I. — L'ÉCOLE DE GOURNAY ; AU milieu du XVIIIe siècle, le colbertisme, qui était dans toute sa force, fut attaqué, comme le furent toutes les sortes de puissances. Il était, d'ailleurs, devenu intolérable. La législation industrielle et commerciale s'encombrait de plus en plus. Le moindre fabricant, pour ne pas tomber en faute, aurait dû être jurisconsulte. L'administration prétendait vérifier la qualité et l'origine des matières premières employées, les procédés de fabrication, la dimension des étoffes. D'innombrables agents, pour protéger les consommateurs contre la mauvaise foi des producteurs, recherchaient, par exemple, si les draps étaient fabriqués avec des laines de telle ou telle espèce, si les bas étaient de filoselle et de fleuret à trois brins, si les bas pour hommes pesaient cinq onces, ceux pour femmes trois onces. Des contrôleurs apposaient des marques. Les draps étaient marqués jusqu'à trois fois, en toile, c'est-à-dire à la sortie du métier, au retour du moulin à foulon, et à la suite du dernier apprêt ; ils portaient un plomb indiquant leur qualité. Pour tout manquement, si léger les fabricants risquaient de dures pénalités : J'ai vu, dit un inspecteur des
manufactures, Roland de Aux embarras des règlements s'ajoutaient les conflits entre corps de métiers, chacun prétendant fabriquer quelque produit réservé à d'autres, sans pour cela tolérer qu'on fabriquât le sien. Les manufactures royales conservaient leurs privilèges pour des raisons qui, longtemps, avaient paru justes : assurer la fabrication de bons produits, et soutenir ainsi l'industrie française contre la concurrence étrangère, le travail libre étant jugé incapable de se tirer d'affaire. Mais nombre de gens commençaient de trouver surprenant qu'à côté des privilèges survivant à la destruction de la féodalité, l'État en établit, d'importance non moins grande, en faveur d'individus ou de sociétés. Contre les abus de ce régime se forma un parti de réformateurs. Il se divisa en deux écoles, l'une commerciale, l'autre agricole. Il chercha ses maîtres en Hollande, en Angleterre et en trouva quelques-uns en France. L'école commerciale eut Gournay[2] pour chef Fils
d'un négociant de Saint-Malo, et négociant lui-même, Gournay avait, tout
jeune, visité l'Espagne, Hambourg, l'Angleterre et Le Bureau de commerce mit prudemment les maximes nouvelles
en pratique. Il achemina Peu à peu, l'État permit aux fabricants de varier leur outillage et leurs produits, de faire face aux besoins multiples de la consommation, d'innover et de suivre les mouvements de la mode. En bien des cas, les visites des inspecteurs et des gardes-jurés devinrent de simples formalités. L'ancienne et la nouvelle école se querellèrent au sujet des toiles peintes ou indiennes, dont la concurrence était si redoutée par les fabricants de soieries et de lainages. L'importation en était interdite, et il était interdit aussi d'imprimer sur aucune toile des fleurs ou autres figures. L'abbé Morellet écrivit en 1758 ses Réflexions sur les avantages de la libre fabrication et de l'usage des toiles peintes en France. Ses arguments, qui lui venaient de Gournay, ne s'appliquaient pas seulement à la fabrication des indiennes. En thèse générale, il démontrait la nécessité de la liberté industrielle, pour le fabricant comme pour le consommateur. Il eut contre lui les tisseurs de Rouen, Lyon, Tours, Amiens, mais pour lui les Philosophes, les salons, le grand public, surtout les femmes. Le Bureau de commerce et le Conseil autorisèrent en 1759 la fabrication des toiles de coton blanches, peintes ou imprimées, à l'imitation de celles des Indes, attendu l'utilité d'une industrie qui pouvait donner aux pauvres des habillements à bon marché L'expérience de la liberté réussit à merveille. La
fabrication des étoffes imprimées prospéra dans les provinces qui avaient le
plus protesté contre leur libre fabrication, en Normandie, en Picardie, dans
l'Ile-de-France, dans le Lyonnais et le Beaujolais. Oberkampf, graveur à la
manufacture Kœchlin et Dollfus, à Mulhouse, vint s'établir près de Paris, sur
Dans toute l'industrie française, on sent une sorte de
renouvellement. Un arrêt du Conseil, du 10 mai 1763, ayant donné aux maîtres
papetiers le droit de faire usage des machines et instruments qui leur
paraîtraient le plus convenables, les maîtres de l'Angoumois, du Gâtinais, de
l'Auvergne, distancés par l'Angleterre et L'organisation du travail n'a pas été modifiée au XVIIIe
siècle ; mais on voit de plus en plus se former de grandes agglomérations ouvrières.
