HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE II. — LE GOUVERNEMENT PARLEMENTAIRE (1816-1828).

CHAPITRE III. — L'AVÈNEMENT D'UNE GÉNÉRATION NOUVELLE.

 

 

VERS le temps où la Chambre des députés entreprend de ramener la France à l'ancien régime, une génération nouvelle arrive à l'âge d'homme, révise les formules sur lesquelles vivent les vieux partis et propose à la société française de nouveaux programmes de vie morale. Les hommes nés après 1789, c'est-à-dire ceux qui n'ont pas pris part en personne aux luttes de la Révolution et de l'Empire, forment en 1824 la majorité de la population virile de la France[1]. Ils ne se sentent plus que faiblement attachés aux passions qui ont agité leurs devanciers. Si, dans les luttes électorales, ils ne sont encore qu'une minorité sans influence, c'est sans doute parce que la loi ne permet l'électorat qu'à trente ans, et l'éligibilité qu'à quarante ; c'est aussi parce qu'on ne brise pas facilement les cadres des anciens partis : ils se vident lentement à mesure que disparaissent les hommes qui les avaient pourvus d'idées et de sentiments. Mais la génération nouvelle écartée de la pratique politique peuple chaque jour davantage le barreau, l'administration, l'instruction publique, l'armée, la magistrature ; et sa conscience s'exprime dans les travaux de son élite. Par le journal, par le livre, elle substitue à l'ancien libéralisme vieilli, attardé dans un bonapartisme sentimental, usé dans des conspirations manquées, des conceptions nouvelles où il entre plus d'avenir et plus d'humanité. Elle a besoin, n'étant plus soutenue par la même haine du présent, ni par le même regret du passé, de se donner d'autres raisons d'agir, et de fonder son action sur d'autres doctrines. De là, chez les uns, l'effort, sinon pour créer un libéralisme nouveau, au moins pour réviser toutes les affirmations de l'ancien effort qui se manifeste discrètement d'abord, puis sans réserve, dans le Globe ; de là, chez d'autres, le désir de créer une société nouvelle, qui éclate dans les premières œuvres du Saint-simonisme naissant. — Et ce n'est pas seulement à gauche que se constate le labeur de la nouvelle génération. Le catholicisme légitimiste de 1815, tout-puissant dans les conseils du gouvernement, n'inspire que dédain aux jeunes catholiques de 1824 ; ils s'effraient de voir la religion liée à un conservatisme stérile et condamné ; ils ne s'abusent ni sur la cause ni sur la portée du triomphe électoral de 1824 ; ils dressent contre le vieux clergé gallican et royaliste l'ultramontanisme qui dégagera la religion des intérêts dynastiques, qui affranchira l'Église de l'esclavage où la tient la protection officielle. Tout ce renouvellement de la pensée politique, sociale et religieuse, s'accompagne d'une révolution esthétique : vers 1824, un nouveau romantisme s'élève, aussi différent du romantisme de 1816 que les libéraux du Globe sont éloignés des patriotes de 1815 ; il répond à un état nouveau de la sensibilité ; en littérature, en peinture, en musique, il renouvelle les formes d'art par où elle s'exprime. — Dans la science enfin, des synthèses hardies annoncent une conception nouvelle de la nature et de la vie.

 

I. — LES NÉO-LIBÉRAUX.

C'EST sans doute dans l'échec et la dislocation de la charbonnerie qu'il faut chercher l'origine du groupement nouveau et de la propagande nouvelle des jeunes libéraux. L'activité et l'idéalisme sans emploi précis d'une élite se plurent aux entretiens que leur offrit dans sa chambre de la rue du Four-Saint-Honoré un professeur de l'École Normale révoqué en 1822, le philosophe Th. Jouffroy. Sous sa direction grave et passionnée, à laquelle s'associa un autre universitaire destitué, Dubois, ancien carbonaro comme lui, des jeunes gens s'unirent dans une même ferveur de foi morale ; ils demandèrent à la philosophie ce que le libéralisme politique ne leur donnait plus, un but pour leur activité, un remède à l'inertie de leur esprit, au désœuvrement de leur cœur. C'étaient Pierre Leroux, Rémusat, Duvergier de Hauranne, Vitet, Duchâtel, Sainte-Beuve, Magnin, Ampère, d'autres encore. Quelques-uns d'entre eux avaient rédigé une feuille de gauche, les Tablettes Universelles : le gouvernement l'ayant achetée, ils en sortirent. Pierre Leroux leur donna, en fondant le Globe (septembre 1821), une maison à eux ; le journal, qui ne payait pas de cautionnement, dut s'abstenir de politique, mais traita toutes les questions philosophiques, esthétiques et sociales. C'est là qu'ils dirent leur dédain pour les routines de droite et de gauche, leur spiritualisme, leur curiosité de l'histoire, leur goût pour les nouveautés littéraires. Le fameux article de Jouffroy, Comment les dogmes finissent, écrit en 1823, publié en 1825, fut comme le programme philosophique de cette jeunesse :

Une génération nouvelle s'élève, qui a pris naissance au sein du scepticisme dans le temps on les deux partis avalent la parole. Elle a écouté et elle a compris. Et déjà ces enfants ont dépassé leurs pères et senti le vide de leurs doctrines.... Supérieurs à tout ce qui les entoure, ils ne sauraient are dominés ni par le fanatisme renaissant, ni par l'égoïsme sans croyance qui couvre la société... ils ont le sentiment de leur mission et l'intelligence de leur époque ; ils comprennent ce que leurs pères n'ont pas compris, ce que leurs tyrans corrompus n'entendent pas ; ils savent ce que c'est qu'une révolution, et ils le savent parce qu'ils sont venus à propos.

Fières paroles, que l'un des rédacteurs du Globe, Sainte-Beuve, appela plus tard le manifeste le plus explicite de la jeune élite persécutée, de la jeune garde, comme disait Thiers. C'était aussi une déclaration de guerre. L'indépendance des jeunes gens du Globe ne leur permit pas d'être voltairiens avec le Constitutionnel ; et ils ne furent pas étonnés de s'attirer l'inimitié des médiocrités et des vieilles vanités qui dominaient à la rédaction de ce Journal des intérêts et des besoins. Ils raillèrent volontiers la presse libérale, pour qui le curé n'est qu'un fonctionnaire qui a mission d'instruire ses ouailles, comme l'entend M. le Procureur du roi ; qui est tenu, sur mandat de M. le Maire, de leur délivrer tous les sacrements qu'ils requerront. Bientôt, dans leur mépris pour les procédés de, la gauche, ils iront jusqu'à refuser de partager sa traditionnelle indignation contre les jésuites ressuscités. Ils avouent lire avec le même sang-froid M. de Bonald et Benjamin Constant, le Mémorial catholique et le Mercure. Ils signifient orgueilleusement aux partis belligérants leur indifférence pour leurs querelles, leur résolution de ne pas rentrer dans leurs vieilles ornières. Comme ils habitent une région plus haute que celle oh s'agitent les partis, ils distribuent à droite et à gauche leur critique et font savoir leur dédain aux gouvernants. Que peuvent aujourd'hui les maîtres de la puissance matérielle ? A peine sont-ils bons à empêcher qu'on mette en question les dogmes qui étayent leur faiblesse, et dont ils ne savent plus pourquoi ni comment ils sont vrais. Ces dogmes ne sont plus que des formules qui les trahissent au jour du danger et restent muettes entre leurs mains.

Tout ce déploiement de pensée et d'ironie pouvait promettre d'aboutir sinon à une action pratique, du moins à une doctrine précise. Comment aurions-nous des hommes politiques, écrit Jouffroy, des hommes d'État, quand les questions dont la solution réfléchie peut seule les former ne sont pas même posées, pas même soupçonnées de ceux qui sont assis au gouvernail : quand, au lieu de regarder à l'horizon, ils regardent à leurs pieds ? Sans doute, mais les intellectuels du Globe qui regardaient à l'horizon se montrèrent si peu empressés à dire ce qu'ils y voyaient qu'on ne le sut jamais bien. Leur foi nouvelle, qui devait s'élever sur les débris de l'ancienne, ne parvint pas à être autre chose que la négation de la foi reçue ; ils se demandèrent sans cesse et ne surent jamais précisément quelle serait leur direction. Ils annoncèrent quotidiennement leur intention de la trouver et de la dire ; et leur intention resta vaine. ils ne purent sortir de leur rôle de spectateurs et de critiques. Certains d'entre eux sentirent cette impuissance et, loyalement, l'avouèrent. Cette inaction contemplative que quelques-uns présenteraient comme le plus haut degré de la science pourrait, avoue l'un d'eux, ne déceler que faiblesse d'intelligence ou faiblesse de caractère. Quand on prétend fonder la science politique, on ne doit pas se borner à exprimer le vœu ne reste pas en arrière ; quand on annonce la prochaine mise au jour de la Vérité nouvelle, convient-il de se borner à railler le Catholique où M. d'Eckstein remet à neuf de vieilles armes, et les Saint-simoniens du Producteur qui s'efforcent de dresser un corps de doctrines ? De part et d'autre (c'est encore un aveu de ces hommes impuissants et sincères), on déclame contre le désordre des opinions individuelles, on parle d'unité et de pouvoir spirituel, on ambitionne d'atteindre à la Vérité générale et définitive. Le Globe s'élève entre le Producteur et le Catholique comme un juge peut-être, non comme un vainqueur. Il est temps de faire davantage, il est temps de montrer que la critique n'est pas le scepticisme, et que l'impartialité du Globe n'est frappée ni de stérilité, ni d'impuissance. Quand on affiche enfin le désir, à coup sûr modeste, de fonder la liberté politique par le gouvernement représentatif, suffit-il de fixer son regard sur un avenir lointain, est-il sage de dédaigner de se joindre à ceux qui ont le sentiment des nécessités présentes de la lutte ? Je lis le Globe qui m'ennuie, écrit Rémusat en 1826, et ce qui me fâche, c'est que je ne saurais dire pourquoi. C'est quelque chose d'un peu insipide que ces idées nouvelles sans résultats, et qui ne correspondent à rien. Je voudrais quelque chose de plus substantiel.

