HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE IV. — LE SYSTÈME CONTINENTAL.

CHAPITRE PREMIER. — LA DOMINATION NAPOLÉONIENNE.

 

 

I. — L'ARMÉE IMPÉRIALE.

POUR compléter les effectifs déjà présents sous les drapeaux, Napoléon fit appeler 30.000 hommes en 1800, 120.000 en 1802, 120.000 en 1803 (soit 270.000 sous le Consulat), 60.000 en 1804, 210.000 en 1805, 80.000 en 1806, 80.000 en 1807, 240.000 en 1808, 76.000 en 1809, 160.000 en 1810, 120.000 en 1811, 237.000 en 1812 et 1.140.000 en 1813 (soit 2.403.000 sous l'Empire et 2.673.000 au total). A ces chiffres, il faudrait joindre, pour être complet, les soldats de la levée en masse de 1814, les engagés volontaires et les rengagés à haute paie, les jeunes gens sortis des écoles comme officiers, les régiments et contingents étrangers. On estime à 875.000 le nombre des Français d'ancienne France qui servaient en 1812 : il y avait alors un militaire sur 35 habitants. Le nombre total de ceux qui ont péri pour et contre l'Empereur est évalué de 3 à 6 millions et plus : il est inconnu ; le chiffre communément cité de 1.700.000 Français morts au cours des guerres napoléoniennes manque de certitude, comme le chiffre de 2 millions d'étrangers morts au service français. Les trois procédés les plus usuels furent : l'appel des classes de la conscription (les levées consulaires et 1.237.000 hommes sous l'Empire), le rappel des classes (746.000 hommes) et la mobilisation des gardes nationales (370.000 hommes) ; on peut tenir pour négligeables les levées exceptionnelles sur les inscrits maritimes (50.000 hommes), et les gardes d'honneur équipés et montés à leurs frais, dont chaque département devait fournir un nombre déterminé, et qui, réorganisés en 1813, servirent au recrutement des officiers.

La conscription resta régie par la loi Jourdan de 1798, qui ne fut modifiée qu'en quelques détails. Le tirage au sort servit à désigner ceux des conscrits de la classe qui partiraient au service. Le remplacement fut autorisé. Le prix moyen d'un remplaçant varia de 1.500 à 4.000 francs suivant les régions et les années ; il s'éleva jusqu'à 7.000 francs dans le Calvados, à 8.000 à Paris et à 15.000 à Mulhouse (en 1812). Il fallait donc avoir quelque fortune pour échapper au service militaire jusqu'aux dernières années du premier Empire. On comptait, en moyenne, un conscrit remplacé pour dix appelés. Les exemptés furent astreints au paiement d'une taxe militaire. Parmi eux, il faut mentionner les jeunes gens mariés au moment de l'appel de leur classe. Le nombre des mariages augmenta donc en proportion des appels. Il y eut en France 203.000 mariages en 1811, 222.000 en 1812, 387.000 en 1813, et le chiffre tombe à 193.000 en 1814. Le maximum des mariages correspond au maximum des appels. De même pour le nombre des réfractaires, des insoumis et des déserteurs à l'intérieur. Certains se mutilaient. D'autres achetaient les autorités locales pour se faire classer dans les cas d'exemption, ou falsifier leur état civil. Il arrivait souvent que les départements envoyaient au corps des jeunes gens infirmes, chétifs ou malingres, impropres au service, et que les officiers étaient obligés de refuser, tandis que les conscrits valides restaient chez eux et se cachaient. La gendarmerie les poursuivait ; on installait des garnisaires chez les parents des conscrits réfractaires, comme au temps de Louis XIV chez les Huguenots ; des colonnes mobiles parcouraient la campagne à la recherche des insoumis, qui parfois se défendaient les armes à la main. D'ordinaire, la population leur était favorable. Quand on s'emparait d'eux, ils étaient passibles des pénalités les plus graves : la mort, le boulet, les travaux publics, l'emprisonnement, l'amende, l'envoi au service dans des conditions de particulière sévérité. Malgré les amnisties prononcées en 1803, 1804 et 1810, les réfractaires et insoumis devinrent toujours plus nombreux, surtout dans l'Ouest, le Midi, le Centre et les départements réunis. L'histoire de la conscription n'ayant pas encore été écrite, il n'est pas possible de donner de chiffres certains. Mais l'évaluation de 2 à 300.000 jeunes gens vivant comme en rébellion dans les dernières années de l'Empire (à partir de 1808) n'est peut-être pas exagérée. L'effectif des levées ordonnées représentait moins le résultat réalisé que l'effort demandé.

Par une conséquence naturelle, à mesure que le rendement de la conscription diminuait, Napoléon était obligé d'élever le chiffre du contingent. En 1800, il n'appela sous les drapeaux que 30.000 conscrits de France et des départements réunis ; il en demanda 60.000 pour les classes de 1801 à 1805, 80.000 pour celles de 1806 à 1809, 110.000 pour la classe 1810, 120.000 pour les classes 1811 et 1812, 137.000 pour la classe 1813, 150.000 pour la classe 1814, et 160.000 pour la classe 1815. — D'autre part, les conscrits incorporés furent souvent retenus au delà des cinq ans réglementaires. Ou bien, les classes étaient appelées par anticipation avant leur tour. C'est ainsi que la classe 1806 fut convoquée le 23 septembre 1805, la classe 1808 le 7 avril 1807, la classe 1809 le 21 janvier 1808, la classe 1810 le 10 septembre.1808, la classe 1813 le ter septembre 1812, la classe 1814 le 11 janvier 1813 et la classe 1815 le 9 octobre 1813. — D'après la loi, l'obligation du service militaire ne commençait qu'après la vingtième année accomplie. Jusqu'en 1805, les classes successivement appelées furent en effet composées de jeunes gens qui se trouvaient dans leur vingt et unième année. Mais le rétablissement de l'ancien calendrier eut pour effet de donner une durée de quinze mois à l'exercice de l'an XIV-1806 (septembre 1805 à décembre 1806). Le gouvernement en profita pour lever subrepticement en deux classes les conscrits nés de septembre 1784 à septembre 1785 (classe de l'an XIV) et ceux de septembre 1785 à décembre 1786 (classe 1806), de sorte que les jeunes gens furent désormais levés dans leur vingtième année (sinon même dans leur dix-neuvième ou leur dix-huitième en cas d'appel par anticipation de classe). — L'opération se doubla d'une illégalité. La conscription ne pouvait régulièrement être levée que par un vote en forme de loi. Mais. en 1803, Napoléon, prétextant l'urgence et que le Corps législatif n'était pas en session, fit appel au Sénat (24 septembre 1805), et, jusqu'à la fin du règne, les appels d'hommes ne furent plus ordonnés que par sénatus-consultes. — Enfin, quand la conscription, même avec son contingent majoré, ne rendait pas assez, Napoléon rappelait au service les classes antérieures. Alors, les conscrits qui n'avaient pas fait partie du contingent grâce au tirage au sort, les remplacés, parfois même les exemptés eux-mêmes, devaient partir ou fournir un remplaçant. C'est ainsi qu'en 1803 furent rappelées les classes 1804 à 1800, en 1808 les classes 1809 à 1806, en 1809 les classes 1810 à 1806, en 1813, les classes 1812 à 1809, puis les classes 1814 à 1812 et enfin toutes les classes de 1814 à 1802. Pas de classe qui n'ait été appelée ou rappelée plusieurs fois. Nulle sécurité légale pour personne. Boucher de Perthes raconte que, pris comme douanier et guerroyant en cette qualité, on m'a repris comme conscrit et encore comme garde d'honneur : vraie trinité. Aucun jeune homme n'était sûr de ne pas être incorporé, même quand il avait payé sou remplaçant, ni d'être libéré après avoir été incorporé. La conscription devint odieuse, moins en raison du contingent demandé, qui n'était pas excessif, qu'en raison de l'arbitraire avec lequel Napoléon la fit jouer.

L'armée devenait une armée de métier, à recrutement forcé. Théoriquement, elle restait nationale. La loi Jourdan n'avait pas supprimé la milice citoyenne des gardes nationales. Mais Napoléon s'en défiait, et il la laissa tomber en sommeil. Pour la remplacer, il organisa à Paris une garde municipale (arrêté du 4 octobre 1802), composée de vétérans d'élite, à la charge de la ville, et, dans les départements, les gardes d'honneur de première formation. Puis, les sénatus-consultes du 24 septembre 1805 et du 13 mars 1812 reconstituèrent les gardes nationales, pour le maintien de l'ordre dans l'intérieur, la défense des frontières et des côtes. Tous les hommes valides devaient en faire partie. Ils étaient divisés en trois bans : de 20 à 26 ans (avec les hommes non incorporés dans l'armée active), de 26 à 40 ans et de 40 à 60 ans. Au cas d'invasion, la garde nationale avec ses cohortes et ses légions aurait été utile à la défense du territoire. Mais, en 1813, Napoléon dénatura l'institution, quand il mobilisa une partie de la garde nationale pour l'envoyer servir en Allemagne avec l'armée active. De fait, il n'y avait là qu'un rappel déguisé des classes de la conscription. Mais la garde nationale devint aussi impopulaire que la conscription elle-même, et, lorsqu'en 1814 Napoléon tenta comme mesure suprême de salut un rappel général de toutes les classes et une levée en masse des bans de la garde nationale, la France ne répondit pas.

D'après les chiffres officiels, l'armée française comptait, en 1805, 592.000 hommes, dont 410.000 d'infanterie (en 112 régiments de ligne et 31 légers), 77.000 de cavalerie — en 24 régiments de grosse cavalerie, carabiniers et cuirassiers et 64 de cavalerie légère, dragons, chasseurs et hussards —, 23.000 d'artillerie, 28.000 de génie, de train, de vétérans gardes-eûtes, pontonniers et ouvriers militaires, 16000 de la gendarmerie et 8.000 de la garde impériale. Dès 1803, les anciennes appellations de régiments et de colonels avaient été substituées aux demi-brigades révolutionnaires. La création du grade de maréchal d'Empire en 1804 reconstitua au complet la hiérarchie militaire d'autrefois. Le grade ne comportait pas de garantie légale. L'Empereur pouvait casser ou nommer sans condition d'ancienneté tous les officiers subalternes, supérieurs et généraux. Un maréchal qui commande mes armées ne peut faire un sous-lieutenant, écrivait-il le 7 février 1810 : il faut qu'il passe au ministre une proposition qui m'est soumise par celui-ci ; le ministre n'est que l'expression directe de mon autorité. Le nombre des régiments d'infanterie monta jusqu'à 213 en 1813, mais sans former série continue : il y avait des lacunes dans la numérotation, et des doubles emplois avec les régiments bis, provisoires et de marche. Le régiment était de 5 bataillons, dont un de dépôt à 4 compagnies, et 4 à 6 compagnies, dont 4 de fusiliers, et 2 d'élite : grenadiers et voltigeurs (hommes d'élite de grande et de petite taille). Parfois les compagnies d'élite étaient groupées en formation spéciale. Napoléon substitua à la division le corps d'armée, fort de 2 à 5 divisions dont une de cavalerie. Murat eut à commander de grands corps de cavalerie, formés de 2, 3 et 4 divisions. Le régiment de cavalerie était à 4 escadrons ; l'escadron à 2 compagnies. Au procédé du groupement des compagnies d'élite, Napoléon préféra dans les dernières années du règne le développement de la garde impériale, comme corps de réserve. Elle comptait, en 1813, près de 100.000 hommes, divisés en jeune et vieille garde. C'est que l'infanterie devenait moins solide, en raison même de la multiplication des appels. Pour la même raison, l'artillerie augmenta dans des proportions considérables. En 1813, elle employait 100.000 hommes environ. Elle gagna en habileté manœuvrière, mais elle ne fit pas de progrès techniques ; elle employait toujours le matériel de Gribeauval. Ce furent les alliés qui, les premiers, en 1813, employèrent l'obus à halle concurremment avec l'obus à poudre. On renonça à l'aérostation militaire. Dans l'infanterie, on garda le vieux fusil à pierre de 1777, quelque peu amélioré, il est vrai. Dans la cavalerie, les lanciers portaient, outre la lance, le sabre et le pistolet comme les cuirassiers, avec le mousqueton comme les hussards. Quant aux troupes étrangères et aux contingents alliés, il faudrait une longue étude pour en décrire les disparates. Sauf l'Angleterre, presque tous les pays d'Europe ont fourni des soldats à Napoléon : Italiens et Espagnols (du corps de la Romana), chevau-légers polonais, Allemands du nord et Allemands du sud, le contingent suisse, les régiments ou bataillons illyriens, Croates, Septinsulaires. Albanais, Grecs, les Mameluks de la Garde, les régiments recrutés parmi les prisonniers de guerre, — et l'énumération n'est pas complète. Les uns faisaient partie de l'armée française, les autres conservaient leur autonomie, sous le commandement supérieur français.

