I. — LE RENVERSEMENT DES ALLIANCES.
LA paix signée en 1748 entre l'Angleterre et la France ne pouvait durer ; les Anglais la déploraient. En
échange de l'évacuation des Pays-Bas, consentie par Louis XV, ils avaient dû
débloquer Bordeaux et Nantes, restituer le Cap Breton et Louisbourg, et ils
regrettaient le marché. Dans les villes et les ports, l'esprit de guerre se réveilla,
à la reprise de la concurrence française ; les marchands réclamèrent une
politique même agressive, qui leur assurât partout les mains libres. En
Amérique, les colons anglais étaient résolus à la lutte à fond contre les
colons français.
Au moment où va commencer entre France et Angleterre la
guerre pour la possession de l'Amérique du Nord, les treize colonies, fondées
par des Anglais au XVIe et au XVIIIe siècles, se succèdent sur la côte de
l'océan Atlantique entre le Canada français et la Floride espagnole. Elles
sont enveloppées à l'Ouest par les possessions françaises. Du Canada, en
effet, les Français ont commencé, dès le XVIe siècle, la pénétration à
l'intérieur, dans la région des grands lacs. Ils ont fondé des établissements
sur le lac Supérieur, le lac Ontario et le lac Michigan. Du lac Michigan est
parti en 1679 Cavelier de la
Salle à la recherche du Mississipi, dont on ne connaissait
que le cours inférieur découvert par les Espagnols ; en 1682, il a descendu
le fleuve jusqu'à l'embouchure, et pris possession de la vaste vallée qu'en
l'honneur de Louis XIV il a nommée la Louisiane. Lorsqu'il
mourut en 1687, quelques centaines de colons français vivaient sur le bas
Mississipi ; en 1718 a
été fondée la ville qu'en l'honneur de Philippe d'Orléans, régent de France,
on a nommée la Nouvelle-Orléans.
Ainsi, du Nord au Sud, du Saint-Laurent au Mississipi, qui,
un moment, a été nommé le fleuve Saint-Louis, s'étendait la domination
française.
Très vaste, cette domination n'était pas solide, les
Français étant bien moins nombreux en Amérique que les Anglais. On estime à 60.000
hommes la population du Canada et à deux millions celle des treize colonies
anglaises, vers le milieu du XVIIIe siècle. La population anglaise n'était
pas homogène ; elle différait, selon la provenance des colons et la nature
des pays. Des puritains, qui avaient fui au XVIIe siècle la persécution
anglicane, s'étaient établis dans les quatre colonies du Nord, dont
l'ensemble composait ce qu'on nommait la Nouvelle-Angleterre[2]. Ils cultivaient
sous un climat froid des terres peu fertiles, et la pêche était leur autre
moyen de subsistance. Au Sud de la Nouvelle-Angleterre,
quatre colonies[3] étaient composées
d'éléments divers : il s'y trouvait des Allemands luthériens qui avaient fui
la persécution, des protestants irlandais, des quakers. Là étaient situées
les deux plus grandes villes de l'Amérique anglaise, New-York et
Philadelphie. Ces pays pratiquaient surtout la culture du blé. Enfin, dans
les cinq colonies du Sud[4], à climat chaud
et terres fertiles, des gentilshommes anglais vivaient noblement sur des
domaines que des nègres cultivaient. Mais, si divers qu'ils fussent, ces
colons anglais avaient entre eux cette ressemblance qu'ils étaient, dans le
cadre de leurs colonies, indépendants et libres, faisant leurs affaires
eux-mêmes. Tous, ils avaient le même intérêt à disputer aux Français cette
région de l'Ouest, leur Hinterland.
Les colons du Nord, ceux qui se trouvaient en contact immédiat avec le
Canada, étaient les plus énergiques des colons anglais. Chez eux, point
d'aristocratie ; ils vivaient pauvrement et rudement dans leurs villages,
instruits par des maîtres d'école et des pasteurs, qui étaient, avec les
juges, les principaux personnages des colonies. La supériorité numérique des
Anglais avait naturellement pour conséquence la supériorité de leur force
militaire. Cette force consistait, des deux côtés, en troupes envoyées de la
métropole, mais aussi et surtout en milices locales, colons anglais et
français étant astreints au service de la milice. A eux seuls, les miliciens
de la
Nouvelle-Angleterre étaient plus nombreux que les miliciens
de l'immense colonie française.
Cette supériorité des Anglais fut renforcée, et cette
infériorité des Français aggravée par la conduite des deux gouvernements.
Tous les deux, il est vrai, pratiquaient à l'égard de leurs colonies la même
politique économique. Ils prétendaient leur vendre leurs produits
manufacturés et se réserver l'achat des produits naturels coloniaux. Même, le
gouvernement d'Angleterre était plus rigoureux que celui de France. Dans la
première moitié du XVIIIe siècle, il interdit des industries qui tentent de
s'établir dans les colonies d'Amérique ; il interdit aussi les relations
commerciales avec des étrangers ; tout doit aller en Angleterre et venir
d'Angleterre ; mais, comme la métropole n'avait établi qu'un très insuffisant
régime de douanes, la contrebande se faisait sur grande échelle. Ce
gouvernement commença par ne guère s'intéresser à des colonies qui ne lui
rapportaient rien, et les colons anglais purent se plaindre, tout autant que
les colons français, du dédain de la métropole. Mais l'Angleterre commençait
à devenir manufacturière, et son commerce se développait de plus en plus. Ses
producteurs et ses marchands avaient, pour faire valoir leurs intérêts, la
presse et le parlement. L'opinion publique anglaise était instruite des
affaires coloniales. Puis, des appels venaient des colonies américaines ;
bientôt l'opinion demandera la destruction de la puissance militaire et coloniale
de la France.
Le conflit s'annonça, au lendemain de la paix
d'Aix-la-Chapelle, à propos des limites de l'Acadie, qui n'avaient été
précisées, ni à Utrecht ni à Aix-la Chapelle. Les hostilités commencèrent sur
le territoire contesté, où, des deux parts, on éleva des forts. Elles furent
suspendues par des instructions venues de France et d'Angleterre ; mais la
lutte s'engagea sérieusement dans la région de l'Ohio. Là était le principal
point stratégique, le cours de l'Ohio étant le plus bref chemin entre le
Canada et la Louisiane
En 1753, le Virginien Trent fut chargé par le gouverneur
de la Virginie
de déloger les Français, et, en cas de refus ou de
résistance, de tuer, détruire ou faire prisonnière toute personne non sujette
du roi d'Angleterre qui chercherait à s'établir sur la rivière de l'Ohio.
Le gouverneur du Canada, Duquesne, envoya une troupe, commandée par
Contrecœur, expulser les traitants anglais des territoires contestés. Trent,
trop faible, dut abandonner le fort qu'il construisait au confluent de
l'Alleghany et de la
Monongahela, et qui, achevé par Contrecœur, devint le fort
Duquesne. Mais, quelque temps après, le 28 mai 1754, un officier français,
Jumonville, envoyé en parlementaire, était surpris dans les bois et tué — sa
qualité de parlementaire n'avait pas été reconnue — par un détachement de
Virginiens, renforcé de Peaux-Rouges, que Washington commandait. Contrecœur
envoya aussitôt, sous le commandement du frère de Jumonville, Villiers, une
colonne, qui atteignit, cerna et fit capituler les Anglais au fort de
Nécessité, en aval du fort Duquesne.
Alors les gouverneurs de Virginie et de Massachusetts
organisent des corps de troupes et projettent sous leur propre responsabilité
des attaques contre les forts ennemis. A Londres, la nouvelle de ces événements
produisit une assez grande fermentation parmi les
négociants. Le ministère, qui, jusque-là, s'était montré en somme
conciliant, cédait au courant de l'opinion publique. Robinson, ministre des
Affaires étrangères, disait à l'ambassadeur de France : Vous en prenez à votre aise... vous procédez en sûreté sous l'autorité de votre roi ;
mais, il n'en est pas de même pour nous, et c'est la tête du duc de Newcastle
et la mienne qui répondront de tout ce que nous faisons avec vous.
Déjà, en juillet 1754 le gouvernement anglais avait autorisé les gouverneurs
de Massachusetts et de Nouvelle-Écosse à attaquer les forts français. En
apprenant la capitulation du fort de Nécessité, il haussa le ton :
Toute l'Amérique du Nord sera
perdue, écrit Newcastle, si nous tolérons des procédés pareils ; il n'y a pas
de guerre qui serait pire pour notre pays que de supporter des faits
semblables. La vérité est que les Français réclament la possession de toute
l'Amérique du Nord, excepté la lisière du littoral, dans laquelle ils
voudraient resserrer toutes nos colonies ; mais c'est ce que nous ne pouvons
ni ne voulons souffrir.
Au début d'octobre 1754, la Cour de Londres envoyait en
Amérique, avec des renforts, le général Braddock.
Ce n'était pas encore la guerre : le cabinet anglais, et
surtout le duc de Newcastle souhaitaient la paix ; mais ils entendaient
obtenir un règlement de frontières, selon leurs convenances.
Le cabinet français ne comprit pas le péril. Il ne sut ni maintenir la paix
par des concessions, ni préparer la guerre ; il demeura dans la sécurité et l'assoupissement.
D'ailleurs le Roi penchait pour les desseins
pacifiques, et la marquise de Pompadour faisait comme lui.
En Amérique, les colons anglais accusaient leurs voisins
d'actes atroces ; des sociétés religieuses comme la Société
pour la propagation de l'Évangile publiaient ces accusations. Par intérêt,
par fanatisme, les négociants anglais s'agitaient. Le roi George demanda, le
25 mars 1753, au Parlement, qui l'accorda, un subside d'un million de livres
sterling pour sauvegarder les justes droits et les
possessions de sa couronne en Amérique. La France s'obstinant à ne
pas prendre l'initiative de la rupture, la cour de Londres voulut l'y
contraindre. Au moment où Braddock tenait dans Alexandria, à l'embouchure du
Potomac, un grand conseil de guerre et arrêtait un plan général d'attaque
contre les possessions françaises, l'amiral Boscawen reçut l'ordre de se
rendre sur la côte d'Acadie, d'y rallier les forces navales en station à
Halifax, puis de s'établir en croisière devant le port de Louisbourg, afin
d'intercepter les navires français destinés pour ce port, pour le golfe ou
fleuve Saint-Laurent, ou pour l'un quelconque des établissements français
dans ces parages. Si vous rencontrez des vaisseaux
de guerre français ou autres navires ayant à bord des troupes ou munitions de
guerre, disaient ses instructions, vous ferez de votre mieux pour vous en
rendre maître. Dans le cas où il vous sera fait de la résistance, vous
emploierez les moyens dont vous disposez pour les capturer et les détruire.
L'occasion allait se présenter d'appliquer ces
instructions. Le gros d'une escadre française partie de Brest avait pu gagner
heureusement Louisbourg et Québec ; mais trois vaisseaux égarés, l'Alcide, le Lys
et le Royal Dauphin, donnèrent dans
l'escadre anglaise, le 10 juin 1755, près des bancs de Terre-Neuve. Les
Anglais engagèrent le combat. Le commandant de l'Alcide
prit lui-même le porte-voix et répéta deux fois la
même question : Sommes-nous en paix ou on guerre ? Du vaisseau anglais
voisin, le Dunkerque, le commandant répondit bien distinctement : La paix ! la paix !
Sur cela on entendit très distinctement sortir de sa bouche Fire (feu) !
Il fut sur le champ obéi. Le Royal Dauphin
échappa ; mais l'Alcide et le Lys durent capituler. Peu de temps après, Hawke
capturait 300 bateaux, d'une valeur de 30 millions.
En Europe, on crut à une rupture immédiate, mais le
Gouvernement français ne s'y résignait pas encore. Sans doute en apprenant
l'entreprise de Boscawen, l'émotion fut profonde : Le
Roi, écrit l'envoyé prussien, avait l'air
fort triste à son grand couvert. Mais, même après que Rouillé eut
rappelé de Londres l'ambassadeur Maurepoix, le cabinet français négocia par
l'intermédiaire d'officieux. Pour prouver sa volonté de rester dans les
termes du droit, Louis XV ordonna de relâcher Thomas Lyttleton, gouverneur do
la Caroline
du Sud, saisi par une frégate française en allant rejoindre son poste. Il
fallut cependant se rendre à l'évidence ; fin décembre 1755, le cabinet
français se résolut à l'inévitable.
La Cour
de Versailles demanda aide à celle de Madrid, l'Espagne étant le seul pays
qui pût, par sa marine, lui être d'un secours efficace contre l'Angleterre :
elle n'obtint que le conseil de s'accommoder avec les Anglais. A la Cour, d'Argenson,
Belle-Isle et d'autres pensaient que ce serait jouer une partie inégale que
de limiter la guerre à une lutte sur mer et aux colonies, et qu'il fallait
attaquer en Hanovre le roi d'Angleterre, et, aux Pays-Bas, son alliée Marie-Thérèse
: ni l'un ni l'autre n'étaient en état de défendre ces possessions,
disaient-ils, contre les forces françaises auxquelles on croyait que se
joindraient celles du roi de Prusse. Si j'étais roi
de France, avait dit Frédéric au chevalier de Latouche, je ferais marcher un corps de troupes considérable en
Westphalie pour le porter tout de suite dans l'électorat de Hanovre, c'est le
moyen le plus sûr de faire chanter ce... — Venait ensuite une injure à
l'adresse du roi d'Angleterre. — Mais Louis XV trouvait indigne de lui
d'envahir les Pays-Bas, Marie-Thérèse étant en train de se dégager de
l'alliance anglaise. D'autre part, la marquise de Pompadour craignait qu'une
guerre sur terre n'éloignât d'elle le Roi. Enfin Machault, jaloux de
d'Argenson, voulait réserver à la marine toutes les ressources disponibles.
Ce gouvernement divisé était incapable de choisir une politique.