Il y avait, à Lyon, quarante-huit mille personnes employées au travail de la
soie ; à Marseille, deux mille ; à Tours, six cents. Les Van Robais
d'Abbeville occupaient quatre mille ouvriers drapiers ; les Lebauche, de
Sedan, cinq cents. En Languedoc, la fabrication des draps du Levant comptait
trente mille ouvriers dont dix mille dans les seules fabriques de
Carcassonne, Saptes et Conques. Mêmes groupements dans les manufactures de
tabacs à Paris, au Havre, à Tonneins ; dans celles de verrerie, de céramique,
de métallurgie. La fabrication des glaces occupe, à Saint-Gobain, mille à
douze cents ouvriers en été, dix-huit cents à deux mille en hiver, de six
cents à mille au faubourg Saint-Antoine, à Paris ; les toiles, cotonnades et
velours de coton, douze cents ouvriers à Sisteron, dix-huit cents chez les La condition des ouvriers n'a pas changé. Ils continuent
d'être emprisonnés dans les règlements corporatifs I. Les salaires ne se sont
pour ainsi dire pas élevés. La manufacture de Beauvais paye les plus habiles
ouvriers de 2 à Les Économistes ont demandé la liberté du commerce comme celle de l'industrie. Ils ont attaqué les privilèges des foires et marchés, dénié à l'administration le droit d'en limiter le nombre et d'interdire la vente de certaines marchandises ailleurs qu'en certains lieux : Qu'importe, disait l'un d'eux,
que ce soit Pierre ou Jacques, le Maine ou Or, chaque port de France avait, pour ainsi dire, sa
spécialité ou plutôt ses privilèges d'arrivée et de destination. Les vins du pays supérieur devaient aboutir à Bordeaux ; les
vins expédiés aux colonies ne pouvaient être embarqués qu'à Bordeaux ou à
Nantes ; les relations avec le Levant s'effectuaient par Marseille, et le
trafic de Cette Compagnie fut traitée par les Économistes en ennemie
mortelle. Elle avait, depuis Fleury, singulièrement perdu de sa puissance,
les guerres maritimes et coloniales l'ayant en partie ruinée. De 1744 à 1748,
elle avait perdu, par capture ou naufrage, 29 navires. Voltaire estime à
vingt-cinq millions la valeur des cargaisons perdues en 1745. En 1744 et en
1745 elle ne paya pas de dividendes ; ses actions, qui étaient cotées La paix signée, Mais, plus que la perte des colonies, plus qu'une dette
accumulée par deux guerres successives, les théories des Économistes menacèrent
Le système des compagnies, emprunté à l'Angleterre, avait, disaient-ils, fait son temps ; les compagnies, organisées pour le bien général du royaume, avaient tourné contre leur objet ; par leurs privilèges elles empêchaient la concurrence de mettre un juste prix aux produits, maintenaient le commerce et l'industrie dans une espèce de servitude. C'était d'ailleurs la doctrine de Montesquieu qui avait proposé de transférer à l'État les attributions des compagnies : La nature des grandes Compagnies, écrivait-il dans l'Esprit des Lois, est de donner aux richesses particulières la force des richesses publiques ; cette force ne peut se trouver que dans les mains du Prince. Le 26 juin ou, dans un mémoire adressé au Contrôleur
général Moreau de Séchelles, Gournay proposa de liquider
le commerce et les dettes de Cette proposition augmentera considérablement notre navigation, nos manufactures, et la culture de nos terres ; toutes ces choses sont la source des richesses ; elles se tiennent entre elles, et découlent naturellement d'un commerce libre ; on ne peut jamais se les promettre des commerces exclusifs. Quatorze ans plus tard, ce fut aussi la conclusion d'un
rapport demandé par le Contrôleur général à l'économiste Morellet. Un
banquier qui commençait à faire parler de lui, Necker, partisan du
colbertisme, essaya vainement de défendre Cette Compagnie, dit-il, présente dans le point de vue général de son existence le magnifique projet de porter la gloire du nom français et la puissance de Votre Majesté jusqu'aux extrémités du monde. Sa marine a fourni des sujets distingués à votre marine ; ses vaisseaux ont toujours soutenu les droits de souveraineté dont il a plu à Votre Majesté lui confier la défense dans une partie du monde. Les différentes secousses qu'elle a éprouvées ont été occasionnées moins par les variations de son commerce que par les guerres que l'État a eu à supporter, la situation fâcheuse des finances de l'État, et peut-être l'effet de l'autorité qui a toujours dirigé et souvent ordonné ses opérations. Il est vrai que le Gouvernement avait rendu la vie pénible
à II. — L'ÉCOLE DE QUESNAY, PENDANT que certains Économistes travaillaient à vivifier par la liberté le commerce et l'industrie, d'autres enseignaient que la terre est l'unique source de toutes les richesses et que la culture de la terre produit tout ce qu'on peut désirer. On les appela les Physiocrates, c'est-à-dire ceux qui croient à la puissance de la nature. Quesnay fut leur chef. Fils d'un avocat au Parlement de Paris, né en 1694 en Ile-de-France, à Méré, près Montfort-l'Amaury, élevé dans un petit domaine de famille, un jardinier lui apprend à lire ; un chirurgien du pays lui enseigne le latin, le grec, les sciences. Il va travailler à Paris cinq ou six ans, y suit des cours de médecine, de chirurgie, étudie la botanique, la philosophie, les mathématiques, apprend à dessiner et à graver, devient un habile graveur, se fait recevoir chirurgien de l'Hôtel-Dieu de Mantes et publie une étude sur la saignée. Chirurgien du Roi en 1737, secrétaire général de l'Académie de chirurgie, il écrit la préface remarquable des Mémoires de cette Académie. Rendu par la goutte incapable d'opérations, il se fait recevoir docteur en médecine en 1744, devient premier médecin ordinaire du Roi. Il occupe un entresol au-dessus de l'appartement de Mme de Pompadour. Louis XV avait de l'affection pour lui, et l'appelait le Penseur. Quesnay a exposé les doctrines physiocratiques dans deux articles de l'Encyclopédie[5] sur les Fermiers et les Grains, et dans deux traités l'Analyse du Tableau économique et les Maximes générales du gouvernement économique d'un royaume agricole, publiés en 1760. Un écrit sur le Droit naturel, qui est de 1765, donne la philosophie du penseur. Il croyait à un droit antérieur et supérieur à tout gouvernement : le droit de l'homme aux choses propres à sa jouissance, indéterminé dans l'ordre de la nature tant qu'il n'est pas assuré par la possession actuelle, déterminé dans l'ordre de la justice par une possession effective... acquise par le travail, sans