HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE III. — L'ÉPOQUE DE MADAME DE POMPADOUR, DE MACHAULT ET DU DUC DE CHOISEUL.

CHAPITRE V. — LE MOUVEMENT ÉCONOMIQUE ET LES FINANCES, DE MACHAULT AU TRAITÉ DE PARIS[1].

 

 

I. — L'ÉCOLE DE GOURNAY ; LA RÉFORME DU SYSTÈME RÉGLEMENTAIRE ET LA DESTRUCTION DE LA COMPAGNIE DES INDES.

AU milieu du XVIIIe siècle, le colbertisme, qui était dans toute sa force, fut attaqué, comme le furent toutes les sortes de puissances. Il était, d'ailleurs, devenu intolérable.

La législation industrielle et commerciale s'encombrait de plus en plus. Le moindre fabricant, pour ne pas tomber en faute, aurait dû être jurisconsulte. L'administration prétendait vérifier la qualité et l'origine des matières premières employées, les procédés de fabrication, la dimension des étoffes. D'innombrables agents, pour protéger les consommateurs contre la mauvaise foi des producteurs, recherchaient, par exemple, si les draps étaient fabriqués avec des laines de telle ou telle espèce, si les bas étaient de filoselle et de fleuret à trois brins, si les bas pour hommes pesaient cinq onces, ceux pour femmes trois onces. Des contrôleurs apposaient des marques. Les draps étaient marqués jusqu'à trois fois, en toile, c'est-à-dire à la sortie du métier, au retour du moulin à foulon, et à la suite du dernier apprêt ; ils portaient un plomb indiquant leur qualité.

Pour tout manquement, si léger les fabricants risquaient de dures pénalités :

J'ai vu, dit un inspecteur des manufactures, Roland de la Platière, dans un Mémoire de 1778, couper par morceaux, dans une seule matinée, quatre-vingts, quatre-vingt-dix et cent pièces d'étoffes... J'ai vu, les mêmes jours, en confisquer plus ou moins, avec amendes plus ou moins fortes... j'en ai vu attacher au carcan, avec le nom du fabricant, et menacer celui-ci de l'y attacher lui-même, en cas de récidive. J'ai vu tout cela à Rouen ; et tout cela était voulu par les règlements, ou ordonné ministériellement ; et pourquoi ? Uniquement pour une matière illégale, ou pour un tissage irrégulier. J'ai vu faire des descentes chez les fabricants, avec une bande de satellites, bouleverser leurs ateliers, répandre l'effroi dans leur famille, couper une chaîne sur le métier, et pourquoi ? Pour avoir fait des pannes en laine, qu'on faisait en Angleterre, et élue les Anglais vendaient partout, même en France, et cela, parce que les règlements de France ne faisaient mention que des pannes en poil. J'ai vu, sentence en main, huissiers et cohortes poursuivre à outrance, dans leur fortune et dans leur personne, de malheureux fabricants, pour avoir acheté leurs matières ici plutôt que là, à telle heure plutôt qu'à telle autre.

Aux embarras des règlements s'ajoutaient les conflits entre corps de métiers, chacun prétendant fabriquer quelque produit réservé à d'autres, sans pour cela tolérer qu'on fabriquât le sien.

Les manufactures royales conservaient leurs privilèges pour des raisons qui, longtemps, avaient paru justes : assurer la fabrication de bons produits, et soutenir ainsi l'industrie française contre la concurrence étrangère, le travail libre étant jugé incapable de se tirer d'affaire. Mais nombre de gens commençaient de trouver surprenant qu'à côté des privilèges survivant à la destruction de la féodalité, l'État en établit, d'importance non moins grande, en faveur d'individus ou de sociétés.

Contre les abus de ce régime se forma un parti de réformateurs. Il se divisa en deux écoles, l'une commerciale, l'autre agricole.

Il chercha ses maîtres en Hollande, en Angleterre et en trouva quelques-uns en France.

L'école commerciale eut Gournay[2] pour chef Fils d'un négociant de Saint-Malo, et négociant lui-même, Gournay avait, tout jeune, visité l'Espagne, Hambourg, l'Angleterre et la Hollande. Dans ses voyages, il s'était convaincu de l'inefficacité du protectionnisme. Il devint intendant du commerce en 1751, et membre du Bureau de commerce. Ardent propagandiste de ses idées. il accomplit ce prodige d'amener les administrateurs à se défier des règlements et de les rendre plus libéraux que le public ; il persuada aux inspecteurs des manufactures de traiter les fabricants avec douceur C'est à lui qu'on attribue la formule fameuse : Laissez faire, laissez passer[3]. Il entreprit des voyages dans le royaume de 1753 à 1756 ; il obtint la fondation d'écoles de dessin à Nantes, à Rouen, à Saint-Malo. Il n'a publié que des traductions d'ouvrages anglais, notamment le traité de Child sur le commerce ; mais il a exposé ses idées dans des rapports, des mémoires et des lettres conservés aux Archives nationales.

Le Bureau de commerce mit prudemment les maximes nouvelles en pratique. Il achemina la France vers la liberté économique par toute une série de mesures. Il réserva le titre de manufactures royales aux établissements qui travaillaient vraiment pour le Roi, aux Gobelins, à la Compagnie des Glaces, à la manufacture de Sèvres, ou aux fabriques qui justifiaient cette distinction par l'ancienneté de leurs services ou la supériorité de leurs produits. Il s'efforça de gagner à ses vues les intendants des provinces, le grand commerce et la grande industrie. De fait, il y parvint. En 1757, on vit toutes les fabriques du Languedoc tisser les draps du Levant ; et, dix ans plus tard, les Van Robais qui, depuis plus d'un siècle, produisaient seuls à Abbeville les draps fins, se décidèrent à renoncer à leur monopole et à faire l'éloge de la liberté.

Peu à peu, l'État permit aux fabricants de varier leur outillage et leurs produits, de faire face aux besoins multiples de la consommation, d'innover et de suivre les mouvements de la mode. En bien des cas, les visites des inspecteurs et des gardes-jurés devinrent de simples formalités.

L'ancienne et la nouvelle école se querellèrent au sujet des toiles peintes ou indiennes, dont la concurrence était si redoutée par les fabricants de soieries et de lainages. L'importation en était interdite, et il était interdit aussi d'imprimer sur aucune toile des fleurs ou autres figures. L'abbé Morellet écrivit en 1758 ses Réflexions sur les avantages de la libre fabrication et de l'usage des toiles peintes en France. Ses arguments, qui lui venaient de Gournay, ne s'appliquaient pas seulement à la fabrication des indiennes. En thèse générale, il démontrait la nécessité de la liberté industrielle, pour le fabricant comme pour le consommateur. Il eut contre lui les tisseurs de Rouen, Lyon, Tours, Amiens, mais pour lui les Philosophes, les salons, le grand public, surtout les femmes. Le Bureau de commerce et le Conseil autorisèrent en 1759 la fabrication des toiles de coton blanches, peintes ou imprimées, à l'imitation de celles des Indes, attendu l'utilité d'une industrie qui pouvait donner aux pauvres des habillements à bon marché

L'expérience de la liberté réussit à merveille. La fabrication des étoffes imprimées prospéra dans les provinces qui avaient le plus protesté contre leur libre fabrication, en Normandie, en Picardie, dans l'Ile-de-France, dans le Lyonnais et le Beaujolais. Oberkampf, graveur à la manufacture Kœchlin et Dollfus, à Mulhouse, vint s'établir près de Paris, sur la Bièvre. En 1761, il fabriqua trois mille six cents pièces d'indiennes. Pendant quarante ans, ses produits abondèrent sur nos marchés ; c'étaient des étoffes appelées siamoises ou mignonnettes, mousselines à fond blanc, qu'on faisait venir de Suisse, pour les décorer de bouquets de fleurs.

Dans toute l'industrie française, on sent une sorte de renouvellement. Un arrêt du Conseil, du 10 mai 1763, ayant donné aux maîtres papetiers le droit de faire usage des machines et instruments qui leur paraîtraient le plus convenables, les maîtres de l'Angoumois, du Gâtinais, de l'Auvergne, distancés par l'Angleterre et la Hollande, renouvelèrent leur matériel et leurs procédés. De même, des maîtres tanneurs appliquèrent les procédés de la tannerie britannique dans des manufactures qu'ils fondèrent à Montauban et à Dunkerque en 1749, à Bayonne en 1750, à Lectoure en 1752. Les chamoiseurs avaient, depuis le début du siècle, en raison de l'ouverture du marché espagnol, presque le monopole de l'achat des peaux à la Plata, comme ils l'avaient, d'ailleurs, au Canada ; vers le milieu du siècle ils concentrèrent leur activité à Niort, Blois, Châtellerault, Lunéville, Grenoble. Niort avait la spécialité des gants de castor, de daim, de chamois et celle des buffleteries pour la cavalerie. La fabrication des verres et des cristaux prospéra dans l'Argonne, à Sainte-Menehould, en Brie, à Montmirail, dans les Trois-Évêchés, dans le Bordelais ; de même que les verriers avaient imité Venise pour les glaces et la verrerie de luxe, ils imitèrent l'Angleterre et la Bohème pour la verrerie usuelle. Les raffineries de sucres coloniaux se développèrent dans presque tous les ports de commerce, à Bordeaux, Dunkerque, Nantes, Rouen, la Rochelle, Marseille. Les fabriques de savon se multiplièrent plus rapidement encore. A Marseille, en un demi-siècle, le nombre en passa de 7 à 50. La coutellerie de Châtellerault, qui décroissait, conserva cependant son renom, de 1750 à 1768 il s'y trouve encore 208 maîtres couteliers dont les produits alimentent les foires de Beaucaire et de Bordeaux, de Bretagne. de Normandie, et pénètrent dans les îles du Nouveau-Monde. La fabrique de Lyon subit un préjudice du fait des droits que les Anglais et les Hollandais mirent sur ses soieries ; vers 1750, ces droits s'élevaient en Angleterre jusqu'à 70 p. 100 de la valeur ; les soieries lyonnaises n'en atteignirent pas moins à cette époque la perfection du dessin et des nuances.