L'Angleterre, se sachant impuissante à défendre les
Pays-Bas et le Hanovre, leur chercha des protecteurs. A Vienne, où elle
s'adressa tout d'abord, l'accueil fut mauvais. Désintéressée dans la querelle
des puissances maritimes, Marie-Thérèse souhaitait d'y rester étrangère ; par
honneur, cependant, elle acceptait de remplir les engagements qu'elle avait
pris en 1743 au traité de Worms envers le roi George, pourvu que celui-ci
remplit les siens envers elle ; mais, pour cela, il aurait fallu qu'il
envoyât des troupes anglaises sur le continent, et le Parlement britannique
ne l'aurait pas permis ; la négociation fut rompue. En Hollande, le succès ne
fut pas meilleur. En mai 1755, les Hollandais représentèrent à un envoyé
d'Angleterre le mauvais état de leurs frontières et le manque d'argent.
L'envoyé, qui n'avait pas d'argent à offrir, dut rembarquer.
Le cabinet britannique voulut tout au moins garantir le
Hanovre ; le roi George, plus Allemand qu'Anglais, n'eût point pardonné à ses
ministres la perte de son électorat. Mais l'Angleterre ne pouvait rien
espérer des princes allemands, tant que la Prusse resterait hostile à l'Angleterre, et il
n'v avait rien à faire non plus avec le Danemark ni avec la Suède. Restait
la Russie,
c'était un grand réservoir d'hommes ; les consciences y étaient vénales et
d'un prix médiocre. Depuis deux ans, sir Hanbury Williams y négociait ; il
réussit à conclure le traité désiré, le 19-30 septembre 1753. L'Impératrice
Élisabeth s'engageait à maintenir en Livonie, à la disposition du roi
d'Angleterre, un corps de 55.000 hommes pour défendre le Hanovre, et une
flotte de 40 à 50 galères. George verserait à son allié une annuité de 100.000 livres en
temps de paix, de 500.000 en cas de guerre.
Ce fut ce succès diplomatique de l'Angleterre qui, contre
l'attente du cabinet anglais, déchaina la guerre européenne, en provoquant un
revirement du roi de Prusse. Frédéric II, depuis la paix d'Aix-la-Chapelle,
jugeait sa situation fort précaire. Il se savait entouré d'ennemis. Il avait pu
se convaincre de l'inimitié persistante de l'Autriche, qui faisait une guerre
de chicanes et de pamphlets à propos de l'exécution de la paix de Dresde.
D'autre part, il était en très mauvais termes avec le roi George ; il
professait à l'égard de son oncle des sentiments fort peu familiaux, que sa
plume et sa langue trahissaient avec une égale indiscrétion. Depuis 1750, il
n'entretenait plus d'agent à Londres ; il avait sollicité le rappel de
l'ambassadeur anglais à Berlin. Lorsque la Cour de Londres eut refusé d'indemniser des
sujets prussiens pour la capture de leurs vaisseaux pendant la guerre
précédente, Frédéric concentra près du Hanovre une petite armée.
Mais il était très inquiet du côté de la Russie. Le chancelier
Bestoujef conseillait à la tsarine de détruire la puissance prussienne, qui
faisait obstacle aux progrès des Russes dans la région baltique. Le roi de
Prusse savait la faiblesse de l'organisme moscovite et comparait l'armée
russe à un corps robuste sans tête ; mais l'hostilité de la Russie paralysait ses
mouvements. Elle était son croquemitaine.
A tant d'ennemis ou de malveillants, Frédéric ne pouvait
opposer que la France,
et il trouvait le contrepoids insuffisant. Admirablement renseigné par ses
ambassadeurs à Paris, surtout par le perspicace Knyphausen, il connaissait
les misères du cabinet français.
Ce qui me frappe plus que tout
cela, écrivait-il, c'est la grande indifférence avec laquelle les ministres
de France regardent ces affaires, et la vivacité trop remarquable avec
laquelle les ennemis de la
France poursuivent leur plan pour lasser sa puissance et la
mettre hors d'influence dans toutes les affaires de l'Europe, sans que les
susdits ministres emploient aucun des moyens qu'il faudrait pour prévenir
toutes les suites fâcheuses qui résulteront.
Le roi de Prusse était donc décidé à ne pas se
compromettre avec la
France. Aussi le conflit qui s'annonçait aux colonies
l'avait inquiété : il chercha le moyen de l'empêcher de dégénérer en une
guerre où il pourrait être englobé, donna des conseils, proposa des plans et
se déroba quand on lui parla d'y coopérer. Il voulait gagner du temps
jusqu'au moment très prochain où l'alliance avec la France expirerait. Il
défendait à Knyphausen de parler de renouvellement : le mieux était de garder
les mains libres.
A la nouvelle qu'un rapprochement anglo-russe était en
négociation, il pensa qu'il pourrait tourner l'événement à son profit, en se rapprochant
de l'Angleterre. Depuis quelque temps, la Cour de Londres changeait de sentiments à son
égard. Redoutant la répugnance du Parlement à voter des subsides, elle
craignait de recourir à la coopération armée de la Russie ; mieux valait la
rendre inutile en mettant le Hanovre à l'abri de toute attaque par une
entente avec la Prusse
; l'Angleterre garderait ainsi le bénéfice de l'amitié russe sans la payer
trop cher. Des avances furent donc faites à Frédéric, qui les accueillit avec
empressement. Un traité d'alliance défensive fut conclu le 16 janvier 1756 à
Westminster : les deux puissance3 s'engageaient à maintenir la paix en
Allemagne en s'opposant à l'entrée ou au passage d'armées étrangères.
Pour la première fois depuis 1748, Frédéric se jugeait en
complète sécurité. Par cette adjonction à l'alliance de Petersburg, il muselait l'ours russe, sans s'exposer à rien, et
déjouait les mauvaises intentions de Marie-Thérèse. Quant à la France, il ne se
dissimulait pas que sa volte-face y déchaînerait la colère ; mais il croyait
que la mauvaise humeur passerait vite ; les Français comprendraient que, sous
peine de ruine, il avait dû se rapprocher de George II, et quel profit
auraient-ils retiré de sa ruine ? Au contraire, ami des belligérants, il
pouvait contribuer à la paix par ses bons offices. Sans doute, la Cour de Versailles devait
renoncer à l'invasion du Hanovre ; mais, depuis le traité anglo-russe,
l'entreprise était impraticable. D'ailleurs, le roi de Prusse avait ménagé à la France des compensations
éventuelles : pour lui permettre d'entreprendre la conquête des Pays-Bas
autrichiens, il les avait exclus, par un article secret du traité de
Westminster, de la neutralité que l'Angleterre et lui garantissaient à
l'Allemagne. Aussi avait-il tranquillement, dès le début des pourparlers avec
le roi George, annoncé en France qu'on lui faisait des ouvertures importantes
et demandé l'envoi d'une personne avec qui causer.
Il se trompa sur les dispositions de la France. A Versailles,
on découvrit peu à peu les intentions du roi de Prusse. On affecta d'abord de
ne pas s'en inquiéter. Comme le Roi ne pensait pas alors à faire la guerre
sur le continent, il ne voulait point paraître attacher un trop grand prix au
renouvellement du traité d'alliance avec la Prusse. On ne se pressa
pas d'envoyer à Berlin la personne que demandait Frédéric ; mais lorsque
cette personne, le duc de Nivernais, apprit de lui la conclusion du traité de
Westminster, le parti prussien à la cour de France eut beau conseiller au Roi
d'accepter les choses comme elles se présentaient, et de renouveler le traité
en acceptant la neutralité allemande ; Louis XV se résolut à prêter l'oreille
aux propositions que la Cour
de Vienne lui faisait parvenir en secret.
Depuis la paix d'Aix-la-Chapelle, le principal conseiller
de Marie-Thérèse, Kaunitz, s'obstinait à la réconciliation de la France et de l'Autriche.
H jugeait que la seule ennemie de l'Autriche était la Prusse, et que, pour
reprendre la Silésie,
le concours de la France
était indispensable. Envoyé comme ambassadeur à Paris au mois d'octobre 1750,
Kaunitz fut le plus séduisant des ambassadeurs. Grand et beau, de manières
nobles, et portant sa perruque en lacets d'amour,
il fit sensation à Versailles et à Paris, mena grand train, reçut les
philosophes et les financiers et fit le libéral. Il disait que les querelles
des grandes puissances avaient pour origine des intrigues de roitelets, et
qu'il suffirait de l'union de la
France et de l'Autriche pour imposer la paix à l'Europe. Il
crut d'abord qu'il ne convaincrait pas la Cour de France, et, au moment où il quitta
Paris, au début de l'année 1753, pour aller reprendre à Vienne la direction
de la chancellerie, il conseillait à Marie-Thérèse de se résigner à la perte
de la Silésie
et de se rapprocher de Frédéric. Il sembla alors aux agents étrangers un
champion dévoué de l'alliance anglaise.
Mais ce n'était qu'une attitude ; en réalité Kaunitz ne
renonçait pas à ses desseins. Il alla jusqu'à l'idée de gagner la France, au besoin, par
des sacrifices territoriaux. Si la guerre éclatait, l'Impératrice était
exposée à perdre dans la querelle ses domaines des Pays-Bas ; ne valait-il
pas mieux les céder pour acheter à ce prix l'appui de Louis XV et la reprise
de la Silésie
? Kaunitz exposa son plan dans une conférence secrète, tenue à Vienne en août
1755, et les conclusions en furent approuvées. Un vaste plan politique s'y
trouvait exposé : garder la neutralité dans la querelle entre les puissances
maritimes et employer toutes ses forces contre Frédéric II ; offrir à la France l'abandon des
Pays-Bas au gendre de Louis XV, l'infant don Philippe, en échange des duchés
italiens de ce prince, qui reviendraient à l'Autriche ; remettre
immédiatement aux autorités françaises Nieuport et Ostende ; promettre de
soutenir la candidature du prince de Conti au trône de Pologne. C'était de
quoi séduire la France
; l'Autriche, de son côté, y trouverait, outre le recouvrement de la Silésie, de
sérieux avantages : elle diminuerait l'influence des Bourbons en Italie, au
profit de la sienne. Renoncer aux lointains Pays-Bas pour assurer la
domination autrichienne en Italie, c'était un avant-goût de la politique de
Metternich.
La France
accepterait-elle cette toute nouvelle politique ? Il fallait compter avec le
parti prussien de la Cour
et avec la popularité de Frédéric parmi les philosophes. Starhemberg, qui
avait succédé à Kaunitz comme ambassadeur en France, eut ordre de révéler au
Roi tout ce qu'on savait à Vienne du mystère de
l'intelligence secrète, qui se tramail en 1755 entre Londres et Berlin,
et de prêcher l'alliance des maisons d'Autriche et de Bourbon, n'y ayant eu qu'une aveugle animosité et des anciens
préjugés qui Le soient opposés jusqu'à présent à un ouvrage aussi salutaire
et aussi désirable pour le maintien de la religion catholique et du repos de
l'Europe. Pour que la négociation eût les meilleures chances de
succès, on voulut à Vienne qu'elle fût très secrète. Starhemberg devait faire
connaître le plan arrêté à Vienne, soit au prince de Conti intéressé au
succès de l'affaire, soit à la marquise de Pompadour. Ce fut à cette dernière
que l'ambassadeur prit le parti de s'adresser, le 31 août 1755 ; la favorite
accueillit avec plaisir l'ouverture et fit désigner comme négociateur un
homme à elle, l'abbé de Bernis.
Bernis avait alors quarante et un ans. Cadet de famille,
abbé très profane, petit poète, il s'était poussé dans le monde et il y avait
réussi. Cherche-fortune, il se crut un jour en droit d'obtenir un bénéfice,
qu'il demanda au cardinal Fleury. L'abbé, vous
n'aurez jamais rien de mon vivant, répondit l'octogénaire ; Bernis
riposta : Eh bien ! Monseigneur, j'attendrai.
Les femmes, pour le venger, se mirent en tête de le faire entrer à l'Académie
et y parvinrent ; il fut le premier de son temps à qui la littérature servit
de marchepied pour monter aux grandes places. Mme de Pompadour l'y aida.
Ambassadeur à Venise, en 1752, il représenta le Roi avec une gravité douce,
presque sacerdotale, de la souplesse, de l'habileté, une connaissance
suffisante des affaires. Il fut rappelé de Venise pour causer avec
Starhemberg.
Il a raconté dans ses Mémoires
qu'il vit le Roi sans avoir été prévenu de ce qu'on attendait de lui, et
qu'il fit ressortir les inconvénients d'un rapprochement avec l'Autriche. Je vois bien, aurait dit alors le Roi, que vous êtes comme les autres l'ennemi de la reine de
Hongrie. Ces mots auraient éclairé Bernis sur la volonté de Louis XV ;
en outre Mme de Pompadour lui aurait dit les griefs du Roi contre Frédéric ;
c'est après avoir été ainsi instruit de tout, que l'abbé se serait rencontré
à Babiole, chez Mme de Pompadour, avec Starhemberg en septembre 1755. Mais
Bernis a écrit très tard, et pour se justifier, ses Mémoires ; il a voulu
s'abriter derrière la volonté du maître. En réalité, Louis XV, à ce
moment-là, voulait la paix avec l'Autriche, mais non pas s'allier avec elle
contre Frédéric II. Il remercia l'Impératrice des intentions qu'elle
manifestait ; il protesta que, pour sa part, il n'avait rien plus à cœur que d'établir dès à présent sur des
fondements solides une union constante et inaltérable entre les deux Cours.
Il se déclarait ému des révélations autrichiennes sur l'attitude de la Prusse ; mais, fidèle à sa parole, à ses engagements et aux lois de
l'honneur, il ne pouvait, sans les preuves les plus claires et sans les
motifs les plus graves, non seulement rompre avec ses alliés, mais même
soupçonner leur bonne foi ni les croire capables d'infidélité ni de trahison.
