HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE PREMIER. — LES PACIFICATIONS CONSULAIRES.

CHAPITRE III. — PACIFICATION INTÉRIEURE.

 

 

I. — FIN DES TROUBLES DE L'OUEST.

LA pacification intérieure est contemporaine de la pacification continentale, celle-ci facilitant celle-là. L'hiver n'était pas terminé que l'ordre était déjà définitivement rétabli dans l'Ouest. L'insurrection était déjà en décroissance quand Hédouville, nommé par le Directoire au commandement en chef de l'armée d'Angleterre, arriva à Angers (8 novembre 1799). Il avait été l'ami et le principal auxiliaire du général Hoche, lors de la première pacification de l'Ouest ; il connaissait à merveille les hommes, les choses et la manière d'agir. Il commença immédiatement une campagne, non militaire, mais diplomatique. Comme intermédiaire auprès des chefs royalistes, il eut la vicomtesse veuve Turpin de Crissé. Ainsi la pacification a commencé indépendamment du coup d'État, mais les proclamations et les actes du Consulat provisoire facilitèrent la détente. Les hostilités furent suspendues et l'armistice de fait fut confirmé par une proclamation d'Hédouville le 24 novembre. Le général Travot, qui poussait vigoureusement sa campagne dans le ci-devant royaume de Charette, fut rappelé par le général en chef (28 novembre), et les royalistes, assurés des intentions pacifiques d'Hédouville, se réunirent en conférence à Pouancé (12 décembre). Châtillon présidait. Seuls, Georges Cadoudal, parce que ses forces étaient encore intactes, et Bourmont, tout belliqueux d'un récent succès au Mans, désiraient la continuation de la lutte. En Normandie, Frotté, qui attendait des secours d'Angleterre, ne voulait pas non plus déposer les armes. Mais tous les autres chefs étaient las. Les nouvelles reçues de la guerre en Europe n'étaient pas encourageantes. Monsieur, dont on avait annoncé le concours, n'était pas venu ; et Hédouville paraissait de si bonne composition qu'avec lui on pouvait espérer les conditions les plus avantageuses. La conférence de Pouancé se prononça donc pour la paix. Un projet de traité fut envoyé à Angers (22 décembre), où Hédouville en prit connaissance et l'amenda (23 décembre). L'armistice fut régularisé (4 janvier 1800), et Hédouville prit sur lui de le prolonger ensuite (jusqu'au 21 janvier), malgré les résistances qu'il pressentait à Paris.

Sur ces entrefaites, Bonaparte était devenu Premier consul (25 décembre). Déjà, précédemment, il avait fait entendre à Hédouville qu'il n'approuvait pas sa manière. Le 28 décembre, une proclamation consulaire menaça les Français habitant les départements de l'Ouest de les subjuguer par la force s'ils ne rentraient pas dans leurs foyers, et un arrêté du même jour ordonna aux attroupements des insurgés de se dissoudre dans la décade et de rendre les armes à Hédouville ; amnistie était garantie pour tous les événements passés, mais les communes qui resteraient en rébellion seront déclarées hors de la Constitution, et traitées en ennemies du peuple français. Le même jour (28 décembre), trois importants arrêtés étaient pris en faveur des catholiques. Ainsi Bonaparte offrait la paix religieuse et l'amnistie politique, ou la guerre sans merci. A l'expiration de la décade (8 janvier), l'armée d'Angleterre fut transformée en armée de l'Ouest — la Normandie étant placée sous le commandement supérieur du général Lefebvre à Paris — ; le général Hédouville, n'ayant ni assez d'énergie ni assez d'habitude de diriger lui-même les opérations militaires pour pouvoir commander en chef, fut remplacé par le général Brune. Celui-ci disposera de 60.000 hommes (en réalité, il n'eut que 30.000 hommes, y compris 10.000 gardes nationales mobilisées) ; il vivra sur le pays : Que vos troupes ne manquent ni de pain, ni de viande, ni de solde. Il y a dans le pays de quoi les entretenir. Ce n'est qu'en leur rendant la guerre terrible que les habitants eux-mêmes se réuniront contre les brigands. Une loi votée le 16 janvier suspendit l'empire de la Constitution pendant trois mois dans les lieux des départements de l'Ouest où le gouvernement le croira nécessaire, et un arrêté consulaire du même jour sur les mesures relatives aux lieux où la Constitution est suspendue autorisait le général à faire des règlements portant même la peine de mort. Il fallait frapper vite et rude, pour crue tout fût fini quand commencerait la campagne de 1800 contre l'Autriche, et qu'on pût utiliser ailleurs les troupes de l'armée de l'Ouest. La manière forte de Bonaparte allait succéder à la manière prudente et habile d'Hédouville.

Du reste, les menaces produisaient déjà leur effet, et Hédouville, qui ne désespérait pas du succès de sa politique, avait continué à négocier. L'abbé Bernier, curé de Saint-Laud d'Angers, jugeant la partie perdue, intriguait pour la paix auprès des chefs de la rive gauche, en même temps qu'il offrait sous mains ses bons offices à Paris et qu'il obtenait pleins pouvoirs du comte d'Artois en Angleterre. Peut-être était-il sincère en son double jeu et croyait-il encore que Bonaparte restaurerait la monarchie. Il intervint activement aux conférences de Montfaucon, où d'Autichamp et Suzanne s'engagèrent à déposer les armes (18 janvier). Les chefs de la région angevine hésitèrent encore deux jours et se décidèrent à la paix le 20 janvier, quand l'armistice prolongé par Hédouville allait prendre fin. Le désarmement commença aussitôt. Hédouville y présida avec sa prudence et sa modération coutumières. Il n'était plus général en chef. Brune venait de prendre à Angers le commandement de l'armée de l'Ouest (18 janvier), et., avec une grande abnégation, Hédouville avait accepté le poste de chef d'état-major. Il restait à Angers pour achever la pacification, tandis que Brune passait en Bretagne pour commencer les opérations. — La tache lui fut aisée. La Prévalaye négocia sa paix sans avoir combattu (22 au 28 janvier). Le général Chabot dispersa à Meslay près Laval les 4.000 Chouans de Bourmont (23 janvier), qui fit sa soumission (26 janvier). Quant à Georges Cadoudal, battu à Plaudern (25 janvier) par le général Harty, cerné presque complètement avec ses 12.000 Chouans dans les bois aux environs d'Eleven, abandonné par les Anglais qui cessèrent de croiser en vue de la côte (2 février), il demanda la paix et, l'obtint (le 14 février). En a vri11800, la Constitution fut rétablie, la meilleure partie des troupes et Brune lui-même furent envoyés faire campagne contre les Autrichiens.