usurpation sur le droit de possession d'autrui. Il accordait à l'homme la liberté individuelle, la liberté de penser, la liberté du travail, la liberté du commerce et prescrivait le respect de la propriété, l'égalité de tous devant la loi. Quesnay était en ces doctrines d'accord avec Locke ; mais Locke concluait contre le pouvoir absolu, et Quesnay voulait seulement que ce pouvoir respectât le droit naturel. Il n'admettait pas de contre-forces comme Clergé, Noblesse, Parlements, qui n'étaient bonnes qu'à produire la discorde ; il tenait pour le Despotisme éclairé, dont il avait besoin d'ailleurs pour obtenir la réforme économique que seul un maitre absolu pouvait opérer. Le maitre, toutefois, devait renoncer à tout réglementer ; les règlements sur la circulation des grains étaient une cause de misère : Le principe de tout progrès est l'exportation des denrées pares que la vente à l'étranger augmente les revenus ; que l'accroissement des revenus augmente la population ; que l'accroissement de la population augmente la consommation ; qu'une plus grande consommation augmente de plus en plus la culture, les revenus des terres et la population. Quesnay prétend établir que le travail agricole est le seul productif, et que l'industrie ne multiplie pas les richesses. Il loue sans réserves Sully d'avoir saisi les vrais principes du gouvernement économique du royaume en établissant les richesses du roi, la puissance de l'État, le bonheur du peuple, sur les revenus des terres, c'est-à-dire sur l'agriculture et sur le commerce extérieur de ses productions. Pour lui, les agriculteurs seuls forment la classe productive. Il range au contraire dans la classe stérile tous les citoyens occupés à d'autres travaux que ceux de l'agriculture, et regrette que la protection de l'État ait assuré aux manufactures d'énormes profits. Il écrit en 1757 : Les manufactures nous ont plongés dans un luxe désordonné. La consommation entretenue par le luxe.., ne peut se soutenir que par l'opulence ; les hommes peu favorisés de la fortune ne peuvent s'y livrer qu'à leur préjudice et au désavantage de l'État. Il estime que les gains des industriels, comme ceux des commerçants, se font aux dépens des cultivateurs et de la masse du pays. Les gains s'accumulent dans les villes. Les commerçants participent aux richesses des nations, mais les nations ne participent pas aux richesses des commerçants. Le négociant est étranger dans sa patrie. Quesnay demande qu'on rende l'industrie et le commerce libres, afin que la concurrence fasse tomber au plus bas leurs bénéfices ; qu'on cesse de dépeupler les campagnes pour donner des ouvriers à l'industrie ; de faire baisser le prix des blés pour que la main-d'œuvre ouvrière soit moins chère qu'à l'étranger ; il demande que la classe productive soit libre de vendre ses produits au plus haut prix possible. La richesse ne dérivant que de la terre, les charges publiques ne doivent peser que sur le revenu de la terre. Pour fixer ce revenu, on déduira du produit brut des cultures la subsistance et la rémunération des laboureurs, les frais d'entretien ou de renouvellement du bétail et du matériel agricole, toutes les avances de l'agriculture, parce que ces avances, disent les Maximes générales du gouvernement économique, doivent être envisagées comme un immeuble qu'il faut conserver précieusement pour la production de l'impôt, du revenu et de la subsistance de tous les citoyens. Donc, point d'impôts qui ne portent exclusivement sur la rente du sol, c'est-à-dire sur le prix de fermage payé par les fermiers, sur les portions de revenus payées par les métayers et les colons, ou sur ce qui reste au propriétaire cultivant lui-même quand il a mis à part tous ses frais. Les fermiers, métayers, colons ne payeront plus les impôts ; le propriétaire foncier les payera seul[6]. Les maisons ne seront pas imposées, parce qu'elles s'usent et ne se reproduisent pas comme les fruits de la terre. Plus d'impôts indirects, parce qu'ils pèsent sur les artisans et les commerçants dont les gains ne sont que des salaires, et dont le travail ne laisse pas d'excédent, de surplus, comme la production agricole[7]. Ces impôts sont d'ailleurs aussi improductifs que vexatoires et se détruisent eux-mêmes par l'excès des frais de perception ; la seule gabelle perd ainsi 50 p. 100. La simplicité de l'impôt direct et unique diminuera la classe des financiers et des agents fiscaux ; les fortunes financières, si pernicieuses à la société, ne pourront plus se former. Quesnay réclame l'amélioration du sort des cultivateurs pauvres qui sont de beaucoup les plus nombreux. Il distingue entre une petite culture — pratiquée surtout dans l'Ouest et le Centre par des paysans qui, dans de petits domaines, ne pouvant acheter de chevaux, labourent avec des bœufs, n'ont ni le bétail ni les instruments agricoles nécessaires, renoncent par force à toute amélioration de leur exploitation, renoncent à défricher les terres incultes, laissent de nouvelles terres en friche tous les ans, — et une grande culture, qui se trouve surtout dans les pays du Nord ; là, dans de grandes fermes, les chevaux remplacent les bœufs ; on fume fortement les champs, on accumule un capital considérable en bétail, en instruments, en bâtiments, on améliore, on défriche, on paye aux propriétaires de gros fermages. Il faudrait que la petite culture disparût ; car, dit l'article sur les Grains, le cultivateur qui ne peut faire les dépenses nécessaires succombe, au lieu que dans les grandes fermes exploitées par de riches laboureurs, il y a moins de dépense pour l'entretien et la réparation des bâtiments, et à proportion beaucoup moins de frais et beaucoup plus de produit net dans les grandes entreprises que dans les petites. Là où il ne se formerait pas de grandes fermes, les petites propriétés se grouperaient pour diminuer les frais généraux d'exploitation. Personne ne croit aujourd'hui que le travail agricole soit
le seul productif ; mais il est certain que, les produits agricoles tenant la
première place dans la consommation, et leurs prix variant suivant leur
abondance ou leur rareté, l'achat des produits industriels est déterminé par
l'état de l'agriculture. Les grandes erreurs de Quesnay furent de croire que,
l'intérêt particulier des négociants et l'intérêt de Les doctrines de Quesnay, cet homme
parti de la charrue, comme dit Turgot, eurent de nombreux partisans.
