HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE III. — L'ESSAI DE MONARCHIE CONSTITUTIONNELLE (6 OCTOBRE 1789-20 JUIN 1791).

CHAPITRE IV. — LES FORCES CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRES ET RÉVOLUTIONNAIRES (JUILLET 1790-JUIN 1791).

 

 

I. — LA COUR ET LES EFFORTS DE LA CONTRE-RÉVOLUTION.

DE jour en jour diminuait l'autorité et le prestige du Roi. Après la révolte de Nancy, il ne peut plus compter sur l'armée. Il est contraint d'accepter. en septembre, la démission de Necker, qui, n'ayant réussi dans aucun de ses emprunts, était depuis longtemps miné par l'Assemblée et, par Mirabeau, et point soutenu paf la Fayette, et, en novembre, à la suite d'une énergique réclamation, à l'Assemblée, des sections de Paris représentées par Danton, la démission du ministre de la Guerre, La Tour du Pin. Il est tenu de prendre des ministres qu'il aime encore moins que les anciens, des constitutionnels, dont il se méfie : Duportail, à la Guerre, Duport-Dutertre, à la Justice. Il est obligé, en janvier 1791, de se séparer de Saint-Priest, le ministre le plus exécré des patriotes, le vizir, le Divan, comme ils disaient, en souvenir de son ambassade de Constantinople et des habitudes de despotisme qu'il en avait rapportées. De ses confidents, il ne lui reste plus, dans le ministère, que Montmorin, aux Affaires étrangères.

Il est de plus en plus surveillé par les révolutionnaires, dont les progrès sont manifestes. Les juges élus sont souvent choisis par les citoyens actifs parmi les patriotes : Robespierre et Buzot, à Versailles : Le Peletier de Saint-Fargeau, Thouret, Merlin de Douai et Treilhard, à Paris. En février 1791, où se fait le renouvellement par moitié des municipalités, les élections sont favorables aux révolutionnaires. Ils ont désormais pour eux la plupart des municipalités et des tribunaux. Enfin les groupements populaires augmentent en nombre et en force. Ce sont les clubs et les sociétés de Paris et des départements : ce sont ensuite les sections de Paris. La ville avait été divisée, le 22 juin 1790, en 48 sections, au lieu des 60 districts. La garde nationale était toujours formée de 60 bataillons : chaque section avait ainsi des gardes nationaux appartenant à deux bataillons différents, ce qui gênait son action militaire. Mais malgré cette mesure de méfiance, l'esprit des sections devient encore plus révolutionnaire que celui des districts. Cette puissance croissante oblige la Cour et les aristocrates à suivre une tactique prudente.

Le Roi sanctionne tous les décrets que l'Assemblée lui présente, prête tous les serments qu'elle lui demande : niais cela ne veut pas dire qu'il se résigne à tout accepter : malgré les changements ministériels, le pouvoir exécutif n'expédie pas les décrets, ne se soucie pas de les faire exécuter. Les aristocrates, par leurs agents et par leurs journaux, l'Ami du Roi, les Actes des Apôtres, répandent des bruits inquiétants sur les assignats, surtout après que l'Assemblée eut voté. en septembre. une nouvelle émission de 800 millions. qui devait porter la valeur de tout le papier émis à 1.200 millions. Ils continuent à alarmer le peuple de Paris sur sa subsistance, signalent les accaparements et les entraves à la circulation, annoncent une cherté et une misère croissantes. De temps à autre ils ramènent au jour l'interminable enquête du Châtelet sur les 5 et 6 octobre, sur laquelle ils comptent pour compromettre la Fayette et Mirabeau. En même temps court sans cesse le bruit de la fuite du Roi.

De la fin de 1790 à l'été de 1791, les émeutes sont continuelles à Paris et dans les départements, où les paysans s'acharnent contre les restes du régime seigneurial. Elles restent souvent impunies, soit à cause du manque, de maréchaussée et de troupes, soit parce que les autorités craignent d'épuiser par une répression trop vigoureuse l'énergie révolutionnaire du peuple, qui seule est capable de triompher de la contre-révolution.

Des députés aristocrates provoquaient en duel des députés patriotes. Le 12 novembre, le duc de Castries blessa Charles Lameth : une foule courut le lendemain à l'hôtel de Castries, et le saccagea.

En février 1791, le bruit se répand que Mesdames, tantes du Roi, vont partir pour Rome. Le peuple de Paris s'émeut : Mesdames, croit-il, vont emporter de l'argent à l'étranger, alors qu'il y eu a si peu en France : elles vont rejoindre les émigrés et négocier avec les souverains étrangers des alliances contre la Nation : ce départ prépare celui du Roi. Des femmes se rendent à Bellevue, résidence de Mesdames, mais celles-ci sont déjà sur la route de Fontainebleau. Elles arrivent à Monet, et, malgré la municipalité, réussissent à en partir. Le 21 février, à Saulieu, la garde nationale s'oppose à leur passage. La municipalité invoque vainement la discipline militaire. La garde nationale de Semur, qui est accourue sans réquisition ni autorisation de sa municipalité, soutient celle de Saulieu. Les gardes nationaux finissent cependant par obéir, mais ils avertissent la garde d'Arnay-le-Duc. — A Arnay, Mesdames sont arrêtées par celte garde. Tout le pays alentour est soulevé : il est venu des gardes nationaux de Pouilly-en-Auxois, de Sombernon, et même de Beaune et d'Autun. Eu vain le directoire de la Côte-d'Or, qui a envoyé un administrateur et des miliciens volontaires, déclare que les tantes du Roi sont libres de voyager. Seule l'intervention des Jacobins de Dijon et de leur président Guyton de Morveau, respectueux de la légalité, permit à Mesdames de poursuivre leur voyage sans être inquiétées.

Le départ de Mesdames alarma si vivement les patriotes que l'Assemblée prépara des lois contre l'émigration. Le 28 février, Le Chapelier, au nom du Comité de Constitution, proposa d'instituer une Commission dictatoriale de trois députés désignés par l'Assemblée, qui, pour chaque personne, déciderait souverainement l'autorisation ou l'interdiction d'un voyage au dehors. Alors Mirabeau s'écria : Si vous faites une loi contre les émigrants, je jure de n'y obéir jamais : il proposa de déclarer que toute loi contre l'émigration était inconciliable avec les principes de la Constitution, et, les murmures redoublant, cria au côté gauche : Silence aux trente voix ! Il désignait ainsi l'extrême gauche, dirigée par les Lameth et Robespierre. La loi sur les émigrations fut ajournée.

Le même jour, avaient lieu une émeute populaire à Vincennes et une tentative aristocratique aux Tuileries. La Commune de Paris faisait préparer le donjon de Vincennes : le bruit courut que c'était pour le transformer en une nouvelle Bastille. Aussitôt le peuple de Vincennes et du faubourg Saint-Antoine s'agite. Les sections, en majorité démocrates, attaquaient sans cesse la Commune bourgeoise : les journaux démocrates, de même. Peut-être avaient-elles soulevé les ouvriers pour dépopulariser la Fayette et la garde nationale. L'insurrection fut vite réprimée par la Fayette.

Profitant de l'éloignement de la Fayette, les aristocrates se réunirent en armes aux Tuileries, en apparence pour protéger le Roi, en réalité pour favoriser son évasion. La Fayette accourt de Vincennes, trouve une foule de nobles dans les antichambres, leur ordonne de quitter leurs armes, et oblige le Roi à répéter cet, ordre. Les aristocrates déposent en silence leurs épées sur les meubles de l'antichambre, et sortent entre deux haies de gardes nationaux, qui ne se font pas faute de leur donner quelques bons coups de pied. Telle fut la journée des Chevaliers du poignard. Le lendemain, dans une affiche placardée sur les murs de Paris, la Fayette les traitait avec un dédain insultant. Les premiers gentilshommes de la Cour furent contraints de donner leur démission.