En Normandie, le général Lefebvre n'était pas homme à user de modération à l'égard des Chouans. Ici, on ne croyait guère que Bonaparte fût disposé à rappeler le roi légitime ; dans une proclamation, rédigée probablement par Commarque, les Chouans dénonçaient l'aventurier italien, le Corse usurpateur. Bonaparte en eut connaissance, et il n'est pas impossible qu'il en ait gardé un ressentiment personnel. D'ailleurs, ii tenait toujours à faire un exemple, et d'autant plus que la soumission rapide des chefs de l'Ouest ne lui eu avait pas fourni l'occasion. Les généraux Gardanne et Chambarlhac furent donc envoyés contre Frotté (29 janvier) ; ils disposaient de plus de 10.000 hommes. Frotté comprit que sa situation était désespérée ; ses bandes cessèrent de manœuvrer (à partir du 4 février), et il envoya Saint-Florent à Angers demander la paix à Hédouville (8 février). Mais Hédouville n'était plus qualifié pour négocier en Normandie ; il adressa Saint-Florent au général Guidai, commandant la subdivision de l'Orne. Les conférences commencèrent à Alençon (14 février) entre Commarque, Hugo et du Verdun, envoyés par Frotté, et Guidai, assisté de son supérieur le général Chambarihac. Mais Bonaparte s'impatientait : Il faut que cela finisse, mandait-il le 11 février à Gardanne. Vous pouvez promettre 1.000 louis à ceux qui prendront Frotté, et le 14 février il écrivait à Guidal : que Frotté se rende à discrétion, il peut alors compter sur la générosité du gouvernement qui veut oublier le passé et rallier tous les Français. Guidai a-t-il transmis à Frotté cet ordre et cette promesse ? Y joignit-il, de son chef, d'autres garanties, et lesquelles ? Chambarlhac désapprouva-t-il l'initiative qu'aurait prise son subordonné ? On ne sait. Mais Frotté vint à Alençon et, après avoir conféré avec Guidai, il fut arrêté, ainsi que ses officiers, sur l'ordre de Chambarlhac (nuit du 15 au 16 février).

Les prisonniers furent dirigés sur Paris. Eu route, à Verneuil, arriva un ordre de Lefebvre. Une commission militaire devait être réunie immédiatement : elle jugea le Fi, et, le 18. Frotté, Commarque, Hugon, du Verdun, Saint-Florent et deux Chouans furent exécutés. Le texte du jugement a disparu. L'affaire reste fort obscure. Mais l'acte d'éclatante sévérité que voulait Bonaparte était enfin consommé, déloyalement, sans utilité, et trop tard s'il ne s'agissait que de la répression de la chouannerie, Petit-être Bonaparte tenait-il seulement à établir par un exemple sanglant qu'il ne pactiserait jamais avec les royalistes. Il le prouvera mieux encore, plus tard, avec le due d'Enghien. Peut-être enfin Lefebvre a-t-il donné ses ordres trop vite et sans en avoir référé à Bonaparte, sans même avoir eu connaissance de la dépêche adressée le 14 février à Guidal. Cette dernière hypothèse n'est pas la plus invraisemblable. — C'en était, fait de la chouannerie organisée.

 

II. — LA SESSION DE L'AN VIII.

LA loi sur la mise en activité de la Constitution (24 décembre 1799) portait que le Luxembourg serait affecté au Sénat conservateur, les Tuileries aux consuls, le palais des Cinq-Cents (Palais-Bourbon) au Corps législatif, et le Palais-Égalité (Palais-Royal) au Tribunat. Le choix a-t-il été intentionnel ? Les consuls allaient habiter l'ancien palais des rois de France, et le Tribunat., qui dans l'organisation nouvelle était seul à représenter l'opinion publique et le droit de libre discussion, était logé sous le même toit que les joueurs, les noceurs et les prostituées. L'Assemblée prit d'abord assez bravement son parti de la situation qui lui était faite. Elle élut président Daunou, dont l'opposition à la Constitution n'était plus un secret pour personne, et discuta une motion d'ordre sur le local qui lui avait été concédé.

Je ne partage pas l'opinion de ceux qui ont trouvé plaisant qu'on ait placé le Tribunat, c'est-à-dire un corps ardent de jeunesse et de zèle, au sein de ce palais, s'écria le tribun Duveyrier (3 janvier 1800), dans le centre des plaisirs, de la dissipation et peut-être du vice. D'où nous sommes, ajoutait-il, on peut apercevoir... ces lieux où, si l'on osait parler d'une idole de quinze jours, nous rappellerions qu'on vit abattre une idole de quinze siècles. Je déclare donc que je crois ce palais très convenable à nos séances.

L'allusion aux premiers mouvements de la Révolution et à l'ambition possible de Bonaparte était assez claire. Les journaux officieux ne dissimulèrent pas le mécontentement du Premier consul ; le surlendemain, Girardin monta à la tribune pour déclarer que le Tribunat n'est point un foyer d'opposition, et Duveyrier se rétracta :

Je remercie le préopinant de m'avoir fourni l'occasion de repousser solennellement la plus injuste accusation et de démentir l'interprétation que la malveillance a donnée à une expression qui n'a jamais eu ni pu avoir le sens qu'on y a attaché.

Dans la même séance (5 janvier) le Tribunat commençait la discussion d'un projet de loi concernant les opérations et communications respectives des autorités chargées par la Constitution de concourir à la formation de la loi. Après avoir reçu les projets du gouvernement par l'intermédiaire du Corps législatif, le Tribunat était tenu d'envoyer ses orateurs au Corps législatif au jour indiqué par le gouvernement, pour faire connaître son vœu sur la proposition de loi, et si, au jour dit, le Tribunat ne fait pas connaître son vœu sur le projet de loi, il est censé en consentir la proposition. En d'autres termes, le gouvernement était maître d'étrangler, sinon même d'annuler toutes les discussions du Tribunat. Benjamin Constant s'éleva contre cette prétention.

L'on semble considérer Tribunat, dit-il, connue un corps d'opposition permanente ayant pour vocation spéciale de combattre tous les projets qui lui seront présentés... Rien n'est plus propre que cette théorie à priver le Tribunal de l'influence qu'il doit avoir.

Et, après avoir justifié le principe même du droit d'opposition, il concluait, avec raison, que presque tous les articles du projet de loi sont de nature à alarmer les amis, je ne dirai pas seulement de la liberté, mais de l'ordre et du repos. Néanmoins, après une vive discussion, le projet fut adopté au Tribunat (le 6 janvier) par 54 voix contre 26, et au Corps législatif (le 9 janvier) par 203 voix contre 23. Le discours de Constant avait mis Bonaparte eu fureur. C'est une honte ! disait-il, c'est un homme qui veut tout brouiller et qui voudrait nous ramener au 2 ou 3 septembre (1792).... Mais je saurai le contenir. J'ai le bras de la nation levé sur lui. Le soir, Mme de Staël devait recevoir quelques amis. Elle ne reçut que billets d'excuse. Je supportai, raconte-t-elle, assez bien le premier, le 2e, mais, quand le 3e et le 4e arrivèrent, un éclair me révéla tout ce dont j'étais menacée. Déjà elle se voyait renvoyée en Suisse. Elle fut en effet invitée à quitter Paris ; mais son exil ne dépassa pas Saint-Ouen.

La session continua plus paisiblement ; mais tout à coup, et sans qu'aucun incident nouveau justifiât la mesure, Bonaparte prit le parti d'empêcher que les incidents de tribune ne se transformassent en polémiques de presse. Il ne consulta même pas son Conseil d'État, et ne fit part de son dessein qu'à ses deux collègues et à deux conseillers mandés secrètement. Il y avait 73 journaux politiques à Paris, qui, depuis le Consulat provisoire, jouissaient en somme de la pleine liberté, bien mieux même qu'avant le coup d'État. L'arrêté du 17 janvier en supprima 60 et, interdit toute création nouvelle.

Jamais arrêté n'aura blessé tant de petits intérêts, et excité moins de discussions, écrivait un des journaux survivants. La raison en est simple. Ceux qui restent ne peuvent avec pudeur vanter une mesure qui tourne tout à leur avantage  Quant aux journaux supprimés, ils ne réclameront pas : ou ne parle plus lorsqu'on est mort.

