HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE IV. — LE DÉCLIN ET LA CHUTE DE LA MONARCHIE (21 JUIN 1791 - 10 AOÛT 1792).

CHAPITRE PREMIER. — VARENNES ET LA FIN DE L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.

 

 

I. — LA FUITE ET L'ARRESTATION DU ROI.

DEPUIS le mois d'avril le Roi et la reine avaient concerté leur fuite avec leurs conseillers, et surtout avec Bouillé, qui commandait à Metz. Le Roi s'était entendu avec les ministres pour laisser, en partant, une Déclaration, adressée à tous les Français.

Le Roi se plaint de tous les outrages subis, seule récompense de ses sacrifices : la destruction de la royauté, tous les pouvoirs méconnus, les propriétés violées, la sûreté, des personnes mise partout en danger... une anarchie complète. — La convocation des États généraux, le doublement des députés du Tiers État... tous les retranchements que le Roi avait faits sur sa dépense personnelle, tous les sacrifices qu'il a faits à ses peuples dans la séance du 23 juin, enfin la réunion des ordres, opérée par la manifestation du vœu du Roi, mesure que Sa Majesté jugea alors indispensable pour l'activité des États généraux : tous ses soins. toutes ses peines, toute sa générosité, tout son dévouement pour son peuple, tout a été méconnu, tout a été dénaturé.

Ensuite la Déclaration royale entre dans une critique détaillée de la Constitution. D'abord, le Roi n'a aucune participation à la confection des lois ; il a le simple droit d'empêcher, jusqu'à la troisième législature, tons les objets qui ne sont pas réputés constitutionnels. La justice se rend en son nom ; mais il ne nomme plus que les commissaires du Roi, lesquels ont très peu de pouvoir. L'administration intérieure lui échappe ; elle est remise tout entière aux départements, aux districts, aux municipalités, corps élus, trop nombreux et sans force ; les sociétés des Amis de la Constitution, qui ne sont pas responsables, sont bien plus fortes qu'eux, et par là l'action du gouvernement devient nulle. Le Roi dispose, en droit, des forces militaires. En réalité, tout le travail de formation de l'armée et de la marine a été fait par les comités de l'Assemblée, sans la participation du Roi ; tout, jusqu'au moindre règlement de discipline, a été fait par eux ; et, s'il reste au Roi le tiers ou le quart des nominations suivant les occasions, cela devient à peu près illusoire par les obstacles et les contrariétés sans nombre que chacun se permet contre le choix du Roi. Les Affaires étrangères sont la prérogative du Roi. En fait, le choix du Roi pour les places d'ambassadeurs est nul. Puis, la révision et la confirmation des traités, que s'est réservées l'Assemblée nationale, et la nomination d'un Comité diplomatique détruisent absolument le droit du Roi de conduire les négociations : Quelque franchise qu'on mette à ces négociations, est-il possible d'en confier le secret à une Assemblée dont les délibérations sont nécessairement publiques ? — L'administration des finances n'appartient plus au Roi ; tout a été ôté à son inspection ; il ne lui reste que quelques serviles nominations, et pas même la distribution de quelques gratifications pour secourir les indigents. — Le Roi connaît les difficultés de cette administration. Il se plaît cependant à énumérer les fautes de l'Assemblée : l'absence d'un tableau des recettes et des dépenses, l'abolition des impôts, dont la lourdeur, à la vérité, pesait beaucoup sur les peuples, mais qui donnaient des ressources assurées ; les contributions ordinaires très arriérées, et la ressource extraordinaire des douze cents premiers millions d'assignats presque consommée.

L'Assemblée, par ses Comités, cumule tous les pouvoirs ; elle exerce même par son Comité des recherches un véritable despotisme. D'autre part, les sociétés des Amis de la Constitution forment une immense corporation plus dangereuse qu'aucune de celles qui existaient auparavant. Il y a là de graves périls pour la France et pour la liberté. Le Roi ne pense pas qu'il soit possible de gouverner un royaume d'une aussi grande étendue et d'une aussi grande importance que la France par les moyens établis par l'Assemblée nationale.

Enfin Louis XVI rappelle tous les affronts qu'il a subis, le 14 juillet, le 6 octobre, l'arrestation de Mesdames, ses Lentes, l'empêchement de son voyage à Saint-Cloud, après lequel il fut contraint de rester et de rentrer dans sa prison, — car, après cela, on ne saurait appeler autrement son palais. Et, suivant sa coutume, le Roi, père de ses peuples, adjure ses enfants, au nom de la religion et des séculaires traditions de la monarchie :

Français, et vous surtout, Parisiens, vous, habitants d'une ville que les ancêtres de Sa Majesté se plaisaient à appeler la bonne ville de Paris, méfiez-vous des suggestions et des mensonges de vos faux amis ; revenez à votre Roi ; il sera toujours votre père, votre meilleur ami : quel plaisir n'aura-t-il pas à oublier toutes ces injures personnelles et de se revoir au milieu de vous, lorsqu'une Constitution, qu'il aura acceptée librement, fera que notre sainte religion sera respectée, que le gouvernement sera établi sur un pied stable... et qu'enfin la liberté sera posée sur des bases fermes et inébranlables !

Le plan d'évasion du Roi avait été soigneusement préparé. Le Roi se dirigerait vers Montmédy, en passant, non par Reims, la ville du sacre, où il craignait d'être reconnu, mais par Châlons, Sainte-Menehould, Clermont, Varennes et Dun-sur-Meuse. A Montmédy, il pourrait donner la main aux 15.000 Autrichiens qui déboucheraient par le Luxembourg ; là, appuyé sur des troupes fidèles et sur l'armée étrangère, il ordonnerait la dissolution de l'Assemblée.

Des postes avaient été placés après Châlons, pour protéger la marche du Roi et couper les communications avec Paris : d'abord à Pont-de-Somme-Vesle, trois lieues au delà de Châlons, où se trouveraient 40 hussards de Lauzun, sous les ordres du colonel comte de Choiseul, et de Goguelat, capitaine de l'état-major de Bouillé ; puis, à Sainte-Menehould, 33 dragons, commandés par le capitaine d'Andouins ; à Clermont, 140 dragons de Royal-et-Monsieur, sous le colonel de Damas ; à Varennes, 60 hussards de Lauzun ; à Dun, 100 hussards ; à :Monzon, 50 cavaliers de Royal-Allemand ; à Stenay, 300 du même régiment, sous le lieutenant-colonel de Mandell ; en tout 723 hommes. Pour expliquer ces mouvements de troupes on avait répandu le bruit qu'on attendait un trésor, destiné au paiement des régiments de la frontière. Le trésor devait arriver au premier poste vers deux heures de l'après-midi ; les troupes de ce poste l'escorteraient et se grossiraient sur la route de tous les détachements qui l'accompagneraient ensemble jusqu'au but assigné. Tout était bien concerté par Bouillé. Mais il fallait mener vivement l'opération et prendre garde à l'état d'esprit de l'armée et des populations de l'Est.

L'armée était en pleine dissolution, et il était à craindre que les hommes, même ceux des régiments étrangers, une fois informés de ce que l'on attendait d'eux, ne fussent circonvenus par les patriotes. Bouillé, jusqu'alors sûr de ses régiments, s'inquiétait ; il fut obligé, le dernier jour, de changer ses dispositions à Montmédy, de renvoyer à Mézières le régiment allemand de Bouillon, qui était en effervescence, et de le remplacer par un bataillon de Nassau, venant de Thionville. Il ne confia le secret qu'au dernier moment à quelques-uns des chefs de poste, d'Andouins, d'Eslon et de Mandell. Comme d'Eslon, désigné pour commander le poste de Varennes, lui inspirait peu de confiance, il le manda à Stenay ; et cette entrevue le rassura si bien qu'il le plaça au poste, plus important, de Dun, — mais du même coup il affaiblissait celui de Varennes, qui se trouva commandé par un jeune sous-lieutenant. Les populations de la Champagne et de l'Argonne, très patriotes, ne savaient que penser de ce déploiement inusité de forces. S'agissait-il de réprimer des soulèvements de paysans du côté de Pont-de-Somme-Vesle, ou de protéger le passage d'un émigré ? Car on ne croyait guère à la fable du trésor. L'émigration des tantes du Roi, qui avait provoqué des troubles en Bourgogne, puis, le bruit de la fuite du Roi qui était répandu depuis quelque temps par les journaux patriotes, très lus dans les sociétés populaires, rendaient le peuple soupçonneux. Cette fermentation populaire était le plus grand danger.

Aux Tuileries, il avait fallu mettre bien des personnes dans le secret : les trois gardes du corps qui devaient accompagner le Roi, Mmes de Tourzel et Campan, dames d'honneur de la reine, et le comte de Fersen, qui avait combiné les moyens d'évasion. On jasa. Des dénonciations, plus ou moins vagues, affluèrent à l'Hôtel de Ville. Les journaux ne parlaient plus que de la fuite du Roi : les patriotes, comme Marat, pour réveiller le peuple de sa torpeur ; les royalistes, pour l'endormir. Ces bruits circulaient depuis si longtemps que la Fayette n'y prit point garde.

Le Roi et la famille royale avaient pris un passeport, signé par le Roi et contresigné par le ministre des Affaires étrangères, Montmorin :

De par le Roi, à tons officiers civils et militaires, chargés de surveiller et, de maintenir l'ordre public dans les différents départements du royaume et tous autres qu'il appartiendra. Salut : Nous vous mandons et ordonnons que vous ayez à laisser librement passer la baronne de Korff, allant à Francfort avec deux enfants, une femme et un valet de chambre et trois domestiques, sans lui donner ni souffrir qu'il lui soit donné aucun empêchement : le présent passeport valable pour un mois seulement. — Donné à Paris le 5 juin 1791. Louis. — Par le Roi, MONTMORIN.

Le valet de chambre, c'était le Roi, en grande redingote marron et chapeau rond.

Le 20 juin, après avoir dîné et reçu la Fayette à dix heures, le Roi se coucha ; puis, quand il vit son valet de chambre profondément endormi, il se leva. Par des portes dérobées, le Roi, le dauphin, Madame Royale et Madame Élisabeth pénétrèrent dans l'appartement du duc de Villequier, à l'entresol, depuis longtemps inhabité, et sortirent successivement par la porte qui donnait dans la cour des Princes et que ne gardait aucune sentinelle. Ils devaient se rendre à l'extrémité de la cour du Carrousel, à l'angle de la rue de l'Échelle, où les attendait le comte de Fersen, avec une voiture. La reine partit la dernière ; mais elle s'égara dans les ruelles et les impasses du Carrousel, ou peut-être s'y réfugia un moment, de peur d'être reconnue, et elle arriva au rendez-vous avec plus d'une demi-heure de retard. Tous montèrent dans la voiture, que conduisait Fersen. On fit un grand détour par le faubourg Saint-Honoré, pour s'assurer que la berline, construite à grands frais pour le voyage, et remisée dans ce quartier, était bien partie pour la barrière Saint-Martin, où le Roi devait la trouver. A la porte Saint-Martin, Fersen avança sa voiture tout contre la berline, de sorte que les voyageurs purent y prendre place sans être vus du cocher, et il les accompagna jusqu'à Bondy. Là il les quitta, et la voiture continua sa route, emportant le Roi, la reine, les enfants et leur gouvernante et trois gardes du corps. Des femmes de chambre de la reine suivaient, dans une autre voiture. Le Roi n'avait avec lui aucun personnage de confiance et de ressource.

Le jour commençait à poindre ; on avait perdu plus de deux heures ; or l'horaire avait été exactement fixé, et les divers postes qui jalonnaient la route après Chatons attendaient le passage du trésor aux heures déterminées. On ne regagna pas le temps perdu ; bien au contraire, il fallut, presque au début du voyage, faire une réparation à la berline, ce qui prit encore une heure.

