HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE IV. — LA CHUTE DES BOURBONS (1828-1830).

CHAPITRE II. — LE CONFLIT ENTRE LE ROI ET LA CHAMBRE (8 AOÛT 1829-26 JUILLET 1830).

 

 

I. — LE NOUVEAU MINISTÈRE.

LA chute de Martignac donna à Villèle l'espoir de reprendre la présidence du Conseil. Il aurait changé de programme et de collaborateurs. Son intention, dit Montalivet, était de former un cabinet où se seraient rencontrées les nuances les plus modérées de la gauche et de la droite. C'était, dans sa pensée, la continuation du ministère Martignac, sur une base plus large. Il fit des ouvertures à Casimir Perier, qui ne refusa pas son concours, mais y mit pour condition l'entrée au ministère du général Sébastiani. Charles X refusa net. Il avait son ministère tout prêt ; lui-même en avait choisi  les membres. Le prince Jules de Polignac eut les Affaires étrangères ; le comte de Bourmont la Guerre, le comte de la Bourdonnaie l'Intérieur, le comte de Chabrol les Finances ; la Justice fut donnée à un magistrat devenu dévot, Courvoisier ; le ministère des Affaires ecclésiastiques. de nouveau réuni à l'Instruction publique, fut confié à Montbel, et le ministère du Commerce fut supprimé. On eut quelque peine à trouver un titulaire au portefeuille de la Marine ; le vainqueur de Navarin, l'amiral de Rigny, d'abord nommé, refusa de devenir le collègue de Bourmont, et fut remplacé par un préfet, d'Haussez (23 août). Il n'y eut pas tout d'abord de présidence du Conseil ; quand le Roi, en novembre, y eut nommé Polignac, la Bourdonnaie, blessé, démissionna ; le Roi lui donna une pension de 12.000 francs et le remplaça par Montbel, qui fut lui-même remplacé par Guernon-Ranville, un magistrat. Aucun des ministres sortants ne fut nommé pair.

Les nouveaux ministres furent accueillis par une émotion impossible à décrire (Pasquier). Unanimement, on vit en eux les ministres de la contre-révolution, et chacun mesura sur le goût qu'il avait pour elle l'expression de son sentiment. L'hostilité de la grande majorité des Français ne fit pas doute : la presse, les partis de gauche la traduisirent avec véhémence. Polignac, c'était l'émigré immaculé, l'ancien complice de Cadoudal, le pair dévot qui avait en 1810 refusé le serment à la Charte ; Bourmont, c'était le déserteur de 1815, qui, la veille de Ligny, commandant une division du corps de Ney, avait passé aux avant-postes prussiens ; La Bourdonnaie, c'était l'homme des catégories, le politicien qui avait attaché son nom à toutes les violences de la Chambre introuvable. Coblentz, Waterloo, 1815, voilà, écrivirent les Débats, les trois principes, les trois personnages du ministère. Pour tout le monde, la Restauration était remise en question ; le compromis passé entre l'ancien régime et la Révolution était publiquement dénoncé par les choix de Charles X ; le Roi avouait enfin son intention, jusqu'ici tantôt cachée, tantôt visible, mais aussi ancienne que son retour en France, de ramener la monarchie à l'absolutisme en annulant la Charte ou en l'abolissant. Les Français ont voulu avoir une charte, disait-il un jour à Portalis, le garde des Sceaux ; on leur en a donné une, et je ne songe pas à la leur ôter ; mais enfin cette charte ne peut pas m'empêcher de faire ma volonté.... — Et cela, ajoute Cournot qui rapporte ce propos, était dit simplement, finiment, comme la chose du monde la plus naturelle et la plus évidente. Appréciant le rôle de dom Miguel en Portugal, le Roi laissait voir son sentiment vrai dans une boutade : C'est un coquin, mais il faut avouer qu'il leur a bien adroitement escamoté cette sotte constitution. L'avènement de Polignac sépara, dit le Globe, la France en deux, la Cour d'un côté ; de l'autre la nation. De l'avis général, le conflit était prochain. De tels ministres n'espéraient pas, sans doute, gouverner avec le concours des Chambres. Que feraient-ils contre l'opinion ? un coup d'État, un appel à la force. La France se mit en défense ; on prévit les conséquences extrêmes, l'appel aux baïonnettes, la guerre civile. On parla tout de suite de refuser l'impôt non consenti : Le peuple, dirent les Débats, paye un milliard à la loi ; il ne paierait pas deux millions aux ordonnances d'un ministre.

Si l'on a si vite, comme l'écrivit de Broglie, lu le coup d'État sur le front du ministère, si on le redoute et si on l'attend, c'est que la presse de droite, qui soutient Polignac et qui l'acclame, montre sans réserve qu'elle y compte. Le Drapeau blanc, qui n'avait pas paru depuis trois ans, ressuscita pour écrire : Le pouvoir constituant n'appartient qu'au Roi, qui n'a le droit ni de l'aliéner, ni de le détruire. Le Roi peut donc à son gré modifier ou supprimer la Charte. La droite fait désormais sans réserve éclater sa doctrine vraie, que les circonstances et les ruses de la lutte l'ont contrainte jusqu'ici de dissimuler : les prétendus droits du peuple ont été usurpés sur les droits de la couronne ; le Roi, en revenant sur le trône, les a reconquis ; les droits du peuple ont disparu quand le Roi est apparu ; qu'il gouverne avec les Chambres quand il s'y trouve une majorité pour comprendre et approuver sa volonté ; sinon, qu'il se passe d'un instrument créé par sa bonté et faussé par la méchanceté révolutionnaire. Les journaux royalistes le répètent à satiété : Si les ministres ont la majorité, ils sauveront le trône avec elle ; s'ils ne l'ont pas, ils le sauveront sans elle. La majorité, c'est le Roi. (Drapeau blanc.) Si la Chambre des députés n'avait pas de majorité pour une administration monarchique, elle serait contraire à la nature du gouvernement monarchique, et par conséquent incompatible avec elle. (Gazette de France.) Déjà ils découvrent dans l'article 14 de la Charte le droit pour le Roi de prendre, dans des circonstances dont il est le seul juge, le pouvoir dictatorial. Même ils se montrent impatients que le Roi s'en empare et le fasse savoir. Attaquer les ministres choisis par le Roi, c'est dorénavant, contrairement à la fiction libérale, attaquer le Roi : Pas d'intermédiaire entre l'outrage et la personne sacrée du monarque. Le Roi, le Roi seul a voulu ; le Roi seul a agi. (Drapeau blanc.) Pour le compromettre davantage, l'exaltation royaliste montre le Roi prêt au pardon. Le ministre Montbel ayant nommé une commission chargée d'examiner les tendances des cours de Guizot, Cousin, Villemain : A genoux, malheureux rhéteurs, s'écria le Drapeau blanc, à genoux : demandez grâce à votre Roi. Peut-être alors vous sera-t-il permis d'espérer. La miséricorde des Bourbons est si grande.... Pour trouver à droite des esprits clairvoyants, il faut aller jusqu'aux catholiques détachés de la fidélité dynastique : Le malade s'en allait doucement, écrit Lamennais le 19 août ; il périra dans les convulsions, voilà tout.

L'opinion publique laissa voir son hostilité. Le Dauphin visita la Normandie sans recueillir même les témoignages de l'enthousiasme officiel ; dans le midi languedocien, la duchesse de Berry ne réussit pas à provoquer l'acclamation royaliste, Cependant Benjamin Constant se faisait applaudir par les foules d'Alsace comme le défenseur de la Charte et de la liberté du peuple Lafayette était reçu en triomphateur en Auvergne, dans l'Isère et dans le Rhône par les populations des villes et des campagnes. A Grenoble, une couronne de chêne à feuilles d'argent lui était offerte comme un témoignage de la reconnaissance du peuple, et comme l'emblème de la force que les Grenoblois, à son exemple, sauraient mettre à soutenir leurs droits et la constitution. A Vizille, à Voiron, à la Tour-du-Pin, à Vienne, des cavaliers se portaient à sa rencontre, les salves d'artillerie saluaient son entrée sous les arcs de triomphe. A Lyon, il fut, comme un souverain, harangué à l'entrée de la ville. Le héros des deux mondes, le vétéran de la liberté parla aux Lyonnais de cette fermeté calme et même dédaigneuse d'un grand peuple qui connaît ses droits, sent sa force et sera fidèle à ses devoirs. La crise est proche ; elle éclatera contre le Roi : c'est une conviction si générale que des gens en place, le préfet de police, plusieurs conseillers d'État abandonnent leurs fonctions pour n'encourir aucune des responsabilités qu'ils prévoient ; Chateaubriand quitte l'ambassade de Naples. On sort avec satisfaction d'une administration dont on ne peut rien attendre et qui autorise toutes les craintes. Symptôme grave en un temps où sont rares les délicats qui eurent scrupule à servir plusieurs maîtres successivement.