Le dilemme était judicieux. Ainsi disparut, en silence, la liberté de la presse. — Bien plus : le 5 avril 1800, les consuls de la République exprimaient à Fouché le désir que trois des journaux subsistants ne parussent plus, à moins que les propriétaires ne présentent des rédacteurs d'une moralité et d'un patriotisme à l'abri de toute corruption : un seul réussit à fournir des garanties suffisantes, mais, le mois suivant, un autre journal était encore supprimé pour s'être mal comporté ; par prudence, la Décade philosophique ne publia plus d'articles de politique courante, si bien qu'avant la fin de 1800, il ne restait plus que neuf feuilles politiques à Paris. C'étaient, il est vrai, les journaux les plus importants : le Moniteur, le seul journal officiel depuis le 27 décembre 1799, le Journal des Débats, le Journal de Paris, le Publiciste, la Clef du Cabinet, le Citoyen français, la Gazette de France, le Journal du Soir et le Journal des défenseurs de la Patrie. De l'an VIII à l'an IX le nombre des abonnés aux journaux politiques tomba de 50.000 à 35.000 ; par contre, les journaux s'occupant exclusivement des sciences, arts, littérature, commerce, annonces et avis passèrent de 22 à 38 et de 4.000 à 7.000 abonnés. — Fouché eut désormais à son ministère un bureau spécial pour la surveillance quotidienne des journaux, des brochures et des livres, tant à Paris que dans les départements. Enfin, un bureau de censure théâtrale fut institué au ministère de l'Intérieur, division de l'Instruction publique, par ordre du Premier consul à Lucien Bonaparte, en date du même jour, 5 avril 1800.

Il convenait cependant de ne pas trop effrayer les républicains. Une délibération du Conseil d'État sur la date des lois, le 25 janvier 1800, décida :

L'acte du Corps législatif est loi du moment de son émission. La promulgation est nécessaire, sans doute, mais seulement, pour faire connaître la loi, pour la faire exécuter : c'est la première condition, le premier moyen de son exécution, et voilà pourquoi elle appartient au pouvoir exécutif. Et il faut Men se garder de confondre cette promulgation avec la sanction que le roi constitutionnel avait en 1791 ou avec l'acceptation que le Conseil des Anciens avait par la Constitution de l'an III.

En conséquence, les lois seront datées du jour de leur émission par le Corps législatif, et non du jour de la promulgation. En réalité, la concession était de pure forme, puisque le Premier consul gardait par ailleurs la confection même de la loi, mais elle était de nature à satisfaire les théoriciens républicains de la Constitution.

Quelques jours plus tard (9 février), une grande cérémonie eut lieu aux Invalides en l'honneur de Washington, dont on venait d'apprendre la mort. Un littérateur sans emploi, fort intimement lié avec Élisa et introduit par elle auprès de Lucien Bonaparte, mais qui eut l'habileté de se faire présenter au Premier consul par Maret, Fontanes, fut chargé de l'éloge funèbre du héros américain. Il se chargea d'en faire un éloge de Bonaparte lui-même, et ce fut Bonaparte lui-même qui fit l'éloge de Washington dans un ordre du jour à toutes les troupes de la République (7 février 1800) :

Washington est mort ! Ce grand homme s'est battu contre la tyrannie. Il a consolidé la liberté de sa patrie. Sa mémoire sera toujours chère au peuple français comme à tous les hommes libres des deux mondes... En conséquence, le Premier consul ordonne que, pendant dix jours, des crêpes noirs seront suspendus à tons les drapeaux et guidons de la République.

Puis l'admira Leur de Washington déménagea. Il quitta le Luxembourg pour les Tuileries (19 février). Les deux autres consuls logèrent tout à côté : Cambacérès à l'hôtel d'Elbeuf, Lebrun au pavillon de Flore. Ce fut un cortège amusant, avec musique et uniformes. Faute de carrosses, on prit des fiacres dont les numéros étaient recouverts de papier. Les badauds furent nombreux. Mme de Staël était aux Tuileries, confondue dans la foule. Son sein palpita.

Je vis entrer le Premier consul dans le palais utilisé par les rois. En montant l'escalier, au milieu de la foule qui se pressait pour le suivre, ses yeux ne se portaient ni sur aucun objet, ni sur aucune personne en particulier... ses regards n'exprimaient que l'indifférence pour le sort et le dédain pour les hommes.

Ce jour-là, Bonaparte prit en quelque sorte ostensiblement possession du pouvoir.

Il était urgent que le nouveau Washington, devenu le successeur des rois de France aux Tuileries, rassurât ceux qui le prenaient pour Monk. Il n'y manqua pas. Les mesures publiées le 13 novembre, les 24, 26 et 27 décembre 1799, avaient réconforté les 2 ou 300.000 Français résidant en France, les ci-devant nobles et parents d'émigrés que les lois antérieures mettaient dans la condition de proscrits ià l'intérieur ; et déjà le retour de quelques proscrits du dehors était autorisé. Mais il restait encore hors de France environ 145.000 émigrés contre lesquels la Constitution maintenait toutes les rigueurs des lois révolutionnaires. Une délibération du Conseil d'État, en date du 25 janvier 1800, reconnaît que le texte constitutionnel lève toute espèce de doute sur cette question. Mais, en même temps, un projet de loi était préparé dont le conseiller Boulay (de la Meurthe) lut l'exposé des motifs le 16 février au Corps législatif. Il rappela que, dès le jour de son installation, le gouvernement a dit au peuple français que la Révolution était terminée : c'était, ajoutait-il, prononcer implicitement la clôture de la liste des émigrés. Et en effet, la loi votée par 84 voix contre 6 au Tribunat, puis par 263 voix contre 12 au Corps législatif, le 3 mars 1800, fixa au 25 décembre 1799, époque de la mise en activité de l'acte constitutionnel, la clôture de la liste des émigrés ; seuls les individus considérés antérieurement comme émigrés, ne pouvant invoquer le droit civil des Français, demeurent soumis aux lois sur l'émigration.

Entre temps, l'arrêté du 26 février institua une commission de 30 membres fonctionnant avec le concours des ministres de la Justice et de la Police générale pour examiner les demandes en radiation de la liste formulées avant le 25 décembre : délai qui fut ensuite étendu jusqu'au 14 juillet (arrêté du 18 juillet). L'arrêté du 2 mars raya d'office les anciens membres de l'Assemblée Constituante sur l'attestation qu'ils ont voté pour l'établissement de l'égalité et l'abolition de la noblesse, et qu'ils n'ont, depuis, fait aucune protestation ni aucune démarche qui aient démenti ces principes. Les radiations devinrent de plus en plus nombreuses. Les chefs Chouans de l'Ouest, Châtillon, d'Autichamp, Bourmont et leurs amis furent des premiers amnistiés. La police fit commerce de radiations et aux Tuileries, Mme Bonaparte tint un office de recommandations pour la commission des émigrés. Plus que jamais, tous les espoirs des royalistes allèrent au salon du Premier consul.