Si le Globe ne réussit pas à pourvoir le nouveau libéralisme de la doctrine qu'il lui promettait, son œuvre témoigne pourtant d'un effort d'analyse et de critique sans précédent. On eut, dans ce journal, la passion des idées ; on y amoncela des plans de travail pour plus l'une génération ; on y dressa la statistique universelle des idées et des œuvres nées de la civilisation européenne. Rien de tel ne s'était encore vu, et ce résultat excitait l'admiration des penseurs. Le Globe donna au plus célèbre de tous, à Gœthe, trois fois la semaine, beaucoup à penser : ces écrivains sévères, hardis, profonds et prophétiques, où l'esprit du temps se reflète clair, puissant, formidable, étaient pour lui le miroir de la vie intellectuelle de la France :

Toutes les fois que les Français renoncent à leur esprit philistin, ils cous sont. de beaucoup supérieurs en jugement critique et en compréhension des œuvres originales. Ils avaient déjà derrière eux une civilisation longue (unendlich), quand nous autres Allemands n'étions encore que de grossiers Burschen.

Mais lorsque, las de l'analyse ou contraints par les circonstances, à défaut de doctrine, du moins à prendre parti, les néo-libéraux durent descendre des hauteurs où se plaisait leur critique, ce fut le signal de la dispersion. Les nus restèrent au Globe, devenu journal politique, combattirent aux côtés du Constitutionnel et du National, entrèrent dans les cadres qu'avaient construits les hommes d'action, et qu'ils avaient tant méprisés ; puis, après leur courte ivresse de pensée, ils s'assirent, satisfaits, dans les fauteuils que leur offrit Louis-Philippe ; la foi nouvelle tant annoncée, tant attendue, c'était, donc la quasi-légitimité. D'autres, plus exigeants, se firent républicains ; on en vit enfin qui, avides de posséder la vérité totale et de se pourvoir d'une doctrine universelle, allèrent chercher l'un et l'autre chez les Saint-simoniens.

 

II. — LES SAINT-SIMONIENS.

LE mouvement saint-simonien eut les mêmes causes morales que le néo-libéralisme. C'est le dégoût inspiré par les insuffisances doctrinales du libéralisme officiel, c'est son échec aussi qui amenèrent à la nouvelle doctrine d'anciens conspirateurs, des carbonari de 1822, comme Bazard, Buchez, Cerclet et tant d'autres. A peine, écrit Bazard, venais-je de sonder le vide, de sentir la stérilité pour notre époque de la philosophie critique et de la politique révolutionnaire, que les ouvrages de Saint-Simon fixèrent mon attention ; les conceptions de ce hardi novateur me parurent le germe du monde nouveau que je cherchais instinctivement depuis longtemps. D'autres y arrivèrent par des chemins plus détournés. Le désir, que le catholicisme ne pouvait contenter, d'une croyance en accord avec le progrès, poussa Hippolyte Carnot, Michel Chevalier, Laurent et d'autres à se faire d'abord Templiers ; mais la règle de Jacques Molay ne satisfit pas longtemps leur curiosité, et le personnel de l'Ordre leur parut aussi peu accessible au progrès que le Collège des cardinaux romains. Le Saint-simonisme, qui les conquit ensuite, provoqua au contraire chez eux et chez d'autres jeunes gens des dévouements enthousiastes, qui firent de la nouvelle école une famille, puis une église.

Le Saint-simonisme se présentait vers ce temps comme une doctrine de réorganisation totale. Elle s'exprimait dans le Producteur, journal que Saint-Simon avait fondé au moment de mourir (1825) ou, pour parler comme, un disciple, au moment de s'endormir dans le rêve du bonheur public. Le journal que nous annonçons, disait l'introduction, a pour but de développer et de répandre les principes d'une philosophie nouvelle. Cette philosophie est positive dans son but et dans sa méthode : elle écarte de son objet toute considération relative à l'origine et à la destinée, et de son argumentation les déclamations inspirées tant par la crainte du fanatisme, de l'ambition théocratique et de la tyrannie, que par les regrets du passé. Elle ne procède ni de la critique du XVIIIe siècle, toute négative, ni des conceptions attardées qui ne peuvent s'adapter à la société moderne. Ni libérale, ni catholique, elle est scientifique et expérimentale. C'est à l'observation scientifique des faits historiques que la doctrine doit son point de départ. L'Histoire, physique sociale, ne doit pas se contenter de servir d'aliment aux spéculations dos moralistes, des journalistes, des philosophes ; elle est elle-même la morale, la politique, la philosophie, parvenues à l'état positif. L'historien découvre les lois de l'enchaînement des faits ; il connaît donc le point de développement où sont arrivées les sociétés, et il prévoit leur destinée. De la considération du passé il induit les lois de l'avenir. Cet avenir, c'est l'état industriel, l'exploitation du globe par l'activité matérielle, intellectuelle et morale de l'humanité associée. Les formes actuelles du gouvernement ne correspondent plus à cet idéal ; c'est la représentation d'une vieille comédie. Les Saint-simoniens prétendent organiser scientifiquement les pouvoirs sociaux qui conviennent au monde nouveau. La société humaine a passé du joug de la politique féodale sous le joug de la politique métaphysique ; asservie jadis à la force brutale, elle l'est aujourd'hui à l'idée anarchiste de liberté. Il faut refaire une doctrine et l'imposer au monde. Les savants seuls ont la compétence nécessaire. Ils sont le seul pouvoir spirituel légitime, capable d'abolir le mal, de supprimer l'initiative individuelle et la concurrence qui créent la misère et la ruine sociales, l'antagonisme entre États qui crée la guerre, d'associer les hommes dans le travail, d'unir les nations dans l'exploitation savante, réglée, fraternelle de la planète. Par eux, l'humanité organisée marchera au bonheur social.

La doctrine saint-simonienne n'est encore qu'à l'état fragmentaire et discursif dans le Producteur, qui disparut en 1826 ; elle ne fut exposée, sous une forme complète et systématique, qu'en 1828 dans des leçons que professèrent les chefs de l'école. C'est là qu'ils avouèrent plus clairement le lien qui rattache leurs idées à celles de leur maître Saint-Simon. Ils font remonter à lui l'honneur d'avoir révélé la vérité nouvelle, annoncé la mort prochaine des formes sociales faites pour la guerre, l'avènement de la paix dans l'Association. Singulier homme, dont la vie ne fut qu'un long effort exalté pour systématiser la philosophie de Dieu ! Il tente, tout d'abord, de déduire les lois de l'organisation sociale de la plus générale des lois du monde, la gravitation, descendant du phénomène univers au phénomène système solaire, de celui-ci au phénomène terrestre, et enfin à l'étude de l'espèce considérée comme une dépendance du phénomène sublunaire. Mais, s'étant aperçu à temps de l'impossibilité d'établir jamais une loi positive et coordinatrice de cette philosophie, Saint-Simon s'est retourné vers la science de l'homme. C'est alors l'histoire qui lui révèle que le régime industriel est le régime de l'avenir et tuera la conception des légistes, le roman métaphysique des Chartes et des Constitutions, cette calamité publique. J'ai reçu la mission de faire sortir les pouvoirs politiques des mains du clergé, de la noblesse, et de l'ordre judiciaire pour les faire entrer dans celles des industriels. Mais, une fois construit le système de politique positive qui confie le pouvoir spirituel du monde aux savants et aux artistes et le temporel aux praticiens du travail, ce mathématicien désabusé, ce sociologue fatigué s'aperçoit qu'il a négligé dans ses calculs la force sentimentale et religieuse, et, une dernière fois, Saint-Simon change de méthode ; il se proclame le messie d'un nouveau christianisme ; il écrit alors la plus grande parole qui ait retenti depuis Jésus : Toutes les institutions sociales doivent avoir pour but l'amélioration physique et morale de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. Et, au moment de sortir d'une vie manquée qui se termine par un livre inachevé, ce messie dit à ses amis : Quarante-huit heures après notre seconde publication, le parti des travailleurs sera constitué : l'avenir est à nous. La route est tracée par le maitre ; les disciples la construisent.

A chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres, voilà la formule destructive du droit ancien, du droit de la conquête et de la naissance. Ce n'est plus aux individus isolés, détenteurs de la propriété, c'est-à-dire au privilège, au hasard, à l'incapacité, à l'égoïsme, qu'il appartiendra de répartir les instruments et les produits du travail. L'Etat, seul propriétaire, aura le pouvoir de diriger la production et de la mettre en harmonie avec la consommation. Ce sera justice, car la répartition se fera selon la capacité ; ce sera progrès, puisque l'exploitation, débarrassée des fourberies de la concurrence, sera moins coûteuse et meilleure. L'Etat distribuera non seulement l'éducation générale qui fait l'homme, mais encore l'éducation spéciale qui fait le travailleur, c'est-à-dire les croyances communes qui façonneront les cœurs et les esprits à l'ordre nouveau ; qui créeront une moralité nouvelle, rectifiant, comme disait Saint-Simon, l'ancienne ligne de démarcation entre le bien et le mal. Le progressif, c'est le bien ; le rétrograde, c'est le mal. Car la vie individuelle n'est qu'une face de la vie sociale ; l'individu isolé est une abstraction ; c'est au nom de l'humanité qu'il faut organiser l'individu.

Les Saint-simoniens donnèrent à l'ensemble des sentiments et des idées qui devaient désormais réunir les hommes, le nom de religion. Si les philosophes en sont venus à penser que la religion est une contemplation individuelle, une pensée intérieure, c'est là un signe, entre tant d'autres, de la dislocation sociale, la religion, c'est l'explosion de la pensée collective de l'humanité. Ainsi la doctrine se résout en une religion sociale où il n'y a ni miracle, ni surnaturel, dont les savants seront les prêtres, dont les législateurs seront les théologiens.

