I. — L'ABAISSEMENT DU POUVOIR LÉGISLATIF. LA session de l'an X commença le 22 novembre 1801. Elle semblait devoir inaugurer une ère nouvelle. La paix générale était rétablie. Cinq jours de suite (du 26 au 30 novembre) les conseillers d'État exposèrent au Corps législatif les motifs des traités récemment conclus. Le code civil était en cours de rédaction. Chacun de ses titres devait faire l'objet d'un projet de loi ; il suffirait de les réunir bout à bout, après le vote. Dès les premiers jours, il en vint trois au Corps législatif. Ensuite, on s'occuperait des cultes, et de l'instruction publique, et du régime douanier, et des colonies, et des finances, et du reste. La tâche était énorme, et elle touchait aux intérêts les plus graves, à l'organisation même de la société : elle devait mettre le sceau à la gloire de Bonaparte. — Mais les Assemblées et le Premier consul avaient du pouvoir législatif une conception diamétralement opposée. Tant que la guerre continuait et que l'urgence s'imposait pour les réformes administratives, les Assemblées avaient cédé. Mais il n'en allait plus ainsi maintenant. Et puis, les ambitions de Bonaparte, son évidente volonté d'autocratie, le caractère personnel et souvent contre-révolutionnaire de sa politique, notamment en matière ecclésiastique, inquiétaient les esprits. Déjà visible à la session de l'an VIII, plus nette à la session de l'an IX, l'opposition devint aiguë à la session de l'an X. La question était de savoir si les deux Assemblées à qui la Constitution avait confié le pouvoir législatif — le Tribunat et le Corps législatif — devaient être considérées comme la doublure du Conseil d'État, ou rester autonomes. Les traités passèrent rapidement et sans difficultés sérieuses. Pourtant, le traité avec la Russie ne fut adopté que par 77 voix contre 14 au Tribunat, et 229 contre 31 au Corps législatif, parce que les Français y avaient été qualifiés de sujets, comme s'ils n'étaient déjà plus les citoyens libres d'une république. Ce n'était qu'une escarmouche. La vraie bataille commença sur le code civil. Les deux premiers projets de loi furent repoussés. Seul le troisième projet ou titre II du code trouva grâce auprès des tribuns, à la majorité de 64 voix contre 26 (28 décembre). C'est qu'il s'agissait des actes de l'état civil, et qu'en en consacrant l'organisation définitive, les tribuns savaient qu'ils dépouillaient l'Église d'une de ses principales attributions sociales d'autrefois. En votant pour le projet du gouvernement, ils marquaient par anticipation leur hostilité au projet de rétablissement du culte, qui n'était plus un secret pour personne. Bonaparte ne s'y trompa pas. Le 4 janvier 1802, il retira de la discussion tous les autres projets qui avaient été soumis à l'examen des assemblées. Théoriquement, il en avait le droit. Le pouvoir législatif fut donc mis à la diète des lois. Le silence succéda brusquement à l'activité passionnée des jours précédents. Or, le renouvellement annuel du cinquième des deux Assemblées devait avoir lieu pour la première fois dans le cours de l'an X, et la Constitution avait omis de définir la procédure à suivre. Le 7 janvier 1802, Bonaparte réunit le Conseil d'État. Il clama contre l'opposition : Il n'en faut pas ! dit-il. Qu'est-ce que le gouvernement ? Rien, s'il n'a pas l'opinion. Comment peut-il balancer l'influence d'une tribune toujours ouverte à l'attaque ? D'ailleurs le gouvernement français représente le peuple souverain, et il ne peut y avoir d'opposition contre le souverain. Le Conseil d'Etat émit l'avis que la session du Corps législatif pouvait être considérée comme close, tous les projets de loi ayant été retirés par le gouvernement, et qu'il était opportun de procéder dès maintenant au renouvellement du cinquième. Il fallait donc soumettre la question au Sénat, puisque les législateurs et les tribuns étaient à la nomination des sénateurs. Le jour même, un message du gouvernement au Sénat le conviait à agir. Une commission fut élue (8 janvier) qui, après avoir conféré avec Cambacérès et Lebrun (Bonaparte venait de partir pour Lyon), désigna Tronchet comme rapporteur. Il était évident que le seul procédé conforme à l'esprit de la Constitution eût été de tirer au sort les noms des 20 tribuns et des 60 législateurs dont le mandat devait être considéré comma expiré. Mais on voulait que le renouvellement fût une épuration. Le but était d'éliminer les meneurs de l'opposition contre le gouvernement. D'autre part, le Sénat se faisait scrupule de prononcer des exclusions. La discussion fut longue (15 et 18 janvier). Finalement, il fut décidé que le Sénat nommerait au scrutin les 80 tribuns et les 240 législateurs dont le mandat continuerait de courir. Le subterfuge ressemblait fort à un coup d'État. Voter le maintien des quatre cinquièmes des députés, c'était exclure plus aisément, et non sans hypocrisie, ceux qui passaient pour dangereux. Garat, Lambrechts, Le Couteulx de Canteleu, qui se prononcèrent pour le tirage au sort, n'obtinrent que 13 voix contre 46. Sieyès ne dit rien, mais son visage s'obscurcissait ou s'éclaircissait à mesure qu'on parlait pour ou contre. Le Sénat se mit aussitôt à la besogne. Dès la fin de janvier, il commença à dresser ses listes. Il était plein de zèle, et les listes étaient établies par ordre alphabétique. Il en résulta que les éliminations furent plus nombreuses pour les premières que pour les dernières lettres de l'alphabet. Andrieux, Bailleul, Benjamin Constant, Chazal, Chénier, Daunou, Ganilh, Garat-Mailla, Ginguené, Isnard, Laromiguière, Parent-Réal,.l.