La Cour ne pouvait trouver à l'Assemblée d'autres alliés que Mirabeau et la Fayette, qui ne s'entendaient pas. Elle ne se servait d'eux qu'avec répugnance, méprisant Mirabeau, qu'elle payait, détestant la Fayette, qui venait encore de l'humilier, cherchant à les tenir et à les user l'un par l'autre.

Cependant l'entente avec Mirabeau se resserrait. Il avait proposé à la Cour, dans une note générale du 23 décembre, des moyens de ruse, toute une organisation policière et bureaucratique. Il travaillait avec Rivarol et les journalistes gagés par la liste civile. D'après un projet détaillé communiqué au Roi, le 23 lévrier 1791, par l'intendant Laporte, et qui reflète bien la pensée de Mirabeau et de Rivarol, il fallait dépenser 200.000 livres par mois, soit 2.400.000 livres par an, sur les 25 millions de la liste civile, à payer des journalistes, des autours et des chanteurs de chansons : des députés, des administrateurs de l'Hôtel de Ville, des membres des sociétés populaires et des Cordeliers : des orateurs de section, des applaudisseurs, une claque, et des écrivains pour préparer les discours de ces orateurs : des ouvriers, des habitués de guinguettes, etc. Rien n'était oublié. Une administration, pourvue d'un chef et de huit sous-chefs, centraliserait tout ce service de propagande, qui occuperait près de 1.500 personnes, isolées les unes des autres. Le traitement de chacune était indiqué, sauf celui du chef : sans doute l'auteur du mémoire se réservait-il cet emploi, et, par discrétion, omettait-il le chiffre des émoluments.

Mirabeau enfin proposait, comme moyen suprême, la fuite du Roi. Mais où fuir ? En Normandie ? A Metz ? En 1789, Mirabeau avait déconseillé Metz : ce serait une grave faute, avait-il dit, que de se diriger vers la frontière. Maintenant il changeait d'opinion : en janvier 1791, son ami la Marck était envoyé en mission auprès de Bouillé pour lui demander l'appui des troupes. Il commençait à se perdre dans l'esprit des patriotes et surtout des Jacobins. Sans doute, après avoir empêché l'Assemblée de voter la loi contre l'émigration, il fil face à l'orage, se présenta, le soir même, aux Jacobins étonnés, et, par son audace et son éloquence, réussit, malgré Lameth et Robespierre, à se disculper et à se faire applaudir : mais ce fut un triomphe factice et sans lendemain. Il se compromettait chaque jour davantage pour la Cour : or, il ne pouvait l'aider qu'au moyen de sa popularité, que sa politique machiavélique, percée à jour par les patriotes clairvoyants, ne cessait de miner. Peut-être espérait-il se séparer d'elle, si, après la victoire, elle avait voulu retourner à l'ancien régime. La Cour ne voyait d'ailleurs en lui qu'un instrument, qu'on rejette après qu'il a servi : il le sentait, et ne se donnait pas tout entier. Une telle alliance ne pouvait rien produire d'efficace.

Cependant les émigrés s'agitaient sur les bords du Rhin et à Coblentz, d'où ils envoyaient des agents secrets — d'Autichamp, Polignac, etc., — qui couraient les départements, de l'Est au Midi. Ils placèrent leur centre d'opérations à Lyon, ville riche où le parti aristocrate faisait des progrès dans la haute société. A la fin de 1790, Ms essayèrent de profiter de la tiédeur patriotique de la municipalité lyonnaise et de la misère des ouvriers en soie pour provoquer une insurrection populaire : ils voulaient opposer un Lyon aristocrate au Paris patriote. De Lyon, ils se mettaient en rapports étroits avec les catholiques et les aristocrates du Languedoc, qu'ils s'efforçaient de soulever. En novembre 1790, Calonne offrit ses services au comte d'Artois : les émigrés possédaient enfin un homme d'État, capable de les diriger. Mais le Roi, qui craignait d'être compromis par eux, Avertit le roi de Sardaigne et l'empereur de ne donner créance qu'aux agents secrets qu'il accréditerait auprès d'eux.

Quatre personnes seulement étaient dans le secret des négociations du Roi avec l'étranger : le comte de Mercy-Argenteau, qui résidait à Bruxelles : le comte de Fersen, ami très intime de la reine, et correspondant de son souverain, le roi de Suède Gustave III : le baron de Breteuil, principal représentant de Louis XVI au dehors : enfin Bouillé, commandant en chef à Metz. Le Roi écarta le projet de la fuite à Lyon : il voulait aller à Metz, à portée des secours de, l'empereur. Il se reposait de tout sur Bouillé et ses conseillers. Fersen croyait que les Jacobins n'avaient plus de force, et il comptait fermement sur l'assistance des souverains étrangers.

Fersen et la Cour se trompaient. Les Jacobins étaient plus puissants que jamais. Les souverains se préoccupaient avant tout de leurs intérêts. L'empereur priait l'envoyé du Roi, Bombelles, de faire différer l'évasion. Il se trouvait clans une situation très difficile : la Belgique, replacée, après le soulèvement de 1789, sous son autorité, l'inquiétait, et il craignait une intervention de l'Angleterre dans ce pays : même après les conférences de Reichenbach avec Frédéric-Guillaume, il n'était pas sûr de la Prusse, alliée depuis 1787 à l'Angleterre : il lui fallait enfin surveiller les ambitions de la Russie, toujours avide, du côté, de la Pologne et de' la Turquie. Il mettait comme condition à son concours que le Roi sortit de Paris, groupât autour de lui un parti dans le royaume. Pour s'assurer l'aide de l'empereur et le délivrer de ses craintes d'une intervention anglaise, Bouillé proposa au Roi de céder à l'Angleterre les comptoirs français de l'Inde. Mais le Roi répugnait à ce sacrifice : cependant il demanda à Breteuil son avis sur cette cession de territoire. Quant au roi d'Espagne, il attendait la réponse de l'empereur, qui attendait celle de l'Espagne. Louis XVI ne recevait de l'étranger que de bonnes paroles. Parfois même Mercy rappelait à la reine, par exemple dans sa lettre du 7 mars, que les puissances ne feraient rien pour rien. Les souverains de France avaient déjà pu s'en apercevoir dans leurs négociations avec le roi de Prusse. Il ne fallait pas s'attendre à un plus grand désintéressement de l'Autriche. Déjà dans les cercles diplomatiques, raconte Staël, on parlait des ambitions de l'Autriche sur l'Alsace et la Lorraine et d'un dédommagement, pour la Prusse en Belgique et en Silésie.

Il fallait au Roi de l'argent, et Mercy ne réussissait pas à en emprunter pour lui en Hollande. Il était réduit à attendre la fin de mai, pour toucher les deux millions de sa liste civile. Ainsi le départ reculait toujours. Cependant, à Metz, Bouillé s'impatientait. Il perdait confiance en ses troupes. L'indiscipline les gagnait, écrivait-il à Fersen : les officiers émigreraient, si l'Assemblée leur imposait un nouveau serment : sa situation de chef devenait chaque jour plus embarrassante et plus affreuse.

A ce moment même, la Cour perdait son conseiller le plus précieux : le 2 avril, à quarante-deux ans, Mirabeau mourait de son activité dévorante, de sa dépense perpétuelle d'énergie physique et morale.

