HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE PREMIER. — LES PACIFICATIONS CONSULAIRES.

CHAPITRE VII. — LA PAIX EN FRANCE.

 

 

I. — LA COUR ET LA VILLE.

N'ÉTAIT l'établissement du Consulat à vie, si funeste en ses conséquences lointaines, l'année 1802 — ou, si l'on préfère, l'an XI (1802-1803) — compterait sûrement parmi les plus brillantes de toute l'histoire de France. La paix générale enfin rétablie, les victoires et les conquêtes, le souvenir de l'état révolutionnaire et la gloire présente de Bonaparte, l'ordre renaissant dans le pays, le silence des partis politiques, le retour des réfractaires et des émigrés dans l'unité nationale, la reprise des affaires : tout contribuait à rendre la vie heureuse. Par une exception unique dans la longue histoire qui va de 1792 à 1814, les portes du temple de Janus restent fermées, comme on disait alors : de mars 1802 à mai 1803, la France n'a de guerre à soutenir ni sur terre ni sur mer. D'autre part, la Constitution et le plébiscite de l'an X ont terminé la période préliminaire ou préparatoire de la domination napoléonienne. L'autocratie de Bonaparte est si bien établie que la création de l'Empire ne sera plus qu'un changement de forme. C'est en 1802 et non en 1804 qu'il faut placer le point tournant. Aussi le moment semble-t-il venu de décrire la vie sociale en France sous le Consulat.

A Paris, le centre est aux Tuileries. Peu à peu, une Cour nouvelle s'y reconstituait. Au Luxembourg, pendant le Consulat provisoire, Bonaparte et Joséphine ne changèrent rien aux habitudes de large simplicité qu'ils avaient précédemment dans leur hôtel de la rue des Victoires. L'étiquette n'apparut qu'après l'installation aux Tuileries. Lorsque le corps diplomatique fut admis pour la première fois auprès de Bonaparte, Benezech, un ancien ministre devenu conseiller d'Etat, la canne d'huissier à la main, fit office d'introducteur. Tous les quintidis, Bonaparte passait une revue militaire clans la cour du palais, et la parade consulaire (transférée ensuite au dimanche) attirait toujours un public considérable. Pour se délasser, le Premier consul allait à la Malmaison, que Joséphine avait acquise en 1799. Là, il reprenait, avec quelques familiers, la vie simple d'autrefois. Il lui arrivait de jouer aux barres, à colin-maillard, à saute-mouton, et les perroquets que Joséphine faisait venir des îles criaient : Vive Bonaparte ! Gloire au héros ! En juillet 1800, les habitants de Saint-Cloud demandèrent que leur château fût attribué au Premier consul, comme récompense nationale. Bonaparte refusa. Il déclara qu'il n'accepterait rien de la part du peuple pendant le temps de sa magistrature, ni un an après qu'il aurait cessé ses fonctions. Il préférait les agréments du Trianon Consulaire qu'était la Malmaison.

A l'imitation du maître, Cambacérès, Talleyrand, Berthier eurent grand train de maison et organisèrent des fêtes luxueuses. Les dîners de Cambacérès sont célèbres. Talleyrand donna de brillantes réceptions suivies de soupers exquis. A Paris et dans son domaine de Mortfontaine près Senlis, Joseph Bonaparte réunissait un petit groupe dont les propos tout ensemble courtisanesques et libéraux frisaient parfois l'opposition. Chez Lucien Bonaparte et chez Élisa Bonaparte, au Plessis-Chamart et à Neuilly, la société était joyeuse et littéraire ; on s'amusait et on montait des comédies ou des tragédies. La vieille et séduisante marquise de Montesson, veuve morganatique du duc d'Orléans, père de Philippe-Égalité, avait, grâce à Joséphine, été remise en possession dès avril 1800 du douaire de 80.000 livres de rente dont elle jouissait autrefois. Les réceptions qu'elle donnait le mercredi passèrent pour les plus élégantes des premiers temps du Consulat. Bonaparte lui-même ne dédaignait pas d'aller y apprendre les bonnes manières de l'ancienne Cour, et c'était pour les fonctionnaires ci-devant sans-culottes une façon de se faire bien noter que d'aller présenter leurs hommages à Mme de Montesson. Ils y rencontraient, comme chez Joséphine et chez Talleyrand, les ci-devant nobles et les émigrés de retour en France. La fusion des deux sociétés ennemies s'opérait ainsi peu à peu.

