15 AVRIL 1837 - MARS 1839).

TOUT n'alla sans doute ni aussi vite, ni aussi bien que le Roi l'imaginait. Il y eut encore des alertes, des soubresauts dans le Parlement et dans la nation. Du moins, pendant dix-huit mois, l'expérience fut faite, assez longue pour être probante ; après quoi le système du Roi put sans inconvénient subir mie éclipse. Il ressuscita dans la suite, plus fort et mieux assuré.

Molé ne se soucia même pas de sauver les apparences en affectant de se donner un programme politique. Sa déclaration du 18 avril annonça que le mariage du duc d'Orléans était décidé, qu'il serait proposé de le doter, niais que le projet d'apanage pour le duc de Nemours était abandonné ; elle se tut sur la déportation et sur le crime de non-révélation. C'était une déclaration de fonctionnaire, et non de chef de gouvernement. La Chambre n'insista pas, vota un million pour l'établissement du duc et un million pour sa dotation annuelle, et 300.000 francs pour la reine des Belges, dont le sort n'avait pas encore été réglé. Le débat politique ne s'engagea qu'à propos des fonds secrets. Où planterez-vous votre drapeau ? demanda un député de droite. — Nous gouvernerons selon nos convictions, répondit Molé ; nous n'admettons pas d'autre programme. — Toute politique, ajouta Montalivet, doit être empreinte de l'esprit de résistance et de l'esprit de conciliation. Paroles sibyllines, qui provoquèrent une éloquente conférence de Guizot sur le rôle des classes moyennes, sur les conditions de l'ordre social, sur l'éternelle légitimité des intérêts conservateurs, et une sévère observation : Aujourd'hui plus que jamais, il n'est pas permis, il n'est pas possible aux gouvernements de se faire petits. Molé n'accepta pas le combat ; il déclara : Nous aimons mieux calmer les passions que d'avoir à les vaincre. Comme le gouvernement se flattait de n'avoir aucune politique, de planer entre la droite et la gauche, le débat se poursuivit, académique, en dehors et au-dessus de lui : Odilon Barrot, Guizot, Thiers étalèrent leurs vues et, après quatre jours d'éloquence, les fonds secrets furent volés.

 Le ministère comptait que le mariage du duc d'Orléans lui rendrait du prestige : grande affaire, où l'on pouvait faire figure d'homme d'État, et où la politique, l'avenir de la dynastie étaient engagés. Hélène de Mecklembourg-Schwerin était d'une petite mais bonne maison, comme disait Metternich. On ne pouvait espérer mieux pour la dynastie d'un usurpateur. Mais elle était protestante, et donnait par là des garanties aux libéraux, puisqu'elle inquiétait le clergé catholique. Le premier mariage conclu par un roi de France avec une hérétique avait bien quelque signification. On fit de la cérémonie un événement national : l'amnistie accordée aux détenus politiques (8 mai), et, par compensation, la réouverture (12 mai) de l'église de Saint-Germain l'Auxerrois, fermée depuis l'émeute de 1831 — c'était effacer les dernières traces de nos discordes civiles — préludèrent aux fêtes du mariage. Puis ce fut le voyage de la fiancée de la frontière à Fontainebleau (22-29 mai), où se firent les cérémonies religieuse et civile, l'entrée à Paris (4 juin) au milieu des acclamations, enfin l'inauguration de Versailles restauré. La princesse était charmante. Le plus beau jour de la monarchie nouvelle en fit oublier les mauvais moments. On se croyait aimé ; il y avait tout au moins. disait-on, une amélioration dans l'esprit public. La dynastie avait retrouvé l'âme de la nation, le chemin de son cœur. La rente monta à 115 francs.

Ce succès permettait de risquer des élections, de fonder une représentation nationale rajeunie qui ne s'attarderait pas au souvenir des débuts pénibles, une Chambre sans partis qui serait toute à l'ère nouvelle. La dissolution fut décidée le 3 octobre 1837 et, le même jour, 50 pairs nouveaux furent nommés.