Noble de vieille race, il avait, en 1789, pris résolument parti pour le Tiers État, et, le 23 juin, il avait incarné la résistance à l'autorité royale, prisonnière des privilégiés. De ce jour sa popularité fut grande. Son ambition était de diriger, mais il fut écarté du ministère par l'Assemblée, qui redoutait l'influence de sa parole, et par le Roi et la reine, qui voulaient seulement se servir de sa grande popularité. Réduit à la condition de conseiller secret du Roi, payé par le Roi, Mirabeau fit la politique qu'il aurait faite de lui-même, sans subsides. Il défendit avec passion la liberté, qui seule, pensait-il, pouvait sauver le pays du schisme religieux et de la guerre civile : il vit avec plus de netteté que personne le péril extérieur, et avertit l'Assemblée qui s'abandonnait trop volontiers à des rêves (le fraternité universelle, qu'il caressait. lui aussi : il se montra à la fois ferme et conciliant dans le règlement du conflit avec les princes allemands propriétaires en Alsace : il exhorta les députés à la prudence. quand ils entreprirent de réformer l'armée française, en face d'une Europe militaire et féodale, fondée sur le droit de la force. Patriote, il fut un apôtre de la liberté et de l'égalité, et il fut aussi passionné pour la grandeur de la France : c'est lui qui a dit sur le drapeau national les plus belles paroles qui aient été prononcées. Mais, fortement attaché à la liberté, il sentait la nécessité de l'autorité. Aussi se fit-il le défenseur de l'ordre troublé et des prérogatives royales menacées : il s'appliqua dès 1790 à raffermir le pouvoir du Roi, qu'il avait tant affaibli, et que l'Assemblée, poussée par l'opinion publique, minait de plus en plus : sa popularité fut même un moment compromise. Mécontent de l'Assemblée, sur laquelle il avait une grande influence, mais qu'il ne trouvait plus assez docile, il la combattit énergiquement : il eut pour elle des paroles dures et méprisantes : il lui tendit parfois des pièges, comme le jour où il lui proposa des décrets d'intolérance pour l'enferrer et compromettre les importantes réformes ecclésiastiques qu'elle avait commencées. D'autre part, il en vint à conseiller au Roi, non seulement la lutte contre l'Assemblée, mais la fuite, même vers la frontière. En réalité, il ne voulait pas plus de l'absolutisme royal que de l'omnipotence de l'Assemblée nationale. Dans ces conditions, il ne pouvait pas mieux s'entendre avec la Cour qu'avec l'Assemblée : tout essai de conciliation entre la monarchie et la liberté n'avait aucune chance de succès durable. D'ailleurs, Mirabeau s'écarta lui-même de la ligne moyenne : il versa tantôt à gauche, tantôt à droite, au gré des circonstances et de son humeur : à la fin, il suivit une politique dangereuse, qui servait la contre-révolution, et dont il espérait peut-être se dégager à temps. Sa conduite versatile et compliquée le rendit suspect au parti patriote et au parti monarchique qu'il avait voulu unir.

En somme, éloigné du pouvoir par une sorte d'ostracisme, privé des moyens d'agir directement sur le pays, Mirabeau n'eut qu'une puissance d'opinion, immense, il est vrai. Le plus grand orateur, le génie le plus perspicace de la Révolution ne put, sous le régime de la monarchie bourgeoise qu'il avait contribué à fonder, jouer le rôle de chef suprême, auquel l'appelaient ses talents et sa popularité. C'est peut-être la plus belle carrière manquée de l'histoire.

L'Assemblée, les clubs et les sociétés populaires, peut-être ignorants du secret du tribun, déplorèrent cette perte : toute la France révolutionnaire prit le deuil. Les plus puissants orateurs, Barnave. Danton, prononcèrent l'éloge de l'illustre patriote, et dans les plus petites sociétés populaires des villes et des bourgs l'on s'entretint de lui. Les honneurs du Panthéon lui furent décernés, et il fut accompagné à Sainte-Geneviève, que la Patrie reconnaissante venait de consacrer aux grands hommes, par les représentants de la Nation et par une foule nombreuse qui voyait en lui le chef de la Révolution. Il semblait qu'un demi-dieu disparût, et que l'Assemblée nationale, diminuée, n'eût plus qu'à se dissoudre elle-même.

Mirabeau manquait à la Cour au moment décisif. Elle resta un moment interdite, puis elle retomba plus que jamais dans ses illusions, dans son ignorance irrémédiable de l'esprit public, conseillée seulement par (les courtisans et des hommes médiocres, imbus de préjugés.

Elle continuait à dissimuler. La reine écrivait à Mercy, le 14 avril : Nous ne demandons à aucune puissance (à moins d'un événement pressant) de faire entrer leurs troupes dans ce pays-ci. Nous désirons seulement qu'au moment où nous serions dans le cas de les réclamer, nous puissions être assurés que les puissances voudront bien avoir des troupes sur leurs frontières bordant la France, en assez grand nombre pour servir de soutien et de ralliement aux gens bien intentionnés qui voudraient nous rejoindre. Elle poursuivait de vaines négociations avec les puissances. Elle espérait, contre toute espérance, une intervention étrangère. La Cour avait tout un plan de contre-révolution : d'abord la banqueroute : ensuite, le clergé recouvrerait ses biens, écrivait Breteuil à Fersen, le 13 mai : mais il rembourserait les acheteurs, ainsi que les assignats en circulation. C'était le rétablissement d'une des institutions fondamentales de l'ancien régime, que la Nation avait proscrite dès les premiers jours de la Révolution : un clergé grand propriétaire, et la suppression des rentes sur l'État.

La diplomatie de la Cour ne pouvait rester longtemps cachée. Trop de gens étaient dans le secret, et le voyage de Mesdames avait été un avertissement. L'Assemblée avait, le 28 mars, envisagé l'éventualité de la fuite du Roi et décrété que le Roi serait passible de déchéance, s'il sortait du royaume.

Le projet de fuite se précisa. Un incident, provoqué par l'intolérance populaire, décida le Roi à se hâter. Comme il se disposait à remplir son devoir pascal, il demanda à de Bonnal, évêque de Clermont, s'il le pourrait malgré la sanction qu'il avait donnée à la Constitution civile, sanction forcée, ajoutait-il, nulle à ses yeux, et qui ne l'empêchait pas de rester toujours uni aux pasteurs catholiques. L'évêque répondit, le 16 avril, qu'il serait plus sage pour le Roi de s'abstenir : il y aurait scandale à ce qu'il acceptât la communion d'un prêtre constitutionnel à Saint-Germain l'Auxerrois, sa paroisse, et danger à ce qu'il la reçût d'un réfractaire, dans sa chapelle des Tuileries. Dans ces conditions, le délai devenait un devoir. Le 17 avril, jour des Rameaux, le Roi ne communia point, mais il entendit dans sa chapelle la messe, dite par le cardinal de Montmorency, insermenté. Elle fut troublée par le garde national Audouin, qui, indigné que le Roi assistât à l'office d'un prêtre réfractaire, avertit aussitôt le club des Cordeliers. Le club rendit, le jour même, un arrêté, qu'il fit placarder sur les murs de Paris : il dénonçait aux représentants de la Nation le premier fonctionnaire public, le premier sujet de la Loi, comme réfractaire aux lois constitutionnelles qu'il a juré de maintenir, et comme autorisant à la désobéissance et à la révolte...

Alors le Roi résolut de se rendre à Saint-Cloud, où, l'année précédente, il était allé passer l'été. Le départ fut fixé au 18 avril. Ce jour-là, les patriotes des sections, et une foule mêlée de gardes nationaux, excités par la proclamation des Cordeliers, affichée la veille, par l'Ami du peuple, les Révolutions de Paris et les orateurs des sections, affluent au Carrousel, sur la place Louis XV et jusque sur la route de Saint-Cloud. Vers midi, le Roi, la reine, le dauphin, Madame Royale et Madame Élisabeth sortent en carrosse de la cour des Tuileries : ils sont accueillis de terribles clameurs : les brides des chevaux sont saisies. Bailly et la Fayette ordonnent d'ouvrir le passage : mais les gardes nationaux refusent. Nous ne voulons pas qu'il parte, crie-t-on : nous faisons serment qu'il ne partira pas. — Il serait étonnant, dit le Roi, qu'après avoir donné la liberté à la Nation, je ne fusse pas libre moi-même. Il attendit dans sa voiture, une heure et demie, au milieu de la grande cour, tandis que Bailly et la Fayette haranguaient les gardes nationaux et la foule, allaient à l'Assemblée et en revenaient. Comme les gardes et le peuple s'obstinaient à répéter que le Roi ne sortirait pas. Louis s'écria : On ne veut donc pas que je sorte ? il n'est donc pas possible pie je sorte ? Eh bien, je vais rester. Et la famille royale, descendant de son carrosse, rentra au château.