Le plus célèbre et le plus bruyant fut le marquis de Mirabeau[8], le père du grand
orateur de Dans ses Lettres sur les corvées, en 1760, Mirabeau fait prévoir Turgot. Par sa Théorie de l'impôt, la même année, il attaque les hommes et les choses avec une hardiesse inouïe. L'impôt, dit-il, doit être un tribut consenti au souverain, non une dépouille arrachée aux sujets. L'impôt le plus juste et le plus avantageux à l'Étal portera sur le produit net du sol ; l'assiette et le recouvrement des taxes devront être attribués à des assemblées d'États ; enfin les impôts indirects devenant inutiles, il faudra supprimer les fermes générales. Aux yeux de Mirabeau, la régénération de Quand l'État, dégradé et abattu, dit-il, se soumet aux conditions que ses fermiers lui imposent, l'épuisement arrive à son comble ; les édita ne sont que prétextes d'exaction, et le peuple ne peut plus rien fournir de réel. Les coffres du prince, percés de toutes parts, ne sont même plus capables de servir d'entrepôts momentanés. La science des ressources a pris la place de la science économique. On épuise les emprunts et les expédients ; on vomit des créations de charges ; on engage, en un mot, l'État, les sujets, le prince, la foi, la loi, les mœurs, l'honneur.... L'exemple de tous les âges et de tous les empires en est la preuve. Partout les fermiers publics ont acheté du prince la nation, et détruit enfin la nation, le prince, et eux-mêmes. Les fermiers sollicitèrent une lettre de cachet contre Mirabeau qui fut incarcéré quelques jours à Vincennes, et relégué ensuite en sa terre de Bignon. Après Mirabeau, les plus célèbres disciples de Quesnay furent Dupont de Nemours et Le Mercier de la Rivière. Dupont[9] n'avait encore que vingt-trois ans quand il passa, en 1763, de la littérature à l'économie politique ; mais il témoignait déjà de tels talents que Quesnay dit de lui : Il faut soigner ce jeune homme, car il parlera quand nous serons morts. Dupont fut plus tard l'ami de Turgot, le collaborateur de Vergennes et de Calonne, et l'un des esprits les plus clairvoyants de l'Assemblée Constituante. En 1765, il commença de rédiger le Journal de l'Agriculture, du Commerce et des Finances, et il soutint une vive polémique contre l'abbé Baudeau, qui, dans les Ephémérides du citoyen ou Chronique de l'esprit national, combattait alors les Économistes. Baudeau se laissa convaincre par Dupont ; et quand celui-ci, en 1722, fut congédié par les propriétaires du Journal de l'Agriculture, comme trop libéral, il propagea les idées de ses anciens adversaires dans les Nouvelles Ephémérides économiques, ou Bibliothèque raisonnée de l'histoire, de la morale et de la politique. Le Mercier de la Rivière[10] eut son heure de
célébrité en 1767, quand il fit paraître l'Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques ; ses amis le
placèrent du coup sur le rang de Montesquieu. Ancien conseiller au Parlement
de Paris, ancien intendant de Les Économistes, surtout les Physiocrates, furent attaqués et raillés, non seulement par les partisans du régime protecteur, comme Forbonnais, qui les traitait de métaphysiciens, mais par les Philosophes eux-mêmes. Grimm leur reproche leur orgueil, l'obscurité de leur langage, l'ennui qui se dégageait de leurs écrits. Secte d'abord aussi humble que la poussière dont ils sont sortis, ils ont pris, dit-il, un ton impérieux et arrogant ; ils ont répandu sur le royaume une teinte si sombre, que si le ciel nous eût retiré le Paraclet de Ferney — c'est-à-dire Voltaire — nous en fussions infailliblement tombés dans le spleen, dans la jaunisse, dans la consomption, dans un état, en un mot, pire que la mort. Et Grimm constate que plus les Économistes se montrent esprits communs et plats, plus le nombre de leurs partisans s'accroît. Il y eut antagonisme entre J.-J. Rousseau, l'historien Mably, et les Physiocrates. Rousseau multipliait les diatribes contre les riches ; Mably, dans les Doutes proposés aux philosophes économistes sur l'ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, publiés en 1768, reprochait à la propriété d'avoir détruit l'égalité naturelle. Mais c'est Voltaire qui a porté aux Physiocrates les coups les plus rudes. Il était en relations avec les financiers de Paris, ennemis acharnés des Économistes ; il répugnait aux vues systématiques de Quesnay. Il attaqua l'école dans l'Homme aux quarante écus. Il parut, dit-il, plusieurs
édits de quelques personnes qui, se trouvant de loisir, gouvernent l'État au
coin de leur feu. La préambule de ces édits était que la puissance
législatrice et exécutrice est née, de droit divin, copropriétaire de ma
terre, et que je lui dois au moins la moitié de ce que je mange... Les
nouveaux ministres disaient encore, dans leur préambule, qu'on ne doit taxer
que les terres, parce que tout vient de la terre, jusqu'à la pluie, et que,
par conséquent, il n'y a que les fruits de la terre qui doivent payer
l'impôt. Un de leurs huissiers vint chez moi, dans la dernière guerre ; à me
demanda pour ma quote-part trois setiers de blé et un sac de fèves, le tout
valant 20 écus, pour soutenir la guerre.... Comme je n'avais alors ni blé, ni
fèves, ni argent, la puissance législatrice et exécutrice me fit trainer en
prison, et on fit la guerre comme on put. En sortant de mon cachot, n'ayant
que la peau sur les os, je rencontrai un homme joufflu et vermeil dans un
carrosse à six chevaux ; il avait six laquais, et donnait à chacun d'eux,
pour gages, le double de mon revenu.... Il m'avoua, pour me consoler, qu'il
jouissait de Au reste Voltaire condamnait aussi le régime que les Physiocrates se proposaient de détruire. Sous la nouvelle finance, dit l'Homme aux quarante écus, on m'enlève tout d'un coup, nettement et paisiblement, la moitié de mon existence ; mais j'ai peur qu'à bien compter, on m'en eût pris, sous l'ancienne, les trois quarts. Assurément les Physiocrates ont répandu le goût des choses
agricoles. Gouvernement et particuliers se sont intéressés à la campagne. Le Contrôleur général Bertin invite,
en 1760, les intendants à provoquer la formation de Sociétés
d'Agriculture, fonde les écoles vétérinaires d'Alfort et de Lyon,
autorise la circulation des grains dans l'intérieur du royaume ;
l'exportation, sous son ministère, devient possible par des moyens détournés.