Il ne saurait être question ici de suivre jusqu'en leurs dernières conséquences les démarches de la pensée saint-simonienne ; il faut nous borner à marquer par où cette pensée s'oppose aux directions d'esprit du même temps. La contemplation de l'avenir où elle se plaît la distingue suffisamment des timidités qui l'environnent. Elle est la seule qui ébauche une doctrine totale, une synthèse complète ; elle satisfait plus largement qu'aucune autre le besoin de théories qui est le propre de ra génération nouvelle. Les Saint-simoniens sont les premiers à apercevoir le lien qui unit toutes les questions ; ils sn refusent à isoler le problème politique et le subordonnent hardiment au problème social : ils sont les premiers à dire, en un temps où les hommes de gauche professent un respect sans limites pour les procédés du mécanisme parlementaire, que la puissance publique se transformera dans la mesure où les hommes transformeront l'objet de leur conduite morale et matérielle. Que le Globe les raille de leur goût pour la symétrie égyptienne, que Benjamin Constant les appelle prêtres de Thèbes et de Memphis, ils n'en sont pas moins les seuls qui aient une réponse à la plainte des nouveaux libéraux, qui jugent stériles et usées les doctrines de leurs pères sans trouver à les remplacer. Seuls, ils ont le courage de penser, et d'aller jusqu'au bout de leur pensée.

Mais c'est surtout par l'ampleur, la puissance et la nouveauté de leurs vues économiques qu'ils dépassent le néo-libéralisme. Pour étrange qu'apparaisse leur communisme inégalitaire fondé sur l'infaillibilité d'un institut de savants, il ne peut masquer la fécondité de leur pensée et l'avenir qui est en elle. L'imagination saint-simonienne est la seule de ce temps qui ose, qui prévoie et qui crée. Elle dit — en 1825 — que le Chemin de fer fera une vaste révolution dans la société :

Avec une facilité et une célérité de communication si grande, les villes provinciales d'un empire deviendraient autant de faubourgs de la capitale.... Produits industriels, inventions, découvertes, opinions circuleraient avec une rapidité jusque-là inconnue, et, pardessus tout, les rapports d'homme à homme, de province à province, de nation à nation seraient prodigieusement accrus.

C'est dans le même temps que le Producteur propose la création d'une association internationale commanditaire de l'industrie, qui ferait étudier par les savants et les ingénieurs tous les projets destinés à mieux exploiter la terre et qui les soutiendrait de ses capitaux ; qui porterait son attention sur l'influence qu'exercent certains travaux sur la vie, la santé, les mœurs des travailleurs ; car il n'est plus permis d'oublier que les travailleurs sont la cause première et le but principal de la production. C'est encore ces rêveurs qui voient dans la commandite par actions le moyen d'intéresser les petits propriétaires aux grandes affaires, d'obliger les riches à répandre leur fortune dans une foule de canaux productifs et de généraliser ainsi leur intérêt individuel ; qui parlent du crédit comme d'une vertu sociale, capable de réorganiser le monde. Leurs conceptions sont toutes pénétrées de la passion du progrès par la science, en un temps où l'empirisme domine tous les actes, où la timidité générale immobilise la propriété, paralyse le commerce, endort l'industrie, et, plus gravement encore, anémie les doctrines.

Car la plus grande hardiesse que l'on connaisse alors, c'est de s'élever contre le protectionnisme officiel au nom de la liberté des échanges, et de protester, au nom de la liberté du travail, contre les velléités, apparues chez quelques politiciens, de reconstituer les anciennes corporations. Les physiocrates avaient lié leurs vues au despotisme éclairé ; les circonstances lient celles des économistes à la prépondérance naturelle, légitime, des classes moyennes, c'est-à-dire à la Charte. Les livres anglais d'Adam Smith (traduit en 1822), de Ricardo (1818), de Malthus (1820 et 1823) avaient répandu en France la doctrine du minimum de gouvernement, le mépris des ouvriers, l'ignorance de leur condition. J.-B. Say, dans son cours au Conservatoire des Arts et Métiers (1819) publié en 1828 et devenu la Bible des économistes, ne dit rien de plus, et ses vues s'incorporèrent à la doctrine libérale. Un seul économiste, Sismondi, osa en 1820, dans ses Nouveaux principes d'économie politique, montrer d'autres préoccupations ; il constata que le laisser-faire n'avait pas résolu tous les problèmes, et qu'il avait déçu ceux qui lui avaient demandé de guérir tous les maux : Les efforts sont aujourd'hui séparés de leur récompense ; ce n'est pas le même homme qui travaille et se repose ensuite, mais c'est parce que l'un travaille que l'autre peut se reposer. Il dit aussi que l'État ne doit pas rester neutre, mais intervenir, favoriser une organisation du travail. C'est un propos presque saint-simonien ; c'en est un encore que de reconnaître le phénomène nouveau que présentent les nations opulentes où la misère publique ne cesse de s'accroître avec la richesse matérielle et où la classe qui produit tout est chaque jour plus près d'être réduite à ne jouir de rien. Tous les progrès, le crédit facilité par les banques, le travail par les machines, rompent l'équilibre entre la population et le revenu, réduisent le prix des journées, et rendent la vie de l'ouvrier plus incertaine. Il ne sait plus sur quelle demande de travail il faut compter : L'économie sur tous les moyens de produire n'est un avantage social qu'autant que chacun de ceux qui contribuent à produire continue à retirer de la production un revenu égal à celui qu'il en retirait, avant que cette économie eût été introduite. Au reste, Sismondi avoue son impuissance à trouver un remède. Il n'est pas réformateur, il est pessimiste : La distribution des profits du travail entre ceux qui concourent à les produire me parait vicieuse ; mais il me semble presque au-dessus  des forces humaines de concevoir un état de propriété absolument différent de celui que nous fait connaître l'expérience.

Les vues de Sismondi ne tiennent pas, dans la littérature économiste, plus de place que certaines phrases parties du côté gauche de la Chambre : le député Beauséjour parle, à la Chambre de 1832, des vices de l'organisation sociale, et Voyer d'Argenson rappelle aux députés de 1828 : Quelquefois, quand nous votons des impôts, nous obligeons une très petite partie de ceux qui nous ont élus réellement ou fictivement à faire le sacrifice d'une portion des revenus de leurs capitaux, tandis que nous condamnons une immense quantité de créatures humaines aux travaux forcés.

Ces propos passaient alors inaperçus.

 

III. — LES ULTRAMONTAINS.

PENDANT que les néo-libéraux font la critique des partis anciens, que les Saint-simoniens, étrangers à la querelle entre le libéralisme et le royalisme, élèvent leur industrialisme au-dessus de ces doctrines du passé, certains catholiques sont, eux aussi, saisis par la révolution intellectuelle et par le mouvement passionné qui entraîne la nouvelle génération. C'est l'un d'eux, Lamennais, qui a dit : Bien ne peut rester tel qu'il est. Le statu quo est aujourd'hui une des plus prodigieuses folies qui puissent entrer dans une tête humaine. Effrayés du déclin de la foi et désireux de la restaurer, ils prirent le contre-pied de la tactique suivie jusque-là par le clergé : leur dessein fut de dégager leur religion des intérêts dynastiques, de briser l'alliance du royalisme et du clergé, de rompre le contrat tacite qui liait le sort de l'Église à celui d'un parti dont la protection la compromettait et dont les exigences l'asservissaient.

Politique hardie et difficile : c'est attaquer l'épiscopat, qui professe le royalisme le plus pur, parce qu'il y trouve le maximum d'ancien régime possible, c'est-à-dire les faveurs, le respect extérieur, le budget accru, l'influence politique. Le dévouement au prince implique, il est vrai, l'acceptation du pouvoir temporel du prince et des libertés de l'Église gallicane qui le fondent en droit ; c'est-à-dire la soumission à l'État laïque, l'inertie imposée à l'Église, la résignation à la liberté des cultes, l'apostolat interdit ou enfermé dans les règlements de la police de l'État. Mais les évêques aiment mieux sacrifier la propagande que leur rôle politique. Si les Bourbons du XIXe siècle ne peuvent pas, comme Louis XIV, leur ramener les âmes qui s'éloignent, la politique de la monarchie restaurée leur procure des compensations : l'État, en garantissant aux évêques la souveraineté spirituelle dans le diocèse, le droit de commander aux fidèles, l'autorité absolue sur le clergé secondaire, assure à l'Église de France la constitution qu'ils lui souhaitent. Le pouvoir temporel des rois est le fondement nécessaire, non seulement de la situation des évêques dans l'État, mais aussi de leur droit divin dans l'Église.

L'état de fait, qui satisfaisait les évêques, effrayait les catholiques ardents. Comment refaire la conquête de la France irréligieuse et révolutionnaire avec des chefs qui se contentent de n'être pas dépossédés, et qui, en échange de cette certitude, acceptent d'être impopulaires et suspects ? Les privilèges politiques et les faveurs individuelles prodiguées par une dynastie fragile peuvent-elles entrer en balance avec l'indépendance et la vie ? C'est pourquoi, lorsque, parmi les jeunes catholiques, un groupe se forma, décidé à lutter contre l'inertie satisfaite de l'épiscopat et à tenter, contre l'irréligion grandissante. la restauration de l'Église, il se trouva vite amené à adopter contre le gallicanisme traditionnel les doctrines ultramontaines que J. de Maistre avait produites en 1819 dans le Pape, au grand scandale du haut clergé et des ultras. Son premier chef fut l'abbé de Lamennais, que les invectives passionnées de son livre sur L'indifférence en matière de religion (le 1er volume est de 1817) avaient rendu célèbre. En 1824, le Mémorial catholique, fondé par deux autres prêtres, ses amis Gerbet et de Salinis, puis le Catholique, fondé par un journaliste, d'Eckstein, juif danois converti à Rome, portèrent le débat dans la polémique quotidienne. La brochure de Lamennais, De la religion considérée dans ses rapports avec la politique (1826), que le gouvernement poursuivit, posa la question de l'ultramontanisme devant le grand public.