S'il ne voulait pas se déclarer contre la Prusse, il serait très heureux que
l'Impératrice, dans son zèle pour la justice, voulût bien se déclarer contre
l'Angleterre et signer avec lui un traité de garantie réciproque sur les
bases d'Aix-la-Chapelle.
Kaunitz vit bien que la réponse française était une
défaite ; mais il ne se refusa pas à discuter le plan qu'on lui soumettait,
comptant que l'occasion viendrait de reparler du sien. C'est alors que
survint, en janvier 1756, le traité de Westminster.
On comprit en France que, si l'Autriche, rebutée par la France, se joignait à
l'Angleterre, la guerre continentale était fatale et serait dangereuse. A
part Belle-Isle, dont la fidélité à l'ancienne politique demeurait
intransigeante, les ministres furent d'avis de reprendre les propositions
autrichiennes de septembre 1755. Le duc de Nivernais fut rappelé de Berlin,
et l'abbé de Bernis, qui représentait la nouvelle orientation, passa au
premier plan.
Malgré les dispositions favorables des deux gouvernements,
les pourparlers durèrent trois mois. Louis XV acceptait de rompre avec la Prusse, pourvu que l'Impératrice
fit de même à l'égard de l'Angleterre ; Marie-Thérèse ne voulait pas
consentir à l'engagement qu'on lui demandait parce qu'elle entendait
concentrer toutes ses forces contre la Prusse. Après
résistance, la France
consentit à ce que l'Autriche gardât la neutralité à l'égard de l'Angleterre
; mais la Cour
de Vienne prétendait obtenir, en échange des sacrifices territoriaux qu'elle
offrait, une coopération armée contre Frédéric II et le démembrement de la Prusse. Kaunitz
écrivait :
Ce qui nous engage ou pourra
jamais nous engager à accorder les avantages, inestimables pour la monarchie
française, que nous lui offrons aux Pays-Bas... c'est uniquement la reprise
de la Silésie
et du comté de Glati, et surtout un beaucoup plus grand affaiblissement du
roi de Prusse, indispensable à notre tranquillité, qui en est la réciproque
et la condition sine qua non.
L'Autriche souhaitait aussi que la France s'abstint
d'attaquer le Hanovre : le Danemark et les autres cours protestantes ne le
toléreraient pas, et la Russie,
en vertu du traité anglo-russe de 1755, interviendrait pour protéger
l'électorat. La Cour
de Versailles consentait à abandonner Frédéric et à concourir au besoin par
une aide pécuniaire à la reprise de la Silésie ; mais elle ne voulait ni fournir des troupes,
ni admettre la ruine totale de Frédéric. Quant au démembrement de la Prusse, écrivait Starhemberg,
le 27 février 1756, le Roi ne se prêterait jamais à
cette proposition.
Pour concilier ces points de vue presque opposés, il
fallait beaucoup de temps. Kaunitz résolut de consacrer les résultats acquis
par un premier traité qu'on ferait suivre le plus tôt possible d'un second.
Le gouvernement de Louis XV, pressé de se signaler en Europe par une grande
manifestation diplomatique, admit cette idée ; le 1er mai 1756, fut signé à
Jouy, dans la maison de plaisance de Rouillé, le traité d'alliance entre
l'Autriche et la France,
connu sous le nom de premier traité de Versailles. L'Autriche prenait
l'engagement d'observer la neutralité absolue dans le conflit soulevé entre la France et l'Angleterre ;
de son côté, la France
promettait de respecter tous les territoires appartenant à Marie-Thérèse,
notamment les Pays-Bas. Les deux puissances se garantissaient réciproquement
leurs possessions en Europe, et convenaient que si l'une d'elles était
l'objet d'une agression quelconque, l'autre lui porterait secours avec un
corps de 24.000 hommes.
Puis on continua de causer.
Mme de Pompadour est enchantée,
assure Starhemberg, de la conclusion de ce qu'elle regarde comme son ouvrage,
et m'a fait assurer qu'elle ferait de son mieux pour que nous ne restions pas
en si beau chemin. — Elle m'a fait savoir que toutes les fois que je voudrais
faire parvenir quelque chose directement au Roi, je pouvais lui demander un
rendez-vous et qu'elle avait déjà la permission de me voir en particulier
toutes les fois que je le voudrais.
Le 13 mai, l'ambassadeur demande à sa cour de marquer à la
favorite sa reconnaissance des services qu'elle a rendus :
Il est certain, écrit-il à
Kaunitz, que c'est à elle que nous devons tout, et c'est d'elle que nous
devons tout attendre dans l'avenir. Elle veut qu'on l'estime, et elle le
mérite en effet. Je la verrai plus souvent et plus particulièrement, lorsque
notre alliance ne sera plus un mystère, et je voudrais avoir pour ce temps-là
des choses à lui dire qui la flattassent personnellement.
Quant à Bernis, il est plus enthousiaste encore que sa
protectrice ; il pousse à l'aventure dont il prétend dans ses Mémoires qu'il
a mesuré tous les risques. Les ministres, même les plus hostiles au début,
donnent leur adhésion. Des généralités, on arrive aux précisions. La France accepte
l'installation de l'infant don Philippe aux Pays-Bas, mais elle préférerait
être mise directement en possession de ces territoires ; elle demande des
places de sûreté qu'on lui remettra en échange de ses avances pécuniaires ; à
ces conditions elle se ralliera au plus grand
affaiblissement du roi de Prusse. L'Autriche se fait un peu prier pour
admettre l'abandon des Pays-Bas : mais c'est pour obtenir de la France un concours plus
efficace. L'on parle déjà à Versailles comme à Vienne du partage de la monarchie
prussienne.
Pendant qu'on s'acheminait ainsi vers l'entente, Kaunitz
agissait à Saint-Pétersbourg. En apprenant la signature du traité
anglo-prussien de Westminster, le gouvernement russe avait été fort irrité. Quand
l'ambassadeur d'Angleterre auprès de la tsarine avait déclaré que l'adhésion
de la Prusse
à l'alliance anglo-russe laissait à celle-ci sa valeur primitive, elle avait
protesté, le traité de Petersburg ayant été conclu par elle en vue d'une
guerre contre la
Prusse. Sans rompre avec l'Angleterre, la Russie continua de
préparer la guerre contre Frédéric, et, lorsque l'ambassadeur d'Autriche,
Esterhazy, informa, au mois d'avril, la Cour de Saint-Pétersbourg des pourparlers avec la France, et demanda si, le
cas échéant, l'Autriche pouvait compter sur l'aide de la Russie, la tsarine
répondit qu'elle était disposée à une triple alliance offensive, et même
prête à entrer en campagne. Ce n'était point l'affaire de Kaunitz, qui
voulait avoir le temps de masser un plus grand nombre de troupes en Bohème et
en Moravie et de pousser plus avant les négociations avec la France ; mais c'était une
chose importante que l'assurance où il était du concours de la Russie. De plus, la Cour de Vienne envisageait
la coopération de l'électeur de Saxe, roi de Pologne, et celle de la Suède.
L'initiative hardie de Frédéric survint au milieu de ces
négociations. Il avait connu, dès la fin de 1755, le rapprochement de la France et de l'Autriche ;
mais il ne crut pas possible une alliance effective entre les deux Cours.
L'attitude de la Russie
le préoccupait davantage. De toutes parts lui arrivèrent des nouvelles
inquiétantes. Il eut communication d'une dépêche qui prouvait l'entente des
deux impératrices. De Hollande, il apprit que Marie-Thérèse avait prié la
tsarine d'arrêter les préparatifs militaires qu'elle jugeait prématurés : la
paix n'était donc prolongée que pour mieux préparer la guerre. Alors Frédéric
jugea que, si la coalition réussissait à concerter ses plans, il était perdu.
Après avoir inutilement demandé à Vienne des explications sur les armements
autrichiens et la promesse qu'il ne serait pas attaqué, il se résolut à
prendre l'offensive. Le 28 août 1756, entre 4 et 5 heures du soir, la
garnison de Potsdam étant rassemblée sur la place de parade du château, il
monta à cheval et se mit à la tête des troupes. Son objectif était la Saxe, qu'il avait déjà
occupée dans la guerre précédente. Les prétextes et même les raisons ne
manquaient pas ; il savait les négociations saxonnes avec ses ennemis ;
l'armée de l'électeur-roi n'étant pas prête, le succès était certain. Quand la Cour de Vienne verrait son
adversaire à la frontière de Bohème, peut-être se montrerait-elle plus
prudente. Le 15 octobre, Frédéric faisait capituler l'armée saxonne à Pirna ;
il laissa la liberté aux officiers, mais incorpora les soldats dans son
armée.
L'occupation de la
Saxe indigna d'autant plus la France que la Dauphine était fille
d'Auguste III. A Versailles, se reforma sur-le-champ un parti de la guerre
continentale, qui eut pour lui deux ministres de la Guerre, d'abord le comte
: d'Argenson, et, après sa disgrâce, le maréchal de Belle-Isle. L'ambassade
de Vienne passa aux mains d'un Lorrain à sympathies autrichiennes, le comte
de Stainville ; Bernis allait devenir secrétaire d'État des Affaires
étrangères[5] ; Marie-Thérèse
réclama l'aide promise par la
France au traité de Versailles. Bernis commençait à
s'inquiéter ; il aurait voulu qu'au moins la France ne tombât pas dans
la dépendance de ses alliés ; mais il était débordé. Au lieu des 24.000 hommes
promis, le ministre de la
Guerre en arma 45.000 à cause de la Dauphine.
Un second traité fut
signé à Versailles avec l'Autriche, le 1er mai 1757. Les contractants y
déclaraient la nécessité de réduire la puissance du roi de Prusse dans
de telles bornes qu'il ne soit plus en son pouvoir de troubler à l'avenir la
tranquillité publique. La
France s'engageait à payer, outre les 24.000 auxiliaires
promis par le premier traité, 6.000 soldats allemands ; à employer en
Allemagne 105.000 hommes de troupes françaises, à payer à l'impératrice un
subside de 12 millions de florins ; à continuer la guerre jusqu'à ce que
l'Autriche fût mise en possession de la Silésie. En
échange, l'Autriche promettait à la
France la souveraineté de Chimay et de Beaumont, les villes
de Mons, Ypres, Furnes, Ostende, Nieuport et le fort de Knoche ; Ostende et
Nieuport lui seraient remis aussitôt après la ratification du traité, et les
autres territoires après que l'Autriche aurait récupéré la Silésie. Le
reste des Pays-Bas et le Luxembourg seraient donnés à l'Infant don Philippe,
en échange des duchés italiens, Parme. Plaisance et Guastalla, qui feraient
retour à l'impératrice.
S'il n'y avait eu d'autre guerre que la guerre
continentale, on eût compris une alliance franco-autrichienne, où les deux
parties auraient trouvé leur avantage. Encore la part de l'Autriche
aurait-elle été la plus belle, puisqu'elle aurait, après victoire, repris la Silésie et acquis
les duchés italiens, pendant que la
France n'aurait reçu qu'une partie des Pays-Bas, le reste
revenant à don Philippe. Mais, au moment où Louis XV s'engageait plus avant
dans l'alliance autrichienne, la guerre avait commencé sur mer et aux
colonies depuis trois ans entre Anglais et Français. Tandis quo la France s'engageait à ne
pas traiter avant que l'Autriche eût satisfaction du côté de la Prusse, l'Autriche
promettait seulement de s'employer à faire conserver Minorque par la France et à lui faire
rendre la pleine disposition de Dunkerque. Il s'en fallait donc de beaucoup
qu'il y eût entre les obligations des deux alliés une exacte réciprocité.
II. — LES OPÉRATIONS CONTINENTALES DE LA GUERRE DE SEPT ANS :
DÉBUTS DE CHOISEUL (1756-1763).
LA guerre allait mettre aux prises presque tontes les
puissances de l'Europe. L'objet principal en était la destruction de la
puissance prussienne. Diverses conventions avaient été signées ; à l'électeur
de Saxe, roi de Pologne, avait été promis le territoire de Magdebourg ; au
roi de Suède, la
Poméranie ; la
Russie se réservait le pays de Prusse ; Frédéric aurait été
réduit au Brandebourg. Mis au ban de l'Empire, il eut contre lui toute
l'Allemagne, excepté le Brunswick, lu Hesse-Cassel et le Hanovre. Sa perte
semblait certaine. De l'Angleterre, le roi de Prusse ne pouvait pas attendre
grand secours ; on y avait mal accueilli le traité de Westminster ; on y
était peu disposé à donner des subsides, encore moins à envoyer des soldats ;
on voulait réserver l'argent et les hommes pour la guerre maritime et pour la
défense du territoire, que l'on croyait menacé d'une descente française.
Frédéric, qui, depuis l'année 1752, avait grandement accru
ses effectifs, armé ses forteresses, préparé ses magasins, exercé des
troupes, se trouva en 1757 à la tête d'une armée de 147.000 hommes. Mais les
troupes autrichiennes atteignirent en 1758 l'effectif de 133.000 hommes ; la France avait promis
d'entretenir 24.000 hommes de troupes auxiliaires et une armée de 105.000 hommes.
L'armée russe comptait environ !40.000 hommes. Si l'on ajoute à ces armées
les troupes d'Empire, on voit que le roi de Prusse allait combattre à 1
contre 3.