Il encourage les desséchements de marais, les défrichements de terres
incultes, l'usage des baux à long terme, qui permettent au fermier de
recueillir les fruits de son travail. Il projette d'ouvrir des canaux en
Bourgogne, en Picardie, en Flandre. C'est le moment où Parmentier fait sa
propagande en faveur de la pomme de terre, où Daubenton fait connaitre le
mouton mérinos, où l'abbé Tessier et Thouin commencent d'écrire un traité
d'agriculture. De grands personnages se font agronomes, comme Choiseul, Tout ce mouvement en faveur de l'agriculture, les capitaux engagés, les facilités données à la circulation des produits, la multiplication des routes et des chemins et, d'autre part, l'accroissement de la population, la diminution de valeur des métaux précieux, amenèrent une hausse des denrées et, par conséquent, des produits des terres et des fermages[11]. L'hectolitre de blé qui, en moyenne, avait valu 11 fr. de 1725 à 1750, valut 13 fr. 25 de 1750 à 1775 ; l'hectolitre d'avoine qui, dans la première période, avait valu 3 francs, en valut 4 dans la seconde ; l'hectolitre d'orge passa de 4 fr. 80 à 7 fr. 30. Pour produire plus de grains, on défricha des terrains vagues, des landes, et, en bien des pays, on déboisa les coteaux. La viande haussa dans les mêmes proportions que les céréales ; on accrut donc le bétail. Les foins étant devenus plus rares et ayant alors renchéri, on multiplia les prairies artificielles, surtout les luzernes qui étaient déjà très répandues dans le Nord. L'élévation du prix des vins fit que les cultivateurs se mirent à planter des vignes, mais les administrateurs renouvelèrent la défense d'entreprendre ces plantations sans autorisation préalable. La grande masse des paysans demeurait fidèle aux vieilles pratiques d'assolement biennal et triennal, à la routine de l'outillage traditionnel ; ils faisaient de plus grosses récoltes en étendant la culture. Le prix des terres qui, durant les quarante dernières années du règne de Louis XIV, avait considérablement baissé — de 50 p. 100 au dire de Boisguilbert — se releva. Un hectare de terre, qui, de 1701 à 1725, aurait rapporté 11 francs de revenu et se serait vendu 265 francs, rapporta, de 1725 à 1750, 13 fr. 75 et se vendit 344 francs ; de 1750 à 1775, il rapporta 18 francs et se vendit 515 francs. Le prix des fermages s'éleva donc ; mais les fermages haussèrent proportionnellement plus que les denrées, en sorte que les propriétaires firent plus de profit que les fermiers. Le sort de la masse des cultivateurs s'améliora-t-il ? Des historiens le soutiennent, et d'autres le nient. Pour les uns, de 1750 à 1789, la vie rurale s'est transformée, sous l'impulsion des administrateurs, des Sociétés d'Agriculture, des Économistes, de l'esprit public. Pour les autres, l'absentéisme des grands seigneurs, et le
poids de l'impôt, des corvées et de la milice, auraient fait plus de mal que
par le passé. Il semble qu'il y ait chez les uns et les autres une part de
vérité, une plus grande part toutefois chez les premiers. Les salaires des
ouvriers agricoles ne se sont pas accrus en proportion du prix des denrées,
et, dans les temps de disette, qui reviennent fréquemment, les salariés au
jour le jour sont exposés à la pleine misère. D'autre part, les profits de
l'agriculture sont plus grands pour les propriétaires que pour les fermiers ;
mais la condition des fermiers et des métayers est, en général, bien
meilleure. Les rapports des intendants constatent un progrès dans la plupart
des provinces. En 1774, un économiste, Moheau, dans ses Recherches et
considérations sur la population de On peut observer, dit-il, qu'il y a un moindre nombre de maisons composées de torchis, que les nouvelles sont moins resserrées et mieux aérées, que les lieux d'habitation bien situés ont gagné en population ce que les autres ont perdu.... Le paysan français est mal vêtu.... La toile, vêtement de beaucoup, ne les protège pas suffisamment contre la rigueur des saisons ; mais depuis quelques années... il est un bien plus grand nombre de paysans qui portent des vêtements de laine.... Dans l'état habituel de la consommation du peuple (c'est-à-dire en dehors des disettes), on a pu observer que dans plusieurs provinces ou contrées, dont les habitants se nourrissaient anciennement de pain de blé sarrazin, d'orge ou de seigle, l'espèce du pain est devenue meilleure. Nous ne pourrions assurer s'il y a plus grand nombre d'hommes dans les aliments desquels entre la viande ; niais certainement il en est beaucoup plus qui boivent du vin, excellente boisson pour les pauvres, non seulement parce qu'elle est alimentaire, mais parce qu'elle est aussi un très bon antiputride. C'était une opinion universellement répandue que la consommation du blé était inférieure à la production, et que les disettes provenaient, non de causes naturelles, mais de causes factices, comme la malice d'aucuns marchands et regrattiers. D'où cette habitude de considérer les opérations sur le blé comme des entreprises d'accaparement, et les marchands de blé comme des affameurs contre lesquels devait sévir l'autorité. D'où aussi l'intervention de l'État et la responsabilité qu'il prenait dans le service de l'alimentation publique. Depuis le XVIe siècle, on avait établi des magasins
publics de grains ; il en existait à Lille, à Nancy, à Rennes, à Bordeaux, à
Lyon, dans la banlieue de Paris. Mais le Gouvernement était accusé de faire des bénéfices sur ses opérations, et, en 1753, le marquis d'Argenson, parlait d'un profit d'un million par jour. De là devait naître l'histoire du Pacte de famine. En 1765, un sieur Malisset, gardien de la réserve des grains, fit observer à L'Averdy, alors Contrôleur général, que, si cette réserve demeurait longtemps en magasin, elle exigerait des frais de manutention fort élevés. Il proposa de renouveler lui-même, à ses risques et périls, les approvisionnements, par des séries de ventes et d'achats. Il offrit de se faire cautionner pour cette entreprise par trois financiers, Le Ray de Chaumont, Rousseau et Perruchot. L'Averdy estima le marché avantageux pour l'État, et un contrat valable pour dix ans, portant le titre de Soumission, fut signé le 28 août 1765. Malisset toucherait trente mille livres de gages annuels. Très honnête homme, L'Averdy n'aurait jamais consenti à
couvrir de son patronage les spéculations malhonnêtes d'une compagnie. Mais
Malisset avait escompté une transformation du commerce des grains dont le
Contrôleur général ne soupçonnait pas qu'il pût tirer parti. Voyant que les
boulangers, constamment trompés dans leurs achats de blés, se mettaient à
acheter, de préférence, des farines, il fit construire des moulins, pour
transformer en farines les grains du Roi. Il se croyait d'autant plus sûr de
réaliser des bénéfices que les marchands de farines étaient seulement tolérés
à Paris. Or Malisset signa avec ses cautions un acte de partage de bénéfices