Lamennais et ses amis veulent d'abord séparer l'Église des partis, ensuite lui subordonner les partis. A ces catholiques avant tout, la situation actuelle semble intolérable. Un État qui n'a aucune foi, aucun culte, est évidemment athée ; athée dans l'ordre politique, puisque la Charte professe la neutralité, l'indifférence entre les religions ; athée dans l'ordre civil, puisque l'état civil est athée : Un enfant naît ; on l'enregistre, comme, à l'entrée de nos villes, les animaux soumis à l'octroi... le mariage n'est qu'un concubinage légal ; la mort n'est pour l'État que l'occasion de quelques soins de voirie. L'indifférence même de l'État est un mensonge ; à vrai dire, l'État est une machine de guerre contre la religion. Qu'importe que le roi soit pieux ou bien intentionné le roi est un souvenir vénérable du passé, l'inscription d'un temple ancien qu'on a placée sur le fronton d'un autre édifice tout moderne ; la souveraineté réside dans les Chambres ; la France est une vaste démocratie. Telle est la vérité. Et, quant aux prétendus efforts des pouvoirs publics pour protéger la religion, c'est un autre mensonge ; les marques extérieures de respect, les faveurs distribuées à certains prélats, leur présence à la Chambre des pairs ou même dans le gouvernement ne peuvent que tromper le public et mettre l'athéisme sous la protection de la religion.

Un gouvernement qui soumet la religion à l'administration ne saurait se l'aire un mérite du zèle qu'il déploie pour la religion. A-t-il rendu l'éducation publique à ceux qui en sont les maîtres légitimes, depuis que Jésus leur a dit : Allez et enseignez ? N'adopte-t-il pas ce principe, emprunté à la Convention, que l'éducation est une institution politique ? L'éducation cléricale elle-même est livrée à son bon plaisir ; un évêque ne peut ouvrir une école sans le consentement des bureaux. La discipline, la hiérarchie de l'Église sont soumises à des laïques. Des avocats, un Lainé, un Decazes, un Corbière, lui imposent des formulaires de foi ; un acte du Saint-Siège n'a d'effet que s'il est vérifié par l'administration ; l'envoyé du Pape ne peut communiquer avec les enfants du Père commun que par l'intermédiaire du ministre des Affaires Étrangères ; la pratique de la morale évangélique sous une règle monastique est soumise à l'agrément de la police ; c'est un ministre qui casse ou approuve les dons faits aux œuvres saintes par la piété des mourants. La religion est sans dotation : les Chambres votent à chaque session l'existence de la religion éternelle ; l'Église de Dieu reçoit tous les douze mois un permis de séjour. C'est toute cette impiété léguée à la Restauration par les légistes hérétiques de l'ancien régime, par les juristes de la Constitution civile, par le despote qui dicta les articles organiques, qu'on appelle les libertés gallicanes. Aussi sont-elles devenues le cri de guerre de tous les ennemis du christianisme.

Autre mensonge : l'optimisme officiel s'attendrissant sur la piété renaissante, proclamant que l'esprit religieux est dans le caractère particulier de ce siècle (le mot est de Frayssinous, évêque d'Hermopolis, ministre et gallican). En réalité, le corps social s'est entièrement séparé de la religion... le nombre des chrétiens diminue progressivement. L'Église est haïe du peuple, qui voit en elle l'adversaire des libertés politiques promises par la Charte, elle partage l'impopularité du gouvernement. Toutes les fois que le clergé est haï, il l'est plus qu'une institution humaine. La pratique des devoirs religieux devient plus rare, parce qu'elle est devenue comme une profession de foi politique. Et, en présence de tant de dangers, pour dire la vérité sans détour, nous avons un épiscopat généralement vertueux, mais idiot. Les évêques, retournés aux traditions de l'ancien régime, sont des grands seigneurs, des prélats aristocrates à une distance infinie du simple prêtre ; en plusieurs diocèses, il n'est pas permis aux simples prêtres de s'asseoir devant leur évêque. Résumant dans son Mémoire au Pape la situation de l'Église pendant la Restauration, Lamennais concluait : On travaille à fabriquer, sous le nom de catholicisme, je ne sais quelle religion de flatterie et de servitude digne d'être offerte en présent au prince. Et Gerbet, parlant des croix fleurdelisées des places publiques, écrivait : On voit bien que le fils de Dieu est mort, il y a 1.800 ans, sur un gibet pour rétablir sur le trône de France la famille des Bourbons.

Indifférents au royalisme, les jeunes catholiques ne veulent pas que, dans sa chute qu'ils prévoient prochaine, il entraîne la religion. Lamennais le répète sans cesse à ses amis. Je vois beaucoup de gens s'inquiéter pour les Bourbons : ou n'a pas tort ; je crois qu'ils auront la destinée des Stuarts. Mais ce n'est pas là, très certainement, la première pensée de la Révolution. Elle a des vues bien autrement profondes ; c'est le catholicisme qu'elle veut détruire, uniquement lui. Et encore : la grande affaire du libéralisme est moins de changer la dynastie que la religion. Mais cette crainte à son tour détermine une orientation nouvelle dans les vues politiques des ultramontains ; ils aperçoivent que, si les libéraux leur sont hostiles, le libéralisme est plus favorable à leurs intentions, mieux adapté à leur propagande que l'ancien régime peu ou beaucoup restauré. Car le libéralisme place les catholiques dans des conditions modernes de lutte, tandis que le royalisme en fait les adversaires de la société qu'ils prétendent conquérir. Il faut donc être libéral. La formule célèbre Liberté civile et religieuse par tout l'univers est de 1830 ; mais l'idée revient dès 1834 à chaque page de la correspondance de Lamennais ; d'Eckstein, ancien ultra, la recommande publiquement dans le Catholique, et prêche aux royalistes la conversion aux idées modernes :

Il n'est plus question de défendre nos anciennes institutions... ni de conspirer contre l'Empire, ni d'attaquer la démocratie par la monarchie absolue avec une sorte d'aristocratie.... Il faut prendre rang dans cette démocratie, la purger de ses mauvaises habitudes de révolution, étouffer en elle le germe de la licence. Soyez plus vraiment tolérants, plus franchement amis de la justice, plus fermes appuis de l'égalité que cos hommes qui, volontairement on à leur insu, conspirent la ruine du catholicisme...

Le combat entre le libéralisme et le royalisme, c'est la querelle du passé ; celle de l'avenir, c'est la lutte entre l'esprit de la réforme devenue philosophique et l'esprit immuable du catholicisme. Seuls, debout sur les ruines du passé, ces deux esprits vont peupler de leurs querelles tout l'univers.

Les ultramontains de 1825, ayant été conduits, pour fonder le parti des catholiques avant tout, à repousser l'Église officielle, à combattre le gallicanisme des évêques, détruisirent l'ancienne conception de l'Église nationale divisée en diocèses édifiés sur le droit divin et sur la loi de l'État. Ils répandirent l'idée d'une catholicité internationale qu'il convenait d'organiser autant en vue de soit utilité pratique qu'à cause de raisons dogmatiques et théologiques ; par là, ils préparèrent une Église on les évêques ne seraient plus que les agents d'une administration centralisée à Rome sous un pape infaillible. Ils se servirent, pour lutter contre l'Église officielle, d'un instrument nouveau dans la propagande religieuse, le journalisme. Le pape et la presse sont les deux forces qui menèrent la restauration catholique en Europe. Le mérite des ultramontains fut de prévoir cette restauration, d'en formuler le programme et d'en préparer les instruments.

 

IV. — LES ROMANTIQUES.

AUCUN des théoriciens de la génération nouvelle n'avait méconnu que les transformations de la pensée politique, religieuse et sociale devaient s'accompagner d'un renouvellement des formes d'art. Les Saint-simoniens annonçaient la fin prochaine de l'art individualiste laissé au caprice de chacun, symbole de l'anarchie et du désordre moral où nous vivons, et l'avènement de l'art social qui remuera les masses ; le rôle des artistes dans le monde industriel sera d'organiser les grandes manifestations morales communes à tout un peuple, les fêtes publiques, moment de repos de la force musculaire sociale ; ils prédisaient la réforme du théâtre qui, de tous les genres, a le plus d'action sur la foule. Les libéraux du Globe accordaient aussi peu en art qu'en politique leur préférence et leur patronage à un système précis ; ils étaient, en cette matière encore, préoccupés de faire œuvre de critiques plutôt que de croyants ; ils étaient trop attachés à la doctrine de la relativité du goût pour adopter une direction esthétique fixe et pour s'en faire les défenseurs exclusifs ; leur sympathie toutefois allait nettement — on le vit à leur ardeur à défendre le draine-chronique en prose — à ceux qui émancipaient l'art des formes anciennes ; et les initiateurs de l'école nouvelle trouvèrent au Globe des alliés comme Pierre Leroux, Ch. Magnin et Sainte-Beuve. De leur côté les ultramontains montraient le désir de rompre avec la tradition classique gréco-latine ; la pensée religieuse ne doit-elle pas trouver son profit à l'avènement d'un art où s'exprimeront les formes modernes de la sensibilité ?