 

II. — LE PROGRAMME ET LES PREMIERS ACTES DU MINISTÈRE.

POLIGNAC n'avait peut-être pas tous les projets que lui prêtaient ses adversaires ou ses amis. Il s'étonnait qu'on lui attribuât tant d'intentions mauvaises. N'avait-il pas lui-même en 1829, au moment où le Roi voulait faire de lui le successeur de La Ferronnays, protesté solennellement, à la Chambre des pairs, de son amour pour la Charte ?

Quelques feuilles publiques... ont osé, dit-il, me présenter à la France entière comme nourrissant dans mon cœur un secret éloignement pour nos institutions représentatives, qui semblent avoir déjà acquis la sanction du temps et une force d'autorité imprescriptible depuis que la main royale qui nous les a données repose glacée dans le tombeau.... Pour moi, le pacte solennel sur lequel nos libertés monarchiques reposent m'apparait comme ce signe céleste précurseur du calme et de la sérénité ; j'y vois un port assuré contre de nouvelles tempêtes, une terre neutre également inaccessible à d'inutiles regrets et ê des souvenirs qui ne seraient pas sans danger.

Cette profession de foi, évidemment destinée à lui faciliter l'accès du pouvoir, n'avait retenu l'attention de personne, parce que personne n'imaginait que le jour viendrait où Polignac serait appelé au gouvernement. Royer-Collard avait traduit l'opinion générale en appelant le ministère un effet sans cause.

Le public ne pouvait supposer que de pareils hommes eussent été réunis pour continuer la politique de Martignac ni même seulement pour revenir à celle de Villèle. Il s'obstina donc à leur découvrir un programme. A coup sûr, les nouveaux ministres avaient le sentiment assez net qu'ils étaient au pouvoir pour faire une politique de réaction ; mais ils ne savaient pas laquelle, et ils s'étonnaient de se voir accusés ou loués de vouloir détruire la Charte, avant de s'être même entendus sur une ligne de conduite. Polignac ignorait tout de la situation de la France, et ne soupçonnait même pas les difficultés que sa seule présence dans le cabinet allait créer à la monarchie : Si son entière sécurité, écrivait Metternich, parle en faveur de son caractère, elle n'en fait peut-être pas autant, relativement à son esprit. Chabrol ne trouvait pas, au témoignage de Vitrolles, la moindre différence à être ministre avec MM de Polignac et de La Bourdonnaie, ou à occuper la même place avec Villèle ou Martignac, candeur politique qui pouvait faire honneur à son caractère, mais ne faisait pas briller sa perspicacité. Courvoisier déclara au Roi qu'il s'en irait si la Charte était menacée. L'antipathie que La Bourdonnaie professait à l'égard du parti prêtre était connue. Peut-être les ministres n'avaient-ils autre chose en commun que le désir imprécis de restreindre la liberté de la presse, de modifier la loi électorale, formes de réaction qui n'avaient rien de nouveau.

Leur premier souci fut de rassurer l'opinion. Nous ne ferons pas de coup d'État, dit Polignac à Michaud, rédacteur de la Quotidienne. — Je m'en afflige. — Et pourquoi ?Parce que, n'ayant pour vous que les hommes qui veulent des coups d'État, si vous n'en faites pas, vous n'aurez personne. Ils firent dire par le Moniteur, dans une sorte de manifeste : A moins d'avoir perdu le sens commun, les ministres ne sauraient même concevoir l'idée de briser la Charte et de substituer le régime des ordonnances à celui des lois. Quand La Bourdonnaie eut donné sa démission, en novembre, le Moniteur publia une nouvelle déclaration rassurante : La Charte est pour la France un gage de paix, et pour la Maison de Bourbon un monument de gloire. Les ministres affermiront les libertés qu'elle consacre. Mais une phrase suivait, qui autorisa toutes les conjectures : Ils sauront faire respecter les droits de la couronne. Ces droits allaient-ils, comme s'empressèrent de l'affirmer les journaux de droite, jusqu'à lever des impôts quand la Chambre aurait refusé le budget ?

Toutes les thèses étaient juridiquement soutenables. La Charte ne donnait aucun moyen de résoudre un conflit entre le Roi et la Chambre ; elle ne disait pas qui aurait le dernier mot. La Charte elle-même était-elle intangible ? Louis XVIII l'avait modifiée par l'ordonnance du 13 juillet 1815. Il s'était sans doute engagé par la même ordonnance à soumettre au pouvoir législatif les changements que les circonstances l'obligeraient à y apporter ; mais il n'avait pas accepté ceux que la Chambre de 1816 avait proposés, et c'est encore par une simple ordonnance qu'il avait, le 5 septembre 1816, déclaré que la Charte ne serait pas modifiée. La loi du 8 juin 1824, qui, en établissant le septennat et le renouvellement intégral, abrogea l'article 37 de la Charte, avait été faite d'un commun accord entre le Roi et les Chambres ; mais on n'avait pas eu l'impression qu'elle eût donné à la Charte le caractère nouveau d'un pacte formel entre la nation et le Roi. Charles X ne cessait pas, à coup sûr, de considérer la Charte comme un don gracieux de la couronne, que des considérations impérieuses pouvaient un jour le contraindre à révoquer. On pouvait ainsi discuter sans fin sur la prérogative royale et les droits de la Chambre.

Et de fait les derniers mois de 1829 furent remplis presque uniquement par cette discussion. Les journaux en firent une agitation continue : il y eut d'innombrables procès de presse. On poursuivit les Débats pour avoir parlé de Hampden et du refus de l'impôt ; une association avait été fondée en Bretagne en septembre, dont l'objet était d'indemniser ceux qui seraient inquiétés pour avoir refusé l'impôt au cas oui il serait levé sans la sanction des Chambres : les journaux qui en reproduisirent le manifeste furent poursuivis. Mais les tribunaux ne furent pas d'accord : condamné en première instance, le directeur des Débats fut acquitté en appel. En revanche, l'Apostolique était condamné pour des déclarations hostiles à la Charte.

Le conflit était en réalité purement politique : il ne s'agissait pas de savoir lequel des deux pouvoirs énumérés dans la Charte avait le droit de dominer l'autre, mais lequel en aurait la force. En laissant subsister un pouvoir royal, la Charte ne pouvait lui refuser une volonté personnelle ; en créant une représentation nationale, la Charte ne pouvait l'empêcher de développer logiquement sa puissance jusqu'au point où elle empêcherait d'agir la volonté personnelle du Roi. Pour trancher le débat, une révolution était nécessaire, qui donnerait an Roi ou à la Chambre un droit nouveau, qui déciderait lequel des deux était le souverain. Celte révolution, le Roi la ferait à son profit s'il réussissait à légiférer seul, sans le concours des représentants. A lui d'apprécier si cette opération était, en l'état de l'opinion, sans danger pour la couronne. De son côté, la gauche, après beaucoup de phrases inutiles, comprit qu'elle perdait son temps à protester de son respect pour le Roi et de son attachement à la légitimité ; elle adopta pour tactique nouvelle de ne plus parler que de la Charte, de ne plus crier que : Vive la Charte ! Car l'interprétation libérale de la Charte suffisait à détruire le pouvoir royal. Ce fut le mot d'ordre d'un nouveau journal fondé par Thiers, Mignet et Armand Carrel, qui parut le 3 janvier 1830, le National ; puis de l'ancien Globe qui, en février, se transforma en un journal quotidien politique. Les vieux journaux d'opposition, le Constitutionnel, les Débats, se retirèrent de la bataille : le premier avait une situation acquise qu'il ne se souciait pas de compromettre, et le second hésitait à jeter aussi délibérément la dynastie pardessus bord.

Dans ce nouveau et suprême combat mené contre la dynastie, Thiers fut le plus agile et le plus ingénieux des chefs. Rédacteur au Constitutionnel (depuis 1822) et vite connu pour son ardeur à défendre la Révolution française qu'attaquaient chaque jour les discours et les écrits de la droite, il était devenu presque aussitôt célèbre par la publication des deux premiers volumes de son histoire de la Révolution (septembre 1823). Ce livre, qui séduisit le public par sa lucide simplicité — les problèmes les plus complexes, les événements les plus touffus, racontés par Thiers, devenaient intelligibles pour tous, — le passionna par son libéralisme entraînant ; il fournit de faits et d'arguments les polémistes de gauche ; il fut une riposte triomphante aux violences de la Chambre, à l'expulsion de Manuel, aux pamphlets de la Congrégation. Peu épris de théories et de déclarations abstraites, de lieux communs philosophiques (c'est ainsi qu'il appelle la Déclaration des droits), Thiers mettait au service de son parti les aptitudes et la décision d'un tacticien réaliste. C'est lui qui imagina de mettre la Restauration en état de siège. Enfermons les Bourbons dans la Charte, disait-il, fermons exactement les portes ; ils sauteront immanquablement par la fenêtre. Il savait que Charles X n'entendait pas régner sans gouverner ; qu'il eût mieux aimé scier du bois, comme il disait, qu'être roi aux conditions du roi d'Angleterre. Or, ce fut précisément le roi d'Angleterre que, chaque jour, le Globe et le National lui proposèrent en exemple.