L'uniforme était aussi varié que le recrutement des troupes napoléoniennes. En 1806, l'infanterie fut coiffée du disgracieux shako, à la place du bicorne, et, pendant quelques mois, vêtue de blanc, comme au temps des rois, parce que la crise des matières colorantes empêchait de teindre le drap en bleu ; en 1812 le pantalon et la petite guêtre remplacèrent définitivement la culotte et ses accessoires. Les fabrications militaires étaient le plus souvent insuffisantes, et les fournisseurs, mal payés, restreignaient la production. On prenait, au hasard des conquêtes, du drap en Allemagne, en Autriche, en Espagne, et quelle qu'en fin la couleur. Certains chefs de corps, Murat, notamment, affectaient un luxe théâtral ; d'autres conservaient les usages d'autrefois ; on voyait même parfois des cadenettes (ou cheveux nattés) comme sous l'ancien régime, mais on voyait aussi le kolbak ou bonnet à poil, la chabraque ou selle de luxe, les dolmans, les chapkas et les exotismes de toilette militaire, accommodés au goût du jour. La variété des uniformes est infinie. Même en campagne, les soldats devaient emporter leur tenue de parade, qui était lourde, incommode et minutieuse. L'armée ne prit un aspect négligé qu'aux désastres de la fin du règne.

Mais, même dans les premières années, ni la solde ni l'entretien ne lui furent assurés régulièrement. Dès 1805, la maraude suppléa au manque de subsistance. Le général de division Sénarmont ne toucha qu'en novembre 1806 sa solde de mai. On vole partout avec autant d'audace que d'impunité, écrivait Perey en 4807 ; les chefs de corps volent, tout autant que les ordonnateurs et les fournisseurs. Les contributions, les réquisitions, les exactions, les vols et la débrouille remédiaient aux insuffisances des fournitures, du haut en bas de l'échelle. L'Empereur levait des impositions de guerre, des chefs comme Masséna, Marmont, Murat, Soult, s'enrichissaient scandaleusement, et le soldat maraudait. La discipline en souffrait, et la justice militaire ne fonctionnait pas avec régularité. D'après Napoléon, les conseils de guerre étaient ce qu'il y a de plus mauvais et de moins judiciaire. De temps en temps, on avait encore recours au procédé barbare de la décimation ; mais les cas d'insubordination sont rares. Les officiers ne tenaient pas les soldats à distance. Ils vivaient en fraternité d'armes. Les colonels admettaient les sous-officiers à leur table. L'étoile de la Légion d'honneur était attribuée au simple caporal comme à l'officier général. Jusqu'à la fin, un sentiment démocratique anima l'armée napoléonienne. L'excellent Joseph-Christophe Couin, promu général de brigade et baron de Grandchamp, faisait la barbe à ses amis : il avait débuté comme perruquier. Le soldat savait qu'il pouvait devenir maréchal, et l'Empereur le tutoyait s'il ne le tutoyait pas lui-même. Dans la marche d'Ulm à Vienne, un petit tambour blessé, conscrit de l'année, refusa de céder sa place près du poêle à l'Empereur qui arrivait avec sa suite : Napoléon la lui laissa. Le dévouement à Napoléon diminue à mesure qu'on monte en grade. L'officier subalterne soucieux de son avancement cherchait le patronage d'un chef moins lointain que le maître tout-puissant. Dans les dernières années, certains états-majors, composés d'anciens nobles, Berthier et son entourage, prirent la morgue aristocratique. Mais ce fut l'exception. Le vrai soldat de Napoléon n'est pas silencieux dans le rang, il grogne souvent, en dépit de sa gaieté foncière, il raisonne, il n'obéit pas en automate ; sa bravoure et son endurance sont légendaires ; il méprise les armées étrangères ; il méprise les civils ; il est devenu professionnel ; il a l'esprit de corps ; il cultive le point d'honneur ; il se bat en duel ; il aime à se battre. Quand il arrive au régiment, à dix-sept ans, le canonnier Manière est provoqué par un vieux soldat qui se vantait d'avoir déjà tué 17 braves ; ses favoris et sa moustache très longue se joignaient ensemble ; sa figure n'était que du poil ; on ne voyait que ses yeux. Le général Jardon, qui fut tué d'une balle au front au Portugal (1809), avait fait toutes les guerres de la Révolution. Il marchait toujours à pied, à l'avant-garde, sans aide de camp, ni chevaux, ni bagages. Quand il changeait de chemise (ce qui était rare), il en prenait une dans le sac du soldat voisin. Dès qu'il pouvait brider une cartouche, il était heureux. Entre temps, il buvait. Les mots héroïques du soldat napoléonien jaillissent spontanément de son courage. Oh ! il y en a encore pour deux fois ! répondait un tirailleur à Napoléon qui lui demandait, après un combat meurtrier, si sa compagnie avait subi beaucoup de pertes. L'étoffe tricolore du drapeau est restée au dépôt du régiment ; Napoléon ne permet d'emporter en campagne que la hampe surmontée de l'aigle impérial : le soldat défend l'aigle avec autant de bravoure que les trois couleurs nationales. Il a oublié qu'au temps de la Révolution, il prétendait régénérer les peuples conquis. Il a le sentiment de la gloire. Il est fier de ses exploits, qu'il lègue à la postérité : On parlera de moi ! disait un soldat devant Marmont. Enfin le désir d'avancement sert de stimulant, surtout chez l'officier. Pourquoi veut-on vivre ? demandait Lasalle en 1809. Pour se faire honneur, pour faire son chemin, sa fortune. L'idée de patrie a disparu.

La Grande Armée, soigneusement formée an camp de Boulogne, pendant deux ans (1803-1805), fut l'un des plus parfaits instruments de guerre qui aient jamais existé dans l'histoire. Les conscrits y étaient encadrés parmi les vétérans des guerres révolutionnaires : les chefs et les soldats formaient une troupe merveilleusement homogène et souple, aux ordres de Napoléon. Isolée de la nation, française d'origine, l'armée de Boulogne devint impérialiste. Toujours victorieuse, en Autriche, en Prusse et en Pologne, elle alla se perdre en Espagne. L'armée de 1809, improvisée avec les recrues levées en hâte et les contingents alliés, ne la valait pas et eut peine à vaincre. L'armée de Russie a été internationale, et vaincue. L'armée de 1813 et de 1814 est, par sa composition, plus spécifiquement française, et, elle rappelle, à certains égards, l'armée révolutionnaire. Le cosmopolitisme avait changé de camp avec la force du nombre. Les quatre grandes formations militaires de l'Empire diffèrent aussi profondément entre elles que de l'armée nationale, telle qu'elle était issue de la Révolution.

 

II. — LA TROISIÈME COALITION.

COMME l'armée napoléonienne, la politique extérieure du Premier Empire dépasse le cadre de l'histoire de France. Napoléon est européen. Ce n'est pas seulement la France qu'il prétend organiser, mais tous les pays conquis, annexés, vassaux, feudataires et alliés. Il les utilise pour ses desseins comme il utilise la France. Mais, si étendue qu'ait été sa domination, elle n'a jamais pu devenir universelle. Sa politique résulte du conflit constant et des tentatives d'adaptation entre ses lins personnelles et l'opposition des puissances non assujetties : l'Angleterre sur mer et la Russie sur terre, pour ne citer que les plus importantes. L'Angleterre victorieuse, dans la guerre maritime, pouvait à la rigueur s'accommoder des nouvelles conditions continentales ; mais la Russie, jamais vaincue à fond et toujours imbue d'ambitions hégémoniques, resta irréconciliable, même au temps de l'alliance. L'histoire du monde, pendant dix ans, a donc pour centre le duel entre Napoléon et Alexandre. La France en était l'enjeu, et, avec elle, tous les autres pays du continent. Si l'Empire n'a pas été durable, dans l'unité et la paix que Napoléon lui voulait donner, c'est que le tsar l'a finalement emporté sur son adversaire ; et, quand le système continental a sombré, la France s'en estimait si peu solidaire, qu'elle refusa d'associer sa cause à celle de Napoléon, alors qu'en réalité la cause de Napoléon était, pour la première fois, devenue la sienne. De ce grand drame, on ne retiendra ici que les faits d'histoire de France.

Après la rupture de la paix d'Amiens, Napoléon s'empara du Hanovre sur George III, l'Angleterre de la Guyane et de quelques Antilles sur la Hollande et la France. Elle avait une écrasante supériorité navale : sa marine militaire, d'environ 125 vaisseaux, était presque quadruple de la marine française. Néanmoins, Napoléon annonça à grand bruit qu'il se proposait de débarquer aux Iles britanniques. Il établit, sur les côtes de la Manche et de la mer du Nord, des camps militaires, dont le principal fut à Boulogne : 150.000 hommes, 10.000 chevaux, 400 canons devaient être transportés sur des bateaux plats, en hiver, de nuit, à l'abri de la brume, sans protection navale, et Londres serait conquise en quelques heures. On fut longtemps avant de s'en émouvoir en Angleterre. Pourtant, Bruit, amiral de la flotte nationale, prenait sa tâche au sérieux et s'y donnait corps et âme. Les instructions minutieuses qu'il recevait de Decrès, le ministre de la Marine (notamment le 21 juillet 1803), semblaient donner corps au projet. Mais il est douteux que l'intention réelle du Premier consul ait été qu'il aboutît. L'opération n'était possible que par surprise. Or, une centaine seulement de bateaux plats pouvait sortir de Boulogne à chaque marée ; on en comptait 1.200 ; six jours étaient donc nécessaires, beaucoup plus qu'il n'en fallait pour donner l'éveil aux Anglais qui croisaient sur la côte. Le seul moyen de prévenir le danger était de construire un barrage afin de mettre les bateaux à l'abri avant leur sortie au large : ce fut le seul travail qu'on n'exécuta pas. Plus tard, Napoléon semble avoir conçu un autre projet, à l'insu de Bruix, qui lui déplaisait à cause de sa rude franchise, et qui, du reste, était malade (il mourut de la poitrine, le 18 mars 1803). Latouche-Tréville devait amener la flotte de Toulon, rallier celle de Brest et protéger de haute lutte, en été, en plein jour, la traversée de la Manche par les bateaux plats portant le corps expéditionnaire. Le plan, défini au printemps de 1804 (notamment le 25 mai 1804), retardé par la lenteur des armements à Toulon et à Brest, fut définitivement abandonné quand Latouche-Tréville mourut (20 août 1804).

Villeneuve, qui prit le commandement à Toulon (6 novembre 1804), l'ut chargé d'une expédition aux Antilles et à Saint-Domingue, conjointement avec les escadres de Missiessy à Rochefort et de Ganteaume à Brest. Il ne put partir que le 30 mars 1803, trop tard pour rejoindre utilement Missiessy, et Ganteaume resta bloqué par Cornwallis à Brest. Au retour, Villeneuve eut à débloquer le Ferrol. Il y réussit, après avoir dispersé, au combat naval du cap Finisterre (22 juillet), l'escadre de Calder. Il reçut alors l'ordre (daté du 16 juillet) de rallier Cadix, s'il ne se sentait pas en état de faire voile sur Brest. Ni ses bâtiments ni ses marins n'étaient capables d'affronter les risques d'une bataille navale contre Nelson qui les pourchassait, et qui pouvait s'unir à Cahier et Cornwallis. Villeneuve gagna donc Cadix. Lorsqu'il y arriva, de nouveaux ordres (du 13 août) lui étaient expédiés, qui lui enjoignaient de se diriger sur la Manche. S'il les avait reçus à temps, il aurait été battu le long des côtes françaises de l'Atlantique, et, même vainqueur, il n'aurait plus trouvé à Boulogne que l'arrière-garde de la Grande Armée. Depuis le printemps de 1803, Napoléon avait d'autres desseins que le débarquement en Angleterre.