Au contraire, les hommes des anciens partis étaient hostiles à toutes les nouveautés esthétiques. Ni leur cœur ni leur esprit n'en avaient besoin ; elles compromettaient la situation conquise par les œuvres et par les hommes dont ils étaient les alliés naturels. Le respect des traditions classiques s'unissait dans l'esprit des vieux libéraux à celui de la philosophie du XVIIIe siècle, et ils se détournaient avec horreur d'une littérature qui reniait cette philosophie et ces traditions : c'était trahir la liberté que de combattre les règles qu'avait respectées Voltaire. Au Constitutionnel, on citait Tissot, poète plein d'enthousiasme et de goût... M. de Pongerville, qui a naturalisé en France les beautés sévères et didactiques de Lucrèce, et dont le début a été, comme celui de Delille, un coup de maître et un triomphe... Mme Tastu, élève chérie de Mme Dufrénoy... qui s'est placée sans effort et sans prétention au premier rang... M. Viennet, poète de la liberté et de la civilisation ; mais on ignorait Hugo, Lamartine, Vigny, au moins jusqu'en 1826. C'étaient des réactionnaires et de mauvais citoyens, ces poètes qui, eu 1820, se rencontraient dans le salon de Deschamps, et qui à l'Arsenal, chez Nocher, vers 1823, se. groupèrent autour de la Muse française. Hugo avait remporté son premier triomphe aux séances de la Société des bonnes lettres, succursale de la Congrégation ; il y avait lu l'ode sur Quiberon et mérité l'éloge de Chateaubriand. Nés royalistes presque tous, hostiles à l'esprit du XVIIIe siècle et désireux de renouer les anneaux de la tradition monarchique et chrétienne, séduits peut-Mye par les victoires de la Restauration — c'était son heure éblouissante, — ces jeunes gens aimaient ces retraites mondaines dont Sainte-Beuve décrivit plus tard la douceur parfumée : La chevalerie dorée, le joli moyen âge de châtelaines, de pages et de marraines, le christianisme de chapelles et d'ermites, les pauvres orphelins, les petits mendiants, dit-il, faisaient prime. Sans doute, les plus forts, les Hugo, les Lamartine s'affranchirent vite de ces enfantillages. Mais déjà les libéraux s'étaient indignés. Les vagues nostalgies, les élancements et les rêves, les mélancolies imprécises de tous les esprits atteints du mal du siècle irritaient ces hommes de sens rassis. Le Journal du commerce (1er novembre 18221) grondait :

Le romantisme n'est point un ridicule ; c'est une maladie, comme le somnambulisme ou l'épilepsie. Un romantique est un homme dont l'esprit commence à s'altérer ; il faut le plaindre, lui parler raison, le ramener peu à peu : mais on ne peut en faire le sujet d'une comédie, c'est tout au plus le sujet d'une thèse de médecine.

Car il y a autre chose et plus que de la méfiance politique dans l'antipathie des vieux libéraux ; elle est faite aussi de la répugnance qu'ils ont à rompre avec les habitudes et les admirations de leur jeunesse, de l'hostilité d'une génération vieillie envers les tendances des jeunes gens. Ainsi s'explique que sur ce point les anciens du parti royaliste rejoignent — plus qu'on ne l'a dit — les opinions tin vieux parti libéral. Ces ennemis irréconciliables se rencontrent pour défendre la littérature classique, leur patrimoine commun ; elle est pour les uns le legs de la France monarchique, pour les autres un épanouissement du rationalisme dans l'art. C'est leur protestation commune que reçoit l'Académie dans la séance fameuse du 24 avril 1824, où Auger solennellement déclara :

Un nouveau schisme littéraire se manifeste aujourd'hui. Beaucoup d'hommes élevés dans un respect religieux pour d'antiques doctrines, consacrées par d'innombrables chefs-d'œuvre, s'inquiètent, s'effraient des progrès de la secte naissante et semblent demander qu'on les rassure. L'Académie française restera-t-elle indifférente à leurs alarmes ?

Le Mémorial catholique, où domine l'influence littéraire de Bonald, prend aussi nettement position que les journaux libéraux, dès son apparition (janvier 1824).

Il y a des théories en littérature, dont le principe est dans l'indépendance du goût particulier : il y a une orthodoxie littéraire dont la règle est dans le gord général. Le Mémorial catholique poursuivra le principe d'erreur jusque dans la littérature. à laquelle s'applique le principe commun de toutes les vérités.

La littérature romantique est, pour le Mémorial, qui revient souvent sur cette idée, sortie du protestantisme, à qui elle emprunte son principe fondamental d'indépendance, et ce défaut essentiel d'unité, et ce vague qui la caractérise ; bref, c'est une littérature révolutionnaire. Et cette opinion laisse stupéfait l'ultramontain d'Eckstein : A ce compte, dit-il, Calderon est protestant, et Boileau le janséniste, un ultramontain ! La singulière divergence entre d'Eckstein et Bonald s'explique : Bonald a soixante-dix ans, d'Eckstein en a trente-quatre ; ajoutez que d'Eckstein est un étranger cosmopolite qui n'a pas reçu l'éducation classique française. Frayssinous, évêque gallican et ministre, publie en 1825 ses Conférences de Saint-Sulpice ; son discours d'ouverture est une attaque contre les mauvaises doctrines littéraires, ce qui fait dire à un défenseur du romantisme, Amédée Pichot, que le système classique qui condamne les auteurs à invoquer sans cesse les dieux et les grands hommes de Rome et d'Athènes est un système ministériel.

Chateaubriand garde le silence dans la querelle. Le Constitutionnel le loue de ne pas appartenir à l'École romantique, qui, pour arriver à de nouveaux effets, permet à ses adeptes d'outrager le goût, d'insulter à la raison, de descendre à la trivialité la plus dégoûtante, ou de se perdre dans les régions illimitées de l'absurde. Il ne proteste pas, il ne veut pas encourager ceux qui se plaisent à le prendre pour maitre et à lui attribuer l'honneur des principales nouveautés d'idées, de sentiments et de style qu'ils proclament dans leurs manifestes et qu'ils propagent dans leurs écrits. A cette date, il est vrai, Chateaubriand est homme d'État ; il vit dans la familiarité de hautes pensées ; mais plus tard, écrivant ses Mémoires, il reniera franchement sa postérité littéraire :

Si René n'existait pas, je ne l'écrirais plus ; s'il m'était possible de le détruire, je le détruirais. Une famille de Renés poètes et de Renés prosateurs a pullulé... ; il n'y a pas de grimaud sortant du collège qui n'ait rêvé d'être le plus malheureux des hommes.

Ainsi, chaque parti compte dans ses rangs des amis et des adversaires de la révolution littéraire, et le malentendu célèbre qui fit un instant du libéralisme politique l'adversaire de ce qui sera le libéralisme en littérature n'est que l'une des manifestations du conflit plus général, naturel et périodique, où se heurtent presque toujours les énergies inégales de deux générations.

Ces romantiques, qui provoquent tant d'émoi, rie sont pas encore eu 1824 le bataillon sacré et carré de la foi nouvelle. lis combattent sakis discipline et tiraillent sans ordre, parfois les uns contre les autres. La Muse française, quartier général des romantiques, est raillée par Lamartine : Elle est en vérité fort amusante, c'est du délire au lieu de génie. Émile Deschamps dit du romantisme : Je n'y ai jamais rien compris... je veux bien me battre, je veux bien être tué même, mais je voudrais savoir pourquoi. V. Hugo affirme encore en 1823 qu'il ne sait pas ce que c'est que le genre classique et le genre romantique. L'unité romantique, si elle s'est jamais faite, s'est faite lentement. D'ailleurs, la liberté même qu'on revendique pour l'art et pour l'artiste, n'exclut-elle pas la discipline d'une règle ? Il suffit d'avoir la commune volonté et la conscience claire d'accomplir une révolution dans les lettres et dans les arts, et de répondre ainsi à la formule célèbre de Bonald : La Littérature est l'expression de la Société.

Ni cette volonté ni cette conscience ne leur manquèrent. Les romantiques ont assez multiplié les déclarations pour qu'on sache les idées et les éléments essentiels de la transformation qu'ils ont opérée ; même il leur arriva d'écrire des œuvres pour justifier leurs doctrines. Ces hommes ont su ce qu'ils faisaient : ils ont détruit l'ancienne poétique, mêlé les genres distincts, reconnus et fixés depuis le xvlle siècle et encore vivants malgré les attaques du XVIIIe ; ils ont proposé d'autres sujets de poèmes, de pièces, de romans ; ils ont modifié la langue et la versification.

Les romantiques agirent au nom d'un principe : l'indépendance de l'écrivain et celle du public en matière de goût : Leur tâche, c'est, écrit Vitet, de réclamer pour tout Français doué de raison et de sentiment le droit de s'amuser de ce qui lui fait plaisir, de s'émouvoir de ce qui l'émeut, d'admirer ce qui lui semble admirable, lors même que, en vertu de principes bien et dûment consacrés, on pourrait lui prouver qu'il ne doit ni admirer, ni s'émouvoir, ni s'amuser. Or, le public ne s'intéresse plus aux procédés ni aux sujets de la littérature classique ; le raisonnable est devenu indifférent à la génération qui a vu des spectacles qui dépassent la raison. Un jeune colonel disait à Stendhal que, depuis la campagne de Russie, l'Iphigénie en Aulide ne lui paraissait plus une tragédie aussi belle qu'il l'avait crue auparavant. V. Hugo traduit la même pensée dans un autre langage quand il écrit qu'après la guillotine de Robespierre, on ne recommencerait pas les madrigaux de Dorat, et que, dans le siècle de Bonaparte, on ne continuerait pas Voltaire. Le public s'attache aux émotions et aux sentiments particuliers à l'individu : il s'éprend de la nature qui enveloppe l'homme, qui le pénètre. L'antiquité gréco-romaine l'ennuie ; s'il veut connaître un passé, c'est le sien propre, dont le pittoresque n'a pas encore tenté les littérateurs ; s'il aime à se dépayser, c'est pour chercher dans les mœurs d'autres nations l'attrait de décors nouveaux et d'âmes étrangères.

