HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE III. — L'ESSAI DE MONARCHIE CONSTITUTIONNELLE (6 OCTOBRE 1789-20 JUIN 1791).

CHAPITRE II. — LES FORCES RÉVOLUTIONNAIRES (OCTOBRE 1789-JUILLET 1790).

 

 

I. — L'ORGANISATION RÉVOLUTIONNAIRE.

PENDANT que le parti contre-révolutionnaire tente des efforts inutiles, l'Assemblée nationale, les assemblées de département et de district, établies au mois de juillet, les municipalités et les gardes nationales, les clubs et les journaux patriotes exaltent la Révolution, dont ils répandent l'esprit dans toute la France.

Les municipalités sont l'organe essentiel de la Révolution. Les contre-révolutionnaires, il est vrai, ont fait élire dans quelques villes des bourgeois très modérés, que les émeutes populaires feront pencher vers la contre-révolution à Montauban, par exemple, et à Nîmes, dont le maire est le baron de Marguerittes. Le maire de Bordeaux est le comte de Fumel ; Lyon compte, dans sa municipalité, beaucoup de riches bourgeois, tièdes pour la Révolution. Dans les campagnes, l'aristocratie a été parfois victorieuse ; en Normandie, par exemple, les mairies ont été assez souvent conférées à des ecclésiastiques ou à des nobles, ce qui fait craindre à Thomas Lindet, député d'Évreux, qu'on n'enferme quelque loup dans la bergerie. Mais, en somme, la plupart des villes de France sont administrées par des bourgeois patriotes, — avocats, médecins, négociants, industriels, anciens magistrats et officiers ; — les villages, par des paysans riches ou aisés et des curés démocrates. Les municipalités sont animées d'une telle ardeur révolutionnaire qu'elles n'écoutent plus les directoires de district et de département, auxquels la loi les subordonne, et que, à l'occasion des préséances, des fédérations ou des clubs, elles entrent en conflit avec ces administrations. Elles ont pris pendant plus d'un an l'habitude de l'indépendance, et elles entendent la garder. Les 44.000 municipalités, disait Sieyès à Clermont-Tonnerre, regardent le pouvoir exécutif plutôt comme un ennemi que comme un centre de réunion. Les grandes communes, Paris surtout, disposant de leurs gardes nationales, et même, par réquisition, des troupes de ligne, sont des forces révolutionnaires toujours prêtes à l'action.

En général, les gardes nationales sont animées des mêmes sentiments que les municipalités. Dans le Bas-Languedoc et le Vivarais, elles sont contre-révolutionnaires, comme les officiers municipaux. Cependant, dans plusieurs villes, à Nîmes et à Nancy par exemple, elles entrent en conflit avec les municipalités, qui favorisent la contre-révolution. Déjà l'esprit révolutionnaire fait tant de progrès que l'Assemblée, en juin 1790, essaie de diminuer le pouvoir municipal, en augmentant le prestige et l'indépendance des gardes nationaux ; elle exige des gardes la qualité de citoyen actif, leur impose un uniforme brillant et coûteux — l'habit bleu de roi à revers blancs et leur remet le soin de désigner leurs délégués à la fête de la Fédération. Cependant, sauf à Paris, où elle forme un corps de bourgeois privilégiés, la garde nationale reste composée comme auparavant ; à Marseille, par exemple, elle comprend beaucoup d'ouvriers et d'artisans.

Faisant cause commune avec les municipalités, quand elles sont patriotes, les contrôlant et les attaquant avec âpreté, quand elles sont hostiles ou tièdes, les clubs et les journaux, dirigés par des hommes jeunes et ardents, deviennent de plus en plus les conducteurs de l'opinion et s'efforcent d'entrainer l'Assemblée lorsqu'elle hésite ou recule.