Le Roi devait être à deux heures à Pont-de-Somme-Vesle. Choiseul y était arrivé le matin à onze heures, en compagnie de Léonard, coiffeur de la reine, chargé de la garde des bijoux de sa maîtresse ; Goguelat y était à midi avec ses quarante hussards. Trois heures, quatre heures sonnèrent, et le Roi n'arrivait pas. La position de Goguelat devenait difficile ; les paysans des environs, qui avaient eu des contestations violentes avec leur seigneur, M. d'Elbeuf, craignant ces forces, s'attroupaient et murmuraient. Choiseul eut peur. Il dépêcha Léonard vers Montmédy avec mission de remettre sur la route aux chefs de poste un billet les avisant que le trésor ne passerait pas. Après cinq heures, Choiseul et Goguelat, se retirèrent avec les hussards, non vers Sainte-Menehould, dont la municipalité était hostile, mais vers l'Argonne et Varennes, par des chemins difficiles qui retardèrent leur marche. Contrairement aux ordres de Bouillé, ils abandonnaient la grand'route, laissant le champ libre aux courriers qui certainement étaient expédiés de Paris à la poursuite du Roi.

Une heure après leur départ. le Roi arriva à Pont-de-Somme-Vesle. Il fut très surpris de n'y pas trouver les hussards ; niais, comme aucun obstacle ne se présentait, il donna l'ordre de continuer le voyage. Vers huit heures. il était à Sainte-Menehould. Là encore, pas de troupes : le capitaine d'Andouins, à la lecture du billet de Choiseul remis par Léonard, avait donné aux dragons l'ordre de desseller les chevaux. A l'arrivée de la voiture il s'approcha, et dit à voix basse : Les mesures sont mal prises ; je m'éloigne pour ne donner aucun soupçon. Il faisait encore un peu jour. Dans la voiture, dont les stores étaient levés, le maître de poste, Drouet, crut reconnaître la reine, qu'il avait vue plusieurs fois pendant ses sept ans de service au régiment des dragons de Condé ; et dans le personnage à la grande redingote il crut reconnaître le Roi, qu'il n'avait jamais vu, mais dont l'effigie, frappée sur les assignats, lui était familière. Il alla faire part de ses soupçons à la municipalité, qui délibéra en hâte, et le chargea de courir après la voiture et de la faire arrêter. Il monta à cheval sur-le-champ et partit avec Guillaume, ancien dragon au régiment de la reine, commis au directoire du district ; ils se lancèrent à bride abattue sur la route de Clermont.

Vers dix heures, le Roi arrivait à Clermont-en-Argonne, où, ne trouvant encore une fois aucun préparatif, il fut repris par l'inquiétude. Le colonel de Damas, après avoir lu le billet de Choiseul, avait fait desseller à neuf heures, et les dragons s'étaient dispersés dans la petite ville pour gagner leurs logements. La berline s'arrêta dix minutes seulement, le temps de changer de chevaux. Les voyageurs avaient hâte de repartir. Là aussi les esprits des habitants étaient mis en éveil par ces allées et venues de troupes ; la voiture, énorme, pleine de voyageurs, paraissait suspecte à la municipalité ; et l'on faisait un rapprochement entre son passage et ce singulier déploiement de forces militaires. Quand Damas se disposa à suivre la voiture avec son détachement, rassemblé en hâte, le peuple cria : Vivent les dragons ! et voulut s'opposer à leur départ. A moi, dragons ! commanda Damas ; mais, après un moment d'hésitation, ils répondirent : Vive la Nation ! C'était la défection. Damas s'enfuit avec quelques officiers, après avoir dépêché au poste de Varennes un courrier, qui par erreur se lança sur la route de Verdun. Drouet et Guillaume arrivèrent à ce montent ; ils informèrent la municipalité de Clermont, qui envoya deux courriers vers Varennes pour devancer la voiture royale, puis tous les deux coururent par des chemins à travers bois.

Il était onze heures et demie quand la berline arriva à Varennes. Cette petite ville de 1.500 âmes est située sur l'Aire : sur la rive gauche, la ville haute ; sur la rive droite, la ville basse ; entre les deux, un pont sur la rivière ; dans la ville haute, une sorte de voûte formée par le chevet de l'église ; sous cette voûte passe la route. Le poste de hussards et le relais avaient été d'abord placés à l'entrée de la ville haute ; mais, au dernier moment, on les avait transportés dans la ville basse, au delà du pont, dans la pensée qu'on pourrait plus aisément, en obstruant ce pont, arrêter les poursuites. Le Roi n'avait pas été averti de ce changement. En arrivant dans la ville haute, il est très surpris de ne pas trouver le relais. Les gardes du corps descendent, vont fouiller un bois voisin ; la reine et le Roi frappent eux-mêmes aux portes des maisons et demandent où est le relais. Ordre est donné aux postillons d'aller plus loin ; ils refusent, déclarant s'en tenir aux ordres qu'ils ont reçus du maître de poste de Clermont. Au même moment Drouet survient, aperçoit la voiture du Roi rangée le long des maisons, dans l'obscurité, descend à toute bride la grand'rue jusqu'à l'église et, entre tout essoufflé à l'auberge du Bras-d'Or, chez Leblanc. Es-tu patriote ? demande-t-il à voix basse à Leblanc. — Oui, répond l'aubergiste, et il ajoute que ceux qui l'entourent le sont comme lui. Alors Drouet dit fiévreusement que le Roi s'est enfui de Paris, que sa voiture est en haut de Varennes, qu'elle va descendre, qu'il faut l'arrêter à tout prix. On le conduit chez le procureur de la commune, Sauce, la plus haute autorité de Varennes en l'absence du maire-député Georges. C'était un épicier, qui demeurait près du pont. Il fait lever ses enfants, qui vont courir par la ville haute en criant : Au feu ! au feu ! prend soin d'obstruer le pont avec deux voitures et des meubles, et va se poster à l'auberge du Bras-d'Or, près de la voûte.

Tout Varennes s'éveille et s'agite, pendant que le poste de hussards, confié à un jeune sous-lieutenant inexpérimenté, et dispersé dans la ville basse, est encore endormi. Cependant les postillons du Roi, ayant fini par céder à ses instances, descendent la grand'rue à vive allure. Le mouvement de la rue, le va-et-rient des lumières, dans la nuit, inquiètent le Roi et la reine. On arrive au passage de la voûte ; les voitures sont arrêtées, et Sauce demande le passeport, qui lui est présenté.

Sauce prétexte l'absence de la signature du président de l'Assemblée, et invite les voyageurs à descendre dans sa maison, où il pourra mieux examiner le passeport. La baronne de Korff — Mme de Tourzel — se récrie vainement contre cette atteinte intolérable à sa liberté ; les voyageurs, jugeant inutile toute résistance, suivent Sauce, Il habitait tout près, dans la grand'rue, une petite maison : en bas, l'épicerie et une arrière-boutique ; en haut, deux pièces. Les voyageurs traversent la boutique, d'où, par un escalier étroit et sombre, ils montent aux chambres, suivis de Sauce, de Drouet, de Guillaume, de Leblanc et de plusieurs officiers municipaux. Une vive discussion s'engage. Les assignats en main, Drouet confronte l'effigie royale avec le visage du prétendu valet de chambre de la baronne de Korff, et il affirme que c'est le Roi — et puis, dit-il, qui donc, sinon le Roi, aurait eu le pouvoir de commander tous les mouvements de troupes qui depuis Sainte-Menehould agitent tout le pays ? La reine ne se contient plus et va jusqu'à dire : Si vous pensez que c'est votre Roi, vous devriez an moins le respecter davantage. Les officiers municipaux de Varennes, paysans et petits marchands, surpris par d'aussi graves événements, hésitent à se prononcer. Sauce se rappelle soudain qu'il y a à Varennes un juge au tribunal, Destez, qui a vu souvent le Roi à Paris ; il le mande. Destez arrive, entre dans la petite pièce, et, reconnaissant le Roi : Ah ! Sire, s'écrie-t-il, en se jetant à ses genoux.

Il était impossible de dissimuler plus longtemps. Eh bien ! oui, dit Louis XVI, je suis votre Roi. Voici la reine et la famille royale.... Et il se jette dans les bras du procureur de la commune et embrasse ceux qui l'entourent. La nouvelle se répand aussitôt ; le peuple accourt voir son Roi. Cet empressement tendre et cependant inquiet et bruyant, dit un témoin, était celui d'une grande famille qui vient de retrouver son père et craint encore de le perdre. Mais les Varennais sont partagés entre l'amour et la crainte ; cependant la peur l'emporte ; puis, quelques-uns se méfient ; après le discours du Roi, un vieillard, le père Géraudel, avait dit dans son patois : Sire, je n'm'y fions mie.

Alors Louis XVI essaie de gagner Sauce, ce modeste épicier, procureur d'une petite commune, qui tient la destinée du Roi de France entre ses mains. Il lui demande comment vont les affaires, s'il y a un club à Varennes, si le curé a prêté serment ; il lui explique qu'il ne songeait point à se rendre à l'étranger ; il veut seulement gagner Montmédy, pour communiquer librement avec l'Assemblée. De son côté, la reine tâche de séduire Mme Sauce ; mais tout est vain.

Cependant Choiseul et Goguelat arrivent de Pont-de-Somme-Vesle à une heure du matin, après un voyage très fatigant à travers de mauvais chemins. Ils passent le pont et vont droit au campement des soixante hussards ; mais le commandant, le sous-lieutenant Röhrig, étant parti en toute hâte pour Stenay avec de Raigecourt et le fils de Bouillé, pour avertir le général Bouillé, ils ne trouvent qu'un maréchal des logis, qui hésite, et penche pour les patriotes. Ils accourent auprès du Roi, et lui proposent de prendre les chevaux de sept hussards, à cheval ; la famille royale, escortée par eux, se frayerait ainsi un chemin jusqu'à Dun. Mais, objecte le Roi, répondez-vous qu'aucune balle ne frappera la reine, le dauphin, ou personne d'autre ? Et il refuse de tenter ce coup hardi qui pourrait le sauver. D'ailleurs, il espère encore en Bouillé ; il cherche à gagner du temps, à profiter des hésitations de Sauce, et à différer le départ, en dépit de l'impatience du peuple qui crie : A Paris ! A Paris ! Sauce, qui ne se sent pas encore en force, veut, lui aussi, traîner les choses en longueur, pour attendre les paysans et les gardes nationaux des environs qui accourent au son du tocsin. Choiseul et Goguelat, profitant de ce répit, s'évertuent à chercher des moyens de fuite ; leur projet est éventé et Drouet leur dit brutalement : Vous n'aurez le Roi que mort. Les Varennais, au fond, pensaient comme Drouet. Le Roi s'obstinant à demander qu'on lui permette de poursuivre sa route, la municipalité lui envoie plusieurs députations pour l'inviter respectueusement à retourner à Paris. Il est de plus en plus prisonnier dans Varennes, où affluent de tous les villages voisins plus de 10.000 patriotes, hommes et femmes, avec des fusils, des bâtons ou des faux. Deux canons placés près du pont, deux autres à l'extrémité de la rue, mettent les hussards du régiment de Lauzun entre deux feux. La garde nationale de Varennes entre en lutte avec les hussards du poste ; Goguelat est blessé d'un coup de pistolet. Les hussards, harangués par la municipalité, commencent à faire défection ; au moment où le Roi paraît à la fenêtre, ils crient : Vive la Nation ! et le peuple répond : Vive le Roi, vive Lauzun !