Le lendemain le Roi alla à l'Assemblée protester contre ce coup de force qui ruinait la valeur de sa sanction aux décrets. Il rassura l'Assemblée sur ses sentiments et prêta de nouveau le serment de maintenir la Constitution, dont la Constitution civile du clergé fait partie. Les journaux patriotes exultaient de joie. Mais Marat conjura les Parisiens de bien garder un prince hypocrite révolté contre la Nation. Vous seriez, leur disait-il, les bourreaux de trois millions de vos frères, si vous aviez la folie de lui permettre de s'éloigner de vos murs. Le Directoire de Paris, composé de monarchistes constitutionnels. La Rochefoucauld, Talleyrand, Pastoret et Sieyès, adjura le Roi, pour rassurer le peuple, d'éloigner de lui, par une démarche franche, les prêtres réfractaires, les ennemis de la Constitution. Sire, annoncez aux nations étrangères qu'il s'est fait une glorieuse Révolution en France : que vous l'avez adoptée : que vous êtes maintenant le Roi d'un peuple libre : et chargez de cette instruction d'un nouveau genre des ministres qui ne soient pas indignes d'une si auguste fonction.

Le Roi était prisonnier de Paris. Pourtant il fit savoir, le 23 avril, par une circulaire de Montmorin à ses ambassadeurs à l'étranger, qu'il était libre, et que libre aussi était son acceptation de la Constitution. Les ambassadeurs étaient invités à démentir énergiquement tous les bruits contraires, — calomnies atroces, répétées par des Français qui avaient abandonné leur poste de citoyens. Beaucoup de municipalités exprimèrent au Roi leur satisfaction. Mais, en même temps, — les patriotes clairvoyants, comme Marat, le soupçonnèrent, — le Roi envoyait secrètement des déclarations contraires aux Cours d'Europe. Il reprenait son projet de fuite. Au mois de mai, Bombelles voyait, de sa part, l'empereur à Florence. Le comte d'Artois avait, de son côté, le 18 mai. à Mantoue, une entrevue avec Léopold, qui lui promettait de secourir Louis XVI, mais différait encore parce qu'il se trouvait en pleine guerre avec les Turcs et qu'il lui répugnait de bâcler la paix, de laquelle il espérait Orsova et les territoires serbes sur le Danube. Le Roi ne voulait ni ne pouvait plus ajourner son départ : il négocia avec Bouillé, qui l'attendait avec impatience.

 

II. — L'ORGANISATION RÉVOLUTIONNAIRE ET LES PROGRÈS DE L'ESPRIT PUBLIC : LES CLUBS JACOBINS.

DEPUIS la Fédération jusqu'au moment où le Roi se disposait à fuir, l'esprit révolutionnaire avait fait de grands progrès, grâce aux journaux et surtout aux clubs.

Les clubs les plus puissants étaient ceux des Amis de la Constitution ou Jacobins, dont on a vu la modeste origine.

Le club de Paris, rue Saint-Honoré, qui, au début, ne comptait guère que des députés, réunissait, à la fin de 1790. 1.100 membres, et 1.200 en juin 1791 : aussi dut-il quitter la bibliothèque des Jacobins, trop étroite, pour la net' de l'église, où des tribunes se remplirent d'un publie qui suivait passionnément les débats. Les séances avaient lieu an moins trois fois par semaine, après six heures du soir : elles réunissaient, dans les grandes circonstances, un millier de membres et 2.000 auditeurs. La Société des Amis de la Constitution s'était de plus en plus fortifiée et centralisée : les sujets de délibération étaient préparés par ses comités.

Dans les départements, le nombre des clubs jacobins augmenta surtout dans le Midi et sur les frontières du Nord et de l'Est. Beaucoup étaient affiliés à celui de Paris, qui les conseillait et les dirigeait : 152 en août 1790, 406 en juin 1791.

La région du Nord avait une petite minorité jacobine, d'autant plus ardente que les résistances des prêtres réfractaires et de leurs fidèles y étaient plus fortes. Le club de Lille, fondé à la fin de 1789, très actif, était dirigé par des prêtres constitutionnels, Nolf, curé de Saint-Pierre et député, Deledeuille, curé de Saint-Maurice, Primat, évêque du département, par des médecins, des industriels, et il était en rapports constants avec les clubs voisins de Valenciennes, Cambrai, Douai, Arras, Dunkerque, Bergues, etc., dirigés par des bourgeois libéraux, le médecin Fockedey, à Dunkerque, l'avocat-député Bouchotte, à Bergues, et des prêtres constitutionnels, tels que l'oratorien Houche de Rouzerot, à Arras.

Dans l'Ouest, les principaux clubs étaient à Rennes, à Brest, à Nantes, à Rouen. Le club de Nantes exerçait une grande action, sous la direction de Constard, gentilhomme breton, commandant de la garde nationale. Celui de Brest, ville très patriote, était aussi très puissant, et il le montra bien en rétablissant l'ordre troublé par les marins du port qui s'étaient révoltés en octobre 1790 contre leur chef. Le club de Rouen comptait 230 membres, dans une ville où la Révolution était froidement accueillie, et qui devenait de plus en plus le refuge des aristocrates parisiens.

Dans le Centre, en général favorable à la Révolution. mais avec mollesse, et qui comptait une majorité de prêtres constitutionnels. les sociétés jacobines de Limoges et de Clermont-Ferrand avaient seules quelque importance.

L'Est, très patriote, avait beaucoup de clubs jacobins. En Bourgogne et en Franche-Comté, ils gravitaient autour de celui de Dijon, dirigé par Guyton de Morveau, le célèbre chimiste, et par le major Pille, commandant des miliciens volontaires de la ville ; et de celui de Besançon, composé de membres du directoire et d'avocats. L'esprit démocratique imprégnait les clubs de Pontarlier, d'Orléans, de Morteau et de toute la Montagne, délivrée de la féodalité et du servage : les instructions du club de Pontarlier, du 2 avril 1791, disaient : On s'abstiendra de l'usage de se découvrir pour saluer son semblable. On évitera soigneusement, en parlant, de se servir des mots l'honneur, et autres paroles. C'étaient déjà les sentiments et les usages démocratiques qui seront de mode au temps de la Convention.

En Alsace et en Lorraine, où les contre-révolutionnaires, prêtres réfractaires, nobles et chefs militaires prêts à émigrer, étaient si nombreux, ce fut, au printemps de 1791, une riche floraison de sociétés patriotiques. Le club de Strasbourg, fondé le 13 janvier 1790, issu d'un Cabinet littéraire, comprenait, en juin 1791, 423 membres, administrateurs du directoire du département, officiers et du génie, commissaires des guerres, les prêtres constitutionnels Euloge Schneider, Simond, Taffin, Clavel, etc. C'étaient, des protestants ou des catholiques libéraux et très tolérants, sauf les prêtres assermentés, ennemis acharnés du clergé réfractaire. Plusieurs journaux soutenaient leurs idées : la Gazette strasbourgeoise de Saltzmann, la Chronique strasbourgeoise d'Hermann, le Journal hebdomadaire patriotique, etc. Colmar, qui n'était qu'une toute petite ville, semble avoir eu un club singulièrement actif : au dire du vicomte de Noailles, envoyé en mission par l'Assemblée, il comptait, en avril 1790, 1.500 membres : sans doute dans ce nombre sont compris avec les membres payant cotisation les auditeurs des tribunes.

En Lorraine, le club de Nancy fut rétabli à la fin de 1790 : il fit choisir, aux élections municipales de 1791, des candidats patriotes. Le club de Metz resta toujours à l'avant-garde de la démocratie, sous la conduite d'Anthoine et de Rœderer. Les sociétés lorraines étaient remplies, comme celles d'Alsace, de prêtres constitutionnels, et surtout d'officiers des nombreuses places fortes du pays.