chez un notaire de Paris en 1767, et cette pièce tomba aux mains d'un certain
Le Prévost de Beaumont, qui en parla comme d'un Pacte de famine conclu entre le Contrôleur général et des
traitants. Pour l'empêcher de publier quelque libelle, le Gouvernement
l'emprisonna en octobre 1769. Le Prévost refusa, dit-on, sa liberté plutôt
que de s'engager à garder le silence sur les opérations de Malisset, et demeura
en prison vingt ans, d'abord à III. — L'ÉTAT DES FINANCES AVANT ET APRÈS LE TRAITÉ DE PARIS : SILHOUETTE, BERTIN, L'AVERDY. CE fut un triste temps pour les Contrôleurs généraux que
celui des ministères de Bernis et de Choiseul et de la guerre de Sept Ans[13]. Une Déclaration
royale du 7 juillet 1756 ayant ordonné la levée d'un second vingtième et la
création de L'arrivée aux affaires de M. de Silhouette, en 1759, fit sensation. Le nouveau Contrôleur général avait traduit l'Essai sur l'homme, de Pope, en 1736, et diverses dissertations de Bolingbroke et de Warburton. Il avait visité l'Angleterre, écrit sur la navigation et le commerce, et s'était fait la réputation d'un homme à idées. Aussi honnête qu'instruit, il avait, par malheur, plus étudié les hommes dans les livres que dans la vie réelle. Il régla la procédure des cotes d'office dans l'imposition de la taille, essaya, comme tous les Contrôleurs généraux, d'empêcher les injustices dans la répartition des charges. Il annula quantité de dons et de pensions accordés sans titres légitimes, réserva un fonds spécial pour récompenser les services rendus à l'État. Il suspendit, pour la durée de la guerre, et pour deux ans après la paix, de nombreuses exemptions de tailles. Enfin il attaqua de front les fermiers généraux, dont la richesse faisait contraste avec la pénurie de l'État. Le bail Henriet, conclu en 1755, réservait au Roi la
moitié des bénéfices de la ferme au-dessus de cent dix millions, prix du
bail. Silhouette imagina de vendre au public cette part de bénéfice, et de
greffer sur l'opération un emprunt dissimulé. Il émit soixante-douze mille
actions de Ce fut précisément ce mécontentement des fermiers qui valut à Silhouette un moment de grande popularité. Sénac de Meilhan[14] a calculé les bénéfices des fermiers généraux, receveurs et financiers de toute sorte qui participaient à la levée des impôts. D'après lui, de 1726 à 1776, 1719 millions auraient été partagés entre 1.400 personnes, dont quelques-unes avaient des parts énormes ; chaque année, un petit nombre d'individus auraient accaparé et transporté à Paris une trentaine de millions ; les provinces en auraient été desséchées. Sénac évalue la fortune de quelques financiers : Samuel Bernard et Paris de Montmartel auraient gagné chacun 33 millions ; trois autres, 10 millions chacun ; cinq, 8 millions ; cinquante, de 3 à 6 millions. Et il conclut : Voilà, dans un nombre de 60 personnes, 336 millions de livres rassemblés. Les auteurs qui ont le plus déclamé contre les profits de la finance n'ont peut-être jamais imaginé qu'ils pussent s'élever à la somme immense que présente ce tableau. On reprochait aussi aux fermiers les moyens qu'ils employaient pour assurer leur puissance. Ils casaient la clientèle des grands pour s'assurer leur appui ; tenaient le Roi par la favorite sortie de leurs rangs ; la noblesse d'épée et de robe recherchait leur alliance pour redorer ses blasons. Ils avaient trois cent mille agents dans le royaume. La condamnation en bloc des fermiers généraux était une injustice. Il se trouvait parmi eux, en majorité, de fort honnêtes gens, laborieux, et qui, s'ils restaient longtemps en charge et ne faisaient pas de folles dépenses, s'enrichissaient par les bénéfices que leur assuraient les contrats légitimes et légaux conclus avec l'État. Plusieurs, par la culture de l'esprit, se firent une place dans la société distinguée du temps, figurèrent dans les salons des lettrés et des Philosophes, tinrent eux-mêmes des salons, furent des Mécènes pour les gens de lettres et surtout pour les artistes. Il ne faut pas oublier non plus que l'État aurait pu difficilement subsister, si, dans les moments d'extrême pénurie, qui revenaient souvent, il n'avait pas été aidé et soutenu par la finance ; et cette aide n'était pas sans (langer pour ceux qui donnaient. Mais le public ne distinguait pas entre les financiers. Sans prendre garde que la plupart des fermiers étaient riches de naissance, fils de magistrats, de notaires, de gros négociants, il ne voulait voir que les parvenus, Haudry, fils de boulanger, Perrinet, fils de marchand de vin, les Pâris, fils de cabaretier, Bouret, fils de laquais, qui déployaient, d'ordinaire, à luxe le plus insolent. D'ailleurs, il restait vrai que l'administration des fermes était très dure, les impôts perçus avec une grande rigueur, et que l'application des règlements sur la vente des produits et des marchandises exaspérait les métiers et le commerce. Toutes ces raisons, auxquelles il faut ajouter l'envie que produit toujours la richesse, expliquent l'impopularité des fermiers. Dans les salons, on se moquait d'eux ; un jour qu'on demandait à Voltaire de conter une histoire de voleurs, il commença : Il y avait une fois un fermier général..., et s'arrêta dans le rire, l'applaudissement de l'assistance. Le populaire souhaite mal de mort à ces pillards généraux. Un aventurier dauphinois, Mandrin, qui s'était fait capitaine général des contrebandiers, ayant été, après nombre d'exploits commis aux dépens des receveurs et autres agents des fermes, après des combats et des victoires sur les troupes régulières, roué vif à Valence en 1755, devint un héros populaire immolé à la vengeance des fermiers. Le Gouvernement cédait à la pression de l'opinion publique, comme on voit par les mesures que prit Silhouette. La popularité de Silhouette ne fut pas de longue durée. Les ressources qu'il s'était procurées n'avaient pas comblé le déficit. Dans un rapport qu'il présenta au Conseil, il évalua les
dépenses de l'année 1760 à 503 millions. Il ne tenait pas compte des anticipations qui étaient de 100 millions, d'une
cinquantaine de millions dus aux fermiers et aux receveurs généraux, des
rescriptions ou mandats de payement des receveurs généraux qui dépassaient
cent millions. Il calculait que les revenus ordinaires donneraient 286
millions, un fond extraordinaire 66 millions et demi, les actions des fermes
72 millions ; restait à trouver 78 millions et demi. En conséquence il
proposait d'établir une Subvention générale,
c'est-à-dire un ensemble d'impôts portant principalement sur les privilégiés
et les riches. Il suspendait, pour la durée de la guerre, le privilège de franc-salé, exemption de gabelles dont jouissaient
le Poitou, l'Aunis, A l'annonce de ces impôts, qu'il fallut faire enregistrer
en lit de justice le 20 sept. 1759, ce fut un toile. Ils
ne taxent pas l'air que nous respirons, dit Mme du Deffand ; hors cela, je ne sache rien sur quoi ils ne portent.