-B. Say, Thiessé, tous les libéraux furent exclus du Tribunat. Les membres du nouveau cinquième, désignés par le Sénat le 27 mars, étaient presque tous au service de l'État, comme officiers ou fonctionnaires, et fort obscurs ; seuls, les noms de deux anciens ministres du Consulat, Lucien Bonaparte et Carnot, auxquels on peut joindre ceux de Daru, Koch et Pictet au Tribunat, celui de Toulongeon au Corps législatif, font exception. Le Tribunat venait à peine d'être complété, que le gouvernement lui soumit une proposition singulière (28 mars). L'Assemblée sera divisée en trois sections : législation, intérieur et finances. Les projets de loi seront discutés cri comité secret par les sections compétentes, ou, au besoin, par des commissions spéciales inter-sectionnaires. Les sections ou les commissions nommeront leurs rapporteurs, qui iront exposer au Corps législatif les vœux du Tribunat. Par arrêté du 1er avril, le Tribunat adopta la proposition du gouvernement. Implicitement, toute discussion publique en assemblée plénière fut ainsi supprimée. — Quelques jours plus tard, un arrêté consulaire du 8 avril, complété par un arrêté tribunicien du 14 avril, institua une correspondance régulière entre. le Tribunat et le Conseil d'État. Avant d'être déposés sur le bureau du Corps législatif, qui avait à en donner communication au Tribunat, les projets de loi pourront désormais être préparés par les tribuns délégués de leurs sections et les conseillers d'État désignés par le gouvernement, en conférences particulières présidées par un consul. Le Tribunat n'est plus désormais que l'annexe du Conseil d'État, et il collabore à la préparation des projets de loi. Entre temps, le Corps législatif avait été convoqué en session extraordinaire (20 mars) pour le 5 avril 1802. Cette fois, tous les projets de loi furent adoptés. Mais Bonaparte prit de plus en plus l'habitude inconstitutionnelle de demander des sénatus-consultes au Sénat conservateur, à la place des lois qu'auraient dû voter le Tribunat et le Corps législatif. De plus, puisque le Tribunat est maintenant associé au Conseil d'État pour la préparation des lois, les projets seront au besoin soumis tout préparés au Conseil d'État. La procédure suivie pour l'amnistie des émigrés est à cet égard très caractéristique. Après avoir réconcilié la France nouvelle avec l'Église, Bonaparte voulait la réconcilier aussi avec l'ancienne France. Le 11 avril 1802, il réunit à la Malmaison un conseil extraordinaire auquel il convoqua ses deux collègues, le ministre Chaptal et les trois conseillers d'État Regnier, Portalis et Rœderer. Ces trois conseillers furent chargés de préparer l'acte d'amnistie, qui, après avis conforme du Conseil d'État (16 avril), fut transmis au Sénat (24 avril) et transformé par celui-ci en un sénatus-consulte (26 avril 1802 ou 6 floréal an X). Nulle place pour une discussion sérieuse dans cette filière nouvelle. Bonaparte était toujours pressé. Il visait à l'effet, et à l'effet immédiat. De là le caractère hâtif et insuffisamment étudié qu'ont souvent les mesures qu'il fait édicter. L'avenir y est sacrifié au présent. Ce sont des improvisations. La politique du Premier consul est régulièrement inconstitutionnelle. Elle est aussi à courtes vues, malgré les apparences. Les considérants du sénatus-consulte définissent en termes excellents le noble désir qu'a Bonaparte d'achever l'œuvre de pacification. Amnistie est accordée pour fait d'émigration à tout individu qui en est prévenu et qui n'est pas encore rayé définitivement. Exception n'est faite que pour les individus qui ont été chefs de rassemblements armés contre la République, pour ceux qui ont eu des grades dans les armées ennemies, qui ont conservé des places dans les maisons des ci-devant princes, et pour quelques autres, dont les archevêques et évêques qui ont refusé leur démission. Le total maximum ne devait pas dépasser un millier. Les amnistiés n'étaient tenus qu'à revenir en France pour le 23 septembre 1802 (1er vendémiaire an XI) au plus tard, et à prêter serment de fidélité au gouvernement établi par la Constitution ; ils resteront pendant dix ans en surveillance spéciale et rentreront en possession de ceux de leurs biens qui n'auront pas été aliénés. — Ce mode de restitution était d'une injustice flagrante, puisqu'il faisait dépendre la fortune des émigrés uniquement du hasard des ventes nationales. Quelques-uns recouvrèrent leurs grandes propriétés d'autrefois ; beaucoup d'autres n'eurent absolument rien. Il eût fallu, en équité, constituer une masse à répartir entre tous. Mais on ne s'en rendit compte que plus tard. Une abondante jurisprudence, consécutive au sénatus-consulte, montre que, dès le Consulat, les contestations ont été nombreuses. L'histoire des restitutions faites aux émigrés et de la longue lutte que la direction des domaines eut à soutenir contre leurs revendications, sous le règne de Napoléon, n'a pas encore été écrite. Mais il ne parait pas inexact de constater, comme il est dit dans un rapport à Bonaparte, qu'en 1803 les émigrés jouissent moins de ce qu'ils recouvrent, qu'ils ne s'indignent de ce qu'ils ont perdu, qu'ils parlent de l'amnistie sans reconnaissance et comme d'une justice imparfaite. Il faut, disait Talleyrand, que ceux à qui la Révolution pardonne pardonnent à la Révolution. Les amnistiés ne pardonnèrent pas. Ils se posèrent en victimes arrogantes. Je me repens tous les jours d'une faute que j'ai faite dans mon gouvernement, disait plus tard Napoléon, à propos des conditions de l'amnistie ; c'est la plus sérieuse que j'aie faite, et j'en vois tous les jours les suites. Mais, pour le moment, la politique consulaire semblait réussir. Les amnistiés furent d'abord tout à la joie du retour, et le prétendant perdit pour toujours l'air de roi que lui donnait une nombreuse émigration. II. — LA CONSPIRATION DE L'AN X. EXCLUE des Assemblées, l'opposition se dispersa en petits conciliabules. Les brumairiens doctrinaires, qui ont été d'abord les meilleurs auxiliaires de Bonaparte au coup d'État, sont devenus dissidents. Mais ils ne sont pas organisés en parti. Ils