La session de l'an VIII s'acheva plus paisiblement qu'elle n'avait commencé. Deux projets de loi seulement furent rejetés, l'un au Tribunat et au Corps législatif, l'autre au Corps législatif seulement après avoir été accepté par le Tribunat, de sorte que, d'une manière fort inattendue, l'opposition se trouva finalement plus efficace parmi les législateurs que parmi les tribuns. A vrai dire, l'opposition systématique n'existait pas. Les deux Assemblées étaient également désireuses de coopérer avec le gouvernement, mais non d'être domestiquées par lui :

C'est un tourbillon d'urgence, s'écriait Sédillez au Tribunat le 13 mars ; nous ressemblons en quelque sorte à des navigateurs qui ramassent l'or sur une plage périlleuse ; ils emportent à la hèle le métal précieux mêlé des plus viles matières ; des moments tranquilles lui rendront son éclat naturel. Telle a été notre position pénible pendant le cours de cette session.

Encore peut-on estimer à vingt ou trente tout au plus (d'après les chiffres des scrutins) le nombre de tribuns dont c'était là l'état d'esprit : nombre excessif pour Bonaparte, qui n'avait pas perdu le souvenir des Incidents du début :

Il y a dans la Constitution une dépense bien mauvaise, déclara-t-il, quand la session fut close : c'est celle du Tribunat. Pourquoi un corps de 100 membres, inutile et ridicule quand tout va bien, perturbateur quand quelque chose cloche, un véritable tocsin ? Il faut réduire cela à 30 membres, sans séance publique si ce n'est devant le Corps législatif.

 

III. — LA CRISE DE MARENGO.

LE danger, s'il en était un, n'existait pas aux Assemblées, mais chez les royalistes. La fin de la chouannerie organisée n'a pas été la fin du parti. Jamais, depuis l'époque lointaine du 18 fructidor, les agences royalistes et les intrigues anglaises n'ont été si actives que dans la première moitié de 1800, à la veille de la nouvelle campagne d'Italie et jusqu'à Marengo.

Louis XVIII vivait à Mitau comme un souverain, avec ses gardes du corps, son premier ministre (le comte de Saint-Priest), son chef de cabinet (le comte d'Avaray, capitaine des gardes), ses gentilshommes de la chambre, ses aumôniers et un nombreux domestique. Il avait ses ambassadeurs attitrés dans les principales cours. En Angleterre, son frère, le comte d'Artois, tantôt à Édimbourg, tantôt à Londres, avait le titre de lieutenant général du royaume, chargé spécialement de la direction des provinces de l'Ouest. Les deux frères n'étaient pas toujours d'accord. Non sans raison, le roi reprochait à Monsieur et au comité de Londres l'incohérence d'une conduite tout ensemble agitée et sans action. Monsieur voulait trop entreprendre, par tous les moyens, sans même en référer à son frère, et pourtant jamais Monsieur n'apparut à ses fidèles Chouans. Cependant Louis XVIII et le comte d'Artois restèrent toujours en communications régulières. Le mariage de Mme Royale (fille de Louis XVI) avec le duc d'Angoulême (fils de Monsieur) à la cour du prétendant (10 juin 1799) avait resserré les liens de la famille royale, et lorsque le jeune duc d'Orléans eut fait, le 13 février 1800, sa soumission au roi légitime par l'intermédiaire de Monsieur, l'union parut définitivement rétablie entre les ci-devant princes français. Quant à Louis XVII, il était bien entendu qu'il était mort au Temple, sans quoi le comte de Provence n'aurait pu prendre le titre de roi, ni le comte d'Artois celui de Monsieur.

Deux agences correspondaient avec le comité du comte d'Artois : à Jersey et à Paris. L'agence de Jersey, dirigée par le prince de Bouillon, gouverneur de l'île, assurait les communications entre les côtes de France et l'Angleterre. Elle persista jusque vers la fin de l'Empire. L'agence de Paris, avec Hyde (dit de Neuville), fabricant de boutons, le chevalier de Coigny et quelques autres, était remuante, prête à tout coup de main, dès que l'occasion se présenterait. Ce fut elle qui le 21 janvier 1800 ébaucha de puériles manifestation pour l'anniversaire de la mort du roi, placarda le testament de Louis XVI, tendit de noir pendant la nuit la porte de la Madeleine. Fouché eut tôt fait d'y mettre bon ordre. Un jeune royaliste, le chevalier de Toustain — il n'avait que dix-neuf ans — fut arrêté, jugé par une commission militaire et fusillé le 25 janvier contre le mur d'enceinte de Paris, clans la plaine de Grenelle, à Vaugirard. Un à un les chefs Chouans arrivaient à Paris, leur paix faite ; le vieux Châtillon, qui loyalement renonçait maintenant à la lutte, d'Autichamp avec sa jeune femme, le sémillant Bourmont qui se lia aussitôt avec Fouché (il y a des affinités naturelles), Cadoudal, à qui le Premier consul accorda audience ainsi qu'à la plupart des autres Chouans notoires. C'est un gros Breton, écrivait-il, le soir de l'entrevue (5 mars), dont peut-être il sera possible de tirer parti dans les intérêts mêmes de la République. Cadoudal était en effet tout près de se rallier, mais après un certain délai et à la condition qu'on y mît le prix. D'ailleurs, tant que la guerre générale continuait, il était toujours possible qu'un heureux échec des armées françaises vînt relever les affaires royalistes. Plusieurs des nouveaux venus avaient renoué avec l'agence de Monsieur. Déjà un nouveau plan s'élaborait. Une insurrection serait organisée à Paris en même temps qu'éclaterait le soulèvement général des royalistes du Midi, organisé avec l'aide des Anglais ; tout au moins, on enlèverait Bonaparte par surprise. Par malheur, Fouché eut vent de ces beaux projets. L'agence fut dénoncée au publie sous le nom de Comité anglais, ses papiers furent saisis et livrés à l'examen du Conseil d'État (3 mai). Ceux des royalistes en résidence à Paris qui se sentaient compromis prirent leur vol ailleurs. Cadoudal et Hyde de Neuville gagnèrent Londres. Coigny fut arrêté et envoyé au loin sous la surveillance de la police. L'agence parisienne de Monsieur disparut.

L'agence parisienne du roi subsista. Elle était restée soigneusement à l'écart de toutes ces intrigues. Elle avait d'autres procédés d'action. Dès le mois de décembre 1799, Louis XVIII chargeait le comte de Clermont-Gallerande de négocier secrètement avec les nouveaux gouvernants les conditions de la restauration. De nobles dames aidaient le comte. Lebrun correspondait avec l'une d'elles, Mme de Pracomtal, au moment même où il fut nommé consul. Il est certain qu'on agit pour les intérêts du roi et qu'il a été fait des propositions à Bonaparte, écrivait-il le 22 décembre 1799. Dans le salon de Mme Bonaparte, on chuchotait parfois du retour du roi : Joséphine, une ci-devant, était, elle aussi, royaliste par intermittences et en toute sincérité. Il est vrai qu'elle était souvent à court d'argent et que Fouché avait le tact de s'en apercevoir, sur les fonds de la police. Fouché savait donc, et Bonaparte aussi, car la fidèle Joséphine ne lui celait rien, sinon peut-être la mensualité de Fouché. Le 23 février 1800, Louis XVIII réunit en un conseil royal ceux de ses agents parisiens dont il appréciait la prudence : Clermont-Gallerande, l'abbé de Montesquiou, Royer-Collard, deux ou trois autres. Il voulut bien les aviser que, sitôt rétabli sur le trône, il n'hésiterait pas à convoquer les États généraux et à indemniser les acquéreurs de biens nationaux. Il fit plus encore : il écrivit à Bonaparte lui-même, le 20 février, et encore le 4 juin :

Mon estime vous est acquise. Si vous doutiez que je fusse susceptible  de reconnaissance, marquez votre place, fixez le sort de vos amis  Général !  L'Europe vous observe, la gloire vous attend, et je suis impatient de rendre la paix à mon peuple.