A Lyon, le club jacobin, qui avait beaucoup d'attaches avec la franc-maçonnerie lyonnaise, était très puissant : composé de gens de la moyenne plutôt que de la haute bourgeoisie, il était souvent en conflit avec la municipalité, composée de riches négociants et de gros industriels. Les principaux clubs de la région du Sud-Est étaient celui de Grenoble, où l'esprit patriote s'était maintenu tel qu'il était à l'origine, malgré la tentative de scission de Mounier : puis celui de Toulon : enfin le club de Marseille, où les Jacobins étaient martres de la municipalité, avec le maire Mouraille, et qui agissait sur toute la Provence, Avignon et le Comtat Venaissin.

Dans la vallée de la Garonne, tous les clubs jacobins étaient sous la direction de ceux de Bordeaux et de Toulouse. Celui de Bordeaux, composé de 53.9 membres, négociants et avocats, d'accord avec la municipalité, avait soutenu les patriotes de Montauban en mai 1790, et leur avait envoyé un bataillon. A Toulouse, le club, fondé le 6 mai 1790 sous les auspices de Dieu, de la Nation, de la Loi et du Roi, par seize citoyens, qu'alarmaient les entreprises des contre-révolutionnaires très puissants dans cette ville de couvents et de parlementaires, s'intitulait : Société du club littéraire et patriotique des Cent. La tolérance s'affirmait dans les statuts : Il ne pourra être, disaient-ils, parlé de la religion, de la Nation, de la loi et du Roi qu'avec respect et vénération. C'était une société de bourgeois cultivés, philosophes, francs-maçons et tolérants.

Enfin, dans le Bas-Languedoc, les clubs de Montpellier et de Nîmes avaient été fondés peu de temps avant la crise de mai 1790, qui avait troublé toutes les villes peuplées à la fois de protestants et de catholiques. Ils étaient composés eu majorité de protestants, — pasteurs, industriels. commerçants, — attachés à la Révolution, qui leur avait rendu leurs droits civils et religieux et accordé des droits politiques.

Toutes les sociétés jacobines étaient des sociétés de bourgeois patriotes payant une cotisation annuelle souvent élevée, — 24 livres à Paris, 24 à Nîmes, 26 livres 8 sous à Toulouse, 14 livres 8 sous et un droit d'entrée de 6 livres à Metz. Afin de recruter plus d'adhérents, quelques clubs abaissèrent la cotisation ou même la supprimèrent. Le club de Montauban établit une cotisation qui variait avec les fortunes. — 21, 18, 12 ou 6 livres par an — : il admit gratuitement les citoyens passifs, et comprit ainsi 1.500 membres, bourgeois, ouvriers et paysans, qu'il opposa aux aristocrates et aux catholiques. Le club de Metz fit de même. Mais, en général, les sociétés jacobines étaient exclusivement bourgeoises, comme les gardes nationales et les municipalités des villes.

Elles étaient organisées sur le modèle de la Société mère de Paris, et animées toutes du même esprit. L'esprit jacobin, c'est le patriotisme, la foi dans la Révolution, chaque jour accrue par l'obligation de lutter contre les aristocraties nobiliaire, ecclésiastique, militaire et judiciaire. Il s'est transformé depuis 1789, et il changera encore, suivant les vicissitudes de la Révolution. Fortement unitaire et centralisateur, ami de l'ordre fondé sur les institutions nouvelles, il veille sur elles avec une sollicitude inquiète — le symbole des Jacobins de Paris est un œil vigilant. Les complots de la contre-révolution le rendront soupçonneux, dénonciateur, policier. Mais, bien que la lutte commence à lui imprimer ces caractères nouveaux, il reste, en 1791, prudent, tolérant et généreux. Il soutient les autorités nouvelles, encore mal assises. Il travaille avec elles contre l'anarchie et la réaction. Il est le ferment de la Révolution.

L'action de ces clubs est considérable. Celui de Paris continue d'agir sur l'Assemblée nationale : il désigne, chaque quinzaine, le président de l'Assemblée : il discute les ordres du jour et parfois même les rapports qui seront présentés au nom des Comités : il exige l'assiduité des dépités patriotes aux séances de l'Assemblée. En province, comme à Paris, les clubs jacobins interviennent sans cesse auprès des municipalités et des administrations de département et de district. Ils entrent souvent, en conflit avec elles, surtout dans les grandes villes, où les élus sont de liants bourgeois qui, après avoir suscité le mouvement révolutionnaire, s'efforcent de le modérer ou de l'arrêter. Dans cette lutte, ils font cause commune avec les gardes nationales qu'ils détachent des municipalités trop aristocrates ou trop tièdes. Ils parvinrent, à Nancy, à Strasbourg, à Montauban, etc., à se glisser dans les administrations et les municipalités, ou à s'en emparer.

Dans leurs journaux, leurs lettres, leurs conférences, ils expliquent les lois nouvelles, afin de les faire aimer, et en surveillent jalousement l'exécution. Pour éviter les révoltes et l'anarchie, qui perdraient la Révolution, ils accélèrent l'extinction des droits féodaux et surtout la vente dei biens nationaux : eux-mêmes, donnant l'exemple, achètent de ces biens et exhortent les paysans à les imiter. Ils s'efforcent d'assurer et de faciliter la circulation des denrées. Ils veulent empêcher la ruineuse exportation du numéraire, et, à cet effet, dès la fin de 1790, ils réclament contre les émigrés des lois semblables à celles de Louis XIV contre les protestants. Ils travaillent à donner confiance dans les assignats : ils prêchent la nécessité de payer l'impôt, qui ne rentre presque plus : parfois même, comme à Montauban, ils assistent les administrations dans la confection des rôles. Ils savent que l'ordre dans les finances est un des premiers besoins de l'Etat.

Amis de la révolution politique, ils appréhendent un complément de révolution sociale. Le 18 décembre 1790, le club de Paris, dans une lettre aux sociétés affiliées, rédigée par Laclos, dénonça la loi agraire, le partage des terres, que prêchaient au Cercle social Nicolas Bonneville et l'abbé Fauchet. Ils défendent l'égalité des droits : ils repoussent l'égalité de fait. Ils persisteront dans ces sentiments, même en 1793 : Robespierre dira alors que l'égalité absolue est une chimère.

Même circonspection en religion. Ils s'efforcent de faciliter l'application de la Constitution civile. La Société mère recommande aux sociétés affiliées la plus grande modération. Aux contre-révolutionnaires, qui veulent attiser la guerre civile, il ne faut répondre. écrit-elle le 9 janvier 1791, que par la douceur, et persuader le peuple que c'est la meilleure politique : la persécution ne fait que des martyrs et des prosélytes.

Citoyens actifs, bourgeois riches ou aisés, les Jacobins sont, en général, partisans du suffrage censitaire établi par l'Assemblée. Quelques-uns cependant sont démocrates. Au club de Paris, le 6 décembre 1790. Robespierre attaqua le décret rendu ce jour même, et qui excluait des gardes nationales les citoyens passifs, en rendant obligatoire l'uniforme coûteux mis aux frais de chaque garde. Rappelé à l'ordre par le président Mirabeau, suivant le règlement qui interdisait toute critique des décrets de l'Assemblée, Robespierre ne soutint plus au club sa politique démocratique : il se réserva pour l'Assemblée, et même il se contenta de publier sans le prononcer à la tribune, en avril 1791, son discours sur le suffrage universel, dont l'effet fut grand sur l'aile gauche des Jacobins.

Tous les Jacobins, sans distinction, demandent la pleine liberté de la presse, que Robespierre, avec tant  d'autres, regarde comme  la garantie de toutes les libertés, et la parfaite égalité des droits civils, en particulier successorale, que préconisent Robespierre et la Société de l'égalité dans les familles, dirigée par des Jacobins. Ils répudient les anciennes formules serviles : Votre royaume, vos fidèles sujets, votre personne sacrée, encore employées en novembre 1790 par le club de Foix.

