HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE II. — L'ŒUVRE DE L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE (1789-1791).

CHAPITRE II. — L'ŒUVRE POLITIQUE ET ADMINISTRATIVE.

 

 

TOUTE la Nation voulait une Constitution qui détruisit l'arbitraire royal et la fit maîtresse d'elle-même. Commencée dès 1789, la Constitution ne fut achevée que le 14 septembre 1791, où elle fut sanctionnée et jurée par le Roi. C'est un code politique très complexe, formé de tous les décrets constitutionnels qui furent rendus, sanctionnés et exécutés à mesure de leur élaboration.

 

I. — LA SOUVERAINETÉ DE LA NATION. LE DROIT DE SUFFRAGE.

L'ŒUVRE politique et administrative de l'Assemblée est fondée sur ce principe de la Déclaration des droits : la souveraineté réside dans la Nation, c'est-à-dire dans l'ensemble des citoyens français. Comme les membres du souverain, trop nombreux, ne peuvent exercer le pouvoir eux-mêmes, ils sont obligés de le déléguer à des mandataires ; l'élection remplace, dans le nouveau régime, la vénalité des charges et l'hérédité ; la Couronne seule reste héréditaire. Les fonctions doivent être données aux citoyens sans autre distinction que le mérite et le talent. Mais à ces principes généraux l'Assemblée apporta des restrictions.

On ne concevait pas alors le droit de suffrage comme inhérent à tout citoyen. Les philosophes et les économistes ne voulaient le donner qu'aux hommes instruits ou aux propriétaires. D'autre part, l'exercice du droit de suffrage était déjà pratiqué depuis 1787 dans les municipalités et les assemblées provinciales : la condition essentielle était le paiement d'une taille de 10 livres pour être électeur municipal, et de 30 pour être éligible. Sans doute, les élections aux États généraux s'étaient faites au suffrage presque universel, mais c'était un suffrage à plusieurs degrés, pour le Tiers État : deux degrés pour les villages et trois pour les villes[1].

L'Assemblée, composée en majorité de bourgeois, de curés et de nobles libéraux, imbus des idées des philosophes et des économistes et s'inspirant de l'exemple des États-Unis, ne voulait accorder les droits politiques qu'à une partie des citoyens. Dès le mois de juillet 1189, Sieyès distinguait deux classes : les citoyens actifs, qui auraient des droits politiques complets, et les citoyens passifs, qui jouiraient seulement des droits naturels et civils. Le Comité de Constitution proposa, le 29 septembre 1789, de prendre pour base cette distinction : il demanda que, pour être citoyen actif, il fallût, entre autres conditions, payer un impôt direct égal à la valeur de trois journées de travail. L'opposition d'une petite minorité démocrate — Robespierre, Grégoire et du Port — fut très vive. La loi, disait Robespierre, étant l'expression de la volonté générale, le suffrage doit être universel ; le suffrage censitaire est contraire à la Déclaration des droits ; il ferait dépendre la constitution de l'État du paiement d'un impôt, et, par suite, de réformes fiscales, alors qu'il ne faut consulter que les lumières des citoyens. L'abbé Grégoire s'indignait que l'on fit de l'argent la mesure de la puissance politique. Il est temps, dit-il, d'honorer l'indigent ; il a des devoirs à remplir comme citoyen, quoique sans fortune ; il suffit qu'il ait un cœur français. Mais l'Assemblée vota, à la fin d'octobre, la proposition du Comité.

En outre, furent exclus du droit de suffrage ceux dont la volonté n'était pas libre ou considérée comme ne l'étant pas les serviteurs à gages, payés annuellement en argent, les gens attachés aux personnes des citoyens, valets de service, valets laboureurs, valets vignerons ; puis les débiteurs insolvables, les faillis et les banqueroutiers ; les fils de faillis qui n'auraient pas payé leur part des dettes de leur père ; enfin les juifs.

Pour l'éligibilité aux assemblées administratives — assemblées de département, de district et municipalités — le Comité proposa et fit admettre le paiement d'un impôt de la valeur de 10 journées de travail[2].

Pour l'éligibilité à l'Assemblée nationale, le Comité avait proposé le paiement d'une contribution de cinquante journées de travail ou d'un marc d'argent — le marc pesait la moitié d'une livre et valait environ 54 francs —. Du côté gauche, Barère et Petiots, Prieur et Mirabeau objectèrent que cette contribution écarterait de l'Assemblée future les avocats, les gens de lettres, ces premiers soutiens de la Révolution ; ce décret, ajoutaient Petiots et Prieur, constituerait une aristocratie, un sénat de riches. Du côté droit, quelques députés, entre autres Cazalez, s'inspirant de l'Angleterre, des États-Unis et des physiocrates, demandaient que tout député possédât un revenu foncier de 1.200 livres, afin d'écarter les commerçants, les agioteurs, les cosmopolites, et de rendre à l'aristocratie terrienne son influence. Finalement l'Assemblée décréta le marc d'argent, et exigea la possession d'une propriété foncière quelconque.

En outre, l'Assemblée, par le décret du 22 décembre, établit deux degrés d'élection : les assemblées primaires[3], composées de tous les citoyens actifs dans chaque canton ; les assemblées électorales, formées des citoyens délégués par les assemblées primaires, à raison de 1 p. 100, et payant un cens de dix journées de travail ; ceux-là seraient les électeurs.

En somme, dès la fin de 1789, les citoyens étaient divisés en quatre classes : 1° les citoyens passifs, privés du droit de vote ; 2° les citoyens payant une contribution directe égale à la valeur de trois journées de travail, composant les assemblées primaires ; 3° les citoyens payant une contribution directe égale à la valeur de 10 journées de travail, électeurs directs, composant les assemblées électorales ; 4° les électeurs payant le marc d'argent ou 54 livres, éligibles à l'Assemblée nationale. Le droit électoral était donc fondé sur la fortune des citoyens.

Le système ne fut pas sans difficultés. Des municipalités demandaient ce qu'il fallait entendre par contribution directe et par journée de travail. Le Comité de Constitution et l'Assemblée leur répondirent qu'il fallait prendre pour base la journée du simple journalier agricole, soit à la ville, soit à la campagne, et qu'il ne fallait pas dépasser, dans les évaluations de la journée de travail, la somme de vingt sous, ni descendre au-dessous de 50 centimes[4].

Dès 1790 le système censitaire fonctionna pour les élections aux municipalités, aux assemblées de district et de département et aux tribunaux. D'après la statistique donnée dans le décret du 28 mai 1791, la France comptait 4.298.360 citoyens actifs sur environ 24 millions d'habitants. Deux millions de citoyens — domestiques, ouvriers de l'industrie, ouvriers agricoles — étaient exclus. D'autres, les émigrés, les indifférents, s'exclurent eux-mêmes. Des 4 millions de citoyens actifs, à peine les trois quarts étaient éligibles. Enfin étaient membres des assemblées électorales, en moyenne 500 à 600 citoyens par département : le département de Paris, le plus peuplé, possédait, en 1791, 967 électeurs ; celui de la Haute-Vienne, peu peuplé, 382. Il n'y avait donc dans les 83 départements que 50.000 électeurs environ. La bourgeoisie accaparait le pouvoir.