L'organisation du travail n'a pas été modifiée au XVIIIe siècle ; mais on voit de plus en plus se former de grandes agglomérations ouvrières. Il y avait, à Lyon, quarante-huit mille personnes employées au travail de la soie ; à Marseille, deux mille ; à Tours, six cents. Les Van Robais d'Abbeville occupaient quatre mille ouvriers drapiers ; les Lebauche, de Sedan, cinq cents. En Languedoc, la fabrication des draps du Levant comptait trente mille ouvriers dont dix mille dans les seules fabriques de Carcassonne, Saptes et Conques. Mêmes groupements dans les manufactures de tabacs à Paris, au Havre, à Tonneins ; dans celles de verrerie, de céramique, de métallurgie. La fabrication des glaces occupe, à Saint-Gobain, mille à douze cents ouvriers en été, dix-huit cents à deux mille en hiver, de six cents à mille au faubourg Saint-Antoine, à Paris ; les toiles, cotonnades et velours de coton, douze cents ouvriers à Sisteron, dix-huit cents chez les La Forêt, à Limoges, quinze cents dans le faubourg Saint-Sever, à Rouen.

La condition des ouvriers n'a pas changé. Ils continuent d'être emprisonnés dans les règlements corporatifs I. Les salaires ne se sont pour ainsi dire pas élevés. La manufacture de Beauvais paye les plus habiles ouvriers de 2 à 3 livres par jour, et celle des Gobelins 20 sous ; mais les fabriques de soie, à Tours, ne donnent que 10 ou 12 sous ; les ouvrières d'Abbeville ne gagnent que 4 sous et demi, celles d'Aubusson de 2 à 5 sous[4].

Les Économistes ont demandé la liberté du commerce comme celle de l'industrie. Ils ont attaqué les privilèges des foires et marchés, dénié à l'administration le droit d'en limiter le nombre et d'interdire la vente de certaines marchandises ailleurs qu'en certains lieux :

Qu'importe, disait l'un d'eux, que ce soit Pierre ou Jacques, le Maine ou la Bretagne qui fabriquent telle ou telle marchandise, pourvu que l'État s'enrichisse et que les Français vivent ?... Qu'importe qu'une étoffe soit vendue à Beaucaire ou dans le lieu de sa fabrication, pourvu que l'ouvrier reçoive le prix de son travail ? Qu'importe qu'il se fasse un grand commerce, dans une certaine ville et dans un certain moment, si ce commerce momentané n'est grand que par les causes mêmes qui gênent le commerce et qui tendent à le diminuer dans tout autre temps et dans toute l'étendue de l'État ?

Or, chaque port de France avait, pour ainsi dire, sa spécialité ou plutôt ses privilèges d'arrivée et de destination. Les vins du pays supérieur devaient aboutir à Bordeaux ; les vins expédiés aux colonies ne pouvaient être embarqués qu'à Bordeaux ou à Nantes ; les relations avec le Levant s'effectuaient par Marseille, et le trafic de la Compagnie des Indes passait nécessairement par Lorient.

Cette Compagnie fut traitée par les Économistes en ennemie mortelle. Elle avait, depuis Fleury, singulièrement perdu de sa puissance, les guerres maritimes et coloniales l'ayant en partie ruinée. De 1744 à 1748, elle avait perdu, par capture ou naufrage, 29 navires. Voltaire estime à vingt-cinq millions la valeur des cargaisons perdues en 1745. En 1744 et en 1745 elle ne paya pas de dividendes ; ses actions, qui étaient cotées 2.100 livres en 1743, tombèrent à 1348 en 1748. Après la paix d'Aix-la-Chapelle le commerce de la Compagnie avait été gêné par l'inquiétude où l'on était de voir les hostilités se perpétuer en Inde par la politique de Dupleix. La guerre de Sept Ans lui lit perdre, outre ses principaux territoires et comptoirs, le commerce du castor et la fourniture des nègres à Saint-Domingue. Ses bénéfices commerciaux s'étaient réduits à presque rien ; de 1759 à 1763, en quatre ans, ils ne furent que de 560.000 livres. Les actions qui étaient remontées à 1 500 livres en 1756, tombèrent à 725 livres en 1762.

La paix signée, la Compagnie fit un grand effort. Elle s'était engagée à payer les dépenses occasionnées par la guerre de l'Inde, 70 millions ; en 1765, le gouvernement l'autorisa à demander à ses actionnaires 400 livres par action, c'est-à-dire, pour 50.000 actions, 20 millions, à émettre un emprunt sous forme de loterie dont le total des lots fut fixé à 477.000 livres de rentes viagères, et en 1767, à emprunter 12 millions par obligations remboursables en cinq ans. Ces emprunts furent couverts ; le commerce reprit, et avec une telle activité que les bénéfices atteignirent six millions. La Compagnie espérait qu'en 1769, ses recettes seraient en équilibre avec ses dépenses.

Mais, plus que la perte des colonies, plus qu'une dette accumulée par deux guerres successives, les théories des Économistes menacèrent la Compagnie des Indes.

Le système des compagnies, emprunté à l'Angleterre, avait, disaient-ils, fait son temps ; les compagnies, organisées pour le bien général du royaume, avaient tourné contre leur objet ; par leurs privilèges elles empêchaient la concurrence de mettre un juste prix aux produits, maintenaient le commerce et l'industrie dans une espèce de servitude. C'était d'ailleurs la doctrine de Montesquieu qui avait proposé de transférer à l'État les attributions des compagnies :

La nature des grandes Compagnies, écrivait-il dans l'Esprit des Lois, est de donner aux richesses particulières la force des richesses publiques ; cette force ne peut se trouver que dans les mains du Prince.

Le 26 juin ou, dans un mémoire adressé au Contrôleur général Moreau de Séchelles, Gournay proposa de liquider le commerce et les dettes de la Compagnie des Indes, de déclarer le trafic de l'Inde ouvert à tous. Les frais des compagnies de commerce, disait-il, sont proportionnellement plus grands que ceux des particuliers commerçant ; il donnait comme raison de ce fait qu'elles faisaient des dépenses étrangères à leur objet, ce qui était vrai pour la Compagnie des Indes, si on la faisait responsable de la politique et des conquêtes ; que cette compagnie avait contracté des emprunts à un taux onéreux ; que ses Directeurs se recrutaient par la brigue et la faveur, ne s'occupaient pas assez des affaires communes, faisaient le commerce pour leur propre compte. Il pensait que l'on pouvait rembourser la dette de la Compagnie en vendant ses vaisseaux et ses magasins, et en transformant en rentes perpétuelles à 4 p. 100, au bénéfice des créanciers, la rente servie par le Roi à la Compagnie, et qui s'élevait en 1756 à 6.300.000 livres. Il assurait que, l'opération terminée, Dunkerque et Marseille feraient aussitôt le commerce en Inde. Il concluait sur son projet :

Cette proposition augmentera considérablement notre navigation, nos manufactures, et la culture de nos terres ; toutes ces choses sont la source des richesses ; elles se tiennent entre elles, et découlent naturellement d'un commerce libre ; on ne peut jamais se les promettre des commerces exclusifs.

Quatorze ans plus tard, ce fut aussi la conclusion d'un rapport demandé par le Contrôleur général à l'économiste Morellet. Un banquier qui commençait à faire parler de lui, Necker, partisan du colbertisme, essaya vainement de défendre la Compagnie avec laquelle il faisait des affaires ; les Économistes étaient parvenus à mettre tout le monde contre elle. Le privilège de la Compagnie des Indes fut supprimé par arrêt du Conseil le 13 août 1769 ; les actionnaires abandonnèrent leurs droits au Roi, qui accepta la cession de leur actif et se chargea de leur passif. Le 3 septembre, le Parlement fit des représentations au Roi, non pour protester contre l'abolition de la Compagnie, mais pour rendre au moins justice à l'œuvre qu'elle avait accomplie, et que ses ennemis méconnaissaient :

Cette Compagnie, dit-il, présente dans le point de vue général de son existence le magnifique projet de porter la gloire du nom français et la puissance de Votre Majesté jusqu'aux extrémités du monde. Sa marine a fourni des sujets distingués à votre marine ; ses vaisseaux ont toujours soutenu les droits de souveraineté dont il a plu à Votre Majesté lui confier la défense dans une partie du monde. Les différentes secousses qu'elle a éprouvées ont été occasionnées moins par les variations de son commerce que par les guerres que l'État a eu à supporter, la situation fâcheuse des finances de l'État, et peut-être l'effet de l'autorité qui a toujours dirigé et souvent ordonné ses opérations.