Il machinait son avènement à l'Empire, et la distribution solennelle des étoiles de la Légion d'honneur qu'il présida à Boulogne le 16 août 1804 sanctionna la conversion impérialiste de l'armée ci-devant républicaine. Napoléon revint à Paris par la Rhénanie et il tint pendant quelques jours sa Cour à Aix-la-Chapelle, la capitale de son prédécesseur Charlemagne (2-11 septembre). Dès qu'il eut été sacré et couronné Empereur (2 décembre), il s'occupa de transformer en royaume la république d'Italie. Sur le refus de Joseph et de Louis, il s'attribua la couronne nouvelle (18 mars 1803), avec son beau-fils Eugène comme vice-roi. Eu même temps, Élisa recevait la principauté de Piombino, puis (23 juin) Lucques (accru de Massa, le 30 mars 1806). Ainsi Napoléon associait étroitement sa famille à l'extension du régime impérial hors de France. Entre temps, la République batave était transformée monarchiquement, avec un grand pensionnaire, Schimmelpenninck, muni des pouvoirs les plus étendus (15 mars), et la République ligurienne était annexée à la France et divisée en départements (6 juin), quelques jours après que Napoléon eut mis sur sa tête l'antique couronne de fer des rois lombards à la cathédrale de Milan (26 mai 1805).

Son accession à l'Empire n'était donc qu'un acheminement à la réorganisation de l'Europe. La Russie fut la première des puissances à marquer son mécontentement. Après de longues et vaines conversations, elle avait rompu les relations diplomatiques avec la France (28 août 1804) et conclu une alliance défensive avec la Prusse, puis avec l'Autriche (6 novembre). Alors l'Angleterre intervint. Pitt était revenu au pouvoir (15 mai 1804). L'accord anglo-suédois (3 décembre) fut en quelque sorte compensé par la déclaration de guerre de l'Espagne à l'Angleterre (5 décembre) ; mais le rapprochement anglo-russe (11 avril 1805) était menaçant pour le système napoléonien. Du moins l'Autriche restait-elle encore à l'écart de la coalition nouvelle qui s'esquissait. Elle se serait peut-être accommodée des changements survenus en Italie, à la condition que la Vénitie fût garantie contre tout empiétement ; mais il lui semblait nécessaire de s'agrandir, puisque, aussi bien, l'Empire français s'agrandissait, et elle avait jeté son dévolu sur l'Allemagne du Sud, d'abord sur la Bavière. Mais Napoléon fit entendre qu'il n'y consentirait point. L'Autriche entra dans la combinaison anglo-russe (9 août 1805) et commença ses armements. La troisième coalition était nouée. Par crainte de l'Autriche, la Bavière, la Wurtemberg et Bade se rejetèrent vers la France. Mais la Prusse ne sortit pas de la neutralité. Pour répondre à sa précaution défensive de rapprochement avec la Russie, Napoléon ne lui avait pas seulement fait donner toutes les assurances qu'elle ne serait pas attaquée du côté de Hanovre, il lui en avait offert la cession. La Prusse y eût trouvé plus de risques que d'avantages. En effet, elle pouvait être menacée par l'Angleterre, par la Suède et par la Russie. Czartoryski conseillait au tsar de se couronner à Varsovie ; son arrière-pensée était de reconstituer la patrie polonaise, au détriment de la Prusse, sous l'égide de la Russie. Prudemment, Hardenberg déclara que Berlin resterait neutre (28 août 1805).

Napoléon était alors à Boulogne, très absorbé, en apparence, dans ses préparatifs de descente en Angleterre.

J'espère que vous ides arrivé à Brest, mandait-il à Villeneuve (le 2 août). Partez : Ne perdez pas un moment, et, avec mes escadres réunies, entrez dans la Manche. L'Angleterre est à nous. Nous sommes tous prêts, tout est embarqué. Paraissez vingt-quatre heures, et tout est terminé.

Mais, dès le 12 août, il déclarait que. si l'Autriche ne désarmait pas, il l'attaquerait sans retard, pour ne pas laisser aux Russes le temps de la secourir. Il ne pouvait agir autrement. Peut-être, deux ou trois mois plus tôt, l'expédition victorieuse d'Angleterre eût-elle prévenu la formation de la coalition ; mais alors Villeneuve avait reçu d'autres ordres. Pour donner le change à l'Europe et à la France, sans doute aussi pour rejeter sur autrui la responsabilité de la nouvelle guerre continentale, Napoléon voulut faire croire — et il s'imagina même peut-être — que l'avortement de l'expédition projetée en Angleterre était due à l'incapacité de Villeneuve ; il accusa l'amiral de trahison, le 4 septembre, dans une lettre à Decrès, et de lâcheté, le 8. Ce même jour, Mack pénétrait en Bavière. La guerre commençait. En passant par Paris pour aller prendre sur le Rhin le commandement de la Grande Armée, Napoléon se fit complimenter par les corps constitués (23 septembre). Le discours de Frochot permet d'entrevoir l'ignorance, les défiances et les craintes de l'opinion publique :

A Dieu ne plaise, Sire, que nous cherchions à pressentir... les conceptions de cc puissant génie qui vous a rendu partout maitre du temps, des lieux et des événements ; mais, s'il est vrai, comme on le répand, que l'on en veuille à votre personne, que l'on en veuille à l'indépendance de la nation, à nos libertés, à nos constitutions, ordonnez que notre défense soit proportionnée à l'intérêt d'une telle cause.

Decrès avait transmis à Villeneuve, en les atténuant, les reproches de Napoléon : Ce que l'Empereur exige par-dessus tout est une noble ambition des honneurs, l'amour de la gloire et un courage sans borne. Sa Majesté veut éteindre cette circonspection qu'elle reproche à sa marine (16 septembre). Villeneuve répondit : S'il ne manque à la marine impériale que du caractère et de l'audace, je crois pouvoir assurer Votre Excellence que sa mission actuelle sera couronnée d'un plein succès (28 septembre). De fait, il était déjà disgracié, mais il l'ignorait, et il croyait n'avoir qu'à prendre l'offensive. Le vice-amiral Rosily, nommé pour le remplacer (17 septembre), était en route et arrivait à Madrid (18 octobre). Devant Cadix, Nelson venait de rejoindre Collingwood (28 septembre) et prenait le commandement des deux escadres réunies, fortes au total de 27 vaisseaux. Avec les bâtiments espagnols, Villeneuve disposait de 33 vaisseaux. Il sortit de la rade le 20 octobre, donnant comme mot d'ordre : Tout capitaine qui ne serait pas au feu ne serait pas à son poste. Les vaisseaux alliés se disposèrent le long de la côte, en un arc de cercle dont la concavité faisait face au large. Le 21 au matin, les Anglais commencèrent l'attaque en deux colonnes perpendiculaires ; ils rompirent la ligne, et la bataille tourna au corps à corps. Elle fut acharnée de part et d'autre. L'Angleterre compte que chaque homme fera son devoir, avait ordonné Nelson, qui fut tué à son poste de commandement. Dix des vaisseaux alliés — à la droite sous Dumanoir et à la gauche sous l'Espagnol Gravina, qui fut mortellement blessé — ne participèrent pas au combat ; 17 des 23 autres furent pris ou détruits, et Villeneuve lui-même resta aux mains des Anglais. Quand il revint, en France, après quelques mois (le captivité, pour se justifier, il périt mystérieusement (22 avril 1806). Au reste, sa défaite fut sans conséquence immédiate. Elle n'est en rien comparable au désastre d'Aboukir. Elle n'a été la dernière en date des grandes batailles navales au temps de l'Empire, que parce que Napoléon n'a pas reconstitué la marine française. Il ne semble pas qu'il ait jamais compris l'importance de la guerre maritime.

Mais il menait, de main de maitre, la guerre continentale. Les Autrichiens avaient organisé trois armées, fortes de 90, 25 et 70.000 hommes environ, en Italie, en Tyrol et en Allemagne, sous le commandement des archiducs Charles, Jean et Ferdinand, ce dernier avec Mack qui poussa jusqu'à Ulm, où il arriva dès le 18 septembre, pour surveiller les routes qui débouchaient des montagnes. Les Bavarois s'étaient repliés sans combattre. La Grande Armée, divisée en 7 corps de 23.000 hommes en moyenne chacun, marchait sur le Mein, à Wurtzbourg — Bernadotte et Marmont, venant du Hanovre et de Hollande —, et sur le Rhin, entre Spire et Mayence — Davout, Soult, Lannes, Ney, venant de Boulogne et des camps littoraux, avec la garde et la cavalerie de Murat —. Dans cette marche de concentration, admirablement ordonnée, la rapidité moyenne fut d'environ 22 kilomètres par 24 heures. Le 7e corps (Augereau, venant de Brest) rejoignit peu après. D'habiles démonstrations firent croire à Mack que les Français arrivaient par l'ouest, quand en réalité le gros de leurs forces traversait le Danube en aval d'Ulm, et prenait position sur la rive droite, de Donauwerth à Augsbourg (7-9 octobre), coupant ainsi les communications de Mack avec l'Autriche. Je tiens l'armée ennemie cernée dans Ulm, écrivait Napoléon dès le 10 octobre. Il croyait que Mack chercherait à rejoindre l'armée du Tyrol, vers le sud, et prenait ses dispositions en conséquence. De fait, Mack, surpris, ne savait de quel côté se tourner. Il aurait pu échapper par le nord, car Dupont avait été laissé presque seul sur la rive gauche, avec 6.000 hommes. Mais la vigoureuse résistance qu'il opposa, au combat de Haslach (11 octobre), à un corps autrichien de force quadruple envoyé en reconnaissance, donna à Mack l'impression que la route était barrée. Néanmoins ce fut dans cette direction que l'archiduc Ferdinand réussit à passer quelques jours plus tard (15 octobre) avec quelques milliers d'hommes. Autour d'Ulm, l'étreinte se resserrait. Mack capitula (20 octobre). Il fut par la suite dégradé, condamné à mort et gracié après trois ans de prison (1808).