Ils voudraient faire pénétrer l'esprit démocratique dans l'armée. Mais, comme ils sentent la nécessité d'une armée bien organisée, ils veulent rétablir la discipline, et se rangent du côté de l'Assemblée nationale, lors de la révolte militaire de Nancy. Les conflits s'aggravant entre officiers et soldats, ils prennent de plus en plus la défense des soldats et, comme il a été dit, celle des Suisses de Châteauvieux. A Paris, en avril 1791, ils discutent sur le licenciement des officiers aristocrates. Mais comment se priver des officiers, au milieu d'une Europe en armes ? La majorité des Jacobins — qui comprend des officiers, et même des membres du Comité militaire, — sentant tout le danger de cette réforme, se contentera d'un nouveau serment, celui qu'ordonnera l'Assemblée le 11 juin. Mais, pour lutter contre les aristocrates dans l'armée, ils seconderont l'action des clubs militaires, composés de soldats, et qui leur sont affiliés.

Connaissant l'état de l'Europe, craignant la guerre, qui serait funeste aux réformes intérieures, ils veulent éviter à tout prix le conflit qui menace. Vis-à-vis des Belges révoltés coutre l'empereur ils suivent une politique très prudente : ils se contentent de donner une aide morale aux réfugiés bataves. Pour le pape, beaucoup plus faible que l'empereur, ils ont moins de ménagement. Ils demandent l'annexion d'Avignon et du Comtat, en se fondant sur la liberté qu'a un peuple de se donner à un autre : et, en juin 1791, ils font un prêt de 1.000 écus à la ville d'Avignon pour vaincre la contre-révolution. Pourtant, malgré leurs sentiments pacifiques, ils sont fiers de la propagande de la France révolutionnaire, et leur adresse d'avril 1790 aux sociétés affiliées exprime leur foi dans la victoire des peuples sur les rois et dans les destinées de la France, initiatrice de l'humanité :

La France offre maintenant un grand spectacle au monde, les yeux de toutes les nations sont fixés sur elle, leurs intérêts sont liés au succès de notre Révolution : à peine commencée, elle a déjà changé l'attitude des peuples et de leurs chefs. Ceux-là, bénissant la juste et courageuse entreprise des Français, en attendent le dénouement pour recouvrer leurs droits jusque-là méconnus ceux-ci, détestant notre énergie, entassent autour de nous les difficultés et les obstacles, reçoivent en frémissant la nouvelle de nos succès : la souveraineté qu'ils ont usurpée est prête à leur échapper pour retourner dans les mains des peuples, seuls légitimes souverains : les tyrans, déjà humiliés, invoquent la clémence de leurs esclaves : le bonheur du monde entier est dans nos mains.

Ainsi, en toutes choses, les clubs jacobins sont, en général, comme les Constituants dont ils inspirent souvent les décrets, disposés à ménager les étapes et à transiger avec les principes. Mais, comme on a vu, ils ne sont pas unanimes, des partis s'y dessinent : déjà les fondateurs — les hommes du club breton — se voyant dépassés, ne fréquentent plus guère la société, où dominent les idées démocratiques du triumvirat et de Robespierre, et vont jusqu'à réclamer de l'Assemblée des mesures contre elle. La question des droits des gens de couleur, qui désorganisa les partis à l'Assemblée, divisa aussi les Jacobins : d'un côté, Barnave et les esclavagistes : de l'autre, Robespierre, Grégoire, Brissot et les amis des noirs. Qui s'emparerait de l'autorité sur les Jacobins ? De là dépendait en grande partie l'avenir de la Révolution.

En 1790, Mirabeau et le triumvirat Lameth, Barnave, Du Port, s'étaient disputé la domination : mais, à la fin de l'année 1790, où il donna tant de gages à la Cour, Mirabeau fut supplanté par le triumvirat. Celui-ci ne régna pas longtemps. Le club, de plus en plus pénétré d'esprit démocratique, reconnut son chef en Robespierre, patriote incorruptible, le croyant, l'inflexible, le surveillant de tous les actes et de toutes les pensées de la contre-révolution. Et l'esprit de Robespierre rendra le club de plus en plus défiant, soupçonneux, autoritaire et inquisiteur.

A ce moment, les sociétés jacobines sont le plus puissant levier de l'opinion. Dans la dispersion et la faiblesse des administrations locales, elles sont, en dehors de l'Assemblée, et peut-être plus qu'elle, le seul pouvoir solidement organisé : partout présentes, partout solidaires, elles sont capables de mettre en branle, à un signal donné, toutes les forces patriotes. La crise — qui approche les trouvera prêtes à rétablir la confiance et l'ordre. et à donner à l'Europe l'exemple d'un peuple libre et qui entend le rester.

 

III. - LES DÉMOCRATES : LES SOCIÉTÉS POPULAIRES.

À CÔTÉ des sociétés de Jacobins s'étaient établis de bonne heure, à Paris, dans les grandes villes, et plus tard jusque dans les toutes petites villes et les bourgs, des sociétés populaires et patriotiques qui s'ouvraient à la petite bourgeoisie, aux ouvriers et aux paysans.

A Paris, outre les assemblées des quarante-huit sections, les sociétés populaires, fondées, en général, après le 14 juillet 1790, sous l'impulsion des patriotes et du journaliste François Robert et particulièrement de Marat, qui mérita d'être appelé le père des sociétés fraternelles, devinrent très actives en 1791. Il semble qu'il y en ait eu alors une et même plusieurs dans chaque section : les noms qu'elles se donnaient — Amis de la loi, Amis de la liberté et de l'égalité, etc. — expriment leur attachement à la Constitution et à la Déclaration des Droits.

Là, plus de distinction, comme aux Jacobins, entre citoyens actifs et citoyens passifs : tous sont admis, et même parfois les femmes et les enfants de plus de douze ans. Ce sont des écoles civiques. Des patriotes zélés s'improvisent professeurs de civisme. Un d'eux, Claude Dansart, maitre de pension, a fondé en 1790 la Société fraternelle de l'un et l'autre sexe. Logé aux Jacobins, à côté du puissant club qui lui donne aide et protection, il a siégé d'abord dans le réfectoire du couvent, puis dans une chapelle latérale de l'église : à la fin il s'est établi dans la bibliothèque. Là, tous les soirs de dimanches ou de fêtes, Dansart, à la lumière d'une chandelle achetée de ses deniers, lit et commente les décrets de l'Assemblée nationale. Cet enseignement fortifie les sentiments démocratiques du peuple de Paris. Ces petites gens adoptent le tutoiement, s'appellent frères et sœurs, rejettent les expressions qui sentent l'ancien régime, ne disent plus très humble serviteur, mais très dévoué citoyen ou très affectionné frère. Les jeunes filles jurent, en février 1791, de ne jamais prendre un aristocrate pour mari. La société acquiert de l'importance, et des hommes connus, François Robert, l'abbé Mathieu, en deviennent, présidents, à la place de l'humble fondateur.

De toutes ces sociétés, la plus active est celle des Amis des droits de l'homme et du citoyen, sur la rive gauche de la Seine. Installée en 1790 dans l'église des Cordeliers, en face de l'École de Médecine, section du Théâtre-Français — l'Odéon actuel, — chassée en mai 1791 par la municipalité, elle s'est retirée, rue Dauphine, dans une maison qui abrite à la fois le Musée des Quatre Nations, établissement d'enseignement supérieur libre, la loge maçonnique des Neuf Sœurs et un oratoire protestant. Elle recrute ses adhérents, dont on ignore le nombre, dans la section du Théâtre-Français, son premier berceau, et dans celles du Luxembourg et des Quatre Nations, — habitées par la moyenne et la petite bourgeoisie.