Frédéric avait des angoisses qu'il confiait à ses
familiers. Il se comparait à un cerf poursuivi par une meute, ou bien à
Orphée déchiré par les Ménades, ou bien à un chêne qui résiste à la tempête
et à la foudre. Il donnait ses ordres pour le cas où il serait fait
prisonnier ou tué ; mais, au fond, il a confiance en lui. Il se sent en
possession de son génie et de sa méthode. Sa méthode, c'est étudier à fond la
campagne à faire, dresser ses plans après examen de toutes les éventualités
possibles, les discuter avec ses généraux, écouter les objections, accepter
même les contre-projets auxquels il ajoute sa marque. Par ses concentrations
rapides, il est toujours prêt à devancer l'ennemi ; il est l'homme des
offensives audacieuses. Pour lui, la guerre de forteresses n'est que
secondaire ; l'essentiel c'est la bataille. Sans s'inquiéter de l'infériorité
numérique, il cherche à couper l'ennemi de ses magasins et de sa base
d'opérations. Sur le champ de bataille, où il pratique l'ordre oblique, il improvise des mouvements
hardis, sachant ce qu'il peut oser avec tel ou tel adversaire, dont il connaît
le tempérament. Il a une belle artillerie pour engager la bataille, une belle
cavalerie, qui, sous les ordres de Ziethen et de Seydlitz, deux des plus fameux
cavaliers d'Europe, charge en muraille ; son
infanterie est dressée aux feux de salve à succession rapide. Il a des
généraux excellents, Winterfeldt, Maurice de Dessau, le duc de Bevern,
Ferdinand de Brunswick. Enfin, il tient son armée bien en main. Au début de
la guerre, elle est composée moitié d'étrangers, moitié de Prussiens ; peu à
peu la proportion des indigènes s'accroîtra. La discipline est extrêmement
rigoureuse, mais Frédéric sait se faire aimer du soldat ; il s'intéresse à
lui, veille à ses besoins et sait les mots qu'il faut lui dire. L'armée aime
fanatiquement le vieux Fritz. Un autre
fanatisme s'ajoute à celui-là : les soldats de Frédéric, presque tous
protestants, croient combattre pour leur foi contre la coalition catholique
de l'Autriche et de la
France. Aucune autre armée ne pouvait être comparée à
celle-là, non plus qu'aucun autre prince ou général à cet homme
extraordinaire, qui portait dans sa tête la fortune de son État.
La France
n'avait pas de grand homme de guerre, ni de grand ministre de la Guerre. La fortune de
ses généraux dépendait souvent des faveurs et caprices de la Cour ; Mme de Pompadour et
Pâris Duverney procuraient des commandements en chef. Louis XV avait son secret pour la guerre comme pour les affaires
étrangères. Le principal agent de la diplomatie secrète, le comte de Broglie,
adjoint comme maréchal général des logis au duc son frère, correspondait
directement avec le Roi. Les généraux en sous-ordre écrivaient en Cour, et
récriminaient contre leurs chefs. Un jour, on entendit le comte de
Saint-Germain dire, en montrant le quartier général du duc de Broglie : Voilà l'ennemi ! Les généraux en chef se
détestaient et se jalousaient, jusqu'à être capables de se trahir devant
l'ennemi. Des officiers prétendaient vivre en temps de guerre avec le luxe
auquel ils étaient habitués en temps de paix ; un des généraux en chef,
Richelieu, pillera scandaleusement le Hanovre ; l'exemple du pillage était
donné de haut aux soldats. Enfin les troupes étaient insuffisamment
instruites, l'armée mal outillée, la cavalerie, encline à se ruiner par de
belles charges infructueuses. Les défauts de l'institution militaire et le
désordre de l'État se firent sentir pendant la malheureuse guerre.
Les Russes sont commandés par des généraux, qui, pour la
plupart étrangers. ne sont pas aimés du soldat, et craignent d'être desservis
à la Cour, pleine
d'intrigues, où personne n'est assuré de son crédit. Aucun d'eux n'est de
grande valeur. Un des meilleurs, Apraxine, avoue ne pas avoir les qualités
d'un général en chef.
Les Autrichiens s'étaient depuis longtemps préparés à
combattre le roi de Prusse. Lorsque la guerre fut sur le point de commencer,
un comité de préparatifs militaires fut adjoint au conseil de la Guerre. Les troupes
étaient bien armées ; l'artillerie, très forte, avait été perfectionnée. Mais
le commandement général était défectueux, et les jalousies entre généraux et
les plaintes en Cour aussi fréquentes qu'en France. Les généraux étaient en
désaccord sur la méthode de la guerre ; les uns voulaient l'offensive et la
bataille ; les autres préféraient la marche prudente, la fortification en
campagne, la perpétuelle défensive. Daun, le principal des généraux, à qui
une victoire sur Frédéric, au commencement de la campagne, donnera de
l'autorité, tenait pour la seconde méthode. L'essentiel pour lui était de ne
pas être vaincu, de garder son armée. Ainsi sera perdue mainte occasion de
combattre avec la supériorité du nombre.
Les coalisés ne se concertèrent jamais sérieusement entre
eux. Les Français agiront dans l'ouest, les Russes au nord-est, les Autrichiens
au sud, en Saxe et en Silésie. Frédéric combattait à 1 contre 3 ; mais ces
trois-là, il ne les trouva jamais réunis contre lui.
Cependant la guerre commença mal pour Frédéric. Au
printemps de 1757, il envahit la Bohème, bat Charles de Lorraine devant Prague,
le 6 mai, et bloque dans la ville une partie de l'armée vaincue ; mais, les
Autrichiens commandés par le maréchal Daun arrivant par la Moravie et le haut Elbe,
il marche contre eux, et se fait battre à Kollin, le 18 juin. Les Prussiens
lèvent le siège de Prague et reculent derrière les monts des Géants. C'était
la première fois que Frédéric était vaincu. Les Cours de Vienne et de
Versailles se congratulèrent ; Starhemberg écrivit à Kaunitz que le Roi, les
ministres, le public étaient transportés de joie, et ne le seraient pas
davantage si les armées françaises eussent remporté
la victoire.
Cependant deux armées françaises sont entrées en Allemagne
: l'une, sous le commandement de Soubise, a remonté le Mein et rallié à
Wurtzbourg, l'armée de l'Empire commandée par Hildburghausen ; l'autre, sous
le commandement du maréchal (l'Estrées, s'est avancée en Westphalie. Le 26
juillet, celle-ci bat à Hastenbeck le duc de Cumberland, fils de George II,
qui commandait les forces réunies de Hesse, de Brunswick et de Hanovre.
D'Estrées, qui avait mécontenté Du Verney par des plaintes sur les
subsistances, fut alors remplacé par le duc Richelieu ; Du Verney conseilla
d'occuper le Hanovre et toute la rive gauche de l'Elbe. Minden, Hanovre, le
Brunswick, la
Hesse-Cassel, les duchés de Verden et de Brème furent
occupés en effet par Richelieu. Cumberland se retira vers l'Elbe et se laissa
acculer sous le canon de Stade. Il entra en négociation à Closter-Seven ; par
la capitulation du 8 septembre 1737, il posa les armes, en s'engageant à ne
plus servir contre la France
et ses alliés.
C'est le roi George qui avait ordonné à son fils de
capituler. Désespérant de l'aide prussienne après Kollin, il voulait sauver
son électorat. Il imagina que le traité de Westminster, signé entre
l'Angleterre et la Prusse,
n'engageait pas le Hanovre ; il songeait à faire la paix en tant qu'électeur
de Hanovre et priait le roi de Danemark d'intervenir comme médiateur, tout
cela à l'insu de son ministère. Mais Frédéric se plaignit au ministère
anglais, et les représentations des ministres au roi George furent si vives
qu'il désavoua le duc de Cumberland. Le cabinet britannique attendit
l'occasion d'annoncer la rupture des engagements de Closter-Seven.
De son côté, Frédéric avait essayé d'entrer en pourparlers
avec la France.
Après la capitulation de Closter-Seven, il envoya même deux
aides de camp causer avec Richelieu ; mais il n'y avait rien à faire du côté
de la France,
de plus en plus engagée avec l'Autriche. En septembre, les mauvaises
nouvelles se succédèrent au camp de Frédéric. Le 6, il apprenait que, dans le
pays de Prusse, les Russes avaient battu son lieutenant Lehwaldt à Jägersdorf,
et, quelques heures après, que Winterfeldt, chargé de la défense de la Silésie, avait
été blessé à mort. Winterfeldt mourut le lendemain ; son successeur, Bevern,
évacuera la Silésie
en octobre. Le 13 septembre, les Suédois sont entrés en Poméranie. Richelieu
est libre de se porter sur le Brandebourg ou sur Magdebourg ; Soubise et
l'armée d'Empire menacent la
Thuringe ou la
Saxe. De quel côté faire front ? Frédéric se décide à
signer l'ordre de faire évacuer le pays de Prusse par ses troupes ; il se
défendra en Saxe et en Brandebourg ; mais, ne sachant où il sera attaqué, il
va d'un point à un autre. En octobre, il doit courir à Berlin, les Russes
ayant fait une pointe jusqu'à cette ville. Mes
ennemis sont trop, disait-il. Il avouait alors l'erreur qu'il avait
commise en croyant, au moment d'entrer en campagne, que la France ne donnerait à
l'Autriche qu'un appui moral ; il n'avait jamais pensé avoir sur les bras 150.000
Français. Il parlait de mourir l'épée à la main,
mais les fautes de ses ennemis le sauvèrent. Les Russes, l'hiver venu,
évacuèrent presque toute la
Prusse ; les Suédois n'avancèrent pas ; les Autrichiens
étaient très prudents ; Richelieu pillait le Hanovre ; l'armée
d'Hildburghausen et de Soubise commença une marche d'hiver qui devait aboutir
à un désastre.
Les troupes des Cercles,
fournies par l'Empire, en conséquence de la mise au ban de Frédéric, étaient
des milices médiocres, sans cadres solides, sans discipline, inexpérimentées,
sans convois organisés. A leur contact, l'armée de Soubise tomba dans la
confusion ; elle perdit ses équipages ; sans vivres, dépenaillée, elle vivait
de maraude. Les deux généraux auraient voulu ne pas combattre. Conformément
aux ordres reçus de Versailles, Soubise se préparait à prendre ses quartiers
d'hiver : il songeait au siège de Magdebourg pour le printemps. Frédéric, qui
désirait avoir bataille, n'espérait pas être attaqué ; mais la cour de Vienne
ordonna de combattre. Hildburghausen et Soubise rencontrèrent Frédéric à
Rosbach, sur la rive gauche de la Saale. L'armée des premiers comptait 60.000 hommes
; les Prussiens étaient 20.000. Le 5 novembre, Frédéric dirigea contre les
positions ennemies une attaque qui ne réussit pas ; Impériaux et Français
essayèrent alors de l'envelopper. Pendant cette manœuvre, mal conduite par le
général impérial malgré les avis de Soubise et de Broglie, la cavalerie
prussienne enfonçait les Impériaux. Ce fut une immense déroute, au milieu de
laquelle tinrent seules les deux brigades commandées par le comte de
Saint-Germain, et le régiment de Piémont, qui aima mieux crever que de lâcher pied. L'armée vaincue se
dispersa pillant et saccageant.
Par la défaite de cette armée, la Saxe se trouva dégagée.
Frédéric courut en Silésie, où les Autrichiens commandés par Charles de Lorraine
venaient de prendre Breslau. Il attaqua l'ennemi à Leuthen, le 5 décembre. Ce
fut la plus étonnante de ses victoires ; il fit 22.000 prisonniers et prit
131 canons, 51 drapeaux et étendards. Quinze jours après, il rentrait dans
Breslau ; il reconquit toute la Silésie. L'effet de cette victoire succédant à
celle de Rosbach fut énorme. Les passions religieuses et nationales
s'enflammèrent en Allemagne. Frédéric, défenseur de l'Allemagne et de
l'évangélisme — tout libre-penseur qu'il fût, il persécuta les catholiques de
Silésie demeurés fidèles à l'Autriche, — fut l'objet d'un culte enthousiaste.
A Versailles, Bernis parlait de se résigner à la paix. A Vienne, Marie-Thérèse,
pendant les réceptions du 1er janvier 1758, se lamenta. A Londres, les
victoires de Frédéric resserrèrent l'alliance compromise par la capitulation
de Closter-Seven. George II, violant cette capitulation, refit l'armée de
l'Électorat et lui donna pour général Ferdinand de Brunswick, prêté par
Frédéric. Le roi de Prusse projetait, pour l'année qui s'ouvrait, une
campagne décisive en Moravie et en Bohème.
Pourtant la situation demeurait critique pour lui. Les
Russes, qui occupaient encore une partie du pays de Prusse, pouvaient se porter
sur l'Oder ou la Sprée
et le prendre à revers. Marie-Thérèse ayant réclamé de la France le corps
auxiliaire de 24.000 hommes qu'elle avait promis, Louis XV s'engageait le 4
février à les envoyer en Bohème. Mais, en Angleterre, William Pitt était
arrivé au pouvoir en juin 1757. Il allait pousser à fond la guerre contre la France. Frédéric,
par la Convention
de Londres d'août 1758, obtint que l'Angleterre lui paierait un subside de 670.000 livres
sterling, et que l'Angleterre et le Hanovre entretiendraient une armée de 55.000
hommes en Allemagne. Plus encore que par l'aide des Anglais, il fut secouru
par l'incapacité de ses ennemis.
Russes, Autrichiens, Français agirent chacun de leur côté.
En janvier, les Russes prirent Kœnigsberg, puis envahirent le Brandebourg, où
ils assiégèrent Küstrin. Frédéric, qui faisait campagne en Moravie, où il
assiégeait Olmütz, laissa le siège pour courir en Brandebourg. Les
Autrichiens le laissèrent aller. Le 25 août, il livra bataille aux Russes à
Zorndorf. Ce fut une longue journée très sanglante et indécise ; mais les
Russes se retirèrent en Prusse. Il retourna vers les Autrichiens, qui avaient
envahi la Saxe
et menaçaient la
Silésie ; il se fit battre un jour, en octobre ; mais il
rejeta l'ennemi en Bohème.
Pendant ce temps, les Français faisaient la guerre dans
l'Allemagne occidentale. Le comte de Clermont avait succédé à Richelieu dans
le commandement de l'armée de Hanovre. Il trouva tous les services en pleine
désorganisation, frappa des munitionnaires infidèles, cassa des officiers,
mais demeura sans argent, sans charrois, avec des troupes éparpillées en
petits groupes, du Mein à Brème, et de Brème au Rhin. Ferdinand de Brunswick
ayant franchi l'Aller et le Weser, Clermont se replia vers l'Ouest, évacua
Brunswick, Hanovre, Brème, ne put défendre Minden, rétrograda sur Düsseldorf,
et repassa le Rhin.