Bonaparte ne répondait pas. Il jouait au plus fin. Il croyait que, tant que les négociations secrètes se prolongeraient, Louis XVIII ne pourrait pas faire publiquement acte de prétendant. Mais il ignorait que le roi avait à Augsbourg une autre agence, bien plus active, avec le comte de Précy, le (baron Dandré), le président du Vezet, et quelques autres. Le complot anglo-royaliste, qui avait, sous le Directoire, échoué au 18 fructidor, recommençait, en partie avec le même personnel et la même organisation. L'agent anglais Wickham s'était rendu exprès de Berne à Augsbourg pour coopérer à la direction. L'agence de Souabe avait dans son ressort toutes les parties du royaume qui n'avaient pas été spécialement confiées à Monsieur. Elle organisait secrètement un plan général d'insurrection dans tout le Midi. Son Institut comportait une hiérarchie de visiteurs, de chefs militaires et civils, d'agents et de correspondants. Les centres principaux paraissent avoir été Bordeaux (avec l'abbé Lafon) et Toulouse d'une part, Lyon d'autre part ; le mouvement devait commencer en Provence, où se concentrerait d'abord le principal effort. Au moment voulu, le duc de Berry viendrait prendre le commandement suprême. En attendant, c'était l'Angleterre qui, par l'intermédiaire de Wickham, fournissait l'argent nécessaire aux préparatifs. Sa flotte devait manœuvrer de concert avec les troupes royalistes. L'armée de Condé, qui comptait encore quatre régiments, reçut sa solde de l'Angleterre et se rendit à Livourne, où Wickham affrétait une flottille de transports. Le recrutement des soldats commença dès janvier 1800, autour de Lyon, et sur les frontières, parmi les insoumis, les réfractaires et les bandes de barbets qui infestaient le pays. Une concentration s'ébaucha à Turin, en mars. Willot devait commander la troupe ; Pichegru viendrait l'aider. A Mitau, on était plein d'espoir. Vers la fin de mars, Dumouriez, qui était allé à Pétersbourg soumettre au tsar un des projets  infaillibles dont il avait le secret, reçut de Saint-Priest des propositions singulières. Il se rendrait à Constantinople, puis en Égypte. Là, il rallierait l'armée française, devenue l'irréductible adversaire de Bonaparte depuis que son général en chef l'avait abandonnée. La flotte anglaise transporterait l'armée d'Égypte en Provence, pour renforcer les troupes de Willot et Pichegru. Willot était alors à Vienne, où il obtenait des lettres de recommandation pour Melas et les généraux autrichiens qui tenaient campagne en Italie. En avril, il se rendait en hâte à Turin, prêt à entrer en action.

Il était trop tard. La campagne de 1800 contre la coalition commençait. Bonaparte partit pour l'Italie le 6 mai 1800. Cambacérès le suppléa pendant son absence. Les esprits étaient incertains. Ceux qu'on appelait encore les brumairiens n'étaient pas tous satisfaits du nouveau gouvernement. Bonaparte voulait être seul maître en tout. Mais, s'il était vaincu ou s'il disparaissait, que deviendrait-on ? L'ineffable Joseph se croyait tout désigné pour devenir Premier consul. N'était-il pas l'aîné ? N'avait-il pas des partisans dévoués ? Il est vrai que Lucien, au témoignage d'un de ses amis, n'aurait cédé à personne la première place. Quelques brumairiens pensèrent à Carnot, alors ministre de la Guerre, ou à La Fayette, à Moreau, à Bernadotte, à Brune, à Jourdan. Sieyès retrouva pendant quelques jours un peu de son prestige passé. Tous les républicains lui faisaient confiance, même les exagérés, qui songeaient à reconstituer un Directoire de cinq membres. Barras, qu'on oubliait, reparut ; il traversa Paris, en route pour le Midi ; quelle intrigue préparait-il ? Talleyrand n'était pas sûr. Fouché se réservait. Mais il surveillait attentivement les menées royalistes. Quelques indices isolés lui avaient donné l'éveil sur les mouvements préparés dans le Midi, mais il n'en pénétrait pas encore le secret. Les royalistes au service du gouvernement — et ils étaient nombreux — songeaient au duc d'Orléans ou plus encore au duc d'Enghien ; mais ils n'auraient voulu à aucun prix des deux frères de Louis XVI, qu'ils en étaient arrivés à mépriser profondément. La victoire de Marengo (14 juin) changea brusquement la face des choses.

Elle fut, suivant le mot d'Hyde de Neuville, le baptême de la puissance personnelle de Napoléon, et le président du Vezet écrivit justement : Bonaparte, dont un seul revers eût précipité la chute, s'affermit par des victoires et paraît un géant. La journée de Marengo n'est pas importante seulement au point de vue militaire ; elle marque une date dans l'histoire intérieure. Elle grandit Bonaparte en gloire et en popularité. Quand le général vainqueur revint à Paris, en toute hâte et sans terminer la campagne (2 juillet), car il avait eu vent des conciliabules tenus en son absence, l'accueil fut enthousiaste. Les faubourgs, immobiles au coup d'État, tranquilles au plébiscite, manifestèrent pour la première fois. Ils acclamèrent le héros qui, de son côté, n'estimait aucun hommage excessif.

Vous ne savez pas ce que c'est que le gouvernement, vous autres, dit-il à Rœderer (le 2 août) ; vous n'en avez pas une idée. Il n'y a que moi qui par ma fonction sache ce que c'est que le gouvernement. Les Français ne peuvent être gouvernés que par moi. Je suis dans la persuasion que personne autre que moi, fût-ce Louis XVIII, fût-ce Louis XIV, ne pourrait gouverner en ce moment la France. Si je péris, c'est un malheur !

Il pouvait maintenant répondre au comte de Provence (7 septembre) :

J'ai reçu, Monsieur, votre lettre ; je vous remercie des choses honnêtes que vous m'y dites. Vous ne devez pas souhaiter votre retour en France ; il vous faudrait marcher sur 100.000 cadavres. Sacrifiez votre intérêt au repos et au bonheur de la France.

Le même jour, Lebrun écrivit de son côté :

Soyez sûr que le Premier consul a les vertus aussi bien que le courage d'un héros et que sa jouissance la plus douce sera de donner des consolations à nos malheurs.

Lebrun n'était plus royaliste.

En Italie, la petite troupe de Willot se disloqua. Du grand mouvement qu'on avait espéré dans le Midi, il ne resta que des bandes isolées de barbets dans les Alpes-Maritimes, de chauffeurs, de compagnons de Jésus et du Soleil autour de Lyon et dans la vallée du Rhône : bandes de brigands en vérité, et pour lesquelles le royalisme n'était qu'un prétexte. — Les comités s'évanouirent et les correspondances cessèrent. L'agence d'Augsbourg se dispersa, puis essaya de se reconstituer à Bayreuth, en territoire prussien. Wickham demanda à Précy justification de l'argent qui lui avait été confié, et rentra en Angleterre. Fouché, qui excellait en ces sortes de poursuites, découvrit et dénonça l'agence de Bayreuth (28 mai 1801). Sur la demande du gouvernement français, les membres de l'agence furent arrêtés par la police prussienne et maintenus en prison (jusqu'en août 1802). — En décembre 1800, les Condéens furent avisés que l'Angleterre renonçait à payer leur entretien. Ceux qui manifestèrent le désir de rester au service britannique furent envoyés en Égypte. Les autres, de beaucoup les plus nombreux, reçurent une gratification, et furent licenciés. L'armée de Condé disparut ainsi. A Mitau, le 21 janvier 1801, date anniversaire de l'exécution de son frère, Louis XVI reçut un ordre d'expulsion du tsar, et le lendemain, en plein hiver, le comte de Lille ou de l'Isle dut partir avec sa petite cour, qu'il licencia à Memel. Il ne savait où aller. Il était maintenant presque seul et sans ressources. Le roi de Prusse consentit à son installation provisoire à Varsovie.