Les principaux de ses membres — qui, pour la plupart, ont leur domicile dans la section du Théâtre-Français, — sont Camille Desmoulins, le poète Fabre. d'Églantine et l'imprimeur Brune, qui demeurent dans la même maison, place du Théâtre — aujourd'hui place de l'Odéon : — Danton, qui habite dans l'étroite cour du Commerce, à deux pas du couvent des Cordeliers ou se trouvent les bureaux de la section : Momoro, imprimeur, et Marat, rue de l'École-de-Médecine : Sergent, dessinateur, rue des Poitevins : Fournier, dit l'Américain, ancien colon des Antilles, rue des Fossés-Monsieur-le-Prince : Nicolas Bonneville, rue du Théâtre-Français, 4 rue de l'Odéon actuelle, à l'imprimerie du Cercle social : Fréron, François Robert, le boucher Legendre, le chevalier James Rutledge, le journaliste Hébert, Peyre, originaire d'Avignon : Dunouy, Dufourny, Anthoine, le futur maire de Metz, l'avocat Garran de Codon. La plupart des vingt-six Électeurs — membres de l'Assemblée électorale du département de Paris — domiciliés dans la section du Théâtre-Français en 1791, futurs membres de la Convention, font partie du club : Danton en est le chef. Plusieurs sont membres du club des Jacobins, mais la majorité, Marat, Hébert, etc., ne sont inscrits qu'aux Cordeliers.

Les Cordeliers tiennent quatre séances par semaine, comme les Jacobins. L'allure des séances reste libre, désordonnée, livrée au hasard : pas de discours soignés, compassés, écrits (l'avance, mais des improvisations et des discussions que suit avec passion un public nombreux, et que relatent de secs procès-verbaux, en attendant que le club ait un journal et des organes, parmi lesquels le Creuset. Aux sections de la rive gauche, plus démocrates que la section de Vendôme, ou siègent les Jacobins, les Cordeliers prêchent l'égalité complète des droits, inscrite dans la Déclaration des Droits de l'Homme. Moins soucieux des formes légales que les Jacobins, moins attentifs à la procédure, moins théoriciens, moins avocats, plus orateurs et surtout plus hommes d'action, ils sont des entraîneurs d'hommes : longtemps toutes les hardiesses de la Révolution viendront d'eux. Sans cesse ils envoient des pétitions et des députations à l'Assemblée et aux Jacobins. Ils dénoncent les monopoles et les accaparements, qui détruisent la liberté et l'égalité. Ils réclament, comme les Révolutions de Paris et la Bouche de fer, le suffrage universel et le gouvernement direct avec referendum. Ils sont, en avril 1791, à l'avant-garde de l'armée démocratique.

Un grand mouvement se produit contre le régime censitaire. Les sociétés de Paris, au nombre de trente, sentant le besoin de se concerter plus étroitement, comme avaient fait celles de Lyon, formèrent, en mai, dans l'église des Cordeliers, un Comité central où chacune d'elles enverrait des députés. Toutes s'y firent représenter, sauf les Jacobins, qui après avoir hésité, s'abstinrent : sans doute, ils craignaient de s'absorber dans un Comité, peut-être aussi de paraître trop modérés et d'être dépassés par d'autres. Comme les assemblées primaires allaient se réunir pour procéder au choix des électeurs qui enverraient des députés à l'Assemblée législative, le Comité central saisit cette occasion et agit avec vigueur. Le 15 juin, il adressa à l'Assemblée une pétition, qui fut affichée sur les murs de Paris, et où il réclamait sur un ton menaçant l'égalité des droits politiques et la suppression des différents degrés d'éligibilité qui violaient la Déclaration des droits :

Pères de la patrie, ceux qui obéissent à des lois qu'ils n'ont pas faites ou sanctionnées sont des esclaves. Vous avez déclaré quo la loi ne pouvait titre que l'expression de la volonté générale, et, la majorité est composée de citoyens étrangement appelés inactifs.... Si vous ne faites disparaitre à jamais ces différents degrés d'éligibilité qui violent si manifestement votre Déclaration des droits de l'homme, la patrie est en danger. Au 14 juillet 1789, la ville de Paris contenait 300.000 hommes armés : la liste active, publiée par la municipalité, offre à peine 80.000 citoyens. Comparez et jugez[1].

En même temps interviennent, malgré leur caractère officiel, los comités de sections. La section du Théâtre-Français envoie une pétition à l'Assemblée le 16 juin : de leur côté, quelques membres de la section — Danton, Desmoulins, etc., — lui en adressent une qui, étant présentée en leur nom personnel, peut être réglementairement lue. La section du Théâtre-Français et le club des Cordeliers, où dominent les mêmes hommes, s'allient à Robespierre, maître des Jacobins.

Les départements ne restaient pas en arrière de Paris. Dès 1790 des sociétés populaires s'étaient créées dans les villes, à côté des clubs jacobins, plus bourgeois. Lyon en possédait plusieurs : le taux d'admission était de 12 sous par mois, — la moitié de celui des Jacobins : elles se réunissaient en un Comité central. En 1791, elles se multiplièrent dans toutes les petites villes et jusque dans les bourgs. Le tutoiement y était de règle. L'action démocratique se propageait ainsi jusque parmi les artisans et les cultivateurs des campagnes. Les Jacobins applaudissaient à cette floraison de sociétés : ces bourgeois cultivés, peu portés au tutoiement, ne leur accordèrent jamais l'affiliation et ne consentirent à correspondre qu'avec treize seulement, dont neuf de Paris : mais ils les protégeaient. Brissot et Lanthenas fondaient sur elles de grandes espérances. Quand elles seront menacées par l'Assemblée, ils n'hésiteront pas à les défendre.

 

IV. — LES RÉPUBLICAINS ET LES SOCIALISTES.

A L'AILE gauche du parti démocratique se formait, dans les sociétés populaires, et même parmi les Jacobins, une petite minorité de républicains et de socialistes.

L'idée républicaine avait pris naissance presque avec le mouvement de 1789 : elle était suggérée par l'admiration pour l'Amérique. Desmoulins, le 20 mai 1790, dans ses Révolutions de France et de Brabant, se disait républicain : la Vicomterie écrivait un libelle républicain, Des peuples et des rois : François Robert, du club des Cordeliers, et sa femme, Mme Keralio-Robert, dans leur journal le Mercure national, prêchaient la république et réunissaient dans leur salon un petit groupe de républicains[2].

A Paris, il y avait peu de républicains : et ils étaient disséminés entre les Cordeliers, la Société du Point central des Arts et Métiers, dont faisaient partie Nicolas Bonneville, Sergent et Théophile Mandar, dans la rédaction de quelques journaux, comme le Mercure national et les Révolutions de Paris. Mais, en 1791, l'esprit démocratique commença à dominer. La démocratie n'était-elle pas un acheminement à la république ? La forme du gouvernement était déjà discutée : à la première crise politique aiguë, jaillira l'idée de la république : elle paraîtra si redoutable aux patriotes attachés à la Constitution qu'ils essaieront de l'étouffer.

Plus fortes que le sentiment républicain semblaient les aspirations socialistes. Depuis Rousseau, depuis son discours sur l'Origine de l'inégalité parmi les hommes, quantité d'écrivains, s'inspirant de lui, invoquant l'exemple de l'Antiquité et de l'Évangile, prêchaient l'égalité parmi les hommes. Les réformes de l'Assemblée, la vente des biens d'Église éveillaient des espérances et, en même temps, des appels à la justice. On voyait beaucoup de bourgeois et de paysans, affranchis de toutes redevances féodales pour leurs propriétés, acheter des terres à bon compte. Est-ce que la Révolution exclurait de ses bienfaits les seuls misérables ?