Il est vrai que le Gouvernement avait rendu la vie pénible à la Compagnie par sa politique, par ses guerres, et par l'autorité qu'il exerçait sur elle, et qu'elle avait surmonté de grandes difficultés, et fait preuve de vitalité ; mais l'expérience qui se fit après sa suppression donna raison aux Économistes. En 1770, pour faire cesser tonka récriminations, on assembla des représentants des principales villes eu royaume et on leur demanda s'il y avait lieu de rétablir la Compagnie ; ils répondirent négativement. Le commerce des Indes Orientales, qui, de 1725 à 1769, n'avait donné qu'un résultat moyen de huit millions de francs par an, une fois libre, prit un développement considérable. La valeur moyenne des seules importations sur sept années consécutives s'éleva à vingt millions deux cent quatre-vingt-quatorze mille livres.

 

II. — L'ÉCOLE DE QUESNAY, LA QUESTION DES GRAINS ET LE PRÉTENDU PACTE DE FAMINE.

PENDANT que certains Économistes travaillaient à vivifier par la liberté le commerce et l'industrie, d'autres enseignaient que la terre est l'unique source de toutes les richesses et que la culture de la terre produit tout ce qu'on peut désirer. On les appela les Physiocrates, c'est-à-dire ceux qui croient à la puissance de la nature. Quesnay fut leur chef.

Fils d'un avocat au Parlement de Paris, né en 1694 en Ile-de-France, à Méré, près Montfort-l'Amaury, élevé dans un petit domaine de famille, un jardinier lui apprend à lire ; un chirurgien du pays lui enseigne le latin, le grec, les sciences. Il va travailler à Paris cinq ou six ans, y suit des cours de médecine, de chirurgie, étudie la botanique, la philosophie, les mathématiques, apprend à dessiner et à graver, devient un habile graveur, se fait recevoir chirurgien de l'Hôtel-Dieu de Mantes et publie une étude sur la saignée. Chirurgien du Roi en 1737, secrétaire général de l'Académie de chirurgie, il écrit la préface remarquable des Mémoires de cette Académie. Rendu par la goutte incapable d'opérations, il se fait recevoir docteur en médecine en 1744, devient premier médecin ordinaire du Roi. Il occupe un entresol au-dessus de l'appartement de Mme de Pompadour. Louis XV avait de l'affection pour lui, et l'appelait le Penseur.

Quesnay a exposé les doctrines physiocratiques dans deux articles de l'Encyclopédie[5] sur les Fermiers et les Grains, et dans deux traités l'Analyse du Tableau économique et les Maximes générales du gouvernement économique d'un royaume agricole, publiés en 1760.

Un écrit sur le Droit naturel, qui est de 1765, donne la philosophie du penseur. Il croyait à un droit antérieur et supérieur à tout gouvernement : le droit de l'homme aux choses propres à sa jouissance, indéterminé dans l'ordre de la nature tant qu'il n'est pas assuré par la possession actuelle, déterminé dans l'ordre de la justice par une possession effective... acquise par le travail, sans usurpation sur le droit de possession d'autrui.

Il accordait à l'homme la liberté individuelle, la liberté de penser, la liberté du travail, la liberté du commerce et prescrivait le respect de la propriété, l'égalité de tous devant la loi. Quesnay était en ces doctrines d'accord avec Locke ; mais Locke concluait contre le pouvoir absolu, et Quesnay voulait seulement que ce pouvoir respectât le droit naturel. Il n'admettait pas de contre-forces comme Clergé, Noblesse, Parlements, qui n'étaient bonnes qu'à produire la discorde ; il tenait pour le Despotisme éclairé, dont il avait besoin d'ailleurs pour obtenir la réforme économique que seul un maitre absolu pouvait opérer.

Le maitre, toutefois, devait renoncer à tout réglementer ; les règlements sur la circulation des grains étaient une cause de misère :

Le principe de tout progrès est l'exportation des denrées pares que la vente à l'étranger augmente les revenus ; que l'accroissement des revenus augmente la population ; que l'accroissement de la population augmente la consommation ; qu'une plus grande consommation augmente de plus en plus la culture, les revenus des terres et la population.

Quesnay prétend établir que le travail agricole est le seul productif, et que l'industrie ne multiplie pas les richesses. Il loue sans réserves Sully d'avoir saisi les vrais principes du gouvernement économique du royaume en établissant les richesses du roi, la puissance de l'État, le bonheur du peuple, sur les revenus des terres, c'est-à-dire sur l'agriculture et sur le commerce extérieur de ses productions. Pour lui, les agriculteurs seuls forment la classe productive. Il range au contraire dans la classe stérile tous les citoyens occupés à d'autres travaux que ceux de l'agriculture, et regrette que la protection de l'État ait assuré aux manufactures d'énormes profits. Il écrit en 1757 :

Les manufactures nous ont plongés dans un luxe désordonné. La consommation entretenue par le luxe.., ne peut se soutenir que par l'opulence ; les hommes peu favorisés de la fortune ne peuvent s'y livrer qu'à leur préjudice et au désavantage de l'État.

Il estime que les gains des industriels, comme ceux des commerçants, se font aux dépens des cultivateurs et de la masse du pays. Les gains s'accumulent dans les villes. Les commerçants participent aux richesses des nations, mais les nations ne participent pas aux richesses des commerçants. Le négociant est étranger dans sa patrie. Quesnay demande qu'on rende l'industrie et le commerce libres, afin que la concurrence fasse tomber au plus bas leurs bénéfices ; qu'on cesse de dépeupler les campagnes pour donner des ouvriers à l'industrie ; de faire baisser le prix des blés pour que la main-d'œuvre ouvrière soit moins chère qu'à l'étranger ; il demande que la classe productive soit libre de vendre ses produits au plus haut prix possible.

La richesse ne dérivant que de la terre, les charges publiques ne doivent peser que sur le revenu de la terre. Pour fixer ce revenu, on déduira du produit brut des cultures la subsistance et la rémunération des laboureurs, les frais d'entretien ou de renouvellement du bétail et du matériel agricole, toutes les avances de l'agriculture, parce que ces avances, disent les Maximes générales du gouvernement économique, doivent être envisagées comme un immeuble qu'il faut conserver précieusement pour la production de l'impôt, du revenu et de la subsistance de tous les citoyens.

Donc, point d'impôts qui ne portent exclusivement sur la rente du sol, c'est-à-dire sur le prix de fermage payé par les fermiers, sur les portions de revenus payées par les métayers et les colons, ou sur ce qui reste au propriétaire cultivant lui-même quand il a mis à part tous ses frais. Les fermiers, métayers, colons ne payeront plus les impôts ; le propriétaire foncier les payera seul[6]. Les maisons ne seront pas imposées, parce qu'elles s'usent et ne se reproduisent pas comme les fruits de la terre. Plus d'impôts indirects, parce qu'ils pèsent sur les artisans et les commerçants dont les gains ne sont que des salaires, et dont le travail ne laisse pas d'excédent, de surplus, comme la production agricole[7]. Ces impôts sont d'ailleurs aussi improductifs que vexatoires et se détruisent eux-mêmes par l'excès des frais de perception ; la seule gabelle perd ainsi 50 p. 100. La simplicité de l'impôt direct et unique diminuera la classe des financiers et des agents fiscaux ; les fortunes financières, si pernicieuses à la société, ne pourront plus se former.

Quesnay réclame l'amélioration du sort des cultivateurs pauvres qui sont de beaucoup les plus nombreux. Il distingue entre une petite culture — pratiquée surtout dans l'Ouest et le Centre par des paysans qui, dans de petits domaines, ne pouvant acheter de chevaux, labourent avec des bœufs, n'ont ni le bétail ni les instruments agricoles nécessaires, renoncent par force à toute amélioration de leur exploitation, renoncent à défricher les terres incultes, laissent de nouvelles terres en friche tous les ans, — et une grande culture, qui se trouve surtout dans les pays du Nord ; là, dans de grandes fermes, les chevaux remplacent les bœufs ; on fume fortement les champs, on accumule un capital considérable en bétail, en instruments, en bâtiments, on améliore, on défriche, on paye aux propriétaires de gros fermages. Il faudrait que la petite culture disparût ; car, dit l'article sur les Grains, le cultivateur qui ne peut faire les dépenses nécessaires succombe, au lieu que dans les grandes fermes exploitées par de riches laboureurs, il y a moins de dépense pour l'entretien et la réparation des bâtiments, et à proportion beaucoup moins de frais et beaucoup plus de produit net dans les grandes entreprises que dans les petites.

Là où il ne se formerait pas de grandes fermes, les petites propriétés se grouperaient pour diminuer les frais généraux d'exploitation.

Personne ne croit aujourd'hui que le travail agricole soit le seul productif ; mais il est certain que, les produits agricoles tenant la première place dans la consommation, et leurs prix variant suivant leur abondance ou leur rareté, l'achat des produits industriels est déterminé par l'état de l'agriculture. Les grandes erreurs de Quesnay furent de croire que, l'intérêt particulier des négociants et l'intérêt de la Nation étant opposés, il y avait danger à développer le commerce, et que les propriétaires du sol devaient seuls supporter le poids de l'impôt.