Sans perdre de temps, Napoléon descendit le Danube. Sur la rive droite, en aval de Lintz, l'armée russe de Kutusof, grossie d'Autrichiens et, forte d'environ 50.000 hommes, pouvait défendre Vienne. Mais Kutusof se déroba. Après une première rencontre à Amstetten (5 novembre), il passa sur la rive gauche, où Napoléon n'avait laissé que des forces insuffisantes, bouscula Mortier en un combat sanglant à Diernstein (11 novembre), qui aurait pu tourner au désastre sans l'heureuse diversion de Dupont, accouru au canon, et, par Hollabrunn (15 novembre), il rejoignit à Olmutz les empereurs François et Alexandre. Il est vrai que Murat était entré à Vienne (13 novembre). Mais la situation ne laissait pas d'être inquiétante. Une nouvelle armée russe, commandée par Buxhœvden. venait d'arriver en Moravie. D'Italie, l'archiduc Charles accourait, ne laissant que des troupes de couverture devant Masséna. qui travaillait plus à piller et à s'enrichir qu'à se battre. Le tsar, avant de rejoindre son allié, avait passé par Berlin et obtenu de Frédéric-Guillaume qu'il prit enfin parti (3 novembre). L'armée prussienne mobilisait. Vienne fournit des subsistances aux troupes françaises qui en avaient grand besoin, mais Napoléon ne s'y attarda pas. Il pénétra en Moravie jusqu'à Brünn, et attendit. Kutusof conseillait d'attendre aussi. Le temps travaillait contre les Français. Mais le tsar était impatient de vaincre. Il transféra le quartier général allié à Austerlitz, à cinq lieues à l'est de Brünn. 72.000 Russes et 14.000 Autrichiens faisaient l'ace à 70.000 Français. A mi-distance entre Brünn et Austerlitz, la plaine, légèrement ondulée, est traversée du nord au sud par un ruisseau, le Golbach, qui longe à sa droite la hauteur du Santon, puis à sa gauche le mamelon du Pratzen, et va ensuite se perdre dans des étangs en chapelet. Enhardis par l'apparente lassitude des Français, les Austro-Russes se portent sur le Pratzen et décident d'attaquer par leur gauche pour couper à l'ennemi la route de Vienne. Mais Napoléon a prévu leur dessein : jamais il n'a montré tant de géniale maîtrise, et il a fait de cette campagne un modèle devenu classique de science militaire. Il a placé à sa droite le corps de Davout très en arrière du Golbach et des étangs pour enferrer en quelque sorte l'ennemi. C'était le 2 décembre 1805, jour anniversaire du sacre. Les soldats étaient pleins d'entrain, malgré leurs fatigues inouïes. Lorsque la gauche ennemie parut à l'Empereur suffisamment engagée contre Davout, qui tenait ferme, et pendant qu'à gauche, au Santon, Lannes et Murat résistaient aux attaques et prenaient l'offensive, Soult au centre, vers neuf heures, escalada le Pratzen. Il eut à donner un vigoureux effort. La garde le soutint à temps. Le centre ennemi étant rompu (vers deux heures), la bataille était gagnée. La gauche se retira en désordre par les étangs, et la cavalerie de Murat s'engagea à la poursuite de la droite qui pliait. Les pertes en tués, blessés et prisonniers sont estimées à 9.000 hommes pour les Français et 26.000 hommes pour les Austro-Russes. Soldats, je suis content de vous ! s'écriait Napoléon dans sa proclamation à l'armée, qu'il data, le 3 décembre, du château d'Austerlitz, et, le lendemain, il eut une entrevue avec François, empereur d'Allemagne et d'Autriche.

Le tsar retournait chez lui, avec les débris de son armée. Pourtant, les coalisés n'était point à bout. En Bohème, l'archiduc Ferdinand reconstituait une armée ; sur le Raab, les archiducs Charles et Jean venaient de se joindre ; en Hanovre arrivait un triple corps expéditionnaire, anglais, russe, et suédois, qui menaçait la Hollande ; à Naples débarquait- un double corps expéditionnaire, anglais et russe ; la Prusse achevait ses armements. Mais l'éclipse de la Russie jeta la coalition dans les ténèbres. Elle s'effondra. Dès le 15 décembre, Haugwitz signait à Schœnbrunn un traité d'alliance avec la France : la Prusse recevait le Hanovre ; elle cédait à Napoléon Clèves sur le Rhin et Neuchâtel en Suisse, Anspach à la Bavière. Puis, le 27 décembre, à Presbourg, l'Autriche cédait la Vénétie (qui fut annexée au royaume d'Italie) avec ses dépendances d'Istrie et de Dalmatie, à la Bavière le Tyrol, le Vorarlberg, le Trentin, au Wurtemberg, et à Bade certaines enclaves, notamment le Brisgau et l'Ortenau ; elle ne recevait en échange que Salzbourg, et l'ancien grand-duc de Toscane transférait son électorat à Wurtzbourg que lui abandonnait la Bavière. Les traités de Schœnbrunn et de Presbourg ne pouvaient être durables que si la Russie était définitivement exclue de l'Europe. A Berlin, Frédéric-Guillaume III n'oubliait pas qu'il était lié avec le tsar, et le parti de la guerre ne désarmait pas ; à Vienne, pour faire accepter la diminution de puissance que l'Autriche venait de subir en Allemagne et en Italie, il eùt fallu offrir et l'aire accepter des compensations éventuelles dans les Balkans, où le tsar considérait les chrétiens comme ses clients. Ainsi, l'Autriche aurait été, comme la France, opposée à la Russie. Mais Napoléon ne suivit pas les conseils de Talleyrand, et il ne brisa pas les liens qui avaient coalisé contre lui la Russie, la Prusse et l'Autriche. Il préférait s'appuyer sur les États nouveaux qu'il créait. Par sa volonté, la Bavière, le Wurtemberg et Bade élargissaient leurs territoires, formaient leur pré carré, prenaient figure de souverains et se haussaient en dignité. Dès le 10 décembre, l'électeur duc de Bavière Maximilien-Joseph était proclamé roi ; le 11 et le 12, le duc Frédéric de Wurtemberg et le margrave Charles-Frédéric de Bade, récemment promus électeurs, grâce au tsar, bénéficiaient, grâce à Napoléon, de nouvelles promotions, l'un comme roi, l'autre comme grand-duc. En revenant en France, l'Empereur tint sa Cour à Munich, à Stuttgart, à Carlsruhe. Le prince Eugène, vice-roi d'Italie, épousa Augusta, fille du roi de Bavière (14 janvier 1806), comme plus tard le prince électoral de Bade Stéphanie de Beauharnais, cousine de l'impératrice Joséphine (8 avril 1806), et Jérôme, Catherine, fille du roi de Wurtemberg (23 août 1807). Ainsi, les trois dynasties de l'Allemagne du Sud, déjà associées au système fédératif, entraient clans la famille impériale. Par prudence et par économie, Napoléon laissa ses troupes cantonnées en Allemagne. A son retour à Paris (26 janvier), il décréta que la basilique de Saint-Denis servirait à la sépulture de sa Maison (20 février), dont il rédigea soigneusement les statuts (30 mars), sur le principe que l'Empereur est le chef et le père commun de sa famille. Il décida qu'un arc de triomphe serait érigé en l'honneur de la Grande Armée (26 février). Comme l'avait proposé Chabot de l'Allier au Tribunat (30 décembre 1805), il se laissa surnommer le Grand.

Ces hommages officiels n'allaient au vainqueur que parce qu'il apportait la paix. La campagne avait été aussi courte que glorieuse. Mais, pendant qu'elle se déroulait, la France subissait une crise économique qui n'était pas sans gravité, encore que l'origine en fût, au début, une spéculation de capitalisme. La Compagnie des négociants réunis, constituée en 1804 avec Ouvrard, Després et d'autres faiseurs de service, escomptait au Trésor, à 6 p. 100, les obligations des receveurs généraux, livrait des fournitures militaires et vendait du blé au gouvernement espagnol, en lui achetant ses piastres mexicaines à un quart au-dessous de leur valeur. Or, l'État ne payait, pas ses fournitures, et la guerre maritime gênait les banques anglo-hollandaises (la firme Hope et Haring notamment), qui s'étaient chargées, contre rémunération, d'importer en France les piastres d'Amérique. Pour continuer à escompter les obligations des receveurs, les négociants réunis furent obligés d'emprunter, au taux de 9 à 18 p. 100. Les capitaux se faisaient rares, soit par crainte des événements, soit parce qu'on en manquait, et qu'il y eût disproportion entre les besoins du moment et les disponibilités. La Compagnie s'adressa à la Banque de France qui consentit à lui escompter les obligations en émettant des billets, au Trésor qui l'autorisa à prendre contre récépissé le numéraire disponible dans les caisses des receveurs. Il en résulta que la Banque, en retournant chez les receveurs les obligations escomptées, ne reçut en échange que des récépissés de la Compagnie. Elle avait émis du papier contre du papier. Ni Barbé-Marbois au Trésor, ni Perregaux à la Banque n'avaient prévu, semble-t-il, les dangers de la combinaison. La guerre aggrava la crise. Les avances que la Banque eut à consentir au Trésor passèrent de 30 millions en l'an IX à 274 en l'an XIII (1804-1805) ; le montant des billets en circulation de 16 à 76 millions. Ils perdirent jusqu'à 10 p. 100 de leur valeur nominale. Le public en demanda le remboursement. La Banque, même avec le concours du Trésor, ne put en échanger plus de 600.000 francs par jour. Elle ne payait donc plus à guichet ouvert. Le service des escomptes commerciaux se trouva paralysé. La crise s'étendit au commerce. Par ailleurs, le prix moyeu du blé tomba de 25 francs l'hectolitre en 1802 à 19 francs en 1805, et c'est un phénomène connu que l'abaissement rapide du cours du blé annonce toujours une perturbation dans les échanges. Il y eut des faillites retentissantes, notamment celle de Récamier. Par contre-coup, certaines régions industrielles furent atteintes, spécialement la Seine-Inférieure.

Dès le lendemain de son retour, Napoléon réunit en Conseil de finances Gaudin, Barbé-Marbois, Mollien, Defermon, Cretet (27 janvier 1806). La séance dura de 8 heures du matin à 5 heures du soir. Ouvrard et Després étaient convoqués. Napoléon les invectiva copieusement. Després pleurait. Ouvrard resta immobile comme un roc. Mollien tremblait. Il trembla plus encore quand l'Empereur lui dit brusquement : Vous êtes ministre du Trésor ! Barbé-Marbois était révoqué. Pour prévenir le retour de nouvelles crises, Mollien opéra deux importantes réformes. La Banque de France avait été créée le 18 janvier 1800, au capital de 30 millions (en actions nominatives de 1.000 francs), par transformation de la Caisse des comptes courants, qui datait du 29 juin 1796 et s'occupait surtout des escomptes commerciaux. Elle était alors administrée, sous la présidence de Percegaux, par 15 régents élus à l'assemblée des actionnaires. Le gouvernement s'intéressait à l'entreprise, il facilita le placement des actions et confia à la Banque certains services publics, comme le paiement des lots de la loterie nationale et des arrérages de la rente consolidée. La loi du 14 avril 1803 lui conféra pour quinze ans le privilège exclusif de l'émission des billets circulants et son capital fut porté à 45 millions. Mais la Banque restait une affaire privée. Par la loi du 22 avril 1806, elle devint, suivant l'expression d'un de ses historiens, une institution gouvernementale commanditée par des particuliers. Elle eut désormais à sa tête un gouverneur (Cretet) et deux sous-gouverneurs nommés par l'État ; de plus, trois de ses quinze régents devaient être pris parmi les receveurs généraux. En échange, son privilège d'émission fut prorogé de quinze ans et son capital porté à 90 millions.

D'autre part, Mollien institua au Trésor (par le décret du 16 juillet 1806) une Caisse de service, où les receveurs généraux versèrent les fonds provenant des contributions au fur et à mesure de leur recouvrement, contre bonification d'intérêt au cas où ces fonds arriveraient en avance sur la date d'échéance des obligations souscrites par eux. Ainsi prirent fin les inconvénients qui résultaient pour le Trésor de l'encaissement en dix-huit mois de fonds à dépenser en douze mois, et l'agiotage sur les obligations des receveurs devint impossible. Quant aux négociants réunis, Mollien calcula que leur débet s'élevait à 140 millions, dont il convenait de déduire 60 millions dus en piastres par le gouvernement espagnol. Les 80 millions de solde étaient largement couverts par le montant des fournitures non payées et par les stocks en magasin. Les négociants réunis auraient été des malfaiteurs publics que la liquidation de leur entreprise n'aurait pas été menée de façon plus brutale. Désormais, la rupture sera complète entre l'Empire et le capitalisme des grandes affaires. Utilisation et vente par le gouvernement des stocks en magasin à un taux d'estimation inférieur parfois de moitié au cours réel, poursuites contre les chefs de la Compagnie, leurs recours désespérés les uns contre les autres, les préhensions faites sur la fortune privée de quelques-uns d'entre eux, la faillite de quelques autres et les pertes qui en résultèrent pour les tiers, les angoisses, les ruines et les procès : combien d'actes arbitraires ou illégaux ont signalé ce recouvrement ! s'écrie, en toute impartialité, semble-t-il, l'avocat Berryer. Le solde du débet était encore de 13 millions en 1808 et de 5 en 1811. Mais, dès le printemps de 1806, la crise de circulation, sur la place de Paris et dans quelques départements, avait pris fin.