Ferdinand passa aussi le fleuve et occupa le pays de
Clèves. Le 2.1 juin, avec 40.000 hommes, il battit les 70.000 hommes de Clermont,
à Crefeld. La retraite des Français fut désastreuse ; Clermont ne garda qu'une ombre d'armée. Il fut remplacé par le comte
de Contades, le plus ancien, mais non le meilleur des généraux de l'armée.
Contades, et Soubise, qui était demeuré à la tête de l'armée du Mein, eurent
quelques succès, mais ils ne parvinrent pas à se joindre ; à la fin de la
campagne, ils se retirèrent, Contades sur Wesel, et Soubise sur Hanau.
Brunswick, campé à Munster, les surveillait.
Cette année, Bernis quitta le ministère des Affaires
étrangères. La mauvaise fortune de la guerre et la pénurie du trésor
l'avaient convaincu de la nécessité de faire la paix, pour échapper aux
conséquences désastreuses de l'alliance autrichienne. Il fit connaître dans
un mémoire son opinion au Roi, qui ne l'approuva pas ; il parla alors de se
retirer, en proposant, pour le remplacer, le duc de Choiseul. Louis XV, qui
avait de l'estime pour Bernis, le fit d'abord nommer cardinal, puis, le 9
octobre 4758, il accepta la démission offerte : Je
consens à regret, lui disait-il, que vous
remettiez les affaires entre les mains du duc de Choiseul, que je pense en
effet être le seul en ce moment qui y soit propre, ne voulant absolument pas
changer le système que j'ai adopté. ni même qu'on m'en parle. Bernis,
après l'arrivée de Choiseul, se retira dans son abbaye de Saint-Médard de
Soissons, sur l'ordre du Roi, donné par lettre du 13 décembre, conformément à
l'usage qu'un ministre quittant sa fonction, s'éloignât de la Cour pour un temps.
Fils d'un grand chambellan du dernier duc de Lorraine,
Stainville avait un frère major dans un régiment de Croates ; il gardait un vernis d'étranger, et on lui trouvait des airs de
seigneur allemand. Il débuta dans l'armée, s'y conduisit bravement et devint
colonel du régiment de Navarre. Stainville était petit et laid ; il avait le
front large et dégarni, les cheveux roux, les yeux spirituels, le nez
retroussé, les lèvres épaisses, un maintien hardi. Il se faisait des ennemis
par un ton de persiflage et d'impertinence polie, mais il avait grand succès
auprès des femmes. Plein de confiance en lui, il mettait une différence infinie entre lui et les autres hommes.
Il s'assura la faveur de Mme de Pompadour en lui sacrifiant sa parente, Mme
de Choiseul-Romanet, pour qui le Roi avait un goût très vif. Nommé
ambassadeur à Rome, où il demeura de 1754 à 1757, il choqua Benoît XIV par
son luxe, mais le gagna aux vues du Roi, et obtint le règlement de
l'interminable question des sacrements. Ambassadeur à Vienne en 1'757, il
conduisit les premières négociations en vue d'un mariage entre
l'archiduchesse Marie-Antoinette et l'héritier de la Couronne de France ;
c'est à cette occasion qu'on le créa duc de Choiseul. Il entretenait par sa
correspondance des amitiés utiles. Il se fit à Rome le commissionnaire de Mme
de Pompadour pour l'achat des objets d'art et la combla de cadeaux rares. Une
fois ministre, il eut un train de maison prodigieux. A Versailles, et à
Paris, il tenait table ouverte à 80 couverts. Il faisait des dettes bien
qu'il eût 800.000 livres
de revenu. Louis XV l'aimait pour la rapidité de son travail et la clarté de
son esprit, qui rendaient les affaires faciles. En ménageant Mme de
Pompadour, il eut tout le pouvoir ; il devint secrétaire d'État de la Guerre en 1761, à la mort
de Belle-Isle, et, la même année, secrétaire d'État de la Marine.
Choiseul, bien que partisan de l'alliance autrichienne,
comprit que la France
était trop engagée en Allemagne, et il voulut restreindre les obligations du
Roi envers Marie-Thérèse, pour concentrer tous les efforts de la France contre
l'Angleterre. Il conclut avec l'Autriche le troisième traité de Versailles,
signé en mars 1739, et daté des 30 et 31 décembre de l'année d'avant. La France y obtint que
l'arriéré de subsides dû à l'Autriche ne fût payé qu'après la guerre. Elle
n'eut plus à fournir les 24.000 hommes qu'elle s'était engagée à envoyer en
Bohème ; mais elle devait continuer à entretenir 100.000 hommes sur le Rhin,
payer à l'Impératrice 288.000 florins par mois, payer des subsides à la Suède et au
Danemark. Les clauses du traité précédent, relatives à la Silésie, d'une
part, et à Ostende et Newport, d'autre part, étaient renouvelées. Mais il
n'était plus question d'une cession des Pays-Bas à don Philippe ;
l'Impératrice lui abandonnait seulement ses droits à la réversion des duchés
italiens. Ainsi disparaissait la seule raison qui justifiât l'intervention de
la France
dans la guerre continentale.
Les Français continuèrent, pendant les années suivantes,
leur guerre à part dans l'ouest de l'Allemagne. En 1759, au mois d'avril,
Contades quitta Clèves pour marcher vers le Hanovre, et l'armée du Mein,
commandée par le duc de Broglie, entra en Hesse. Ferdinand de Brunswick se
porta contre de Broglie et fut vaincu par lui, le 13 avril, à Minden.
Contades rejoignit de Broglie, et, comme il était le plus ancien en grade,
prit le commandement des deux armées réunies. Or, le duc ne pouvait souffrir
qu'on le commandât. Il avait eu le mérite de rétablir la discipline dans son
armée, où les jeunes officiers nobles, qui correspondaient avec Versailles,
ne se gênaient point pour critiquer ses opérations ; mais c'était un hautain
personnage, ironique et amer, insupportable à tout le monde. A Minden, où
l'armée était concentrée, Contades et lui se querellaient. Brunswick, qui
s'était retiré au delà du Weser, reparut, marcha sur Minden, et, le 4er août,
répara par une victoire son échec du mois d'avril. Après la défaite, De
Broglie accusa Contades d'inertie, et Contades accusa De Broglie de trahison.
La Cour donna
raison à De Broglie, qui reçut le commandement en chef.
L'année 1760, le duc disposait de 130.000 hommes. Le gros
de son armée était réuni sur le Mein ; une réserve de trente et quelques
mille hommes. sur le Rhin, devait se tenir à ses ordres ; le comte de
Saint-Germain commandait ce corps. De Broglie et Saint-Germain réunis
battirent Ferdinand de Brunswick à Corbach, près de Cassel, le 16 juillet.
Mais Saint-Germain avait aussi mauvais caractère que le duc ; lui aussi
voulait commander en chef ; il se plaignait à Versailles de toute la conduite
du duc et finit par déclarer qu'il déserterait,
plutôt que de continuer à servir sous ses ordres. Il dut quitter l'armée,
très regretté des officiers et des soldats. A la fin de la campagne,
Ferdinand de Brunswick ayant envoyé son neveu assiéger Wesel, le marquis de
Castries, détaché par De Broglie, le battit à Clostercamp, le 15 octobre. Ce
fut dans la nuit qui précéda cette bataille que le chevalier d'Assas et le
sergent Dubois, tombés dans une embuscade et sommés de se taire, sous peine
de mort, donnèrent l'éveil au régiment d'Auvergne et se firent tuer.
En 1761,
l'année où Choiseul devint secrétaire d'État de la Guerre, l'armée
d'Allemagne fut portée à 160.000 hommes. Soubise commanda sur le Rhin et De
Broglie sur le Mein. De Broglie, surpris par Brunswick en février, faillit
perdre Cassel, mais répara son échec. Les deux généraux français se donnèrent
rendez-vous pour le 16 juillet sur le Rhin. De Broglie, arrivé un jour plus
tôt, n'attendit pas Soubise pour attaquer Brunswick ; il ne voulait sans
doute ni être commandé en chef par lui, ni partager avec lui l'honneur de la
journée. Il fut battu ; Soubise ne lui porta point secours et il semble bien
que ce fut à dessein. Les deux armées regagnèrent leurs postes du Rhin et du
Mein. Les deux généraux s'accusèrent mutuellement en Cour ; cette fois De
Broglie fut disgracié. D'Estrées, qui lui succéda, laissa prendre Cassel et
rétrograda sur le Rhin. Ce fut la fin des inutiles opérations militaires en
Allemagne.
A l'Est, pendant ces trois années, Frédéric, en grand
péril toujours, tint tête à ses ennemis. Les Autrichiens et les Russes
avaient enfin résolu de se joindre dans la campagne de 1739. Les Russes,
commandés par Soltikof, arrivèrent en août à Francfort-sur-l'Oder, et firent
leur jonction avec un corps autrichien. Le 12, Frédéric les attaqua à
Kunersdorf ; ce fut une effroyable journée ; Frédéric, qui avait près de 50.000
hommes engagés, en perdit près de 20000. Berlin aurait été pris et le
Brandebourg conquis, si les alliés l'avaient voulu ; mais Daun appela
Soltikof en Silésie ; reconquérir la Silésie, c'était l'idée fixe autrichienne. Les
Russes allèrent jusqu'à Glogau, attendirent inutilement les Autrichiens et
retournèrent en Prusse. Daun avait marché en Saxe, où l'armée des Cercles
opérait pour reprendre l'électorat aux Prussiens ; il occupa Dresde en
septembre. La Saxe
était donc perdue pour Frédéric ; mais il avait conservé Berlin et le
Brandebourg, à son grand étonnement ; ce fut, dit-il, le miracle de la maison de Brandebourg. L'année d'après, en
1760. il connut de pires extrémités. Une armée autrichienne était en Saxe ;
une autre en Silésie et les Russes reparurent sur l'Oder ; Frédéric se battit
en Saxe, en Silésie ; il aurait été cerné par les coalisés, s'ils ne
s'étaient pas aussi mal concertés que dans la campagne d'avant ; les Russes
encore une fois reprirent le chemin du Nord. Mais, au mois d'octobre, des
troupes russes et autrichiennes se présentèrent devant Berlin, qui, étant
ville ouverte, capitula presque sans défense et fut pillée ; après quoi les
Russes, Frédéric approchant, se retirèrent en Pologne. Frédéric retourna en
Saxe, où, après avoir battu les Autrichiens à Torgau, le 3 novembre, il prit
ses quartiers d'hiver. La campagne de 1761 s'annonça comme la précédente : on
se battit en Saxe, en Silésie, où les Russes reparurent ; Russes et
Autrichiens continuèrent à se mal entendre ; mais un corps russe conquit la Poméranie, et
Frédéric, dont l'armée était épuisée et le trésor vide, se demandait en
janvier 1762 ce qu'il allait devenir.
Un nouveau miracle survint. La tsarine Elisabeth, qui
avait, en mars 1760, resserré l'alliance austro-russe, ne semblait pas moins
acharnée à la perte de Frédéric que l'impératrice Marie-Thérèse. Elle
entendait garder le pays de Prusse, comme Marie-Thérèse reprendre la Silésie. Elle
mourut le 5 janvier 1762. Son neveu, Pierre, lui succéda ; Allemand de race
et de cœur et admirateur passionné de Frédéric, il lui rendit la Prusse par le traité du 5
mai 1762, et, le 19 juin, fit alliance avec lui. Il ne régna pas longtemps ;
sa femme Catherine le fit enfermer et assassiner. La nouvelle tsarine
entendait bien ne pas mettre la
Russie au service de la Prusse, et elle rappela les troupes que Pierre
avait envoyées à Frédéric ; mais elle respecta le traité du 5 mai. Frédéric
avait les mains libres contre les Autrichiens, lorsqu'on commença à parler de
paix.
III. — LES OPÉRATIONS MARITIMES ET COLONIALES : MONTCALM
ET LALLY-TOLLENDAL (1756-1763).
A ce moment-là, la France avait subi de grands désastres sur mer
et aux colonies.
Cependant, elle n'avait pas négligé sa marine. Rouillé,
qui, après la disgrâce de Maurepas en 1749, l'administra jusqu'en 1754, fit
construire trente-huit vaisseaux de ligne ; il restaura les fortifications de
Louisbourg ; il fonda une académie de marine ; sous son ministère, fut créé
l'établissement de Ruelle, qui dispensa la France d'acheter des canons à l'étranger.
Lorsque Machault lui succéda en 1754, la guerre avec l'Angleterre
s'annonçant, les crédits de la marine furent augmentés ; au lieu de 17 à 18
millions qu'avait eus Rouillé, Machault disposa de plus de 30 millions de
livres ; il pressa les constructions ; en 1755, il put armer 45 vaisseaux de
ligne ; 18 étaient en construction. Des escadres se formèrent à Brest, à
Rochefort et à Toulon, et de grands approvisionnements de munitions et de
vivres furent concentrés dans les ports ; les succès de la campagne maritime
de 1756 sont dus à l'administration de Machault. Mais, après sa disgrâce se
succédèrent le marquis de Moras, honnête et médiocre administrateur, qui
resta au ministère de février 1757 à juin 1758 ; le lieutenant-général des
armées navales, de Massiac, qui, ne pouvant s'entendre avec l'intendant des
armées navales, Le Normand de Mézy, qu'on lui avait adjoint pour l'assister,
fut renvoyé le 1er novembre ; enfin le lieutenant de police Berryer, sous
l'administration duquel s'effondra la marine. A la fin, il suspendit les
travaux des ports et vendit à des particuliers le matériel des arsenaux.
Choiseul, son successeur, relèvera la marine, mais trop tard pour le succès
de la guerre engagée.