n'ont pas de chefs. Ils n'ont pas de troupes. Bonaparte est plus que jamais, depuis qu'il a fait la paix, le héros du peuple des villes et des campagnes. Il méprise ses adversaires puisqu'ils sont faibles. Ce sont les idéologues, il est pour eux l'idéophobe. Les républicains prévoyaient la perte de la République, ils avaient le désir de l'empêcher, et regardaient, au témoignage de Fauriel, l'un des leurs, la Constitution de l'an VIII comme une garantie du degré de liberté possible après les maux et les excès de la Révolution. Ils n'ont pas d'autre programme. Ils sont libéraux, mais non démocrates. Ils auraient voulu la liberté, mais ils ont, comme Sieyès, la terreur de la démocratie brute. La démocratie les ignore. Elle se bonapartise, parce qu'elle est lasse de la politique. Elle n'est avide que d'ordre et de paix, et de gloire par surcroît, et Bonaparte l'en rassasie. Entre les libéraux et le peuple, les ponts sont rompus. Seuls les Jacobins auraient pu maintenir le contact. Mais, autant par crainte de l'anarchie que par crainte de Bonaparte, les républicains n'ont pas osé s'avouer solidaires des Jacobins. Ils sont restés seuls, sans appui dans le pays, en petite minorité bourgeoise, intelligente et couarde. Depuis que les Assemblées ont été réduites à l'impuissance, ils n'ont plus aucun moyen d'action. Dans leurs groupements épars, se retrouvaient toujours les mêmes personnes. Au Sénat, c'étaient quelques-uns des membres de la première promotion, les amis personnels de Sieyès : Cabanis, Destutt de Tracy, Dominique Carat, Lambrechts, Le Couteulx, de Canteleu, Lenoir-Laroche, Clément de Ris, François de Neufchâteau, Volney, puis, dans les promotions suivantes, Lanjuinais et Grégoire, qui, sans adopter le rationalisme philosophique des idéologues, unissaient cependant leur foi catholique à la foi libérale. Plusieurs appartenaient à l'Institut, et principalement à la classe des sciences morales et politiques, la forteresse de l'idéologie. Quelques-uns allaient, au dîner du tridi, chez un restaurateur de la rue du Bac. Ils s'y rencontraient avec Andrieux, Constant, Chemin, Daunou, Ginguené, Jacquemont, Laromiguière, du Tribunat, et d'autres amis. Ils allaient encore à la Décade, que dirigeait J.-B. Say. Ils avaient dans la banlieue, à Auteuil, comme leur colonie permanente, chez Mme Helvétius, née de Ligniville, chez Cabanis, marié à Charlotte de Grouchy (belle-sœur de Condorcet), chez Le Couteulx ou Destutt de Tracy. Mme de Condorcet, redevenue Parisienne après avoir habité Meulan, reçut dans son salon tous les habitués de la société d'Auteuil, parmi lesquels il faut citer, avec les idéologues déjà nommés, le médecin Pinel, les vieux poètes Ducis et Saint-Lambert, le jeune Fauriel, secrétaire de Fouché. Un autre salon était ouvert aux idéologues, mais ils n'y étaient pas seuls reçus. Mme de Staël était revenue à Paris le soir même du 18 brumaire. Elle avait applaudi au coup d'État, car elle croyait, elle aussi, et depuis longtemps, qu'il était nécessaire de terminer la Révolution, tout en évitant la double réaction royaliste et Jacobine. Amie de B. Constant, elle était politiquement l'alliée des républicains, mais elle recevait aussi Joseph Bonaparte, (lui se disait libéral et philosophe, Camille Jordan, qui était catholique et libéral, Mathieu de Montmorency, royaliste et catholique, et des généraux, des savants, des artistes, des étrangers. Elle accueillait toutes les idées et toutes les oppositions, pourvu qu'on fût du parti de la liberté. Or il se trouva qu'une circonstance indépendante d'eux donna aux républicains la force qui leur manquait. La paix fut périlleuse au Premier consul. Et il est probable que le plus sérieux danger dont ait été menacé Bonaparte, au cours de son ascension au pouvoir suprême, est ici. L'armée était restée foncièrement républicaine. Bonaparte le savait. Déjà il avait à dessein choisi des corps de troupe et des officiers dans les armées qu'il savait républicaines (notamment l'armée du Rhin) pour les envoyer dans de lointaines colonies et s'en débarrasser. Il avait d'ailleurs pris soin de leur donner pour chefs des généraux qui lui étaient dévoués, et dont la désignation était une faveur, quand l'expédition semblait devoir rapporter gloire, honneur, avancement et butin. C'est ainsi que le commandant du corps expéditionnaire de Saint-Domingue ne fut autre que le mari de Pauline Bonaparte, le général Leclerc, beau-frère du Premier consul. Le départ avait eu lieu le 11 décembre 1801, sitôt après la signature des préliminaires de paix avec l'Angleterre. Mais l'épuration était insuffisante. Même dans l'armée d'Italie, l'opposition était visible. Les généraux, désœuvrés, affluaient à Paris. Étaient-ils plus républicains que jaloux de Bonaparte ? Il serait difficile d'en juger. Mais il est hors de doute que ceux mêmes qui avaient coopéré au coup d'État étaient maintenant acquis à l'opposition : Augereau, Brune, Delmas, Dessolles, Gouvion Saint-Cyr, Grouchy (frère de Mmes Cabanis et Condorcet), Jourdan, Lannes, Lecourbe, Oudinot. Macdonald, Malet, Monnier, Richepanse, Souham, surtout Masséna, Bernadotte et Moreau, tous étaient, pour des causes diverses, également hostiles à Bonaparte ou brouillés avec lui. Le Concordat les avait exaspérés. La Légion d'honneur les laissait insensibles. Plus que tout, l'autocratie grandissante de leur ancien camarade les irritait violemment. On est mal renseigné sur les détails. Mais, de mars à juin 1802, les conciliabules furent fréquents entre généraux. On y déblatérait contre le sultan Bonaparte. Chose plus grave : il y eut conjonction entre les opposants civils et les militaires. Quelques indices donnent à penser que Fouché était du complot, ou du moins qu'il n'approuvait pas le Consulat à vie, dont il commençait à être question. Les loges maçonniques paraissent n'avoir