Les doctrines de Quesnay, cet homme parti de la charrue, comme dit Turgot, eurent de nombreux partisans. Le plus célèbre et le plus bruyant fut le marquis de Mirabeau[8], le père du grand orateur de la Révolution. Ce marquis fut un fougueux polémiste. Dans un ouvrage de 1756, l'Ami des Hommes ou Traité sur la population, plein de diatribes contre le luxe, il avait fait l'apologie de l'agriculture, mais en soutenant que les progrès en étaient paralysés par les trop grands domaines : Les gros brochets, disait-il, dépeuplent la rivière ; les gros propriétaires étouffent les petits. Les articles publiés par Quesnay, dans l'Encyclopédie, le rallièrent à la grande culture qu'il vanta dans sa Philosophie rurale, en 1763. Comme le livre était presque de ton religieux, Grimm l'appela le Pentateuque de la secte économique.

Dans ses Lettres sur les corvées, en 1760, Mirabeau fait prévoir Turgot. Par sa Théorie de l'impôt, la même année, il attaque les hommes et les choses avec une hardiesse inouïe. L'impôt, dit-il, doit être un tribut consenti au souverain, non une dépouille arrachée aux sujets. L'impôt le plus juste et le plus avantageux à l'Étal portera sur le produit net du sol ; l'assiette et le recouvrement des taxes devront être attribués à des assemblées d'États ; enfin les impôts indirects devenant inutiles, il faudra supprimer les fermes générales.

Aux yeux de Mirabeau, la régénération de la France doit même commencer par la destruction des fermes :

Quand l'État, dégradé et abattu, dit-il, se soumet aux conditions que ses fermiers lui imposent, l'épuisement arrive à son comble ; les édita ne sont que prétextes d'exaction, et le peuple ne peut plus rien fournir de réel. Les coffres du prince, percés de toutes parts, ne sont même plus capables de servir d'entrepôts momentanés. La science des ressources a pris la place de la science économique. On épuise les emprunts et les expédients ; on vomit des créations de charges ; on engage, en un mot, l'État, les sujets, le prince, la foi, la loi, les mœurs, l'honneur.... L'exemple de tous les âges et de tous les empires en est la preuve. Partout les fermiers publics ont acheté du prince la nation, et détruit enfin la nation, le prince, et eux-mêmes.

Les fermiers sollicitèrent une lettre de cachet contre Mirabeau qui fut incarcéré quelques jours à Vincennes, et relégué ensuite en sa terre de Bignon.

Après Mirabeau, les plus célèbres disciples de Quesnay furent Dupont de Nemours et Le Mercier de la Rivière. Dupont[9] n'avait encore que vingt-trois ans quand il passa, en 1763, de la littérature à l'économie politique ; mais il témoignait déjà de tels talents que Quesnay dit de lui : Il faut soigner ce jeune homme, car il parlera quand nous serons morts. Dupont fut plus tard l'ami de Turgot, le collaborateur de Vergennes et de Calonne, et l'un des esprits les plus clairvoyants de l'Assemblée Constituante. En 1765, il commença de rédiger le Journal de l'Agriculture, du Commerce et des Finances, et il soutint une vive polémique contre l'abbé Baudeau, qui, dans les Ephémérides du citoyen ou Chronique de l'esprit national, combattait alors les Économistes. Baudeau se laissa convaincre par Dupont ; et quand celui-ci, en 1722, fut congédié par les propriétaires du Journal de l'Agriculture, comme trop libéral, il propagea les idées de ses anciens adversaires dans les Nouvelles Ephémérides économiques, ou Bibliothèque raisonnée de l'histoire, de la morale et de la politique.

Le Mercier de la Rivière[10] eut son heure de célébrité en 1767, quand il fit paraître l'Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques ; ses amis le placèrent du coup sur le rang de Montesquieu. Ancien conseiller au Parlement de Paris, ancien intendant de la Martinique, administrateur et légiste distingué, il fut, parmi les Physiocrates, celui qui présenta les conséquences du système de Quesnay sous la forme la plus rigoureuse. Il prétendit démontrer que le souverain était copropriétaire du sol avec les particuliers, et qu'en vertu de son droit il en partageait avec eux le produit net ; l'impôt représentait sa part.

Les Économistes, surtout les Physiocrates, furent attaqués et raillés, non seulement par les partisans du régime protecteur, comme Forbonnais, qui les traitait de métaphysiciens, mais par les Philosophes eux-mêmes.

Grimm leur reproche leur orgueil, l'obscurité de leur langage, l'ennui qui se dégageait de leurs écrits. Secte d'abord aussi humble que la poussière dont ils sont sortis, ils ont pris, dit-il, un ton impérieux et arrogant ; ils ont répandu sur le royaume une teinte si sombre, que si le ciel nous eût retiré le Paraclet de Ferney — c'est-à-dire Voltaire — nous en fussions infailliblement tombés dans le spleen, dans la jaunisse, dans la consomption, dans un état, en un mot, pire que la mort. Et Grimm constate que plus les Économistes se montrent esprits communs et plats, plus le nombre de leurs partisans s'accroît.

Il y eut antagonisme entre J.-J. Rousseau, l'historien Mably, et les Physiocrates. Rousseau multipliait les diatribes contre les riches ; Mably, dans les Doutes proposés aux philosophes économistes sur l'ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, publiés en 1768, reprochait à la propriété d'avoir détruit l'égalité naturelle. Mais c'est Voltaire qui a porté aux Physiocrates les coups les plus rudes. Il était en relations avec les financiers de Paris, ennemis acharnés des Économistes ; il répugnait aux vues systématiques de Quesnay. Il attaqua l'école dans l'Homme aux quarante écus.

Il parut, dit-il, plusieurs édits de quelques personnes qui, se trouvant de loisir, gouvernent l'État au coin de leur feu. La préambule de ces édits était que la puissance législatrice et exécutrice est née, de droit divin, copropriétaire de ma terre, et que je lui dois au moins la moitié de ce que je mange... Les nouveaux ministres disaient encore, dans leur préambule, qu'on ne doit taxer que les terres, parce que tout vient de la terre, jusqu'à la pluie, et que, par conséquent, il n'y a que les fruits de la terre qui doivent payer l'impôt. Un de leurs huissiers vint chez moi, dans la dernière guerre ; à me demanda pour ma quote-part trois setiers de blé et un sac de fèves, le tout valant 20 écus, pour soutenir la guerre.... Comme je n'avais alors ni blé, ni fèves, ni argent, la puissance législatrice et exécutrice me fit trainer en prison, et on fit la guerre comme on put. En sortant de mon cachot, n'ayant que la peau sur les os, je rencontrai un homme joufflu et vermeil dans un carrosse à six chevaux ; il avait six laquais, et donnait à chacun d'eux, pour gages, le double de mon revenu.... Il m'avoua, pour me consoler, qu'il jouissait de 400.000 livres de rentes. Vous en payez donc 200.000 à l'État, lui dis-je, pour soutenir la guerre... ; car moi, qui n'ai juste que mes 120 livres, il faut que j'en paye la moitié ?Moi, dit-il, que je contribue au bien de l'État ! Vous voulez rire, mon ami ; j'ai hérité d'un oncle qui avait gagné 8 millions à Cadix et à Surate ; je n'ai pas un pouce de terre, tout mon bien est en contrats, en billets sur la place ; je ne dois rien à l'État. C'est à vous de donner la moitié de votre subsistance, vous qui êtes un seigneur terrien.... Payez mon ami ; vous qui jouissez en paix d'un revenu clair et net de quarante écus.

Au reste Voltaire condamnait aussi le régime que les Physiocrates se proposaient de détruire. Sous la nouvelle finance, dit l'Homme aux quarante écus, on m'enlève tout d'un coup, nettement et paisiblement, la moitié de mon existence ; mais j'ai peur qu'à bien compter, on m'en eût pris, sous l'ancienne, les trois quarts.

Assurément les Physiocrates ont répandu le goût des choses agricoles. Gouvernement et particuliers se sont intéressés à la campagne. Le Contrôleur général Bertin invite, en 1760, les intendants à provoquer la formation de Sociétés d'Agriculture, fonde les écoles vétérinaires d'Alfort et de Lyon, autorise la circulation des grains dans l'intérieur du royaume ; l'exportation, sous son ministère, devient possible par des moyens détournés. Il encourage les desséchements de marais, les défrichements de terres incultes, l'usage des baux à long terme, qui permettent au fermier de recueillir les fruits de son travail. Il projette d'ouvrir des canaux en Bourgogne, en Picardie, en Flandre. C'est le moment où Parmentier fait sa propagande en faveur de la pomme de terre, où Daubenton fait connaitre le mouton mérinos, où l'abbé Tessier et Thouin commencent d'écrire un traité d'agriculture. De grands personnages se font agronomes, comme Choiseul, La Rochefoucauld, le marquis de Turbilly. On vient de loin visiter la bergerie de Choiseul à Chanteloup.

Tout ce mouvement en faveur de l'agriculture, les capitaux engagés, les facilités données à la circulation des produits, la multiplication des routes et des chemins et, d'autre part, l'accroissement de la population, la diminution de valeur des métaux précieux, amenèrent une hausse des denrées et, par conséquent, des produits des terres et des fermages[11].