Les élections se firent, écrit Guizot, non comme une lutte politique des grandes opinions et des grands partis du pays, mais comme une l'idée confuse de candidats appuyés ou repoussés par l'administration. Il en sortit 152 députés nouveaux. La gauche dynastique ayant rompu avec les républicains, l'opposition se trouva désorganisée et les légitimistes fort diminués. Ce n'était pas un très grand succès pour le gouvernement ; mais un pas important était fait vers l'atonie politique qui était la condition d'existence du pouvoir personnel : Du 15 avril jusqu'à présent, déclara Molé, j'ai eu, j'ose le dire, une administration brillante.

Il ne se fit pas de politique à la Chambre nouvelle. Le discours du trône (18 décembre) annonça la tranquillité générale, la part que le duc de Nemours avait prise à l'assaut de Constantine, et célébra l'espoir de la fin prochaine des discussions. La rédaction de l'Adresse occupa cinq jours : Thiers attaqua Molé, Guizot. le défendit, et l'Adresse fut votée. Thiers chercha alors à s'entendre avec les doctrinaires Le Roi se moque de nous tous, dit-il à quelques-uns d'entre eux réunis chez Rémusat. Il sait que, si nous étions réunis, son ministère de laquais ne pourrait pas durer un moment. Il proposa une conjuration. Guizot accepta d'y entrer. Ils convinrent d'attaquer conjointement le ministère, selon l'usage, dans la discussion des fonds secrets (12 mars 1838). Mais, Guizot ayant été froidement accueilli par la Chambre, Thiers s'abstint de parler, et les fonds secrets furent votés.

C'était le prélude et comme le galop d'essai de la célèbre coalition. On nomma ainsi l'union des chefs de la droite, du centre gauche, puis de la gauche contre Molé. Ils avaient le commun désir de conquérir le pouvoir ; leur formule commune fut de protester contre l'abus de la prérogative royale. Le but est de renverser l'homme du Roi, qui ne représente aucune politique, qui s'est entouré de pairs, qui ne trouve une majorité qu'en ralliant les médiocrités envieuses, qui s'appuie sur 191 fonctionnaires qu'il a fait élire, et qui corrompt le reste des députés en leur donnant des places ; il faut rendre le gouvernement au parlement et l'enlever au Roi : Le Roi règne et ne gouverne pas.

Cette formule de Thiers est celle du centre gauche, qu'il dirige, et de la gauche ; elle représente l'opinion qui domine certainement dans la classe moyenne de la nation. Elle n'est pas celle de Guizot, qui pourtant s'y rallie provisoirement contre Molé, son heureux vainqueur. L'attaque commença par une campagne de presse. Le Journal des Débats ayant, comme à l'ordinaire, suivi le gouvernement, il ne restait aux doctrinaires de Guizot que la Revue française et le Journal général, où l'on démontrait que, si le Roi nomme le ministère, c'est la Chambre qui le désigne. Or, il était patent que des cinq groupes politiques de la Chambre, les radicaux (républicains) de Garnier-Pagès, les légitimistes de Berryer, la gauche de Barrot, le centre gauche de Thiers, le centre droit de Guizot, aucun n'était représenté dans le gouvernement. Les radicaux et les légitimistes, ennemis de la dynastie, ne pouvaient sans doute y prétendre ; mais entre Odilon Barrot, Thiers et lui-même, Guizot pensait qu'il n'y avait, en sondant les cœurs, point de barrières insurmontables, point d'engagements irrévocables. Nous avions cessé de nous combattre ; n'était-il pas possible de nous entendre, et de reformer ensemble un grand parti constitutionnel ? Duvergier de Hauranne, le plus actif de ses amis, se rapprocha du Siècle et du Courrier français, journaux de gauche : substitution du gouvernement parlementaire au gouvernement personnel, voilà quel doit titre notre mot d'ordre. Ses articles de la Revue française, qu'il réunit ensuite en brochure sous ce titre : Des principes du gouvernement représentatif et de leur application, produisirent grand effet. La préface faisait allusion aux secrètes manœuvres qui avaient aidé à la chute des précédents ministères ; la brochure commentait l'idée de la résistance au pouvoir personnel :

Un grand devoir est imposé à tous ceux qui, fidèles aux principes de 1823 et de 1830... veulent sincèrement et complètement la monarchie constitutionnelle ; c'est d'oublier des querelles aujourd'hui sans objet, et de réunir leurs efforts pour regagner le terrain perdu... On appellera cela, si l'on veut, une coalition. Ce sera du moins la coalition de l'indépendance contre la servilité, de la droiture contre la duplicité, de l'honnêteté contre la corruption.