pas été étrangères à la propagande parmi les régiments. Bernadotte semble avoir été plus que Moreau le centre des conspirateurs. S'il avait osé être chef, nul doute que la dictature de Bonaparte eût été moins aisée. Il l'eût osé, s'il avait eu des convictions fermes. Mais il ne pensait qu'à lui. Il avait plus d'ambition que de caractère, et il dépensait volontiers son civisme en paroles pour monnayer ses principes en avancement. Il était d'autant plus jaloux du Premier consul qu'il lui touchait de plus près, puisqu'il était le beau-frère de Joseph Bonaparte par son mariage avec Mlle Clary. Dès 1800, il paraissait dangereux, et c'est à dessein que Bonaparte l'éloigna de Paris, en lui donnant le commandement de l'armée de l'Ouest. Il se plaignit alors d'être injustement disgracié. Il clamait contre le tyran. Lorsque Murat obtint son fructueux commandement d'Italie et que Leclerc — encore un beau-frère du Premier consul partit pour Saint-Domingue, Bernadotte subit comme une offense la faveur faite à d'autres beaux-frères que lui. Il lui fallait toutes les premières places, puisqu'il se jugeait tout autant que Bonaparte digne du premier rang. Barras lui ayant suggéré un jour qu'à la revue, vingt généraux tirassent leurs épées pour la plonger dans le cœur du Premier consul. C'est sublime, s'écria Bernadotte, sublime ! C'est un moyen infaillible et digne de l'antiquité.... Mais je n'en aurai jamais le courage.... Il ne voulait se compromettre qu'à coup sûr. En 1802, il était devenu l'espoir des républicains du Sénat, d'Auteuil et de Mme de Staël. On le pressait d'agir. Il se déroba. Par principe, disait-il, et aussi sans doute pour se couvrir en cas d'insuccès, il ne voulait commencer l'attaque que légalement, après un vote du Sénat. Plusieurs combinaisons furent discutées. Par exemple, la France serait partagée en gouvernements militaires à répartir entre les généraux. Le gouvernement de Paris aurait été laissé à Bonaparte. Celui-ci se doutait de ce qu'on préparait. Le 27 mars 1802, il se montra pour la première fois en costume civil, ayant des bas blancs et des boucles aux souliers, avec l'habit brodé en soie comme les conseillers d'État, afin de prouver au public qu'il n'avait point de prédilection pour un état plus que pour un autre, et qu'un Premier consul n'était pas moins chef de la magistrature que chef des armées. C'est alors qu'il fit au Conseil d'État une déclaration antimilitariste restée célèbre (4 mai 1802) : Jamais le gouvernement militaire ne prendra en France, à moins que la nation ne soit abrutie par cinquante ans d'ignorance.... L'armée, c'est la nation.... Le militaire ne connait point d'autre loi que la force, il rapporte tout à lui, il ne voit que lui. Je n'hésite pas à penser en fait de prééminence qu'elle appartient incontestablement au civil. La police s'agitait. Elle chercha d'abord à renouveler le coup qui avait été si bien réussi contre les Jacobins, et elle inventa un complot d'assassinat. Dans un dîner intime, quelques officiers osèrent mal parler. Le général Delmas, à qui on attribuait la réponse faite à Bonaparte après le Te Deum de Notre-Dame, et qui s'en vantait, répliquait à ses amis, qui lui recommandaient la prudence, qu'il ne craignait rien, qu'il se moquait de ce que pouvait dire le Premier consul. et que, si on voulait le déporter, d'autres pourraient faire avant lui un plus long voyage. Le chef d'escadron Donnadieu, une tête brûlée, renchérit : il se fit fort d'abattre au pistolet le tyran à cinquante pas. Le colonel Fournier, un tireur fameux, applaudit. Un mouchard recueillit au vol ces paroles légères. Le 7 mai 1802, Donnadieu, puis Fournier et Delmas furent incarcérés. Tel fut le prétendu complot de Paris. Les vrais conspirateurs étaient ailleurs. Le 20 mai, à Rennes, le général Simon, chef d'état-major de Bernadotte à l'armée de l'Ouest, commençait secrètement l'envoi, aux quatre coins de la France, de libelles très violents contre Bonaparte. Soldats !vous n'avez plus de patrie : la République n'existe plus ! Un tyran s'est emparé du pouvoir, et ce tyran, quel est-il ? Bonaparte ! Formez une fédération militaire ! Que vos généraux se montrent ! Qu'ils fassent respecter leur gloire et celle des armées ! Nos baïonnettes sont prèles à nous venger.... Qu'ils disent un mot, et la République est sauvée. Ce fut le préfet de police Dubois qui le premier signala à Bonaparte le complot des libelles ou de Bretagne. Fouché essaya de faire croire à une conspiration royaliste. Mais bientôt le général Simon était arrêté à Rennes (24 juin 1802) ainsi que quelques officiers. Prudemment, Bonaparte étouffa l'affaire. On n'en sut rien. Simon fut destitué sans jugement et mis en surveillance, ainsi que les officiers du complot de Paris. Bernadotte alla prendre les eaux à Plombières, Fouché fut disgracié trois mois plus tard. Un à un, les généraux les plus hostiles furent éloignés de Paris, en de lointaines missions diplomatiques ou militaires. Mme de Staël, qui était retournée à Coppet (mai 1802), reçut avis qu'elle ne pourrait plus revenir à Paris, et elle fut en effet, expulsée quand l'année suivante elle se hasarda à rentrer en France (15 octobre 1803). Les convives de la rue du Bac cessèrent de se réunir. La société d'Auteuil chercha dans la philosophie une consolation à la politique. Et les sénateurs se tinrent coi. La répression fut obscure comme le complot lui-même. III. — ÉTABLISSEMENT DU CONSULAT À VIE. PENDANT qu'avortait le complot de Bernadotte, Bonaparte menait de main de maître la conspiration du Consulat à vie. Certes, il agissait par ambition, par désir de dominer, d'aller toujours plus haut ; mais il croyait aussi être utile au pays, et d'autres le croyaient avec lui. S'il restait un parti républicain, il y avait aussi un parti néo-monarchiste. 