Cependant d'Eslon, averti à trois heures du matin par Bouillé fils et de Raigecourt, a quitté Dun, et franchi en deux heures les cinq lieues qui le séparaient de Varennes. Il arrive, se heurte aux voitures renversées sur le pont, est obligé de parlementer avec le commandant de la garde nationale et obtient l'autorisation de voir le Roi. Il demande à Louis XVI ses ordres. Mes ordres ! répond le Roi. Je suis prisonnier et n'en ai point à donner. A son tour, d'Eslon propose un parti énergique. Il a amené 80 hommes, qui sont dans la ville basse : il y a donc en tout 120 hommes à Varennes ; sans doute quelques-uns ont fait défection, et les autres sont disséminés et sans direction, mais on peut forcer le passage. Encore une fois, le Roi répugne aux moyens violents ; d'Eslon se retire ; il n'a plus qu'à attendre Bouillé et Royal-Allemand.

Vers sept heures arrive de Paris l'aide de camp de la Fayette, de Romeuf, porteur du décret de l'Assemblée nationale qui, avertie le 22 à sept heures du matin par le valet de chambre, avait, au milieu de la stupeur générale, suspendu le Roi. Il n'y a plus de roi en France, dit Louis XVI, et il tend le décret à la reine. Les insolents ! s'écrie-t-elle en rejetant loin d'elle le papier ; mais, comme il allait tomber sur le lit où dormait le dauphin : Je ne veux pas qu'il souille le lit de mon fils, dit-elle, et elle le reprend, le froisse et le jette à terre. On commence à murmurer ; on presse de plus en plus le départ du Roi. Louis XVI essaie encore de gagner du temps ; suivant sa coutume, il fait semblant de dormir ; une des daines de la reine, Mme de Neuville, feint de se trouver mal, et avertit sa maîtresse de sa feinte par une imperceptible pression de la main ; mais tout est inutile. Vers sept heures le Roi est forcé de partir.

Bouillé était resté à Stenay, dans l'attente. Vers trois heures, il allait retourner à Montmédy, quand, dans le silence de la nuit, il avait entendu deux chevaux galoper sur la route : c'étaient son fils et de Raigecourt qui arrivaient de Varennes à bride abattue. Informé des événements, il avait ordonné au régiment de Royal-Allemand, fort de 300 hommes, de courir à Varennes. L'ordre était parvenu, à quatre heures, au lieutenant-colonel de Mandell, qui avait pris son temps, et n'était parti qu'à cinq, peu pressé de se compromettre. Il était neuf heures quand Royal-Allemand et Bouillé approchèrent de Varennes. Le Roi était bien près déjà d'arriver à Clermont. Bouillé poursuit sa route, espérant rejoindre la voiture royale ; mais tout le pays est soulevé ; paysans, gardes nationaux accourent de toutes parts ; il est à craindre, suivant le mot de Drouet, qu'on ne puisse avoir le Roi que mort, et que Royal-Allemand ne soit cerné. Alors Bouillé se résigne à revenir à Montmédy, et, jugeant la place peu sûre, s'enfuit en Luxembourg, où le suivent son fils et plusieurs officiers.

De son côté, le Roi, entouré de 6.000 hommes à pied et à cheval, gardes nationaux et paysans lorrains, est rapidement entraîné vers Paris par le peuple qui veut à tout prix échapper à Bouillé, craint encore. A une heure et demie, il arrive à Sainte-Menehould, où, accueilli par une hostilité générale. il est obligé de subir les reproches du maire. Comme on poursuivait le voyage, on vit accourir à cheval le comte de Dampierre, châtelain des environs, qui venait assurer le Roi de son dévouement. La foule entoure le comte, qui est blessé, puis achevé dans un fossé, presque sous les yeux du Roi. Qu'est-ce ? dit Louis XVI. Ce n'est rien, lui répond-on, c'est un homme que l'on tue. A onze heures du soir, le Roi entre à Châlons. La ville était moins révolutionnaire que Sainte-Menehould : aussi les Jacobins, craignant une évasion, avaient appelé la garde nationale de Reims. Le lendemain matin, jeudi 23 juin, jour de la Fête-Dieu, le Roi assiste à la messe, mais les patriotes interrompent le service divin pour tâter le départ. Le Roi est forcé de partir à midi et arrive le soir à Épernay, ville très patriote, où il subit une harangue peu respectueuse du président du district ; la reine s'entend dire par une femme du peuple : Allez, ma petite belle, on vous en fera voir bien d'autres.

Entre Épernay et Dormans fut annoncée l'arrivée des commissaires que l'Assemblée avait désignés le 22 pour ramener le Roi : Barnave, Petion et Latour-Maubourg, accompagnés du général Mathieu-Dumas, chargé de maintenir l'ordre. Ils se présentèrent à pied à la portière de la voiture royale. Ah ! messieurs, leur dirent vivement la reine et Madame Élisabeth, en leur saisissant, le bras, qu'aucun malheur n'arrive, que les gens qui nous ont accompagnés ne soient pas victimes, qu'on n'attente pas à leurs jours : Le Roi n'a point voulu sortir de France !Non, messieurs, dit le Roi avec volubilité, je ne sortais pas, je l'ai déclaré, cela est vrai. Alors Petion lut le décret de l'Assemblée. Mathieu-Dumas prit le commandement des gardes nationales de l'escorte. Barnave s'assit entre le Roi et la reine, qui tenait le dauphin sur ses genoux ; Petion, en face de lui, entre Madame Élisabeth et Mme de Tourzel. On parla des projets de l'Assemblée nationale, des formes de gouvernement et même de la république. Barnave se montrait plein de déférence, de respect et de générosité ; déjà dans son âme naissait un sentiment tendre pour cette reine si belle et si malheureuse, dont le hasard venait de le rapprocher. Petion était bavard, d'une franchise presque insolente, d'une fatuité ridicule. On soupa et on passa la nuit à Dormans. Le Roi dut coucher dans une mauvaise auberge, et, ne put dormir, à cause des cris et des chants de la foule.

Le lendemain 24 juin, on partit par une forte chaleur, qui devint insupportable l'après-midi ; le soleil entrait dans la voiture dont les stores n'étaient point baissés, les gardes nationaux de l'escorte voulant jouir de la vue du Roi et de la reine. Le Roi descendit, à la Ferté-sous-Jouarre, chez le maire, dans une propriété splendide, dont une terrasse ombragée dominait la Marne. Il se promena avec les commissaires de l'Assemblée et les invita à dîner à sa table ; mais ceux-ci, après avoir délibéré, craignant que cette familiarité ne parût suspecte, s'excusèrent sur ce qu'ils avaient besoin de se retirer pour leur correspondance. Le soir, on était à Meaux. Le lendemain, dès six heures, départ par une chaleur torride. La voiture avançait très lentement, au milieu d'une foule grossissante de peuple et de gardes nationaux. A plusieurs reprises survinrent de graves désordres, qu'essayaient d'apaiser les commissaires de l'Assemblée. Barnave sauva la vie à un curé, menacé du sort du comte de Dampierre ; ailleurs, se jetant presque hors de la voiture, pendant que Madame Élisabeth le retenait par le pan de son habit : Cesserez-vous, tigres !... s'écria-t-il. Aux environs de Paris, un conflit éclata entre les gardes à pied et les gardes nationaux à cheval qui se disputaient le poste d'honneur prés de la voilure royale, et Mathieu-Dumas eut peine à rétablir l'ordre.

Le cortège contourna Paris, entra par la porte de la Conférence et les Champs-Élysées, où une multitude énorme l'attendait sous l'implacable soleil d'une splendide journée d'été. Un placard affiché disait : Quiconque applaudira le Roi sera bâtonné ; quiconque l'insultera sera pendu. Ce mot d'ordre fut fidèlement obéi. Aucune acclamation ; tous gardaient leur chapeau sur la tête. Les gardes nationaux ne présentaient pas les armes ; les piques des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau avaient un pain embroché dans le fer de la lance, comme pour faire entendre à Louis XVI que l'absence d'un roi ne cause point la famine. Dans ce lourd silence de tout un peuple, sous les rayons du soleil déclinant, s'avançait au pas la voiture royale entre les rangs serrés des gardes nationaux au grand bonnet à poil. C'était le convoi de la monarchie. Quand le Roi descendit devant les Tuileries, les Parisiens ne dirent mol. La reine fut accueillie par les cris de : A bas l'Autrichienne ! Devant le dauphin et Madame Royale, le peuple s'attendrit ; niais sa fureur se réveilla à la descente des trois gardes du corps habillés en courriers ; une bagarre se produisit, et les serviteurs du Roi ne durent la vie qu'à l'intervention énergique de Mathieu-Dumas et des commissaires. Dès que le Roi et la reine furent rentrés au château, les portes se refermèrent sur eux, et des gardes furent placés jusque dans leurs chambres.

 

II. — L'ESPRIT PUBLIC APRÈS VARENNES.

A LA nouvelle de la fuite du Roi, tout le royaume avait été concerné. La France sans Roi, personne ne croyait qu'elle pût vivre ainsi. D'instinct, le peuple craignit tout : guerre civile et guerre étrangère. Mais, presque aussitôt, il se ressaisit. L'Assemblée s'empara du pouvoir exécutif vacant, décida que tous les décrets votés par elle auraient force de loi, sans autre formalité que l'apposition du sceau de l'État par le ministre de la Justice ; manda les ministres et leur donna ses ordres ; décréta la mise en activité de 100.000 gardes nationaux ; suspendit les élections qui venaient de commencer dans les assemblées primaires pour la désignation des députés à l'Assemblée législative ; prit, comme on a vu, les mesures nécessaires pour faire arrêter le Roi, et aussi pour empêcher les émigrations. Dans les villes, tous les corps administratifs, municipalité, assemblée de district ou de département, souvent aussi le tribunal, parfois les généraux, oubliant leurs querelles, se réunirent spontanément en Comité permanent.

Les patriotes, soupçonnant la complicité morale des aristocrates avec la Cour, font la guerre à leurs ennemis intérieurs. Ils ferment les barrières des villes, et cherchent à empêcher l'émigration des personnes et de l'argent. Ils arrêtent les personnages de marque, à Paris, aux frontières, même dans les villes de l'intérieur ; mettent en réquisition leurs voitures, par exemple celles de la princesse de Lamballe, à Paris ; forcent à demeurer en ville des personnages qui partaient pour leurs terres, comme le marquis et la marquise de Brézé, au Mans. Les municipalités envoient les gardes nationaux saisir les armes dans les châteaux. Les incendies de châteaux et les brûlements d'archives seigneuriales reprennent. A vrai dire, depuis la Grande peur de juillet 1789, ils n'ont jamais complètement cessé, et le feu couve toujours. Maintenant la fuite du Roi. le complot, auquel on croit, de toute l'aristocratie contre la Nation, est pour le paysan un nouveau prétexte à perquisitions, à. brigandages et à incendies. Dans le Lyonnais, à Chaponnay et à l'Arbresle ; dans le Languedoc, aux environs de Montpellier, à Montpeyroux et à Arboras ; près de Gaillac, à Tauriac et à Sainte-Urcisse ; prés de Poitiers, à la Pontière ; dans le Maine, à Cuillé et à Hautefeuille ; dans beaucoup de villages de l'Ouest et du Midi, les châteaux sont brûlés ou pillés. Surprises par ces émeutes, ne disposant pas de forces suffisantes, les autorités n'osent ou ne peuvent sévir. Comment le pourraient-elles, là où les municipalités et les gardes nationales sont à la tète des insurrections ?