Le principal club patriotique est celui des Amis de la Constitution, séant près de l'Assemblée, au couvent des Jacobins de la rue Saint-Honoré, où il s'est fixé en octobre 1789. Il s'était constitué à Versailles, en juin, au café Amaury, avenue de Saint-Cloud, sous le nom de Club breton. Les députés bretons du Tiers État et du bas clergé en formaient le noyau : parmi eux on remarquait Le Chapelier, Lanjuinais, Glezen, de Rennes ; Corroller du Moustoir, d'Hennebont. A ce groupe s'étaient joints des députés de l'Anjou : Volney et La Revellière-Lépeaux ; des députés franc-comtois et charolais, comme le marquis de la Coste. Puis vinrent Sieyès, Mirabeau, Bailly, les Lameth, Beauharnais, Barnave, Du Port, Barère, Robespierre, et de grands seigneurs libéraux, comme le duc d'Aiguillon. A Paris, le club s'élargit. A côté des députés siégeaient le peintre David, le médecin Cabanis, le botaniste Thouin, de l'Académie des Sciences ; Condorcet, Chamfort, Fabre d'Églantine et, Choderlos de Laclos ; les journalistes Camille Desmoulins, Fréron, Gorsas et Brune ; les abbés d'Espagnac et de Cournand ; les généraux César et Constantin Faucher ; des avocats, comme Garran de Coulon ; l'acteur Larive ; des négociants et des patrons de la moyenne bourgeoisie, comme le menuisier Duplay, le futur hôte de Robespierre. Beaucoup d'entre eux appartenaient aux loges maçonniques qui, à l'imitation des loges écossaises et anglaises, s'étaient constituées en grand nombre au cours du siècle dans toutes les villes de France. Le club siégea d'abord près de la rue Saint-Honoré, dans le réfectoire, puis dans la salle basse, obscure et sans tribunes, de la bibliothèque des Jacobins, où il était à l'étroit. Il n'admettait que des citoyens actifs payant une cotisation annuelle de 24 livres, et quelques invités. La réunion de tant d'hommes patriotes et éclairés lui donnait une grande autorité. Par ses délibérations il préparait les discussions et les décrets de l'Assemblée.

Cette autorité se répandit de bonne heure dans les départements. Des sociétés d'Amis de la Constitution sont fondées dans les villes importantes, dès la fin de l'année 1789, comme à Lille, ou dans les premiers mois de 1790, à Strasbourg et à Metz, à Lyon, à Marseille et à Nîmes, à Toulouse et à Bordeaux, etc. En août 1790, 152 clubs sont affiliés aux Jacobins de Paris et correspondent régulièrement avec eux. Et déjà ils exercent une forte action sur les administrations et les municipalités.

Les assemblées des districts de Paris étaient de véritables clubs, qui ne cessaient d'attaquer la politique censitaire de l'Assemblée et de la municipalité. Les districts les plus ardents étaient celui des Prémontrés (Luxembourg), celui des Cordeliers, qui se réunissait au couvent des Cordeliers, vis-à-vis de l'École de Médecine, et que dirigeaient Danton, Marat, Desmoulins, etc. ; ceux du centre et des faubourgs de l'est.

Le grand club des Jacobins n'était pas unanime dans ses sentiments. Il avait, comme l'Assemblée, ses partis. De son côté droit se détachent, sans rompre avec lui, plusieurs membres notoires qui fondent, en avril 1790, la Société de 1789 : Sieyès, Bancal des Issarts (de Clermont-Ferrand), Mirabeau, La Fayette, Bailly, Rœderer, Talleyrand, Le Chapelier et La Rochefoucauld, Condorcet. André et Marie-Joseph Chénier, Lavoisier, Pastoret, Ramond, Suard, Brissot. Le nombre des membres ne doit pas dépasser 660 ; ils payent une cotisation de trois louis. C'est une société politique et philosophique. Son but est de perfectionner l'art social, de maintenir et d'étendre la félicité des nations, et de constituer une science politique expérimentale, en associant ses efforts à ceux des sociétés similaires de l'étranger, Elle a pour principes fondamentaux iles principes de 1789 et la Constitution. C'est une sorte d'académie, qui siège dans un appartement luxueux, au Palais-Royal, donne de somptueux banquets et des conférences, public des articles dans son journal, mais dont l'influence politique est à peu prés nulle.

Cafés, restaurants, salons réunissent des groupes divers : café de Foy, au Palais-Royal, où affluent patriotes et nouvellistes, café de Chartres, au Palais-Royal encore, où se voient le duc d'Orléans, Danton, Marat et Robespierre ; restaurants Méot, rue des Bons-Enfants, Février, au Palais-Royal, et Vénus, rue Saint-Honoré, où les députés viennent préparer leurs discours ; cabinets de lecture ; salons de Panckoucke, propriétaire du Moniteur ; de Mme de Genlis, où fréquentent Barère et Laclos, et où se montrent parfois Brissot et Desmoulins ; d'Adrien Du Port, qui réunit Mirabeau. Target, Rœderer, Lameth et Barnave ; salons constitutionnels de Pastoret, de Suard et de Bailly ; salon de Condorcet, au palais de la Monnaie, où se rencontrent les philosophes et les savants des Académies et les hommes d'élite de passage à Paris, vrai salon européen, qui deviendra le foyer de la république.