11 était composé d'hommes en place, dont, la situation était brillante et la fortune faite. Ils n'étaient sans doute pas absolument désintéressés, ils savaient qu'ils se ménageaient la bonne grâce (lu maître en favorisant ses desseins secrets. Mais, soit par habitudes traditionnelles d'anciens sujets du roi, soit par réflexion sur les dangers de la situation présente, ils se représentaient que, pour empêcher à jamais la réaction royaliste ou jacobine, pour consolider définitivement la politique nouvelle d'union, de pacification et de progrès qu'ils personnifiaient en Bonaparte, il fallait, bon gré mal gré, en revenir à la monarchie. Ils n'avouaient pas le mot, mais ils demandaient la chose, quand ils répandaient mystérieusement qu'il était temps de conférer à Bonaparte le Consulat à vie, avec le droit de désigner son successeur. Cambacérès, toujours habile à deviner les intentions de Bonaparte, était de ceux-là, et, avec lui, le vieux royaliste qu'était Lebrun. Lucien Bonaparte était devenu monarchiste aussi fougueusement qu'il était Jacobin quelques années auparavant. Quelques sénateurs étaient du secret : Lacépède, Laplace, Fargues, Tronchet, Jacqueminot, Lespinasse, et quelques conseillers d'État, Portalis, Bigot, Regnier, Regnaud, et Rœderer, l'un des plus remuants des néo-monarchistes. Le 6 mai 1802, un message des consuls de la République communiquait an Sénat, au Corps législatif et an Tribunat le traité d'Amiens. Depuis dix ans, sans interruption, la France était en guerre. La paix si longtemps attendue était enfin conclue. Le nouveau bienfait que Bonaparte donnait au pays était de tous le plus précieux. Jamais le Premier consul ne fut plus populaire ; jamais homme, écrit Thibaudeau, ne s'était trouvé dans une circonstance plus favorable pour tout oser. Le Corps législatif nomma une délégation pour porter à Bonaparte les félicitations de l'Assemblée. Le Sénat chargea une commission spéciale de lui présenter ses vues sur le témoignage de reconnaissance nationale qu'il convenait de donner au Premier consul de la République. Le Tribunat, sur la proposition de Chabot (de l'Allier), émit pareillement le vœu qu'il fût donné à Bonaparte un gage éclatant de la reconnaissance nationale, et il en transmit l'expression par messager d'État au Sénat conservateur, au Corps législatif et au gouvernement. Que devait être la récompense annoncée ? Le Tribunat s'était abstenu de l'indiquer. Il n'avait pas prononcé le mot décisif. Il en laissait le soin au Sénat. Là, sous la présidence de Tronchet (8 mai), Lespinasse proposa le Consulat à vie. Carat et plus résolument Lanjuinais se déclarèrent contre toute prorogation de pouvoir. Finalement, le Sénat, lui aussi, se déroba ; il adopta un compromis : Considérant, que, dans les circonstances ou se, trouve la République, il est du devoir du Sénat conservateur d'employer tous les moyens que la Constitution a mis en son pouvoir pour donner au gouvernement la stabilité que le magistrat suprême... a les plus grands droits à la reconnaissance de ses concitoyens ainsi qu'à l'admiration de la postérité, que le vœu du Tribunat peut dans cette circonstance être considéré comme celui de la nation française, le sénat réélit le citoyen Napoléon Bonaparte Premier consul de la République française pour les dix années qui suivront immédiatement les dix ans pour lesquels il a été nommé. Pour la première fois, l'étrange et prestigieux prénom de Bonaparte était introduit dans un acte officiel : dans deux ans, le nom même de Bonaparte disparaîtra. Le sénatus-consulte fut voté par 61 voix contre 2. Théoriquement, il n'était pas irrégulier : la Constitution stipulait en effet que les consuls seraient nommés par le Sénat, mais sans fixer la date de l'élection. Cependant Laplace avouait à Rœderer, quelques jours auparavant, que plusieurs sénateurs doutaient du droit du Sénat, même pour une élection anticipée de dix ans, et à plus forte raison pour la désignation à vie, et il ajoutait le lendemain du vote : ce qui est fait est un acheminement pour ce qui reste à faire, mais je crains que les idées ne soient pas encore mûres. La partie semblait perdue. Ce fut, semble-t-il, Cambacérès qui trouva le subterfuge sauveur. De même que le gouvernement en avait appelé du pouvoir législatif au Sénat et qu'il avait déjà remplacé la loi par un sénatus-consulte, de même, il va en appeler du Sénat au peuple, et il remplacera le sénatus-consulte par un plébiscite. En janvier 1801, lors de la proscription des Jacobins, Bonaparte avait irrégulièrement obtenu un sénatus-consulte conforme à ses désirs postérieurement à un avis du Conseil d'État ; maintenant, non moins irrégulièrement, il allait demander au Conseil d'État un avis conforme à ses désirs postérieurement à un sénatus-consulte. Bonaparte adressa donc un message au Sénat (9 mai), où, les remerciements faits, il disait : Vous jugez que je dois au peuple un nouveau sacrifice, je le ferai si le vœu du peuple me commande ce que votre suffrage autorise. Un conseil extraordinaire secret, composé des consuls, de Portalis, Regnier, Bigot et Rœderer, approuva la nouvelle procédure, et Rœderer fut chargé de rédiger un projet d'avis et d'arrêté à soumettre au Conseil d'État. La séance eut lieu le lendemain (10 mai). Tous les ministres et les conseillers d'État avaient été convoqués. Le préfet de police, Dubois, siégea, comme pour remplacer Fouché, qui ne vint pas. Cambacérès présida. Muret lut le sénatus-consulte et le message de réponse. Après une discussion rapide, une commission fut élue. Elle fit sien le texte de Rœderer, le soumit au Conseil, qui attendait et qui l'adopta aussitôt, à mains levées. A peine cinq ou six conseillers osèrent s'abstenir : Berlier, Bérenger, le général Dessolles, Emmery, Thibaudeau et peut-être le général Marmont. Or, Rœderer était le plus ardent des née-monarchistes, et, conformément au texte qu'il avait préparé