Dans quelques villes, surtout à Paris, le mouvement n'est plus seulement antiaristocratique ; il devient antimonarchique. Le peuple s'en prend aux insignes royaux ; sur les monuments, les enseignes des boutiques, partout, il supprime les mots roi, royal, les couronnes et les fleurs de lys. Au club des Cordeliers, séant au Musée, rue Dauphine, le 21 juin, le parti républicain, dirigé par François Robert, Camille Desmoulins, Momoro, rédige cette déclaration : Nous voilà donc au même état où nous étions lors de la prise de la Bastille : libres et sans roi. Reste à savoir s'il est avantageux d'en nommer un autre... Au Cercle Social, à la Société fraternelle des deux sexes, séant aux Jacobins, dans les Révolutions de Paris, la Bouche de fer, l'Orateur du Peuple, la propagande républicaine devient très active. Elle se poursuivra jusqu'au mois de juillet : tantôt toute théorique, philosophique, avec Condorcet ; tantôt âpre et violente dans le journal de Prudhomme ; tantôt furieuse et sanguinaire dans le journal de Fréron. Au théâtre, où l'on joue Athalie et Brutus, le public ne cherche plus dans les vers de Racine et de Voltaire qu'une occasion de manifester ses sentiments politiques ; les salles de spectacle deviennent des clubs où les partis adverses se rencontrent et se délient. Dans les départements de l'Est et surtout dans le Midi, surexcité par la réaction religieuse et aristocrate, le parti républicain prend une force inattendue. A Strasbourg, un journaliste, naguère déférent pour le Roi, écrit : Que ce soit faiblesse ou scélératesse, le Roi a été parjure à l'égard de la nation qu'il a l'honneur de servir. Et, plus tard, il ajoute : Si le Roi commet un crime contre l'État, il faut le raccourcir d'une tête aussi bien qu'on ferait au plus humble porcher. A Montpellier, le club des Jacobins, sous l'influence du négociant Cambon et de ses amis, demande la république ; les autorités réunies, toutes jacobines, la réclament, le 27 juin : Saisissez l'occasion, écrivent-elles à l'Assemblée, vous n'en aurez jamais une meilleure. Faites de la France une république. La race des rois est malfaisante.

Le mouvement républicain. si fort à Paris le 21 et le 22 juin, n'entraîna cependant qu'une faible minorité de patriotes. En général, les Jacobins ne le secondèrent pas. A Paris ils s'unirent, et, — à l'exception de quelques-uns, comme Danton qui, à la nouvelle de la fuite du Roi, avait dit au club : L'individu royal ne peut plus être roi, dès qu'il est imbécile, — tous, bourgeois démocrates et bourgeois censitaires, se serrèrent autour de l'Assemblée, gardienne de la Constitution. Le 21, ils envoyaient à leurs sociétés affiliées une lettre, modérée au fond, mais ferme de ton, rédigée par Barnave : Frères et amis, le Roi, égaré par des suggestions criminelles, s'est éloigné de l'Assemblée nationale. Toutes les divisions sont oubliées ; tous les patriotes sont, réunis. L'Assemblée nationale, voilà notre guide ; la Constitution, voilà notre cri de ralliement. C'était insinuer la fiction juridique de l'enlèvement que devait adopter l'Assemblée pour sauver Louis XVI et la monarchie. Ils déclaraient inviolable la Constitution, dont la royauté était la clef de voûte, et ils entendaient la défendre de toute la puissance grandissante de leur groupe. Le 22, ils accueillaient très mal la communication des affiches républicaines des Cordeliers. Résolument ils écartaient la république, dont rêvaient seuls quelques exaltés, Robert et Desmoulins, à laquelle ne songeait aucun des politiques réalistes de la Révolution, ni Danton, ni Robespierre.

Peut-être y eut-il aussi un réveil du parti orléaniste. Ce parti se félicita, le 21 juin, d'un événement qui, pensait-il, pouvait entrainer la déchéance de Louis XVI et rapprocher du trône le duc d'Orléans. Mais le retour du Roi et surtout l'attitude de l'Assemblée et des Jacobins le déconcertèrent.

Ce ne fut pas seulement parmi les paysans que la fuite royale provoqua des mouvements de révolution sociale. Les ouvriers, eux aussi, s'agitèrent. Les ateliers de charité ayant été supprimés par le décret du 16 juin, et fermés par la municipalité, des rassemblements se formèrent à la place de Grève et à la place Vendôme, et s'emparèrent un moment de l'artillerie du poste du Petit-Saint-Antoine. Vingt ouvriers furent arrêtés et conduits en prison. Le 3 juillet, la Société du point central des Arts et Métiers, dont faisaient partie Nicolas Bonneville, Sergent, Th. Mandar et des citoyens d'idées avancées et même républicaines, demanda l'ouverture de nouveaux travaux dans les départements. L'effervescence était vive. Les gardes nationaux, bourgeois, rentiers, amis de l'ordre et de la Constitution, sur pied du matin au soir, harassés de fatigue, étaient surexcités contre les ouvriers qui formaient le gros du parti républicain, et menaçaient de faire feu sur eux. La guerre de classes s'avivait.

Enfin la fuite du Roi, en faisant redouter la coalition des aristocrates avec l'Étranger, donna naissance à un mouvement patriotique et militaire, qui ne devait plus cesser. La crainte de l'invasion, la peur des Autrichiens et des Prussiens dans l'Est, des Anglais dans l'Ouest, des Espagnols dans le Midi, des Sardes dans le Sud-Est, fit mettre en état les places, garnir les remparts de canons, à Strasbourg, à Valenciennes, à Lille, renforcer les postes du côté de la mer, à Dieppe, à Nantes et à l'embouchure de la Loire.

Dans ce péril, les Jacobins se mettent à la tète de la défense nationale. Ils excitent le zèle des administrations, des gardes nationales et des troupes de ligne. Et, comme ils sont maîtres des municipalités et des directoires — à Montpellier, à Strasbourg, etc. ils sont scrupuleusement obéis. Ils font fortifier les places, obtiennent que deux canons soient placés au pont de Kehl, sur le Rhin, font arborer les couleurs nationales par les officiers aristocrates de Strasbourg, de Metz et des garnisons de la frontière, réclament sans cesse fusils et munitions aux autorités, au Gouvernement et à l'Assemblée.

Cependant, l'armée est en pleine anarchie. L'émigration reprend ; les places des frontières perdent chaque jour des officiers. A Dunkerque, par exemple, Théon, lieutenant-colonel du 1er régiment, passe à Furnes, dans la Flandre autrichienne, entraînant tons les officiers, qui déchirent les drapeaux qu'ils ont emportés. D'autres refusent de prêter le serinent à la Nation et à la Loi, exigé par l'Assemblée, et donnent leur démission. Quant aux réformes militaires de l'Assemblée, elles sont insuffisantes ou n'existent que sur le papier. Les milices des paroisses ont été supprimées, mais ne sont pas encore remplacées. L'armée auxiliaire de 100.000 hommes, décrétée par la loi de Lameth du 28 janvier, n'est pas organisée. L'Assemblée, qui a d'abord laissé de côté les gardes nationales, a fini, le 11 juin, par décréter qu'il serait fait dans chaque département une conscription libre de gardes nationales de bonne volonté, dans la proportion d'un sur vingt. Le 21 juin, elle met en activité la garde nationale, qui dans beaucoup de villes ne demandait qu'à marcher.

L'esprit militaire de la Nation, affaibli depuis longtemps, commence à se réveiller. Bourgeois, fils de bourgeois, vivant de leurs renies, avocats, notaires, praticiens, médecins, professeurs, marchands, fabricants, anciens officiers, nombreux dans l'Est et même parfois dans le Centre, s'inscrivent sur les registres d'enrôlement. Il y en avait de seize ans ; il y en avait de cinquante ans et davantage. — Mais souvent, dans les campagnes, les travaux des champs, l'approche de la moisson, l'horreur invétérée de la milice retiennent au sol la plupart des paysans, qui ne s'intéressent qu'à leur propriété et aux achats de biens nationaux ; et, dans la masse inerte et indifférente, seules quelques communautés rurales s'enthousiasment.

Le contraste était souvent frappant entre l'attitude des villes et celle des campagnes. Dans le Puy-de-Dôme, Clermont fournit 348 volontaires ; Thiers, 141 ; Riom, 85, etc. ; les villages du district d'Ambert n'en donnèrent à eux tous que 9. Dans le Cantal, à Aurillac et à Saint-Flour, s'enrôlèrent plus de 200 citoyens, le tiers du bataillon de gardes nationaux ; dans tes campagnes, presque personne. De même, dans l'Indre, le Cher, et jusque dans la Côte-d'Or, pourtant si patriote.

D'autre part, les départements ne se comportèrent pas tous avec la même vigueur. Dans l'Est, plusieurs — Meurthe, Moselle, Meuse, Ardennes, Côte-d'Or, Marne — procurèrent plus d'hommes qu'il ne leur en avait été demandé ; le Doubs, le Jura, l'Ain, la Haute-Marne, ne fournirent qu'avec peine le contingent fixé. Dans le Centre, les résultats furent très différents : assez heureux dans le Cher, dans l'Allier et surtout dans l'Indre, où l'effectif fixé fut même dépassé ; excellents dans les Charentes, où le nombre des inscrits s'éleva beaucoup au-dessus du contingent demandé ; très médiocres dans la Haute-Vienne, la Corrèze, le Cantal, le Puy-de-Dôme et dans les Basses-Alpes. En somme, les enrôlements ne donnèrent pas au pays le nombre d'hommes nécessaire. Le 25 septembre, comme le déclarait le ministre de la Guerre, la levée n'avait fourni que 35.000 hommes. Cependant, elle continuera lentement toute l'année 1791, et encore pendant les premiers mois de 1792.

La fuite du Roi a réveillé l'esprit national. En juillet 1791, au moment où son Roi est gardé à vue aux Tuileries, la France, organisée, sent naître et croître sa confiance en l'avenir. Elle prend conscience de ses droits et de sa force, en même temps que du danger qui la menace. Désormais elle tient la royauté en suspicion, est à l'affût de tous les événements, écoute les moindres bruits du dedans et du dehors ; tout en désirant la paix, elle s'habitue à l'idée de la guerre, et retrouve dans le fonds de la race ces énergies militaires, assoupies par le besoin et le souci des réformes intérieures, et que la grandeur du danger portera plus tard au paroxysme. Elle sait, elle voit qu'il lui faudra combattre à la fois contre le Roi et les aristocrates, et contre l'Étranger, et elle associe étroitement la lutte intérieure et la lutte extérieure contre ses divers ennemis.

 

III. — LA SUSPENSION DU ROI.

RESTAIT à régler le sort du Roi. Le parti constitutionnel ne voulait prendre contre lui aucune mesure définitive ; il était décidé à remettre Louis XVI sur le trône, et même à consolider ce trône ; il sentait le besoin de fortifier le pouvoir exécutif, pour combattre les républicains et les démocrates qui devenaient menaçants.

Les juristes du Comité de Constitution imaginèrent une fiction qui leur permit de ne pas pousser trop loin la sévérité, l'enlèvement du Roi : le Roi avait été entraîné vers la frontière par les aristocrates, qui, seuls responsables, seraient arrêtés et interrogés ; le Roi et la reine, victimes de l'enlèvement, seraient, non pas interrogés, mais seulement entendus dans leurs déclarations par deux députés de l'Assemblée. Le Roi resterait provisoirement suspendu de ses fonctions, sans que, d'ailleurs, le mot de suspension fût prononcé, et par la simple confirmation du décret du 21 juin, qui enjoignait au ministre de la Justice d'apposer le sceau de l'État aux décrets, sans l'adjonction de la sanction royale. La déchéance serait illégale, un décret du 28 mars ne permettant de la prononcer que si le Roi avait fui sur le territoire étranger.