Mais les porte-parole de la Révolution sont surtout les placards des clubs et de Marat, affichés sur les murs, les journaux, les libelles, qui de Paris et des grandes villes propagent l'esprit patriote jusque dans les campagnes. Le nombre des journaux a augmenté. Au Point du Jour, de Barère, au Courrier de Provence, de Mirabeau, au Patriote français, de Brissot, et aux Révolutions de Paris, de Prudhomme et de Loustallot, se sont ajoutés, depuis les mois de septembre et d'octobre, l'Ami du peuple, de Marat, les Annales, de Carra et Mercier, les Révolutions de France et de Brabant, de Camille Desmoulins, l'Orateur du peuple, de Fréron. Dans les grandes villes paraissent aussi des journaux très lus, comme le Courrier de Lyon, la Gazette strasbourgeoise, l'Abeille, de Lille, etc., qui donnent les nouvelles de l'Assemblée et celles de leur région.

Ils ne cessent de tenir le peuple en haleine ; on les a vus déjà prêcher l'insurrection d'octobre. Loustallot est un apôtre qui ne se lasse pas de commenter la Déclaration des droits, d'en réclamer l'application parfaite, à savoir le suffrage universel ; il va jusqu'à la ratification des lois par le peuple. Mais l'idole du peuple de Paris, c'est Marat. Rien qu'à voir ses yeux, on sent que c'est un illuminé, et qu'une foi l'anime, mais il est hanté par l'envie et le soupçon. Je suis l'œil du peuple, disait-il.... J'attaquerai les fripons, je démasquerai les hypocrites, je dénoncerai les traîtres, j'écarterai des affaires publiques les hommes avides et lâches. Il entraîne le peuple, qui est toujours prêt à prendre les dénonciations et les soupçons de son ami pour des vérités et à le défendre dès qu'il est menacé. Ce n'est pas que Marat admire la foule. Bourgeois instruit, il ne croit pas à la sagesse populaire ; il rêve d'un César, d'un tribun militaire... marquant les têtes à abattre ; mais il réclame avec véhémence pour le peuple l'égalité des droits politiques que lui refusent les bourgeois censitaires et les chefs jacobins.

Comme naguère les philosophes, les journalistes sont d'importants personnages. Toutes les indignations, les colères et les soulèvements du peuple grondent d'abord dans les journaux. C'est une force révolutionnaire, toujours en éveil et en action.

 

II. — LES FÉDÉRATIONS.

LES municipalités et les gardes nationales n'acquirent toute leur puissance qu'en sortant de leur isolement pour se rapprocher les unes des autres.

Les fédérations de villes qui se firent en Bretagne dès 1788, dans l'Ariège et dans le Rouergue en août 1789, et en Franche-Comté. conduisaient naturellement à des fédérations de gardes nationales. De novembre 1789 au 14 juillet 1790, le mouvement fédératif se précipite ; d'abord, ce furent des fédérations des milices de villes voisines, puis des fédérations des milices d'une province, ou de plusieurs provinces, enfin la fédération nationale. Ainsi de proche en proche se joignirent les cellules vivantes, les 44.000 municipalités, avec leurs 3 millions de soldats, pour constituer le grand corps de la patrie.

Les premières fédérations interprovinciales se formèrent dans le Midi et l'Ouest.

Une des premières fut celle du Dauphiné, qui dès 1788 avait su concilier l'esprit provincial avec l'esprit national. 12.000 gardes nationaux du Dauphiné et du Vivarais se réunirent, le 29 novembre 1789, au bourg d'Étoile, près de Valence, sur l'initiative du savant naturaliste Faujas de Saint-Fond, administrateur du Jardin du Roi, à Paris, et d'un ancien officier, Ducluseau de Chabreuil. Dans la plaine s'élevait un vaste autel à quatre façades. Devant cet autel de la patrie, Faujas harangua les gardes nationaux, flétrit les traîtres qui abandonnaient la Révolution, prêta le serment d'être fidèle à la Nation, à la Loi et au Roi ; 118 des délégués des gardes nationaux signèrent le serment de vivre libre ou mourir et envoyèrent une adresse patriotique à l'Assemblée. Cette manifestation éclatante eut un grand retentissement dans la France entière, et l'exemple du Dauphiné fut, comme en 1788, partout cité et suivi.