Depuis que Carrel a publié en 1827 son histoire de la Contre-révolution en Angleterre sous Charles II et Jacques II, l'analogie de situation entre les Bourbons et les Stuarts est devenue un sujet banal de conversation et d'articles. On compare tous les jours discrètement Charles X à Jacques II. La France aura sa révolution de 1688, ou, plus exactement (car l'opinion s'effraie du mot de révolution, synonyme de troubles), il suffira d'exécuter la Charte pour avoir un 1688 français. Il n'y a plus de révolution possible en France, la révolution est passée ; il n'y a plus qu'un accident. Qu'est-ce qu'un accident ? changer les personnes sans les choses. C'est ce qu'ont fait les Anglais en 1688 : Tout s'est opéré alors dans le plus grand calme. Il y eut une famille remplacée par une autre famille. Une dynastie ne savait pas régner sur une société nouvellement constituée, et l'on choisit une famille qui le sût mieux. Jacques II a été détrôné parce qu'il a... aimé ce que son peuple détestait, voulu ce qu'il repoussait, fait ce qu'il condamnait. Il n'y eut pas là révolution : L'Angleterre fut si peu révolutionnaire à cette époque, que, respectant autant qu'il se pouvait le droit antique, elle choisit la famille la plus proche parente du prince déchu. Il n'y a pas non plus en France de révolution à faire ; il n'y a plus de Bastille à prendre, plus de trois ordres à confondre, plus de nuit du 4 Août à faire, plus rien qu'une Charte à exécuter avec franchise.... Ce n'est pas là, sans doute, une besogne bien facile, mais enfin elle n'a rien de sanglant, elle est toute légale. Si donc, en France, le Roi use de sa prérogative pour détruire, comme jadis Jacques II, tout ce qui a fait la confiance de son peuple, la conclusion sera celle qu'indique le Globe : Le peuple viendrait un jour, en curieux, assister au départ d'un roi qu'il aurait voulu aimer. Ainsi les Bourbons sont menacés d'aller dormir, à côté des Stuarts, dans la poussière des races oubliées. Le langage du National et du Globe est, comme il convient, condamné par les tribunaux, mais il est approuvé par la droite. Elle répète après les libéraux : il est très vrai qu'une révolution est inutile ; pour détruire la dynastie, la Charte suffit. Le parti libéral a raison de soutenir qu'il ne veut pas de révolution, dit le Drapeau Blanc. La révolution qu'il voudrait, il l'a faite, et il est certain que la législation existante donne à la Chambre le droit de voter une adresse hostile et de refuser le budget. C'est pour changer cette législation que le ministère du 8 Août a été appelé.

Mais le ministère continuait à gouverner sans faire d'éclat. Il ressemblait à tous les autres ; il déplaçait quelques fonctionnaires ; il poursuivait le Courrier Français pour avoir dit que la Transfiguration et la Communion de saint Jérôme resteraient des chefs-d'œuvre, même quand les croyances chrétiennes seraient abolies ; il annonçait des économies dans le prochain budget. Cependant, l'agitation augmentait, et aussi la confusion. On n'attendait plus de clarté que de la rencontre du gouvernement et des Chambres. Elles furent convoquées, avec un retard insolite, pour le 2 mars 1830.

 

III. — LA SESSION DE 1830 (2-19 MARS).

LE discours du trône annonça le prochain dépôt de lois d'affaires, mais aucune mesure de réaction politique. Il fit allusion au refus de l'impôt et finit par de vagues menaces :

Vous repousserez les perfides insinuations que la malveillance cherche à propager. Si de coupables manœuvres suscitaient à mon gouvernement des obstacles que je ne veux pas prévoir, je trouverais la force de les surmonter dans ma résolution de maintenir la paix publique, dans la juste confiance des Français et l'amour qu'ils ont toujours montré pour leurs rois.

A quoi l'adresse de la Chambre des pairs répondit avec simplicité : La France ne vent pas plus de l'anarchie que le Roi ne veut du despotisme. A la Chambre des députés l'adresse fut préparée par une commission où le centre avait quatre membres et l'extrême gauche cinq ; Étienne la rédigea : elle affirmait le respect de la nation pour les droits sacrés de la couronne, l'intégrité de ses prérogatives, célébra les vertus du Roi, placé dans une région inaccessible aux orages — la légitimité, avait dit dans la discussion un orateur de gauche, Dupin, est non seulement une vérité légale, mais une nécessité sociale ; — puis l'adresse soutint avec non moins de netteté les droits de la nation :

La Charte... consacre comme un droit l'intervention du pays dans la délibération des luteras publics. Cette intervention... est... indirecte, largement mesurée, circonscrite dans des limites exactement tracées... mais elle est positive dans son résultat ; car elle fait du concours permanent des vues politiques de votre gouvernement avec les vœux de votre peuple la condition indispensable de la marche régulière des affaires publiques. Sire, notre loyauté, notre dévouement, nous condamnent à vous dire que ce concours n'existe pas.

Enfin, l'adresse faisait appel au Roi pour rétablir l'harmonie détruite entre la majorité et le gouvernement : Entre ceux qui méconnaissent une nation si calme, si fidèle, et nous qui, avec une conviction profonde, venons déposer dans votre sein les douleurs de tout un peuple... que la haute sagesse de Votre Majesté prononce !

C'était demander au Roi de renvoyer ses ministres, c'est-à-dire d'incliner sa volonté devant celle de la Chambre, c'est-à-dire encore de limiter sa prérogative. Le ministre de l'Intérieur Morille le fit remarquer : Que deviendraient alors les articles 13 et 14 de la Charte ? où serait l'indépendance du pouvoir exécutif ? Le Roi, renonçant à sa liberté dans le choix de ses agents, recevrait les ministres que lui imposerait la majorité des Chambres. Mais la majorité n'entendait pas tirer elle-même ces conséquences de sa doctrine. Elle proposait au Roi de maintenir en fait une harmonie que l'usage intégral de son droit de roi lui donnait la faculté de détruire.

Nous ne disons pas au Roi. déclara Benjamin Constant, que ses ministres doivent se retirer ; nous lui disons que l'accord doit régner entre tous les pouvoirs, et qu'il importe de le rétablir. La royauté a dans ses mains une ressource constitutionnelle dont elle peut user : c'est la dissolution. Si de tristes antécédents obligent la Chambre à ne pas se confier aux ministres actuels, la sagesse royale choisira entre ces ministres et les députés. Encore une fois, nous n'attaquons pas la prérogative royale : nous lui demandons uniquement de rétablir l'harmonie entre les pouvoirs, soit en renvoyant ses conseillers, soit en en appelant à la nation par des élections nouvelles.

L'adresse fut votée par 221 voix contre 181. Les deux cent vingt et un ne voulaient sûrement pas détruire la royauté, ni même la dynastie ; mais ils demandaient très respectueusement au Roi de leur obéir. Charles X refusa : J'avais droit, répondit-il à la délégation qui lui apporta l'adresse, de compter sur le concours des deux Chambres pour accomplir tout le bien que je méditais ; mon cœur s'afflige de voir des députés des départements déclarer que, de leur part, ce concours n'existe pas. J'ai annoncé mes résolutions... elles sont immuables... mes ministres vous feront connaître mes intentions. (18 mars.) Les journaux de gauche félicitèrent la Chambre d'avoir bien défini le régime représentatif et prouvé qu'elle était autre chose qu'une académie de législation. A droite, on écrivit : Ces gens-là ne savaient pas ce que c'était qu'un roi ; ils le savent maintenant ; un souffle les a dispersés comme une paille légère. Le lendemain, 19 mars, une ordonnance prorogea les Chambres jusqu'au 1er septembre. La droite cria : Vive le Roi !, la gauche : Vive la Charte !