La France
manqua sur mer d'officiers généraux. Durant tout le règne de Louis XV, on en
trouve à peine un qui ait vraiment de la valeur, La Galissonnière,
et il meurt en 1756. Il se rencontra de braves capitaines, comme le chevalier
d'Epinay, le marquis de Boulainvilliers, de L'Age, de Bouville, de La Motte-Piquet ; mais
les chefs d'escadre, L'Estauduère, Conflans, d'Aché, furent au-dessous de
leur tâche. Quant à la masse des officiers, elle était divisée contre
elle-même par l'esprit de corps. Le Roi ayant confié des commandements à des
capitaines de corsaires, une jalousie furieuse s'éleva contre ces nouveaux
venus, qu'on flétrissait du nom d'officiers bleus
; leurs adversaires, les officiers rouges
refusaient de servir avec eux en sous-ordre. Le 1er avril 1756, l'officier bleu
Beaussier, commandant l'escadre du Canada, est attaqué, sur son vaisseau Le Héros, par deux vaisseaux anglais ; MM. de
Montalais et de La
Rigaudière, officiers rouges, assistent à l'action, sans
rien faire pour le dégager. On ouvre une enquête sur leur conduite ; mais les
témoins n'osent parler ; on les a avertis de bien peser leurs dépositions, et
ils savent qu'il y va pour eux de la pendaison.
Ce fut enfin une cause capitale d'infériorité pour la France que son principal
effort fût réclamé par la guerre continentale, où l'Angleterre avait à peine
engagé ses armes.
A la marine française, insuffisante et mal commandée,
l'Angleterre opposa des forces considérables. En prévision de la guerre, le
nombre des vaisseaux de guerre avait été porté de 291 à 345 entre 1752 et
1756 ; de 1756 à 1760, il montera à 422. Cette marine était commandée par des
amiraux d'une réputation établie, Byng, Boscawen, Hawke, et elle eut la
fortune d'être dirigée par le plus grand homme d'État de l'Angleterre,
William Pitt. Depuis qu'il était entré à la Chambre des Communes,
Pitt s'était révélé passionné pour la grandeur de l'Angleterre ; il avait été
l'adversaire des pacifiques Walpole. La grandeur de l'Angleterre, il la
voulait établir par la destruction de la puissance maritime de la France. L'Angleterre
du XVIIIe siècle, l'Angleterre parlementaire, l'Angleterre marchande,
l'Angleterre orgueilleuse, avide d'argent et de gloire réunis, fut
personnifiée par lui. Il avait la tenace volonté britannique, une grande
force de travail, le don de l'autorité, une éloquence nourrie de l'antique,
un peu déclamatoire, impressionnante. Pitt coopéra le plus tard possible à la
guerre sur le Continent, et donna tous ses soins à la guerre de mer,
réclamant et obtenant de gros subsides — de 1757 à 1758, les dépenses
s'accroissent de deux millions de livres sterling, — stimulant les chantiers,
tenant les flottes en perpétuelle activité. Il associa les colonies à 1
action de la métropole et leur envoya des flottes et des troupes. Deux ou
trois ans suffiront pour assurer à l'Angleterre la victoire et l'empire des
mers.
La guerre commença pourtant par une victoire française.
Une escadre commandée par La Galissonnière arrivait à Minorque le 17 août
1756, et débarquait 12.000 hommes, commandés par Richelieu. Le siège du fort
Philippe, qui dominait Mahon, commençait aussitôt. Le 20, l'amiral Byng vint
attaquer l'escadre française ; après un long combat il résolut de se retirer
à Gibraltar pour y attendre des renforts ; il croyait le fort Philippe
imprenable. Le 27 juin, par un assaut de nuit, ce fort fut emporté. En
Angleterre, la colère fut grande ; Byng fut condamné à mort malgré
l'honorable intervention de Pitt, et exécuté. La France célébra la conquête
de Mahon comme une grande victoire nationale.
L'année d'après, en 1757, les Anglais commençaient
l'attaque des côtes de France. Ils occupaient Ille d'Aix à l'embouchure de la Charente ; s'ils n'avaient
manqué d'audace, ils auraient détruit Rochefort. En 1758, la flotte française
de la Méditerranée fut bloquée à Toulon ; Pitt avait
résolu d'opérer un débarquement sur les côtes de l'Atlantique, et une flotte
était prête en avril dans les eaux de Wight ; mais un temps défavorable et
l'indécision des commandants fit manquer l'entreprise. Les Anglais brûlèrent
quelques vaisseaux, pillèrent les faubourgs de Saint-Malo sans attaquer la
place et détruisirent à Cherbourg les travaux commencés d'un port militaire.
Leur principal effort fut porté en Bretagne ; 13.000 hommes débarquèrent dans
la baie de Saint-Cast. Cette invasion fut repoussée par une petite armée de
soldais, de gardes-côtes, de nobles et de paysans, que le duc d'Aiguillon, commandant de Bretagne, avait rassemblée. Ainsi
l'attaque contre le sol français ne réussissait point à l'Angleterre. Mais l'attaque
projetée contre les îles Britanniques en 1759 allait être fatale à la France. Choiseul
avait ordonné les préparatifs d'un débarquement en Grande-Bretagne : Soubise
devait partir de Normandie, Chevert de Flandre, et d'Aiguillon, avec le corps
principal, de Bretagne. Des troupes et des transports étaient réunis, et les
flottes de Brest et de Toulon avaient reçu leurs ordres ; mais Pitt entoura
d'une chaîne de vaisseaux la Grande-Bretagne et l'Irlande, et organisa la
défense terrienne par des milices que l'aidèrent à lever les villes, les
compagnies et les particuliers ; en juin, il jugeait les Iles Britanniques
inattaquables. Alors le commodore Rodney alla bombarder le Havre, et Boscawen
cingla vers Toulon. Boscawen ne put empêcher la flotte commandée par La Clue de sortir et de
franchir le détroit de Gibraltar ; mais il l'attaqua à Lagos, sur la côte
portugaise, et La Clue
fut battu après une belle résistance, les 18 et 19 août. Cependant les
projets de débarquement n'étaient pas abandonnés en France. La flotte de
Brest, commandée par Contiens, se dirigea vers Quiberon pour y prendre les
troupes de à Aiguillon ; Conflans se trouva en présence de l'amiral Hawke,
n'osa le combattre et se retira vers la baie, où il se heurta aux récifs des
Cardinaux. Hawke l'attaqua ; des vingt et un vaisseaux français, deux furent
coulés, deux brûlés, deux jetés à la côte, sept se réfugièrent dans la Vilaine, huit à Rochefort.
La flotte de l'Atlantique était réduite à l'impuissance comme la flotte de la Méditerranée. La
France avait perdu 29 vaisseaux de ligne et 35 frégates ; sa flotte était
réduite à presque rien. Elle n'était plus en état de défendre ses colonies.
En 1758, les désastres avaient commencé dans l'Amérique du
Nord. Pour sauver les colonies françaises du continent d'Amérique, une
énergique intervention de la métropole aurait été nécessaire. En 1757, les
Anglais avaient armé 12.000 hommes et 16 vaisseaux de ligne. L'année d'après,
une flotte de plus de 40 vaisseaux de ligne et de 100 transports fut envoyée
par la métropole ; le général Amherst et le colonel Wolfe, que Pitt lui avait
fait adjoindre, commandaient 11.000 hommes de troupes régulières. Le 1er juin,
ils étaient devant Louisbourg. Ce poste avancé de la colonie française, sur
la côte sud-est de l'île du Cap-Breton, avait reçu un renfort de 12
vaisseaux, que Beaussier avait amenés de Brest ; mais il était mal remparé, pauvre
en munitions et défendu seulement par 3.000 réguliers. Après avoir forcé les
Français d'évacuer la ligne du rivage, les Anglais attaquèrent la place ; au
milieu de juillet, ils arrivèrent au glacis. Le 21, un vaisseau de Beaussier
sauta, et deux autres s'enflammèrent ; le reste fut capturé après que les
équipages eurent été débarquée. L'un après l'autre, les bastions furent
enlevés, et les Anglais entrèrent, le 27 juillet 1758, dans la ville en
ruines.
Jusque-là, sur le continent, les Canadiens avaient tenu
bon. Ils avaient gagné à leur cause beaucoup d'Indiens, et les troupes
régulières, 6.000 hommes, étaient commandées par un énergique général,
Montcalm, qui, en 1756 et en 1757, avait remporté de notables succès. Mais le
Canada était menacé de consomption, s'il était abandonné à lui-même, chaque
année, il fallait lui apporter des provisions, notamment des grains. La vie
renchérit d'autant plus que la levée des milices nuisait au travail des
champs. Vaudreuil, gouverneur de la colonie, écrivait en avril 1757 : Il est mort beaucoup d'Acadiens ; le nombre des malades
est considérable, et ceux qui sont convalescents ne peuvent se rétablir par
la mauvaise qualité des aliments qu'ils prennent. Les fournisseurs de
vivres, les munitionnaires volaient autant et plus que partout ailleurs.
Enfin Vaudreuil et Montcalm ne s'entendaient pas : le gouverneur, d'humeur
autoritaire, têtu, voulait être en fait, comme il était en droit, le
directeur des opérations militaires. Montcalm, qui le jugeait incapable,
obéissait mal au gouverneur et même agissait sans prendre ses ordres. En
1758, Montcalm repoussa près du fort Carillon, au nord du lac du
Saint-Sacrement, une armée de colons anglais, commandée par Abercromby ; mais
une colonne anglaise s'empara du fort de Frontenac et captura la flottille du
lac Ontario ; une autre, arrivée en novembre devant le fort Duquesne, le
trouva presque sans défenseurs, la plus grande partie de la garnison ayant
dei se retirer, faute de vivres. Le fort Duquesne se rendit, et les Anglais
construisirent sur son emplacement Pittsburg. Désormais, la Louisiane était coupée
du Canada.
En 1759, une grande expédition fut préparée en Angleterre.
Une flotte, commandée par Saunders, transporta des troupes commandées par
Wolfe ; Pitt avait obtenu pour Wolfe 10.000 hommes et 20.000 tonnes de
provisions, et les ravitaillements avaient été prévus. Le fi juin, la flotte
arriva devant Québec. Cette attaque sur mer était inattendue, la navigation
du Saint-Laurent étant très difficile. Vaudreuil et Montcalm avaient appris,
seulement en avril, les projets des Anglais ; ils avaient eu peu de temps
pour préparer la défense ; ik avaient la supériorité du nombre, mais leurs 16.000
hommes étaient pour la plupart des miliciens, et Montcalm se défiait des
milices qu'il ne jugeait bonnes que pour la défensive. Il craignait
d'ailleurs, s'il attaquait, un échec qui aurait compromis la défense de
Québec et voulait attendre la mauvaise saison, qui obligerait la flotte
ennemie à se retirer. Québec est situé sur la rive gauche du fleuve ; Wolfe
occupa en aval Ille d'Orléans et la rive droite, d'où il bombarda. La ville supporta
le bombardement et repoussa une attaque, le 31 juillet. L'amiral Saunders
parlait de retraite, mais les Anglais tentèrent un dernier effort. Wolfe
décida de remonter le fleuve, pour aller débarquer en amont, au bas du
plateau d'Abraham qui domine la ville ; le 13 septembre, il escalada cette
position, qu'il trouva mal gardée. Il semble que Montcalm aurait pu attendre
l'arrivée de détachements qui opéraient dans l'intérieur, commandés par Bougainville,
Bourlamaque et le chevalier de Lévis ; mais il se jeta sur les Anglais ;
Wolfe et lui furent tués dans la bataille, et les Français rejetés dans la
ville, que Vaudreuil affolé évacua. Quand Bougainville et Lévis arrivèrent
devant Québec, le commandant, à la prière des habitants, et avec
l'autorisation de Vaudreuil, avait capitulé (17
septembre).
Les Anglais avaient été tenus en échec du côté des Grands
Lacs, mais la prise de Québec et la mort de Montcalm avaient décidé du sort
de la colonie. En 1760, le chevalier de Lévis ne réussit pas à reprendre
Québec ; en 1760, Montréal se rendit aux Anglais. D'antre part, les Anglais
prirent la Guadeloupe
en 1759 et la Martinique
en 1762. La France
ne conservait en Amérique que la
Louisiane, Cayenne et la moitié occidentale de
Saint-Domingue.
En Inde, de grands et singuliers événements, sur lesquels
il faut revenir, s'étaient accomplis depuis que la paix d'Aix-la-Chapelle y
avait arrêté les hostilités. Dupleix avait saisi l'occasion, qu'il
attendait', d'appliquer la politique de pénétration chez les princes
indigènes. Contre le nabab du Carnatic, Anaverdi Kan, qui avait été l'allié
des Anglais, se leva un compétiteur, Chunda-Sahib, ami des Français. D'autre
part, le soubab du Decan, Nizam-el-Moulouk, mourut en 1718, après avoir
déshérité son fils aîné, Nazir, au profit de son petit-fils, Murzapha. Nazir
réclama la succession et chassa Murzapha ; celui-ci demanda l'aide de
Dupleix. Or, le soubab du Decan était un des plus grands princes de l'Inde ;
sa capitale était Haïderabad, et ses villes principales Aurengabad, Golconde,
Bangalore, Mangalore ; il avait de nombreux et de riches vassaux, et son
autorité s'étendait jusqu'aux deux côtes de la Péninsule. Le
nabab du Carnatic était vassal du soubab ; Arcote était sa capitale ; parmi
ses forteresses, Gingi et Trichinopoli étaient les plus considérables. Il
importait fort à Dupleix et à la
Compagnie d'avoir pour alliés ces deux princes, les
principaux établissements français étant situés sur la côte du Carnatic. Aussi,
lorsque les deux prétendants eurent fait cause commune entre eux, il fit
cause commune avec eux. Le Conseil supérieur de Pondichéry conclut donc une
convention en vertu de laquelle Chunda recevrait une subvention de 300.000 livres et
un contingent de 400 Français et de 2.000 indigènes armés à l'européenne ; il
promettait de céder à la
Compagnie un territoire à l'ouest de Pondichéry.