En décembre, les petits pays des Pyrénées, les vallées qui dans ces montagnes étaient autant de petits mondes à part, — le Nebouzan, le Couserans, le Comminges, etc. — se rapprochaient fraternellement en une fédération.

En janvier et surtout le 21 février 1790, la fédération bretonne-angevine se constitua à Pontivy, au cœur même de la Bretagne. Il n'y avait plus ni Bretons ni Angevins, mais seulement des Français, des citoyens du même empire, qui sur l'autel de la Patrie, en présence du Dieu des armées, juraient de vivre libres ou mourir.

Aux frontières de l'Est, le mouvement fut très enthousiaste. En novembre, une fédération avait groupé les gardes nationales des villes de Franche-Comté. Le 21 février 1790, les délégués des milices de toute. la Franche-Comté, de l'Alsace et de la Champagne, représentant 150.000 gardes nationaux, fraternisèrent à Dôle. Ils jurèrent amour au Père des Français et fidélité aux droits de l'homme, et promirent de ne reconnaître entre eux qu'une immense famille de frères qui, toujours réunie sous l'étendard de la liberté, fait un rempart formidable où viennent se briser les efforts de l'aristocratie. D'autres fédérations étaient célébrées le 16 juin à Besançon, le 18 mai à Dijon. Bourguignons, Franc-Comtois et Champenois se promettaient de voler au secours les uns des autres.

A Strasbourg, le 13 juin, 2.281 délégués d'Alsace, de Lorraine et de Franche-Comté se fédéraient à leur tour. Le serment civique fut prêté à la face du Dieu de l'Univers par les fédérés de toutes religions et par 400 citoyennes, venues par l'Ill, sur des bateaux portant pavillon aux couleurs de la nation. Sur l'autel de la patrie des enfants nouveau-nés reçurent le baptême civique. Le soir, la flèche de la cathédrale fut illuminée. Ce coup d'œil, vu de l'autre côté du Rhin, dit le procès-verbal de la fête, a prouvé aux princes jaloux de notre bonheur que, si les Français ont jadis célébré les conquêtes des monarques, ils ont enfin fait briller à leurs yeux l'éclat de leur liberté. Le lendemain de la fête, fut planté le drapeau tricolore, au pont de Kehl, sur le Rhin, avec la fière inscription : Ici commence le pays de la liberté.

Des fêtes aussi enthousiastes furent célébrées à Lille, le 16 juin, à Clermont-Ferrand, dans tous les grands centres provinciaux.

A Lyon, le 30 mai, eut lieu une fête fédérative où avaient été invitées les gardes nationales de tous les départements. L'initiative en avait été prise par la garde nationale lyonnaise et par son colonel général Dervieu du Villars, franc-maçon, qui s'efforçait de répandre l'esprit patriote dans une ville où le chômage et la cherté des vivres pouvaient pousser les ouvriers à l'émeute et faire d'eux des agents de la contre-révolution. — La fête eut pour théâtre la plaine des Brotteaux, sur la rive gauche du Rhône. 50.000 fédérés y représentaient plus de 500.000 gardes nationaux de toute la France, surtout de l'Est et du Midi, depuis Sarrelouis et Nancy jusqu'à Marseille. Pendant trois heures, devant la statue de la Liberté, tenant d'une main une pique surmontée d'un bonnet phrygien, et de l'autre une couronne civique, défilèrent bourgeois et paysans, même des femmes, le sabre à la main ; on vit passer les costumes de tous les pays. Après avoir prêté le serment civique, cette armée se disloqua, au milieu de chants patriotiques et de transports d'allégresse.

C'était à Paris, qui avait fait le 14 juillet, que le mouvement fédératif devait s'étendre à la France entière et se déployer au milieu de toute sa puissance. Les délégués des gardes nationales de France y furent invités pour fêter l'anniversaire de la prise de la Bastille, le 14 juillet 1790.

Dans chaque village, les gardes nationaux avaient désigné 6 hommes sur 100 ; ceux-ci, réunis au district, avaient choisi les députés à la Fédération à raison d'un homme sur 200.