L'hectolitre de blé qui, en moyenne, avait valu 11 fr. de 1725 à 1750, valut 13 fr. 25 de 1750 à 1775 ; l'hectolitre d'avoine qui, dans la première période, avait valu 3 francs, en valut 4 dans la seconde ; l'hectolitre d'orge passa de 4 fr. 80 à 7 fr. 30. Pour produire plus de grains, on défricha des terrains vagues, des landes, et, en bien des pays, on déboisa les coteaux. La viande haussa dans les mêmes proportions que les céréales ; on accrut donc le bétail. Les foins étant devenus plus rares et ayant alors renchéri, on multiplia les prairies artificielles, surtout les luzernes qui étaient déjà très répandues dans le Nord. L'élévation du prix des vins fit que les cultivateurs se mirent à planter des vignes, mais les administrateurs renouvelèrent la défense d'entreprendre ces plantations sans autorisation préalable.

La grande masse des paysans demeurait fidèle aux vieilles pratiques d'assolement biennal et triennal, à la routine de l'outillage traditionnel ; ils faisaient de plus grosses récoltes en étendant la culture.

Le prix des terres qui, durant les quarante dernières années du règne de Louis XIV, avait considérablement baissé — de 50 p. 100 au dire de Boisguilbert — se releva. Un hectare de terre, qui, de 1701 à 1725, aurait rapporté 11 francs de revenu et se serait vendu 265 francs, rapporta, de 1725 à 1750, 13 fr. 75 et se vendit 344 francs ; de 1750 à 1775, il rapporta 18 francs et se vendit 515 francs. Le prix des fermages s'éleva donc ; mais les fermages haussèrent proportionnellement plus que les denrées, en sorte que les propriétaires firent plus de profit que les fermiers.

Le sort de la masse des cultivateurs s'améliora-t-il ? Des historiens le soutiennent, et d'autres le nient. Pour les uns, de 1750 à 1789, la vie rurale s'est transformée, sous l'impulsion des administrateurs, des Sociétés d'Agriculture, des Économistes, de l'esprit public.

Pour les autres, l'absentéisme des grands seigneurs, et le poids de l'impôt, des corvées et de la milice, auraient fait plus de mal que par le passé. Il semble qu'il y ait chez les uns et les autres une part de vérité, une plus grande part toutefois chez les premiers. Les salaires des ouvriers agricoles ne se sont pas accrus en proportion du prix des denrées, et, dans les temps de disette, qui reviennent fréquemment, les salariés au jour le jour sont exposés à la pleine misère. D'autre part, les profits de l'agriculture sont plus grands pour les propriétaires que pour les fermiers ; mais la condition des fermiers et des métayers est, en général, bien meilleure. Les rapports des intendants constatent un progrès dans la plupart des provinces. En 1774, un économiste, Moheau, dans ses Recherches et considérations sur la population de la France, atteste l'amélioration de la vie rurale :

On peut observer, dit-il, qu'il y a un moindre nombre de maisons composées de torchis, que les nouvelles sont moins resserrées et mieux aérées, que les lieux d'habitation bien situés ont gagné en population ce que les autres ont perdu....

Le paysan français est mal vêtu.... La toile, vêtement de beaucoup, ne les protège pas suffisamment contre la rigueur des saisons ; mais depuis quelques années... il est un bien plus grand nombre de paysans qui portent des vêtements de laine....

Dans l'état habituel de la consommation du peuple (c'est-à-dire en dehors des disettes), on a pu observer que dans plusieurs provinces ou contrées, dont les habitants se nourrissaient anciennement de pain de blé sarrazin, d'orge ou de seigle, l'espèce du pain est devenue meilleure. Nous ne pourrions assurer s'il y a plus grand nombre d'hommes dans les aliments desquels entre la viande ; niais certainement il en est beaucoup plus qui boivent du vin, excellente boisson pour les pauvres, non seulement parce qu'elle est alimentaire, mais parce qu'elle est aussi un très bon antiputride.

C'était une opinion universellement répandue que la consommation du blé était inférieure à la production, et que les disettes provenaient, non de causes naturelles, mais de causes factices, comme la malice d'aucuns marchands et regrattiers. D'où cette habitude de considérer les opérations sur le blé comme des entreprises d'accaparement, et les marchands de blé comme des affameurs contre lesquels devait sévir l'autorité. D'où aussi l'intervention de l'État et la responsabilité qu'il prenait dans le service de l'alimentation publique.

Depuis le XVIe siècle, on avait établi des magasins publics de grains ; il en existait à Lille, à Nancy, à Rennes, à Bordeaux, à Lyon, dans la banlieue de Paris. La Régie des blés du Roi, c'est-à-dire le service administratif qui préparait et surveillait les opérations entreprises par le Gouvernement sur les blés, avait des correspondants à Marseille, pour faire des achats en Italie et dans le Levant ; elle ne leur imposait aucun traité, leur demandait des renseignements, et se faisait soumettre, chaque année, par eux, des projets d'achats. Les intendants d'ailleurs, sur les rapports des subdélégués, mettaient le Contrôleur général au courant des promesses ou des résultats des récoltes. Mais les réserves attribuées à l'approvisionnement éventuel de Paris étaient de soixante mille setiers seulement, et la ville en consommait, parait-il, annuellement un million ; les réserves n'auraient donc pu la nourrir que durant trois semaines. Aussi le Parlement et le Bureau de la ville, s'inquiétèrent-ils souvent, et il arrivait que le Parlement expédiât ses huissiers en Brie, pour réquisitionner le blé.

Mais le Gouvernement était accusé de faire des bénéfices sur ses opérations, et, en 1753, le marquis d'Argenson, parlait d'un profit d'un million par jour. De là devait naître l'histoire du Pacte de famine.

En 1765, un sieur Malisset, gardien de la réserve des grains, fit observer à L'Averdy, alors Contrôleur général, que, si cette réserve demeurait longtemps en magasin, elle exigerait des frais de manutention fort élevés. Il proposa de renouveler lui-même, à ses risques et périls, les approvisionnements, par des séries de ventes et d'achats. Il offrit de se faire cautionner pour cette entreprise par trois financiers, Le Ray de Chaumont, Rousseau et Perruchot. L'Averdy estima le marché avantageux pour l'État, et un contrat valable pour dix ans, portant le titre de Soumission, fut signé le 28 août 1765. Malisset toucherait trente mille livres de gages annuels.

Très honnête homme, L'Averdy n'aurait jamais consenti à couvrir de son patronage les spéculations malhonnêtes d'une compagnie. Mais Malisset avait escompté une transformation du commerce des grains dont le Contrôleur général ne soupçonnait pas qu'il pût tirer parti. Voyant que les boulangers, constamment trompés dans leurs achats de blés, se mettaient à acheter, de préférence, des farines, il fit construire des moulins, pour transformer en farines les grains du Roi. Il se croyait d'autant plus sûr de réaliser des bénéfices que les marchands de farines étaient seulement tolérés à Paris. Or Malisset signa avec ses cautions un acte de partage de bénéfices chez un notaire de Paris en 1767, et cette pièce tomba aux mains d'un certain Le Prévost de Beaumont, qui en parla comme d'un Pacte de famine conclu entre le Contrôleur général et des traitants. Pour l'empêcher de publier quelque libelle, le Gouvernement l'emprisonna en octobre 1769. Le Prévost refusa, dit-on, sa liberté plutôt que de s'engager à garder le silence sur les opérations de Malisset, et demeura en prison vingt ans, d'abord à la Bastille, puis en diverses prisons, en dernier lieu dans la maison de santé Piquenot à Bercy. Dès le début de sa captivité, il écrivit au Roi pour lui dire qu'on l'avait trompé, en créant des magasins de grains pour prévenir les famines ; que les achats et ventes de grains au nom de l'État donnaient des millions, ou plutôt des milliards à des spéculateurs. Outre Malisset et ses associés, il dénonçait au Roi les ministres L'Averdy, Bertin, Maynon d'Invau, Choiseul, le lieutenant de police Sartine, les intendants de finances Trudaine de Montigny, Boutin, Langlois. On ne sait s'il fut de bonne foi[12] ; mais il est certain que le plus heureux des associés, de Malisset, Le Ray de Chaumont, ne possédait, lorsqu'il mourut, qu'une pension de douze mille livres ; Rousseau et Perruchot moururent insolvables ; et Malisset lui-même, devenu fou, demeura débiteur de cent quinze mille livres envers le Trésor. Il n'est pas possible que la compagnie dite du Pacte de famine ait fait des gains considérables.

 

III. — L'ÉTAT DES FINANCES AVANT ET APRÈS LE TRAITÉ DE PARIS : SILHOUETTE, BERTIN, L'AVERDY.

CE fut un triste temps pour les Contrôleurs généraux que celui des ministères de Bernis et de Choiseul et de la guerre de Sept Ans[13]. Une Déclaration royale du 7 juillet 1756 ayant ordonné la levée d'un second vingtième et la création de 1 800.000 livres de rentes perpétuelles, le Parlement de Paris et la Cour des Aides refusèrent l'enregistrement. Les parlements provinciaux les imitèrent ; le publie les soutint ; et, les magistrats procédant par démissions en masse, plusieurs furent exilés ou mis en prison. Le cours de la justice a suspendu à Paris, Rouen, Bordeaux, durant plusieurs mois, à plusieurs reprises.

L'arrivée aux affaires de M. de Silhouette, en 1759, fit sensation. Le nouveau Contrôleur général avait traduit l'Essai sur l'homme, de Pope, en 1736, et diverses dissertations de Bolingbroke et de Warburton. Il avait visité l'Angleterre, écrit sur la navigation et le commerce, et s'était fait la réputation d'un homme à idées. Aussi honnête qu'instruit, il avait, par malheur, plus étudié les hommes dans les livres que dans la vie réelle.