Le projet du Comité fut très mal accueilli des partis extrêmes de l'Assemblée. Le côté droit repoussa la suspension. Les mesures proposées, disait Malouet, sont toutes hors de la Constitution, portent atteinte à l'inviolabilité royale, confèrent à l'Assemblée les pouvoirs législatif et exécutif, qui doivent demeurer séparés. Rœderer répliqua que le projet n'attaquait pas le principe de l'inviolabilité, que l'on proposait seulement de tenir le Roi en état d'arrestation provisoire... A ces paroles imprudentes, Thouret répliqua vivement : Non, non, ce n'est pas cela. La majorité constitutionnelle murmurait. On m'a mal compris, s'empressa de dire Rœderer. Pour réparer cette maladresse et calmer le côté droit, Lameth protesta que la majorité ne voulait pas changer la forme du gouvernement, niais seulement prononcer la suspension du Roi, et il termina par une profession de foi monarchique, déclarant la royauté nécessaire pour donner à un grand État l'unité de puissance et d'action.

Le parti gauche, sans parler de république, s'opposa vivement au projet. Pourquoi traiter différemment les personnes, entendre seulement le Roi et la reine dans leurs déclarations, et interroger, au contraire, tous les autres comme des accusés ? Ce serait ruiner l'égalité des droits et manquer à la loi fondamentale de l'ordre judiciaire. Serait-ce diminuer le Roi que de le traiter suivant la loi ? On ne peut jamais être dégradé par la loi, dit Robespierre. C'est un empiètement sur le pouvoir judiciaire, s'écria Buzot. Les démocrates, partisans, an fond, de la déchéance, ne s'avançaient que discrètement, et dissimulaient leur pensée, jugeant dangereux de la présenter toute simple et toute nue.

Malgré tout, le décret fut voté les 24 et 26 juin. Il n'était pas, il est vrai, aussi indulgent que le projet des Comités. Les décrets continueront à être exécutoires sans qu'il soit besoin de la sanction ou de l'acceptation du Roi — ce qui pratiquement veut dire que le Roi est suspendu provisoirement ; il n'est pas déclaré inviolable : ainsi est écartée la déchéance, et préparé un rétablissement prochain de Louis XVI. En attendant, le Roi est prisonnier : Il lui sera donné provisoirement une garde qui, sous les ordres du commandant général de la garde nationale parisienne, veillera à sa sûreté et répondra de sa personne. Il sera entendu dans ses déclarations.

La situation du Roi parait critique ; niais à ce moment même Louis XVI va recevoir l'appui de du Port, de Lameth et de Barnave, heureux de se rapprocher de la Cour pour lutter contre les démocrates et les républicains. Barnave reprend le rôle de Mirabeau, mais avec un parfait désintéressement. La royauté trouvait des défenseurs jusque dans les partis naguère les plus avancés, à mesure que la Révolution se précipitait vers la démocratie et la république. Barnave saisit aussitôt l'occasion d'aider Louis XVI. Il rédigea la déclaration que devait faire le Roi aux commissaires. Elle était très habile et propre à préparer la réconciliation de Louis XVI avec l'Assemblée. Le Roi, disait-elle, n'a fui que parce qu'on lui a fait violence, le 18 avril, qu'on l'a outragé et menacé et que ces insultes sont restées impunies. Jamais il n'a voulu quitter le royaume ; il n'a eu aucun concert sur cet objet ni avec les puissances étrangères ni avec ses parents ; il devait s'arrêter à Montmédy. Tout le prouve : le peu d'argent emporté, le mémoire du Roi publié le jour même de la fuite, sans attendre de s'être éloigné, etc. Le mémoire du 21 juin — critique vive et souvent pénétrante de la Constitution, — le Roi ne le retire pas, mais lui enlève presque toute sa signification. Ce n'est pas, dit-il, le fond des principes de la Constitution que le Roi a attaqué, mais la forme des sanctions, le peu de liberté qu'elle lui laissait, l'impossibilité où il était, en sanctionnant un à un les nombreux décrets de l'Assemblée, de bien juger de l'ensemble de la Constitution. Il commente ainsi son mémoire, et cherche à l'affaiblir. C'est une vraie plaidoirie d'avocat. Le Roi, ajoute la déclaration, a reconnu, dans son voyage, que l'opinion publique était décidée en faveur de la Constitution ; maintenant, il est mieux instruit : D'après les notions que j'ai recueillies personnellement dans ma route, dit-il, je me suis convaincu combien il était nécessaire pour le bonheur de la Constitution de donner de la force aux pouvoirs établis pour maintenir l'ordre public. C'est une sorte de repentir et une promesse d'entente avec l'Assemblée. Cette déclaration concordait bien avec les sentiments des constitutionnels.

Cependant, au même moment, paraissait une longue lettre de Bouillé, écrite de Luxembourg, dévoilant tout le plan de contre-révolution qui devait être appliqué après l'arrivée du Roi à Montmédy : dissolution de l'Assemblée, et, sous la protection des armées étrangères réunies au delà de la frontière, convocation d'une nouvelle assemblée, avec les Cahiers de 1789 pour programme.

De son côté, le parti droit publiait une longue déclaration, rédigée par d'Espréménil, et signée par 290 députés, où, après avoir protesté contre l'emprisonnement du Roi, il annonçait sa décision de ne plus participer aux travaux de l'Assemblée : sorte d'émigration à l'intérieur, qui renforçait l'autre. Peut-être eût-il préféré la déchéance à la suspension.

Les constitutionnels qui, pour combattre l'extrême gauche, avaient fait des avances à la droite, et lui avaient laissé entrevoir comme possible la suppression du décret abolissant les titres de noblesse, furent outrés de cette manifestation, et le placide Thouret lui-même s'écria : Ces gens-là nous forceront, pour échapper à leur haine, de nous appuyer sur le peuple. Simple menace. Les constitutionnels feront front des deux côtés à la fois ; mais les événements, comme leurs sentiments, les rapprocheront de plus en plus du côté droit, où un groupe, inspiré par Malouet, tenait le milieu entre les aristocrates intransigeants et les constitutionnels.

La suspension du Roi irrita les démocrates et les républicains qui voyaient la déchéance leur échapper. Alors un mouvement insurrectionnel se prépare. Il est soutenu par les Jacobins, par les Cordeliers et les sociétés populaires, et par plusieurs sections de Paris, peuplées d'ouvriers, celles des faubourgs et celles du centre. Les ouvriers des ateliers publics, au nombre de 20.000 à 30.000, forment le gros du parti : ils entrent dans les clubs, même dans ceux qui leur étaient fermés auparavant. Mais l'inspiration républicaine semble déjà épuisée. Les Cordeliers, qui s'étaient, le 21 juin, si hautement déclarés républicains, se rétractent, afin d'avoir avec eux les Jacobins. Une pétition de 30.000 ouvriers, réunis sous la direction de Théophile Mandar, sur la place Vendôme, le 24 juin, appuyée le 9 juillet par les Cordeliers, ne parie plus de république. L'accord se fait entre l'aile gauche des Jacobins et les Cordeliers, par l'intermédiaire de Brissot, sur un programme qui, écartant la république, réclame seulement la déchéance de Louis XVI. Qui sera roi ? Le dauphin. Comme il est mineur, il faudra un régent. Le parti orléaniste, dirigé par Laclos, pousse le duc d'Orléans, la Gazette de Perlet lance sa candidature. Mais le duc est trop décrié : il a trop ouvertement intrigué lors du retour du Roi, et sa lettre du 28 juin, où il refuse les fonctions de régent qui ne lui élident pas encore offertes, le couvre de ridicule. Le parti orléaniste, sans moralité. sans principes, ne fait qu'étaler son impuissance. Marat, Danton. Potion repoussent l'idée d'une régence ; ils veulent établir auprès du dauphin un gouverneur, et, jusqu'à sa majorité, un Comité de dix membres, sorte de Conseil exécutif provisoire, élu par les 83 départements. Ce Comité, n'est-ce pas, d'ailleurs, dit Brissot, une sorte de gouvernement républicain, avec une Constitution qui est déjà républicaine dans les cinq sixièmes de ses éléments ? Ne disputons pas sur les termes, écrit-il, les 5 et 6 juillet, dans le Patriote Français ; je ne veux point d'autre république que cette monarchie.... Point de roi, ou un roi avec un Conseil électif amovible.

Il reste cependant des républicains, ceux qui l'étaient avant Varennes, comme François Robert et sa femme, dont le salon est un foyer de républicanisme ; ceux qui peu à peu sont arrivés à la république, plutôt par raisonnement que par sentiment, comme Condorcet ; enfin des étrangers, tels que l'illustre américain Thomas Paine, ennemi de Burke, défenseur des Droits de l'homme et grand admirateur de la Révolution. Ils essaient de propager leurs doctrines par des articles de journal, des placards et des conférences. Condorcet parle, le 8 juillet au Cercle social, sur la nécessité d'une république, et publie, le 16, sa Lettre d'un mécanicien sur la République, où il réfute les objections classiques à tout établissement républicain, montre, par l'exemple des États-Unis, que l'étendue du territoire n'est pas un obstacle, et que, si autrefois la monarchie était le seul régime capable de maîtriser les corps intermédiaires puissants et d'assurer l'unité de direction, il n'en est plus de même maintenant que ces corps sont supprimés et l'égalité établie. Thomas Paine rédige une affiche, signée par le colonel du Chastenet, où, au nom de la République américaine, la république est réclamée pour la France.

Ces républicains trouvent des contradicteurs parmi les constitutionnels de 1789 et même parmi les démocrates. Sieyès ne voit d'unité stable du gouvernement que dans la monarchie ; c'est le régime le plus favorable à la division des pouvoirs qui est le véritable boulevard de la liberté publique. Le démocrate Carra écrit que la Nation n'est pas encore mûre pour la république. Le journaliste Corsas, après avoir déclaré que la France est trop étendue pour former une république, conclut : Un Roi, premier sujet de la Loi et ne régnant que par la Loi, voilà ce qu'il nous faut.... Il vaut mieux encore un roi soliveau qu'une grue républicaine ; et nous dirons comme les grenouilles de la fable du Soleil qui se marie :Si un seul a desséché nos marais, que sera-ce quand il y aura une douzaine de soleils ? Enfin, le chef des démocrates, Robespierre, ne réclame pas du tout la république. Le 13 juillet, il déclare aux Jacobins qu'il n'est ni républicain ni monarchiste, ou plutôt qu'il est à la fois monarchiste et républicain, suivant les principes même de la Constitution. Qu'est-ce, en effet, que la Constitution française ? C'est une république avec un monarque. Elle n'est donc point monarchie ni république : elle est l'un et l'autre.

Ainsi se poursuivait dans les journaux, sur les avantages et les inconvénients de la république, toute une discussion doctrinale, qui mettait aux prises républicains et constitutionnels. Thomas Paine et Sieyès ; mais, en fait, beaucoup de républicains semblaient se contenter de la déchéance de Louis XVI.

 

IV. — LA FUSILLADE DU CHAMP-DE-MARS (17 JUILLET 1791).

CEPENDANT l'Assemblée discutait sans hâte sur le sort de Louis XVI. Enfin, le 13 juillet, au nom de sept Comités, Muguet de Nanthou présenta un rapport. Il y rappelait les principes chers aux Constituants sur la nécessité de la monarchie, reprenait et fortifiait les arguments et les fictions juridiques déjà invoqués à la fin de juin. Ce rapport fut discuté du 13 au 16 juillet. Les démocrates de l'Assemblée en réclamèrent l'impression, qui eût demandé plusieurs jours. Ce délai aurait permis au mouvement démocratique de s'étendre, et peut-être se serait achevée l'union entre les démocrates et les républicains. Mais les constitutionnels et le groupe d'Alexandre Lameth et Dandré déjouèrent cette manœuvre.