Le système censitaire rencontra une vive opposition ; plusieurs districts de Paris et les journaux démocrates, le Journal de Paris, de Garat, les Révolutions de France et de Brabant, de Camille Desmoulins, le Fouet national, les Révolutions de Paris protestèrent en octobre et novembre 1789 ; mais l'Assemblée ne les écouta point. Pour faire sentir toute l'absurdité de ce décret, écrivait Desmoulins, il suffit de dire que Jean-Jacques Rousseau, Corneille, Mably n'auraient pas été éligibles.

La campagne se poursuivit dans les sociétés populaires et dans les journaux les plus démocrates : les Révolutions de Paris, le Mercure national, de François Robert, l'Ami du Peuple, de Marat, la Bouche de fer, de Fauchet et Bonneville. Le 30 juin 1790. Marat écrivait : Qu'aurons-nous gagné à détruire l'aristocratie des nobles, si elle est remplacée par l'aristocratie des riches ?... Pères de la patrie... tremblez qu'en nous refusant le droit de citoyen à raison de notre pauvreté, nous ne le recouvrions en vous enlevant le superflu. Robespierre et Condorcet réclamaient le suffrage universel. Tout ce qu'ils obtinrent, ce fut, le 27 août 1791, la suppression du marc d'argent. Ainsi le régime électoral établi par l'Assemblée constituante demeura censitaire.

Certains contre-révolutionnaires demandèrent aussi l'élargissement du suffrage. Le 14 août 1790, après avoir déclaré que l'émigration et l'indifférence étaient les causes de l'abstention électorale d'un grand nombre de citoyens actifs, le Mercure de France prétendit qu'à peine existait-il 2 millions de citoyens actifs et, se fondant sur l'autorité de Condorcet, il déclarait qu'il fallait appeler à l'exercice des droits politiques les indigents et mène les femmes. Les contre-révolutionnaires espéraient embrigader les pauvres.

La majorité de l'Assemblée craignit cet embrigadement ; ce fut une de ses raisons d'exclure les pauvres du suffrage. Elle répugnait, d'ailleurs, à confier le droit de suffrage à tant d'illettrés. Enfin elle écouta les suggestions des intérêts bourgeois, et, pour les satisfaire, s'autorisa des doctrines des philosophes et des économistes.

 

II. — L'ORGANISATION DES POUVOIRS : LE ROI ET L'ASSEMBLÉE.

LA France était profondément monarchiste, et jamais roi ne fut plus ardemment aimé que Louis XVI, au moment où il convoqua les États généraux. Personne alors ne songeait à la République. Mais personne ou à peu près personne ne croyait que la monarchie pût demeurer en l'état où les siècles l'avaient mise. Tous les Cahiers en 1789 réclamaient une Constitution qui mit fin à l'arbitraire, pour lui substituer en une monarchie constitutionnelle, régie par des lois fixes, et fondée sur l'accord de la Nation et de la Royauté. Mais, dans ce compromis entre la Royauté et le régime logique de la souveraineté nationale, c'est-à-dire la République, le progrès, les idées et les circonstances allaient décider en faveur de l'un ou de l'autre principe.

Pour lutter contre l'absolutisme, qui résultait de la réunion de tous les pouvoirs entre les mains du Roi, les réformateurs invoquaient la théorie anglaise de la séparation des pouvoirs, dont ils avaient fait, dans la Déclaration des droits, un vrai dogme. Les pouvoirs devaient être partagés : le pouvoir exécutif appartiendrait au Roi ; le pouvoir législatif, à la Nation, représentée par l'Assemblée.

L'Assemblée se demanda d'abord par où elle commencerait la Constitution. Mounier l'invita, le 28 août, à établir les bases du régime : la monarchie, puis la formation de la loi et la sanction. Mais deux nobles libéraux influents, Castellane et Alexandre Lameth, proposèrent, comme plus convenable, de traiter d'abord du pouvoir de la Nation, puis de la sanction royale et de l'influence du Roi sur le pouvoir législatif ; ils allaient droit à la question essentielle et la plus délicate, la formation de la loi.

L'Assemblée décida qu'elle délibérerait sur la sanction, avant même d'avoir arrêté l'organisation du pouvoir législatif, puis sur la constitution de ce pouvoir. C'était peu logique, sans doute, mais l'Assemblée, qui venait de décréter la Déclaration des droits et l'abolition des privilèges, désirait une prompte exécution de ces décrets essentiels, qui à eux seuls contenaient toute une révolution.

Le Comité de Constitution, qui comprenait uniquement des admirateurs de la Constitution anglaise, Mounier, Bergasse, etc., était partisan des deux Chambres : on éviterait ainsi, pensait-il, toute surprise et toute précipitation dans la discussion et la formation des lois. Mounier proposait un Sénat composé de 300 membres, âgés de plus de trente-cinq ans, possédant 10.000 livres de revenus immobiliers, élus pour six ans par les administrations provinciales. Lally se contentait de 200 sénateurs. — Sieyès, Rabaut-Saint-Étienne, Thouret, Tronchet, Target combattirent cette opinion : ils craignirent que le Sénat ne fût le refuge de l'ancienne aristocratie ou le berceau d'une aristocratie nouvelle : après avoir tant lutté pour réunir les trois ordres, disaient-ils, il serait absurde de les séparer. Rabaut-Saint-Étienne résuma leur doctrine Dar cette formule : Un Dieu, un Roi, une Assemblée nationale. Le projet du Comité fut rejeté par 849 voix contre 89, le 10 septembre 1789. La minorité comprenait surtout des bourgeois, et quelques nobles et ecclésiastiques libéraux. Le parti droit avait voté en bloc contre le système anglais, qui semblait pourtant devoir lui être favorable ; il préférait suivre la politique de gauche, d'accord avec la Cour, qui réservait toute sa haine aux modérés.

A la suite de cet échec, le Comité de Constitution fut réformé : les chefs du parti anglais, Mounier, Bergasse, Champion de Cicé, Lally et Clermont-Tonnerre cédèrent la place à Thouret, Target, Tronchet, Desmeuniers et Rabaut-Saint-Étienne. La Chronique de Paris, le Point du Jour, de Barère, et le Journal de Paris, de Carat, approuvèrent l'Assemblée ; ils répudiaient toute imitation étrangère, tous ces Sénats et ces vetos, originaires d'Angleterre et d'Amérique, et voulaient une législation vraiment nationale, fondée sur la raison et la liberté. Ainsi, il y aura une seule Chambre. L'Assemblée vota le 9 septembre que cette Chambre serait permanente et ne pourrait être dissoute par le pouvoir exécutif ; enfin, le 12  septembre, elle fixa à deux ans la durée de la législature.