Le gouvernement riposta. Ses journaux célébrèrent la dissolution des partis anciens et la fin des querelles de personnes : si les auteurs de ce bienfait pratiquaient un despotisme, c'était le despotisme des talents supérieurs. Un publiciste bordelais, Henri Fonfrède, défendit contre la formule de Thiers et contre Duvergier de Hauranne le droit supérieur du droit dans son manifeste : Du gouvernement du Roi et des limites constitutionnelles de la prérogative parlementaire (1839). Il était dans la manière de celui que Rœderer avait lancé en 1835 sans succès et dans la même intention. Fonfrède y défendait à son tour la Charte et les principes du gouvernement sans lesquels il n'est pas de société humaine, non seulement contre l'opposition, mais contre les faiblesses du gouvernement lui-même. De nouveau, il affirmait que le principe du gouvernement, en France, c'est le gouvernement du Roi ; le gouvernement des Chambres serait, je ne dis pas mauvais, mais impossible. Le concours des trois pouvoirs constitue le gouvernement de la Charte. Donc, aucun des trois pouvoirs ne peut refuser ce concours sans entrer en état révolutionnaire. Les inventeurs du gouvernement représentatif soutiennent que la Chambre doit gouverner par une majorité qui impose des ministres au Roi. Cela n'est pas seulement illégal, mais impossible. La Chambre ne peut être prépondérante, parce qu'elle ne peut avoir de majorité ; les élections sont le résultat de choix personnels, qui ne sont jamais dictés par des vues d'ensemble, politiques, par des systèmes gouvernementaux, une connaissance générale du pays ou des rapports extérieurs ; les élus ne représentent le plus souvent que des minorités ; ils sont prisonniers des intérêts locaux. On en est arrivé au point où ce n'est plus la Couronne qui doit subir un gouvernement de la Chambre ; c'est la Chambre qui doit attendre un gouvernement de la Couronne. Les assemblées ne peuvent pas être la source directrice et dominatrice du gouvernement de l'État ; mais elles doivent en être le soutien.... La royauté est spontanée ; elle est produite par l'ensemble des besoins nationaux et doit sortir des faits pour se spécialiser et s'incarner dans la personne humaine que les événements ont préparée pour la recevoir.

L'année 1838 fut remplie par ces discussions. Molé, qui conservait la majorité, resta un parlementaire correct, mais sa majorité était fragile et précaire ; il ne put présenter que des lois d'affaires, où un échec ne contraint pas à la retraite : lois sur l'extension des justices de paix, les aliénés, les faillites. les attributions des Conseils généraux. Un projet relatif à la construction de chemins de fer échoua. La Chambre vota la conversion des rentes, que le ministère ne présentait pas et à laquelle on le savait hostile ; mais les Pairs la repoussèrent, et le ministère fut délivré de cette encombrante affaire. Puis vint le règlement du budget, qui fit ressortir la bonne gestion des finances. La dette, accrue dans les premières années qui avaient suivi la Révolution, était ramenée par l'amortissement au chiffre antérieur à juillet, à 163 millions de rentes. Pour la première fois l'équilibre budgétaire était réalisé sans expédients, sans emprunts, ventes de bois, bons du trésor. Le 5 p. 100 et le 3 p. 100 atteignirent leurs cours les plus élevés, 119 et 86 francs.