En juillet 1749, la petite armée de la Compagnie se mit
marche vers Arcote. Elle était commandée par d'Autheuil, sous les ordres de
qui servait le marquis de Bussy-Castelnau, un officier venu en Inde avec La Bourdonnais. Elle
rallia les douze cents hommes que commandaient Murzapha et Chunda, et, après
un combat, livré le 3 août, et où fut tué Anaverdi, entra dans Arcole. Après
quoi, les deux princes allèrent à Pondichéry saluer Dupleix, qui s'avança
au-devant d'eux en grand appareil, porté en palanquin, escorté de soldats et
d'éléphants. Dupleix leur demanda de ne rien entreprendre dans le Decan avant
que la conquête du Carnatic fût assurée, et, pour cela, d'aller assiéger
Trichinopoli, où s'était réfugié Méhémet-Ali, fils d'Anaverdi. Mais ils
préférèrent une fructueuse expédition contre le rajah de Tandjaore, sur
lequel ils prélevèrent, en décembre 1749, une contribution de plusieurs
millions. Pendant ce temps, le soubab Nazir envahit le Carnatic avec une
énorme armée, trois cent mille hommes, dit-on, parmi lesquels un contingent
de 600 Anglais, commandé par le major Lawrence. Il est vrai, cette armée
n'était pas solide, et le soubab était un médiocre homme de guerre ; un
boulet qui passa près de lui, lors d'une première rencontre, l'affola ; mais
il eut la bonne fortune que son adversaire Murzapha se rendit à lui, et que
l'armée adverse, désorganisée par une mutinerie des troupes françaises, se
repliât jusqu'à Pondichéry. Ce fut un des moments où Dupleix, qui, avec de si
petits moyens, osait de si grandes entreprises, désespéra de sa fortune.
Il reprit confiance quand il sut que des nababs de Nazir
étaient prêts à se révolter contre leur chef. Une attaque de nuit, faite par 300
Français, mit le désordre dans l'immense armée, qui s'enfuit. Méhémet-Ali
restait seul en face des Français ; le 1er septembre 1759, son camp fut
attaqué par d'Autheuil et Bussy, qui s'en emparèrent. Le 11 septembre, Bussy
assiégea Ginghi, la plus forte forteresse du Carnatic, — à cinquante milles à
l'ouest de Pondichéry, — et que l'on croyait imprenable, défendue comme elle
était par trois citadelles à pic ; il la prit, le lendemain. Effrayé par ce
fait d'armes, Nazir, qui s'était retiré vers Arcote, aurait voulu négocier
avec Dupleix ; il pensait à retourner au Decan ; mais, le 15 novembre, il fut
attaqué de nuit par 565 Français et 2.000 cipayes. La lutte fut courte ;
Nazir fut assassiné par un de ses nababs, et Murzapha, qu'il trairait
prisonnier avec lui, proclamé soubab. Bientôt après Murzapha était intronisé
dans Pondichéry ; Dupleix, assis sur un trône pareil, assistait à la cérémonie.
Murzapha conféra à Dupleix le gouvernement du pays au sud de la Kistna jusqu'au cap
Comorin ; il confirma la souveraineté de la Compagnie française
sur le district de Mazulipatam, qu'elle avait occupé pendant la guerre contre
Nazir, sur celui de Yanaon, où elle avait fait récemment un établissement, et
il consentit à une extension du territoire de Karikal. Dupleix, laissé libre
de disposer du Carnatic comme il l'entendrait, en donna l'investiture à
Chunda.
Mais Murzapha n'était pas encore maître du Decan, ni
Chunda en pleine possession du Carnatic où Méhémet-Ali occupait toujours Trichinopoli.
Dupleix permit à Murzapha d'emmener avec lui au Decan Bussy, avec un corps de
300 Français et de 1.800 cipayes et une batterie d'artillerie. Bussy apparut
alors dans toute sa valeur d'homme de guerre et de politique ; il avait
appris vite à connaître l'Inde, dont il parlait à peu près toutes les
langues. L'entreprise fut un moment compromise quand, en février 1751,
Murzapha fut assassiné par des nababs. Il fallait tout de suite trouver un
autre soubab ; Bussy choisit, d'accord avec les nababs, Salabut, frère de
Nazir. Il le conduisit en avril à Haïderabad, en juin à Aurengabad ; Salabut
confirma les concessions faites à la Compagnie par Murzapha. Comme un peuple de
guerriers établi au nord du Decan, les Mahrattes, avaient envahi ce pays avec
une grande armée, il porta la guerre chez eux. Les Mahrattes rétrogradèrent ;
à vingt milles de leur capitale, ils furent attaqués dans leur camp, la nuit
du 9 décembre 1751, où ils considéraient avec effroi une éclipse de lune ;
ils s'enfuirent en déroute. Au commencement de l'année suivante, le pays des
Mahrattes fut par un traité de paix soumis à l'autorité de la Compagnie.
Ainsi, au jour le jour un empire se dessinait, couvrant
une grande partie de la péninsule indoue. Au début, Dupleix n'avait fait que
prêter des soldats et des canons à des princes ; d'Autheuil et Bussy étaient
comme des mercenaires entrés pour un temps au service de Murzapha et de
Chunda. Mais, après que Murzapha eut été intronisé soubab à Pondichéry, après
que Chunda eut été investi du Carnatic par Dupleix, après les conventions
signées avec les princes, c'était comme des protectorats qui s'organisaient.
Au Decan, ce fut un protectorat en règle ; Bussy demeura, après qu'il y eut
installé Salabut, à Aurengabad, et mit ses canons dans la citadelle. A mesure
que Dupleix suivait le progrès de cette fortune, il haussait ses ambitions.
Il eut un moment l'idée de faire attribuer à Salabut la soubabie du Bengale
pour étendre au pays du Gange l'influence française. Bussy lui écrivait, le fer
septembre 1751, qu'il n'avait qu'à commander à Delhi pour y être obéi : Tout ce que vous demanderez à Delhi viendra incessamment.
Dupleix étant mécontent de Chunda, le nabab du Carnatic, il parla de se faire
lm-même nabab de ce pays. Bussy l'encourageait dans ses projets ; il lui
écrivait, le 23 septembre : de vous réponds sur ma
tête de vous faire nabab du Carnatic, et enfin, le 14 octobre : L'affaire du Carnatic vient d'être terminée. Le Divan m'a
promis la paravana en votre nom, et, après vous à la nation française.
Dupleix, sur la nouvelle que Méhémet Mi était mort, annonça à Bussy qu'il
allait se faire proclamer nabab, mais la nouvelle était fausse ; Méhémet
vivait encore et il avait l'appui des Anglais.
La
Compagnie anglaise s'inquiétait de l'énorme progrès de la Compagnie française.
Le gouverneur de Madras, Saunders, et le major Lawrence commandant les
troupes de l'Inde, n'avaient reconnu ni Murzapha ni Salabut comme soubabs du
Decan, ni Chunda comme nabab du Carnatic. Contre Chunda, ils s'étaient faits
les protecteurs de Méhémet-Ali ; le 4 août 1751, Saunders avait avisé Dupleix
que Méhémet avait engagé aux Anglais le royaume de Trichinopoli en garantie
de l'argent qu'il leur devait. Chunda, renforcé par un corps d'Européens
commandé par le Français d'Autheuil, marcha sur Trichinopoli ; il battit un
corps anglais envoyé de Saint-David, mais ne put l'empêcher d'entrer dans la
place. D'Autheuil, étant tombé malade, fut remplacé par Law, un neveu du
financier, qui bloqua la ville.
Dans ces conjonctures, un officier civil de la Compagnie anglaise,
Clive, qui avait pris part à la défense de Madras contre La Bourdonnais et
obtenu de servir avec rang d'enseigne pendant le siège de Pondichéry, proposa
à Lawrence d'attaquer Arcote pendant que les forces de Chunda étaient
occupées devant Trichinopoli, et que les forces françaises se trouvaient ou
devant cette ville ou avec Bussy dans le Decan. Le 11 septembre 1751, Clive
entra dans Arcote. Au printemps de l'année suivante, Lawrence, qui avait pris
Clive pour second, marcha vers Trichinopoli, qui résistait toujours. Il
pénétra dans la ville, le 8 avril 1752, et, après une campagne de deux mois,
fit prisonnière l'armée de Law. Chunda fut assassiné, et Méhémet proclamé
nabab ; alors l'influence anglaise remplaça celle de la France dans le Carnatic.
L'armée de Law n'existant plus, celle de Bussy étant retenue au Decan, il ne
restait à Dupleix que Pondichéry, Gingi et les possessions de la côte ; pour
les défendre, il n'avait point de troupes. Il fut donc obligé de demander du
secours en France.
Or, il y avait entre lui et la Compagnie un
dissentiment très grave. Peu à peu, il avait été amené à faire des conquêtes.
Comme il dira plus tard :
Un enchainement de
circonstances, qu'on aurait eu de la peine à prévoir, a cependant conduit au
but que l'on cherche depuis longtemps.... L'on a saisi les occasions qui se
sont présentées.
Mais la
Compagnie l'avait vu avec grande inquiétude suivre les
circonstances. Le 5 mai 1751, elle lui avait écrit qu'elle attendait avec la plus grande impatience que la paix réglet sur la côte de Coromandel ; que nul autre avantage ne pouvait tenir lieu de la paix
; que la paix seule était capable d'opérer le bien
du commerce, dont il devait s'occuper essentiellement. Le 1er février
1752, elle reprenait : Il est temps de borner
l'étendue de nos concessions dans l'Inde. Silhouette, commissaire du
Roi près la Compagnie,
pose en principe qu'il ne convient pas à la Compagnie de se rendre
puissance militaire. Il écrit, le 13
septembre 1752 :
On préfère généralement ici la
paix à des conquêtes, et les succès n'empêchent pas qu'on ne désire un état
moins brillant mais plus tranquille et plus favorable au commerce. On ne veut
plus se rendre une puissance politique dans l'Inde ; on ne veut que quelques
établissements en petit nombre... et quelques augmentations de dividendes.
Dans un mémoire au Contrôleur général de juillet 1753, il
ajoutera :
L'idée de donner la loi à tout
le Decan, avec une poignée de Français, est une folie.
Quand on connut en France le désastre de Trichinopoli, un
grand mouvement se produisit contre Dupleix. Depuis longtemps on lui
reprochait son orgueil, son ambition, sa cupidité aussi. Il est vrai qu'il
aimait l'argent ; il accepta, de ses alliés, des présents et des jaguirs, c'est-à-dire des rentes et des
pensions. Sa femme fut très avide ; fille d'un chirurgien de la Compagnie, veuve d'un
conseiller au Conseil supérieur de Pondichéry, très intelligente et au fait
comme personne des affaires et des mœurs de l'Inde, parlant des langues indigènes,
conseillère de son mari, dont elle soignait les intérêts en France comme en
Inde — en France elle envoyait des cadeaux à Mme de Pompadour — la Begun Joanna, comme on l'appelait,
avait des façons de souveraine. Elle recevait, comme son mari, des jaguirs : après son intronisation, Murzapha
donna à chacun des deux époux des terres dont le revenu était de 240.000 livres ;
après son installation à Aurengabad, il investit la Begun d'une nababie.
Dupleix et sa femme n'étaient pas seuls, il est vrai, à s'enrichir ; des
conseillers au Conseil supérieur firent des fortunes ; Bussy envoya en France
beaucoup d'argent pour acheter des terres. Mais ce fut à Dupleix surtout
qu'on s'en prit, lorsque les revers mirent son œuvre en danger.
Pendant que les Compagnies anglaise et française, ou
plutôt les militaires et les agents de ces Compagnies entraient en conflit,
les deux gouvernements de France et d'Angleterre étaient encore à l'état de
paix. Ni l'un ni l'autre n'entendait se laisser mener à la guerre par les
Anglais et les Français de l'Inde. On négocia entre Versailles et Londres, et
il fut convenu qu'un commissaire anglais et un commissaire' français se
rendraient chacun de son côté en Inde pour arrêter la lutte commencée et en
prévenir le retour. Le commissaire français fut Godeheu, ancien membre du
Conseil de Chandernagor, un des directeurs de la Compagnie. Il
arriva muni d'une instruction officielle et de pouvoirs secrets. Dupleix,
dont Godeheu était l'ami, le vit entrer à Pondichéry, le 2 août 1754, avec
d'autant plus de joie que Godeheu amenait des troupes avec lui. Mais, le 3
août 1754, Godeheu se fit reconnaitre comme gouverneur par les troupes et
donner les clés de la place ; le 14, Dupleix était embarqué à destination de la France. Il y fut
d'abord bien accueilli. Un revirement s'était produit après le départ de
Godeheu ; des mémoires de Dupleix, arrivés sur ces entrefaites, avaient
ouvert les yeux aux ministres, et même des ordres furent expédiés en Inde
pour annuler les instructions données à Godeheu ; mais ils arrivèrent trop
tard. Quand on sut à Versailles que Godeheu avait traité avec les Anglais, on
accepta le fait accompli. Dupleix ne put se faire rendre justice. Sa fortune,
qu'on avait confisquée, ne lui fut pas rendue ; il n'obtint pas la restitution
de sommes qu'il avait avancées à la Compagnie ; ses créanciers le poursuivirent et
sa maison fut vendue.
J'ai sacrifié ma fortune,
écrivait-il, et ma vie pour enrichir ma nation en Asie. — Je me suis soumis à
toutes les formes judiciaires, j'ai demandé comme le dernier créancier ce qui
m'était dû ; mes services sont traités de fables...
Il mourra dans cette misère, le 10 novembre 1764.