Il régla la procédure des cotes d'office dans l'imposition de la taille, essaya, comme tous les Contrôleurs généraux, d'empêcher les injustices dans la répartition des charges. Il annula quantité de dons et de pensions accordés sans titres légitimes, réserva un fonds spécial pour récompenser les services rendus à l'État. Il suspendit, pour la durée de la guerre, et pour deux ans après la paix, de nombreuses exemptions de tailles. Enfin il attaqua de front les fermiers généraux, dont la richesse faisait contraste avec la pénurie de l'État.

Le bail Henriet, conclu en 1755, réservait au Roi la moitié des bénéfices de la ferme au-dessus de cent dix millions, prix du bail. Silhouette imagina de vendre au public cette part de bénéfice, et de greffer sur l'opération un emprunt dissimulé. Il émit soixante-douze mille actions de 1.000 livres, portant intérêt à 5 p. 100, remboursables pendant les six ans du bail, à raison de douze mille par an. C'était un emprunt assez onéreux, car il revint à 6 ½ p. 100 ; mais le public content de participer à la ferme et d'entrer au partage des bénéfices, fournit volontiers les soixante-douze millions demandés. Silhouette, pour avoir ainsi réalisé, comme par un coup de baguette, un gros capital, passa quelque temps pour un très habile homme. Mais les fermiers généraux furent irrités du procédé. On ne leur enlevait rien, mais leurs bénéfices devaient être livrés à la publicité, leur gestion surveillée de plus près ; quatre commissaires royaux assistaient aux comités et aux comptes-rendus de la ferme.

Ce fut précisément ce mécontentement des fermiers qui valut à Silhouette un moment de grande popularité.

Sénac de Meilhan[14] a calculé les bénéfices des fermiers généraux, receveurs et financiers de toute sorte qui participaient à la levée des impôts. D'après lui, de 1726 à 1776, 1719 millions auraient été partagés entre 1.400 personnes, dont quelques-unes avaient des parts énormes ; chaque année, un petit nombre d'individus auraient accaparé et transporté à Paris une trentaine de millions ; les provinces en auraient été desséchées. Sénac évalue la fortune de quelques financiers : Samuel Bernard et Paris de Montmartel auraient gagné chacun 33 millions ; trois autres, 10 millions chacun ; cinq, 8 millions ; cinquante, de 3 à 6 millions. Et il conclut :

Voilà, dans un nombre de 60 personnes, 336 millions de livres rassemblés. Les auteurs qui ont le plus déclamé contre les profits de la finance n'ont peut-être jamais imaginé qu'ils pussent s'élever à la somme immense que présente ce tableau.

On reprochait aussi aux fermiers les moyens qu'ils employaient pour assurer leur puissance. Ils casaient la clientèle des grands pour s'assurer leur appui ; tenaient le Roi par la favorite sortie de leurs rangs ; la noblesse d'épée et de robe recherchait leur alliance pour redorer ses blasons. Ils avaient trois cent mille agents dans le royaume.

La condamnation en bloc des fermiers généraux était une injustice. Il se trouvait parmi eux, en majorité, de fort honnêtes gens, laborieux, et qui, s'ils restaient longtemps en charge et ne faisaient pas de folles dépenses, s'enrichissaient par les bénéfices que leur assuraient les contrats légitimes et légaux conclus avec l'État. Plusieurs, par la culture de l'esprit, se firent une place dans la société distinguée du temps, figurèrent dans les salons des lettrés et des Philosophes, tinrent eux-mêmes des salons, furent des Mécènes pour les gens de lettres et surtout pour les artistes. Il ne faut pas oublier non plus que l'État aurait pu difficilement subsister, si, dans les moments d'extrême pénurie, qui revenaient souvent, il n'avait pas été aidé et soutenu par la finance ; et cette aide n'était pas sans (langer pour ceux qui donnaient. Mais le public ne distinguait pas entre les financiers. Sans prendre garde que la plupart des fermiers étaient riches de naissance, fils de magistrats, de notaires, de gros négociants, il ne voulait voir que les parvenus, Haudry, fils de boulanger, Perrinet, fils de marchand de vin, les Pâris, fils de cabaretier, Bouret, fils de laquais, qui déployaient, d'ordinaire, à luxe le plus insolent. D'ailleurs, il restait vrai que l'administration des fermes était très dure, les impôts perçus avec une grande rigueur, et que l'application des règlements sur la vente des produits et des marchandises exaspérait les métiers et le commerce. Toutes ces raisons, auxquelles il faut ajouter l'envie que produit toujours la richesse, expliquent l'impopularité des fermiers. Dans les salons, on se moquait d'eux ; un jour qu'on demandait à Voltaire de conter une histoire de voleurs, il commença : Il y avait une fois un fermier général..., et s'arrêta dans le rire, l'applaudissement de l'assistance. Le populaire souhaite mal de mort à ces pillards généraux. Un aventurier dauphinois, Mandrin, qui s'était fait capitaine général des contrebandiers, ayant été, après nombre d'exploits commis aux dépens des receveurs et autres agents des fermes, après des combats et des victoires sur les troupes régulières, roué vif à Valence en 1755, devint un héros populaire immolé à la vengeance des fermiers. Le Gouvernement cédait à la pression de l'opinion publique, comme on voit par les mesures que prit Silhouette.

La popularité de Silhouette ne fut pas de longue durée. Les ressources qu'il s'était procurées n'avaient pas comblé le déficit.

Dans un rapport qu'il présenta au Conseil, il évalua les dépenses de l'année 1760 à 503 millions. Il ne tenait pas compte des anticipations qui étaient de 100 millions, d'une cinquantaine de millions dus aux fermiers et aux receveurs généraux, des rescriptions ou mandats de payement des receveurs généraux qui dépassaient cent millions. Il calculait que les revenus ordinaires donneraient 286 millions, un fond extraordinaire 66 millions et demi, les actions des fermes 72 millions ; restait à trouver 78 millions et demi. En conséquence il proposait d'établir une Subvention générale, c'est-à-dire un ensemble d'impôts portant principalement sur les privilégiés et les riches. Il suspendait, pour la durée de la guerre, le privilège de franc-salé, exemption de gabelles dont jouissaient le Poitou, l'Aunis, la Saintonge, l'Angoumois, le Limousin, la Marche, l'Artois, la Flandre française et les villes de Boulogne et de Calais ; il augmentait de quatre sous pour livre les droits des fermes, surtaxait de 10 pour cent sur les étoffes de luxe, doublait le droit de marque sur l'or et sur l'argent, taxait les domestiques, les chevaux de luxe, frappait d'un droit d'amortissement les parents des enfants qui entraient en religion avant leur majorité, exigeait des célibataires une triple capitation, créait enfin un troisième vingtième. Il ne put faire accepter ni la taxe sur les célibataires, ni le droit d'amortissement en raison de l'opposition qu'y aurait faite le Clergé ; mais les autres projets formèrent le dispositif de l'édit de Subvention.

A l'annonce de ces impôts, qu'il fallut faire enregistrer en lit de justice le 20 sept. 1759, ce fut un toile. Ils ne taxent pas l'air que nous respirons, dit Mme du Deffand ; hors cela, je ne sache rien sur quoi ils ne portent. Voltaire, qui avait promis à Silhouette de lui donner une niche au temple de la Gloire, tout à côté de Colbert, écrivit :

Nous avions un Contrôleur général que nous ne connaissions que pour avoir traduit en prose quelques vers de Pope. Il passait pour un aigle, mais, en moins de quatre mois, l'aigle s'est changé en oison. Il a trouvé le secret d'anéantir le crédit, au point que l'État a manqué d'argent pour payer les troupes.

Contraint par la nécessité, Silhouette annonça le 21 octobre qu'il suspendait pour un an tout remboursement de capitaux au Trésor royal, qu'il ne paierait plus ni les mandats de payement des receveurs  généraux, ni les lettres de change tirées des colonies ; à titre d'indemnité il offrait un intérêt de 5 p. 100 pour les sommes non remboursées, mais les hommes d'affaires, les banquiers, les négociants n'avaient pas de placements à faire et avaient besoin d'être payés. Ce fut une perturbation générale du commerce et de l'industrie. Les journaux de Londres dénoncèrent le Roi de France comme banqueroutier. A Paris, on fabriqua des habits et des culottes à la silhouette, sans poches ni goussets ; on donna le nom de silhouette à cette sorte de dessin superficiel et vide, qui semble le portrait d'une ombre. Silhouette fut disgracié le 21 novembre. Le seul Rousseau le complimenta : Vous avez bravé les cris des gagneurs d'argent. En vous voyant écraser ces misérables, je vous enviais votre place ; en vous la voyant quitter, sans vous être démenti, je vous admire.... Les malédictions des fripons sont la gloire de l'homme juste.