Elle continuait dans les autres salons, chez les duchesses d'Aiguillon, de Fitz-James, de Luynes, la princesse de Vaudémont, la comtesse de Lamothe, chez Mmes La Live de la Briche, de Pastoret née Piscatory, de Genlis (à l'Arsenal), la comtesse de Beaumont, l'amie de Chateaubriand, Mme Suard née Panckoucke, miss Helena Williams, les actrices Contat et Duchesnois. — Les assemblées de Mme Récamier touchaient parfois à la cohue. Tout Paris y défilait : les hauts fonctionnaires, les généraux, les ambassadeurs, les nobles, les étrangers, les artistes, les élégants, les gens de lettres, les financiers. Bien d'exclusif ; Récamier était banquier, il n'occupait pas de fonctions officielles, et sa femme pouvait librement choisir ses relations partout où il lui plaisait. Elle était très pieuse, et son père fut emprisonné pour royalisme ; elle était donc bien vue du noble faubourg ; mais elle était liée avec Mme de Staël, avec Mme de Montesson, et elle recevait aussi bien les libéraux d'opposition que les gens en place. Et Marat roucoulait, et Vestris dansait, et la maîtresse du lieu, la belle Juliette, dans sa virginale toilette blanche, exécutait, d'un air candide, la danse du châle. Mme Récamier était toute grâce, toute vertu et toute bonté. On ne pouvait la voir sans l'aimer, et on pouvait l'aimer toujours, car elle ne donnait jamais que son amitié, fidèlement. Son salon a contribué pour beaucoup à la restauration de la vie sociale et des mœurs polies sous le Consulat. — D'autres financiers prétendaient aussi recevoir. Mais Bonaparte les tenait à l'écart. La charmante et spirituelle Mme Hainguerlot, femme d'un riche spéculateur, en était réduite à recevoir la belle Mme Hamelin, la femme d'un fournisseur aux armées, une créole alerte qui avait été la reine des Merveilleuses sous le Directoire, et passait pour l'amie de Montrond, le familier de Talleyrand, la belle Mme Tallien, amie d'Ouvrard et qui allait devenir princesse de Caraman-Chimay, la belle Mme Visconti, l'amie de Berthier, et quelques artistes ou journalistes. — On touchait ainsi aux confins du monde des nouveaux riches, agioteurs, banquiers, financiers, faiseurs de service, spéculateurs sur biens nationaux, fournisseurs aux armées, adjudicataires des services publics, officiers enrichis, joueurs et chevaliers d'industrie. Ils avaient tenu le haut du pavé pendant le Directoire, et leurs mauvaises allures n'avaient pas peu contribué à discréditer le régime qui leur laissait la première place. Ils étaient maintenant relégués à l'arrière-plan. Un des premiers soins de Bonaparte avait été de forcer Joséphine à rompre toutes les relations qu'elle avait nouées dans ce milieu. Ici, on ne causait pas ; on s'amusait. Lucien, qui à beaucoup d'égards n'est qu'un nouveau riche, et des plus vulgaires, mettait du poil à gratter dans le lit de ses invités, et simulait pendant la nuit des apparitions de revenants. On plaisantait à large gorge, on faisait des surprises ou des attrapes. Les ventriloques devenaient des célébrités. Des mystificateurs à gages égayaient la société de leurs farces, pendant les repas, qui étaient longs, plantureux, coûteux et largement arrosés.

 

II. — LA VIE PARISIENNE.

CAR on avait bon appétit, et pas chez les nouveaux riches seulement. L'art culinaire était en pleine renaissance. Tandis que l'ouvrier conservait l'habitude des trois repas traditionnels : le déjeuner solide avec viande et vin, le dîner léger, de fruits, de fromage et de pain, et le souper du soir, la bourgeoisie mangeait à onze heures ou midi le déjeuner à la fourchette, et de cinq heures à sept heures le dîner ; les théâtres duraient de sept heures à onze heures du soir, et l'on soupait de onze heures à deux heures du matin. Le déjeuner transformé en fort repas et avec invitation s'appelait déjeuner dînatoire prié, mais d'ordinaire on ne conviait que pour le dîner. Aux Tuileries, on mangeait vite : Bonaparte n'aimait pas perdre de temps à table ; mais, chez Cambacérès, les dîners duraient deux heures ; dans la bourgeoisie, un dîner de famille de 2 services à 8 plats durait trois heures, sans compter les chansons du dessert ; chez les nouveaux riches, un déjeuner dînatoire se prolongeait quatre heures et plus. — Dans Paris, les restaurants se multipliaient. Au Palais du Tribunat, l'Allemand Reichardt mit un jour la carte de Véry dans sa poche ; elle offrait : 8 potages, 14 hors-d'œuvre, 11 entrées de bœuf, 10 de mouton, 26 de veau, 27 de volaille, 16 poissons, 13 rôtis, 10 pâtisseries, 29 entremets, 26 desserts, 55 vins et 2 liqueurs. Le prix du diner montait aisément jusqu'à 5 ou 6 louis par tête. Mais, non loin de là, le restaurant Piat offrait 6 plats au choix pour 1 fr. 30. Les restaurateurs étaient souvent d'anciens chefs de grands seigneurs ; l'émigration de leurs maîtres les avait laissés sans emploi, et les délicates jouissances de leur art, jusqu'alors réservées à un petit nombre de privilégiés, étaient maintenant accessibles à tous, pour peu qu'on y mit le prix. — Boucher, le chef de Talleyrand et le maître du grand Carême, qui a créé la fine pâtisserie française, Véry, Robert, et leurs émules, ont été de vrais artistes. Dès -1803, on connaissait 343 manières d'accommoder les œufs. On étudia la géographie culinaire de la France, et l'on fit d'agréables découvertes. Un groupe de fins connaisseurs guidait les artistes clans leurs savantes recherches. La gastronomie devint une discipline austère et douce, que célébrèrent, en prose et en vers, Berchoux, Grimod de la Reynière et plus tard Brillat-Savarin.

Comme au temps du Directoire, les Parisiens se pressaient aux spectacles, aux cafés, aux jardins payants, aux bals. Les habitués des vieux usages obtinrent la résurrection du bal de l'Opéra (25 février 1800). Concession pour concession : les blanchisseuses fêtèrent la mi-carême (20 mars), puis la police autorisa les déguisements sur la voie publique pour le carnaval de 1801 et les masques en 1802. Ainsi reparaissaient, les unes après les autres, les réjouissances d'autrefois. Quant aux fêtes révolutionnaires, le gouvernement fit en sorte de les faire oublier. Elles étaient gênantes. La première fête du 15 août 1802 éclipsa par sa magnificence, tout ensemble napoléonienne et religieuse, le rappel maintenant désuet de la liberté au 14 juillet et de la République au 23 septembre. — Provinciaux et étrangers affluaient. De 1801 à 1804, il n'existe pas moins de 22 relations de voyages d'Anglais à Paris et en France ; en septembre mg on évaluait à 10 ou 12.000 le nombre des touristes anglais en séjour à Paris. L'hiver 1802-1803 fut très parisien : jamais on n'avait vu tant d'étrangers, et les nobles qui fréquentaient la Cour consulaire pouvaient se croire encore en émigration quand ils entendaient annoncer chez Joséphine les noms de Newcastle et de Dorset, de Zamoïski et de Potocki, de Dolgorouki ou de Galytzine.