 

IV. — LA DISSOLUTION ET LES ÉLECTIONS.

LE ministère ne pouvait sans doute que décider la dissolution de la Chambre. Mais quelle conduite adopter dans le cas où des élections nouvelles ramèneraient une majorité hostile ? Les ministres n'étaient pas d'accord. Deux d'entre eux, Chabrol et Courvoisier, ne voulaient pas qu'on touchât à la Charte. Les autres, décidés à quelque grande mesure, ne savaient encore à laquelle se résoudre : destruction radicale, suspension momentanée ou modification partielle de la loi électorale. Courvoisier el Chabrol furent congédiés ; le premier fut remplacé par un magistrat congréganiste, Chantelauze ; Montbel prit les Finances qu'avait, Chabrol, et l'Intérieur fut donné à Peyronnet, le plus impopulaire des anciens ministres de Villèle. On profita du remaniement pour créer un ministère nouveau, celui des Travaux publics, en faveur d'un préfet, Capelle, qui passait pour être un meneur habile des collèges électoraux (19 mai).

L'ordonnance de dissolution parut le 16 mai ; elle convoquait les électeurs pour le 23 juin et le 3 juillet. Tous les partis, s'attendant à la dissolution, se préparaient depuis la prorogation à la lutte électorale. La gauche se servit de l'organisation qui avait mené la lutte en 1827. La société Aide-toi, le Ciel t'aidera, qui avait survécu à sa victoire, groupa alors toutes les forces libérales, depuis Guizot jusqu'aux républicains tels que Carnot, Thomas, Bastide ; son programme fut de préparer la réélection des 221, sans distinction de nuances. L'entente entre associés aussi discordants resta inébranlable : ils se firent de mutuelles concessions. Lorsqu'un banquet fut organisé à Paris (aux Vendanges de Bourgogne, le 1er avril), pour fêter la résistance des 221, les républicains hésitèrent d'abord à accepter le toast au Roi : Nous, s'écria Cavaignac, rendre hommage à la royauté, jamais ! Si nous ne pouvons empêcher une telle infamie, nous sommes résolus à nous lever et à briser nos verres en signe de protestation. Ils acceptèrent pourtant que le toast fût porté au concours des trois pouvoirs, le Roi constitutionnel, la Chambre des pairs, la Chambre des députés. Des manifestations analogues eurent lieu dans les départements. On fêta indistinctement, à quelque groupe de la majorité qu'ils appartinssent, les 221, ou du moins ceux qui passaient pour en être. Quelques journaux, dont l'idéal d'avenir était la république et la démocratie[1], se souciaient peu sans doute d'un libéralisme qui n'intéressait pas 100.000 électeurs ils hésitèrent aussi tout d'abord, comme Cavaignac, à se dévouer pour la réélection en masse des 221 ; les républicains de la Tribune des Départements, de la Jeune France, de la Révolution, se disaient patriotiques, et non libéraux. Tous pourtant, une fois la bataille engagée, firent ensemble face à l'ennemi. La presse joua certainement un rôle plus actif que dans les précédentes batailles, car toutes les candidatures furent publiquement et directement posées, ce qui ne s'était encore jamais vu : en 1828, une réunion publique de 7 à 800 électeurs tenue à Paris pour entendre des candidats libéraux avait fait scandale.

La droite, de son côté, organisa le combat. Ses journaux répandirent la doctrine officielle les électeurs devaient apprendre et bien se persuader qu'on n'en appelait pas à eux comme à un souverain pour trancher le conflit entre la Chambre et le Roi. Le Roi, dit la Gazette, n'est pas un accusé, mais un arbitre suprême, un instrument de la justice éternelle de Dieu. Comme les députés, les électeurs exerçaient une fonction, remplissaient un service public, sur l'ordre du Roi ; mais ils étaient sans autorité propre. Les 221, en refusant leur concours au Roi, avaient refusé le service du Roi, ils étaient démissionnaires ; ils avaient abdiqué. Si donc les électeurs renvoyaient à la Chambre les 221, ils abdiqueraient à leur tour, et commettraient, dans leurs fonctions d'électeurs, la même forfaiture que les 221 ont commise dans leurs fonctions de députés. Le Drapeau blanc soutint même que tout électeur qui persisterait à donner son suffrage à un député frappé par le Roi d'incapacité législative, se rendrait coupable d'un délit.

Pour donner plus de force à sa doctrine, le gouvernement usa des tribunaux ; des poursuites furent engagées contre les journaux hostiles. Le gérant du National fut condamné à trois mois de prison, parce que son journal avait imprimé : le Roi règne et ne gouverne pas. Le Globe, le Courrier Français furent également condamnés pour avoir attaqué le gouvernement ; de même les éditeurs des Mémoires du conventionnel Levasseur, pour avoir contribué à l'apologie de nos temps d'anarchie et de terreur. On mit en mouvement le clergé. La procession des reliques de saint Vincent de Paul, qui rappela les magnificences du Jubilé de 1826, versa l'enthousiasme sacré sur les foules. Des évêques fulminèrent contre les 221 ; le clergé, serré autour du Roi, donna dans cc combat décisif le spectacle de sa solidarité indissoluble avec la contre-révolution : Ce qu'il y a de plus déplorable, écrivait Lamennais à ses amis, ce sont les basses extravagances du clergé ; si la religion se perd en France, c'est lui, lui seul qui l'aura perdue. Vous ne vous faites pas d'idée, même par les mandements de Messeigneurs, de l'idiotisme de la gent dévote. En effet, le concours apporté au Roi par le clergé donna à la lutte contre la Cour un caractère plus national ; elle passionna non seulement le corps électoral, mais toute la France.

La bataille fut violente. On accusa le gouvernement de laisser faire ou d'encourager — pour créer de la terreur — des incendiaires qui, sans cause discernable, désolaient la Normandie. Les fonctionnaires jugés tièdes ou hostiles furent révoqués. Enfin, Charles X intervint en personne. Il avait dit (6 juin) au corps diplomatique : Je sais, messieurs, que j'entreprends une lutte difficile. J'ai la nation contre moi. Mais dites à vos maîtres que ma volonté est inébranlable ; j'ai des devoirs envers le Ciel. Le Moniteur tint à son peuple un langage analogue : Le Roi est fort et jaloux, et sa résolution est immuable. C'est donc aux électeurs à faire en sorte que la majorité de la nouvelle Chambre ne soit pas telle qu'elle oblige le Roi, pour l'accomplissement de sa résolution, à des mesures fortes et proportionnées à la violence de l'agression. Puis, pour mieux préciser, Charles X adressa lui-même mie proclamation aux électeurs (14 juin) :

Français, la dernière Chambre a méconnu mes intentions. J'avais le droit de compter sur son concours pour faire le bien que je méditais ; elle me l'a refusé !... Maintenir la Charte constitutionnelle et les institutions qu'elle a fondées a été et sera toujours le but de mes efforts. Mais, pour atteindre ce but, je dois exercer librement et faire respecter les droits sacrés qui sont l'apanage de ma couronne.... Rassurez-vous donc sur vos droits. Je les confonds avec les miens.... Repoussez d'indignes soupçons et de funestes craintes.

Pourtant il ne disait pas ce qu'il ferait dans le cas où les électeurs ne suivraient pas ses conseils : il les menaçait simplement en une phrase vague :

Les desseins de ceux qui propagent ces craintes échoueront, quels qu'ils soient, devant mon immuable résolution.... Électeurs, hâtez-vous de vous rendre dans vos collèges ! Qu'une négligence répréhensible ne les prive pas de votre présence ! Qu'un même sentiment vous anime, qu'un même drapeau vous rallie ! C'est un roi qui vous le demande, c'est un père qui vous appelle.

Le journal de Polignac, l'Universel, déclara que les 221, qui s'en étaient remis au jugement du Roi, étaient condamnés maintenant ; tout appel d'un jugement rendu par le souverain ferait d'eux des rebelles. Les maires furent tenus de lire publiquement et de commenter la déclaration royale.

On usa, au dernier moment, d'un procédé d'intimidation sur les collèges électoraux de la Seine et de dix-neuf départements libéraux. Ils furent ajournés au 13 et au 19 juillet, tandis que partout ailleurs les collèges d'arrondissement et de département étaient convoqués pour le 23 juin et le 3 juillet. On donna pour prétexte le retard apporté dans ces départements au règlement de certaines contestations relatives à la confection des listes. On désirait, en réalité, éviter l'effet que produiraient sur le vote des grands collèges des élections sans doute mauvaises, et on escomptait l'influence qu'exerceraient sur les collèges ajournés les résultats obtenus dans ceux où l'on se promettait la victoire. Les ministres usèrent sans ménagement des procédés habituels de pression sur les fonctionnaires ; leurs circulaires, enjoignant de voter et de faire voter publiquement pour le gouvernement, furent plus tard, en 1831, lors du procès des ministres, signalées par le rapporteur de la Chambre comme inspirant un dégoût profond par le degré de perversité et d'avilissement qu'elles indiquaient. Elles ne différaient pourtant guère de celles de 1822, de 1824 et de 4827

Le .gouvernement se croyait sûr de la victoire. Polignac, dans un rapport confidentiel, disait au Roi :

A Paris, dans les campagnes comme dans les villes, les masses s'occupent uniquement de leurs intérêts matériels.... Le renversement de l'ordre des choses établi par la Restauration, consolidé par le gouvernement royal, bouleverserait toutes les existences. Chacun le sent.... La sécurité garantie aux intérêts privés, la protection offerte à toutes les industries remplissent les vieux du peuple. En un mot, ce n'est que dans nos institutions actuelles qu'on trouve le bien. ce. n'est que d'elles qu'on attend le mieux.