à l'avance, le Conseil émettait l'avis qu'il fût proposé aux citoyens de voter, selon les formes prescrites par la loi pour l'acceptation de la Constitution, sur la question suivante : Napoléon Bonaparte sera-t-il consul à vie et pourra-t-il nommer son successeur ? Bonaparte et Cambacérès estimèrent, non sans raison, que le Conseil avait été trop loin, et l'arrêté consulaire, signé le jour même (10 mai), ordonna qu'un plébiscite serait ouvert sur la première partie seulement de la question : Napoléon Bonaparte sera-t-il consul à vie ? Ainsi, la question soumise au plébiscite de l'an X n'a été posée ni par la Constitution, ni par le Corps législatif, ni par le Tribunat, ni par le Sénat, ni même par le Conseil d'État, mais par Bonaparte seul. Les Assemblées étaient paralysées, et se résignèrent. Au Tribunat, Carnot et Duchesne (qui démissionna ensuite) furent seuls à voter contre le Consulat à vie. Au Corps législatif, on compta trois opposants, dont le nom est resté inconnu. Quand les députations des deux Assemblées allèrent porter à Bonaparte les résultats de leur vote (14 mai), elles se flattaient encore de concilier la liberté avec Bonaparte. Chabot, qui avait tout mis en branle, et qui sans doute était sincère, se livra à des prédictions qui ressemblaient fort à un avertissement : Bonaparte, dit-il, a des idées trop grandes et généreuses pour s'écarter des principes libéraux qui ont fait la Révolution et fondé la République. Il aime trop la véritable gloire pour flétrir jamais par des abus de pouvoir la gloire immense qu'il s'est acquise... et ce ne sera jamais de Bonaparte qu'on pourra dire qu'il a vécu trop de quelques armées ! Quand la députation fut sortie, Bonaparte ricana. Et Fouché, ricanant aussi, murmura : Chabot est un honnête homme, il a parlé pour l'acquit de sa conscience. Le Tribunat et le Corps législatif votèrent encore le traité d'Amiens, et la session extraordinaire de l'an X fut close, le 20 mai 1802. Quant au Sénat, il fut invité par un message consulaire (29 juillet) à procéder au recensement du plébiscite. Il releva 3.568.885 oui contre 8 374 non. Il semble qu'en général les libéraux se soient abstenus et qu'au contraire le clergé, les émigrés et leurs tenants aient en masse voté pour. La Fayette écrivit qu'il ne donnerait pas sa voix à Napoléon Bonaparte avant que la liberté politique fût suffisamment garantie ; Camille Jordan, dans sa brochure intitulée : Le vrai sens du vote national sur le Consulat à vie, exprima les mêmes idées tout en accordant son suffrage. La brochure fut néanmoins saisie. Le vote n'était pas secret, et l'on savait que le gouvernement n'était pas tendre pour les opposants ; pourtant le nombre des suffrages négatifs est sensiblement plus élevé qu'au plébiscite de l'an VIII. Quoi qu'il en soit, même si dans les classes cultivées l'axe de la majorité s'est déplacé de gauche à droite, la démocratie restait nettement bonapartiste. Le plébiscite de l'an X marque le renoncement politique de la France en faveur de Bonaparte. Comme au temps de César, une monarchie nouvelle a été fondée par l'assentiment et l'abdication du peuple. De là, le nom de césarisme par lequel on désigne le régime institué par le Consulat à vie. En proclamant Napoléon Bonaparte Premier consul à vie (2 août 1802), le Sénat décréta qu'il serait érigé une statue de la paix pour attester à la postérité la reconnaissance de la nation. Le sénatus-consulte traduisait fidèlement le vœu populaire : la France s'est donnée à Bonaparte par amour de la paix. Mais il ne semble pas que Bonaparte se soit jamais soucié de faire dresser la statue pacifique tenant d'une main le laurier de la victoire et de l'autre le décret du Sénat. IV. — LA CONSTITUTION DE L'AN X. IL est maintenant le maître. Déjà il a combiné une nouvelle constitution, il en a dicté le texte à son secrétaire Bourrienne, il l'a soumis à un Conseil privé où il a convoqué ses deux collègues et les conseillers d'État Muraire, Portalis, Regnier et Rœderer. Trois séances suffirent à la discussion, qui n'aboutit qu'à d'insignifiants amendements de détail (22, 23 et 25 juillet 1802). Ensuite, le Conseil d'État prit, connaissance du projet (4 août) : il écouta les commentaires de Bonaparte sur l'organisation du Consulat à vie et sur l'hérédité, qui est absurde, inconciliable avec le principe et la souveraineté du peuple et impossible en France, il essaya d'obtenir quelques modifications, car le projet portait atteinte à ses prérogatives, se les vit refuser, et donna néanmoins son approbation. Dans la même journée, le texte fut transmis au Sénat. Comme par hasard, les avenues, la cour et les antichambres du Luxembourg furent envahies de grenadiers. Sans débat, par un simple vote, le Sénat accepta le projet, qui prit alors le titre de sénatus-consulte organique de la Constitution du 16 thermidor an X (4 août 1802). Les consuls sont à vie. Le second et le troisième consul sont, nommés par le Sénat sur la présentation du Premier. Si les deux premières présentations faites par le Premier consul n'agréent pas au Sénat, le troisième candidat présenté est nécessairement nommé. Dans les mêmes formes, et à l'époque qu'il lui plaît. le Premier consul désigne son successeur. Ainsi Bonaparte s'attribuait de lui-même le pouvoir que malgré son immense popularité il n'avait pas osé demander au plébiscite. Il peut aussi émettre son vœu sous pli scellé qui ne sera ouvert qu'après sa mort. Mais en ce cas, si son candidat n'est pas accepté par le Sénat, le droit de présentation revient aux autres consuls. Le Premier consul conserve tous les pouvoirs que lui donne la Constitution de l'an VIII. En outre, il ratifie de sa propre autorité, sur avis conforme du Conseil privé, les traités de paix et d'alliance, qui ne sont plus assimilés à des lois. Le Conseil privé se compose des consuls, de deux