Paris, redevenue ainsi la ville nationale et cosmopolite, retrouve son ancienne gloire : elle fait la mode. Jamais peut-être les costumes n'ont été de forme si variée que sous le Consulat. Depuis le vieil émigré qui s'habillait encore comme au temps des rois, jusqu'à la villageoise qui avait gardé intacte la pittoresque tenue de son pays natal, la longue gamme s'enjolivait de multiples variations. Le costume féminin à l'antique consistait en un fourreau léger qui laissait à nu la gorge et les bras, était serré au corps sous les seins et tombait à plis droits jusqu'aux genoux ou aux pieds, suivant qu'il prenait la forme de tunique ou de jupe. Le corset, allégé et raccourci, était en toile, et le pantalon complétait l'agencement intime des jupons. Dans l'hiver 1799-1800, à l'Opéra, lors d'une représentation d'apparat à laquelle assistait Bonaparte, lime Tallien et deux de ses amies se firent admirer en nymphes chasseresses. La tunique ne dépassait pas les genoux, et des bandelettes de pourpre retenaient à de légères sandales leurs pieds nus ornés de bagues. Le lendemain, Joséphine fit dire aux nymphes que le temps de la fable était passé et que le règne de l'histoire commençait. Les exagérations cessèrent. D'Angleterre étaient venus plusieurs éléments nouveaux : le spencer, ou corsage de couleur généralement plus foncée que la jupe, et qui ne dépassait pas la taille remontée jusqu'au-dessous des seins ; le shawl (châle), ou écharpe plus ou moins large de cachemire ou de dentelle, et surtout les chapeaux en forme de capote ou de casquette à visière proéminente. La coiffure à l'antique ne comportait. que des bandelettes combinées avec les peignes en écaille. Quelques femmes portaient encore perruque ou s'affublaient d'un turban qu'un ambassadeur turc avait mis à la mode sous le Directoire. La mode française combina, d'une manière souvent fort heureuse, le type antique et les éléments anglais. Les hommes avaient adopté la redingote ou carrick, un ample manteau, à pèlerines étagées, qui descendait jusqu'aux chevilles, ou le chapeau haute forme en feutre à larges bords, sur les cheveux coupés court. En peu de temps, le costume masculin acquit une simplicité nullement inélégante, avec l'habit de couleur discrète et de coupe variable : fermé, ou entr'ouvert en frac, et ouvert presque en jaquette, la culotte, les bas de soie et les souliers, ou le pantalon introduit dans les bottes mi-longues. La cravate nouée autour du cou, le bicorne substitué souvent au chapeau haut, marquaient l'influence de l'uniforme militaire sur le costume civil ; mais l'épée disparut. De son côté, Joséphine eut tôt fait de prendre la maîtrise d'une mode qui s'alliait harmonieusement à la grâce souple de son corps. La robe dite Premier Empire, et qui date en réalité du Consulat, n'est que le costume féminin à l'antique, modernisé par les mille inventions de la mode parisienne qui se libérait de la sujétion britannique.

La transformation fut rapide. Lorsqu'on s'absentait de Paris pour quelques mois, on avait l'impression, au retour, de pénétrer dans un monde nouveau. Parallèlement, les usages de société évoluèrent. Le tutoiement avait disparu. Dès l'installation de Bonaparte aux Tuileries, le titre de Madame fut à la Cour consulaire rendu aux femmes, car, écrivait le Journal des Débats (11 février 1800), elles n'avaient aucun droit politique, et la qualification de citoyenne manque de justesse à leur égard. Peu après, les journaux notèrent le retour de l'appellation de Monsieur, mais la dénomination de citoyen ne fut supprimée officiellement qu'à la création de l'Empire. Les jeunes filles de haute société apprirent les bonnes manières an pensionnat de Mme Campan, qui avait été première femme de chambre de Marie-Antoinette, et dont l'une des plus anciennes élèves fut Hortense de Beauharnais. Il serait intéressant de suivre pas à pas la restauration des usages pour les visites, les mariages, les enterrements et les deuils.

Les mœurs nouvelles n'ont plus l'aristocratique désinvolture du XVIIIe siècle. Elles sont bourgeoises. Plus de grandes dames recevant leurs visites en déshabillé, et admettant les hommes à voir s'achever leur toilette. Plus de mariages élégamment désunis en un adultère avoué. Il semble que la Révolution ait épuré les mœurs. Surtout, plus de maîtresses qui dominent. Plus d'intrigues féminines. Les hommes veulent rester maîtres. Ils aiment en officiers, bravement, entre deux campagnes. Peu importe que Bonaparte ait connu la Grassini et Mlle George, et, par passades, Mme Devienne dont il aurait eu un fils (né le 3 février 1802), Mlles Branchu, Duchesnois et Bourgoin, que Joseph ait été lié avec Mlle Gros, Lucien avec Mlle Mezeray et Mme de Santa-Cruz, Fontanes avec Elisa et Mile Desgarcins, Chaptal avec Mme Bourgoin. Ce sont les jeunes ménages qui donnent le ton, et d'apparence ils sont presque tous affectueusement unis : Davout avec Mlle Leclerc, belle-sœur de Pauline Bonaparte, Ney avec Mlle Angilié, nièce de Mme Campan, Junot avec Mlle de Permont, qui se vantait de descendre des Comnène par sa mère ; Savary avec Mlle de Faudoas-Barbazan, apparentée aux Beauharnais ; Marmont avec Mlle Perregaux, la fille du banquier ; Begnaud avec la belle Mlle de Bonneuil, dont une sœur épousa le poète Arnault ; Lannes avec Mlle de Ghééneuc, au visage angélique. Le divorce a permis aux ménages mal assortis de liquider leurs affaires sentimentales. La société du Consulat est jeune, elle est virile, elle est gaie, elle a du mouvement et de l'entrain. Il lui manque la finesse et le caractère. Mais elle prend la vie de bonne humeur, sans complications' sentimentales et recherche inutile d'idées. Elle est saine. Elle vit bien, elle mange bien, elle aime bien. Les bardes d'Ossian et le Génie du Christianisme satisfont son vague à l'âme. Elle est heureuse.