Cadoudal était revenu de Londres en Bretagne (3 juin 1800). Mais la chouannerie, comme l'insurrection manquée du Midi, dégénérait en brigandage. Ce n'était plus la Vendée héroïque d'autrefois, mais la Calabre. Les incidents de la lutte deviennent des faits divers ou des causes célèbres. C'est ainsi que, le 23 septembre 1800, un marquis, un comte, et quelques amis, dont un nommé Gaudin dit Monte-au-ciel, précédemment condamné à mort comme voleur de grand chemin, enlevèrent : dans son château de Touraine le sénateur Clément de Ris, firent main basse sur l'argenterie, et exigèrent une rançon de 50.000 francs. Fouché s'adressa à son ami Bourmont, qui délégua quatre de ses affidés. Grâce à eux, le sénateur fut remis en liberté (10 octobre). Les autorités continuèrent les recherches et les coupables furent exécutés le 3 novembre 1801. Dans le Finistère, une bande commandée par Le Cat, dit la Volonté, terrorisait la campagne et finit par assassiner, le 19 novembre 1800, Audrein, l'évêque constitutionnel de Quimper, en route pour une tournée de confirmation. De septembre 1800 à février 1801, 1.200 Chouans furent emprisonnés, dont 250 subirent la peine capitale pour meurtres, incendies, extorsions, vols et pillage ; 150 moururent en résistant aux soldats chargés de les arrêter. Bernadotte, qui avait succédé à Brune, organisa dans l'été de 1801 une grande battue. Des compagnies d'éclaireurs fouillèrent les bois et les villages. Le champ d'opérations de l'armée de l'Ouest fut réduit à la 13e division militaire (Rennes) le 13 août 1801, Cadoudal retourna en Angleterre à la fin de l'année, la dernière fusillade retentit le 3 janvier 1802, et l'armée de l'Ouest fut supprimée le 21 mai. Ce fut désormais à la gendarmerie de maintenir l'ordre.

A la veille de Marengo, le parti royaliste pouvait encore faire illusion. Au lendemain de Marengo, il s'effondra. Tout lui manque à la fois. Il ne lui reste rien. Bonaparte prend alors, de sa propre autorité, une mesure aussi audacieuse que profondément habile.

L'arrêté du 20 octobre 1800, contraire à la Constitution et contraire à la légalité — car il est évident qu'une mesure de cette importance ne pouvait être prise que par voie législative —, raya d'un seul trait de plume — ce sont les expressions mêmes de Bonaparte — 52.000 individus de la liste des émigrés ; savoir tous ceux qui ont été portés sous la qualification de laboureurs, journaliers, ouvriers et ouvrières, qui ont été inscrits collectivement et sans dénomination individuelle, toutes les femmes, sauf celles qui ont émigré en abandonnant leurs maris, les mineurs de moins de seize ans au 25 décembre 1799, les ecclésiastiques qui, étant assujettis à la déportation, sont sortis de France pour obéir à la loi, d'autres catégories encore d'émigrés. Une seule condition était imposée : la promesse de fidélité à la Constitution. L'arrêté du 20 octobre 1800 enleva à Louis XVIII près de la moitié des sujets qu'il se flattait d'avoir encore autour de lui, à l'étranger, comme émigrés.

Plus encore que l'Autrichien, c'est le roi de France qui a donc été le vaincu à Marengo. Le roi, mais non la monarchie. Nombreux étaient les monarchistes dans l'entourage de Bonaparte. Ils avaient vu avec joie le Premier consul signifier son congé à Louis XVIII et le parti royaliste tomber en ruines. Mais la monarchie leur paraissait nécessaire, et le monarque ne pouvait être que Bonaparte. Leur chef n'était autre que Lucien, le ministre de l'Intérieur. Il avait l'intelligence vive, l'imagination ardente et la décision prompte. Il crut le moment venu. Le 1er novembre 1800, il envoya officiellement à tous les fonctionnaires de son département une brochure intitulée Parallèle entre César, Cromwell, Monk et Bonaparte, fragment traduit de l'anglais. Trois éditions furent épuisées en cinq jours. L'opuscule avait été rédigé par Fontanes ou par Lacretelle ; à la fin, Lucien y avait ajouté quelques déclamations de son cru.

C'est à des Martel, à des Charlemagne, et non à des Monk (ou à des Cromwell), qu'il convient de comparer Bonaparte. Il faut franchir deux mille ans pour trouver un homme en quelque point semblable à lui. Cet homme, c'est César.... (Mais) César a été le chef des démagogues.... Bonaparte au contraire a rallié la classe des propriétaires et des hommes instruits contre une multitude forcenée.... Le Premier consul, loin (l'ébranler comme César toutes les idées conservatrices de la société, leur rend leur antique splendeur.... Heureuse république s'il était immortel ! Mais le sort d'un grand homme est sujet à plus de hasards que celui des hommes vulgaires. Ô nouvelles discordes ! Ô calamités renaissantes ! Si tout à coup Bonaparte manquait à la patrie, où sont ses héritiers ? Où sont les institutions qui peuvent maintenir ses exemples, et perpétuer son génie ? Le sort de 30.000.000 d'hommes ne tient qu'à la vie d'un seul homme !

Quelques-unes des idées fondamentales de la politique napoléonienne sont ici définies avec une remarquable netteté. Conservation ! Stabilité ! Et cette angoissante question : puisque Bonaparte, seul, fait tout, qu'arriverait-il s'il manquait ? Ce n'est pas seulement par ambition, mais par la plus impérieuse des nécessités que Bonaparte a dû, sans cesse, chercher à consolider son pouvoir, et que, pour le consolider, il a été amené à l'étendre toujours plus. Mais n'était-il pas prématuré de se le demander ? L'émotion fut vive dans les cercles politiques. Les républicains s'indignaient, Joséphine s'inquiétait. On parlait d'héritier : elle n'en avait pas donné à Bonaparte. Une restauration aurait rendu le divorce inutile ; mais on venait de rompre avec le roi. Joséphine fit donc cause commune avec les républicains, et jamais son entente avec Fouché ne fut plus étroite. Fouché fit agir Moreau, qui représenta au Premier consul le mécontentement de l'armée ; il saisit la brochure et manda aux préfets d'en cesser la distribution ; il eut, en présence de Bonaparte, une querelle violente avec Lucien (3 novembre). La nation n'est pas encore mûre pour l'hérédité, confessa le Premier consul à un de ses familiers (6 novembre). Lucien fut obligé de quitter l'Intérieur (6 novembre) ; son frère le nomma ambassadeur en Espagne. Par contre, Carnot, auquel les républicains avaient pensé pendant l'absence de Bonaparte, avait déjà rendu la Guerre à Berthier (8 octobre) et n'était plus rien. Quant au Premier consul, il affecta en public de tourner en ridicule les insinuations du Parallèle.