L'Assemblée exerce le pouvoir législatif : elle a l'initiative des lois. Le Roi peut seulement inviter le Corps législatif à prendre un objet en considération. — Elle discute les lois et les vote. La sanction du Roi serait-elle nécessaire ? Quelques-uns, Sieyès en tête, voulaient refuser absolument ce droit au Roi ; d'autres, parmi lesquels Mounier et Mirabeau, proposèrent que le Roi fût investi d'un droit de veto absolu ; d'autres, notamment la Fayette, partisan eu ce point de la constitution des États-Unis, n'admettaient qu'un veto suspensif. Mais c'eût été lui donner le pouvoir d'annuler l'Assemblée. Une campagne de presse et une vive effervescence populaire, et l'intervention de Necker, qui fit écrire pais le Roi une lettre où il renonçait au veto absolu, firent, comme on a vu[5], décréter le veto suspensif pour la durée de deux législatures, c'est-à-dire pour quatre ans.

L'ancienne formule en tête des lois était : Louis, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre. L'Assemblée la remplaça, le 10 octobre 1789, par celle-ci : Louis, par la grâce de Dieu et la loi constitutionnelle de l'État, roi des Français. La loi constitutionnelle est donc le titre en vertu duquel le Roi règne sur les Français. Il le reconnaît par le serment, qu'il devra dorénavant prêter, d'être fidèle à la Nation et à la Loi.

Le Roi nomme ses ministres. En vertu d'un décret du 7 novembre, il les prend hors de l'Assemblée, où les ministres ne peuvent entrer s'ils n'y sont appelés. Cette décision fut inspirée par le désir de laisser au Roi une grande prérogative, mais aussi, et, sans doute davantage, par la crainte que des députés ne se vendissent à la Cour pour obtenir un portefeuille. Elle visait surtout Mirabeau, dont beaucoup redoutaient l'ambition et jalousaient la popularité. Ce fut une erreur grave que d'isoler les ministres de l'Assemblée et d'empêcher ainsi le contact régulier du pouvoir législatif avec le ministère. Le jeu de la monarchie constitutionnelle se trouva par avance faussé. L'Assemblée eut le tort de dédaigner l'expérience si souvent invoquée de l'Angleterre.

Le Roi nommait, avant 1789, tous les fonctionnaires. Désormais il ne nommera plus que les ambassadeurs et les grands chefs de l'armée et de la marine. Ce sont les électeurs qui choisissent tons les administrateurs, les juges, même les évêques et les curés. Par là le pouvoir royal est singulièrement affaibli. En droit, les administrations dépendent du Roi et des ministres ; en fait, elles dépendront de plus en plus de l'Assemblée. Il est à remarquer que, dans toute l'organisation administrative, le Roi n'a aucun agent qui le représente : le procureur général syndic dn département, le procureur syndic du district, le procureur de la commune ne sont nullement, comme on verra, des agents du Roi.

Le Roi conserve la direction des relations extérieures ; il signe les traités ; mais le Corps législatif les ratifie. Il n'a plus le droit de paix et de guerre ; le décret du 22 mai 1790 l'attribue à la Nation. La guerre ne pourra être déclarée que par un décret du Corps législatif, qui sera rendu sur la proposition formelle et nécessaire du Roi et ensuite sanctionné par lui. — Toute déclaration de guerre sera faite en ces termes : De la part du Roi des Français, au nom de la Nation. Les journaux patriotes, le Point du Jour, de Barère, l'Orateur du Peuple, de Fréron, le Patriote français, de Brissot, se félicitèrent d'un décret sans lequel une Constitution libre eût été minée par le gouvernement militaire. Mais les journaux les plus avancés et les plus clairvoyants, le Mercure national, les Révolutions de Paris, remarquaient que l'article Ier du décret, qui attribuait le droit de paix et de guerre à la Nation, était, sinon contredit, du moins singulièrement affaibli par ce même article et par tout le décret. Il faudra, pour faire la guerre, la proposition formelle et nécessaire du Roi. Le Roi a donc l'initiative. Le Roi pourra préparer la guerre ; les chefs de l'armée, nommés par lui, lui obéiront ; les hostilités pourront être imminentes ou commencées ; dans ce cas, que deviendra le droit de la Nation ? Le Corps législatif pourra-t-il, suivant l'article 5, décider que la guerre ne devrait pas être faite, et obliger le pouvoir exécutif à prendre sur-le-champ des mesures pour faire cesser ou prévenir toutes hostilités ? Une guerre commencée ne s'arrête pas facilement ; le droit de la Nation risque de s'exercer trop tard. — En réalité, le décret du 22 mai, en esprit, sinon dans sa lettre, demeure favorable au pouvoir royal.

Le Roi reste le chef de l'armée, et nomme une partie des officiers supérieurs et tous les maréchaux.

Avant la Révolution, le Roi avait la souveraineté sans partage ; il se confondait avec la patrie. Maintenant il partage le pouvoir avec la Nation, et il ne vient qu'après elle. La formule officielle est : la Nation, la Loi, le Roi. Bien qu'il garde encore la direction des relations extérieures et du haut commandement militaire, le Roi n'est plus, suivant l'expression de le Chapelier, que le premier fonctionnaire public, salarié par la Nation, qui lui accorde une liste civile de 25 millions, et surveillé par elle. Le Roi diminué dans son pouvoir et son prestige ; ses ministres considérés par l'Assemblée comme des étrangers et des intrus, et presque sans rapports avec elle ; les administrateurs élus par la Nation, indépendants du Roi et des ministres : c'est une organisation de combat contre la royauté. Ce n'est pas encore la République, dont les Constituants prévoient les dangers ; ce n'est plus la monarchie, dont ils redoutent l'influence ; c'est une république bourgeoise avec un roi : édifice sans harmonie, où la contradiction éclate partout, construit, non selon la logique et la raison, mais sous l'influence des nécessités et des craintes du moment et, comme a dit Mirabeau, avec des pierres d'attente.

 

III. - L'ORGANISATION ADMINISTRATIVE : LES DÉPARTEMENTS ET LES ADMINISTRATIONS LOCALES.

EN 1789, la France était divisée, pour l'administration intérieure, en généralités ou intendances ; pour la justice, en ressorts de parlement et en bailliages ou sénéchaussées ; pour le culte, en provinces et en diocèses ; pour l'armée, en gouvernements et en commandements en chef. Ces divisions, d'étendue très diverse, ne correspondaient point les unes avec les autres, et surtout il n'existait point entre elles de mesure commune.