 

III. - LES DÉPARTEMENTS.

LA reconstitution nationale fut moins rapide en province qu'à Paris. Pendant près de deux ans, de décembre 1800 au printemps 1802, et principalement dans le cours de l'année 1801, un certain nombre de conseillers d'État avaient été envoyés en mission dans les divisions militaires. Leurs rapports montrent combien il restait encore à faire, et combien il s'en faut qu'immédiatement après le 18 brumaire l'ordre matériel et la régularité administrative aient tout à coup été ressuscités. La transition fut au contraire presque partout assez lente, et l'enquête relative aux deux premières années du Consulat dans les départements aboutit plutôt à un programme de réformes urgentes qu'au bilan triomphal de résultats acquis.

Les départements n'étaient pas régis d'une manière uniforme. La centralisation à ses débuts laissait aux préfets une réelle initiative. Ils donnaient souvent des ordres qui ne s'accordaient pas avec ceux de leurs voisins. Et de même ils recevaient, des diverses administrations centrales de Paris auxquelles ils étaient subordonnés, des instructions qui n'étaient pas toujours concordantes. On voyait des départements limitrophes où les mêmes objets étaient régis par des principes contraires. Les administrations municipales étaient d'un recrutement difficile. Comme sous le Directoire, l'écharpe tricolore ne paraît plus qu'un fardeau repoussé même avec dédain. Même clans la banlieue de Paris, on fut obligé pendant quelque temps de laisser subsister les anciennes municipalités. Le personnel administratif nouveau, recruté souvent à la hâte, au moins dans les postes inférieurs, n'était pas partout irréprochable. Les maires, leurs adjoints, les conseillers municipaux, d'arrondissement et généraux, choisis de préférence parmi les habitants aisés, les propriétaires riches et les acquéreurs de biens nationaux, affichèrent rapidement les sentiments les plus conservateurs. Dans plus de vingt départements, les députés au Corps législatif signalèrent au ministre de l'Intérieur, vers la fin de 1800, les tendances réactionnaires de leurs préfets. Les hauts fonctionnaires, les généraux, les officiers réussissaient à se faire payer assez régulièrement. Dans certaines régions encore agitées, les officiers supérieurs à court de solde s'ouvraient de leur propre autorité un compte chez le payeur. En Bretagne, ils disaient : La richesse et la fortune sont pour les braves : prenons ! On trouvera nos comptes à la bouche des canons. Mais les petits fonctionnaires, parfois même les soldats, réclamaient au gouvernement un arriéré qui, dans certains cas, atteignait douze et seize mois de traitement. Il semble bien que l'administration n'ait commencé à fonctionner régulièrement, avec ses cadres au complet, qu'après 1802.

Les ruines causées par la guerre civile, les maisons détruites, restèrent longtemps visibles dans l'Ouest. En Vendée, les habitants avaient un accoutrement et un aspect presque sauvages. Dans presque toute la France, les édifices nationaux se trouvaient dans un état de délabrement si complet, qu'au premier coup d'œil on les reconnaissait pour appartenir au domaine. On n'entretenait que les bâtiments qui rendaient un prix de location ; les prisons, les casernes, les collèges, les presbytères, les églises tombaient en ruines. Les toitures des magasins publics étaient remplacées par des toiles à voiles. Le soldat était à découvert dans les corps de garde et mouillé jusqu'à la peau. Personne ne gardait plus les forêts nationales. Le vol des bois est devenu une habitude rurale et a déjà la puissance d'une coutume. Les routes étaient en mauvais état, parfois même impraticables. On n'entretenait pas mieux les ports, les digues et les canaux. Marseille est, en 1801, la ville la plus immonde et la plus dépravée de l'Europe. Son port est une infection. Fréjus n'est plus qu'un marais fétide. Rochefort est devenu presque inhabitable : les sables de la Charente en ont comblé le port et répandent des fièvres pestilentielles sur toute la ville.

L'écluse de chasse du port de Dieppe exigeait en l'an IV 5.000 fraises : on ne les obtint pas. L'année suivante, il fallait 40.000 francs : on ne les obtint pas. En l'an IX (1800-1801) on reconstruit cette écluse : elle coûtera 300.000 francs.

Par contre, le brigandage avait presque partout déjà disparu. Ce fut pour les populations rurales un des premiers bienfaits du Consulat. Vigoureusement pourchassées par les gendarmes, les soldats, les tribunaux criminels spéciaux, les gardes nationales, dans certains cas par les habitants eux-mêmes, armés pour la sûreté publique et en état d'insurrection contre les brigands, les petites bandes de dix à vingt hommes que formaient les voleurs de grand chemin, les soldats licenciés ou déserteurs, les paysans, les anciens insurgés, prêtres, nobles et proscrits, étaient devenues, vers le début de 1802, de plus en plus rares et timides. Elles ne délivraient plus de passeports sur les routes qu'elles surveillaient, elles ne rançonnaient plus les voituriers, elles n'attaquaient plus les diligences, elles n'assassinaient même plus. Bientôt elles ne survivront que dans les récits terrifiés des paysans.

Quand elles opéraient encore leurs méfaits, en 1800 et 1801, elles n'étaient pas seules à entretenir dans le pays l'insécurité, l'agitation et l'inquiétude. Il y avait aussi les ecclésiastiques réfractaires, les émigrés et les exaltés ou Jacobins. Pourtant, d'après les rapports adressés vers la fin de 1800 par les députés au Corps législatif au ministre de l'Intérieur, l'esprit public était satisfaisant dans la grande majorité des départements.

La masse des hommes satisfaits de l'ordre actuel, écrivait en 1801 un des conseillers d'État en mission, est infiniment plus grande que celle des hommes mécontents. Mon opinion, basée sur celle des préfets, est que le rapport des mécontents à la masse de la nation est comme un est à 1.000 et aux contents comme un est à 200. Les mécontents sont les prêtres, et surtout les prêtres catholiques, les anciens privilégiés et les privilégiés de la Révolution.