Voltaire, qui avait promis à Silhouette de lui donner une niche au temple de Nous avions un Contrôleur général que nous ne connaissions que pour avoir traduit en prose quelques vers de Pope. Il passait pour un aigle, mais, en moins de quatre mois, l'aigle s'est changé en oison. Il a trouvé le secret d'anéantir le crédit, au point que l'État a manqué d'argent pour payer les troupes. Contraint par la nécessité, Silhouette annonça le 21 octobre qu'il suspendait pour un an tout remboursement de capitaux au Trésor royal, qu'il ne paierait plus ni les mandats de payement des receveurs généraux, ni les lettres de change tirées des colonies ; à titre d'indemnité il offrait un intérêt de 5 p. 100 pour les sommes non remboursées, mais les hommes d'affaires, les banquiers, les négociants n'avaient pas de placements à faire et avaient besoin d'être payés. Ce fut une perturbation générale du commerce et de l'industrie. Les journaux de Londres dénoncèrent le Roi de France comme banqueroutier. A Paris, on fabriqua des habits et des culottes à la silhouette, sans poches ni goussets ; on donna le nom de silhouette à cette sorte de dessin superficiel et vide, qui semble le portrait d'une ombre. Silhouette fut disgracié le 21 novembre. Le seul Rousseau le complimenta : Vous avez bravé les cris des gagneurs d'argent. En vous voyant écraser ces misérables, je vous enviais votre place ; en vous la voyant quitter, sans vous être démenti, je vous admire.... Les malédictions des fripons sont la gloire de l'homme juste. Ce ne fut pas sans appréhension que le lieutenant général
de police Bertin consentit à succéder à Silhouette le 23 novembre 1759. Assez
ignorant en finances, il gagna d'abord l'opinion par sa douceur et une
tendance naturelle à user de palliatifs. Il retira les édits qui avaient
provoqué le plus de colères ; mais il fallut bien qu'il s'ingéniât à
ressaisir, par voie détournée, les ressources auxquelles il renonçait. A La guerre terminée, la dette publique monta à 1 713 millions, et les sommes dues immédiatement, la dette flottante, à 250 millions. La détresse était telle que le Contrôleur général ne faisait plus face aux frais courants de l'administration. Les Parlements rappelaient que les vingtièmes devaient disparaître avec la guerre ; mais il était impossible de diminuer les impositions. Bertin supprima le troisième vingtième et le doublement de la capitation, en avril 1763 ; mais il créa un nouveau sou pour livre des droits des fermes, généralisa la perception du centième denier qui se payait à toute mutation d'immeubles et s'étendait aux immeubles fictifs comme les rentes et les offices ; il prorogea pour six ans la levée du second vingtième, qui devait finir trois mois après la paix, et, pour le rendre très productif, ordonna le dénombrement et l'estimation de tous les biens-fonds du royaume sans aucune exception. Il projetait la confection d'un cadastre qui pût servir à une juste assiette des impôts. Le Parlement de Paris n'enregistra les édits de Bertin
qu'en lit de justice ; les Parlements de Toulouse, Grenoble, Besançon,
s'agitèrent violemment ; celui de Bordeaux traita les agents de perception de
concussionnaires. C'étaient, dit-il le 7 septembre 1763, une armée d'ennemis du repos public, n'ayant pour règle
que les mouvements d'une cupidité insatiable. Ils avaient accumulé toutes les richesses du royaume, et en
avaient formé par le secours de l'impunité et la
protection de ceux qui entouraient le trône des fortunes qu'il conviendrait
de considérer comme les vraies caisses d'amortissement destinées par la loi
au paiement des dettes de l'État ; ce qui était demander la
confiscation des biens des financiers. Les Gouverneurs avaient été chargés de
faire enregistrer les édits en leur présence ; mais à Grenoble Dumesnil, à
Toulouse Fitz-James furent décrétés de prise de corps par les Parlements, et
durent se protéger par une garde permanente contre les huissiers et suppôts
de justice. A Rouen, le 18 août, D'Harcourt déclarant qu'il assisterait à la
délibération de Sur ces paroles, les magistrats sortirent en corps, sauf Miromesnil, le Procureur général et le greffier en chef, que des lettres de cacha contraignaient d'assister le Gouverneur. D'Harcourt fit transcrire les édits sur les registres ; le Parlement ayant repris séance pour prononcer la nullité de l'enregistrement, d'Harcourt revint prendre séance ; il fut accueilli par des huées, et se retira. Dix conseillers furent exilés ; quatre-vingt-dix se démirent de leurs charges. Le Gouvernement recula une fois de plus devant les Parlements. Une Déclaration du 21 novembre 1763 fixa comme terme extrême au second vingtième le 1er janvier 1768 ; elle annonça, pour la confection du cadastre, des règlements que les cours vérifieraient ; invita celles-ci à présenter des mémoires sur les moyens de perfectionner et de simplifier la répartition et la perception de l'impôt, la comptabilité des finances, supprima le centième denier sur les offices. Le Parlement de Paris enregistra en stipulant que le cadastre respecterait les immunités des biens nobles, et que les vingtièmes seraient perçus sur les rôles actuels, dont les cotes ne pourraient être augmentées, ce qui était interdire de proportionner l'impôt aux progrès de la richesse publique. La victoire de la magistrature était complète. Sans doute pour désarmer le Parlement de Paris, le Roi, après avoir retiré le Contrôle général à Bertin, le 13 décembre 1763, le donna au conseiller de L'Averdy. Il n'y avait pas d'exemple qu'un conseiller fût devenu Contrôleur général, et, si malade que parût l'État, des parlementaires, flattés de ce choix, crurent qu'il avait chance de se rétablir. L'Averdy passait pour un sage, et le bruit courait qu'il allait procéder à des économies et retranchements. Lorsqu'il eut donné, le 23 décembre 1763, une ordonnance autorisant provisoirement le transport et le commerce des grains de province à province, et, le 19 juillet 1764, rendu le commerce des grains libre dans le royaume, et permis d'importer ou d'exporter, sauf à payer un léger droit, les Philosophes annoncèrent l'amélioration prochaine du sort des paysans. On reconnut bientôt que le nouveau ministre n'aimait ni les Philosophes, ni la philosophie, et qu'il avait trop haute opinion de lui-même pour permettre aux particuliers de discuter des choses publiques. Il n'établit aucune imposition nouvelle, mais il augmenta les anciennes. Il créa une caisse des arrérages et une caisse des amortissements ; à la première, qui était chargée d'acquitter les arrérages des rentes et les intérêts des avances ou emprunts, il affecta le produit des deux vingtièmes et des sols pour livre, plus un droit de mutation égal à un an de revenu sur toutes les mutations en ligne collatérale des contrats de rente sur l'État ; à la seconde, diverses sommes, que devait payer la caisse des arrérages : 10 millions par an jusqu'en 1767, 7 millions de 1768 à 1769, 6 millions de 1770 à 1771 et 3 millions de 1772 à 1781 ; la caisse des amortissements fut encore alimentée par une retenue annuelle de 1/10e sur tons les effets au porteur, les gages et augmentations de gages, autres que ceux des officiers de justice et de police. Des lettres patentes annoncèrent chaque année dans la suite, l'amortissement d'un nombre respectable de millions, mais de nouvelles dettes furent contractées. L'administration de L'Averdy contribua à produire les troubles de Bretagne, dont il sera question bientôt et qui furent si graves. Ainsi l'un après l'autre les Contrôleurs généraux se
démenaient dans l'impossible. Il leur fallait bien subvenir aux frais de la
guerre et acquitter les dettes qu'elle laissait. Quand
on a contre les Anglais, disait Voltaire avec raison, une guerre si funeste, il faut que toute la nation
combatte, ou que la moitié de la nation s'épuise à payer la moitié qui verse
son sang pour elle. Mais le mauvais régime politique, le mauvais
régime financier apparaissaient de plus en plus comme les causes de la
perpétuelle détresse. Les Parlements s'en prenaient à la monarchie absolue.