Napoléon en profita pour continuer l'organisation de son système fédératif familial en Europe. A Schœnbrunn, le 26 décembre 1805, dans le 37e Bulletin de la Grande Armée, il déclarait que la reine de Naples a cessé de régner, et de Stuttgart, il écrivait le 19 janvier 1806 à Joseph :

Mon intention est que les Bourbons aient cessé de régner sur Naples, et je veux sur ce trône asseoir un prince de ma Maison, vous d'abord, si cela vous convient ; un autre, si cela ne vous convient pas. Mon intention, ajoutait-il le 27 janvier, est de mettre le royaume de Naples dans ma famille. Ce sera, ainsi que l'Italie, la Suisse, la hollande et les trois royaumes d'Allemagne [Bavière, Wurtemberg et peut-être Berg érigé en royaume], mes États fédératifs, ou véritablement l'Empire français.

Joseph accepta, et il partit comme lieutenant général, avec une armée commandée par Masséna, Saint-Cyr et Reynier. Il entra aisément à Naples (15 février). Il est vrai que les difficultés commencèrent aussitôt avec l'insurrection de la Calabre. Mais Napoléon put annoncer au Sénat (30 mars) que Joseph était promu roi de Naples et Murat grand-duc de Berg (sur les terres de Clèves-Mark, cédées par la Prusse, à droite du Rhin). Puis, les Balayes furent obligés d'abandonner la forme républicaine de gouvernement (24 mai), et Louis fut promu roi de Hollande (5 juin). Dans la transformation de l'Europe continentale s'enchâssent trois séries parallèles d'événements et d'innovations, qui ont déjà été notées : le conflit avec le pape, la création de la noblesse impériale et de l'Université de France. Ce n'est pas tout. Le 12 juillet 1806, Talleyrand signait au nom de l'Empereur pacte constitutif de la Confédération du Rhin, qui unissait, avec dix petits princes, les rois de Bavière et de Wurtemberg, les grands-ducs de Bade, de Hesse-Darmstadt et de Berg et Halberg, primat d'Allemagne, archevêque métropolitain et électeur archichancelier de l'Empire, qui reçut en souveraineté Francfort-sur-Mein, érigé en grand-duché, avec le titre de prince-primat, et la présidence de la Diète confédérale. L'ancienne Ligue du Rhin des rois de France était reconstituée sous une forme nouvelle : elle s'étendait de l'Inn au Rhin, avec l'Allemagne du Sud et de l'Ouest, et Napoléon en était le protecteur. Les membres de la Confédération étaient solidaires entre eux et avec la France en cas de guerre continentale ; leur contingent militaire s'élevait à 63.000 hommes. A Vienne, François déclara renoncer à son titre d'empereur allemand (6 août 1806) ; il n'était plus qu'empereur d'Autriche. Au Saint-Empire romain de nation germanique, qui avait eu mille ans d'existence, se substituait le nouvel Empire napoléonien, fédératif et de famille bonapartiste.

 

III. — LA QUATRIÈME COALITION.

QUAND, après Austerlitz, le tsar est silencieusement rentré en Russie, Napoléon a pu imposer sa paix à l'Europe occidentale ; mais il suffit que, six mois plus tard, le tsar refuse la paix, pour qu'aussitôt la coalition se renoue. L'Autriche est pour le moment hors de combat. L'Angleterre négocie. Pitt est mort (23 janvier 1806) ; son successeur Grenville a comme collaborateur aux Affaires étrangères Fox, qui veut la paix. Lord Seymour, comte de Yarmouth, est envoyé à Paris. Napoléon laisse entendre qu'il est disposé à céder le Hanovre, Malte et le Cap, pour l'honneur de la couronne, de la marine et du commerce britanniques. A Berlin, Frédéric-Guillaume ne savait s'il devait suivre Haugwitz ou Hardenberg, l'alliance française ou l'alliance russe ; en attendant, il suivait les deux voies simultanément, avec duplicité. Serait-il possible qu'aujourd'hui encore on pût se défier de nous ? demandait candidement à Paris (30 juin 1806) Haugwitz, qui écrivait ensuite à Gentz : S'il a jamais existé une puissance que nous ayons eu l'intention de tromper, c'est la France. D'une part, le roi déclarait au tsar que son alliance avec la France ne portait pas préjudice à son alliance avec la Russie (19 mars), et d'autre part, il prenait possession du Hanovre (29 janvier), il fermait ses ports aux vaisseaux de l'Angleterre (1er avril) qui lui déclarait la guerre (21 avril).

Au fond, il penchait pour le tsar. La reine Louise s'était mise à la tête du parti militaire. La vieille haine de cour contre les Jacobins révolutionnaires de France persistait. Un patriotisme allemand naissait, qui protestait contre la Confédération du Rhin, sous la tutelle étrangère de Napoléon. A tout le moins, Berlin eût voulu organiser une Confération de l'Allemagne du Nord. Mais on soupçonnait que l'Empereur dissuadait sous main les princes d'y entrer, et qu'il était prêt à rendre au roi d'Angleterre le Hanovre, déjà cédé par lui à la Prusse. Pétersbourg mit fin à l'indécision berlinoise. Le tsar ne s'estimait pas vaincu. Il n'admettait pas que Napoléon l'expulsât d'Allemagne, pas plus que de l'Orient. Pour lui faire pièce, il occupa Cattaro, qui faisait partie des territoires rétrocédés par l'Autriche. Napoléon se donna une compensation en prenant possession de la république de Raguse (6 mai) ; il reçut à Paris un ambassadeur turc (5 juin), il dépêcha Sébastiani à Constantinople, il parla de l'intégrité de l'empire Ottoman, d'une alliance défensive contre l'Angleterre et la Russie à conclure avec la Turquie et la Perse. Le tsar renouvela son alliance avec la Prusse (12 juillet), et, pour gagner du temps, il envoya d'Oubril négocier à Paris. D'Oubril signa la paix (20 juillet). A Londres, Fox tombait malade (il mourut le 13 septembre) ; le parti de la résistance se renforça. Lauderdale remplaça Yarmouth à Paris (5 août), et se montra fort mal disposé. L'Angleterre persistait dans la guerre. Le tsar y rentra : il refusa de ratifier le traité d'Oubril (15 août). L'enthousiasme belliqueux se déchaîna à Berlin. Frédéric-Guillaume III adressa à Napoléon un ultimatum (26 septembre). Au jour indiqué pour la réponse (le 8 octobre), Napoléon publia, pour la campagne qui commençait, le 1er Bulletin de la Grande Armée (dans la suite des Bulletins, chaque guerre avait sa numérotation). Il n'avait pas voulu les hostilités. Il en était surpris. L'affaire de la Prusse est un véritable délire, écrivait-il ; quant à la reine Louise, il semble voir Armide dans son égarement mettant le feu dans son propre palais.

L'armée prussienne avait déjà pris l'offensive et s'était portée au delà de la Saale, derrière les monts de Franconie, par où devaient déboucher les Français (comme Mack à Ulm derrière les Alpes de Souabe). Brunswick, avec le roi et le corps principal, était arrivé à Erfurt, Hohenlohe avec l'autre corps à Weimar. Napoléon renouvela la manœuvre qui lui avait réussi à Marengo et à Ulm : il ne se présenta pas de front, et, en sortant des montagnes, après avoir aisément culbuté les troupes prussiennes de couverture à Schleitz (9 octobre) et à Saalfeld (10 octobre), il prit de biais au lieu de marcher droit à l'ennemi. Son intention était de le déborder par sa gauche et de lui couper sa ligne de communication et de retraite. Le 12 octobre, Lannes occupe Iéna et barre la route de Dresde ; le 13, Bernadotte avec 20.000 hommes, Davout avec 25.000 hommes sont envoyés, le premier à Dornbourg, le second à Naumbourg, à 20 et 28 kilomètres en aval d'Iéna sur la Saale, pour couper la roule de Leipzig, sinon même de Berlin. Averti du mouvement, Brunswick, avec ses 63.000 hommes, fait volte face et arrive à Auerstaedt. Mais Davout a prévu l'attaque et pris ses dispositions : ses trois divisions, composées pour un tiers de conscrits qui n'ont jamais vu le feu, ont pour chefs Friant, Gudin, Morand, les divisionnaires modèles. La résistance, menée avec autant d'habileté que d'énergie, tourne à l'offensive. Brunswick est mortellement blessé. Le roi ordonne la retraite sur Weimar. En même temps, à Iéna, Napoléon, avec le gros de ses forces (95.000 hommes), se heurtait à Hohenlohe (50.000 hommes) dont il mettait les troupes en désordre. Ce fut une bataille impétueuse, d'attaque directe à la façon révolutionnaire, sans combinaisons savantes, où les troupes françaises, braves, alertes et bien en main, superbement commandées par Lannes. Soult, Augereau, dispersèrent, en formations clairsemées et qui savaient s'abriter, les régiments prussiens qui s'alignaient pour tirer à découvert. Talonnés par la cavalerie de Murat, les vaincus d'Iéna s'enfuirent dans la direction de Weimar. Ils y rencontrèrent les vaincus d'Auerstaedt. Panique et débandade. Dans les deux batailles simultanées, les Français perdirent 8.000 hommes, les Prussiens 42.000, dont 18.000 prisonniers (14 octobre). Entre Iéna et Auerstaedt, Bernadotte resta immobile. L'Empereur lui pardonna sa félonie : n'était-il pas le beau-frère de Joseph ? Sans s'attarder à une poursuite inutile, Napoléon piqua droit sur Berlin, où il fit son entrée le 27 octobre. Les débris de l'armée prussienne ne pouvaient plus se défendre ; la savante machine était cassée ; Hohenlohe capitula devant Stettin le 28 octobre. Blücher devant Lubeck le 8 novembre ; la place forte de Magdebourg se rendit le même jour ; en moins d'un mois, on avait fait plus de 100.000 prisonniers. Il ne restait plus rien de la force militaire prussienne à l'ouest de l'Oder ; le roi et la reine s'étaient réfugiés, presque seuls, en Vieille-Prusse.

Napoléon quitta Berlin le 25 novembre ; il arriva à Posen le 1er décembre, à Varsovie le 19. Une nouvelle guerre commençait contre les Russes (avec ce qui restait de soldats prussiens à leur droite), mais aussi contre le climat, en plein hiver, contre le sol, aux plaines immenses et mornes, de boue et de glace, de lacs gelés et de forêts profondes, contre les difficultés d'approvisionnement qui engendrent la maraude, l'indiscipline et le mécontentement. La Pologne rendit grognards les soldats de la Grande Armée. Le brunswickois Bennigsen, qui commandait les forces russes, était insaisissable. Une attaque générale, tentée simultanément le 26 décembre sur les Prussiens à Soldait et sur les Russes à Golymine et Pultusk, parut réussir et dégagea les abords de Varsovie ; mais l'armée russe n'était rien moins que détruite. Napoléon prit ses quartiers d'hiver. Bennigsen, pénétrant entre les cantonnements de Bernadotte et de Ney, essaya d'envelopper Bernadotte, de le repousser à la mer et de rétablir les communications avec Dantzig. Bernadotte tint ferme à Mohrungen (26 janvier) ; Napoléon accourut ; Bennigsen se replia sur Kœnigsberg. En route, il livra bataille à Eylau (8 février 1807) : bataille terrible, précédée par une canonnade furieuse, où les troupes s'entretuèrent dans le brouillard et la neige, ou le corps d'Augereau fut presque anéanti par la cavalerie russe. Elle poussa jusqu'au cimetière d'Eylau, où se tenait l'Empereur, que Murat eut grand'peine à dégager en une héroïque charge de cavalerie. Les deux armées étaient à peu près équivalentes (60.000 hommes chacune), et les pertes furent égales (40.000 hommes au total, tués, blessés, prisonniers ou disparus). Au soir, sous le ciel bas, dans l'obscurité blanche et la neige infinie, le spectacle du champ de bataille était atroce. Tous les témoins en ont conservé un souvenir d'horreur. Napoléon lui-nième fut sincèrement ému. Bennigsen décampa dans la nuit. Mais il n'était pas vaincu.