Les démocrates s'opposèrent vivement au projet. Il faut, disait Robespierre, appliquer à tous, au Roi comme aux autres, les mêmes règles. Sinon on accablera des subalternes, comme on accabla jadis Favras, qui fut sacrifié à Monsieur. Buzot rappelait la révolution d'Angleterre, et la Convention nationale qui, en 1688, déposa Jacques II, coupable d'actes arbitraires. Tous demandaient que le Roi fût jugé par une Convention nationale, qui prononcerait la déchéance. Aucun ne réclama la république, pas même Vadier, qui pourtant traita le Roi de brigand couronné.

Les constitutionnels, Barnave, la Rochefoucauld-Liancourt, invoquèrent encore une fois la nécessité de l'inviolabilité royale, comme frein du pouvoir législatif, la supériorité du gouvernement monarchique sur tout autre, pour assurer l'unité nationale, les effets funestes de tout changement dans la Constitution : il ne fallait pas, disaient-ils, considérer le Roi, mais la royauté ; il ne fallait pas sacrifier la Constitution à des ressentiments personnels ; la Révolution devait être terminée et fixée, maintenant que la liberté et l'égalité des droits étaient assurées.

Le parti démocratique et républicain s'organisa en vue de l'action. Le 12 juillet, les Cordeliers avaient adressé un Appel à la Nation, où ils invitaient les assemblées électorales à exiger le retrait du décret qui les prorogeait. Le 13 juillet, le peuple s'était attroupé autour de l'Assemblée pour réclamer la déchéance : au premier rang, François Robert, Peyre, Chaumette, Hébert, Hanriot, Courtois. Déjà l'idée de la déchéance gagnait les gardes nationaux de la banlieue de Paris, qui effaçaient le mot Roi de leurs drapeaux et de leurs autels de la patrie. Les Cordeliers et les sociétés populaires réunis avaient rédigé la Pétition des Cent, qui invitait l'Assemblée à ne rien décider sur le sort du Roi avant que le vœu des communes de France se fût exprimé. C'était un appel au peuple. Le 15, au matin, les Cordeliers, mécontents de n'avoir point été reçus le 14 par l'Assemblée, s'étaient réunis au Champ-de-Mars, avec les membres des sociétés fraternelles, au nombre de 3 à 4.000 ; ils avaient rédigé une nouvelle pétition et désigné six commissaires pour la porter à l'Assemblée ; parmi eux Massoulard et le Suisse Virchaux, ancien libraire à Hambourg et à Neuchâtel.

Mais à ce moment avaient été votés les premiers articles du décret où la déchéance, prévue pour des cas à venir, avait été écartée pour le présent. Lorsque, dans l'après-midi du 15, les commissaires des Cordeliers arrivèrent à l'Assemblée et demandèrent à parler à Petion et à Robespierre pour les prier d'intervenir auprès du président, Charles Lameth et de faire lire leur pétition, Robespierre et Petion leur répondirent que, vu le vote commencé du décret, la pétition était inutile. Robespierre devenait prudent : il redoutait des représailles de l'Assemblée contre les démocrates et, les Jacobins ; et puis, suivant son habitude, il se conformait à la loi.

Les Cordeliers se rendent alors au Cercle social, où ils trouvent réunies plus de 4.000 personnes, et ensuite aux Jacobins. Malgré Robespierre et Gaultier de Biauzat, les Jacobins, entraînés par Danton, décident de faire rédiger une pétition de déchéance par Danton, Brissot, Sergent, Lanthenas et Ducancel. Après une conférence tenue le soir par Danton, Camille Desmoulins, Brissot et Brune, Brissot la rédigea à peu près seul. Elle réclamait la déchéance du Roi et le remplacement de Louis XVI par tous les moyens constitutionnels. C'était exclure la république. Le lendemain matin, 16 juillet, après une très vive discussion, les Jacobins l'approuvèrent. Alors Danton et plusieurs citoyens vont la lire à la foule réunie autour de l'autel de la patrie, au Champ-de-Mars, mais elle est accueillie par les cris : Plus de monarchie ! Plus de tyran ! Les républicains, soupçonnant une intrigue orléaniste de Brissot, demandent la radiation des mots : le remplacement de Louis XVI par tous les moyens constitutionnels. Quelques-uns les rayent ; d'autres, après la proposition qu'ils ne reconnaîtront jamais Louis XVI pour leur roi, ajoutent ces mots : ni aucun autre. Informés de cet accueil, les Jacobins discutent de nouveau la pétition quatre heures durant, mais finissent par en maintenir tous les termes.

A ce moment ils apprennent le vote définitif du décret de l'Assemblée qui maintenait Louis XVI, mais le suspendait jusqu'au moment où la Constitution serait achevée et lui serait présentée. Le souverain ayant parlé, la pétition devenait illégale. Une députation de Jacobins va au Champ-de-Mars, l'enlève de l'autel de la Patrie : et, comme elle était déjà imprimée, un placard est affiché sur les murs de Paris, qui avertit qu'elle est retirée. Les Jacobins, respectueux de la légalité, abandonnent le mouvement.

Au contraire, les Cordeliers et les sociétés populaires continuent à s'agiter. Les grands chefs, il est vrai, s'abstiennent ; Danton se rend à Fontenay-aux-Roses, chez son beau-père, et emmène Fréron et Desmoulins. Mais ce départ ne décourage point les démocrates, qui gardent leurs chefs secondaires : François Robert, Nicolas Bonneville, Chaumette, Peyre, Coftinhal, Audouin, Momoro. Ceux-ci se rendent avec des délégués des sociétés fraternelles au Champ-de-Mars, où ils trouvent à midi 300 citoyens. Ils décident de faire une nouvelle pétition, celle de Brissot étant retirée et n'exprimant pas, d'ailleurs, leur propre pensée. Robert, Peyre, Vachard, Dunouy des Cordeliers — la rédigent. Elle déclare le décret de l'Assemblée nul, comme contraire au vœu du peuple souverain, et demande le jugement d'un roi coupable et le remplacement et l'organisation d'un nouveau pouvoir exécutif. Elle ne parle pas directement de république, mais la république est au fond de la pensée des rédacteurs. La pétition est déposée sur l'autel de la Patrie, où, le lendemain, 17 juillet, les citoyens doivent venir la signer.

Le même jour, l'Assemblée et la municipalité décidaient de prendre des mesures rigoureuses. La municipalité était résolue à proclamer la loi martiale. Les bourgeois censitaires voulaient en finir avec les soulèvements de la plèbe qui réclamait des droits politiques et du travail, et parfois même un complément de révolution sociale.

Un incident précipita les événements. Le 17 au matin, tandis que des femmes montaient à l'autel de la Patrie pour y signer la pétition de déchéance, deux hommes qui, poussés par une curiosité malsaine, s'étaient cachés sous l'autel, furent massacrés par les pétitionnaires qui croyaient à une trahison. La municipalité envoya aussitôt, à onze heures, un bataillon de gardes nationales, qui fut accueilli à coups de pierres. Des troupes arrivèrent ; l'effervescence grandissait. A trois heures, les Cordeliers, inquiets, envoient une délégation à l'Hôtel de Ville : ils se déclarent paisiblement réunis et sans armes, et dans l'exercice de leur droit de pétition. Trois officiers municipaux vont au Champ-de-Mars ; ils écoutent même la lecture de la pétition, mais se récusent, quand on leur demande de la signer ; puis ils se rendent avec plusieurs des pétitionnaires à l'Hôtel de Ville, pour faire leur rapport. Là, ils furent surpris en apprenant que la municipalité venait de proclamer la loi martiale ; et l'un deux, Leroux, fit rouvrir la discussion. Mais la majorité, inébranlable, refusa d'entendre la délégation des Cordeliers, et déclara que l'arrêté pris était acquis. L'influence du maire Bailly l'emportait sur celle du conciliant procureur de la commune, Cahier de Gerville. Le drapeau rouge fut hissé à la fenêtre centrale de l'Hôtel de Ville.

A six heures et demie, précédée d'un drapeau rouge, la municipalité part, suivie de troupes d'infanterie et de cavalerie qui ont leurs armes chargées et plusieurs canons. Rue Saint-Dominique, ces troupes sont renforcées par la garde nationale de la Fayette. Sans avertissement, sans être précédées de la Municipalité, elles entrent au Champ-de-Mars, où se trouvait réunie une foule de 8.000 à 40.000 citoyens. Aussitôt des cris de A bas le drapeau rouge ! s'élèvent, et des pierres volent de tous côtés. Les troupes se dirigent vers l'autel de la Patrie. Alors seulement les sommations réglementaires sont faites. mais elles se perdent au milieu du bruit. Un coup de pistolet part des glacis de l'enceinte. Les gardes nationaux, sans en avoir reçu le commandement, déchargent leurs fusils ; en vain leurs chefs Acloque et Charton essaient-ils de les contenir ; la fusillade crépite, surtout du côté du Gros-Caillou. Beaucoup de patriotes tombent ; d'autres sont poursuivis en dehors de l'enceinte.

Ce fut une journée meurtrière : alors que la troupe n'avait que deux morts et sept blessés, les pétitionnaires en eurent plus de cinquante au Champ-de-Mars ; d'autres tombèrent hors du Champ. Le parti républicain fut ainsi frappé par la bourgeoisie de la garde nationale et de l'Hôtel de Ville, poussée par les constitutionnels de l'Assemblée. Mais l'idée républicaine et démocratique n'était pas morte.

 

V. — LA REVISION DE LA CONSTITUTION

LE 17 juillet séparait définitivement les démocrates et républicains des constitutionnels ; désormais ce sont deux partis ennemis à mort. Les aristocrates, nombreux encore dans l'armée, le clergé et. la haute finance, reprirent espoir.

Les constitutionnels s'attaquent à quelques-uns des journaux les plus avancés. L'Ami du Peuple, de Marat, est saisi, et ses presses brisées. Les presses de l'Orateur du Peuple, de Fréron, sont saisies ; les Révolutions de France et de Brabant, de Camille Desmoulins, cessent de paraître. En même temps des décrets sont lancés par l'accusateur public Bernard contre plusieurs patriotes notoires, Brune, Desmoulins, Santerre, Legendre, qui se cachent. Danton, qui se sent menacé, averti par Alexandre Lameth, se réfugie chez sa mère à Arcis-sur-Aube, puis passe en Angleterre. Les chefs du mouvement sont éloignés ou annihilés.

La majorité constitutionnelle de l'Assemblée ne perd pourtant pas de vue les aristocrates. Le 1er août, elle vote une loi contre les émigrés ; une autre contre les prêtres réfractaires. Mais les aristocrates se félicitent de la loi nouvelle contre les attroupements et de toutes les mesures prises contre les plus ardents des patriotes.

La royauté reprenait de la force et même du prestige. La bourgeoisie, par haine des républicains et par crainte de l'anarchie, se rapprochait du Roi.

Les Jacobins, à Paris, étaient affaiblis par la défection de beaucoup de Constituants, qui, dès le 16 juillet, les considérant comme des factieux, s'étaient réunis dans le couvent des Feuillants, à côté de la salle du Manège. Le 18 juillet, ce nouveau club des Feuillants comptait 365 membres, beaucoup moins que les Jacobins, mais il s'y trouvait des hommes considérables : Barnave, les Lameth, du Port, la Fayette, Sieyès, le Chapelier, Dandré, Treilhard, Rabaut, Talleyrand, la Rochefoucauld, du Pont de Nemours. Le club va croître en nombre et en force ; il comptera, le 4 octobre, 798 membres.