Ils déclaraient que les sujets du Roi, étaient des
hommes libres, et non des esclaves ; que la perception des impositions
n'est légitime que pour les dépenses faites dans l'intérêt de l'État. Ils
montraient un déluge d'impôts ravageant
impitoyablement les villes et les campagnes, et toute |
[1]
SOURCES.
D'Argenson (t. IV et suiv.), Barbier (t. III et IV), Moufle d'Angerville (t.
IV), déjà cités ; Arnould, De la balance du commerce, Paris. 1791, 2
vol. et atlas. Collection des principaux économistes (Doire), Paris,
1846, 2 vol., t. I ; Quesnay, Le droit naturel ; Analyse du tableau
économique ; Maximes générales du gouvernement économique d'un
royaume agricole ; Art. extraits de l'Encyclopédie : Fermiers
; Grains ; Œuvres économiques et philosophiques, éd. Oncken,
Francfort-sur-le-Mein, 1888 ; Art. Hommes et Impôts, publ. dans
OUVRAGES
A CONSULTER. Bleunard (t. II), Clamageran (t. III), Clément (Portraits
; Silhouette), Espinas, de Lavergne, Delahante, Levasseur (Histoire
des classes ouvrières), de Luçay, Monlyon, Roustan. Taine, Thirion,
Tocqueville, déjà cités. Gide et Rist, Histoire des doctrines économiques
depuis les physiocrates jusqu'à nos jours, Paris, 1909. Afanassiev, Le
commerce des céréales en France au XVIIIe siècle (trad. Boyer), Paris,
1894. D'Avenel, Histoire économique de la propriété, des salaires, des
denrées et de tous les prix en général depuis l'an 1200 jusqu'en l'an 1800,
Paris, 1894-1898, 4 vol. Babeau, Le village sous l'ancien régime, Paris,
1879, 2e éd. ; la vie rurale dans l'ancienne France, Paris, 1882.
Biollay, Etudes économiques sur le XVIIIe siècle : Le pacte de famine,
Paris, 1885. Biré, La légende du pacte de famine (dans le Correspondant,
1889, t. CLVI). Boissonnade, Etudes sur les rapports de l'Etat et de la
grande industrie aux XVIIe et XVIIIe siècles : Essai sur l'organisation du
travail en Poitou, depuis le XIe siècle jusqu'à
[2] Gournay est né en 1712, et mort en 1759.
[3] Tout au plus Gournay permettait-il à l'État de distribuer aux fabricants des gratifications et des prix, des marques d'honneur. Il ne voulait pas qu'on poursuivit un ouvrier pour avoir fabriqué une étoffe jugée inférieure, parce que tout fabricant, disait-il, ajoute quelque chose à la masse des richesses de l'État, parce que les consommateurs peuvent préférer une marchandise inférieure, mais peu coûteuse, à une marchandise parfaite, mais de grand prix.
[4] Ces chiffres sont relevés dans un ouvrage manuscrit de M. P. Boissonnade, Essai sur l'histoire et le régime des manufactures royales aux XVIe et XVIIIe siècle, t. III, ch. IV.
[5]
Il avait en outre préparé pour l'Encyclopédie
les articles Hommes et Impôts, qu'il ne publia pas. Ils ont été
édités dans
[6] Estimant que la production agricole s'élève en France annuellement à 5 milliards, Quesnay admet que la classe productive conserve a milliards pour son entretien, l'entretien du bétail, les semences, les engrais, etc., et qu'elle achète à l'industrie pour 1 milliard de produits. Restent 2 milliards qui, comme produit net, seront versés à la classe propriétaire et souveraine ; à cette classe l'État réclamera un impôt calculé sur le pied d'un tiers du produit net, ou d'un douzième du produit brut total, soit un peu plus de 600 millions.
[7]
L'affirmation de Quesnay vient de ce que, de son temps, on voyait toute une
catégorie d'hommes,
[8] Le marquis de Mirabeau est né en 1715 et mort en 1799.
[9] Dupont de Nemours est né en 1739 et mort en 1817.
[10]
Lemercier de
[11]
De très importants phénomènes, encore mal étudiés, l'accroissement de la
population et celui du numéraire, se produisaient alors. — Forbonnais estime
que la population de
[12]
En 1789, le 5 octobre. Le Prévost de Beaumont devint libre, en vertu d'un ordre
de Guignard de Saint-Priest, secrétaire d'Etat du département de Paris, et il
dénonça le contrat de la société Malisset en 1790, soit dans une brochure, Le
Prisonnier d'État, soit dans les Révolutions de Paris, sous ce titre : Horrible conspiration liguée anciennement
entre le Ministère,
[13] Au Contrôle se succédèrent Moreau de Séchelles (1754-1756), de Moras (1756-1757) et de Boulogne (1757-1759).
[14] Dans ses Considérations sur les richesses et le luxe, publ. en 1787, p. 352.