C'est, en effet, l'étranger qui fournit la plupart des formes et des modèles appelés à remplacer les formes classiques usées et impuissantes à exprimer l'idéal nouveau. Un patriotisme étroit en littérature est un reste de barbarie, écrit la Muse française en 1823 ; et le Globe, en 1824 : Ne craignons de devenir Anglais ni Germains. Il y a, dans notre organisation délicate et flexible... assez de vertu pour nous maintenir ce que nous sommes. Les Anglais, Shakespeare, Walter Scott et Byron, sont trois révélateurs de genres, d'images et d'idées qui agrandissent le domaine littéraire. Quand Semble et Miss Smithson viennent donner des représentations shakespeariennes en 1827, c'est une stupeur : Supposez un aveugle-né auquel on rend la vue, écrit Alexandre Dumas. La personne de Byron, ce Bonaparte de la poésie, comme dit Rémusat, son œuvre (traduite depuis 1819) dominent l'imagination française, et le héros byronien pénètre au théâtre Le roman de W. Scott, d'abord goûté comme féodal, médiéval, par la génération la plus ardente à restaurer la France, devient, par les sujets, par les images, par le pittoresque, une carrière où vont puiser les littérateurs et les artistes. Le moyen âge de la vieille Allemagne fournit des légendes ; l'âme de l'Allemagne moderne pénètre en France par l'intermédiaire de Mme de Staël ; ses philosophes (Kant, Fichte, Schelling), par Cousin ; ses historiens (Herder, Niebuhr, Creuzer) font l'éducation de Michelet et de Quinet, Werther, vers 1820, donne sa voix aux Méditations de Lamartine ; Faust ajoute les angoisses de son doute à la mélancolie de Manfred. L'Espagne et l'Italie sont mises à la mode par Stendhal et Sismondi ; leur histoire, leurs paysages, tout ce qu'elles offrent de pittoresque oriental et d'exotisme moral frappe les imaginations plus que le Romancero ou le théâtre de Manzoni, pourtant célèbres, ne séduisent les esprits ; elles fournissent aux Français un répertoire poétique d'images, de couleurs et de sons[2].

Le Cénacle, qui se groupa vers 1823 autour de Charles Nodier, se proposa de satisfaire aux besoins de cet état nouveau de la sensibilité française. Nodier lui-même, âme du rond, joignait à un grand fonds de prudence, et à un sens aigu des exigences de la forme et du style, une curiosité presque dévergondée pour les nouveautés et les singularités les plus étranges ; sa maison fut le berceau de l'École qui, après une lutte de plusieurs années, aboutit à détruire le classicisme. A coup sûr, cette École ne créa rien d'entièrement nouveau. Tout ce qu'elle enseigna se trouvait en germe dans un passé assez proche, dont la Révolution française avait interrompu le cours. L'épanouissement du romantisme entre 1823 et 1830 marque la lin d'une transformation qui commença vers le milieu du XVIIIe siècle, dont les prémisses avaient été posées aux temps de la Querelle des anciens et des modernes, que la Révolution rendit possible, et qu'elle aggrava.

Le lyrisme romantique est né de Rousseau et de Chateaubriand ; il s'est alimenté à la rêverie de Xung, d'Ossian, de Gray. Chez eux, Lamartine, Hugo, Vigny ont trouvé à divers degrés le précédent d'une poésie où dominent la sensibilité de l'écrivain, l'amour de la nature et la mélancolie. Le pittoresque historique, la couleur locale, le trait de physionomie ou le détail du costume, qui, vrai ou faux, donne au spectateur l'impression d'un état de civilisation différent ou plus ancien, sont en germe dans Les Martyrs. La liberté dans le choix des sujets dramatiques et dans la forme des œuvres, que les romantiques vont revendiquer et pratiquer, remonte au temps où la Chaussée créait la comédie larmoyante. La doctrine en a été formulée par Diderot dès 1757. Le mouvement qu'ont inauguré ces réformateurs aboutit (bien que survive l'ancienne tragédie, les Lucrèce et les Cincinnatus) aux essais de tragédie nationale, à ces Templiers (1803), à ces États de Blois (1810), à cette Démence de Charles VI (1810), qui annoncent l'intention de régénérer le théâtre ; et, plus encore, sans doute grâce à l'appoint d'influence exercée par le théâtre de Schiller, à la réforme radicale qui apparait dans le drame et le mélodrame. Depuis L'Abbé de l'Épée (1793) qui est l'œuvre de Bouilly, le poète lacrymal, jusqu'aux cinquante pièces d'Alexandre Duval et aux cent vingt de Pixérécourt, toutes les audaces en matière de sujets et de règles ont été prises. nais cette littérature est restée confinée dans les théâtres populaires : la tragédie réformée n'a pas trouvé son Corneille. C'est à elle pourtant que songe, comme à un modèle, le premier manifeste romantique, le Racine et Shakespeare de Stendhal (1825) : Notre tragédie française, dit-il, ressemblera beaucoup à Pinto, le chef-d'œuvre de M. Lemercier. Pinto ou la journée d'une Conspiration, drame historique en 5 actes, en prose, est de 1801. Et, quand Stendhal conseille de chercher des sujets dans Froissart, Grégoire de Tours, Saint-Simon et Mme de Hausse, ce qu'il recommande est une habitude déjà familière aux dramaturges. Les romantiques du Globe ne préconisent pas une réforme plus hardie ; le drame-chronique en prose, avec des costumes et des tableaux de mœurs, contente toute leur ambition : elle ne dépasse pas le Théâtre de Clara Gazul et la trilogie de Valet (les Barricades, les États de Blois, la Mort d'Henri III). Il est vrai que si leurs préférences personnelles sont modérées, leurs principes n'interdisent aucune des révolutions futures. La tragédie historique et libre n'est pas le romantisme tout entier... lit-on dans le Globe du 24 mars 1825. Asservissement aux lois de la grammaire, indépendance pour tout le reste, telle doit être la double devise du romantisme. L'indépendance en matière de goût est toute à conquérir : le goût en France attend son quatorze juillet. Le romantisme n'est que la première étape d'une littérature à jamais affranchie des formules et des dogmes qui arrêtent le progrès et dessèchent la vie.

Ainsi considéré comme une réaction contre le classicisme, le romantisme est l'aboutissement d'un mouvement ancien ; les romantiques sont les combattants de la lutte suprême et de la victoire définitive de la liberté sur les règles.

Les romantiques ont réformé le vocabulaire parce qu'ils ont voulu traduire dans une langue nouvelle le nouvel état de la sensibilité française. Pourtant la nécessité de la réforme ne s'aperçut pas tout de suite, et les outrances d'un d'Arlincourt effarèrent autant les novateurs tels que Nodier que les réactionnaires à la manière d'Auger. Peut-être, écrit Stendhal en 1823, faut-il être romantique dans les idées, mais soyons classiques dans les expressions et les tours ; ce sont choses de convention, c'est-à-dire à peu près immuables. Mais on ne s'accommoda pas longtemps de cette prudence. Les romantiques affirmèrent leur droit à ne plus se contenter de la langue officielle d'une littérature morte. Une société démocratique, un public élargi ne veulent plus se soumettre aux conventions de style où se plaisait l'orgueil des hiérarchies abolies L'égalité des classes ordonne le mélange des personnes. Le mélange des mots naît de l'égalité des vocabulaires. La périphrase, élégance fanée, devient odieuse.

Je nommai le cochon par son nom, pourquoi pas ?

Le mot propre la chasse, — encore que le vrai réalisme ne soit pas né, — le mot concret, précis, qui décrit l'objet et le montre sans voiles et sans intermédiaires. Pour donner la sensation directe du réel, on va chercher dans la vieille langue les mots oubliés pour les rajeunir, on en invente, on ira. s'il le faut, jusqu'au mot vulgaire, bas, jusqu'an mot technique, à l'argot de métier, intrus sans histoire qui s'installent à la place des mots nobles désormais sans emploi. Les mots, dans la phrase, ne sont plus nécessairement groupés selon la règle écrite et morte des grammairiens ; ils obéiront désormais aux ordres de la pensée vivante et du sentiment profond. C'est au nom de tous que Hugo, dans sa révolutionnaire préface de Cromwell, réclame le droit d'inventer son style :

Une langue ne se fixe pas.... Toute époque a ses idées propres, il faut aussi qu'elle ait les mots propres à ses idées. Les langues sont comme la nier, elles oscillent sans cesse. A certains temps, elles quittent un rivage du monde de la pensée et en envahissent un autre. Tout ce que leur flot déserte ainsi sèche et s'efface du sol....

La réforme du rythme a des raisons pareilles. Si les romantiques brisent les règles anciennes, c'est que la majestueuse sévérité n'en convient plus à leur âme tourmentée. Une poésie où la sensibilité personnelle et l'imagination remplacent la raison, cherche et trouve un vers qui s'adapte à l'agitation morale du poète. Il demande à l'alexandrin la variété qui traduira le tumulte de sa pensée ; il empiète sur le vers qui suit ; sans disloquer encore vraiment ce grand niais d'alexandrin, il construit des ensembles où la strophe, la suite des stances, l'ode tout entière s'animent d'un large rythme intérieur ; il tend à donner au vers une puissance expressive, adéquate à la sensibilité déchaînée. La métaphore remplace peu à peu l'ancienne comparaison des poètes delilliens, substitut concret de la pensée et non pas ornement, suggestion des obscures concordances qui unissent le monde de la matière au règne de l'esprit. La strophe conquiert une variété, une liberté, une harmonie inconnues. La poésie devient une musique innombrable, une pensée sonore.

Les romantiques de 1824 accrurent le fonds de sentiments et d'idées sur lesquels s'était édifié le lyrisme. Le spiritualisme de Rousseau, de Chateaubriand, si riche pourtant en effusions et en adorations, ne leur suffit plus ; comme le mystère de la destinée les hante, leur lyrisme se revêt d'une philosophie transcendante, d'une religion aux solutions imprécises, changeantes comme le rêve et comme le doute, sublimes comme l'élan de l'âme vers l'infini. Les méditations, les visions, les contemplations, font appel à un merveilleux nouveau, qui dédaigne la mythologie classique, et, par delà celui de la nature, va chercher ses éléments dans un fantastique d'imagination et de légendes. Farfadets, gnomes, larves, vampires, goules, songes, prédictions, fantômes, sortilèges, envahissent la poésie. Métaphysique et surnaturel, voilà le nouvel apport de consolations à l'angoisse, et de clartés à l'ignorance humaine. Le souci de philosopher donne à la poésie une valeur nouvelle ; ce n'est plus un divertissement individuel ; c'est une œuvre sérieuse, qui importe gravement à la société : Tout devient solennel maintenant dans les lettres, écrit V. Hugo dans la Muse française en 1823. Le poète s'attribue un rôle social. C'était le vœu saint-simonien. Le poète romantique est le vates, le prophète ; il est la parole vivante du genre humain, comme annonçait Ballanche dès 1818. V. Hugo, à vingt-deux ans, à un âge où il ose à peine s'avouer romantique et où il imite J.-B. Rousseau, écrit que le poète ne doit pas isoler sa vie égoïste de la grande vie du corps social.