ministres, de deux sénateurs, de deux conseillers d'État et de deux grands officiers de la Légion d'honneur. Les membres sont désignés à chaque séance. Le Conseil privé prépare les sénatus-consultes. Un Conseil privé de composition spéciale examine les demandes de recours en grâce. Le Sénat est présidé par les consuls. Il se complétera dans le courant de l'an XI (1802-1803) jusqu'à concurrence du chiffre maximum de 80 membres prévu en l'an VIII. Ces nominations seront faites par le Sénat, sur la présentation, par le Premier consul, d'une liste de trois sujets pour chaque place. Par suite de l'augmentation annuelle de deux membres, le Sénat est passé de 60 à 66 membres : les places vacantes sont au nombre de 14. De plus, le Premier consul peut nommer directement des sénateurs nouveaux jusqu'à concurrence du chiffre maximum total de 120 membres. Ainsi, il dispose, en fait, de 54 sièges sénatoriaux. Il est maître de la majorité. Le Sénat détermine par sénatus-consultes organiques tout ce qui n'a pas été prévu ou expliqué par la Constitution, par sénatus-consultes simples, il peut suspendre l'exercice de la Constitution, annuler les jugements des tribunaux et dissoudre le Tribunat et le Corps législatif. Jusqu'à présent les sénateurs étaient inéligibles à toute autre fonction ; ils pourront à l'avenir être consuls, ministres, inspecteurs de l'instruction publique et employés dans des missions temporaires et extraordinaires. Les prérogatives des sénateurs sont accrues dans la mesure on s'accroit leur dépendance à l'égard du Premier consul. L'institution des sénatoreries, créées le 4 janvier 1803 acheva la domestication. Dans chaque ressort de tribunal d'appel, des domaines nationaux donnant un revenu à peu près égal au traitement de sénateur étaient concédés à Litre viager aux sénateurs que Bonaparte voulait récompenser, sans autre condition qu'une résidence de trois mois par an, et éventuellement un l'apport sur l'état de l'esprit public dans la région de la sénatorerie. Au Corps législatif, chaque département aura cieux, trois ou quatre députés, suivant le chiffre de sa population. La représentation prit ainsi un caractère local ; les membres du Corps législatif pouvaient se croire les mandataires de leurs commettants. Pour le renouvellement des députés, les départements sont répartis en cinq séries, et les séries sont établies de telle sorte qu'elles ne forment jamais un groupe compact de départements dans une même région. Le sénatus-consulte organique du 28 frimaire an XII (20 décembre 1803) mit le président et les questeurs du Corps législatif à la nomination du Premier consul, et ce sera le Premier consul qui fera en personne l'ouverture de chaque session du Corps législatif. — Quant au Tribunat, il sera réduit à cinquante membres à dater de l'an XIII (1804-1805). La création du Conseil privé et les prérogatives nouvelles
du Sénat ont pour conséquence de réduire les attributions du Conseil d'État.
Toutes les affaires importantes lui échappent. Il n'a pas moins à faire, mais
il n'est plus guère, suivant la remarque de Thibaudeau, qu'un tribunal suprême du contentieux administratif,
où les ministres et les conseillers à départements,
directeurs généraux chefs de service, dédaignent de paraître. Dans les
cérémonies publiques et les réceptions, les conseillers d'État furent, à leur
vif mécontentement, obligés de céder la préséance aux sénateurs. Leur
collaboration, pourtant bien docile, était apparemment une gêne pour
l'impatient despotisme de Bonaparte, et elle est réduite à un rôle
accessoire. La décadence du Conseil d'État auquel est réuni le Tribunat, qui
lui-même est plus diminué encore, coïncide avec l'importance nouvelle du
Sénat et du Corps législatif. On renonce aux listes de notabilité. Il avait été très difficile de les organiser. Dès le mois d'octobre 1800, et à maintes reprises, le Conseil d'État s'en était longuement occupé. Les objections étaient à la fois théoriques et pratiques. Les notables, dont les listes devaient être dressées une fois pour toutes, de manière que les élections subséquentes n'eussent plus qu'a en combler les vides causés par décès, démissions ou radiations, ne constitueraient-ils pas une véritable noblesse viagère ? Rœderer en convenait : il s'était déclaré le protagoniste du système ; dans son esprit, l'institution de l'aristocratie nouvelle était comme la préface de la monarchie qu'il désirait. La noblesse de notabilité peut être acquise, disait-il, par la naissance, la fortune, le mérite ou l'âge ; le recrutement des notables par l'élection sauvegarde tout au moins les trois dernières conditions, puisque aussi bien il n'y a plus de noblesse de naissance. Bonaparte, de son côté, critiquait la notabilité acquise par la fortune : On ne peut faire un titre de la richesse, s'écriait-il. Un riche est si souvent un fainéant sans mérite !... Oui est-ce qui est riche ? L'acquéreur de domaines nationaux, le fournisseur, le voleur. Comment fonder suc la richesse ainsi acquise une notabilité ? Il admettait clone le principe de l'élection. Mais comment
arriver à établir en pratique, de la commune rurale à l'ensemble de la
nation, les listes superposées que prévoyait la Constitution de l'an VIII ?
Rœderer s'en chargea, et il mit sur pied un projet d'une complication inouïe,
en 124 articles, que le Conseil d'État, le Tribunat et le Corps législatif
adoptèrent successivement, sans y rien comprendre. Les opérations électorales
telles que les énumérait la loi du t mars 1801 devaient durer du 22 mars au
29 juin pour les listes de notabilité communale, du 9 juillet au 8 août pour
les listes de notabilité départementale, et du S août au 7 septembre-1801
pour la liste de notabilité nationale : près de six mois. L'institution est mauvaise, déclara Bonaparte, c'est un système absurde, un enfantillage, de l'idéologie.