Il fallut faire de grands préparatifs, aplanir le terrain très inégal du Champ-de-Mars, et disposer tout autour des gradins pour les spectateurs. La municipalité n'envoya qu'un petit nombre d'ouvriers, et trop tard. Quand la foule, le dimanche 4 juillet, vit, que les travaux n'étaient guère avancés, elle se mit à l'ouvrage. Dès le lendemain, des bataillons de la garde nationale accoururent, armés de pelles et de bêches ; puis des femmes, des fédérés, des prêtres, des moines, des chartreux, des charbonniers, des maçons, des perruquiers, des imprimeurs, des forts de la halle au large chapeau. Et, dans une commune joie, ces hommes de professions et d'états si différents se parlaient, travaillaient ensemble, fraternisaient. Ils chantaient le Ça ira, gai, alerte, entraînant :

Ah ! ça ira, ça ira, ça ira,

Du législateur tout s'accomplira ;

Celui qui s'élève on l'abaissera,

Et qui s'abaisse l'on élèvera.

Ah ! ça ira, ça ira, ça ira.

Et sous la pluie, qui ne cessait pas, ils défonçaient le sol et le nivelaient, remplissaient de terre les tombereaux et allaient les décharger, puis les ramenaient, couverts de branchages. A la tombée du jour ils se réunissaient ; et, derrière un tambour et un fifre, ils défilaient dans Paris, au milieu des applaudissements et des cris de : Vive la Nation ! Vive la liberté ! Ils chantaient parfois :

Les aristocrates à la lanterne !

Les aristocrates, on les pendra !

Avertissement à la contre-révolution, mais on ne pendait que dans la chanson. Avant le grand jour, se succédèrent des fêtes civiques, sans apparat, sans discipline, spontanées. Partout l'enthousiasme et la confiance. Des images populaires représentent le Roi, travaillant, lui aussi, au Champ-de-Mars. maniant la pelle, et conduisant sa brouette au chant du Ça ira.

Le 14 juillet, le cortège, formé sur les boulevards, se met en marche à sept heures du matin. Le temps est sombre, et par moments il pleut. En tête, les électeurs de Paris, la municipalité et les administrateurs du département, puis, précédée du bataillon des enfants et suivis de celui des vieillards, encadrée par les drapeaux des soixante bataillons de la garde nationale, s'avance l'Assemblée constituante. Puis, pour symboliser la fraternité de l'armée de ligne et de la garde nationale, la députation des armées de terre et de mer, encadrée par les fédérés des départements, ceux-ci portant pour bannières des carrés blancs, ornés de petites cravates tricolores. Par les rues Saint-Denis, Saint-Honoré, Royale, le Cours-la-Reine, et un pont de bateaux sur la Seine, le cortège se dirige très lentement vers le Champ-de-Mars ; il n'y arrive qu'à trois heures et demie.

Trois cent mille spectateurs, hommes, femmes, enfants, décorés de rubans à la nation, l'attendaient, assis sur les gradins de l'enceinte. Au centre s'élevait, sur une plate-forme de six mètres de hauteur, l'autel de la patrie, entouré d'un clergé nombreux qui portait des rubans tricolores. Le Roi, la reine et la Cour pénètrent par l'École militaire dans leur galerie couverte, ornée de draperies bleu et or. L'évêque d'Autun, Talleyrand, entouré de 400 enfants de chœur en blanc, célèbre la messe solennelle. Puis la Fayette monte à l'autel, et prête serment à la Nation, à la Loi et au Roi. Alors, dans un vrai délire d'enthousiasme, 10.000 fédérés se précipitent en criant : Vive la Fayette ! et ceux des premiers rangs embrassent le général. A leur tour les fédérés prêtent serment, puis les députés de l'Assemblée. Enfin le Roi se lève, et, sans aller jusqu'à l'autel, renonçant au discours que Mirabeau lui a préparé, il répète à haute voix, d'un air satisfait, la formule du serinent : conduite toute mécanique, dira Mirabeau, mais qui vaut au Roi des applaudissements formidables et des cris universels de : Vive le Roi ! La reine élève son fils vers le peuple, qui, touché de ce geste, crie : Vive la reine, Vive le Dauphin !Il semblait, écrivit Loustallot, que la vue de ce trône avait paralysé, médusé presque toutes les âmes, et que, comme la fameuse Circé, elle avait transformé des âmes patriotes en âmes royalistes. En réalité, ces âmes célébraient l'union de la monarchie et de la liberté. Au-dessus de ce trône et de ce peuple planait l'image de la France patriote et libre.