Feuillants et Jacobins se disputent les sociétés des départements. Celles-ci, d'abord mal renseignées, hésitent souvent, et écrivent à la fois aux Feuillants et aux Jacobins. Les Jacobins, un moment désemparés, se ressaisissent. Robespierre, repoussant toute entente avec les Feuillants, — ces feuilles mortes, disait Carra, — envoie aux sociétés affiliées une adresse où il expose les laits, et montre que les Jacobins ont respecté strictement la légalité et ne sont point des factieux. Les Jacobins commencent à reconquérir plusieurs des sociétés affiliées ; avant la fin de juillet, environ 25 d'entre elles, Versailles, Strasbourg. la société populaire de Lyon, etc., les assurent de leur al tacitement ; au mois d'août, peu à peu, d'autres suivent : Toulouse et Toulon ; Bourg, Verdun, Besançon et Metz ; Amiens et Lille ; Tours et Saintes ; quatre seulement, dont Cambrai, Rouen et Lyon[1], se séparent. Mais les trois quarts environ des sociétés conjurent la société mère de mettre fin le plus tôt possible à une scission douloureuse pour les patriotes. — En même temps, les Jacobins voient revenir à eux plusieurs de leurs dissidents, Prieur, Grégoire, Barère, Dubois de Crancé, Talleyrand, Rabaut, Sieyès, mécontents de l'intransigeante attitude des Feuillants à l'égard des Jacobins, qui ont fait une deuxième tentative de conciliation.

Sans doute, les Jacobins n'ont pas reconquis tout le terrain perdu. Si beaucoup de sociétés — celles de Metz, Limoges, Nantes, Bordeaux, Montauban, Nîmes, etc. — leur promettent de ne correspondre qu'avec eux, d'autres, comme celle de Niort, gardent la correspondance avec les deux clubs ; d'autres enfin, comme celle du Mans, se divisent et se partagent entre les deux rivaux. Mais, en somme, au mois de septembre, tout danger pour les Jacobins a disparu. La plupart des députés patriotes notoires, sauf le Triumvirat, sont rentrés au club, qui compte alors 700 à 800 membres. Puis, le club va étendre ses conquêtes d'une manière inespérée : plus de 500 sociétés nouvelles lui demanderont l'affiliation, et aussi des sociétés anciennes, comme celles des 3i sections de Lyon, qu'à présent il agrée sans débats. Il a pour lui les nouveaux groupements que la fuite du Roi et la crainte d'une contre-révolution a fait naître partout. Les Jacobins songent alors aux campagnes, jusqu'alors négligées, et si fortement imprégnées de l'esprit révolutionnaire, antiféodal et anti-ecclésiastique ; ils y répandront l'instruction par des almanachs — l'Almanach du Père Gérard, par Collot d'Herbois, sera composé dans cette intention et par des journaux, tels que l'Ami des Citoyens, de Tallien, qui exposeront les principes de la Constitution et riposteront au Chant du Coq, à l'Ami du Roi, aux Actes des Apôtres et à tous les journaux aristocrates ; enfin ils établiront des sociétés populaires et fraternelles, largement ouvertes. L'esprit des patriotes démocrates se propagera dans tout le pays.

Même un certain nombre de constitutionnels sont animés de cet esprit. Ils craignent qu'une transaction avec la Cour ne modifie la Constitution au profit du Roi, pour lui permettre de l'accepter plus facilement. Même des directoires de département, comme celui de la Haute-Loire, redoutent cet accord. Précisément à ce moment s'opérait la révision de la Constitution.

La gauche, le Triumvirat, Thouret et les constitutionnels s'entendaient avec Malouet et les modérés pour augmenter les pouvoirs du Roi afin d'enrayer les progrès de l'esprit démocratique et républicain.

Le pouvoir exécutif sera fortifié. Les ministres, naguère tenus en suspicion par l'Assemblée, pourront entrer au Corps législatif. Le Roi, par la qualité de représentant de la Nation, qui lui est donnée, par ses ministres, qui pourront agir directement sur l'Assemblée, par son veto, par sa liste civile, par la nomination des administrateurs du Trésor, du quart des officiers de l'armée et surtout des chefs militaires, enfin par son droit de paix et de guerre, voit son autorité et son prestige rétablis. Les membres de la famille royale porteront le titre de princes et de princesses : ce sera une reconstitution partielle de la noblesse, en attendant la reconstitution totale, que certains Constituants désirent secrètement.

Tandis que la prérogative royale est accrue, les droits des citoyens sont réduits. La division des Français en classes inégales en droits subsiste toujours. Le marc d'argent, condition de l'éligibilité à l'Assemblée, est, il est vrai, supprimé le 27 août, mais les conditions de l'électorat sont aggravées. Au nom du Comité, Thouret demandait à l'Assemblée de fixer à la valeur de 40 journées de travail, au lieu de 10, le cens exigible des électeurs qui choisiraient les députés, soit à 40 francs environ dans les villes, et à 20 francs, dans les campagnes, ce qui représentait respectivement 240 et 120 francs de revenu foncier[2]. C'était, disait Petion, transporter la condition du marc d'argent des éligibles aux électeurs. C'était, déclarait Robespierre, créer une nouvelle aristocratie. Tous deux préféraient encore l'ancien système des 10 journées de travail, même avec le marc d'argent. En vain Barnave s'efforça de prouver que la possession de 240 et de 120 francs de revenu foncier était assez répandue dans les villes et les campagnes : que seuls peut-être seraient exclus des assemblées électorales des journalistes factieux, comme ceux qui remplissaient l'assemblée électorale de Paris ; l'Assemblée ne suivit pas son Comité, et se contenta d'un compromis entre l'ancien système et celui du Comité. Il faudra, pour être électeur, être propriétaire ou usufruitier d'un bien donnant, dans les villes, un revenu de 200 ou 150 journées de travail, soit 200 ou 130 francs ; et, dans les campagnes, un revenu de 150 journées, soit 75 francs. Les fermiers ou métayers devront, pour être électeurs, exploiter des biens donnant 400 journées de revenu, soit 200 francs. Les conditions de l'électorat étaient donc aggravées, surtout dans les villes, où seraient privés des droits politiques les gazetiers, les folliculaires logeant en garni ou n'ayant qu'un loyer infime. Des revenus de 200 et 150 journées de travail, dans les villes, correspondaient, en effet, à des impôts directs de 33 et 25 livres, triples environ des 10 journées de travail stipulées en 1789. Ainsi était fortifié le régime censitaire. Il ne fonctionna pas immédiatement, il est vrai ; les élections à l'Assemblée législative étaient déjà commencées suivant le régime de 1789.

L'Assemblée réservait aux seuls citoyens actifs le droit de faire partie de la garde nationale ; les citoyens passifs qui y étaient entrés n'y resteraient que s'ils en étaient jugés clignes. Elle restreignait, le 23 août, malgré l'opposition de Robespierre, la liberté de la presse[3], et, pour affaiblir l'influence des clubs, elle supprimait le droit de pétition collective. Elle révoquait son décret du 15 mai sur les colonies et enlevait les droits politiques aux hommes de couleur libres.

Enfin elle décrétait que la Constitution ne pourrait pas être révisée par une Convention nationale, mais par le Corps législatif, élu suivant cette Constitution, et par là même disposé en faveur de celle-ci. Les constitutionnels s'étaient interdit un peu à contre-cœur de faire partie de la nouvelle Assemblée, par un décret voté, le 16 mai, à la demande des démocrates et surtout de Robespierre. Aussi voulaient-ils défendre d'avance leur œuvre, que menaçaient les progrès de l'esprit public. Le 30 août, l'Assemblée décrétait que la Nation ne pourrait pendant trente ans exercer son droit de révision. C'était vouloir arrêter le cours du temps. Toutefois, reconnaissant à la Nation le droit imprescriptible de changer sa Constitution, elle revint, sur son vote : la révision d'un article pourra être proposée par les troisième, quatrième et cinquième législatures ; il y sera procédé par une assemblée de révision, composée du Corps législatif et de 249 membres élus. C'était un délai de dix ans. L'Assemblée constituante prétendait guider d'avance l'Assemblée législative, et borner son activité aux lois réglementaires.

Toutes ces lois, votées au moment où l'esprit public devenait de plus en plus ardent, irritaient le parti démocratique et mécontentaient même une fraction du parti constitutionnel. L'Assemblée établissait, chaque-jour plus fortement, une aristocratie bourgeoise. Elle perdait de vue les ouvriers, les petits propriétaires, les pauvres. Pour eux, pas de droits politiques, point d'assistance publique autrement qu'eu projets ; les bureaux de département et de district, privés de numéraire et de petits assignats, ne pouvaient subvenir même aux plus grandes détresses. Où sont donc les bienfaits de la Révolution ? se demandaient les pauvres. Les prolétaires, les démocrates, les républicains, privés de droits politiques, de travail et d'assistance, réclamaient un complément de révolution politique et sociale.

 

VI. — LA COUR ET L'ÉTRANGER. - L'ACCEPTATION DE LA CONSTITUTION (14 SEPTEMBRE)[4].

CEPENDANT la Cour, tout en mettant en confiance les chefs constitutionnels, reprend ses négociations avec les souverains étrangers, au point même où elle les a laissées. La reine, en même temps qu'elle écrit à Barnave et à Lameth et qu'elle reçoit avec une feinte reconnaissance leurs conseils par l'intermédiaire de l'abbé Louis, correspond avec Breteuil, chef de la diplomatie secrète, et avec ses confidents, Mercy et Fersen. Elle avoue à Mercy, le 29 juillet, qu'elle ne peut pas tout. Vous connaissez la personne à laquelle j'ai affaire ; au moment où on la croit persuadée, un mot, un raisonnement la fait changer sans qu'elle s'en doute. C'est aussi pour cela que mille choses ne sont point à entreprendre. Obligée ainsi de compter avec les résistances du Roi et de Madame Élisabeth, se défiant des émigrés, trop compromettants, exécrant les constitutionnels, la reine se débat au milieu d'incertitudes, de contradictions et de duperies. Elle déteste la Constitution, qui n'est qu'un tissu d'absurdités impraticables. Elle consent toutefois que le Roi l'approuve, parce qu'un refus entraînerait la déchéance immédiate et donnerait plus (le force encore aux républicains et aux factieux. — Elle écrit à l'empereur, son frère. Et, pour mieux tromper l'Assemblée, elle envoie a Léopold, le 30 juillet, une lettre dictée par l'abbé Louis et les chefs constitutionnels, où elle déclare que la situation du Roi est maintenant bien meilleure, à cause des efforts du parti de Barnave et de du Port, et où elle demande à son frère de maintenir son alliance avec la France, ce qui consolidera encore la monarchie. Elle a fait aussitôt suivre d'une lettre secrète désavouant la première. Elle écrit à Mercy, le 16 août : En tout état de cause, les puissances étrangères peuvent seules nous sauver ; l'armée est perdue, l'argent n'existe plus ; aucun lien, aucun frein ne peut retenir la populace armée de toute part. Et le 26 : Il faut à tout prix qu'elles viennent à notre secours ; mais c'est à l'empereur à se mettre à la tète de tous et à régler tout. C'est là la vraie pensée de la reine.

A ce moment, il est vrai, Léopold semblait vouloir intervenir en faveur du Roi et des princes féodaux d'Alsace. Le 10 juillet, il proposait aux souverains d'Europe d'envoyer à l'Assemblée une déclaration réclamant la liberté pleine et entière du Roi. Pour avoir les mains libres du côté de l'Est, il signait, le 4 août, la paix de Sistowa avec la Turquie ; il concluait, le 25 juillet, avec le roi de Prusse, un traité qui reconnaissait l'indépendance et la nouvelle Constitution des Polonais, et qui devait être ratifié dans une entrevue solennelle, le 25 août, au château de Pillnitz, en Saxe. Il pouvait maintenant se tourner contre la France.