En d'autres termes, sur 1.000 habitants, on comptait 799 indifférents, 200 satisfaits et 1 mécontent. Dans les anciennes frontières, les opposants étaient donc au nombre de 27.000 seulement. Le recensement de l'an IX publié en 1802 donne en effet 33.111.962 habitants pour les 98 départements de la République, soit, pour les 86 départements compris dans l'ancienne France, 27 347 800 habitants. Or, en 1789, le royaume ne comptait certainement pas plus de 26 millions d'habitants. Il y a donc eu, au cours même de la Révolution, un accroissement très notable de population : phénomène intéressant, qui peut sans doute être interprété de diverses manières, mais dont on ne saurait nier qu'il aide à faire comprendre la vitalité de la France an début du Consulat. La nation a été comme rajeunie par la Révolution. Bonaparte est au-dessus des partis, et il a cru anéantir tous les partis. Suivant l'expression ingénieuse que lui attribuait un journal au lendemain du 18 brumaire, il n'a été ni bonnet rouge, ni talon rouge, et, tout en donnant souvent dans la réaction pour mettre fin à la Révolution, il a très sincèrement voulu gouverner sans réaction ni révolution. Il pouvait dire, en toute bonne foi : Gouverner par un parti, c'est se mettre tôt ou tard clans sa dépendance. On ne m'y prendra pas. Je suis national.

 

IV. — LA LÉGION D'HONNEUR.

ENTRE les populations et le gouvernement, le Premier consul se représentait la nécessité de corps intermédiaires, organisés de façon permanente et solide, capables de servir comme de bastions à l'État. L'entreprise était difficile. Bonaparte en conçut deux ébauches sous le Consulat, dont aucune lui donna satisfaction complète. La première nous est connue. Elle consistait à tirer parti de l'organisation électorale pour constituer, sous le nom de notables avec la Constitution de l'an VIII, ou de collèges électoraux avec la Constitution de l'an X, comme une aristocratie bourgeoise sans titre nobiliaire, mais qui était déjà comme un embryon de noblesse. La seconde ébauche s'appelle la Légion d'honneur.

Est-il vrai que le projet d'organisation en ait primitivement été imaginé dans l'entourage de Joseph et transmis par celui-ci au Premier consul ? Est-il vrai que dans ses réceptions Bonaparte marquât une préférence pour les diplomates les plus constellés de décorations, comme s'ils méritaient par là plus de considération ? Ce fut Bonaparte lui-même qui, au début de mai 1802, élabora le projet et le dicta à son deuxième secrétaire Meneval, le revit avec son premier secrétaire Bourrienne, et l'envoya d'urgence à trois heures du matin à Cambacérès. Comme il s'agissait d'une institution monarchique et nobiliaire, le rapport fut confié à Rœderer : nul doute qu'il n'en pénétrât l'esprit. La discussion au Conseil d'État prit trois séances (du 4 au 14 mai), et Bonaparte exposa très nettement ses idées.

Il faut, dit-il, donner une direction à l'esprit de l'année et surtout la soutenir. Ce qui la soutient actuellement, c'est cette idée qu'ont les militaires qu'ils occupent la place des ci-devant nobles. Le projet donne plus de consistance au système des récompenses. Il forme un ensemble. C'est un commencement d'organisation de la nation.

Les militaires ne seront donc pas seuls à recevoir des distinctions : les civils y auront droit aussi.

Je défie, ajoutait Bonaparte, qu'on me montre une république ancienne ou moderne dans laquelle il n'y ait pas de distinctions. On appelle cela des hochets ! Eh bien ! c'est avec des hochets que l'on mène les hommes.... Il y a un gouvernement, des pouvoirs, mais tout le reste de la nation, qu'est-ce ? des grains de sable.... Tant que j'y serai, je réponds bien de la République ; mais il faut prévoir l'avenir. Il faut jeter sur le sol de la France quelques masses de granit.

Ainsi, organiser la nation, créer entre l'État et les individus un corps intermédiaire permanent, auquel on se fera honneur d'appartenir, aussi bien parmi les civils que parmi les militaires, tel est le but que se proposait Bonaparte.

Il ne disait pas tout. Ce qui distingue essentiellement la Légion d'honneur, telle qu'elle a été conçue en 1802, des listes de notabilité, ou des collèges électoraux, c'est que ceux-ci procédaient d'en bas, étant composés d'après le suffrage des citoyens, tandis que les membres de la Légion d'honneur seront nommés par un grand conseil d'administration, présidé par le Premier consul chef de la légion, et composé de six autres grands officiers : les deux autres consuls et les représentants des quatre Assemblées, désignés par les Assemblées elles-mêmes, le Sénat, le Corps législatif, le Tribunat et le Conseil d'État. Le corps intermédiaire sera donc l'œuvre, non de la nation réunie en ses comices, mais de l'État, sinon du Premier consul. — Les membres de la Légion seront répartis en 15 cohortes composées chacune de 7 grands officiers à 5.000 francs, de 20 commandants à 2.000 francs, de 30 officiers à 1.000 francs et de 350 légionnaires à 250 francs. Dans chaque chef-lieu de cohorte, un hospice et des logements seront disposés pour recevoir les membres de la Légion que la vieillesse, leurs infirmités où leurs blessures auraient mis dans l'impossibilité de servir l'État. Une dotation en biens nationaux portant 200.000 francs de rente sera affectée à chaque cohorte. Les détails de l'organisation seront réglés ultérieurement. Il n'est pas encore fait mention d'une décoration. Seront nommés dans la Légion tous les militaires qui ont reçu des armes d'honneur, ceux qui rendront des services majeurs, et les citoyens qui, par leur savoir, leurs talents, leurs vertus, ont contribué à établir ou à défendre les principes de la République. Chacun des membres de la Légion prêtera sur son honneur un long serment d'où il appert qu'il sera désormais tout spécialement l'un des soutiens de la société.