Mortier tenait en respect les Suédois de Poméranie ; Vandamme prenait possession de la Silésie sur les Prussiens ; au printemps, Lefebvre fit le siège de Dantzig, qui capitula. Napoléon résidait à Osterode et Finkenstein. De là. il gouvernait la France et l'Empire aussi minutieusement que s'il eût été à Paris. Il négociait aussi. A l'Autriche, il offrit la Silésie contre son alliance : Vienne répondit en proposant sa médiation (3 avril 1807), et finalement resta neutre. Frédéric-Auguste de Saxe. qui était entré dans l'alliance prussienne, se déclara neutre (17 octobre 1806), et, par le traité de Posen (11 décembre), entra dans la Confédération du Rhin avec le Litre de roi ; son contingent fut de 20.000 hommes. A Constantinople, le sultan, fâché de l'occupation des principautés moldo-valaques par la Russie, déclara la guerre (24 décembre), et l'escadre anglaise de Duckworth força le passage des Dardanelles (19 février 1807), mais, devant les mesures de défense prises sous la direction de Sébastiani, il se retira (2 mars). En Égypte, Méhémet-Ali repoussa un corps anglais de débarquement (7 mars-14 septembre). Avec la Perse, Napoléon signait un traité d'amitié à Finkenstein (4 mai 1807), et il envoyait le général Gardanne auprès du chah. Ainsi, il étendait la chaîne de ses alliances de l'Atlantique au golfe Persique, par-dessus la Méditerranée entière. 11 était resté sourd aux offres d'armistice et de paix que lui avait faites la Prusse au lendemain d'Auerstaedt-Iéna ; et Frédéric-Guillaume, faisant sa paix avec l'Angleterre (28 janvier 1807), renouvelait à Bartenstein (26 avril) son accord avec le tsar. La coalition pouvait se reconstituer. Alexandre espérait que l'Angleterre, l'Autriche, le Danemark se joindraient à lui pour chasser Napoléon d'Allemagne et d'Italie. La guerre devait en décider. Les opérations recommencèrent au début de juin. De nouveau, Bennigsen pointa en avant. Repoussé au sanglant combat de Heilsberg (20.000 hommes de perte au total de part et d'autre), le 40 juin, il revint sur Kœnigsberg. 11 avait encore 80.000 hommes. Lannes, à Friedland, avec 25.000 hommes seulement, lui barra la route en un combat acharné qui dura du petit jour à quatre heures du soir. C'était l'anniversaire de Marengo (14 juin). Napoléon arrivait avec son gros qui lui donnait au moins l'équivalence numérique, et, vers cinq heures, il recommença l'attaque. Vers neuf heures, Bennigsen, vaincu, s'enfuit sur le Niémen, renonçant à défendre Kœnigsberg. Les pertes à peu près égales montèrent à 10.000 hommes. Napoléon accorda à Tilsit (21 juin) un armistice d'un mois.

Alexandre était-il sincère quand, sur le radeau placé au milieu du Niémen, devant les armées russe et française qui se faisaient face le long des deux rives du fleuve, il aborda Napoléon, le 25 juin, en lui disant : Je hais les Anglais autant que vous !Alors, aurait répondu l'Empereur, la paix est faite. Les griefs du tsar étaient vraisemblablement que l'Angleterre avait refusé sa garantie à un emprunt russe et expédié ses escadres à Constantinople et en Égypte, au lieu de secourir Dantzig et Kœnigsberg ; mais ils ne suffisaient peut-être pas à transformer en haine l'action parallèle contre un adversaire commun. Quoi qu'il en soit, les entrevues du tsar et de l'Empereur furent en apparence très cordiales. Les deux souverains se voyaient pour la première fois ; ils étaient également désireux de se plaire l'un à l'autre. Au fond, ils n'abandonnaient rien de leurs ambitions, et ils mettaient toute leur sincérité clans la dissimulation. Également lassés d'une lutte sans issue, ils essayaient de s'entendre provisoirement. Le roi de Prusse était négligeable, et la reine Louise tenta vainement d'intervenir. Le traité signé à Tilsit le 8 juillet 1807 rétablit la paix entre Napoléon, Alexandre et Frédéric-Guillaume par surcroît ; il reconnaissait les changements effectués en Europe, et restituait à la France Cattaro avec les îles Ioniennes. La Prusse perdait tons ses territoires à gauche de l'Elbe, Elle en était réduite aux provinces de Vieille-Prusse, (le Poméranie, de Brandebourg et de Silésie. Dantzig devenait ville libre. Le duc annexait. un district de la Pologne prussienne, dont le reste, érigé en grand-duché de Varsovie, était confié au ci-devant électeur-duc de Saxe, promu roi. Les anciennes provinces prussiennes de l'Ouest, accrues d'une partie du Hanovre et d'autres territoires, constituèrent le royaume de Westphalie, qui fit partie de la Confédération du Rhin, avec Jérôme comme titulaire (18 août). Enfin, Alexandre admettait la médiation de Napoléon pour la Turquie et Napoléon celle d'Alexandre pour l'Angleterre ; en cas d'échec, la paix pourrait être convertie en alliance.

 

IV. — LES ANNÉES TOURNANTES.

Il avait quitté Saint-Cloud le 25 septembre 1806 ; il n'y était de retour que le 27 juillet 1807 ; son absence avait duré dix mois. La France attendait avec résignation. Fouché traquait les derniers royalistes. Quelques groupes s'agitaient secrètement sur les côtes de l'Atlantique et de la Manche, à l'instigation de l'Angleterre, où le roi lui-même fut obligé de chercher refuge (2 novembre 1807). Dans l'Ouest et jusqu'à Bordeaux, La Rochejaquelein était reconnu pour chef ; un comparse fut fusillé (18 septembre 1805), et, pour éviter la confiscation de ses biens, La Rochejaquelein se rallia à l'Empire. En Bretagne, le Chouan Guillemot, ancien compagnon de Cadoudal, avait été pris et exécuté (4 janvier 1805) ; La Haye Saint-Hilaire subit le même sort (7 octobre 1806). En Normandie, d'Ache et Le Chevalier continuaient la lutte de partisans, et déjà la vieille marquise de Combray préparait dans son château de Tournebut la chambre de Sa Majesté. Mais la conspiration tourna au brigandage, et la justice eut aisément raison de ces royalistes mués eu pilleurs de diligences (1807-1808) : ce n'étaient là que des faits divers. La situation matérielle du pays était satisfaisante. On accueillit l'Empereur à son retour avec l'enthousiasme des manifestations officielles. Tout le monde croyait, et Napoléon peut-être aussi, que la guerre qui venait de finir serait la dernière. La Côte du 15 août. 1807 fut célébrée avec grand éclat. Au nom du Corps législatif, Fontanes célébra bien moins le conquérant que le pacificateur de l'Europe ; mais Regnaud écrivait confidentiellement à son ami Thibaudeau : Il n'y a rien au fond des cœurs en faveur de l'administration et du gouvernement. Pour effacer jusqu'au souvenir de l'opposition parlementaire, Napoléon supprima définitivement le Tribunat. Il opéra en outre d'importantes modifications clans son personnel. Talleyrand fut nommé vice-grand électeur, et Berthier vice-connétable (14 août 1807). Champagny passa de l'Intérieur aux Relations extérieures, Cretet lui succéda à l'Intérieur, Clarke devint ministre de la Guerre, et Bigot remplaça Portalis décédé. Ces choix n'étaient pas des plus heureux. Clarke ne valait pas Berthier, tant s'en faut, et, par une exception sans doute unique alors, le nouveau ministre de la Guerre n'avait pour ainsi dire jamais fait campagne. Le successeur de Portalis n'avait pas de compétence en matière ecclésiastique, mais Napoléon trouva peut-être spirituel de placer un Bigot aux Cultes, comme il mit Gardanne à la tête de ses pages. Talleyrand n'était pas disgracié, mais son élévation au titre de grand dignitaire eut pour effet qu'il participa de moins près aux affaires, et son infinie souplesse ne tempéra plus, comme auparavant, la diplomatie du maître. Avec la promotion de 1807, entre en scène la seconde génération des serviteurs de Napoléon.

Un voyage en Italie occupa la fin de l'année. La paix avec la Russie, l'occupation militaire en Allemagne avec ses princes acquis au système fédératif, le calme de la France et de l'Italie permettaient à Napoléon de poursuivre sa lutte contre l'Angleterre. Il n'est plus question d'entreprises coloniales ou maritimes. L'Empereur a repris une idée qui avait déjà été esquissée à plusieurs reprises au temps de la Convention et du Directoire : fermer au commerce britannique l'Europe entière, exclure l'Angleterre du continent, réaliser ce qu'il appelait, comme dit Mollien, le système continental, ou encore le blocus de l'Angleterre, ou enfin, pour employer l'expression peu exacte qui a prévalu, le blocus continental. Aussitôt après la rupture de la paix d'Amiens, il décréta la prohibition de toute denrée ou marchandise anglaise (13 avril 1804), prohibition qu'il maintint dans le nouveau tarif général des douanes (30 avril 1806) et qu'il fil appliquer aux Étais vassaux. L'éphémère alliance de Schœnbrunn eut pour effet que Berlin ferma les ports prussiens et hanovriens aux vaisseaux anglais (28 mars 1806). En réponse, Londres, par un ordre en Conseil (du 16 mai), interdit aux bâtiments neutres l'accès des ports allemands et hollandais. Napoléon continua le dialogue après son entrée à Berlin, d'on il décréta (21 novembre) que les lies Britanniques étaient déclarées en état de blocus, que tout commerce et toute correspondance avec elles étaient interdits, et qu'aucun vaisseau, fût-il neutre, ne serait admis dans les ports de l'Empire s'il venait d'Angleterre ou des colonies anglaises. A Tilsit, la Prusse rentra et la Russie entra dans le système continental, et l'Empereur se ménagea le droit d'occuper l'Oldenbourg et le Mecklembourg pour mettre fin à la contrebande anglaise. Alexandre s'était flatté de ménager la paix entre la France et l'Angleterre. Mais le ministère Grenville venait de tomber, et il manquait au nouveau cabinet tory la direction d'un chef. Canning, aux Affaires étrangères, semble le principal auteur du crime contre le droit des gens dont l'Angleterre se rendit alors coupable. Le Danemark était neutre, mais pouvait entrer dans le système. Déjà Bernadotte recevait ordre (12 et 22 juillet) de masser à Hambourg des troupes hollandaises et le corps espagnol de La Romana, pour le décider. Sans déclaration de guerre, Gambier se présenta avec une escadre britannique devant Copenhague, bombarda la ville et incendia la flotte danoise (1er-5 septembre 1807). Le résultat fut qu'Alexandre rompit ses relations avec l'Angleterre (7 novembre), que l'Autriche (10 octobre) et le Danemark (31 octobre) accédèrent au blocus. Sur quoi, de nouveaux ordres en Conseil (11 novembre) enjoignirent aux bâtiments neutres de toucher barre en Angleterre avant d'aborder sur le continent, et Napoléon décréta, à Milan (23 novembre et 17 décembre), que tout bâtiment, de quelque nation qu'il fût, qui aurait subi la visite anglaise ou pénétré dans un port anglais, serait considéré comme Anglais. Ainsi l'Empereur prétendait sauvegarder la liberté des mers contre la tyrannie britannique ; le blocus commercial s'étend au continent entier ; l'Europe doit économiquement se suffire à elle-même : aucune puissance n'y reste neutre, et les neutres d'Amérique eux-mêmes n'y ont plus accès. Le système continental commercial développe et complète le système fédératif politique de l'Europe napoléonienne.