L'agitation contre le ministère, entretenue par les feuilles publiques, était superficielle, ajoutait-il, et faisait illusion ; en réalité, l'opinion était calme. Les journaux ministériels publièrent une note affirmant que, d'après les rapports des préfets, une majorité de 40 voix était assurée au pouvoir.

Le résultat fut contraire à ces prévisions. Le Roi et le gouvernement furent battus. L'opposition eut 274 sièges, le gouvernement 143 ; le reste était indécis. Sur les 274 opposants, 198 étaient les élus des collèges d'arrondissement, 76 ceux des grands collèges ; les 143 ministériels avaient été élus, 59 par les petits collèges, 34 par les grands. 202 des 221 étaient réélus ; quelques-uns seulement des 181. Les huit arrondissements de Paris donnèrent 7.305 voix aux opposants contre 1.523 aux ministériels. Il était évident que la nouvelle Chambre refuserait son concours comme l'avait fait l'autre.

Depuis le 20 juin, le Roi délibérait avec ses ministres sur la conduite qu'il tiendrait ; sa décision, ajournée jusqu'au moment où fut connu le résultat des dernières opérations électorales, ne fut publiée que le 26 juillet. Il ne se détermina pas uniquement pour des considérations d'amour-propre et de doctrine ; les résultats de sa politique extérieure, où il pensa trouver un point d'appui, affermirent sa confiance dans la victoire.

 

V. — LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE 1828 À 1830.

LA politique de La Ferronnays, ministre des Affaires étrangères dans le cabinet Martignac, avait été, comme celle de Villèle, prudente jusqu'à être timide, et pacifique. Sa préoccupation principale fut de limiter l'ambition russe en Turquie : Navarin signifiait que la Grèce devait être libre, mais non que la Turquie devait être conquise.... Il fit confier à la France, par la Conférence de Londres (15 juin 1828), le soin de défendre la Grèce contre les Turcs. Une armée de 14.000 hommes, sous le commandement du général Maison, occupa le Péloponnèse (octobre 1828), que les troupes du pacha d'Égypte évacuèrent sans difficulté. Mais, lorsque Maison voulut passer l'isthme de Corinthe pour affranchir l'Attique, le gouvernement le rappela (novembre). Cette molle intervention, qui s'arrêtait au moment même où le tsar faisait une campagne triomphale dans les Balkans, fit généralement regretter qu'au lieu de s'entendre avec l'Angleterre pour modérer sa propre action, la France ne se frit pas alliée avec la Russie pour l'étendre. La droite n'avait perdu ni le désir, ni l'espoir de reprendre la politique belliqueuse dont la guerre d'Espagne avait été la première manifestation. Chateaubriand écrivait de Rome :

Disons au tsar : si vous voulez aller à Constantinople, entrez dans un partage équitable de la Turquie, donnez-nous l'Archipel. Les puissances qui ne sont Pas placées de manière à s'agrandir recevront ailleurs des dédommagements. Nous, nous voulons avoir la ligne du Rhin, de Strasbourg à Cologne.

Obtenir, par l'alliance russe, le retour aux frontières naturelles, n'était-ce pas consolider à jamais les Bourbons, rallier à eux la France libérale, qui haïssait autant en eux les signataires des traités de 1815 que les revenants de l'émigration ? A gauche, on protesta vivement contre la timidité du ministère, contre l'entente avec l'Angleterre, qui nous faisait jouer en Morée un rôle de dupes. On pensait aussi que l'alliance russe eût été plus féconde. La guerre de Turquie pouvait être le point de départ d'un vaste remaniement de l'Europe, où la France reprendrait la limite du Rhin. On racontait que Nicolas Ier promettait à Charles X de favoriser ses projets de coup d'État en échange de son appui moral en Turquie.

Quand Polignac prit les Affaires étrangères, on put croire qu'il resterait fidèle à la politique anglaise qu'il avait soutenue comme ambassadeur à Londres. Son avènement, écrivit Metternich joyeux, sera un coup de foudre pour le cabinet russe ; l'Angleterre l'accueillit avec satisfaction. Pourtant, Polignac n'empêcha pas la Russie d'obtenir au traité d'Andrinople (15 septembre 1829) le démantèlement de l'empire turc, que l'Autriche et l'Angleterre lui refusaient depuis 1815. Bien plus, l'affaire grecque réglée, Polignac se reprit, comme Chateaubriand, à rêver d'une nouvelle Europe Un grand projet vit le jour dans ses bureaux : les Turcs seraient repoussés en Asie ; le roi de Hollande, installé à Constantinople, laisserait la Belgique à la France, ses colonies à l'Angleterre, les Pays-Bas au roi de Saxe, qui donnerait son royaume au roi de Prusse. Un second projet, plus modeste, attribuait au tsar la Roumélie, et à la France la Belgique, déjà révoltée contre le roi des Pays-Bas. De toutes façons, les Français seraient consolés de la perte de la Charte, si le malheur des temps obligeait le Roi à la détruire. L'opposition de la Prusse arrêta net les discussions diplomatiques sur ces grands sujets (3 janvier). C'est alors que, pour chercher une compensation aux désirs avortés de gloire et d'expansion en Europe, le Conseil des ministres (31 janvier) décida brusquement une autre croisade, l'expédition d'Alger.

 

Le conflit avec le dey d'Alger durait depuis trois ans. La France possédait depuis 1518 sur la côte barbaresque des établissements appelés les Concessions d'Afrique, pour lesquels elle payait au dey d'Alger depuis 1691 une redevance annuelle de 17.000 francs. Ces Concessions d'Afrique jouissaient du monopole du commerce depuis le cap Rose jusqu'à Bougie, et avaient le privilège de la pèche du corail. Elles furent réoccupées en 1817, sous la condition que la redevance serait portée à 60.000 francs. Entente précaire : le congrès de Vienne avait proclamé l'abolition de la course et décidé de mettre fin à l'esclavage des prisonniers chrétiens dans les trois régences d'Alger, de Tunis et de Tripoli ; mais le dey, pour avoir, en 1816, après le bombardement d'Alger par l'escadre anglaise de lord Exmouth, rendu mille captifs chrétiens, n'avait pas renoncé à la piraterie. Dans des conférences tenues à Londres la mène année, l'Angleterre proposa aux puissances d'entretenir à frais communs une croisière permanente dans la Méditerranée ; le projet fut froidement accueilli : aucune décision ne fut prise. Au congrès d'Aix-la-Chapelle (1818), il fut question d'une intervention européenne : l'Autriche s'y opposa. On se borna à rédiger un protocole (20 novembre 1818) portant que la France et l'Angleterre seraient chargées de présenter des remontrances aux Barbaresques : les Puissances ayant reconnu combien il est important d'opposer le plus tôt possible une barrière quelconque au mal que les pirateries barbaresques font au commerce de l'Europe, les gouvernements de France et de Grande-Bretagne, dont l'autorité doit naturellement avoir plus de poids auprès des Régences de Barbarie, sont invités à leur faire adresser des paroles sérieuses, en les avertissant que l'effet infaillible de leur persévérance dans un système hostile au commerce pacifique serait une ligue générale des Puissances de l'Europe, sur les résultats de laquelle les États Barbaresques feraient bien de réfléchir à temps, et qui pourrait éventuellement les atteindre jusque dans leur existence.

En exécution de cc protocole, deux amiraux, l'un anglais, l'autre français, se rendirent à Alger et, reçus par le dey Hussein le 5 septembre 1810, lui donnèrent lecture de la sommation rédigée par leurs gouvernements :

Les Puissances sont irrévocablement déterminées à faire cesser un système de piraterie qui n'est pas seulement contraire aux intérêts généraux de tous les États, mais qui encore est destructif de toute espérance de prospérité pour ceux qui le mettent en pratique. Si les Régences persistaient dans un système ennemi de tout commerce paisible, elles provoqueraient inévitablement contre elles une ligue générale de toutes les puissances de l'Europe, et elles doivent considérer, avant qu'il soit trop tard, que l'effet d'une telle ligne peut mettre en danger leur existence même.