La prospérité financière attestait la prospérité matérielle. On se plaisait à constater l'une et l'autre. Il se faisait en France beaucoup d'affaires, et, plus on faisait d'affaires, moins on faisait de politique. Si quelques agitateurs s'obstinaient à conspirer encore dans des sociétés secrètes, ils n'entraînaient plus les masses parisiennes ou lyonnaises. Le calme était général. Tous les préfets le célébraient comme définitif : La civilisation pénètre plus que jamais clans les points les plus reculés, dit celui des Deux-Sèvres au Conseil général (1839) ; elle rendra bientôt impossible le retour des agitations qui les ont affligés, et on peut déjà entrevoir l'époque où les passions politiques elles-mêmes n'en pourront plus douter. Le préfet de la Haute-Garonne signale l'indifférence que le public avait montrée lors d'un banquet soi-disant patriotique organisé par les chefs du parti républicain. Dans le Calvados, les malveillants sont forcés d'avouer qu'un bien-être inconnu jusqu'à cette époque se répand chaque jour davantage.... L'aspect moral, la physionomie politique de la population... ne peuvent donner que de très bonnes impressions. Évidemment, le gouvernement de juillet se consolide dans l'esprit des masses. Le préfet de la Lozère constate en 1838 qu'aucun événement n'est venu troubler l'heureuse tranquillité dont le département jouit sur tous les points ; notre excellente population, avec ses habitudes organiques de religion, d'ordre, de soumission aux lois, de respect à la magistrature, continue à manifester son attachement à la monarchie... De nombreuses brochures attestent avec la même satisfaction que la France est heureuse, qu'elle a enfin le gouvernement qui lui convient, la paix nécessaire à sa prospérité. Mais des observateurs plus perspicaces envisageaient ce calme avec moins de sérénité. Barante, qu'il fût à Paris ou en province, en Auvergne, en Forez, en Dauphiné, disait : Les opinions sont affaissées.... Nul souci du bien public.... Chacun est à ses affaires sans songer qu'il y a un gouvernement. Royer-Collard, qui écrivait en 1837 : La politique est maintenant dépouillée de sa grandeur, ajoutait en 1838 : Il me semble que la France n'a plus rien à donner ; elle dort d'un sommeil qui n'a même pas de rêves. Ni Royer-Collard ni Barante n'en étaient plus rassurés : On est soumis aux lois, mais sans respect pour qui que ce soit et pour quoi que ce soit. Le sentiment monarchique, qu'on crut un instant réveillé par les fêtes du mariage, par la bonne grâce de la duchesse d'Orléans, retombait assoupi. La naissance du comte de Paris (24 août 1838) fit éclore quelques panégyriques de la famille royale, mais laissa la France tout à fait indifférente. On compara cette froideur à l'enthousiasme qu'avait suscité l'enfant du miracle en 1820.

 

A l'extérieur, aucune affaire ne rendit à la politique française la grandeur dont Royer-Collard se plaignait qu'elle manquât. On régla les vieilles affaires qui traînaient.

Louis-Napoléon était revenu d'Amérique et habitait Arenenberg en Suisse. Un de ses partisans, Laity, publia une brochure sur l'attentat de Strasbourg. Le ministère fit poursuivre Laity, qui fut condamné à cinq ans de prison par les Pairs, et des négociations furent entamées avec le gouvernement fédéral pour obtenir l'expulsion du prétendant. La diète s'émut : Louis-Napoléon avait reçu le droit de bourgeoisie dans le canton de Thurgovie ; il n'était donc pas un étranger. Les Suisses s'indignèrent d'une exigence qui portait atteinte à leur indépendance de nation. Molé donna l'ordre de concentrer 25.000 hommes sur la frontière suisse. Louis-Napoléon se décida à partir pour l'Angleterre avant que le point de droit fût réglé, et l'incident fut clos.

 Nos troupes occupaient toujours Ancône. Il avait été convenu qu'elles l'évacueraient si les Autrichiens quittaient Bologne (convention du 16 avril 1832). En octobre 1838, Metternich annonça brusquement l'évacuation de Bologne. C'était mettre le gouvernement français dans l'embarras. On s'était habitué en France à voir dans l'occupation d'Ancône une protestation hardie, un coup droit contre la Sainte-Alliance. Son abandon, bien qu'il fût prévu, semblait, après six ans, une concession à l'Autriche. L'opposition considérait que l'évacuation aurait dû are subordonnée à l'exécution des réformes par le pape, et ces réformes n'étaient pas réalisées ; d'autre part, une entente préalable entre la France et l'Autriche eût enlevé à l'opération l'air de mise en demeure assez discourtoise que lui donnait la communication inattendue de Metternich. En choisissant pour évacuer la Romagne l'heure qui lui plaisait, l'Autriche, forte de la convention de 1832, fixait par là même, à elle seule, l'heure où le drapeau tricolore devait quitter lui aussi l'Italie. Molé s'en tira en accordant l'évacuation, non pas à la demande de l'Autriche, mais à la demande du pape. Il aurait voulu que le gouvernement pontifical y ajoutât des remerciements pour le service rendu, mais le pape ne remercia pas.