Ce ne fut pas sans appréhension que le lieutenant général de police Bertin consentit à succéder à Silhouette le 23 novembre 1759. Assez ignorant en finances, il gagna d'abord l'opinion par sa douceur et une tendance naturelle à user de palliatifs. Il retira les édits qui avaient provoqué le plus de colères ; mais il fallut bien qu'il s'ingéniât à ressaisir, par voie détournée, les ressources auxquelles il renonçait. A la Subvention générale il substitua, en février 1760, un troisième vingtième, un doublement de la capitation des contribuables non soumis à la taille, et la levée d'un sou pour livre d'augmentation sur les droits des formes. Il créa trois millions de rentes viagères, fit porter à la Monnaie la vaisselle d'argent exécutée pour le duc de Bourgogne, et autorisa les fabriques et les paroisses à y faire porter une partie des vases sacrés ; ce qui était une façon de leur imposer ce sacrifice.

La guerre terminée, la dette publique monta à 1 713 millions, et les sommes dues immédiatement, la dette flottante, à 250 millions. La détresse était telle que le Contrôleur général ne faisait plus face aux frais courants de l'administration. Les Parlements rappelaient que les vingtièmes devaient disparaître avec la guerre ; mais il était impossible de diminuer les impositions. Bertin supprima le troisième vingtième et le doublement de la capitation, en avril 1763 ; mais il créa un nouveau sou pour livre des droits des fermes, généralisa la perception du centième denier qui se payait à toute mutation d'immeubles et s'étendait aux immeubles fictifs comme les rentes et les offices ; il prorogea pour six ans la levée du second vingtième, qui devait finir trois mois après la paix, et, pour le rendre très productif, ordonna le dénombrement et l'estimation de tous les biens-fonds du royaume sans aucune exception. Il projetait la confection d'un cadastre qui pût servir à une juste assiette des impôts.

Le Parlement de Paris n'enregistra les édits de Bertin qu'en lit de justice ; les Parlements de Toulouse, Grenoble, Besançon, s'agitèrent violemment ; celui de Bordeaux traita les agents de perception de concussionnaires. C'étaient, dit-il le 7 septembre 1763, une armée d'ennemis du repos public, n'ayant pour règle que les mouvements d'une cupidité insatiable. Ils avaient accumulé toutes les richesses du royaume, et en avaient formé par le secours de l'impunité et la protection de ceux qui entouraient le trône des fortunes qu'il conviendrait de considérer comme les vraies caisses d'amortissement destinées par la loi au paiement des dettes de l'État ; ce qui était demander la confiscation des biens des financiers. Les Gouverneurs avaient été chargés de faire enregistrer les édits en leur présence ; mais à Grenoble Dumesnil, à Toulouse Fitz-James furent décrétés de prise de corps par les Parlements, et durent se protéger par une garde permanente contre les huissiers et suppôts de justice. A Rouen, le 18 août, D'Harcourt déclarant qu'il assisterait à la délibération de la Cour sur la transcription des édits, le Premier Président Miromesnil lui répondit :

La Cour ne peut se déterminer à concourir à la ruine de la nation, ni souffrir qu'elle soit consommée par le renversement des lois et le triomphe des oppresseurs publics. Toutes les transcriptions illégales que vous ferez exécuter sur les registres seront regardées comme des voies de fait et des coups d'autorité attentatoires à la constitution de la monarchie, et comme une offense au Roi dont vous compromettez la gloire et à la nation dont vous opprimez la liberté légitime.

Sur ces paroles, les magistrats sortirent en corps, sauf Miromesnil, le Procureur général et le greffier en chef, que des lettres de cacha contraignaient d'assister le Gouverneur. D'Harcourt fit transcrire les édits sur les registres ; le Parlement ayant repris séance pour prononcer la nullité de l'enregistrement, d'Harcourt revint prendre séance ; il fut accueilli par des huées, et se retira. Dix conseillers furent exilés ; quatre-vingt-dix se démirent de leurs charges.

Le Gouvernement recula une fois de plus devant les Parlements. Une Déclaration du 21 novembre 1763 fixa comme terme extrême au second vingtième le 1er janvier 1768 ; elle annonça, pour la confection du cadastre, des règlements que les cours vérifieraient ; invita celles-ci à présenter des mémoires sur les moyens de perfectionner et de simplifier la répartition et la perception de l'impôt, la comptabilité des finances, supprima le centième denier sur les offices. Le Parlement de Paris enregistra en stipulant que le cadastre respecterait les immunités des biens nobles, et que les vingtièmes seraient perçus sur les rôles actuels, dont les cotes ne pourraient être augmentées, ce qui était interdire de proportionner l'impôt aux progrès de la richesse publique. La victoire de la magistrature était complète.

Sans doute pour désarmer le Parlement de Paris, le Roi, après avoir retiré le Contrôle général à Bertin, le 13 décembre 1763, le donna au conseiller de L'Averdy. Il n'y avait pas d'exemple qu'un conseiller fût devenu Contrôleur général, et, si malade que parût l'État, des parlementaires, flattés de ce choix, crurent qu'il avait chance de se rétablir. L'Averdy passait pour un sage, et le bruit courait qu'il allait procéder à des économies et retranchements. Lorsqu'il eut donné, le 23 décembre 1763, une ordonnance autorisant provisoirement le transport et le commerce des grains de province à province, et, le 19 juillet 1764, rendu le commerce des grains libre dans le royaume, et permis d'importer ou d'exporter, sauf à payer un léger droit, les Philosophes annoncèrent l'amélioration prochaine du sort des paysans. On reconnut bientôt que le nouveau ministre n'aimait ni les Philosophes, ni la philosophie, et qu'il avait trop haute opinion de lui-même pour permettre aux particuliers de discuter des choses publiques.

Il n'établit aucune imposition nouvelle, mais il augmenta les anciennes. Il créa une caisse des arrérages et une caisse des amortissements ; à la première, qui était chargée d'acquitter les arrérages des rentes et les intérêts des avances ou emprunts, il affecta le produit des deux vingtièmes et des sols pour livre, plus un droit de mutation égal à un an de revenu sur toutes les mutations en ligne collatérale des contrats de rente sur l'État ; à la seconde, diverses sommes, que devait payer la caisse des arrérages : 10 millions par an jusqu'en 1767, 7 millions de 1768 à 1769, 6 millions de 1770 à 1771 et 3 millions de 1772 à 1781 ; la caisse des amortissements fut encore alimentée par une retenue annuelle de 1/10e sur tons les effets au porteur, les gages et augmentations de gages, autres que ceux des officiers de justice et de police. Des lettres patentes annoncèrent chaque année dans la suite, l'amortissement d'un nombre respectable de millions, mais de nouvelles dettes furent contractées. L'administration de L'Averdy contribua à produire les troubles de Bretagne, dont il sera question bientôt et qui furent si graves.

Ainsi l'un après l'autre les Contrôleurs généraux se démenaient dans l'impossible. Il leur fallait bien subvenir aux frais de la guerre et acquitter les dettes qu'elle laissait. Quand on a contre les Anglais, disait Voltaire avec raison, une guerre si funeste, il faut que toute la nation combatte, ou que la moitié de la nation s'épuise à payer la moitié qui verse son sang pour elle. Mais le mauvais régime politique, le mauvais régime financier apparaissaient de plus en plus comme les causes de la perpétuelle détresse. Les Parlements s'en prenaient à la monarchie absolue. Ils déclaraient que les sujets du Roi, étaient des hommes libres, et non des esclaves ; que la perception des impositions n'est légitime que pour les dépenses faites dans l'intérêt de l'État. Ils montraient un déluge d'impôts ravageant impitoyablement les villes et les campagnes, et toute la France en proie à la bursalité. Le public se passionnait pour la réforme financière. Malgré la défense portée, dans une Déclaration de mars 1764, d'écrire sur ces matières, les écrits pullulèrent. Une brochure d'un conseiller au Parlement de Paris, Roussel de La Tour, intitulée La Richesse de l'État, et qui proposait le remplacement de toutes les impositions par une capitation proportionnelle aux fortunes, eut un grand succès et provoqua de nombreuses approbations et de nombreuses critiques. Mais la plupart des écrivains n'avaient pas de vues pratiques ; ils ne semblaient pas se douter qu'une réforme financière ne se pouvait accomplir que par une réforme à fond de la société française, à laquelle n'eussent pas consenti ces Parlementaires qui menaient le branle avec un si grand bruit. Voltaire voyait bien qu'il ne serait pas si aisé de faire cette réforme. Il écrivait le 2 avril 1764 : Tout ce que je vois jette les semences d'une révolution qui arrivera immanquablement, et dont je n'aurai pas le plaisir d'être le témoin.

 

 

 



[1] SOURCES. D'Argenson (t. IV et suiv.), Barbier (t. III et IV), Moufle d'Angerville (t. IV), déjà cités ; Arnould, De la balance du commerce, Paris. 1791, 2 vol. et atlas. Collection des principaux économistes (Doire), Paris, 1846, 2 vol., t. I ; Quesnay, Le droit naturel ; Analyse du tableau économique ; Maximes générales du gouvernement économique d'un royaume agricole ; Art. extraits de l'Encyclopédie : Fermiers ; Grains ; Œuvres économiques et philosophiques, éd. Oncken, Francfort-sur-le-Mein, 1888 ; Art. Hommes et Impôts, publ. dans la Rev. d'Hist. des doctrines économiques, 1908. Dupont de Nemours, De l'origine et des progrès d'une science nouvelle ; abrégé des principes de l'économie politique, 1768. Le Mercier de la Rivière, L'ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, 1767. Baudeau, Première introduction à la philosophie économique ou analyse des états policés, 1771. Forbonnais, Eléments du commerce, Leyde et Paris, 1754, 2 vol. Turgot, Œuvres, Paris, 1884, 2 vol., t. I. Art. Foires et marchés ; Éloge de Gournay. Voltaire, éd. Beuchot, t. XXXIV : L'homme aux quarante écus. Moheau, Recherches et considérations sur la population de la France, Paris, 1778.