Le Conseil d'État n'adopta le projet que par 14 voix contre 10 — Bérenger, Berlier, Cretet, Defermon, Emmery, Jolivet, Lacuée, Réal, Thibaudeau et sans doute Truguet —. Au Tribunat, l'opposition ne fut pas moins vive. Savoye-Rolin et Chauvelin protestèrent que l'honneur n'est pas une monnaie à la distribution de l'État ; ils notèrent les difficultés de récompenser également, dans une commune hiérarchie, les mérites militaires et les mérites civils, mais surtout, ils insistèrent sur les visées politiques du projet. Les membres de la Légion d'honneur seront-ils des citoyens de première classe, placés au-dessus du reste de la nation ? Ils constitueront un corps intermédiaire, comme il en faut dans une monarchie pour contrebalancer la prépondérance de la royauté ; mais n'est-on pas en république, sous un régime représentatif ? La Légion d'honneur n'est-elle pas un patricial qui ouvre les voies à la noblesse héréditaire ? Les partisans du projet (Fréville et Carrion-Nisas) célébrèrent la beauté de l'institution, la noblesse du sentiment de l'honneur, la conformité des récompenses accordées aux civils et aux militaires, le stimulant et les garanties sociales qui devaient en résulter, le précieux moyen d'action dont disposerait l'État ; ils réfutèrent les craintes qu'on leur opposait, et prouvèrent que la Légion d'honneur, telle qu'elle était instituée, ne pourrait jamais engendrer une noblesse héréditaire. Contrairement à l'usage, Lucien Bonaparte prit deux fois la parole ; ses adjurations péremptoires et passionnées contribuèrent sans doute à confirmer les craintes des tribuns. Malgré l'épuration récente de l'Assemblée, le projet ne fut adopté que par 56 voix contre 38 (18 mai). Les six discours prononcés le lendemain au Corps législatif par Lucien, Fréville et Girardin au nom du Tribunat, Rœderer, Marmont et Mathieu-Dumas au nom du gouvernement, conclurent tous en faveur du projet. Néanmoins la loi ne passa que par 166 voix contre 110 (19 mai 1802).

Bonaparte tint à commencer tout de suite l'organisation de la Légion d'honneur. Il délimita les circonscriptions territoriales des cohortes et créa une circonscription supplémentaire pour les 6 départements piémontais du Pô, de la Doire, de Marengo, de la Sésia, de la Stura et du Tanaro (2 juillet 1809), que le sénatus-consulte du 11 septembre 1802 réunit définitivement au territoire français ; il fit établir l'assignation des domaines nationaux concédés à chaque cohorte, et si largement que le revenu moyen fut de 330.000 francs au lieu de 200.000 (12 juillet 1802). Mais, averti par les chiffres des scrutins et ne voulant pas heurter de front des idées qu'il avait crues moins vivantes, il réserva à plus tard la nomination des membres et l'inauguration de l'ordre.

 

V. — LE CODE CIVIL.

LA France n'était pas mûre encore pour la noblesse du nouveau corps intermédiaire que devait être la Légion d'honneur. Mais Bonaparte utilisa un autre procédé pour consolider la société nouvelle. Il la codifia. En moins de deux ans, cinq commissions furent instituées, le 12 août 1800 pour rédiger le code civil, le 28 mars 1801 pour le code criminel (pénal et d'instruction criminelle), le 3 août pour le code commercial, le 10 août pour le code rural et le 24 mars 1802 pour le code de procédure civile. Œuvre gigantesque, dont la première partie seulement fut terminée sous le Consulat. Est-il nécessaire de rappeler que le désir d'un code de lois civiles communes à tout le pays est aussi ancien que le sentiment de la nationalité dans la France moderne ? que les rédacteurs de coutumes, les jurisconsultes et les rois s'y efforcèrent vainement durant plus de trois longs siècles ? qu'en 1789 subsistait la distinction entre les pays méridionaux de droit écrit et les pays de droit coutumier ? que la Révolution inscrivit dans son programme et promit dans ses constitutions un code de lois civiles simples, claires et appropriées aux institutions nouvelles ? que trois projets successifs furent rédigés, en 1793, en l'an II et en l'an IV, et qu'à défaut de code définitif on promulgua morceaux par morceaux une législation civile nettement réformatrice ? qu'enfin la loi du 10 novembre 1799, qui organisa le Consulat provisoire, reprenant au compte du nouveau gouvernement les engagements antérieurs, qui n'étaient pas oubliés parce qu'ils répondaient à un besoin urgent, décida que les deux commissions intermédiaires des Cinq-Cents et des Anciens seraient chargées de préparer un code civil ? Il est évident que la notion même d'un code définitif est une chimère, puisqu'en histoire tout est perpétuel changement, et que par conséquent un code quelconque, si parfait qu'il soit, devient caduc en rune ou l'autre de ses parties dés le lendemain de sa promulgation. Mais dans un pays comme la France, où l'ancienne monarchie n'avait pas su réaliser l'unité de législation civile, où la Révolution venait d'accomplir de si profonds changements, et superposait ses lois aux lois anciennes sans les détruire toutes, mais sans les coordonner avec ses propres lois, la rédaction d'un code était devenue à certains égards une nécessité.