C'est de la folie, dit-il, jamais l'hérédité n'a été instituée, elle s'est établie d'elle-même ; elle est trop absurde pour are instituée Comme une loi.

 

IV. — LA MACHINE INFERNALE.

DEUX conspirations venaient d'être découvertes. Le 10 octobre, la police arrêta Joseph Arena — le frère du député dont on racontait faussement qu'il avait menacé Bonaparte de son stylet à Saint-Cloud —, le peintre Topino-Lebrun, le sculpteur Ceracchi et un ancien employé de bureau au Comité de salut public, compatriote de Barère, nommé Demerville. Ils étaient inculpés d'avoir voulu assassiner le Premier consul à l'Opéra, au cours d'une représentation. La réalité du complot de l'Opéra est plus que douteuse. Les dénonciations vinrent, non de Barère, comme on l'a cru longtemps, mais d'un ancien député aux Cinq-Cents, cousin de Demerville, Raymond de Barennes (qui mourut au cours des conciliabules), et surtout d'un capitaine qui joua le rôle d'agent provocateur au service de la police, Jacques Haret. Elles semblent avoir été transmises au Premier consul par l'intermédiaire de Lannes et de Bourrienne, comme s'ils avaient voulu insinuer que Fouché était incapable ou qu'il pactisait secrètement avec les anarchistes. Fouché, mis en cause, sévit, et fit grand bruit du complot. Les corps constitués félicitèrent solennellement le Premier consul d'avoir ainsi échappé aux criminels desseins des Jacobins, dont le procès commença aussitôt.

Fouché redoubla de surveillance. Sa police s'empara le 8 novembre d'un ingénieur, Chevalier, et de son aide, Veisser. Depuis de longues années, Chevalier faisait des recherches et des expériences sur la fabrication de la poudre et des armes. Il combinait l'invention d'une sorte de bombe pour la Marine. Mais il était d'opinion républicaine. La bombe devint un petit globe infernal destiné à l'assassinat de Bonaparte. Évidemment, c'était un nouveau complot. Plusieurs arrestations furent opérées parmi les Jacobins des faubourgs, Bernard Metge, un révolutionnaire mystique et communautaire, Chapelle, Humbert, d'autres encore. II fut convenu que Chevalier et ses complices se proposaient de faire un coup sur la route de la Malmaison. Rien n'est moins certain.

Par contre, les royalistes conspiraient, et sérieusement. Dans l'évolution rapide de leur parti depuis le coup d'État, ici commence la dernière phase : après la chouannerie, les agences ; après les agences, les complots et les attentats. Le 19 juin 1800, Cadoudal écrivait qu'on préparait à Paris un coup essentiel. Des cinq ou six Chouans qu'il envoya de Bretagne pour faire l'opération, deux seulement persistèrent dans l'entreprise : Limoélan et Saint-Rejant. Ils se cachèrent si bien que la police perdit leur trace. Elle ne réussit à découvrir qu'un survivant du comité anglais de Monsieur. Le chevalier de Margadel, dit Joubert, qui depuis le printemps s'était réfugié à Saint-Germain, fut arrêté le 29 octobre, jugé par une commission militaire et fusillé le 16 novembre. Limoélan et Saint-Rejant continuèrent, en quelque sorte, les deux conspirations Jacobines de l'Opéra et de la Malmaison. Avec l'aide de Carbon, qu'ils recrutèrent à Paris, ils fabriquèrent une machine infernale. Ils la placèrent sur une charrette et, le 24 décembre au soir, comme Bonaparte allait des Tuileries à l'Opéra et que sa voiture sortait de la rue Saint-Nicaise. Saint-Rejant, désigné par le sort pour commander l'explosion, faisait éclater la machine. Il y eut 22 morts et $6 blessés. Bonaparte ne fut pas atteint. On lui fit an théâtre une ovation indescriptible. L'indignation était violente : Aux entractes, dans les loges, dans les corridors, dans le foyer, raconte un témoin, il n'y avait qu'un cri :Ce sont les Jacobins !

Pourquoi eux, et non les royalistes ? C'est que le régime consulaire commençait à porter ses fruits. Il ne durait que depuis un an ; mais les esprits étaient déjà façonnés à l'évidence de cette idée que les révolutionnaires seuls sont capables de commettre des crimes. Le tapage organisé autour des complots de l'Opéra et de la Malmaison n'avait pas peu contribué à en propager la croyance. Quand il avait dit : Voulez-vous que je vous livre aux Jacobins ! Bonaparte avait tout dit, et la menace lui semblait si terrible qu'elle servait d'argument péremptoire. A la vérité, les Jacobins ne l'avaient gêné en rien, depuis un an. Mais il ne lui déplaisait pas qu'on les confondit avec les républicains. — La session de l'an IX avait été ouverte au Corps législatif le 22 novembre. Deux des premiers projets de loi déposés par les conseillers d'État avaient trait à l'organisation judiciaire (27 novembre et 2 décembre) ; le gouvernement en avait opéré ensuite le retrait (6 décembre). Il les jugeait insuffisants. Au moment où le complot de l'Opéra fut divulgué, il avait déjà eu le dessein de proscrire un certain nombre de Jacobins, et il aurait voulu pouvoir le faire par un procédé légal qui n'eût pas l'apparence d'une mesure exceptionnelle. Aussi, quand le 25 décembre les corps constitués vinrent aux Tuileries présenter au Premier consul leurs félicitations, — qui d'ailleurs n'avaient jamais été plus sincères, car la popularité de Bonaparte grandissait de toute l'horreur du crime tenté contre lui, — la question fut-elle nettement posée.

Le gouvernement, déclara Bonaparte au Corps législatif, a l'intention de proposer sous peu de jours des mesures propres à réprimer et prévenir de pareils événements. L'attentat de la veille est l'œuvre des gens qui ont déshonoré la Révolution et souillé la cause de la liberté par toutes sortes d'excès, et notamment peu la part qu'ils ont prise aux journées des massacres de septembre et autres semblables.

Personne ne doutait de la culpabilité des Jacobins. Seul, Fouché attribuait le crime à l'or des Anglais. On ne le croyait pas. Portalis lut en séance plénière du Conseil d'État, le 26 décembre, un rapport sur le projet de tribunaux criminels spéciaux qui était en préparation. Bonaparte s'indigna.

Il faut du sang, dit-il, il faut fusiller autant de coupables qu'il y a eu de victimes, en déporter deux cents et profiter de cette circonstance pour en purger la République. — Les métaphysiciens sont une sorte d'hommes à qui nous devons tous nos maux.