Un nouveau culte naissait. Il avait ses dogmes, ses paroles liturgiques, son autel, son chant, sa musique, ses insignes. Il avait aussi son cadre, offert par la Nature : une vaste plaine, bordée par un beau fleuve et entourée d'arbres séculaires, où désormais les Français, solennellement et religieusement, viendraient à la face du Dieu de l'Univers renouveler leurs serments, raviver leurs souvenirs, échanger leurs espérances.

Ainsi, par toute la France, ces fédérations furent une explosion d'amour, une aspiration à la concorde et à l'unité nationale. Devant l'autel de la patrie, au milieu des danses, des farandoles, des chants ou des banquets, les vieilles querelles se turent, les distinctions s'effacèrent ; un grand souffle passa sur tous les Français. Tous ceux qui participèrent à ces fêtes en gardèrent toute leur vie un souvenir doux et triste à la fois ; il leur semblait avoir joui du bonheur parfait. Plusieurs écrivaient, après la fête : Maintenant je puis mourir ; ou bien : Ici finit le meilleur jour de ma vie. Les gardes nationaux d'Étoile, en Dauphiné, qui venaient de renouveler leur fédération provinciale le 14 juillet, écrivaient à l'Assemblée :

Cette fête, à jamais mémorable pour ce bourg, s'est terminée par un feu de joie et une illumination générale qui a duré toute la nuit ; les citoyens en général, de tout sexe, après avoir fait plusieurs farandoles au son des instruments, se sont retirés pour se reposer et reprendre demain leurs travaux avec courage et allégresse, sous une Constitution qui leur assure la liberté, regrettant que leur fortune et les pressants travaux de la campagne ne leur aient pas permis de célébrer cette fête pendant plusieurs jours avec plus de pompe.

Maintenant un même esprit anime la France entière ; c'est comme une communion de toutes les provinces, de la Flandre à la Gascogne, de la Bretagne à l'Alsace, de la Lorraine au Dauphiné et à la Provence. Cet esprit nouveau s'exprime par un mot nouveau : le patriotisme ; c'est l'amour de la patrie unifiée et régénérée par la liberté et l'égalité. Et il donne aux hommes confiance dans l'avenir. La garde nationale d'Arnay-le-Duc, en Bourgogne, écrivait à l'Assemblée : Nous avons donc aujourd'hui une pairie et la certitude de notre liberté ! Nous pouvons donc à présent nous honorer du titre de Français.... Le sujet du Roi est mort ; le citoyen, le Français, rait enfin, fier de son indépendance et de sa dignité conquises.

Les fédérations furent aussi un appel à la discipline. Elles se proposèrent de rétablir l'ordre public et de combattre l'anarchie, chronique depuis la fin de l'année 1788, et que le passage de l'Ancien régime au nouveau et l'impatience de jouir sur l'heure des réformes rendaient si dangereuse. Elles réussirent souvent à contenir ou à réprimer des émeutes populaires, à faciliter la circulation des grains. Elles déconcertèrent les aristocrates en leur montrant le pays organisé et décidé à défendre de toute son âme et de toutes ses forces la Révolution.

En même temps se manifeste déjà l'esprit de propagande et d'apostolat qui anime tout Français révolutionnaire, l'ambition de régénérer les autres peuples et d'abattre partout le despotisme. Le 13 juillet 1790, les frères d'armes de la ville de Lyon et des faubourgs écrivaient à l'Assemblée : Achevez le bonheur de la France.... Guidée par la philosophie, la liberté marche à pas de géant. En deux années elle a rompu nos fers ; tremblez, sectateurs du despotisme, en moins de temps elle peut changer la face de l'Europe.

Lorsqu'apparaît la menace d'une guerre entre la France et l'Angleterre, l'esprit militaire de la Nation éclate. Le Ça ira s'achève en une explosion guerrière :

Ah ! ça ira, ça ira, ça ira.

Petits comme grands sont soldats dans l'âme.

Ah ! ça ira, ça ira, ça ira,

Pendant la guerre aucun ne trahira,

Avec cœur tout bon Français combattra ;

S'il voit du louche, hardiment parlera.

Ah ! ça ira, ça ira, ça ira.

La Fayette dit : Vienne qui voudra,

Le patriotisme leur répondra.

Sans craindre ni feu ni flamme

Le Français toujours vaincra.

Ah ! ça ira, ça ira, ça ira.