L'administration ignorait le mot de provinces. Mais les provinces continuaient à vivre, avec leurs mœurs, leurs lois civiles ou coutumes, parfois même leur langue ou leur patois, toujours avec leur esprit propre. Cet esprit provincial s'était même réveillé avant la Révolution, et, outre les états provinciaux, qui subsistaient en Languedoc et en Bretagne, des assemblées provinciales avaient été créées en 1787 dans toutes les provinces. Beaucoup d'intendances correspondaient aux anciennes provinces — Bretagne, Languedoc, Provence. Dauphiné, Franche-Comté, Alsace, Lorraine, Flandre — ; aussi l'esprit provincial y était-il resté vivace, entretenu encore par les états et les parlements. Les généralités étaient des fragments de province, comme celles de Rouen, de Caen et d'Alençon, ou des réunions de petits pays, comme celles de Guyenne et d'Auch.

Les généralités ou intendances étaient très étendues ; on en comptait 32 seulement. Le siège de l'intendance se trouvait, en ce temps où les communications étaient difficiles, très éloigné des administrés ; aussi l'administration était-elle lente.

Il était nécessaire d'établir une nouvelle division du royaume qui servit de cadre simple et uniforme à l'organisation administrative, judiciaire, militaire, ecclésiastique, et à l'élection de la représentation nationale. Les Constituants voulaient faciliter les opérations électorales, rendre l'administration plus prompte et plus efficace, en la rapprochant des administrés. Ils voulaient surtout, comme le déclarait Thouret, détruire l'esprit de province, qui n'est dans l'État qu'un esprit individuel, ennemi du véritable esprit national. Ils se proposaient de confier l'administration à des corps élus, assez nombreux pour qu'aucun d'eux ne fut trop considérable, et qu'ils ne pussent opposer au pouvoir législatif ou exécutif à la fois leur force d'opinion et la force réelle de leurs masses.

Celle grande œuvre fut préparée par le Comité de Constitution, dont le juriste Thouret était l'âme.

Il était bien difficile de supprimer des cadres historiques si anciens, où se conservaient de si anciennes habitudes. Cependant la royauté avait dépecé des provinces trop étendues coin ne la Normandie, afin de les assimiler plus facilement au reste du royaume ; plus souvent elle avait réuni plusieurs pays dans une même généralité. D'autre pari, un esprit national s'annonçait ; il était clairement apparu dans la nuit du 4 août, où tous les privilèges de personnes et de lieux avaient été sacrifiés à la patrie, et qui avait fait éclater à tous les yeux une grande révolution morale. Profilant de l'enthousiasme général et du résultat acquis, le Comité de Constitution commença de faire table rase de tout le passé et de découper la France en figures géométriques. Le Royaume serait divisé en 80 carrés égaux de 324 lieues carrées, à partir de Paris pris comme centre. Chacun de ces carrés ou départements serait partagé en neuf carrés égaux ou districts ; et chacun de ceux-ci en neuf carrés ou cantons.

De toutes parts de vives objections s'élèvent. Le Patriote français, de Brissot, reproche à l'Assemblée de s'être jetée dans un dédale géométrique et métaphysique, au lieu de suivre la nature des choses. Dans l'Assemblée, Mirabeau demande une division matérielle et de fait, propre aux localités, aux circonstances, et non point une division mathématique, presque idéale, dont l'exécution paraissait impraticable. Il faut, dit-il, tenir compte de trois éléments : l'étendue, la population, la contribution. Au lieu de 80 départements il en propose 120 ; il tient à multiplier les assemblées électorales et les citoyens intéressés aux affaires publiques. — Thouret et Target répliquent, au nom du Comité, que la population et la contribution sont des éléments trop changeants ; que 120 départements fractionneront trop les provinces et déprécieront les corps administratifs ; mais ils abandonnent les 80 carrés égaux. Barnave propose la création de 80 départements environ, la délimitation de ces départements d'après les représentations des députés de province, et l'établissement dans chacun d'eux de trois ou quatre districts au plus. L'Assemblée décrète, le 22 décembre 1789, qu'il y aura de 75 à 85 départements. Elle laissait aux discussions des hommes compétents le soin d'en fixer le nombre.

L'opération fut conduite comme le proposait Barnave. Les représentants de chaque province se concertèrent entre eux et avec ceux des provinces voisines, et enfin avec le Comité de Constitution. Ce travail énorme, compliqué par les rivalités de pays et de villes, fut achevé rapidement. Le 15 janvier 1790, l'Assemblée décrétait qu'il y aurait 83 départements ; le 26 février, les départements étaient délimités, nommés et constitués, avec leurs chefs-lieux, leurs districts et leurs cantons.

Les noms des provinces rappelaient les races d'hommes qui les habitaient (Bretagne, Normandie, Bourgogne, Auvergne, Gascogne), et parfois la langue qu'ils parlaient (Languedoc). Les départements tirèrent leur dénomination, non de l'histoire, mais de la nature : des montagnes qui les couvrent — Hautes et Basses-Pyrénées, Pyrénées-Orientales, Lozère, Jura — ; des mers qui les baignent — Manche, Morbihan — ; de leur situation maritime — Côtes-du-Nord, Pas-de-Calais — ; des fleuves et des rivières qui les arrosent — Seine, Saône-et-Loire, Loire-Inférieure — ; de la position qu'ils occupent — Nord, Finistère.

L'histoire, ainsi effacée, eut sa revanche dans la délimitation. La Provence était divisée en trois départements, qui n'empiétaient point sur d'autres pays et comprenaient toute la Provence ; la Bretagne, partagée en cinq départements ; de même, la Normandie ; etc. Si des pays étaient trop petits pour former un département., d'autres leur étaient réunis : au Velay était rattachée la région de Brioude, partie de l'Auvergne ; au Quercy, une partie du Montalbanais, à l'Artois, le Boulonnais et le Calaisis ; au Périgord, une partie du Limousin (Nontron), pour constituer les départements de la Haute-Loire, du Lot, du Pas-de-Calais, de la Dordogne ; de même, au comté de Foix étaient réunis le Couserans et Mirepoix, pour former le département de l'Ariège, malgré l'hostilité de Toulouse et de Carcassonne, qui auraient voulu absorber le comté de Foix. A part de minuscules pays, — tels plusieurs pays pyrénéens, le Couserans, le Comminges, la Navarre, ou encore le Boulonnais et le Calaisis —, les régions naturelles, créées par la collaboration de la nature et de l'histoire, quand elles étaient suffisamment étendues, comme le Périgord et le Quercy, le comté de Foix et le Velay, ne furent pas absorbées. Les départements s'éloignaient aussi peu que possible des anciennes limites provinciales. Ils reprenaient même parfois les limites naturelles, supprimées par la constitution des généralités ou intendances[6].

En général, lors des discussions sur la délimitation, quand il y avait, dans des régions encore indécises entre plusieurs départements, des tètes de ponts et des nœuds de routes de grande valeur, les représentants du département qui possédait des villes importantes et de grands intérêts économiques disputèrent à leurs voisins ces positions capitales et essayèrent de les englober. Elles furent toujours attribuées au département qui l'emportait par sa population, ses intérêts et l'importance de sa représentation politique[7].