 Mais il ne pouvait jouer qu'à la condition qu'il fût complet. Le Portugal restait ouvert à l'Angleterre, mais ne demandait qu'à se mettre en bons termes avec l'Empereur, et il se serait volontiers plié à ses exigences. N'importe. Le traité de Fontainebleau, signé le 27 octobre 1807 avec l'Espagne, le découpa en trois morceaux : pour Godoy, pour le roi Charles IV et pour la reine d'Étrurie qui reçut sans tarder notification d'avoir à rejoindre son nouveau poste (23 novembre). L'occupation de la Toscane avec la prise de Rome (2 février 1808) ne laissa plus en Italie que la Sardaigne et la Sicile hors de la sujétion napoléonienne. Junot se mit en marche contre le Portugal dès le 16 octobre ; le 28 novembre la famille royale s'embarqua pour le Brésil, et le lendemain Junot fit son entrée à Lisbonne. Derrière lui, Dupont, Moncey, d'autres encore, entraient en Espagne, sous prétexte de le seconder, et Mural, nommé au commandement supérieur (20 février 1808), arrivait à Madrid (23 mars). Or, dans le trio du roi, de la reine et du favori, un quatrième personnage voulait prendre place, qui n'était autre que le fils, Ferdinand, prince héritier. Godoy avait des ennemis ; Ferdinand les ameuta ; le favori fut renversé, et le roi abdiqua (18 mars). Napoléon n'avait rien fait pour prévenir l'événement, mais il songea aussitôt à en profiter. Il ne voyait qu'une couronne à ramasser ; il ne voyait pas plus le sentiment national d'un peuple qu'il n'avait vu la puissance morale latente derrière le pape impuissant ; il ne voyait que le visible ; il avait perdu le sens du réel. En Espagne, quoi qu'on fasse, disait Talleyrand, on ne se prépare que des regrets. Mais Napoléon ne prenait plus conseil que de lui-même. Il se rendit à Bayonne, où il avait convoqué la famille royale ; il offrit à Murat (2 mai) le royaume de Naples ou celui de Portugal : répondez-moi sur-le-champ (Murat opta pour Naples) ; il obtint que le roi maintint son abdication (5 mai), que Ferdinand donnât la sienne (10 mai), il les interna tous deux en France, nomma Joseph roi d'Espagne (6 juin), et fit hâtivement rédiger une constitution à son usage (7 juillet). Mais déjà Madrid s'était insurgé contre Murat (2 mai), et la révolte gagna tout le pays. Joseph put néanmoins faire son entrée dans sa nouvelle capitale (20 juillet).

La guerre avait commencé. Bessières fut vainqueur à Medina del Rio Seco (14 juillet), mais Dupont, qui avait pour mission de rejoindre, à Cadix, Rosily (mission sans objet après la capitulation de Rosily le 14 juin), se trouva coupé de toute communication avec Madrid, cerné au fond de l'Andalousie, contre les défilés de la Sierra Morena, avec 10.000 hommes de troupes médiocres, par 40.000 soldats et insurgés ; il essaya vainement de se dégager, et signa à Andujar, près Baylen, une convention d'après laquelle ses troupes devaient être rapatriées par terre (22 juillet). Joseph perdit la tête. Il évacua Madrid (1er août) et l'Espagne avec une telle précipitation qu'en moins d'un mois, il ne restait plus de troupes françaises au delà de Bilbao, Burgos et Tudela, sauf à Barcelone, qui était bloquée. En Portugal, un corps expéditionnaire anglais, dont le débarquement a commencé le 1er août avec Wellesley, rallie les patriotes insurgés, bat Junot à Vimiero (21 août) et le force à signer la convention de Cintra près Lisbonne (30 août), qui, semblable à celle d'Andujar, stipule que les troupes seront rapatriées. La seule différence est que l'ennemi respecte l'une et viole l'autre. Les troupes de Junot furent transférées à Quiberon, et celles de Dupont retenues prisonnières.

La défaite de Dupont n'avait eu de conséquences graves que par l'incapacité de Joseph ; la défaite de Junot au contraire livrait le Portugal aux Anglais, qui en firent leur base d'opérations contre l'Espagne. Napoléon avait de l'affection pour Junot, qui s'était lié à lui depuis l'époque lointaine du siège de Toulon, et il ne voulait pas découvrir Joseph. Il détestait Dupont, qui était un admirable soldat, et avait par deux fois, à Haslach et à Diernstein, su réparer les fautes du maître, et il le tint pour le seul coupable. Il le déshonora de toute manière. Quoi ! dit-il publiquement à son chef d'état-major (le 13 janvier 1809), votre main ne s'est pas desséchée après avoir signé l'infâme traité que vous avez eu la bassesse de faire ? Il fallait plutôt mourir. La mort n'est rien, c'est l'honneur qui est tout. Mais, deux jours plus tard (15 janvier), Junot était honoré par l'Empereur du titre portugais de duc d'Abrantès. L'opinion, si mal renseignée qu'elle fût, n'augurait rien de bon des affaires d'Espagne : Elle est, notait Fiévée, un des informateurs particuliers de Napoléon, malade d'inquiétude. Et Fiévée ajoutait : Pour peindre l'état moral de la France, on pourrait dire qu'il y 'a plus de dupes maintenant que ceux qui font encore des calculs sur la crédulité publique. Une opposition nouvelle commençait, qui se recruta, non plus seulement parmi les royalistes, les catholiques et les idéologues libéraux, mais parmi les serviteurs les plus perspicaces de l'Empire, auxquels la politique que dictait à Napoléon l'orgueil de son moi et le mépris du reste des humains donna la certitude grandissante que le régime était condamné à l'effondrement.

Pendant que l'Empereur était à Bayonne, un complot s'organisa à Paris contre lui, le premier depuis le Consulat. Un vieux Jacobin, Ève Demaillot, groupa quelques républicains de ses compatriotes : le général Claude-François de Malet (en disponibilité à cause de ses opinions), né comme lui à Dôle en Franche-Comté, d'anciens Conventionnels, comme Florent Guiot et Ricord, l'ancien tribun Jacquemont, et peut-être les idéologues du Sénat. Les conspirateurs rédigèrent un projet de sénatus-consulte proclamant la déchéance de Napoléon, rétablissant la République, convoquant le peuple en ses comités électoraux et instituant un gouvernement provisoire avec Lafayette, Moreau, Malet, d'autres encore, pour le maintien de l'ordre, le rétablissement de la paix avec les puissances et l'affranchissement des pays asservis. Une proclamation était déjà rédigée pour l'armée : Soldats ! Nous n'avons plus de tyran ! Vous n'étiez pas les soldats de Bonaparte : vous n'appartenez et vous ne pouvez appartenir qu'à la Patrie. On rie sait quelles ont été exactement les ramifications du complot. Malet passe pour avoir fait partie de la société secrète des Philadelphes, qui maintenait la tradition républicaine. Fouché était franc-maçon, et probablement au courant de la conspiration. Du moins, ce ne fut pas lui, mais Dubois qui la découvrit (8 juin 1808). Il arrêta les principaux affiliés et avisa directement l'Empereur. Il espérait bien, cette fois, prendre à la Police la place de son rival. Mais, plus heureux qu'en 1802, Fouché réussit à persuader à Napoléon que l'affaire n'avait pas d'importance et que mieux valait l'étouffer. Il resta en place, et les détenus en prison sans jugement. Pour entretenir l'enthousiasme militaire, des corps de la Grande Armée traversèrent triomphalement la France, pendant le mois de septembre 1808, en grande hâte et grand fracas, étincelants d'or et d'acier. On leur fit, par ordre, des harangues, des couplets, des spectacles gratis, des diners. Ils servaient en Allemagne depuis 1805 ; ils allaient en Espagne, qui devait être leur tombeau.

Napoléon avait, en effet, décidé de diriger lui-même une grande expédition au delà des Pyrénées.

L'Espagne doit être française, disait-il ; c'est l'héritage de Louis XIV, un legs que j'ai dû accepter avec la monarchie française, puisque Louis XIV a fait verser tant de sang pour que la même famille occupât les deux trônes.

Encore fallait-il au préalable s'assurer que le tsar laisserait faire. La journée du 2 mai à Madrid, les capitulations de Baylen et de Cintra avaient eu dans l'Europe entière un retentissement profond et immédiat. A l'autre bout du continent, les troupes espagnoles du corps de La Romana, cantonnées dans l'île de Fionie, se révoltaient et se livraient aux Anglais (11 août 1808), qui les rapatriaient, au moment où Bernadotte allait les attaquer. Spectacle inouï : la fortune abandonnait les aigles napoléoniennes ! Et l'Empereur était obligé, bien malgré lui, de réduire ses troupes d'occupation en Allemagne. Tilsit n'avait pas bridé le tsar, et l'abandon de la double médiation franco-turque et russo-anglaise n'avait pas fait de lui un allié, tant s'en faut. Alexandre se piquait de générosité, il ne sacrifiait la Prusse qu'à contre-cœur, et il ne se désintéressait pas des affaires d'Allemagne. Il avait conclu un armistice avec la Turquie (24 août 1807), mais il ne retirait pas ses soldats des principautés moldo-valaques : son dessein était de les annexer et d'obtenir un protectorat sur les Serbes des Balkans. D'autre part, il s'associait à la guerre de Napoléon contre la Suède, et il envahissait la Finlande, qu'il entendait bien garder définitivement. Napoléon laissait faire. Il mandait à Caulaincourt, son ambassadeur à Pétersbourg (2 février 1808) :

Dites bien à l'empereur que je veux tout ce qu'il veut ; que mon système est attaché au sien irrévocablement ; que nous ne pouvons pas nous rencontrer parce que le inonde est assez grand pour nous deux ; que je ne le presse point d'évacuer la Moldavie ni la Valachie ; qu'il ne me presse point d'évacuer la Prusse—. Quant à la Suède, je verrais sans difficulté que l'empereur Alexandre s'en emparât, même de Stockholm. Il faut même l'engager à le faire.... Jamais la Russie n'aura une pareille occasion de placer Pétersbourg au centre et de se défaire de cet ennemi géographique.

Mais il eût été préférable de détourner la Russie vers l'Orient et l'Asie ; et Napoléon, reprenant un projet dont il avait déjà été question au temps du tsar Paul (en 1800-01), ajoutait : Je ne suis pas loin de penser à une expédition dans les Indes, au partage de l'empire Ottoman. La Russie, l'Autriche et la France enverraient en commun des corps expéditionnaires sur l'Euphrate : rien n'est facile comme cette opération. Il est vrai qu'au préalable, il faut partager l'empire turc. Et Napoléon en voulait sa part. Il commença même des armements dans ses possessions adriatiques. Mais, avant de supprimer la Turquie, il fallait être sûr que le règlement napoléonien des affaires d'Allemagne ne subirait pas la répercussion des difficultés péninsulaires en Espagne et en Portugal. Or, Vienne prenait une attitude de plus en plus suspecte, malgré les avertissements maladroits de Napoléon à Metternich, ambassadeur autrichien en France (15 août 1808). La Prusse n'acceptait qu'en frémissant la convention qui la libérait de l'occupation militaire française et lui imposait de réduire son armée à 42.000 hommes (8 septembre). Le tsar consentit à une entrevue avec l'Empereur, mais, en route, il séjourna à Königsberg chez les souverains prussiens, et il s'y arrêta encore à son retour. Les fêtes d'Erfurt (27 septembre-14 octobre) réunirent, avec les deux maîtres du continent, qui se prodiguèrent l'un à l'autre les témoignages d'amitié, les rois et les princes de la clientèle impériale. Mais Napoléon, secrètement desservi par Caulaincourt et par Talleyrand, n'obtint d'Alexandre ni une alliance positive, ni une garantie d'action éventuelle contre l'Autriche : l'accord signé (le 12 octobre) n'était que dilatoire. 1)e retour à Paris, il ouvrit la session du Corps législatif (25 octobre). Une phrase de l'adresse présentée par Fontanes en réponse au discours impérial est significative :

Déjà vous abandonnez la France qui depuis tant d'années vous a vu si peu de jours : vous partez, et je ne sais quelle crainte, inspirée par l'amour et tempérée par l'espérance, trouble toutes les âmes.

Sous les circonlocutions prudentes du président du Corps législatif, l'inquiétude est visible. Mais Napoléon n'avait pas le temps de s'y attarder. Mon retour dans ma capitale sera prompt, répondit-il, je vous remercie.