Au moment même où les achats de biens nationaux battaient leur plein, au mois d'avril 1791, éclatèrent à Paris plusieurs grèves : grèves de maçons et surtout de charpentiers. Ceux-ci réclamaient un salaire de 2 livres 10 sols aux entrepreneurs et de 3 livres 10 sols aux propriétaires. Refus des patrons, qui demandèrent la dissolution des assemblées corporatives d'ouvriers. Riposte des ouvriers le 26 mai : ils osaient compter sur l'Assemblée nationale : elle a, disaient-ils, certainement prévu que la Déclaration des droits servirait pour quelque chose à la classe la plus indigente qui a été si longtemps le jouet du despotisme des entrepreneurs. C'est alors que l'Assemblée supprima les assemblées d'ouvriers comme celles de patrons : désormais ce serait aux conventions libres d'individu à individu à fixer le salaire de la journée pour chaque ouvrier (14 juin). Il est vrai que le rapporteur du décret, le Chapelier, déclara : Le salaire devrait être un peu plus considérable qu'il n'est à présent (murmures), et il ajouta : Ce que je dis là est extrêmement vrai, car dans une nation libre les salaires doivent être assez considérables pour que celui qui les reçoit soit hors de cette dépendance absolue que produit la privation des besoins de première nécessité et qui est presque celle de l'esclavage. Ainsi, même dans une assemblée bourgeoise, bien peu favorable aux droits de l'ouvrier, une voix autorisée reconnaissait que tout travailleur a droit à la suffisante vie, et que la liberté civile et politique ne peut s'accommoder de l'esclavage économique.

Les premières manifestations du socialisme sont vagues. Il n'aspire pas à l'égalité absolue : les Révolutions de Paris, en février 1791, réclament seulement une propriété foncière pour chaque père de famille. La Société des Amis de l'union et de l'égalité dans les familles demande l'égalité successorale : mais, dans cette société, Lanthenas et l'abbé de Cournand, auteur d'un livre intitulé De la propriété, ou la cause du pauvre plaidée au tribunal de la Raison, de la Justice et de la Vérité, en 1791, préconisent l'égalité et le partage des biens.

Le Cercle social ou Confédération générale des Amis de la Vérité, créé par l'abbé Fauchet et Nicolas Bonneville, inauguré le 13 octobre 1790 au Cirque d'hiver du Palais-Royal, fut le rendez-vous des réformateurs sociaux. Il comprenait des membres qui payaient une cotisation de 9 livres, francs-maçons qui s'appelaient les francs-frères, et se proposaient de donner un centre aux loges maçonniques de Paris, divisées par la politique, et de les vivifier par le patriotisme. Mais ces membres n'étaient pas très nombreux[3]. Le Cercle admettait aussi les Jacobins, sur présentation de leur carte, et beaucoup d'invités, même des femmes et des enfants : il réunissait ainsi 4.000 à 5.000 auditeurs. L'esprit en était à la fois chrétien, maçonnique, socialiste et démocratique.

Fauchet parle à peu près seul dans la grande réunion de chaque semaine. Trouvant dans l'Évangile l'égalité de droit et l'égalité de fait, la démocratie et le socialisme, il veut fonder la vie nationale, non sur les principes des philosophes, qu'au grand déplaisir des Jacobins il ne cesse d'attaquer, mais sur la vivante parole du Christ, une Église patriote et de nouvelles lois politiques et économiques.

Dans ses homélies répandues par la Bouche de fer, organe du Cercle, il réclame en un langage mystique le droit à la propriété, à l'assistance et au travail. Sublime Rousseau ! s'écrie-t-il en novembre 1790, âme sensible et vraie, tu as entendu l'un des premiers l'ordre éternel de la justice. Oui, tout homme a droit à la terre et doit y avoir en propriété le domaine de son existence. Fauchet demande aussi le suffrage universel et le gouvernement direct avec referendum. Resté prêtre dans une société décidée à circonscrire de plus en plus le domaine de la religion, s'attachant non aux faits, mais à des théories qui ne sont nullement éprouvées par l'expérience, il parait à la fois trop révolutionnaire et trop rétrograde : mais ses audaces de pensée, mêlées au respect de l'antique religion, lui donnent une influence prodigieuse sur le petit peuple du centre de Paris, profondément religieux, égalitaire, patriote et quelque peu mystique. Le Cercle entre eu relation avec les sociétés populaires : avec douze d'entre elles il signe, le 15 juin 1791, l'arrêté qui réclame à l'Assemblée l'abolition des classes politiques et l'établissement du suffrage universel. Mais il inquiète, dès le début, les Jacobins, qui s'empressent de donner à toutes leurs sociétés affiliées le mot d'ordre antisocialiste, et repoussent vigoureusement la loi agraire.

Ainsi les républicains et les socialistes sont combattus par les Jacobins : les socialistes surtout, parce qu'ils peuvent être plus dangereux et le devenir plus tôt. Mais républicains, socialistes et Jacobins sont unis par leur aspiration à l'égalité des droits politiques et à la constitution d'une démocratie. Ensemble ils sont en opposition avec l'Assemblée, qui s'efforce de maintenir son œuvre contre les entreprises des démocrates aussi bien que contre celles des aristocrates.

Inquiète de l'activité révolutionnaire des clubs, l'Assemblée avait plusieurs fois déjà essayé de la modérer par diverses interdictions[4], mais toujours en vain. L'audace des clubs ne faisait que grandir, Alors l'Assemblée voulut leur enlever leur clientèle militaire : mais les députés jacobins intervinrent, et l'Assemblée décréta seulement que les officiers, sous-officiers et soldats pourraient aller aux clubs, sans armes, hors le temps de leur service et jusqu'à l'heure de la retraite. Puis elle attaqua directement les clubs, le 10 mai 1791, en leur retirant, sur la proposition de le Chapelier, le droit de pétition et d'affiche. Les députés démocrates — Robespierre, Buzot, Grégoire — s'opposèrent inutilement au vote d'une loi contraire au droit d'association et aux droits naturels du citoyen. Enfin, comme on a vu, l'Assemblée supprima les associations ouvrières (14 juin). Elle se défiait de tout groupement capable de protester : elle ne voulait plus trouver devant elle que des individus isolés.

Dorénavant, dans son œuvre de résistance, qui va se poursuivre, sa puissance morale déclinera. Les clubs et les sociétés populaires, les journaux démocrates et républicains attaquent à l'envi, dans des pétitions collectives et des affiches, au mépris de la loi, les décrets sur l'organisation du suffrage. De plus en plus. par les sociétés et la presse, par les municipalités, les gardes nationales et les prêtres constitutionnels, l'esprit de la Révolution, celui de la Déclaration des droits, circule, libre et fort, même dans les petites villes et dans les villages. En juin 1791, il ne réside plus dans l'Assemblée : il la dépasse. Elle pourra le contrarier : elle ne pourra plus l'arrêter, quoi qu'elle fasse. Une crise qui se prépare va le fortifier au delà de toute espérance.

 

 

 



[1] La pétition était signée par les présidents de 13 sociétés populaires : Cordeliers : Point central des Arts et Métiers ; Cercle social : Carmes ; Place Maubert : Sainte-Geneviève, au collège de Navarre : Droits de l'homme, du faubourg Saint-Antoine : l'Egalité, au cloître Notre-Dame : Nomophites, au prieuré Sainte-Catherine : Fraternelle, au couvent des Minimes : Fraternelle des Halles : les Indigents : les Ennemis du despotisme : la Liberté, rue de la Mortellerie.

[2] A la fin de mai, le Creuset, un des organes du club des Cordeliers, rédigé par Ruttedge adhérait à une république fédérative, à l'imitation des États-Unis. Mais Marat n'est pas républicain : en février 1791, il fait une profession de foi monarchique, et déclare que, malgré les défauts de son éducation et tel qu'il est, Louis XVI est, à tout prendre, le roi qu'il nous faut, que nous devons bénir le Ciel de nous l'avoir donné et le prier de nous le conserver. Et Brissot et Petion repoussent la république comme inopportune.

[3] On n'a pas la liste de ses membres. Outre ses fondateurs, le Cercle eut pour membres Goupil de Préfelne, qui présida la séance da 23 octobre 1790, et Chabroud, membre aussi des Jacobins. Probablement d'autres Jacobins en faisaient partie.

[4] Les 6 et 17 août, après la révolte militaire de Nancy, interdiction des clubs dans les armées de terre et de mer : le 19 septembre, défense à toute société de correspondre avec les régiments : il sera seulement permis aux officiers et aux soldats, conformément au décret du 29 avril, d'assister sans armes aux séances des sociétés : le 10 mai 1791, interdiction aux sociétés de toutes pétitions en nom collectif.