Enfin quelques départements conservèrent sur le territoire de leurs voisins des enclaves : c'étaient des pâturages communs, appartenant à des localités qui avaient été englobées dans ces départements ; ainsi, dans les Basses-Pyrénées, l'enclave au nord de Pontacq, appartenant aux Hautes-Pyrénées, et, dans la Drôme, l'enclave de Valréas, appartenant à Vaucluse. Ces ilots subsistent toujours c'est la division des provinces et des généralités en département ; qui les a fait apparaître sur la carte de France.

Quand il fallut déterminer les chefs-lieux des départements et des districts, les rivalités de villes se réveillèrent : dans l'Indre, entre Issoudun et Châteauroux ; dans le Cher, entre Bourges et Vierzon ; dans la Dordogne, entre Périgueux et Bergerac ; etc. Afin de ne pas mécontenter les petites villes et les campagnes, et surtout pour humilier les grandes villes, dont l'Assemblée craignait déjà l'influence despotique, Rabaut-Saint-Étienne, Target et Malouet firent établir un roulement du chef-lieu dans les principales villes du département. Dans le Gard, le chef-lieu alternait entre Nîmes, Alois et Uzès ; dans le Jura, entre Lons-le-Saulnier, Dôle, Salins et Poligny ; etc. Mais ce système de l'alternat, qui gênait la continuité de l'action administrative, fut supprimé, le 11 septembre 1791.

Les mêmes discussions se renouvelèrent pour l'établissement des districts. Chaque petite ville voulait être siège de district, ce qui eût entraîné une administration et un tribunal, et de fortes dépenses. Pour dédommager les villes qu'il était impossible de satisfaire, l'Assemblée leur promit un tribunal ou un collège. Mêmes difficultés pour la détermination des cantons.

Ainsi, malgré les survivances de l'esprit particulariste et les rivalités de provinces et de villes, fut achevée cette grande opération, qui cimenta l'unité nationale.

L'administration est attribuée aux municipalités, aux districts, aux départements et au pouvoir exécutif.

Beaucoup de publicistes auraient voulu faire des municipalités la pierre angulaire de l'édifice politique. Condorcet proposait que des communautés de 4.000 habitants au moins fussent formées par la réunion de plusieurs villages. Il espérait diminuer ainsi la prépondérance des villes, développer dans les campagnes un esprit public, les libérer de l'influence des seigneurs et des curés, favoriser les œuvres de solidarité et les entreprises collectives, les travaux publics et la répartition des impôts, et procurer aux assemblées des électeurs qui, choisis dans une commune plus étendue, seraient plus éclairés. Le plan de Condorcet fut présenté par Sieyès ; mais le Comité de Constitution le rejeta. Les petits villages eurent, comme ils le désiraient, chacun sa municipalité, soit 44.000 pour le royaume, et la vie municipale, intense dans les grandes villes, fut très faible ou même nulle dans les petites communes. L'Assemblée, composée d'hommes des villes, n'avait pas senti la nécessité d'organiser la vie politique dans les campagnes.

Le décret du 14 décembre 1789 constitue les municipalités. Les citoyens actifs de la commune élisent parmi les contribuables pavant un impôt direct équivalant à dix journées de travail : 1° les membres du corps municipal, dont le nombre varie avec la population, 3 dans les communes de moins de 500 habitants, et 21 dans celles, comme Lyon, qui ont plus de 100.000 habitants, Paris étant excepté et recevant une organisation particulière ; 2° des notables en nombre double, tous élus pour deux ans et renouvelables par moitié. Ensemble les élus forment le conseil général de la commune. Ce conseil général n'est convoqué que pour les affaires importantes : acquisitions ou aliénations d'immeubles, impositions extraordinaires pour dépenses locales, emprunts, travaux, etc.[8]

Le décret faisait élire par un corps nombreux les officiers municipaux des villes, qui jusqu'en 1789 avaient été élus par un petit nombre de personnes, ou nommés par le Roi après acquisition de leur charge ; et c'était un grand changement. Dans les campagnes il confirmait seulement, l'édit de 1787, qui n'avait conféré l'électorat qu'aux citoyens riches ou aisés. Or, avant 1787, c'était l'assemblée générale des habitants qui élisait le syndic et qui décidait de toutes les questions importantes. Quelle régénération ! s'écriaient amèrement les journalistes démocrates des Révolutions de Paris. Il n'est pas possible, disaient encore les Révolutions de Paris, de douter que l'intention des Douze Cents est que la volonté des municipaux, c'est-à-dire des familles riches, ne tienne lieu de la volonté de communes. En somme, dans les villes et les campagnes, les pauvres étaient écartés du suffrage. — En outre, les citoyens actifs ne pouvaient s'assembler que pour élire les officiers municipaux. Ensuite ils disparaissent. Il est vrai qu'ils pourront se réunir en assemblées particulières, et non en assemblées publiques, paisiblement et sans armes, pour rédiger des adresses et des pétitions au corps municipal et à toutes les administrations ; mais ils devront donner avis du temps et du lieu de leurs assemblées et ne pourront députer que dix citoyens. — Enfin le droit de requérir la force publique et de proclamer la loi martiale confère à la municipalité un pouvoir dictatorial, qu'elle pourra tourner, soit contre les aristocrates, afin d'affermir la Révolution, soit contre les démocrates, afin de se maintenir à l'hôtel de ville. Ainsi sont créés des organismes puissants, du moins dans les grandes villes, peu nombreuses[9], que dirigent quelques hommes, élus par environ les deux tiers seulement des citoyens, lesquels ensuite ne peuvent légalement plus rien contre eux. Les nombreux citoyens qui déjà n'acceptent pas cet état de choses trouveront par un détour — par les clubs et les sociétés populaires — le moyen d'agir fortement sur les grandes et même les moyennes municipalités.

Le corps municipal a pour chef le maire, élu à la majorité des voix par les citoyens actifs de la commune, et rééligible pour deux ans. En dehors du corps municipal est le procureur de la commune, élu pour deux ans et rééligible, mais sans voix délibérative. Il est assisté d'un substitut dans les villes de plus de 10.000 habitants. Il a pour fonction de défendre les intérêts et de poursuivre les affaires de la communauté, d'en gérer les biens et revenus, etc.

L'administration du district est gérée par le conseil général — 12 membres, — et le directoire du district — 4 membres — tous élus pour quatre ans, et renouvelables par moitié tous les deux ans. Le conseil général est un corps délibérant, et le directoire a le pouvoir exécutif. Un procureur syndic, élu de même façon, suit les affaires dans l'intervalle des sessions. Les districts ont des fonctions administratives : la police, la surveillance des municipalités, à qui ils servent d'intermédiaires auprès des administrations de département. Mirabeau avait proposé de les supprimer comme inutiles, mais ils eurent cependant un rôle important : ils furent chargés de l'estimation et de l'adjudication des biens nationaux et de la répartition des impôts directs entre les communes ; et c'est aussi au chef-lieu de district que se firent les élections des curés.