Mais, juste à cet instant, les chefs constitutionnels, Barnave, du Port et Lameth, de concert avec Montmorin, ministre des Affaires étrangères, envoyaient au marquis de Noailles, ambassadeur du Roi à Vienne, dévoué à la Fayette et aux Feuillants, des instructions confidentielles, où ils exprimaient la volonté de rétablir Louis XVI dans son pouvoir ; ils faisaient remettre une note semblable à l'empereur. Léopold, croyant ou feignant de croire que Louis XVI ne courait aucun danger, ne songea plus qu'à rester en paix avec la France.

Cependant les émigrés s'agitaient à l'envi. Après Varennes, l'émigration avait repris, plus forte que jamais. Elle était encouragée par les princes, qui rappelaient instamment à tous les nobles restés en France que le poste d'honneur était à l'étranger. Beaucoup d'officiers, surtout dans la cavalerie, l'infanterie et la marine, beaucoup de nobles et de fonctionnaires étaient partis. A la fin de 1791, 20.000 émigrés se trouvaient réunis à Coblentz. De ce quartier général, Monsieur et le comte d'Artois, conseillés par Calonne, le grand ministre de l'émigration, envoyaient auprès des souverains des ambassadeurs, qui contrecarraient la diplomatie secrète de Breteuil ; ils ne furent, d'ailleurs, accueillis avec enthousiasme que par le roi de Suède, qui résidait alors à Aix-la-Chapelle. Leur mémoire du 20 août, où ils demandaient à l'empereur de déclarer Monsieur régent du royaume et d'appuyer ce manifeste par des mouvements de troupes vers l'Alsace et le Hainaut, ne reçut qu'une réponse évasive. Léopold se retranchait derrière la nécessité d'un consentement général des puissances et le silence obstiné du roi d'Espagne ; il continuait à jouer du concert général des souverains, qu'il savait impossible.

A Pillnitz, l'empereur, qui ne lui avait pas adressé une invitation formelle, accueillit froidement le comte d'Artois, que les souverains furent bien forcés d'admettre. Frédéric-Guillaume et son favori. Hohenlohe, gagné par l'argent et les femmes, étaient tout, disposés à une guerre qui, pensaient-ils, leur donnerait l'Alsace. Mais Léopold ne voulait pas la guerre. Après de vives discussions, le comte d'Artois ne put obtenir, en tout et pour tout, que la déclaration du 27 août.

L'empereur et le roi de Prusse regardent la situation où se trouve actuellement le Roi de France comme un objet d'un intérêt commun à tous les souverains de l'Europe. Ils espèrent que ceux-ci ne refuseront pas d'employer, conjointement avec eux, les moyens les plus efficaces, relativement à leurs forces, pour mettre le Roi de France en état d'affermir, dans la plus parfaite liberté, les bases d'un gouvernement monarchique également convenable aux droits des souverains et au bien-être de la nation française. Alors, et dans ce cas, l'empereur et le roi de Prusse sont résolus d'agir promptement, d'un mutuel accord, avec les forces nécessaires pour obtenir te but proposé et commun.

Léopold était parfaitement tranquille ; il savait que l'Angleterre, dirigée par Pitt, resterait neutre ; il disait : Alors et dans ce cas sont pour moi la Loi et les Prophètes.

Les princes, au fond très mécontents, firent grand bruit de cette déclaration anodine et se répandirent en menaces contre les factieux de France, que les années étrangères viendraient bientôt mettre à la raison. Les patriotes, mal renseignés, s'alarmaient. Mais le Roi et la reine savaient qu'ils ne pouvaient compter sur l'empereur. La reine écrivait pourtant encore à son frère, le 8 septembre, une lettre pressante, suivie d'un long mémoire, où elle lui montrait plus de quatre millions d'hommes armés en France, la Révolution et la République menaçant tous les trônes. Mais Léopold ne s'en émut pas.

Cependant l'heure était venue d'accepter la Constitution. Le Roi ne pouvait se décider à s'y refuser. S'il ne prêtait pas serment à la Constitution, il serait censé avoir abdiqué ; alors la régence appartiendrait, suivant la Constitution, au parent du Roi le plus proche, à Monsieur, et ainsi la Cour se trouverait placée sons le joug des princes. Le Roi ne voulait pas davantage mettre à son acceptation des restrictions graves, comme le lui conseillaient des étrangers de marque, Gouverneur Morris et Burke, et suivant un plan de Pellette, ancien secrétaire de Mirabeau, passé au service de la Marck et de la Cour.

Les constitutionnels les plus décidés à augmenter la prérogative royale, comme Thouret, étaient inquiets de toutes les intrigues qui enveloppaient le Roi et se nouaient autour d'eux. Mais leurs craintes furent vite dissipées. Le 13 septembre, une députation de soixante membres se rendit auprès du Roi. Il répondit par une lettre, rédigée par Thouret et Emmery, où, malgré quelques réserves sur l'organisation administrative, il acceptait la Constitution révisée et s'engageait à la défendre au dedans et au dehors. Le lendemain 14, il entra à l'Assemblée aux applaudissements de tous, se plaça à la gauche du président Thouret, et, debout, commença à jurer fidélité à la Nation. Il allait prononcer son discours, debout et découvert, quand il s'aperçut que l'Assemblée, devant ce Roi suspendu, qui n'avait pas encore conclu son pacte avec elle, s'était assise et couverte ; il s'assit et se couvrit. Dans la même séance, une amnistie générale était décrétée, qui mettait fin aux procès des républicains du Champ-de-Mars.

Le dimanche, 18 septembre. à l'Hôtel de Ville, fut proclamée, l'acceptation royale. Des fêles splendides furent données. Ce fut une journée populaire. Le lendemain le peuple acclama la reine, à l'Opéra. Aux représentations de Gaston et Bayard, de Henri IV à Paris, de La Partie de chasse d'Henri IV, de Richard Cœur de Lion, les sentiments royalistes se ravivaient. Mais la Cour, déçue dans ses espérances, restait triste et morne ; elle ne se résignait qu'en apparence à sa destinée.

A la nouvelle de l'acceptation de la Constitution, les émigrés s'indignèrent. Les espoirs qu'ils avaient mis dans les secours des souverains étrangers s'évanouissaient. Leur vie, aux dehors brillants, mais misérable, errante et inquiète, était désormais sans but.

Les démocrates et les républicains n'étaient pas moins mécontents. Redoutant la mauvaise foi du Roi, ils auraient préféré qu'il répudiât la Constitution, qui, suivant eux, maintenait un souverain trop puissant, dangereux et voisin du despotisme. Ils craignaient aussi que le peuple ne vît dans cette Constitution, si défectueuse, décrétée au milieu des orages et des passions, l'arche sainte à promener en triomphe, un code où serait enfermée toute la raison humaine, et la conclusion de la Révolution.

L'Assemblée tint sa dernière séance le 30 septembre. Le Roi s'y rendit. Il était maintenant le Roi constitutionnel. L'Assemblée se tint devant lui debout et découverte. Il renouvela son serment de faire respecter la Constitution au dehors et au dedans. Autour de la salle du Manège retentissaient les cris de Vive le Roi ! auxquels se mêlaient ceux de Vive la Nation ! Vive la liberté ! et des ovations populaires à Robespierre et à Petion, législateurs incorruptibles.

 

Ainsi, l'Assemblée qui a juré, au Jeu de Paume, de ne pas se séparer avant d'avoir donné à la France une Constitution, va, une fois l'œuvre accomplie, céder d'elle-même la place à des hommes nouveaux.

Établie, de sa propre autorité, en corps législatif et constituant, indépendant et inviolable, devenue toute-puissante dès le mois de juin 1789, l'Assemblée nationale a travaillé avec ardeur, malgré toutes les résistances et les difficultés accumulées devant elle, à la régénération espérée par la Nation. Elle a aboli les privilèges et la féodalité millénaire, fondé la liberté et l'égalité civiles, cimenté l'unité française, préparé ainsi l'éveil du sentiment national. Elle a commencé à ruiner les anciens ordres privilégiés, le clergé et la noblesse. Elle a limité l'autorité royale, remis le pouvoir politique à la Nation, en fait, à des représentants élus par les bourgeois et les paysans propriétaires. Elle a réformé la justice, en la séparant de l'administration ; elle l'a confiée à des juges, non plus acquéreurs de leurs offices, mais élus ; elle a donné aux citoyens des garanties nouvelles, en instituant le jury criminel. Elle a modifié tout le régime fiscal et décrété l'égalité de tous devant l'impôt. Elle a voulu établir une Église nationale, espérant la régénérer par le retour à la simplicité des mœurs évangéliques et l'associer intimement à la patrie. Elle a transféré une foule de propriétés du clergé et de la Royauté à nombre de bourgeois et de paysans. Elle a supprimé toutes les entraves à la liberté du travail et à la circulation des produits à l'intérieur de la France ; par là elle a donné l'essor à l'initiative individuelle, qui accroîtra d'une manière inespérée la richesse, la population et les forces du pays, et fera de la France le premier grand État moderne de l'Europe continentale.

A côté de ces réformes hardies et profondes, elle en a poursuivi de prudentes et s'est souvent contentée de compromis entre l'ancien régime et le nouveau. Elle s'est efforcée de concilier la monarchie et la liberté, même après la fuite du Roi, malgré les impatiences du peuple et les entreprises des aristocrates et de la Cour. Elle a maintenu résolument le privilège politique et social de la bourgeoisie. Elle a construit un édifice à la fois monarchique et républicain.

Elle a proclamé hautement l'idéal pacifique et humanitaire de la France et la liberté des peuples de disposer d'eux-mêmes, et jeté ainsi les fondements d'un droit international nouveau qui transformera le monde. Mais, entourée d'États militaires et conquérants, elle a pris des précautions : elle a commencé à réorganiser l'armée, en confiant les grades, non à la naissance et à la fortune, mais au mérite, et elle l'a fortifiée par l'adjonction de gardes nationaux volontaires des villes et des campagnes.

L'Assemblée constituante a donc en deux ans et demi supprimé presque tout l'ancien régime, reconstruit l'État, transformé du tout au tout la société française.

Comment une œuvre si considérable, la plus vaste que des hommes aient jamais faite, avait-elle pu être réalisée, et si vite ? C'est que l'Assemblée était animée d'un profond enthousiasme et d'un amour infini pour le bien public ; elle portait en elle un haut idéal de liberté et de justice ; ses réformes étaient préparées par le travail intellectuel et politique de tout un siècle. Elle suivait le mouvement général de l'esprit public ; elle légiférait en quelque sorte sous la dictée d'une Nation qui avait déjà exprimé ses vœux dans ses Cahiers, et qui en émettait de nouveaux, et, bien plus hardis, dans ses assemblées et ses clubs politiques. C'est le Peuple, celui de la Bastille et des Fédérations, qui permit à l'Assemblée de s'élever au-dessus d'elle-même, et qui lui donna la volonté et la force de tout accomplir.

 

 

 



[1] Le club du Concert, société des Jacobins, à Lyon (Raymond, Les Constituants de Lyon et leurs électeurs, Révolution fr., 1914).

[2] L'impôt direct était à peu près le sixième du revenu foncier.

[3] Voir Livre II, chap. II, L'œuvre sociale de l'Assemblée, § III.

[4] Outre les recueils de d'Arneth, la Brocheterie, Klinckowström, voir les Lettres de Marie-Antoinette et de Barnave, p. p. O. de Heidenstam, 1913. L'authenticité de ces lettres a été contestée. Il n'est point douteux que la reine ait correspondu avec Barnave.