Ces menaces molles et vagues n'intimidèrent pas le dey. Il déclara qu'il continuerait de visiter les navires dont les souverains n'avaient pas de traité avec lui, et il refusa toute réponse écrite.

Les amiraux partirent. Hussein éleva la redevance française à 214.000 francs, et réclama le règlement d'une vieille créance. En 1792, au moment d'une disette, le gouvernement français avait obtenu du dey un prêt de 250.000 piastres pour solder des achats (environ 870.000 francs) de blé faits à Bône et à Constantine ; le Directoire, en 1795, avait négocié un autre emprunt d'un million remboursable en deux ans pour d'autres achats de blé. En 1796 et 1797, deux juifs livournais, Bacri et Busnach, firent des fournitures aux armées de Bonaparte pour des sommes qu'ils évaluèrent à 2.297.445 francs. Le gouvernement français remboursa sa dette au dey en 1798, et continua d'acheter du blé à Bacri et Busnach pendant la préparation de l'expédition d'Égypte. Leur créance se monta à la somme de 7.942.992 francs, sur laquelle le Consulat s'engagea à verser un acompte de 3.725.631 francs. Cependant, l'état de guerre entre la France et la Turquie ayant provoqué la ruine des Concessions d'Afrique, la Compagnie qui les exploitait réclama en 1801, après la signature de la paix, une indemnité au dey. Il fut convenu que les sommes dues par la France à Bacri et Busnach, d'une part, et, d'autre part, à la Compagnie par la Régence, seraient remboursées en même temps. Mais le règlement présenta de telles difficultés qu'il fut sans cesse ajourné. Bacri et Busnach, ingénieux à grossir leur créance, réclamèrent 8 101 912 francs que Bonaparte refusa de payer, et toute négociation fut rompue jusqu'en 1815. La créance s'élevait alors à 13.893.844 francs ; une commission de vérification des comptes la réduisit au chiffre de 7 millions que Bacri et Busnach acceptèrent ; il fut convenu (convention du 28 octobre 1819) que ces 7 millions seraient payés par douzièmes (loi de finances du 21 juillet 1820). Mais Bacri et Busnach avaient des créanciers français qui portèrent devant les tribunaux près de 300 oppositions aux ordonnances de paiement ; une somme de 2 millions et demi fut réservée pour sauvegarder les intérêts des créanciers. Le dey, qui était lui-même créancier de Bacri pour 250.000 francs environ, prétendit alors se substituer à Bacri et Busnach et demanda impérieusement que le montant de leur créance lui fût immédiatement versé à lui-même (1821). Le ministre des Affaires étrangères ne répondit pas à la sommation. Hussein molesta les agents consulaires et les commerçants français ; le consul de Bône, accusé de fournir des munitions aux Kabyles révoltés, eut sa maison envahie et fouillée ; des vaisseaux de commerce, le courrier postal de Corse à Toulon furent visités et pillés par les Algériens. Quand Bacri et Busnach eurent touché les quatre millions et demi que leur attribuait la convention de 1819, Hussein, irrité, accusa le consul de France Deval de s'être entendu avec les juifs pour le dépouiller, et demanda directement son rappel à Charles X. Le gouvernement français refusa. Lorsque le consul se présenta, le 30 avril 1827, à l'audience donnée à l'occasion des fêtes du Beïram, Hussein lui reprocha avec violence d'avoir, par ses insinuations, empêché le ministre des Affaires étrangères de répondre à la lettre qu'il lui avait écrite, lui porta avec le manche de son éventail trois coups sur le corps, et lui dit (le se retirer. Le consul voulant continuer pourtant la conversation, le dey ajouta qu'il obligerait la France à retirer les canons qu'elle avait au fort de La Calle : Je ne veux pas qu'il y ait un seul canon des infidèles sur le territoire d'Alger.

Six vaisseaux de guerre français partirent pour exiger des excuses. Le dey refusa toute réparation (14 juin). La flotte s'éloigna, emmenant Deval et la colonie française d'Alger, et laissant quelques vaisseaux pour bloquer Alger (15 juin). Le bey de Constantine, vassal du dey, détruisit les établissements français de La Calle. Le blocus provoqua une rencontre navale à la suite de laquelle la flotte du dey ne tenta plus de sortir du port d'Alger ; mais les navires portant pavillon neutre continuèrent à commercer avec la ville, et le blocus fut peu efficace.

Le gouvernement de Martignac était peu disposé à entreprendre une guerre en règle contre le dey. Il désirait ne pas compromettre l'alliance conclue avec l'Angleterre et la Russie par une expédition dont elles pouvaient s'alarmer : Il est important, disait dans un mémoire La Ferronnays, ministre des Affaires étrangères, de ne pas donner à ces Cours occasion de soupçonner que nous pouvons mêler d'autres vues à cette alliance et que nous en profitons pour accomplir plus facilement des projets à l'exécution desquels nous aurions pu craindre leur opposition. Et, comme l'idée de faire de l'Algérie une colonie avait été mise en avant, La Ferronnays ajoutait : C'est oublier que l'Angleterre, maîtresse de Gibraltar et dominatrice de la Méditerranée, serait directement intéressée à la faire échouer, et qu'en combattant le dey d'Alger, la France risquerait de faire la guerre à l'Angleterre. Si une expédition devenait nécessaire, la France devrait proposer à la Russie et à l'Angleterre de joindre leurs forces aux siennes. A la Chambre des pairs, où il fut amené à parler des intentions de la France, La Ferronnays déclara, le 15 février 1828, que le Roi exigerait une satisfaction ; mais cette satisfaction, le Roi la proportionne au pays qui la donne plutôt qu'à la puissance qui l'exige. L'Archipel vous est désormais témoin que le pavillon de la France a le droit d'être indulgent. On applaudit cette allusion à Navarin. Le gouvernement français entama des pourparlers avec le dey. Un lieutenant de vaisseau fut chargé de lui demander la liberté de quelques prisonniers français et de lui persuader qu'il était de son intérêt de présenter des excuses. Eu cas de refus, la guerre lui serait déclarée.

Le dey, conseillé par le consul anglais, refusa tout. Une nouvelle tentative fut faite auprès de lui par le commandant de l'escadre, La Bretonnière (2 août) : elle échoua également. Quand s'éloigna le bateau qui portait La Bretonnière, les batteries du port le bombardèrent (3 août 1829). Cette nouvelle injure ne décida pas encore le gouvernement français à diriger une expédition contre Alger. Polignac, qui arriva aux affaires le 8 août, fut saisi par le pacha d'Égypte d'une proposition qui lui parut séduisante. Moyennant un subside de 10 millions, Mehemet-Ali s'engageait à conquérir la Régence. II amènerait son matériel de siège par mer, et son armée par terre. Bourmont et le ministre de la Marine d'Haussez réussirent à faire comprendre à Polignac que Mehemet-Ali n'avait ni artillerie de siège, ni moyens de la transporter, et que, entre Alexandrie et

Alger, il y avait 500 lieues de conquêtes à faire. D'ailleurs, la Porte refusa son consentement, et l'Angleterre laissa voir son hostilité.

Comme au même moment échouaient les grands projets européens de Polignac, et qu'Alger lui offrait les dernières chances de con-guète et de gloire, le Conseil des ministres décida l'expédition (31 janv. 1830).

Le 3 mars, le discours du trône annonça que l'insulte faite à notre pavillon ne resterait pas impunie ; et le Moniteur résuma, le 20 avril, les griefs de la France :

Violation des principes du droit des gens, infractions aux traités et conventions, exactions arbitraires, prétentions insolentes opposées aux lois du royaume..., pillage de nos bâtiments, violation du domicile de nos agents diplomatiques. insulte publique faite à notre consul, attaque dirigée contre le pavillon parlementaire, le dey semble avoir tout épuisé pour rendre une guerre inévitable et pour animer le courage de nos soldats auxquels est réservée la noble mission de venger la dignité de la Couronne et de délivrer la France et l'Europe du triple fléau que les Puissances chrétiennes ont enduré trop longtemps ; l'esclavage de leurs sujets, les tributs que le dey exige d'elles, et la piraterie qui ôte toute sécurité aux côtes de la Méditerranée.