Le mouvement romantique dans les beaux-arts fut plus rapidement victorieux et moins complet : la sculpture, l'architecture ont évolué plus tard et plus lentement ; la peinture seule eut sa révolution. Le naufrage de la Méduse (1819) marque l'entrée du drame humain et moderne dans la peinture. En 1822, Delacroix expose La barque du Dante. Mais c'est au Salon de 1824, le premier Salon romantique, que triomphe Le massacre de Scio. En même temps parait au Globe le manifeste de l'art nouveau :

Il s'agit de rendre le dessin plus vrai, moins académique, les compositions moins symétriques, moins stériles et plus riches ; la pantomime moins déclamatoire et plus riche ; enfin de sortir de la mythologie, de Rome et de la Grèce, pour puiser dans toutes les histoires et dans tous les temps ; de Conserver le pittoresque, l'idéal, la beauté de choix avec tous les costumes, avec toutes les mœurs et tous les genres de sujets. Il ne s'agit pas d'abandonner la belle nature, mais de revenir à la nature....

Ainsi il y a identité entre les principes qui font la révolution dans les arts et dans les lettres. L'art romantique se définit et se pose en contradiction avec l'art classique : il élargit les limites du beau, il proclame la liberté dans le choix des sujets, le droit de l'artiste à exprimer ce qui lui plaît. La similitude des revendications crée l'influence réciproque et la fraternité dans la lutte. C'est dans la littérature romantique, depuis les grands ancêtres Dante et Shakespeare, jusqu'aux Atala et aux Corinne modernes, c'est dans l'histoire surtout, fonds commun des littérateurs et des artistes, que les peintres trouvent des sujets. C'est à la peinture que les littérateurs, et surtout les dramaturges, demandent les éléments matériels de leurs tableaux de mœurs, de leurs costumes, de leur couleur locale. C'est aux artistes qu'ils confient l'interprétation de leur pensée. Les plus grands illustrent des livres et, par le livre à lithographies, la littérature et l'art partagent une même destinée. L'union est intime entre les ateliers et les cénacles ; mêmes passions, même débordement de jeunesse et de vie. Ils se prêtent main-forte ; la bataille d'Hernani est gagnée par les rapins. Ensemble et d'un seul cœur, peintres et poètes crient : A bas Racine !

La musique romantique fut lente à naître. Méhul, Lesueur, Cherubini se contentèrent de délayer Gluck avec plus ou moins de bonheur, et une entente affaiblie de la déclamation pathétique ; la forme et la construction musicales se modifièrent lentement ; le romantisme ne pénétra guère que les sujets de drames musicaux. Auber écrivit un Leicester en 1822, et La Dame Blanche (1825) fut empruntée par Boieldieu à Walter Scott ; ce fut encore du pittoresque timide que La Muette de Portici (1828) et Guillaume Tell (1829). Mais le Freyschütz, en 1824, fait fortune à l'Odéon : sa légende romantique, sou intensité romantique, sa luxuriance orchestrale, son pittoresque bizarre annoncent la transformation du goût musical. Voici enfin qu'il va surgir, le révolutionnaire que le public attend, l'homme débordant, excessif, qui achèvera l'œuvre des poètes, qui franchira au moyen des sons la limite où les mots s'arrêtent, qui déchaînera la tempête vibrante, le Hugo, le Delacroix de la musique, Hector Berlioz. Pur romantique, celui-là, agité, trépidant, possédé du désir d'effrayer par son audace les pacifiques auditeurs des musiciens du Conservatoire. Sa Messe de 1825 est un défi frénétique ; il écrit après l'avoir entendue : Je nageais sur cette mer agitée ; je humais ces flots de vibrations sinistres. L'ouverture des Francs-Juges excite — c'est encore Berlioz qui le dit — par ses formes étranges une sorte de stupeur dans l'orchestre. Je me suis avisé, pour peindre la terrible puissance des Francs-Juges et leur sombre fanatisme, de faire exécuter un chant d'une expression grandement féroce, par tous les instruments de cuivre réunis en octaves. Ordinairement, les compositeurs n'emploient ces instruments que pour renforcer l'expression des masses ; mais, en donnant aux trombones une mélodie caractérisée exécutée par eux seuls, le reste de l'orchestre frémissant au-dessous, il en résulte l'effet monstrueux et nouveau qui a si fort étonné les artistes. Boieldieu, effrayé de cette organisation volcanique, qui ne veut écrire une note comme personne, qui cherche jusqu'à des rythmes nouveaux, lui déclare naïvement : Je n'ai pas encore pu comprendre la moitié des œuvres de Beethoven, et vous allez plus loin que Beethoven. Boieldieu ne voit pas que Berlioz traduit à sa façon, avec ses cuivres, en bon romantique et byronien. son dégoût de la société, sa haine des philistins, des bourgeois. Aussi, quand ce romantique rencontre Faust, reconnaît-il le frère qu'il cherchait, le digne compagnon de sa vie. Dès 1828, Berlioz a dans la tête une symphonie descriptive de Faust qui fermente. Il veut, quand il lui donnera la liberté, qu'elle épouvante le monde musical. Il écrit alors huit scènes du Faust qu'il médite. Faust sera la pensée maîtresse de sa carrière : ses premiers essais pour traduire son héros deviendront, après des années, la Symphonie fantastique et la Damnation.

 

V. — LES SAVANTS.

LA science, toute séparée qu'elle est par ses procédés et par ses instruments, reste néanmoins, dans son développement, solidaire des autres formes de l'évolution intellectuelle. Les savants de cette génération accomplirent ou préparèrent une œuvre où se révèle une conception générale du inonde voisine de celle qu'édifiaient les théoriciens sociaux et politiques. En un temps où Saint-Simon veut faire rentrer la science de l'homme dans la physique générale et voit dans l'histoire de l'homme une branche de l'histoire naturelle, où ses disciples sont de jour en jour plus séduits par l'idée de rétablir l'unité dans la société déchirée par la séparation entre le spirituel et le temporel, où les Bonald, les de Maistre, les Ballanche absorbent l'individu dans l'unité sociale et l'écrasent sous le poids du inonde, il est instructif de constater que l'expérience scientifique cherche à prouver l'identité de phénomènes réputés jusque-là distincts, qu'une doctrine scientifique se forme qui affirme l'unité des forces de la nature, que l'hypothèse scientifique est conduite à conjecturer l'unité d'origine des espèces vivantes. La préoccupation philosophique de l'unité et de l'identité universelles est sans doute plus ancienne et remonte au XVIIIe siècle, mais la méthode de recherche et de démonstration est nouvelle : créée par les Lavoisier, les Laplace, les Lamarck, elle aboutit alors à des résultats qui en imposeront désormais l'usage. Les découvertes de Fresnel qui fit de l'optique une science, d'Ampère qui créa l'électromagnétisme, le transformisme de Geoffroy Saint-Hilaire, n'ont pas seulement accru la somme des connaissances positives : elles ont transformé les vues de la physique moderne et de l'histoire naturelle et par là, sans doute, ouvert la voie à de nouvelles métaphysiques, à de nouvelles théories morales. Ainsi la science expérimentale vient enrichir la philosophie générale qui a fourni des directions à l'imagination créatrice des savants.

On a comparé l'influence exercée par Fresnel et Ampère sur les progrès de la science au XIXe siècle à celle qu'eurent sur le XVIIe Galilée, et sur le XVIIIe Newton. Ampère et Fresnel ont, en effet, détruit l'idée sur laquelle reposait la physique, à savoir qu'il y avait autant de fluides impondérables que de catégories de phénomènes ; ils ont, l'un en faisant de la lumière un mode du mouvement, l'autre en prouvant, sinon l'identité, du moins l'action réciproque des phénomènes électriques et des phénomènes magnétiques, supprimé des catégories inutiles et, préparé la croyance à l'unité des forces. — Avant Fresnel, la lumière était considérée — c'était la doctrine de Newton — comme produite par l'impression sur la rétine des particules émises par les sources lumineuses ; l'attraction réciproque de ces particules et des objets matériels expliquait la réfraction et la diffraction de la lumière. Fresnel montra l'impuissance de l'hypothèse newtonienne à rendre compte des faits et expliqua la diffraction par le phénomène de l'interférence. La lumière est une vibration, non une émission ; la vibration se fait non dans le sens de la propagation du mouvement, mais dans un sens perpendiculaire à celui-ci. Le Mémoire sur la diffraction (1818) avait fondé l'optique. — Avant Ampère, Galvani avait découvert le courant électrique, Volta avait construit une pile, on avait expérimenté les effets chimiques du courant. En 1820, Œrsted découvrit que le courant électrique faisait dévier l'aiguille aimantée. Ce fut le fait d'où partit Ampère ; il refit l'expérience d'Œrsted, fixa la règle des déviations par rapport au courant et établit les lois de l'action mécanique des courants électriques les uns sur les autres. Arago plongea le fil qui conduit un courant dans de la limaille de fer et constata que le fil attirait les particules de limaille comme l'eût fait un aimant. Ampère montra à son tour qu'en plaçant une aiguille de fer doux dans un courant en spirale, l'aiguille se conduisait comme un aimant. L'électro-aimant était trouvé : toute l'électrodynamique est sortie des expériences et des vues d'Ampère et d'Arago.

Le coup décisif eût été porté à la théorie des forces et des matières distinctes si le mathématicien Fourier, dans sa Théorie analytique de la chaleur (1822), se fût préoccupé d'appliquer sa faculté d'analyse à la notion de chaleur. Mais il crut que la chaleur est un ordre spécial de phénomènes qui ne peuvent s'expliquer par les principes du mouvement et se contenta d'en donner l'expression mathématique. Sadi Carnot, qui publiait en 1824 ses Réflexions sur la puissance motrice du feu et les machines propres à développer cette puissance, acceptait, lui aussi, l'idée courante de la matérialité de la chaleur ; mais, en donnant la théorie qui permet de se rendre compte du travail d'une machine thermique, il indiqua à ses successeurs, qui le tirèrent de ses travaux, le principe fondamental de la thermodynamique moderne, l'équivalence du travail et de la chaleur :

La chaleur n'est autre chose que la puissance motrice, ou plutôt le mouvement lui e changé de forme : c'est un mouvement dans les particules des corps. Partout où il y a destruction de puissance motrice, il y a, en même temps, production de chaleur en quantité précisément proportionnelle à la quantité de puissance motrice détruite. Réciproquement, partout où il y a destruction de chaleur, il y a production de puissance motrice...