Jacqueminot, membre de la commission du Conseil des Cinq-Cents, fut chargé du travail. Il en donna connaissance à la commission le 21 décembre ; mais la commission disparut lors de la mise en activité de la Constitution de l'an VIII, et Jacqueminot fut nommé sénateur dès le 25 décembre 1799. Après Marengo, Bonaparte intervint. Son action fut décisive. Grâce à lui, l'œuvre immense et difficile aboutit. Peut-être le code doit-il moins qu'on ne croit aux opinions que Bonaparte fit prévaloir au Conseil d'État, mais il lui doit d'être. Les membres de la commission nommée le 12 août 1800 étaient Tronchet, Portalis et Bigot, avec Maleville comme secrétaire. Munis des projets de 1793, de l'an II, de l'an IV, et de l'an VIII, il leur était accordé deux mois et demi pour établir un plan et discuter les principales bases de la législation en matière civile. Il leur fallut cinq mois. Leur projet fut imprimé le 21 janvier 1801. Dans leur discours préliminaire, ils formulaient les principes qui les avaient guidés : la relativité des lois, la nécessité de la science juridique, l'utilité de la tradition, la conciliation de la législation ancienne et de la législation nouvelle, du droit romain, du droit coutumier, des ordonnances royales, des compilations de légistes, des lois révolutionnaires, l'éclectisme utilitaire, le rôle de la jurisprudence à la suite du code, et finalement un appel discret au droit naturel et à la raison. Le code sera une œuvre de transaction, de modération, de régression par rapport aux lois révolutionnaires, de progrès par rapport au droit antérieur. De lui on pourra dire, comme de la politique même de Bonaparte, qu'il réconciliera clans une définitive unité la vieille et la nouvelle France.

Le projet des commissaires fut envoyé au tribunal de Cassation et aux tribunaux d'appel. Adoptant le point de vue qui leur était indiqué, les magistrats se bornèrent à des observations de détail, suggérées par l'usage, ils signalèrent les lacunes ou les omissions, et, suivant qu'ils étaient habitués au droit coutumier ou au droit écrit, ils contestèrent parfois quelques-unes des solutions proposées par les commissaires. Puis toutes les pièces furent remises à la section de législation du Conseil d'État : Berlier, Emmery, Réal et Thibaudeau, sous la présidence de Boulay. La discussion en assemblée plénière du Conseil commença le 17 juillet 1801 et dura jusqu'en décembre. Cambacérès participa activement aux travaux. Le Premier consul présida de nombreuses séances, et il intervint passionnément dans les débats. D'esprit toujours présent et toujours en verve, il exposa ses idées sur la mort civile, la femme, la famille, le divorce, l'adoption, la bâtardise, sur toutes choses. Mais il est bien difficile de dire, avec précision, quel a finalement été sur le code civil le résultat net de son intervention. Chacun des livres devait être divisé en titres, et chaque titre devait faire l'objet d'une loi particulière. Le code n'est donc que la juxtaposition des lois particulières représentant chacun des titres, et qui sont au nombre de 36 (en 2.281 articles). Il n'est pas indifférent que telle loi du code ait été préparée par Berlier ou par Boulay, en 1801 ou en 1804. Le code a été commencé quand Bonaparte était encore Washington ; il a été achevé le jour même de l'assassinat du duc d'Enghien. Les trois premières lois du code civil furent déposées au Corps législatif au début de la cession ordinaire de l'an X, les 24 novembre, 2 et 12 décembre 1801. On sait le mauvais accueil fait par les Assemblées aux projets qui leur étaient soumis, et comment le gouvernement, irrité de la résistance du Tribunat et du Corps législatif, les mit à la diète des lois, pour les épurer ensuite et les rendre plus maniables. Les tribuns estimaient, et non sans raison, que les projets du gouvernement étaient hâtifs, insuffisamment mûris, et qu'il y avait lieu de les revoir. Mais surtout, ils disaient et ils prouvaient que ces projets étaient en recul sur les lois révolutionnaires, sacrifiées au profit du droit ancien.

Nous aurons un code civil, déclarait Chénier, le dernier jour de la discussion (1er janvier 1802), mais exempt des préjugés gothiques que la Révolution a renversés, mais fidèle aux principes que nos législateurs ont consacrés, mais digne de la Révolution française, digne de la raison nationale et des lumières contemporaines.

Les lois du code civil ne revinrent devant les Assemblées que quinze mois plus tard. Les quatorze premières lois du code furent votées dans la session de l'an XI (du 5 mars au 3 mai 1803) et les vingt-deux dernières dans la session de l'an XIII (du 25 janvier au 19 mars 1804). Enfin la loi du 21 mars 1804, dont la proposition au Corps législatif fut réservée à Portalis, comme un honneur mérité, réunit en un seul corps les lois précédemment votées, sous le titre de code civil des Français.

On peut comprendre la société consulaire sans le code, mais non le code sans la société consulaire. Issue directement de la Révolution, la société française au temps du Consulat est de caractères exceptionnels, comme la Révolution elle-même. L'ancien régime n'est plus, et les hommes n'ont pas encore eu le temps de créer des formes sociales nouvelles. La Révolution a déblayé et l'évolution n'a pas remis les choses en place. Moment unique dans l'histoire, et dont il résulte que la société consulaire, justement parce qu'elle est de si particulière originalité, est, de tous les modes sociaux que la France a connus, le plus transitoire, le moins stable et le moins typique. Or, l'illusion commune à tous les rédacteurs du code civil a été de croire que la société dans laquelle ils vivaient était normale. Consciencieusement, ils l'ont décrite en articles de loi, comme ils la voyaient dans l'entourage du Premier consul, avec leur confiance dans le présent, leur défiance contre la Révolution. Le paradoxe est singulier d'un code destiné à fixer la société, ou du moins à la définir pour très longtemps, et qui a été calqué sur le moins approprié des modèles. Avec le code civil, la règle est tirée de l'exception.

L'originalité du code civil est de n'en pas avoir. Il n'est pas une création, mais une coordination. Il est éclectique et sans parti pris. Par là, il est profondément national. Il procède du droit révolutionnaire comme des droits écrit et coutumier, de la France nouvelle comme de la France d'ancien régime. Aussi, dès qu'il a été promulgué, a-t-il paru avoir, en quelque sorte, toujours existé. Il résumait en lui toute la longue tradition historique du passé vivifié et renouvelé par la Révolution, et il pouvait être adapté à la société issue de la crise. Il a sauvegardé quelques-uns des principes essentiels de la Révolution. Étant national, il a été un agent d'unité. Il est commun à tous les Français. Il a enfin réalisé cette unification du droit civil qu'on attendait depuis si longtemps. Il est laïque : avec lui, le droit est pour toujours sécularisé. Il admet en principe que tous les hommes sont égaux. Il ne connaît pas les privilèges de naissance, de sexe, de fortune. Il consacre l'affranchissement de la terre ; le régime successoral qu'il institue prévient la reconstitution des grands domaines d'autrefois. Il garantit l'égalité civile et la liberté civile, et en ce sens il est démocratique.