Une armée de 37.000 hommes, placée sous les ordres du ministre de la guerre Bourmont, 27000 marins, une flotte de 103 bâtiments de guerre et de 350 bateaux de commerce nolisés pour le transport des hommes et des munitions, commandés par l'amiral Duperré, furent réunies à Toulon. Le départ eut lieu du 25 au 27 mai. Le 13 juin, après un arrêt de dix jours à Palma, l'expédition arriva en vue de la presqu'île de Sidi-Ferruch et débarqua en quatre jours sans que l'ennemi eût tenté une résistance sérieuse. La bataille n'eut lieu que le 19. L'armée du dey, commandée par son gendre Ibrahim, campée sur le plateau de Staouëli, descendit pour attaquer ; les Français firent un mouvement tournant, s'emparèrent de la position et du campement de l'ennemi, qui s'enfuit en déroute. Bourmont attendit d'avoir reçu son matériel de siège pour marcher sur Alger. Il arriva le 27 juin, et, le 28 au matin, les opérations commencèrent contre le fort l'Empereur. C'était une forteresse construite au XVIe siècle, armée de 120 canons, située à 800 mètres de la casbah d'Alger ; elle formait le point culminant de la ville, en même temps que l'ouvrage le plus solide de l'ensemble des défenses d'Alger du côté de la terre. Les troupes creusèrent des tranchées pendant quatre jours sous le feu meurtrier des canons du fort. Quand le travail d'approche fut assez avancé, l'artillerie de siège commença le bombardement ; en quelques heures, les murs du fort l'Empereur furent détruits ; ses défenseurs l'abandonnèrent après avoir fait sauter le magasin à poudre, et les troupes françaises l'occupèrent aussitôt. Le dey envoya son secrétaire à Bourmont, offrant toutes les satisfactions et les réparations vainement exigées jusque-là. Bourmont dicta les conditions suivantes :

 1° Le fort de la Casbah, tous les autres forts qui dépendent d'Alger et les portes de la ville seront remis aux troupes françaises, le 5, à dix heures du matin ;

2° Le dey sera laissé en liberté et conservera ses biens personnels ;

3° Le dey sera libre de se retirer où il lui plaira avec sa famille ; jusqu'à son départ, une garde assurera sa sécurité ;

4° Les mêmes avantages seront faits aux soldats de la milice ;

5° L'exercice de la religion mahométane restera libre. La liberté des habitants de toutes classes, leur religion, leurs propriétés, leur commerce et leur industrie ne recevront aucune atteinte ; leurs personnes seront respectées....

Le lendemain. 5 juillet, le dey ayant souscrit à ces conditions, le drapeau français fut hissé sur la casbah et sur les forts d'Alger : Vingt jours ont suffi, dit Bourmont dans un ordre du jour à ses troupes, pour la destruction d'un État dont l'existence fatiguait l'Europe depuis trois siècles.

Hussein s'embarqua, le 10 juillet, avec sa famille et ses serviteurs, sur un vaisseau de guerre français qui le débarqua à Naples le 31 juillet. Les troupes turques furent transportées en Asie Mineure. On trouva 48 millions environ dans le trésor du dey ; c'était a peu près le montant des frais de l'expédition ; 415 soldats français avaient été tués, 200 étaient hors de combat. Le bey de Titteri, celui d'Oran, envoyèrent leur soumission. Le bey de Constantine n'ayant pas répondu aux sommations, un corps de troupes françaises alla occuper Bône.

Si médiocre que fût, pour un gouvernement qui avait rêvé de refaire la carte de l'Europe, la satisfaction cherchée dans la Régence d'Alger, il avait pourtant fallu qu'il prévînt les Puissances de ses intentions ; et qu'il s'assurât de leur neutralité. Une circulaire de Polignac (4 février) avait annoncé que l'intention de la France était de venger une injure et de détruire, dans l'intérêt de toutes les nations, un foyer de pirates. La Russie approuva sans réserve ; les autres Puissances mirent à leur acquiescement une cordialité qui fut proportionnée à l'intérêt qu'elles avaient à ménager l'Angleterre. L'Angleterre, en effet, ne déguisa pas son mauvais vouloir. Redoutant un établissement définitif de la France en Algérie, elle voulait en obtenir la garantie écrite que l'expédition n'aboutirait pas à une conquête. Polignac répondit en adressant à toutes les Puissances une deuxième circulaire où les raisons de la guerre étaient exposées Si, ajoutait-il, dans la lutte qui allait s'engager, il arrivait que le gouvernement existant à Alger vînt à se dissoudre, alors le Roi... se concerterait avec ses alliés pour arrêter quel devrait être le nouvel ordre de choses. Si le gouvernement anglais s'était alors déclaré satisfait, l'engagement pris par Charles X eût remis, au lendemain de la victoire, le sort d'Alger à un congrès européen. Mais le ministre anglais, lord Aberdeen, insista pour obtenir des précisions nouvelles, et s'étonna qu'on eût paru jusqu'alors ne tenir aucun compte du sultan suzerain, des États barbaresques : on ne pouvait pas, on ne devait pas toucher à l'intégrité de l'empire ottoman.

La conversation diplomatique, se poursuivit avec l'Angleterre, de plus en plus serrée et de moins en moins amicale, pendant les mois d'avril et de mai. Aberdeen finit par déclarer à l'agent français de Laval : Les explications les plus nettes, lorsqu'elles sont données verbalement, n'ont aucune valeur pour le gouvernement britannique... Nous avons besoin d'une pièce qui nous mette à l'abri des reproches d'imprévoyance et de faiblesse de la part du Parlement. Polignac envoya (12 mai) une nouvelle circulaire à toutes les grandes Puissances où il rappelait le but de l'expédition, l'avantage qu'en retirerait toute l'Europe, et le désintéressement de la France. Aussitôt, l'ambassadeur anglais à Paris, lord Stuart, remit à Polignac une note où, prenant acte de ce désintéressement, l'Angleterre en soulignait la portée au point d'en dénaturer le sens : Le désaveu itératif de tous les projets d'ambition et d'agrandissement... ne permettait pas de soupçonner aucun dessein, de la part du gouvernement français, d'occuper militairement, d'une manière permanente, la Régence d'Alger... Polignac ne répliqua pas. La mort de George IV (26 juin) mit provisoirement fin au débat diplomatique.

Cependant, le gouvernement anglais obtenait du sultan de Constantinople qu'il déposât Hussein et qu'il nommât un nouveau dey. Tahar Pacha partit de Constantinople avec la mission officielle d'exiger de Hussein qu'il fit de promptes excuses au roi de France, en réalité pour étrangler Hussein et offrir à la France cette satisfaction qui rendrait l'expédition inutile. Empêché de débarquer à Alger par le blocus, Tahar dut se rendre à Toulon ; la flotte expéditionnaire avait déjà quitté le fort. Le cabinet anglais n'osa pas offrir la bataille sur mer à l'escadre française, mais il supporta mal sa déconvenue.

Polignac, cet ami sûr que l'opinion anglaise avait bien accueilli, que les ministres anglais avaient recommandé à Charles X au point qu'il n'y avait pas un seul Français, au dire de la princesse de Lieven, femme de l'ambassadeur de Russie, qui ne considérât M. de Polignac comme une marionnette mise en place par l'Angleterre, fut jugé par Wellington un des hommes les plus habiles et les plus faux. Le duc de Laval et lord Aberdeen échangèrent des propos très vifs (25 juillet) ; aux demandes d'explication formulées par l'ambassadeur anglais, lord Stuart, Charles X répondit en les lui retournant avec cette note : Pour prendre Alger, je n'ai considéré que la dignité de la France ; pour le garder ou le rendre, je ne consulterai que son intérêt. Cette animosité anglaise ne fut pas sans conséquences. Elle contribua à l'abstention du corps diplomatique pendant les journées de juillet. Eu décidant de ne pas intervenir, les représentants des souverains privèrent la légitimité d'un appui appréciable. Mais l'Europe et surtout l'Angleterre portaient moins d'intérêt à la Restauration qui était leur œuvre, du moment que la dynastie restaurée montrait l'intention de reprendre une politique de conquête et d'expansion.

 

VI. — LES ORDONNANCES.

C'EST sur la popularité de cette politique que comptait Charles X pour gagner l'appui de l'opinion dans la lutte où il était engagé contre la Chambre. La prise d'Alger, connue à Paris le 9 juillet, le combla de joie. Alors prirent corps les projets de coup d'État que, depuis le 29 juin, le Conseil des ministres agitait sans résultat. Ou proposa de réunir sous la présidence du dauphin une assemblée des conseillers généraux, des pairs et des députés fidèles. On l'aurait appelée Grand Conseil de France, et on lui aurait demandé un avis. On parla aussi d'annuler l'élection des 202 opposants et de  gouverner avec les députés ministériels : fructidor monarchique, qui aurait puni la rébellion des électeurs. D'autres se déclarèrent pour la dissolution de la nouvelle Chambre ; le Roi gouvernerait, non contre la Charte, mais, en vertu de l'article 14 de la Charte, par ordonnances : n'était-on pas dans le cas prévu par l'article 14 ? la sûreté de l'État n'était-elle pas menacée ? Quel usage le Roi ferait-il de l'article 14 ?