L'affaire belge fut définitivement liquidée en 1839. Le roi des Pays-Bas, Guillaume Ier, avait refusé d'adhérer au traité des 24 articles qui réglait le partage des territoires et des villes entre les deux royaumes ; on avait donc depuis 1832 conservé le statu quo. Il était favorable aux Belges, qui, depuis la cessation des hostilités (21 mai 1833), détenaient la part du Limbourg et du Luxembourg attribuée à la Hollande, tandis que Guillaume Ier n'occupait que quelques forts sur l'Escaut. Brusquement, Guillaume déclara adhérer au traité (1838). Il fallut le mettre en possession des terres laissées provisoirement à la Belgique. La Conférence se réunit de nouveau à Londres. Les Belges protestèrent vivement contre la diminution de leur territoire : les pays en litige prenaient part à la vie nationale depuis 1832, étaient devenus partie intégrante de la patrie belge. L'opinion française les soutenait. Mais la Conférence, où l'Angleterre s'unit aux Puissances du continent, s'en tint aux termes du traité. Personne ne désirait recommencer la guerre. Louis-Philippe se borna à demander pour la Belgique quelques compensations pécuniaires en échange de l'obligation que lui avait imposée la Hollande de maintenir une armée pendant tout le temps écoulé depuis le traité. Après six mois de négociations (11 décembre 1838), la Conférence décida que les charges financières imposées à la Belgique seraient réduites de moitié. Les Belges, malgré leur mécontentement, adhérèrent, le 19 avril 1839, à la décision de la Conférence.

Il fallut encore terminer quelques affaires en Amérique. La république d'Haïti n'avait pas exécuté le traité de 1825, par lequel elle s'était engagée à donner 150 millions aux colons dépossédés ; les arrérages de l'emprunt contracté en France pour cet objet n'étaient pas même payés. Une escadre alla à Port-au-Prince, et la créance fut réduite à 60 millions, payables en 30 annuités, sans intérêts. — Un blocus fut établi à Buenos-Aires pour défendre les intérêts de nos nationaux contre les violences du président Rosas. Il dura deux ans (1838-1840), et fut sans efficacité. — Au Mexique, pour satisfaire aux réclamations de quelques Français victimes des discordes civiles, une escadre s'empara de Saint-Jean d'Ulloa et occupa la Vera-Cruz (novembre 1838).

Cette diplomatie de liquidation, qui ne compromettait rien, plaisait au Roi, qui y intervenait à son aise ; mais elle fournit des arguments nouveaux contre le gouvernement personnel. L'intimité du Roi et de son ministre y apparaissait chaque jour plus évidente : une visite que Louis-Philippe fit à Molé en son château de Champlâtreux la marqua solennellement. On s'étonna. Pareil honneur n'était échu qu'à Talleyrand mourant. Cependant, personne ne savait au juste quelle était l'orientation politique de la France. Dans ces menus faits, dans ces menues intrigues, on discernait mal où voulait aller la monarchie. L'alliance anglaise, premier fondement de sa politique, était-elle encore vivante ? Lui avait-on définitivement substitué une entente continentale ? Il était clair que les relations avec l'Angleterre étaient refroidies. Le discours anglais du trône de décembre 1838 avait — c'était la première fois omis la mention d'usage de l'amitié française, oubli évidemment destiné à mortifier la France. Les relations de Molé et des agents de Palmerston étaient très froides. Pourtant, Molé déclarait encore aux Pairs le 9 janvier 1837 : L'alliance anglaise est la base de notre politique, et Palmerston tenait un langage analogue en mars : L'alliance des deux pays est fondée sur des intérêts communs. Soult était acclamé au couronnement de la reine Victoria. En réalité, les intérêts des deux pays, presque en toutes circonstances, apparaissaient divergents, et toutes les occasions de négocier devenaient des occasions de dispute. La suppression de la constitution en Hanovre ayant provoqué une protestation de la France au nom des libertés germaniques, la presse anglaise releva aussitôt avec animosité cette manifestation comme un trait de la vanité française. En Espagne, il y avait rivalité constante entre les ambassadeurs des deux Cours, qui se disputaient l'influence sur le gouvernement d'Isabelle. D'autre part, les avances faites à la Cour de Vienne, en vue de préparer le rapprochement franco-autrichien qui devait se substituer à l'alliance anglaise, n'avaient pas eu grand succès. Metternich gardait dans ses rapports avec Louis-Philippe le ton dune grande intimité, lui prodiguait les conseils dans une correspondance secrète, se faisait son tuteur, son éducateur ; mais le fond des choses ne changeait pas : l'affaire d'Ancône avait révélé les vrais sentiments de l'Autriche. Metternich faisait l'éloge de Molé ; mais où était le bénéfice ?