Il quitta Paris le 29 octobre ; le 2 décembre il arrivait devant Madrid, où il fit son entrée le 9. Devant ses troupes fortes de 200.000 hommes, les Espagnols se dispersaient après une courte résistance et se reformaient plus loin. La guerre de guerillas commençait. Les soldats de la Grande Armée, après un long séjour en Allemagne, avaient pris des habitudes d'indiscipline, de brutalité, d'ivrognerie et de maraude ; leurs excès crapuleux et les pillages des officiers contribuaient à entretenir chez les Espagnols le sentiment de révolte nationale et de lutte à outrance contre l'envahisseur. Sans attendre Joseph (qui revint à Madrid le 22 janvier 1809), Napoléon manœuvra contre le corps expéditionnaire anglais de Moore, et, croyant peut-être la conquête terminée, il passa la main à Soult, qui rejeta Moore à la Corogne, le 18 janvier. De Valladolid, il revint en grande hâte à Paris (23 janvier). Le dimanche suivant (29 janvier), après une réception aux Tuileries, il prit à part Cambacérès, Lebrun, Talleyrand, Fouché, Decrès, et leur fit de virulentes représentations sur leur devoir d'obéissance. Il s'en prit surtout à Talleyrand, qu'il invectiva violemment. Talleyrand écouta, sans mot dire, les reproches et les injures du maitre. Napoléon se voyait trahi. Talleyrand n'avait pas trahi seulement à Erfurt, en encourageant sous main la Russie et l'Autriche à la résistance, il trahissait à Paris même où, pendant la campagne d'Espagne, il avait, en conciliabules mystérieux, envisagé le renversement de l'Empereur. Mme de Rémusat, d'Hauterive, ancien oratorien comme Fouché et collaborateur de Talleyrand aux Affaires étrangères, lui servirent d'intermédiaires auprès de Fouché. Les deux hommes ne s'aimaient guère, mais ils se trouvaient d'accord contre l'Empereur. Ils éliminèrent Joseph, Louis et Jérôme, et s'entendirent, semble-t-il, sur Murat de préférence à Bernadotte. Napoléon épargna Fouché, qui lui était utile contre les royalistes — R. de Grandmont et A. de Chateaubriand étaient exécutés avec leurs complices le 25 janvier et le 20 février 1809 —, et il enleva à Talleyrand sa charge de grand chambellan. Talleyrand continua pourtant à venir à la Cour, où sa disgrâce l'entoura, dit Mollien, d'une sorte d'intérêt, et répandit une sorte d'inquiétude d'autant plus générale que, les motifs en étant ignorés, personne ne put se croire à l'abri. Jamais il ne pardonnera. Le serviteur infidèle est devenu un ennemi irréductible.

Les nouvelles reçues de Vienne prouvaient, à n'en pas douter, que l'Autriche voulait la guerre. Entre la nouvelle coalition et la précédente, nulle solution de continuité. Napoléon était comme rejeté en arrière, et dans des conditions plus difficiles qu'auparavant. En Suède, il est vrai, Gustave IV est détrôné (13 mars 1809), et son successeur, Charles XIII, va faire la paix avec le tsar à qui il cède la Finlande (17 septembre), et avec l'Empereur qui lui rend la Poméranie à condition qu'il entre dans le blocus continental. La Turquie, au contraire, s'allie avec l'Angleterre (5 janvier), et le tsar recommence la guerre (5 avril) pour conquérir Constantinople. Il prétend opérer seul, et en dépit de Napoléon, la destruction de l'empire Ottoman. Et, tout en se déclarant l'ennemi d'une puissance alliée de l'Angleterre, il encourage sous main l'Autriche qui reprend les armes avec des subsides anglais. Les préparatifs militaires ont commencé à Vienne dès le début de l'été ; le parti de la guerre a pour chefs Stadion (le successeur de Cobenzl), l'archiduc Charles et Metternich : tous trois hommes énergiques et intelligents. Jamais l'Autriche n'a fourni plus vigoureux effort. Elle met sur pied plus de 550.000 hommes, dont 340000 en première ligne. Elle entreprend une guerre nationale, pour elle-même et pour les frères allemands. Et, en Allemagne, des bandes auxquelles se joignent des officiers prussiens, vont tenter une guerre de partisans ; le Tyrol va s'insurger comme l'Espagne. Les peuples commencent à se soulever contre la domination napoléonienne. La Grande Armée n'est plus. L'Empereur a tout juste le temps de rassembler 300.000 hommes (dont 100.000 étrangers), et il ne peut, au début, mettre que 200.000 hommes en première ligne. Le 6 avril 1809, les Autrichiens franchissent, l'Inn, et l'Isar à Landshut le 16. Par une coïncidence de mauvais augure, le 11, l'escadre anglaise de Gambier attaquait avec des brûlots les 11 vaisseaux français mouillés à l'île d'Aix devant Rochefort, en détruisait 1 et endommageait si gravement les 7 autres qu'ils étaient pour longtemps inutilisables.

En cinq jours, Napoléon avec Davout, Masséna, Lannes, aux cinq combats victorieux de Tengen, Abensberg, Landshut, Eckmühl et Ratisbonne (19-23 avril), rejeta un corps autrichien au delà de l'Isar, et l'autre corps, commandé par l'archiduc Charles, au delà du Danube ; mais les forces ennemies n'étaient pas détruites. L'armée napoléonienne franchit l'Inn.

Nous voici en Autriche, raconte Cadet de Gassicourt ; la terreur nous précède, la dévastation nous suit.... L'avant-garde s'empare du meilleur, le centre glane, l'arrière-garde tire la langue et incendie toutes les maisons où il ne se trouve rien...

Après le sanglant combat d'Ebersberg (3 mai), Vienne est de nouveau prise. Les soldats savaient si peu pourquoi ils se battaient qu'en voyant le château impérial, ils disaient : Ce doit être là cette vieille maison d'Autriche, dont il est question dans les Bulletins de l'armée et dont l'Empereur dit qu'elle a fait son temps. L'archiduc s'était posté de l'autre côté du Danube, et les ponts étaient rompus. Témérairement, Napoléon essaie de franchir le fleuve à Aspern et Essling. Il est repoussé. Les pertes, à peu près égales de part et d'autre, se montent à 20.000 tués et blessés (22 mai). Le maréchal Lannes a été mortellement atteint. Les troupes autrichiennes ont montré une fermeté inattendue. Jamais Napoléon n'a subi pareil échec. Il se retranche dans l'île Lobau, et Charles à Essling. Tous deux font venir des renforts. Les opérations sont virtuellement suspendues en Italie, d'où se repliait l'archiduc Jean, poursuivi par le prince Eugène et Macdonald. Au début de juillet, les deux adversaires ont groupé au total 300.000 hommes et 1.000 canons ; leurs forces sont numériquement équivalentes. Mais l'avantage eût été pour l'archiduc Charles, si l'archiduc Jean avait opéré à temps sa jonction (il arriva quelques heures trop tard). La traversée du fleuve s'opéra par surprise en aval d'Essling (4-5 juillet), et la bataille se livra enfin dans la plaine du Marchfeld, entre le Danube et les hauteurs de Wagram. Charles manœuvrait sur sa droite pour déborder la gauche française et la couper du fleuve ; Napoléon attaqua par sa droite et au centre, à Wagram. Après une lutte opiniâtre, Charles, dont le centre cédait et la gauche risquait d'être tournée, donna l'ordre de la retraite. Les pertes sont évaluées à 74.000 hommes, dont 40.000 pour les Autrichiens (6 juillet 1809). La victoire avait été chèrement acquise, et elle restait militairement incomplète. Mais l'Autriche était à bout de souffle. Le tsar n'avait rien fait contre elle, sinon quelques mouvements militaires du côté de la Pologne, où Galytzine devait prêter son concours à Poniatowski contre l'archiduc Ferdinand. En fait, Galytzine fit de son mieux pour gêner Poniatowski. Mais, l'Autriche n'ayant pas été victorieuse, le tsar n'avait évidemment plus rien à faire pour elle. Un armistice fut conclu à Znaïm (12 juillet).

Peut-être les diversions qui furent alors tentées par l'Angleterre auraient-elles pu gêner la conclusion de la paix. Un corps expéditionnaire débarqué à Cuxhaven (8 juillet) essaya de soulever le Hanovre, avec le concours de partisans allemands ; un autre, débarqué à l'ile de Walcheren (30 juillet), s'empara de Flessingue (15 août) et se proposait d'enlever Anvers ; mais il l'ut décimé par la maladie, et reprit la mer (30 septembre). La paix de Vienne (14 octobre) cède à Napoléon la Carinthie. la Carniole, l'Istrie autrichienne avec Trieste, la Croatie maritime avec Fiume — territoires qui, réunis à l'Istrie ci-devant vénitienne, à la Dalmatie et à Raguse, formeront le gouvernement des Provinces illyriennes — ; elle cède Salzbourg et le Quartier de l'Inn à la Bavière, une partie de la Galicie avec Cracovie au grand-duché de Varsovie, une autre partie avec Tarnopol à la Russie ; l'Autriche n'entretiendra pas plus de 150.000 hommes sous les armes ; elle adhère au système continental et reconnaît les changements opérés en Europe. Ainsi prit fin, par une paix de violence, relativement plus dure pour l'Autriche que n'avaient été les conditions de Tilsit pour la Prusse, cette terrible guerre de 1809 où certains jours, après Essling, le destin impérial côtoya l'abîme. La vie même de l'Empereur avait été mise en péril : à  Ratisbonne, Napoléon fut légèrement blessé (23 mai) et à Schœnbrunn il manqua être assassiné par un jeune patriote allemand (12 octobre).

Que serait devenu l'Empire sans l'Empereur ? En France. Fouché s'était ménagé, en prévision, une sorte de dictature. Par un ordre de service rédigé au moment de son départ (13 avril 1809), Napoléon avait, comme d'ordinaire, délégué Cambacérès pour le suppléer. Les ministres correspondaient directement avec l'Empereur, mais se réunissaient une fois par semaine sous la présidence de l'archichancelier. Or, Cretet, ministre de l'Intérieur, tomba malade. L'Empereur chargea Fouché de l'intérim (29 juin). Les deux principaux ministères étaient ainsi réunis dans la même main. Par une exception unique dans l'histoire du règne, il y a maintenant un ministre dirigeant, et c'était, non pas Cambacérès, bien trop avisé pour sortir du rôle qui lui était assigné, mais Fouché. Lors de la descente des Anglais à Walcheren, rien n'avait été prévu pour la défense. Malgré l'hésitation des autres ministres, Fouché ordonna la levée des gardes nationales dans les départements du Nord-Est et à Paris, puis dans le Midi, sous prétexte qu'un débarquement anglais était possible à Marseille. La vérité (qu'il n'ignorait sans doute pas) était qu'un complot était organisé par Barras avec le concours de généraux en disponibilité comme Guidai et Monnier, des ramifications en Corse, des alliances parmi les républicains et les royalistes, les francs-maçons et les catholiques, des négociations secrètes avec les Anglais pour provoquer des troubles contre le tyran. — La fermentation persista, sans interruption, jusqu'à la fin de l'Empire. — Fouché lui-même correspondait avec les Anglais par l'intermédiaire de Montrond, le confident de Talleyrand et du général Sarrazin (un traître qui mourut forçat). Bernadotte, alors en disgrâce, s'empara du commandement des troupes levées contre les Anglais. Les mesures de défense étaient hors de proportion avec l'imminence du danger, mais il ne déplaisait pas à Fouché d'inquiéter l'opinion, déjà fort inquiète par la guerre elle-même. Clarke était effaré. Cambacérès se taisait. Etait-on en 1802, au temps du complot des libelles, ou en 1793, au temps de la levée en masse ? Fouché et Bernadotte dirigeaient tout, parlaient en maîtres. Dès qu'il le put, Napoléon licencia les gardes nationaux ; il remplaça Bernadotte par Bessières et il plaça Montalivet à l'Intérieur (1er octobre). Quant à Fouché, il affecta de croire qu'il n'avait agi que par excès de zèle. Il le nomma duc d'Otrante (15 août). Vous êtes comme don Quichotte, lui écrivait-il (21 octobre), vous vous battez contre des moulins à vent.