Le 10 juillet, Peyronnet apporta au Conseil trois projets d'ordonnances, dont l'une remettait en vigueur la loi de 1814 sur la presse, l'autre dissolvait la Chambre, la troisième établissait un nouveau régime électoral. On s'arrêta à ces propositions, qui servirent de base aux discussions. Le Roi était convaincu qu'un acte énergique sauverait la monarchie : Louis XVI n'avait péri que pour avoir cédé sur le renvoi des ministres. Charles X ne communiqua pas ses intentions au public, mais son entourage les laissa assez facilement conjecturer. Pour le gouvernement et ses amis, le temps était passé de la dissimulation, des protestations officielles contre les calomnies libérales ou contre les écarts de royalistes exaltés, la prise d'Alger autorisait la franchise : Trois semaines ont suffi, écrivit dans un mandement du 13 juillet l'archevêque de Paris, pour humilier et réduire à la faiblesse d'un enfant ce musulman naguère si superbe. Ainsi seront traités partout et toujours les ennemis de notre seigneur et Roi ; ainsi seront confondus tous ceux qui oseraient se soulever contre lui. Le lendemain, recevant Notre-Daine le Roi qui venait assister au Te Deum chanté en l'honneur des vainqueurs d'Alger, l'archevêque lui dit : La main du Tout-Puissant est avec vous, Sire ; que votre grande âme s'affermisse de plus en plus. Votre confiance dans le divin secours de la Vierge Marie, mère de Dieu, ne sera pas vaine. Puisse Votre Majesté en recevoir bientôt une autre récompense ! Puisse-t-elle bientôt venir remercier le Seigneur d'autres victoires non moins douces et non moins éclatantes ! On fit défiler devant le Roi des députations populaires ; l'orateur des charbonniers ayant dit : Charbonnier est maître chez lui ; soyez maître aussi dans votre royaume, la presse de droite reproduisit avec allégresse cette forte parole : le peuple aimait donc son Roi ! A gauche, on ne savait pas jusqu'à quel point le peuple jugeait le Roi supportable, et l'on craignait qu'il ne restât indifférent dans la querelle : Vous avez foi, disait, le 22 juillet, Odilon Barrot à deux de ses collègues de la société. Aide-toi, dans une insurrection de place publique ? Hé, mon Dieu, si un coup d'État venait à éclater, vaincus, vous seriez traînés à l'échafaud, et le peuple vous regarderait passer. Le préfet de police Mangin déclarait au ministre Guernon-Ranville : Marchez hardiment ; je réponds de Paris sur ma tête.

Les ordonnances furent signées au Conseil du 23 juillet ; elles étaient au nombre de quatre.

La première suspendait la liberté de la presse périodique et remettait en vigueur la loi du 21 octobre 1814. Désormais, nul journal, nul écrit périodique, établi ou à établir, sans distinction des matières qui y sont traitées, nul ouvrage au-dessous de 20 feuilles ne pourrait paraître sans une autorisation royale pour les auteurs et pour l'imprimeur, sous peine d'être saisi, ainsi que les presses et les caractères. Cette autorisation devra être renouvelée tous les trois mois. Elle pourra être révoquée.

La deuxième prononçait la dissolution de la Chambre, le Roi étant informé des manœuvres pratiquées sur plusieurs points du royaume pour tromper et égarer les électeurs pendant les dernières opérations des collèges électoraux.

La troisième changeait la loi électorale : Ayant reconnu la nécessité d'user du droit de pourvoir à la sûreté de l'État et à la répression de toute entreprise contraire à la dignité de la Couronne, le Roi décide : la Chambre des députés ne se composera que de députés de département ; le cens électoral et le cens d'éligibilité se composeront exclusivement des sommes pour lesquelles l'électeur et l'éligible sont inscrits personnellement, en qualité de propriétaires ou d'usufruitiers, aux rôles de l'imposition foncière et de l'imposition personnelle et mobilière (l'impôt des patentes n'entrait plus en compte dans le cens électoral) ; chaque collège d'arrondissement, comprenant tous les électeurs domiciliés dans la circonscription, nommera les candidats aux fonctions de députés en nombre égal au nombre de députés attribué au département, les électeurs se diviseront en autant de sections que le collège devra nommer de candidats ; les sections pourront être assemblées dans des lieux différents ; chacune d'elles élira un candidat ; le collège de département, composé du quart le plus imposé des électeurs, choisira dans la liste des candidats proposés par le collège d'arrondissement la moitié des députés, et nommera librement l'autre moitié. Les électeurs, dont la liste est arrêtée par le préfet et affichée cinq jours avant la réunion des collèges, écriront leur vote sur le bureau ou l'y feront inscrire par l'un des scrutateurs Le nombre des députés est ramené au chiffre, indiqué par la Charte, de 258 La Chambre est élue pour cinq ans, et renouvelable, chaque année, par cinquième.

La quatrième ordonnance convoquait les collèges d'arrondissement pour le 6 septembre, les collèges de département pour le 13, les deux Chambres pour le 28 septembre.

Ces quatre ordonnances étaient suivies d'une cinquième : c'était une liste de faveurs personnelles. Le Roi appelait au Conseil d'État des membres éliminés précédemment pour les opinions dangereusement ultra-royalistes auxquelles ils devaient quelque célébrité.

Les ordonnances parurent au Moniteur du 26 juillet, précédées d'un rapport rédigé par Chantelauze et signé par tous les ministres. C'était une longue attaque contre la liberté de la presse, qui avait créé l'anarchie morale, dissous l'autorité, débauché les électeurs, compromis l'ordre public : Nul gouvernement sur la terre ne resterait debout s'il n'avait le droit de pourvoir à sa sûreté. Ce pouvoir est préexistant aux lois, parce qu'il est dans la nature des choses. Le moment était donc venu de recourir à des mesures qui rentrent dans l'esprit de la Charte, mais qui sont en dehors de l'ordre légal, dont toutes les ressources ont été inutilement épuisées. D'ailleurs, la Charte elle-même en fournissait le moyen : L'article 44 a investi Votre Majesté d'un pouvoir suffisant, non sans doute pour changer nos institutions, mais pour les consolider et les rendre plus immuables. Ainsi le rapport de Chantelauze tentait de justifier la conduite du Roi. Le Roi sortait de la légalité, et il s'en excusait sur l'obligation que lui en faisait une nécessité supérieure, mais il disait en même temps trouver dans la Charte le droit d'agir comme il faisait, il n'affirmait pas son droit supérieur et antérieur de roi : il en reconnaissait les limites constitutionnelles, et s'appuyait sur la Charte pour changer la loi. Ce n'est pas un coup d'État, mais un coup de Charte, écrivit le lendemain Genoude, le rédacteur de la Gazette.

Le rédacteur en chef du Moniteur raconta quelques mois plus tard, à la Chambre des pairs qui jugea les ministres, avoir dit au garde des Sceaux qui lui confiait le texte à imprimer : J'ai cinquante-sept ans, j'ai vu toutes les journées de la Révolution, et je me retire avec une profonde terreur. Les ministres et le Roi ne conçurent pas la moindre inquiétude. Une partie de l'armée était avec le ministre de la Guerre en Afrique ; quatorze mille hommes étaient réunis aux camps de manœuvres établis à Saint-Orner et à Lunéville, d'autres parcouraient la Normandie pour y rétablir la sécurité compromise par les incendies. Il n'y avait à Paris, outre les 1.300 gardes du corps de la Maison militaire, que 11.500 hommes, et 5.500 dans la banlieue Le sous-secrétaire d'État de la Guerre, Champagny, ne fut même pas prévenu. Champagny sera bien étonné demain en lisant le Moniteur, disait le Dauphin en se frottant les mains. On décida de donner, en cas de troubles, le commandement des troupes à Marmont, mais on ne l'en avertit même pas Le gouvernement ne prévoyait donc pas de difficultés sérieuses ; tout son souci avait été de garder le secret de ses intentions ; le jour où il signait les ordonnances. Polignac, astucieux, parlait publiquement de la prochaine ouverture des Chambres : les députés et les pairs reçurent même leur convocation officielle pour le 3 août. Quand je vais aux Affaires étrangères, écrivait l'ambassadeur d'Angleterre, je crois entrer dans le paradis des fous de Milton. Mais la Vierge était apparue à Polignac pour l'encourager. Le Roi, qui était à Saint-Cloud, alla chasser à Rambouillet.

 

 

 



[1] Par républicanisme, écrit la Jeune France du 20 juin 1829, j'entends parler de cette soif d'égalité et de Justice, de ce dédain universellement éprouvé pour les distinctions qui ne viennent pas du mérite personnel, de ce besoin de contrôle de tous les actes du pouvoir, enfin de cette conscience de la dignité de l'homme et du citoyen qui le fait résister à l'arbitraire et s'indigner à l'idée du despotisme.