Ni l'alliance moribonde avec l'Angleterre, ni les relations amicales avec Metternich n'empêchaient en définitive que la France frit isolée et sans action en Europe. Louis-Philippe ne désirait guère davantage. A la faveur de ce système, il gouvernait lui-même, il devenait peu à peu un prince légitime pour les Cours du continent ; déjà il arrivait au tsar de prononcer son nom dans une conversation, et l'ambassadeur de France signalait avec satisfaction ce progrès accompli par son Roi sur le chemin du pardon.

 

La coalition travailla durant toute l'année 1838 à préparer sa revanche pour la rentrée des Chambres (17 décembre 1838). Les députés, sauf les républicains et les légitimistes, à qui il était superflu de demander une profession publique d'hostilité contre le ministère, étaient sommés par les journaux de se prononcer ouvertement pour ou contre Molé. Les tièdes, les indécis étaient honnis. Guizot avait rendu visite à Barrot. Thiers, de retour d'Italie, était plein d'ardeur. Dupin, qui ménageait, à son habitude, les uns et les autres, faillit, pour vouloir rester neutre, perdre la présidence de la Chambre qu'il occupait depuis sept ans ; il ne s'en fallut que de cinq voix ; il prit peur et bientôt, publiquement, à la commission de l'Adresse, déclara le ministère insuffisant. La majorité de la commission était hostile à Molé, et le texte qu'elle proposa fut très sévère. Certains passages, de ton grave et menaçant, rappelaient les phrases célèbres des 221 : L'intime union des pouvoirs, contenus dans leurs limites constitutionnelles, peut seule fonder la sécurité du pays et la force de votre gouvernement. Une administration ferme, habile... faisant respecter au dehors la dignité de votre trône, et le couvrant, au dedans, de sa responsabilité, est le gage le plus sûr de ce concours que nous avons tous à cœur de vous prêter. Les ministériels, indignés, se réunirent chez l'un d'entre eux pour rédiger un contre-projet. Ils étaient deux cents, ils avaient avec eux Lamartine.

La bataille dura douze jours. La Chambre entendit 128 discours. Tous les chefs de parti donnèrent : Guizot, Thiers, Duvergier de Hauranne, Barrot, Garnier-Pagès, Berryer. La lutte fut émouvante et magnifique. Molé supporta tout le choc, aidé de la protection un peu hautaine de Lamartine qui, sans approuver tous les actes du ministère, prononça contre la coalition le mot le plus pénétrant : Oui, nous refusons de ratifier votre Adresse, parce qu'elle est votre Adresse, et non l'Adresse du pays. Le pays, en effet, était fort indifférent à toute cette colère, qui n'agitait que les séances de la Chambre, ses couloirs et les bureaux de rédaction ; il n'y prenait guère plus d'intérêt qu'à telle autre révolution de palais. Chaque paragraphe donna lieu à un vote. Le ministère eut chaque fois 5 ou 6 voix de majorité. Un instant battu sur les affaires étrangères, il retrouva, pour approuver l'ensemble de la contre-adresse, 221 voix contre 208.

Molé, jugeant sa victoire insuffisante, porta au Roi sa démission (22 janvier) ; et le Roi fit appeler Soult. Puisqu'il s'agissait, en somme, de changer de président du Conseil, Soult était une solution. Mais le maréchal refusa. Le Roi n'était pas tenu de faire appel aux coalisés, qui n'avaient en commun que leur haine contre Molé. Il ne lui restait d'autre parti que de dissoudre la Chambre, ce qu'il fit le 2 février. Les élections furent fixées au 2 mars.