Ainsi la science expérimentale, appuyée sur l'analyse mathématique, s'acheminait lentement vers la doctrine de la conservation de l'énergie, c'est-à-dire, vers l'unité des forces de la nature physique, vers l'identité fondamentale des phénomènes. Cette doctrine entraînait des applications matérielles ; elle préparait des révolutions économiques prodigieuses, sans analogues depuis le début de la civilisation, un changement inouï dans la production et dans le transport des richesses, dans les conditions de l'existence humaine.

La même doctrine, transportée dans le inonde de la nature vivante, pouvait bouleverser les traditions morales de l'humanité. L'espèce est-elle un fait d'origine, ou la conséquence d'un enchaînement de phénomènes ? Les espèces ont-elles paru isolément, ou remontent-elles à un ancêtre commun ? L'opinion traditionnelle affirme la fixité des espèces ; elle procède de la Bible et est adoptée sans discussion, Linné pense qu'à l'origine chaque espèce animale ou végétale a été créée par paire ; Laurent de Jussieu définit l'espèce une succession d'individus entièrement semblables, perpétués au moyen de la génération. Pour Agassiz, chaque espèce est une pensée incarnée de la divinité, et Cuvier, qui les résume et les complète, croit que les faunes et les flores sont spéciales à chaque couche géologique : il y aurait une série de périodes de création, ayant chacune son monde végétal et animal distinct, séparées par de brusques périodes de destruction ; mais chaque série d'espèces serait sortie tout organisée de la volonté de Dieu. On estime que la fixité de l'espèce fait de l'homme une créature à part, supérieure, fonde son droit à une destinée spéciale, l'établit, par un décret providentiel, roi de la création. Toucher à la fixité de l'espèce, c'est donc ébranler toutes les croyances sur lesquelles depuis des siècles sont construites les religions, les morales et les législations. Aussi, quand la question de l'origine des espèces se posa devant cette génération nouvelle où se manifestaient tant de pensées hardies et fécondes, suscita-t-elle tout de suite une controverse passionnée. On pouvait rester indifférent devant la question de la lumière vibration ou émission ; on ne le fut pas quand Geoffroy Saint-Hilaire soutint l'unité de composition des espèces, et quand éclata la querelle qui le mit aux prises avec Cuvier.

Les idées de Geoffroy Saint-Hilaire avaient d'abord passé sans protestation quand il les avait données sous leur première forme (un Mémoire sur le crâne des oiseaux, paru en 1807 dans les Annales du Muséum) ; il n'y défendait encore que la doctrine d'un type unique pour tous les animaux vertébrés. C'est seulement en 1816, dans Le Règne animal distribué d'après son organisation, que Cuvier repoussa les analogies signalées par Geoffroy Saint-Hilaire. Geoffroy se défendit dans sa Philosophie anatomique (1818-1822). La riposte de Cuvier dans l'article Nature du Dictionnaire des sciences naturelles (1825) fut plus vive et éleva le débat. Il protestait contre l'idée qui attribuait à la Nature une réalité : c'était une vue anti-scientifique empruntée aux philosophes de la nature, une métaphysique sans fondement réel. Pourquoi Dieu, dont la liberté est absolue, aurait-il été tenu d'obéir aux prétendues lois que les philosophes de la nature ont voulu lui imposer ? Quelle loi aurait pu contraindre le Créateur à produire sans nécessité des formes inutiles, uniquement pour combler des lacunes dans une échelle ? Geoffroy se défendit d'être un philosophe, et la discussion, qui se poursuivit de 1825 à 1829, éclata publiquement en mars 1830 à l'Académie des Sciences. A l'occasion d'un mémoire où deux naturalistes, Meyroux et Laurencet, essayaient d'établir une analogie d'organisation entre les céphalopodes et les vertébrés, supposant que le céphalopode serait un vertébré ployé en deux par le dos, Geoffroy présenta cette observation comme détruisant l'hiatus entre les mollusques et les vertébrés. Le conflit fut passionné. Cuvier n'abandonne pas le terrain de la science pure ; il est l'ennemi des généralisations aventureuses, n'aimant à produire des vues d'ensemble que lorsqu'elles jaillissent du rapprochement des faits. Attitude prudente, où il est d'autant plus fort que son adversaire, hardi, étourdi même, choisit ses exemples parmi les cas les plus embarrassants, les plus contestables, et va d'emblée à la limite extrême des conclusions possibles. La science impeccable de Cuvier détruit ses audaces, conteste le plus souvent avec raison les analogies de Geoffroy, en démontre la fausseté, et dédaigne ensuite de discuter des conclusions établies sur des fondements aussi fragiles.

Ce n'est pas aux anatomistes qu'il faut venir dire qu'en comprimant et en allongeant un poisson ou un reptile comme un morceau da paie, on en fait un serpent. Et ses vertèbres et ses côtes, où les prend-on ? Cette aile même que l'on veut dériver d'une pectorale de poisson, en quoi y ressemble-t-elle ?... Quelque opinion que l'on ait sur la haute métaphysique, l'étude des faits en est indépendante, le panthéisme ne change rien à l'anatomie et, si Spinoza a jamais disséqué, et que l'intérêt de quelque système ne lui ait pas troublé la vue, il a dû voir les os, les muscles ou les nerfs comme Boerhave et comme Haller.

Geoffroy proteste qu'il ne suffit pas de savoir correctement observer pour découvrir une vérité nouvelle ; il revendique les droits de l'imagination synthétique. Quand la discussion renaît, le 15 novembre 1830, il expose comment il a été conduit par des vues théoriques à soupçonner chez les marsupiaux l'existence de canaux péritonéaux que la dissection fit en effet découvrir, et il ajoute :

Un peu de poésie dans la science n'est donc pas inutile, si c'est par un tel mot qu'on doive caractériser quelques inspirations, lesquelles, si on leur rendait une justice complète, ne sont jamais que des déductions de faits généraux, que des jugements allant prendre leurs motifs dans des racines enfoncées profondément.

Le 2 août 1830, à l'heure où parvenaient à Weimar les nouvelles de la Révolution de juillet, Gœthe s'écriait en apercevant Eckermann : Eh bien, que pensez-vous du grand événement ? Le volcan a fait explosion : tout est en flammes ? ce n'est plus un débat à huis clos. — Avec un pareil ministère, répondit Eckermann, pouvait-on attendre une autre fin ?Je ne vous parle pas de ces gens-là, dit Gœthe. Il s'agit pour moi de la discussion, si importante pour la science, qui a éclaté entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire. Le débat qui agitait l'Académie devait passionner Gœthe : ce qui revivait dans cette guerre, c'était l'éternel antagonisme de l'esprit analytique et de l'esprit synthétique. Gœthe qui, dans sa jeunesse, rivait de retrouver la plante originelle qui se ramifiait dans l'univers, se réjouit d'avoir assez vécu pour voir ce qu'il crut être le triomphe d'une théorie à laquelle il avait, dit-il, consacré sa vie. Le public y vit autre chose qu'un problème de science. Dans cette question, ce qui était en jeu, c'était la place de l'homme dans la nature, et c'était la place du christianisme dans le passé et dans le présent. Les vues de Cuvier servaient depuis longtemps à l'apologétique traditionaliste. Au moment où la géologie était le grand moyen d'attaque contre la religion, les catholiques aimaient à répéter après ce protestant illustre ce qu'il avait dit en 1806 à l'Institut, qu'il y a plus de 80 systèmes de géologie et qu'il est devenu presque impossible de citer le nom de cette science sans exciter le rire. Le même Cuvier avait solennellement affirmé en 1821 l'existence du déluge, la dernière des Révolutions du Globe ; ses paroles avaient passé comme un texte sacré dans la controverse théologique. La cosmogonie de Moïse était sauvée. Il n'est pas impossible que Cuvier, sans le dire, ait pensé qu'en combattant Geoffroy Saint-Hilaire, il continuait à consolider le trône et l'autel ; car c'est lui qui déclara le premier Derrière ces doctrines, il y a le panthéisme, et qui dénonça le danger qu'elles offraient pour la jeunesse.

Ce qui est certain, c'est qu'on ne s'y trompa pas dans le clergé ; on mena derrière Cuvier à l'abri de son grand nom, le bon combat contre les conséquences subversives de cette forme imprévue et subtile de l'éternel ennemi, du panthéisme. Dès 1831, les Annales de philosophie chrétienne tiraient parti des travaux de l'illustre savant dans des articles intitulés : La vérité de la Genèse prouvée par la science. Geoffroy se plaignit : Je devais compter sur des arguments de naturaliste à naturaliste ; l'argumentation est devenue théologique ; l'effet voulu a été produit. Geoffroy ne se trompait pas. Le transformisme fut étouffé en France par ce retentissant débat ; cette hypothèse disparut de la pensée scientifique pour plus de vingt ans.

 

 

 



[1] Ch. Dupin qui, dans les Forces progressives de la France, divise les électeurs en deux catégories, ceux qui avaient vingt ans et ceux qui n'avaient pas vingt ans en 1789, calcule qu'en 1823, ils sont à peu près en nombre égal, mais en réalité, la génération la plus jeune représente un nombre d'habitants bien plus considérable que l'autre. En 1823 46.700 électeurs de la nouvelle génération représentent 26 millions et demi d'habitants, et 53.300 de l'ancienne, 4.200.000 seulement.

[2] Voir la conclusion de l'ouvrage de Joseph Texte, Jean-Jacques Rousseau et les origines du cosmopolitisme littéraire, Paris, 1895.