Trois choses, disait Cambacérès en 1794, sont nécessaires et suffisent l'homme en société : être maitre de sa personne, avoir des biens pour remplir ses besoins, pouvoir disposer, pour son plus grand intérêt, de sa personne et de ses biens ; tous les droits civils se réduisent donc au droit de liberté, de propriété et de contracter.

Tous les droits civils sont dans le code civil, et Cambacérès pouvait croire, en 1804, qu'il avait satisfait au programme de 1794. Mais, à dix ans de distance, et parvenu aux sommets, riche et bien payé, il ne se représentait plus l'homme en société que muni de biens, et en effet le code civil n'a pas d'autre conception. Systématiquement, la Révolution a voulu donner des biens à ceux qui n'en avaient pas. Maintenant, elle est finie. Son effort a paru suffisant. Il subsiste dans la société des hommes qui n'ont pas de biens, et qui deviendront de plus en plus nombreux par suite des transformations économiques. Le code n'est pas fait pour eux. Il n'a de considération que pour la propriété déjà constituée. Les dispositions qui concernent ceux qui ne possèdent rien sont rares, et ne sont jamais bienveillantes. Il n'est pas jusqu'à l'institution de l'état civil qui ne puisse devenir pour eux une cause d'oppression ; car l'État, enregistrant les naissances, connaîtra désormais le nombre de ses conscrits, et saura où les trouver. En ce sens, le code n'est pas démocratique. Il est le code de la classe possédante.

Mais il est clair et bien ordonné. Les divisions en livres, titres, chapitres, sections, articles, alinéas, sont presque toujours excellentes. Le style est sobre, ferme et simple. Il ne vise pas à la concision lapidaire, mais il y atteint parfois. Au reste, la langue française n'est-elle pas toujours un merveilleux outil d'analyse et de précision ? Avec un tact, une sûreté de jugement remarquable, les rédacteurs du code se sont gardés contre l'abus de l'esprit juridique. lis ont su éviter les fictions, les distinctions, les définitions, les généralisations, les positions doctrinales, et les déductions casuistiques, qui peuvent avoir leur utilité, mais ne sont pas à leur place dans un code. Ils ont voulu être accessibles et pratiques. Ils ont prévu qu'ils auraient des commentateurs, et ils leur ont laissé le champ libre. Le code est dans presque toutes ses parties d'une souplesse et d'une facilité d'adaptation qui ont contribué, pour une bonne part, à lui assurer une longue durée. Il est réaliste, ou mieux, il est vécu et vivant. Sur le code, grime au code, et parfois même contre lui, s'est développée une végétation jurisprudentielle, la plus riche qu'on connaisse dans la civilisation moderne des peuples européens. Pour ne citer qu'un exemple, de cette affirmation du code, en son article 1382, que tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer, elle a fait sortir une multitude d'applications pratiques et des principes nouveaux : sur l'abus du droit, et notamment du droit de propriété, sur l'abus de la libre concurrence et les actions en contrefaçon, sur les devoirs et les responsabilités clans chaque profession, même sur la recherche de la paternité naturelle. Un droit nouveau, imbu de solidarité et soucieux des devoirs que les hommes ont à remplir les uns envers les autres, est né du code individualiste, dont la formule était : la même loi pour tous et chacun pour soi.

Si dure et si incomplète qu'apparaisse l'ancienne conception, elle réalisait pourtant, à l'aube du xix' siècle, dans l'Europe occidentale, un immense progrès. La France n'était pas la première nation à s'être donné un code. En 1794, la Prusse publiait son Allgemeines Landrecht, dont Frédéric Il avait ordonné la rédaction. Mais, outre que techniquement l'œuvre, prussienne est médiocre. compliquée, encombrée de la casuistique juridique parfois la plus subtile, et presque toujours inutile, il existe entre le code frédéricien et le code civil des Français une différence essentielle. Ils sont presque contemporains, et pourtant, un abîme semble les séparer. La Révolution française a fait son œuvre. Toute la Révolution n'est pas dans le code, mais tout le code est débiteur de la Révolution. Déjà, en France, sous le Consulat, on s'applaudissait d'être en régression sur le droit révolutionnaire, mais en Europe, ce qu'il subsistait de la Révolution clans le code apparut comme une merveille. Introduit dans tous les pays annexés, à mesure qu'ils étaient réunis au territoire, sous le Consulat et l'Empire, le code a survécu longtemps à la domination française en Hollande et dans l'Allemagne occidentale ; il est encore en vigueur en Belgique. en Luxembourg et à Genève, et il a été utilisé dans la codification ou la législation de l'Italie, de la Suisse romande, de la Roumanie, de l'Égypte, du Canada. de la Louisiane, de la Bolivie, de Haïti, du Japon. Le code a eu, comme le droit romain, une expansion mondiale. Il est devenu universel. Et ce n'est pas un effet du hasard que le premier en date des théoriciens originaux du code civil français ait été un Allemand, Zachariæ, professeur à l'université de Heidelberg (1808), et que, plus tard, deux Alsaciens, Aubry et Bau (nés en 1803), en remaniant l'ouvrage devenu classique de Zachariæ, aient donné le commentaire le plus profond et le plus complet qui jusqu'à présent ait paru sur le code civil. L'Alsace a eu le privilège unique de participer nationalement aux deux grandes crises dont sont issus les temps modernes : elle était allemande quand l'Allemagne a fait la Réforme ; elle était pour toujours devenue française quand la France a fait la Révolution ; l'Alsace est européenne. Pareillement, le code civil est devenu européen parce qu'il portait avec lui les principes fondamentaux de la Révolution. Il en a été, pacifiquement, le meilleur agent de propagande pratique.