Le département est administré par un Conseil général de 96 membres, corps délibérant, dont 18 membres composent le directoire exécutif, tous élus pour quatre ans, et renouvelables par moitié tous les deux ans. Le procureur général syndic est élu pour quatre ans, et rééligible, mais pour quatre ans seulement. Il suit les affaires, avec voix consultative dans le Conseil général et dans le directoire. L'Assemblée ne voulait point donner une autorité prépondérante à un membre de l'administration qui pouvait rester huit ans en fonctions.

Les administrations locales furent constituées dans le premier semestre de 1790[10].

Ainsi, intendants, états provinciaux, assemblées provinciales, tout a disparu, a fait place à des conseils délibérants et à des corps exécutifs. Par la nouvelle division du royaume, l'Assemblée avait créé l'unité territoriale ; par la constitution des administrations élues de la commune, du district et du département, elle a voulu décentraliser le régime administratif. Tous ces corps élus, munis des droits de police et de réquisition, sont subordonnés en droit au pouvoir exécutif royal, mais ce pouvoir n'est représenté auprès d'eux par aucun agent. L'Assemblée se souvenait des intendants, représentants despotiques du pouvoir central. Contre l'autorité royale elle a voulu l'appui des corps élus. Au cours de la lutte entre le Roi et l'Assemblée, le 15 mars 1791, les conseils et directoires de département seront même invités à dénoncer au Corps législatif les ordres du Roi qui leur paraîtraient contraires aux lois. Mais il arrivera que les administrations élues désobéiront à l'Assemblée comme au Roi, s'il leur plait, et se considéreront même parfois comme de petites républiques autonomes.

 

IV. — L'ORGANISATION DE LA JUSTICE ET DE L'ARMÉE.

LE très grand nombre de citoyens dans les provinces, a dit Thouret, prend infiniment moins d'intérêt à la manière dont la chose publique est administrée qu'à celle dont les individus sont jugés. Le bourgeois, le commerçant, le paysan surtout, si processif, attendaient avec impatience la réforme de la justice. Les trois ordres avaient demandé dans leurs Cahiers une organisation nouvelle, qui diminuât le nombre des tribunaux, rapprochât la justice des justiciables et supprimât la vénalité des offices et les épices des magistrats.

Tout en décrétant que la justice serait rendue au nom du Roi, l'Assemblée établit le principe que, comme tout pouvoir, elle émane de la Nation. Elle supprima, comme on verra, les parlements et tribunaux, et décréta le recrutement de la magistrature par l'élection et la collaboration des citoyens à l'exercice de la justice, comme jurés. — Le jury fut institué au criminel. Il ne le fut point au civil, comme l'auraient souhaité beaucoup d'avocats et d'anciens magistrats, tels que du Port et Robespierre, qui déclaraient facile la distinction du fait et du droit, dans la législation civile, et voulaient donner à des jurés le pouvoir de décider du fait ; le prudent jurisconsulte Thouret empêcha cette innovation.

L'organisation judiciaire est mise, par le décret du 16 août 1790, dans les cadres de l'administration civile : le département, le district et le canton.

D'abord, toute personne ayant le libre exercice de ses droits et de ses actions pourra ne point recourir à la justice, et nommer un ou plusieurs arbitres pour prononcer sur ses intérêts privés... sans exception. Il ne sera point permis d'appeler des sentences arbitrales, sauf convention contraire des parties. Ces sentences seront rendues exécutoires par une simple ordonnance du président du tribunal du district.

Au canton est établi un juge de paix, assisté d'assesseurs, élus pour deux ans par les citoyens actifs, réunis en assemblées primaires, parmi les habitants âgés de trente ans et payant une contribution de dix journées de travail. Il essaie, d'abord, de concilier les parties et, s'il n'y réussit pas, juge. Il connaît de toutes les causes purement personnelles et mobilières, sans appel jusqu'à la valeur de 50 livres, et à charge d'appel jusqu'à la valeur de 100 livres, enfin, sans fixation de valeur, et à charge d'appel. de toutes les questions de propriété rurale — dommages, usurpations, réparations locatives, paiement des salaires -- qui demandent à être jugées rapidement et sans frais.

Au district, siège un tribunal, composé de cinq juges, élus pour six ans et rééligibles, par les électeurs du district et parmi les citoyens ayant été cinq ans juges ou hommes de loi ; auprès de lui, un commissaire du Roi, nommé à vie par le Roi, chargé des fonctions du ministère public. Il juge en dernier ressort toutes les affaires décidées par le juge de paix à charge d'appel ; puis, en premier et dernier ressort, celles qui roulent sur des sommes de 1.000 livres au plus en principal ou de 50 livres en revenu. Mais, afin de ne pas établir des cours supérieures, qui eussent été des sortes de parlements, l'Assemblée décréta qu'on pourrait appeler des arrêts des tribunaux de district ; elle décida que les tribunaux de district joueraient les uns à l'égard des autres le rôle de tribunaux d'appel.

La justice pénale comprend trois degrés : 1° la justice de simple police, qui connaît des contraventions : elle est confiée à la municipalité ; 2° la justice correctionnelle, qui connaît des délits : elle appartient au juge de paix ; 3° la justice criminelle, qui connaît des crimes : elle est attribuée, dans chaque département, à un tribunal criminel, composé d'un président élu par l'assemblée électorale du département et de trois juges pris chacun tous les trois mois et par tour dans les tribunaux de district. A côté de ce tribunal est établi le ministère public, chargé de poursuivre l'accusation devant le jury ; il est partagé, comme on a vu, entre deux personnages : le commissaire du Roi, nommé par le Roi, et l'accusateur public, élu par les électeurs du département d'abord pour quatre ans, puis pour six ans. Auprès du tribunal de district siège un jury d'accusation, de huit membres, qui seul a le droit de recevoir l'accusation et de l'admettre, — le commissaire du Roi devant être entendu sur toutes les accusations intentées ; près du tribunal criminel de département est un jury de jugement, de douze membres, tirés au sort sur une liste de citoyens actifs, préparée par le procureur syndic[11].

Au-dessus de tous ces tribunaux civils et criminels siège le tribunal de cassation, composé de juges élus par les assemblées électorales à raison de un par département. Le tribunal introduira l'unité dans l'application et l'interprétation des lois et cassera les jugements où il trouvera des vices de formes.

Pour le commerce, sont établis des tribunaux spéciaux, dont les juges sont élus dans l'assemblée des négociants, banquiers, manufacturiers, armateurs et capitaines de navire de la ville où siège le tribunal.

Il n'est point créé de tribunaux administratifs. Ceux de l'ancien régime — Conseil du Roi, Chambres des Comptes, Cours des Aides, etc. — sont supprimés, et point remplacés. Le contentieux administratif, c'est-à-dire la connaissance des différends entre les particuliers et l'administration, est attribué aux directoires ; le contentieux de l'impôt, à la fois aux directoires et aux tribunaux de district.