Les élections eurent lieu cependant, mais les réclamations et les
protestations furent nombreuses. Il n'en fut pas tenu compte. Le Sénat
procéda à la publication des listes (mars
1802), mais déjà le système était condamné. Un système nouveau le remplaça. A la base se trouvent les assemblées cantonales, qui sont composées de tous les citoyens domiciliés dans le canton ; elles sont convoquées par le gouvernement, et leur président est nommé par le Premier consul. Elles nomment les candidats aux places de juges de paix et de conseillers municipaux, et elles élisent sans condition de cens les membres des collèges électoraux d'arrondissement, et, sur la liste des 600 citoyens les pins imposés du département, les membres du collège électoral du département. Le collège électoral d'arrondissement se compose de 120 à 200 membres suivant la population, outre 10 membres nommés par le Premier consul. Les membres sont élus à vie par les assemblées de canton, leur président est nommé par le Premier consul. Ils désignent deux candidats pour chaque siège à pourvoir au conseil d'arrondissement, au Tribunal, et, concurremment avec le collège du département, au Corps législatif. Le collège électoral du département se compose de 200 à 300 membres suivant la population, outre 20 membres désignés par le Premier consul. Les membres sont élus à vie par les assemblées de canton ; leur président est nommé par le Premier consul. Ils désignent deux candidats pour chaque siège à pourvoir au conseil général du département, au Sénat et, concurremment avec le collège d'arrondissement, au Corps législatif. Bref, malgré l'apparence démocratique des assemblées de canton, la Constitution de l'an X instituait un régime bourgeois de désignation censitaire, combiné avec le droit de nomination réservé au Premier consul et, pour les Assemblées, au Sénat. Bonaparte avait expliqué au Conseil d'État, le 4 août. 1802, que les collèges électoraux devaient être des corps intermédiaires entre le pouvoir et le peuple, une classification des citoyens, une organisation de la nation, où il fallait combiner les intérêts opposés des propriétaires et des prolétaires, éviter les excès également redoutables des uns et des autres. En réalité, les collèges électoraux reconstituaient, sous une autre forme, l'aristocratie des notables, mais surtout au profil des habitants les plus riches, que Bonaparte stigmatisait en termes si virulents alors que le projet de notabilité était en discussion. Ce n'est pas sans raison qu'on donne souvent au sénatus-consulte du 16 thermidor an X le nom de Constitution de l'an X. A la vérité, la plupart des innovations qu'apportaient les 76 articles dont il se compose, étaient déjà entrées dans la pratique. Par de minuscules coups d'État et de fréquentes irrégularités constitutionnelles, Bonaparte avait déjà modifié la compétence respective des Assemblées et mis en usage le procédé du Conseil privé et l'autocratie des décisions personnelles. A beaucoup d'égards, la Constitution nouvelle ne servit guère qu'à mettre en règles les usages gouvernementaux des années précédentes, à les mieux définir et à les sanctionner. Elle se superposa à la Constitution de l'an VIII, sans la supprimer. Mais elle en rendit caduques toutes les dispositions qui pouvaient, tant soit peu, restreindre les pouvoirs du Premier consul. Depuis le 4 août 1802, Bonaparte est bien véritablement monarque souverain : il ne lui manque plus que le titre. Les fonctionnaires et le clergé marquèrent par de nombreuses démonstrations leur joie officielle du plébiscite et de la Constitution. Le 15 août 1802, on célébra pour la première fois la Saint-Napoléon : la date de naissance du Premier consul coïncidait avec la fête de l'Assomption, et remplaça l'ancienne fête royale de Saint-Louis (25 août), comme elle devait supplanter ensuite la fête révolutionnaire du 14 juillet. Le 21 août, Napoléon Bonaparte se rendit en grande pompe au Luxembourg et fit au Sénat l'honneur de le présider pendant quelques instants. Déjà il avait nommé sénateurs ses frères Joseph et Louis (4 août) ; les nominations continuèrent (le 14 septembre) avec Abrial, le ministre de la Justice, Fouché, le ministre de la Police, et Rœderer, du Conseil d'État. Tous trois furent pourvus plus tard de sénatoreries, mais leur promotion n'était qu'une disgrâce déguisée, pour Fouché surtout. Depuis longtemps Bonaparte se défiait de son ministre de la Police ; il le savait républicain, sinon même Jacobin ; après le complot des libelles, il se décida à l'écarter du gouvernement. Les insinuations de Joseph, de Lucien, de Talleyrand, de Rœderer, qui détestaient Fouché, ont peut-être contribué à la disgrâce du ministre, et Joséphine essaya vainement, de prendre sa défense. Le ministère de la Police fut supprimé, et les services qui en dépendaient furent annexés au ministère de la Justice, dont Regnier devint titulaire. Rœderer, qui s'était compromis par excès de zèle monarchique et que ses démêlés avec son supérieur hiérarchique, le ministre Chaptal, avaient rendu insupportable, eut pour successeur Regnaud à la présidence de la section de l'intérieur au Conseil d'État, et Fourcroy à la direction de l'instruction publique. Enfin, la nomination de Ségur au Conseil d'État et de Séguier comme président du tribunal d'appel de Paris marque l'apparition des vieux noms historiques de l'ancienne France aux emplois supérieurs de l'État reconstitué. Aux changements dans le personnel politique correspond un changement de famille chez les Bonaparte. Joseph n'oubliait pas qu'il était l'aîné, mais il affectait un grand désintéressement. Il était fainéant et sentencieux. Il avait volontiers à la bouche la phraséologie libérale. Au fond, il était immensément vaniteux, et il considérait comme siens tous les progrès de Bonaparte. Il se croyait des droits à la monarchie héréditaire que Napoléon organisait sans lui, et, bien qu'il n'eût encore qu'une fille, il espérait pour sa descendance la succession de son frère cadet. Lucien, revenu scandaleusement riche de son ambassade d'Espagne, pensait au contraire que Napoléon ne devait céder à personne le droit d'hérédité qu'il s'était attribué dans la Constitution de l'an X. Ce n'était un mystère pour personne que Joséphine ne pouvait donner d'enfants à son mari. Aussi Lucien, auquel se joignait Talleyrand, conseillait-il à Napoléon de divorcer. Joséphine avait vu avec désespoir l'établissement du Consulat à vie. Elle y pressentait l'annonce de sa disgrâce future. Elle aimait la vie brillante qui lui était faite. Peut-être aimait-elle aussi Bonaparte. Peut-être Bonaparte l'aimait-il encore quelque peu. Mais il se réservait, et l'anxiété de Joséphine redoublait. Pour resserrer les liens si aisés à dénouer, Joséphine avait ménagé le mariage de sa fille Hortense de Beauharnais avec Louis Bonaparte, le jeune frère de Napoléon (4 janvier 1802). Bonaparte avait laissé faire. Il aimait tendrement Louis, et il avait pour Hortense une affection que la calomnie a dénaturée. Or, Louis eut un fils, le 10 octobre 1802, et Joseph une fille le 31 octobre. La déception fut cruelle pour Joseph. En vain donna-t-il à sa fille le nom de Charlotte, en souvenir de Charles Bonaparte, le père de la famille corse : Charlotte ne pouvait devenir le successeur désigné. Et, pour comble de disgrâce, le Premier consul consentit que son neveu s'appelât Napoléon-Charles, et qu'il portât ainsi le nom et du père et du fondateur de la dynastie. Joséphine fut heureuse. Le petit Napoléon-Charles la réconciliait avec le Consulat à vie et héréditaire. L'Empire n'était pas créé que déjà la France avait un héritier présomptif. |