OUVRAGES A CONSULTER. Bleunard (t. II), Clamageran (t. III), Clément (Portraits ; Silhouette), Espinas, de Lavergne, Delahante, Levasseur (Histoire des classes ouvrières), de Luçay, Monlyon, Roustan. Taine, Thirion, Tocqueville, déjà cités. Gide et Rist, Histoire des doctrines économiques depuis les physiocrates jusqu'à nos jours, Paris, 1909. Afanassiev, Le commerce des céréales en France au XVIIIe siècle (trad. Boyer), Paris, 1894. D'Avenel, Histoire économique de la propriété, des salaires, des denrées et de tous les prix en général depuis l'an 1200 jusqu'en l'an 1800, Paris, 1894-1898, 4 vol. Babeau, Le village sous l'ancien régime, Paris, 1879, 2e éd. ; la vie rurale dans l'ancienne France, Paris, 1882. Biollay, Etudes économiques sur le XVIIIe siècle : Le pacte de famine, Paris, 1885. Biré, La légende du pacte de famine (dans le Correspondant, 1889, t. CLVI). Boissonnade, Etudes sur les rapports de l'Etat et de la grande industrie aux XVIIe et XVIIIe siècles : Essai sur l'organisation du travail en Poitou, depuis le XIe siècle jusqu'à la Révolution (Mémoires de la Société des antiquaires de l'Ouest, t. XXI et XXII de la 2e série, 1898-1899). Du même auteur : Le socialisme d'Etat sous l'ancien régime (ouv. non encore publié, dont nous avons eu communication). Bord, Histoire du blé en France, le pacte de famine, Paris, 1887. De Calonne, La vie agricole sous l'ancien régime dans le nord de la France, Paris, 1885. Des Cilleuls, L'histoire et le régime de la grande industrie au XVIIe et au XVIIIe siècles, Paris, 1898. Fournier de Flaix, La réforme de l'impôt en France, t. I : Les théories fiscales et les impôts en France et en Europe au XVIIe et au XVIIIe siècles, Paris, 1885. Grimaud (Edouard), Lavoisier (1743-1794), d'après ses manuscrits, ses papiers de famille et d'autres documents inédits, Paris, 1899. Funck-Brentano, Mandrin, capitaine général des contrebandiers de France, Paris, 1908. De Foville, La France économique, Paris, 1889, 2 vol. Guyot (Yves), Quesnay et la Physiocratie, Paris, 1896. Huvelin, Essai historique sur le droit des marchés et des foires, Paris, 1897. Karelev, Les paysans et la question paysanne en France dans le dernier quart du XVIIIe siècle, Paris, 1899. Krug-Basse, L'Alsace avant 1759, ou état de ses institutions provinciales et locales, Paris, 1877. Labouchère, Oberkampf, Paris, 1878. Levasseur, La population française, Paris, 1889-189a, 3 vol. Id., Des progrès de l'Agriculture française dans la seconde moitié du XVIIIe siècle (Rev d'écon. pot., 1898). Loménie (de), Les Mirabeau, Paris, 1879, 3 vol. Marion, Etat des classes rurales au XVIIIe siècle dans la généralité de Bordeaux, Paris, 1902. Sée, Les classes rurales en Bretagne du XVIe siècle à la Révolution, Paris, 1906. La Farge, L'Agriculture en Limousin au XVIIIe siècle et l'Intendance de Turgot. Ardasclieff, Les intendants de province sous Louis XVI (trad. fr.), Paris, 1909. Martin, La grande industrie en France sous le règne de Louis XV, Paris, 1900. Id., Les associations ouvrières au XVIIIe siècle (1710-1799), Paris, 1900. Panset, La Chambre de Commerce de Lyon au XVIIIe siècle (Mém. de l'Acad. des sciences... de Lyon, t. XXIV, 1887). Ripert, Le marquis de Mirabeau, l'ami des hommes, ses théories politiques et économiques, Paris, 1921 Schelle, Vincent de Gournay, Paris, 1897. Id., Dupont de Nemours et l'école physiocratique, Paris, 1888. Id., Turgot, Paris, 1909. Truchy, Le libéralisme économique dans les œuvres de Quesnay (Rev. d'Econ. pot., 1899, t. XIII.)

[2] Gournay est né en 1712, et mort en 1759.

[3] Tout au plus Gournay permettait-il à l'État de distribuer aux fabricants des gratifications et des prix, des marques d'honneur. Il ne voulait pas qu'on poursuivit un ouvrier pour avoir fabriqué une étoffe jugée inférieure, parce que tout fabricant, disait-il, ajoute quelque chose à la masse des richesses de l'État, parce que les consommateurs peuvent préférer une marchandise inférieure, mais peu coûteuse, à une marchandise parfaite, mais de grand prix.

[4] Ces chiffres sont relevés dans un ouvrage manuscrit de M. P. Boissonnade, Essai sur l'histoire et le régime des manufactures royales aux XVIe et XVIIIe siècle, t. III, ch. IV.

[5] Il avait en outre préparé pour l'Encyclopédie les articles Hommes et Impôts, qu'il ne publia pas. Ils ont été édités dans la Revue d'histoire des doctrines économiques de 1908.

[6] Estimant que la production agricole s'élève en France annuellement à 5 milliards, Quesnay admet que la classe productive conserve a milliards pour son entretien, l'entretien du bétail, les semences, les engrais, etc., et qu'elle achète à l'industrie pour 1 milliard de produits. Restent 2 milliards qui, comme produit net, seront versés à la classe propriétaire et souveraine ; à cette classe l'État réclamera un impôt calculé sur le pied d'un tiers du produit net, ou d'un douzième du produit brut total, soit un peu plus de 600 millions.

[7] L'affirmation de Quesnay vient de ce que, de son temps, on voyait toute une catégorie d'hommes, la Noblesse, le Clergé, vivant des fermages ou produit net des terres, on ne voyait pas encore, comme de nos jours, une classe d'actionnaires, vivant de rentes servies par l'industrie. Le travail agricole paraissait seul laisser tous les ans, outre ses reprises, un excédent. De là cette opinion que les gens employés par l'industrie ne produisent pas, mais gagnent. Classe stérile, dit Quesnay ; stipendiés, dira Turgot.

[8] Le marquis de Mirabeau est né en 1715 et mort en 1799.

[9] Dupont de Nemours est né en 1739 et mort en 1817.

[10] Lemercier de la Rivière est né en 1720 et mort en 1794

[11] De très importants phénomènes, encore mal étudiés, l'accroissement de la population et celui du numéraire, se produisaient alors. — Forbonnais estime que la population de la France, à cause de la guerre de la succession d'Espagne et de la grande mortalité de l'année 1709, est descendue, au temps de la Régence, à 16 ou 17 millions d'âmes. D'après Voltaire, qui exprime cette opinion dans les Remarques de l'Essai sur les mœurs, elle aurait atteint environ 20 millions vers 1763. L'abbé Expilly, dans son Dictionnaire géographique, historique et politique des Gaules et de la France, paru en 1762, compte 20.794.357 habitants, sans compter la population de Paris, ni celle de la Lorraine, qui n'est pas encore réunie ; en les ajoutant le total dépasserait 22 millions. Il est Impossible d'admettre ces précisions : mais l'accroissement de la population est certain. — L'augmentation du numéraire est due à l'activité plus grande du travail dans les mines du Mexique, du Pérou et de la vice-royauté de Buenos Ayres.

[12] En 1789, le 5 octobre. Le Prévost de Beaumont devint libre, en vertu d'un ordre de Guignard de Saint-Priest, secrétaire d'Etat du département de Paris, et il dénonça le contrat de la société Malisset en 1790, soit dans une brochure, Le Prisonnier d'État, soit dans les Révolutions de Paris, sous ce titre : Horrible conspiration liguée anciennement entre le Ministère, la Police et le Parlement contre la France entière, découverte en juillet 1741 par Jean-Charles Guillaume Le Prévost de Beaumont, ancien secrétaire du clergé de France, détenu vingt-deux ans (pour vingt ans), sans déclaration de cause, pour l'empêcher de révéler et dénoncer le pacte infernal de Laverdy qui lui est tombé dans les mains en cette même année 1768. Le Contrat Malisset fut reproduit par Manuel, dans sa Police dévoilée, et les propriétaires du Moniteur Universel, Panckoucke et Agasse, le donnèrent dans le Supplément qu'ils publièrent en 1790. Le Moniteur universel ne commença de paraître que le 24 novembre 1789, mais le Supplément reprit l'exposé des événements à partir du 5 mai 1789, et le contrat Malisset fut publié aux dates des 15 et 16 septembre 1789. Quand L'Averdy fut traduit devant le tribunal révolutionnaire, Le Prévost se présenta comme témoin, et réédita son roman sur le Pacte.

[13] Au Contrôle se succédèrent Moreau de Séchelles (1754-1756), de Moras (1756-1757) et de Boulogne (1757-1759).

[14] Dans ses Considérations sur les richesses et le luxe, publ. en 1787, p. 352.