Enfin est instituée une Haute Cour nationale. Elle connaîtra des crimes de lèse-nation dont le Corps législatif se portera accusateur. Ses membres ou hauts jurés sont élus, au nombre de deux par département, par les assemblées électorales. La Haute Cour doit siéger à une distance d'au moins quinze lieues du Corps législatif, afin de juger sans craindre la pression du peuple de Paris. Elle sera établie à Orléans.

Tous ces tribunaux furent établis vers la fin de l'année 1790 ou au début de 1791.

Les juges des tribunaux furent, en général, excellents. Les électeurs les choisirent parmi les anciens magistrats, les avocats et les hommes de loi, expérimentés et patriotes. A Paris, furent élus pour les six tribunaux civils Fréteau, Lepeletier de Saint-Fargeau, du Port, Hérault de Séchelles, Dionis du Séjour, anciens membres du Parlement ; les maîtres du barreau, Treilhard, Target, Thouret, Garran de Coulon, Bigot de Préameneu, etc. Le personnel judiciaire était insuffisant, surtout à Paris : plusieurs des juges étaient déjà députés, comme du Port et Robespierre, ou occupaient d'autres fonctions. Sans doute, les suppléants qui avaient été élus pouvaient remplacer les titulaires. Mais, comme le tribunal criminel absorbait deux juges sur cinq, il n'en restait. plus assez pour le tribunal civil : il fallut recourir à des gradués en droit, avocats et hommes de loi ; cet expédient n'étant point autorisé par la loi, il arriva alors que beaucoup de jugements furent cassés.

Les officiers ministériels étaient maintenus. Les procureurs, dont Thouret et Robespierre avaient demandé la suppression, et Tronchet et Mirabeau le maintien, subsistèrent sous le nom d'avoués. De même, les huissiers et les notaires. Mais tout le régime du notariat fut modifié, le 29 septembre 1791 : les charges de notaire seraient remboursées d'une manière équitable ; à l'avenir elles ne devaient plus être vénales et héréditaires. On créa des notaires publics, en nombre limité. Ils (levaient avoir vingt-cinq ans au moins. Ils seraient choisis au concours parmi les clercs de notaire ayant huit ans de pratique et exerçant déjà dans le département de leur choix. Ils seraient nominés à vie. Ils verseraient un fonds de responsabilité, qui, de 2.000 francs dans les villages et les villes de moins de 10.000 habitants, s'élevait à 15.000 francs dans les villes de 60.000 âmes, et à 40.000 à Paris. En général les anciens notaires eurent la préférence ; de sorte que, au début, il n'y eut pas de changement de personnes.

L'ordre des avocats fut supprimé, à la demande des députés avocats, comme Robespierre, qui pensaient ainsi établir la liberté de la défense et permettre à chaque citoyen de plaider pour lui-même. Les avocats, il est vrai, subsistaient, sous le nom de défenseurs officieux ; mais ceux-ci n'étaient plus tenus à une règle, et il se glissa parmi eux beaucoup de gens incapables et malhonnêtes. La suppression de l'ordre fut désastreuse pour les plaideurs, qui ne trouvèrent plus que ces défenseurs officieux, intrigants et avides, qui s'entendaient avec les avoués, huissiers et notaires, cupides et procéduriers à l'excès.

L'œuvre judiciaire n'était certes pas parfaite ; mais la justice était séparée de l'administration et indépendante du pouvoir exécutif, comme en Angleterre. Fondée sur les principes de la Déclaration des droits, elle en était la garantie. Elle consolida la Révolution.

 

L'organisation militaire était tout aristocratique et monarchique. Seuls les nobles, pourvus de quartiers de noblesse, pouvaient, suivant un édit de 1781, devenir officiers du Roi. Les grades de capitaine et de colonel s'achetaient : c'étaient des offices, analogues aux offices de judicature et de finances. Le recrutement de l'armée se faisait par enrôlement volontaire. A ce mode s'ajoutait la milice, qui obligeait au service un ou plusieurs paysans dans chaque village, sans les astreindre, d'ailleurs, en temps de paix, à la vie de caserne : la milice était abhorrée, parce qu'elle était une charge pour les campagnards, qui devaient équiper les miliciens, et surtout parce qu'elle retombait sur les plus pauvres.

Ce régime appelait de grandes réformes. L'Assemblée abolit dès le 4 août le privilège de la noblesse, puis la vénalité des grades, et promet la liquidation des offices militaires. Elle établit de nouvelles règles de nomination aux grades. Les sous-officiers seront nommés par le colonel sur une liste de candidats présentée par les sous-officiers et les capitaines. Les officiers seront nommés à l'ancienneté, au choix ou au concours ; les sous-lieutenants au concours après des examens publics : nul ne sera nommé sous-lieutenant, dit le décret du 28 septembre 1791, qu'après avoir justifié d'une instruction et d'une capacité suffisantes. Les grades de lieutenant et de capitaine sont donnés à l'ancienneté ; ceux de lieutenant-colonel et de colonel, pour les deux tiers à l'ancienneté, et pour l'autre tiers, au choix du Roi. Enfin, les six maréchaux de France sont nominés par le Roi. Le recrutement demeure le même : c'est l'enrôlement volontaire, avec tous ses abus. Du moins est-il réglo-mente par le décret du 9 mars 1791, qui écarte les déserteurs, les mendiants et les étrangers, et annule les engagements contractés par surprise ou violence. La durée de l'engagement est, comme dans l'ancien régime, de huit ans. On ne peut s'engager que de seize à quarante ans, et jusqu'à quarante-cinq ans en temps de guerre.

L'Assemblée rejeta toutes les réformes profondes. Elle n'établit pas, malgré les demandes réitérées de Dubois-Crancé, la conscription, qui eût donné à la France une armée nationale, mais qui eût été mal vue de la bourgeoisie et même des paysans, hostiles à la milice. Elle ne licencia point le corps des officiers comme elle licencia le corps des juges. Dans une Europe armée, inquiète, et prête — du moins elle le craignait — à intervenir dans les affaires intérieures de la France, elle recula devant une réorganisation totale, qui demandait beaucoup de temps et une époque tranquille. Elle se contenta, on le verra, d'appeler les volontaires de la garde nationale, elle obligea au serment les officiers et les soldats, et fit un Code des délits et des peines militaires. Elle décréta : La force publique est essentiellement obéissante. Nul corps armé ne peut délibérer.

En 1791, l'armée de ligne compte 110.000 hommes d'infanterie et 30.000 de cavalerie. Parmi ces troupes, il y a 26.000 étrangers — Suisses, Allemands, etc.

L'Assemblée donne une garde au Roi : c'est la garde constitutionnelle, qui remplace la maison du Roi : payée par le Roi sur sa liste civile, elle doit se composer de 1.200 hommes à pied et de 600 à cheval, choisis par le Roi dans l'armée ou dans la garde nationale.