Grande et célèbre bataille, où Molé organisa des comités, destitua des fonctionnaires, où Guizot, Thiers et Barrot, — le triumvirat directeur, — ayant à leur droite Berryer, à leur gauche Garnier-Pagès, menèrent la France électorale à l'assaut du favori. Aux destitutions du gouvernement, les menaces de la coalition répondirent par cet avis : Les fonctionnaires publics ne peuvent agir pour le ministère sans se brouiller avec son successeur inévitable. D'éloquents manifestes rallient les trois corps de troupe, le centre droit de Guizot, le centre gauche de Thiers, la gauche de Barrot : Vous êtes trop étrangers au pays et à ses représentants... écrit Guizot, qui attaque de front le cabinet ; vous ne les représentez pas vous-mêmes assez véridiquement, assez fermement, auprès de la Couronne. Les intérêts, les sentiments, toute la vie morale et politique du pays n'arrivent pas fidèles et entiers, par votre organe, auprès du trône.... Votre faiblesse est double ; votre insuffisance est double ; et la Couronne en souffre dans le pays et les Chambres, aussi bien que les Chambres et le pays dans le conseil de la Couronne. Thiers, plus vif, plus menaçant aussi, compare à l'entêtement de Molé celui de Polignac, qui coûta jadis si cher à la Restauration : Notre gouvernement... a résumé dans un ministère ses tendances fâcheuses ; il les maintient par deux dissolutions ; il fait dire aussi que la royauté est attaquée, et la traîne ainsi dans l'arène.... Si l'on ne savait qu'il y a des bornes que le gouvernement de juillet ne franchira jamais, il y aurait de quoi s'alarmer, en voyant se renouveler, après huit années seulement, des fautes si graves, si cruellement punies. Barrot insiste sur la pensée de Thiers ; il ne faut pas réélire des députés dociles aux prétentions de la Cour, et qui pratiquent cette maxime, qui a déjà enfanté une révolution : le Roi règne et gouverne. Les journaux de la coalition attaquent le parti de la Cour : La Cour règne, la Cour gouverne, la Cour administre, nous n'avons pas détruit la monarchie absolue pour en voir renaître les abus sous un autre régime et avec un autre nom. La Révolution de juillet est annulée. A ces attaques, le Journal des Débats répond que voter pour la coalition, c'est voter pour la guerre, c'est voter contre la monarchie....

Molé fut vaincu. Il perdit une trentaine de sièges. Il pensa que la monarchie allait périr : la chute de ce ministère Martignac du gouvernement de juillet, écrivait Barante, entraînerait Louis-Philippe, comme l'autre avait fait de Charles X. Le 8 mars, il offrit sa démission, et le Roi dut cette fois lui chercher un successeur définitif.

 

 

 



[1] Voir le tome Ier des Œuvres de Napoléon III, 1856 ; — A. Fermé, Les grands procès politiques. I, Strasbourg. II, Boulogne, Paris, 1868, 2 vol., réunit les documents publiés par le Moniteur et les pièces importantes de l'instruction judiciaire avec le compte rendu in extenso des procès ; — A. Mathiez, Le prince Louis-Napoléon à Strasbourg (1836), Revue de Paris, 1899 ; — G. Delabache, L'insurrection de Strasbourg, 30 octobre 1836, Revue alsacienne illustrée, 1913.

[2] La loi du 2 mars 1832, portant attribution au Roi d'une liste civile, avait stipulé qu'au cas de l'insuffisance du domaine privé, les princes et les princesses pourraient recevoir une licitation. Or, le revenu brut du domaine privé était évalué à 2 millions et demi et, le revenu net à 1 million. Louis-Philippe estimait que ces chiffres en démontraient l'insuffisance ; les princes et princesses liraient en outre leur droit à une compensation de ce fait que la loi du 15 janvier 1825, on avait restitué l'apanage de la maison d'Orléans, en avait prescrit le retour à la couronne en cas d'avènement au trône du prince apanagé, et stipulait que les fils, filles, frères et saurs du prince devenu roi avaient recours sur le domaine de la couronne pour obtenir une port de succession dans l'apanage. Voir dans les Fragments et Souvenirs de Montalivet, t. II, 192-391, une longue étude intitulée Le roi Louis-Philippe et la liste civile, où l'auteur expose dans le plus grand détail les embarras de la liste civile et du domaine privé, la question des dotations, les dépenses du roi pour la construction et la réparation des palais nationaux, ses encouragements aux arts, et les dépenses de sa maison.