Le maitre voulait une loi sévère. Les conseillers s'en occupèrent le lendemain (27 décembre). Mais la loi passerait-elle ? Plusieurs en doutaient, ceux-là mêmes qui étaient les partisans les plus décidés de la réaction : Rœderer et Regnaud. On ne sait qui de Cambacérès ou de Talleyrand suggéra le premier qu'on pouvait procéder par un acte de gouvernement, c'est-à-dire par un arrêté de forme plus solennelle que d'ordinaire. L'idée était pratique. Mais des bruits singuliers commençaient à circuler : Fouché était sur la trace des coupables. La machine infernale aurait été fabriquée, non par des Jacobins, mais par des royalistes ! Que faire ? Renoncer aux proscriptions projetées ? Bonaparte n'y pensa même pas : il trouvait l'occasion trop favorable. Publier l'arrêté de sa propre autorité ? Mais n'était-ce pas trop se découvrir ? Alors, à qui s'adresser, puisqu'on jugeait prudent de renoncer au concours du Tribunat et du Corps législatif ? Il ne restait que le Sénat. Mais le Sénat était-il qualifié pour intervenir ? S'il ne l'était pas, il le deviendrait. Le Sénat doit être l'appui de la Constitution, déclara Bonaparte le 29 décembre. Fouché était maintenant certain que les royalistes seuls étaient coupables de l'attentat. Néanmoins, Bonaparte lui fit écrire un rapport pour dénoncer les Jacobins, avec une liste de 130 citoyens à déporter. Le Conseil d'État dégagea sa responsabilité en émettant l'avis qu'il y avait là un acte de gouvernement nécessaire à la conservation de la Constitution ; le Premier consul approuva la délibération (4 janvier 1801) et le Sénat enregistra la mesure conservatrice de la Constitution (5 janvier). Ainsi fut voté le premier sénatus-consulte.

Les semaines qui suivent appartiennent à la police. Jacobins et royalistes furent également pourchassés. Fouché arrêta une centaine de royalistes, et, parmi eux, quelques-uns des plus notoires amnistiés de l'Ouest, Suzannet, d'Andigné, Bourmont lui-même, qui pourtant avait donné des gages de dévouement : en décembre, son beau-frère Becdelièvre était parti pour la Bretagne afin d'assassiner Cadoudal ; le traître avait du reste été démasqué, fusillé par les Chouans de Georges. Les hommes furent enfermés au Temple, les femmes aux Madelonnettes. Ensuite on fit un triage. Les uns furent placés sous la surveillance de la police, les autres allèrent dans les prisons d'État. Les auteurs de la machine infernale avaient été arrêtés en janvier 1801, Carbon le 8, Saint-Rejant le 27. Limoélan s'échappa. Ses deux complices furent traduits devant le tribunal criminel de la Seine le ter avril, condamnés à mort et exécutés (21 avril). Les Jacobins nommés dans la liste de déportation ne furent pas les seuls arrêtés ; beaucoup d'autres furent poursuivis et mis en surveillance. Plus tard, Fouché essaya par des lenteurs calculées de réduire les déportations. La liste des cent trente Jacobins inscrits dans l'acte de gouvernement était fort disparate. D'anciens Conventionnels et membres des Conseils comme Choudieu, Talot, Destrem voisinaient avec des exagérés comme Marchand (l'un des auteurs de la révolution du 31 mai 1793), Fournier l'Américain, Charles liesse, Félix Lepeletier, le général Rossignol. Trente-deux échappèrent à la déportation ; ils furent placés sous la surveillance de la police après une incarcération de durée variable en prison d'État ; soixante-douze furent envoyés aux Seychelles dès 1801 (cinquante-deux y moururent, vingt revinrent en France de 1803 à 1810), les vingt-six autres furent détenus aux îles de Ré et d'Oléron, au fort de Joux, dans diverses prisons de Paris ou des départements. En 1804, on les réunit, on leur adjoignit d'anciens détenus déjà relaxés (comme Destrem), et on les envoya en Guyane (six y moururent, vingt furent rapatriés en 1809). On compte donc, au total, quatre-vingt-dix-huit déportés, dont quarante seulement ont pu revenir en France sous la surveillance de la police ; cinquante-huit sont morts en déportation. Une commission militaire jugea les affiliés du complot de la Malmaison : cinq furent fusillés à Grenelle (le 13 et le 20 janvier). Le tribunal criminel de la Seine condamna à mort les quatre conjurés de l'Opéra. On les guillotina le 31 janvier 1801.

Entre temps, le projet de loi sur les tribunaux criminels spéciaux était soumis aux Assemblées. Il permettait au gouvernement d'instituer dans les départements où il le jugerait nécessaire un tribunal criminel spécial, mi-partie civil, mi-partie militaire, jugeant sans jury et sans appel, et pouvant prononcer tous les degrés de pénalité, y compris la mort, contre les actes de brigandage, de vol sur les grands chemins et dans les campagnes, d'assassinats et de voies de fait, d'incendies, de fausse monnaie, d'embauchage de militaires, de rassemblements séditieux et de violences à l'égard des acquéreurs de biens nationaux. Il avait paru inutile de définir à part le cas spécial d'attentat contre la sûreté des membres du gouvernement. La discussion au Tribunat fut très vive. Elle dura du 19 janvier au 3 février. Successivement, Isnard, Benjamin Constant, Desrenaudes (l'ancien vicaire général de Talleyrand devenu son confident), Chazal, Daunou, Chénier, Ginguené, Bailleul, Picault, Parent-Réal, Garat-Mailla dénoncèrent l'arbitraire et le danger de la juridiction nouvelle, les périls dont elle menaçait la liberté des citoyens. Au contact des conseillers d'État, les tribuns avaient pris l'usage d'une éloquence d'affaire, claire, précise, solide. Quelques-uns des discours qui furent alors prononcés sont parmi les plus intéressants de la tribune française. Cette quinzaine marque la date de la dernière grande bataille parlementaire : il faudra, pour en voir d'autres, attendre le retour des Bourbons. Le projet ne passa que par 49 voix contre 41. Les tribuns Duveyrier, Siméon et Caillemer, qui avaient parlé pour l'adoption, furent chargés de porter au Corps législatif le vœu du Tribunat, ce vœu qu'aurait retourné un déplacement de cinq voix seulement. Les conseillers d'État Français (de Nantes), Portalis et Berlier parlèrent dans le même sens, et, après avoir entendu ainsi six discours semblables, les législateurs votèrent la loi par 192 voix, contre l'importante minorité de 88, sur 280 votants (7 février).

Un arrêté du 23 février institua des tribunaux criminels spéciaux dans 26 départements de l'Ouest et du Midi ; d'autres départements en furent ultérieurement pourvus ; en 1806 on en créait encore de nouveaux, et la juridiction nouvelle dura jusqu'à la fin de l'Empire, concurremment avec les conseils de guerre permanents dans les divisions militaires territoriales et avec les commissions militaires extraordinaires à procédure expéditive. L'histoire de ces juridictions exceptionnelles n'a pas encore été écrite. S'il y a eu sous le Directoire une terreur fructidorienne, son renouvellement doit porter le nom de terreur consulaire. En septembre 1801, les tribunaux criminels spéciaux avaient déjà prononcé 724 jugements. Leur activité a certainement contribué à réduire le brigandage des bandes qui terrorisaient l'Ouest, le Midi et quelques-uns des départements nouvellement réunis. Peut-être la juridiction ordinaire aurait-elle suffi à la même tâche.

Bonaparte avait suivi en frémissant les discussions du Tribunat. A la fin de la session de l'an VIII il n'était que mécontent des Assemblées. La session de l'an IX (du 22 novembre 1800 au 21 mars 1801) l'exaspéra. Il s'écriait :

Ils sont là douze ou quinze métaphysiciens bons à jeter à l'eau. C'est une vermine que j'ai sur les habits. Il ne faut pas croire que je me laisserai attaquer comme Louis XVI. Je ne le souffrirai pas.... Je suis soldat, enfant de la Révolution. Sorti da sein du peuple, je ne souffrirai pas qu'on m'insulte comme un roi.