La gendarmerie nationale, qui remplace la maréchaussée, est composée d'hommes de plus de vingt-cinq ans, ayant fait au moins un engagement sans reproche dans les troupes de ligne, et nommés par le directoire du département, sur une liste de cinq hommes présentés par le colonel commandant la division. Elle devra être portée, d'après le décret du 16 janvier 1791, jusqu'à 7.455 hommes.

A l'armée de ligne se juxtapose la garde nationale. Née spontanément dans les villes en 1789, elle ne fut organisée d'ensemble que le 29 septembre 1791. Sauf dans les villes considérables, elle ne peut être recrutée par commune ; elle doit l'être par district et par canton. Elle se compose, en principe, de citoyens actifs ; mais les citoyens passifs qui y ont déjà servi sont maintenus. Les officiers sont élus à temps et ne peuvent être réélus qu'après un intervalle de service comme soldats. Les gardes nationaux sont revêtus de l'uniforme : habit bleu de roi, veste et culotte blanche ; leurs drapeaux tricolores portent l'inscription : Le peuple français. La liberté ou la mort. La garde nationale élit ses officiers. Elle est à la réquisition des autorités constituées. — Pour les grandes villes il existe une organisation spéciale. Paris a une garde, composée de six légions à dix bataillons chacune, — 31.000 hommes et 120 canons, — et un commandant général élu. L'ensemble des gardes nationales forme une armée de deux à trois millions de citoyens actifs, dispersée dans toutes les communes de France : elle fournira, en 1791, des volontaires à l'armée[12].

Il y a ainsi deux armées : l'armée de ligne, — la vieille armée royale, — et la garde nationale. Elles ont une composition et un esprit tout différents. D'autre part, dans l'armée de ligne, le Roi n'a plus le pouvoir absolu ; il ne nomme qu'aux grades les plus élevés ; mais, par goût et par la force même des choses, il ne choisit que des aristocrates, comme le lieutenant général marquis de Bouillé, commandant en chef de la place de Metz. Aussi, entre officiers, de plus en plus aristocrates et soldats, de plus en plus démocrates, les dissensions sont-elles fréquentes : à la fin de 1789 et surtout en 1790 les révoltes éclatent dans de nombreuses garnisons, à Nancy, à Lille, à Brest, à Marseille, etc. D'autre part, beaucoup d'officiers, mécontents, émigrent. L'année est atteinte dans sa discipline et dans sa force. Ainsi la dualité déjà existante — armée et garde nationale — est encore aggravée par la dissension qui gagne de plus eu plus l'armée de ligne elle-même. C'est un grand danger pour la Nation. Cette dualité subsistera jusqu'à la chute de la royauté.

 

 

 



[1] Voir Histoire de France, t. IX, I, Avant la réunion des États généraux.

[2] Les uns, comme du Pont de Nemours, objectèrent qu'il ne fallait pas mettre d'obstacles à l'éligibilité, et qu'il valait mieux les accumuler à l'électorat. Le parti droit et les modérés, Montlosier, de Virieu, estimaient, au contraire, les obstacles insuffisants ; ils soutenaient la nécessité de composer les assemblées administratives de propriétaires qui fussent assez puissants pour échapper à toute tentative de corruption du gouvernement, et pour justifier non la confiance locale, irais la confiance générale. Ils invoquaient l'exemple de l'Angleterre.

[3] Au delà de 900 citoyens actifs, il y aura 2 assemblées primaires ; au delà de 1500, 3 assemblées.

[4] Le taux fixé d'abord par les anciennes municipalités pour les élections municipales de 1790 fut plus élevé que celui qui prévalut dans la suite pour les élections au district et au département. Ainsi, à Foix, peuplé de 3.670 habitants, la journée de travail fut évaluée d'abord à 20 sous, ce qui donnait 330 citoyens actifs : elle le fut ensuite à 12 sous, ce qui porta le nombre des citoyens actifs à 550. L'application des décrets fut donc assez diverse selon les régions et les moments. Il y eut une autre cause de diversité et de nouvelles difficultés d'application dans certains pays, comme l'Artois, où il n'y avait pas d'impôts directs, ceux-ci ayant été convertis en impôts de consommation, comme l'expliqua Robespierre dans un discours du 25 janvier 1790.

[5] Livre Ier, chap. III.

[6] Ainsi la généralité de Bourges s'étendait sur la rive droite de la Loire, englobant la Charité et plusieurs paroisses du Donziois, voisines du Nivernais, qui communiquaient difficilement avec Bourges, ou même pas du tout, en 1759, le pont de la Charité étant rompu. Le département du Cher, au contraire, s'arrête à la Loire, qui bornait, en effet, la province historique du Berri et la province ecclésiastique de Bourges.

[7] Ainsi Châteaumeillant, position capitale sur la route de Bourges à la province de la Marche, fut attribuée au Cher, non à la Creuse. De même les représentants de la Haute-Garonne et Toulouse réussirent à enlever au département de l'Ariège plusieurs communes qui étaient, cependant voisines de Pamiers, mais qui se trouvaient dans le rayon d'attraction politique et économique de Toulouse.

[8] Le corps municipal reçoit des attributions étendues : d'abord les fonctions proprement municipales, tout ce qui intéresse la commune, ses biens, son budget, ses travaux publics, ses établissements, sa voirie, etc. ; ensuite des fonctions administratives générales, qui lui sont déléguées, comme la répartition et la perception des contributions directes et le versement des fonds. Enfin il a un droit de police ; pour l'exercer, il possède le pouvoir de requérir la force armée, troupes de ligne et garde nationale, et celui de faire respecter l'ordre public en proclamant la loi martiale.

[9] Les grandes villes, comme Paris, ont une organisation particulière, voir livre III.

[10] Les lois ne furent pas appliquées d'une manière uniforme, ni même toujours régulièrement : la valeur de la journée de travail variait suivant les pays, et parfois, dans le même département, suivant les époques ; les assemblées électorales, qui auraient dû élire en bloc les administrateurs ans tout le département, ou tout le district, se divisèrent parfois, comme dans l'Ariège, pour assurer une représentation à chaque partie du district ou du département. Mais ces irrégularités ne rirent pas recommencer les élections.

[11] Voir plus haut, livre II, chap. Ier. La liberté civile.

[12] En principe, tous les citoyens actifs et leurs fils âgés de dix-huit ans font partie de la garde nationale (Décret du 12 août 1791). Or, on a vu qu'il y a plus de 4 millions de citoyens actifs. Mais, comme dans ce nombre sont compris les citoyens âgés ou empêchés de servir, il faut la réduire sensiblement. D'autre part, l'organisation définitive des gardes nationales ne se fit pas partout en même temps. Il y avait, dès 1790, 6.000 gardes nationaux dans le district de Louhans ; il y en eut, mais seulement en 1793, 7.600 dans celui de Gaillac. On ne peut donc pas donner de chiffres absolument exacts pour une époque.