En décembre 1751, Godeheu avait signé avec le gouverneur
Saunders un traité conforme aux instructions qu'il avait emportées, où on lui
prescrivait de ne pas garder des possessions trop difficiles à défendre. En
vertu de ce traité, la
Compagnie française ne devait conserver que Pondichéry,
Karikal et un établissement entre Nizampatnam et la rivière Gondecama. Les
deux Compagnies, anglaise et française, s'engageaient à renoncer à toute dignité en Inde et à ne plus se mêler aux
différends entre les princes indigènes ; ainsi serait établie l'égalité entre
les deux Compagnies ; mais les sacrifices qu'y faisait la France étaient énormes,
car c'était elle qui possédait des dignités indigènes, elle qui avait des
alliés, des protégés, le commencement d'un empire. Un Anglais a dit avec
raison : On conviendra que peu de nations ont fait à
l'amour de la paix des sacrifices d'une importance aussi considérable.
Au reste, ce traité devint bientôt caduc ; la guerre officielle entre la France et l'Angleterre
allait bientôt commencer.
Après le départ de Dupleix, Godeheu ne resta en Inde que six
mois ; il s'embarqua en février 1755. Son successeur, Duval de Leyrit,
maintint Bussy dans le Decan, et lui-même empêcha les Anglais de faire des
progrès dans le Carnatic, où ils pratiquaient, malgré le traité Godeheu,
l'immixtion dans les affaires indigènes. Quand la guerre eut été déclarée, il
réduisit les Anglais aux places de Saint-David, Arcote, Madras et
Trichinopoli. Mais alors arriva en Inde le comte de Lally-Tollendal, avec la
qualité de gouverneur général de l'Inde. Lally était un Irlandais, qui avait
servi le prétendant Charles-Edouard. Passé au service du roi de France, il
avait été employé à des missions secrètes. Dans l'armée, il s'était distingué
partout où il avait combattu, à Kehl, à Philippsbourg, à Dettingen et à
Fontenoy. Il était soldat énergique, obstiné, insoucieux de l'obstacle. Mon devoir, dit-il un jour, est de prendre Saint-David, quoi qu'il arrive, dussé-je me cramponner
au sol avec mes ongles. Et c'était un impérieux, au geste cassant.
Quand il eut affaire à des administrateurs coloniaux, à des spéculateurs, à
des marchands, il se trouva dépaysé, ne voyant partout que des spéculateurs
et des fripons. Il ne savait pas les affaires de l'Inde, et ne comprit rien,
ne voulut rien comprendre aux mœurs indigènes. D'ailleurs, ses instructions
étaient contraires aux idées de Dupleix et de Bussy : les expéditions loin
des côtes lui étaient interdites ; il devait se contenter de prendre
Saint-David, Arcote, Madras ; encore fallait-il qu'il brûlât ces villes et
les rasât. On lui prescrivait aussi de remplacer dans son armée les porteurs
par des bœufs et de faire porter aux soldats leurs vivres et leurs bagages.
On connaissait bien mal à Versailles les conditions de la guerre en Inde.
C'est en avril 1758 que Lally arriva à Pondichéry, escorté
par une flotte que d'Aché commandait — et qui ne devait servir à peu près à
rien pendant la guerre. — Il attaqua Saint-David, qu'il prit en juin et qu'il
détruisit. Puis il commit toutes sortes de fautes, dont la plus grosse fut
d'offenser et de violenter les indigènes, ces
misérables noirs, comme il disait. Après Saint-David, il voulait
prendre Madras ; pour se procurer de l'argent, il alla faire dans le royaume
de Tandjaore une odieuse expédition, où il mit en adjudication le pillage
d'une ville et fit fondre les statues d'or d'une pagode vénérée. Il commit une
grande faute en rappelant Bussy du Decan ; Bussy avait objecté contre son
rappel que l'occupation du Decan était nécessaire pour protéger les
possessions françaises du Sud contre les Anglais, qui étaient devenus maîtres
du Bengale.
De graves événements, en effet, s'étaient passés depuis
deux ans dans cette région du Gange inférieur. Le Bengale était une des plus considérables
et une des plus indépendantes soubabies de l'Inde. La Compagnie anglaise y
possédait Calcutta et plusieurs factoreries, parmi lesquelles Hougly, et la Compagnie française y
avait Chandernagor. En juin 1756, le soubab Souradja-up-Daoula entra en
guerre contre les Anglais, s'empara de Calcutta et y fit prisonniers 146 Anglais
qu'il enferma dans un trou noir de quelques
mètres carrés ; 116 des prisonniers y moururent asphyxiés. Pour les venger,
le Conseil de Madras envoya Clive avec 900 Anglais et 1.500 cipayes. Clive
reprit Calcutta et Hougly ; puis il négocia avec le soubab et signa avec lui,
en février 1757, une alliance offensive et défensive, et mit la main sur
Chandernagor. Le soubab s'inquiéta de ce succès et se retourna vers les
Français. Mais Clive débaucha un nabab auquel il promit la soubabie, et qui
trahit Souradja quand, avec ses 3.000 hommes, Clive attaqua près de Plassey
les 3.000 fantassins et les 18.000 cavaliers du soubab. Après cette victoire,
qui ne leur avait pas coûté cent hommes, les Anglais occupèrent Mourchidabad,
capitale de la soubabie ; la conquête du Bengale leur était assurée. Tout. de
suite, ils entrèrent dans le Carnatic, d'où ils chassèrent les quelques
troupes françaises qui y étaient demeurées après que Bussy avait rejoint
Lally.
Lally, avec l'aide de Bussy, s'empara d'Arcote et fit une
tentative sur Madras ; mais il était sans munitions, sans vivres, sans argent
; ses troupes, qu'il ne payait pas, se mutinaient ; des soldats passaient à
l'ennemi qui avait de quoi les nourrir. Après un succès remporté sur une
sortie des Anglais et deux assauts donnés à la ville, l'apparition d'une
flotte anglaise l'obligea à se retirer sur Pondichéry le 17 février 1759.
Pendant ce temps, les Anglais obligeaient le soubab du Decan, jusque-là
l'allié docile de Bussy, à accepter leur protectorat ; Bussy, envoyé par
Lally vers le soubab, ne put le regagner. Il était irrité de toutes les
fautes qu'il voyait commettre à Lally, qu'il appelait un fou furieux. Lally, de son côté, traitait mal son
second et lui attribuait les revers ; parlant de Bussy et du gouverneur de
Pondichéry, il écrivait : Si je vous avais envoyé,
il y a six mois, ces deux hommes pieds et poings liés, cette colonie serait
en état de défense. Il accusait même Bussy d'être, comme Médée, versé dans l'art de la trahison. Comme
il avait mis tout le monde contre lui, il détestait et calomniait tout le
monde.
La situation de la colonie devint désespérée, lorsque la
flotte de d'Aché, qui ne se sentait pas de force à tenir la mer contre les
Anglais, s'éloigna en septembre 1759 pour ne plus revenir. Dans les premiers
mois de 1760, les troupes françaises, délabrées, peu sûres, firent d'inutiles
tentatives sur Arcote et Trichinopoli et se retirèrent, vaincues, sur
Pondichéry. Les Anglais bloquèrent la ville où la discorde paralysa la
défense. Lally et le Conseil supérieur échangèrent des injures ; le général
voulut empêcher le gaspillage des subsistances ; les marchands firent des
émeutes ; Lally ordonna de dresser des gibets et des roues destinés aux
mutins. Après cinq mois de siège, il capitula, en janvier 1763 ; les Anglais,
traitant la ville comme les Français avaient traité Saint-David, la
détruisirent. Il ne restait à la
France en Inde que Mahé, qui capitula en février.
A Paris, où arrivaient à la fois les nouvelles des
désastres de l'Inde et du Canada, Lally fut accusé de tous les crimes
possibles. Il demanda aux Anglais la liberté sur parole pour aller se
défendre. Le ministère révéla sa correspondance à ceux qu'il avait accusés en
termes si violents ; ils s'ameutèrent contre lui. Bussy, Leyrit, des
conseillers de l'Inde arrivèrent. Bussy, en termes modérés, d'ailleurs, expliqua
les désastres par les fautes commises. Les conseillers publièrent mémoires
contre mémoires ; un d'eux, Le Noir, alla jusqu'à inventer un tarif des prix
auxquels Lally avait vendu les villes françaises à l'Angleterre. Choiseul
conseillait au général de s'enfuir ; il voulut rester pour être jugé. Il
demanda à comparaître devant un conseil de guerre, mais le Procureur général
du Parlement le réclama. Par lettres-patentes du 12 janvier 1763, le Roi
ordonna que le Parlement instruisît l'affaire en
tout ce qui aurait trait aux faits de l'Inde. Il espérait englober
ainsi dans l'accusation tous ceux qui auraient méfait dans l'Inde et
peut-être sauver le général ; le Parlement ne voulut juger que lui. Pendant
dix-huit mois, le procès trains sans que Lally fût interrogé. Les magistrats
étudiaient les mémoires écrits contre les accusés ; ils n'étaient pas en état
de comprendre les affaires de l'Inde, qu'ils ne connaissaient pas. On
prétendit qu'il y en avait qui prenaient les cipayes
pour des pièces de monnaie. Le conseiller Pasquier fut chargé du rapport ; il
accusa Lally d'avoir causé la perte de la colonie, énuméra des indices qui
pouvaient le faire accuser de trahison, notamment les négociations pour la
reddition de Pondichéry, qui lui semblaient un galimatias inexplicable ; il
conclut que l'accusé avait trahi les intérêts du Roi.
Lally fut condamné, le 6 mai 1766, à avoir la tête tranchée. L'exécution eut
lieu trois jours après en place de Grève. La naissance et le rang du condamné
lui donnaient le droit d'être conduit au supplice dans son carrosse drapé de
deuil ; on le mit sur un tombereau et on le bâillonna. Le bourreau ne l'ayant
décapité qu'à demi de son coup de Barbe, lui saisit les oreilles pour
maintenir la tête, pendant que les aides sciaient le cou. Quelques hommes
seulement, parmi lesquels Voltaire, prirent la défense de ce malheureux, qui
avait commis bien des fautes, mais sur qui il était trop commode de rejeter
les fautes de tous et surtout du plus grand coupable, le Gouvernement, qui
l'avait choisi, bien qu'impropre à une tâche trop difficile, et qui s'était
mis, par sa politique continentale, hors d'état de secourir l'Inde. L'opinion
publique fut exprimée dans une vilaine lettre de Mme Du Deffand à Walpole : Lally est mort comme un enragé.... Comme on eut peur qu'il n'avalât sa langue, on lui mit un
bâillon... On a été content de tout ce qui a
rendu le supplice plus ignominieux, du tombereau, des menottes, du bâillon.
Le bourreau a rassuré le confesseur qui craignait d'être mordu.... Lally était un grand fripon, et, de plus, il était fort
désagréable....
IV. — LE TRAITÉ DE PARIS.
Choiseul n'avait pas cessé de négocier pour obtenir la
paix. Il essaya de traiter séparément avec l'Angleterre ; il accepta la médiation
que lui offrit Charles III, qui, en 1739, devint roi d'Espagne, à la mort de
son frère Ferdinand VI. Il s'excusait auprès de la Cour de Vienne ; le 29
octobre, dans une lettre à son cousin Choiseul-Praslin, ambassadeur auprès de
l'Impératrice, il parlait le grand effort qu'il avait fait pour la campagne
de 1759, sur terre et sur mer, et rappelait nos malheurs
militaires. Je crois, disait-il, qu'il est difficile qu'ils puissent être plus grands.
Il regrettait que les alliés puissants de la France n'eussent pas mis par leurs succès du poids dans la balance. Il
confessait l'épuisement du royaume : Notre crédit,
qui faisait la grande branche de notre puissance, est anéanti. Le Roi
a fait une espèce de banqueroute ; pour payer
les troupes au mois de novembre, on a parlé en conseil d'envoyer à la Monnaie la vaisselle du
Roi et des particuliers. C'était un état affreux.
Or, il n'y a pas d'engagement qui tienne contre
l'impossible. Sans doute, il ne voulait pas abandonner l'Impératrice :
Nous ne ferons pas la paix de terre sans elle, nous
nous détruirons d'année en année en sa faveur, mais il faut la prévenir que
nous serons forcés par les circonstances à faire la paix avec l'Angleterre,
dès qu'il sera possible.
Cette tentative d'une paix séparée avec l'Angleterre et
l'intimité qui commençait à s'établir entre la France et l'Espagne
déplaisaient à Vienne. A Londres, on prit très mal l'intervention de
l'Espagne. Après quelques allées et venues d'agents et des conversations en
Angleterre et en Hollande, l'Angleterre, repoussant l'idée d'un traité où le roi
de Prusse ne serait pas compris, les négociations furent interrompues au
printemps de 1160. Elles reprirent à la fin de l'année, après la mort de
George III ; cette fois il fut question d'un congrès général, qui se
tiendrait à Augsbourg, mais ce congrès ne se réunit pas. Pitt rédigea, en
juillet 1761, un ultimatum hautain
et haineux. Bussy était alors ambassadeur de France à Londres ; il expliqua à
Choiseul, dans une lettre d'août 1761, la puissance de Pitt :
Ce ministre est, comme vous le
savez, l'idole du peuple, qui le regarde comme le seul auteur de ses succès,
et qui n'a pas la même confiance dans les autres membres du Conseil. La Cour et ses partisans sont
obligés d'avoir les plus grands égards pour les fantaisies d'un peuple
fougueux qu'il est très dangereux de contrarier jusqu'à un certain point. M.
Pitt joint à la réputation de la supériorité d'esprit et de talents celle de
la probité la plus exacte et du plus singulier désintéressement... Il n'est
pas riche et ne se donne aucun mouvement pour l'être. Simple dans ses mœurs
et dans sa représentation, il ne cherche ni le faste ni l'ostentation. Il ne
fait sa cour ni ne la reçoit de personne. Grands et petits, si l'on n'a pas à
l'entretenir d'affaires, on n'est pas admis à le voir chez lui. Il est très
éloquent, il a de la sûreté et de la méthode, mais captieux, entortillé et
possédant toute la chicane d'un habile procureur. Il est courageux jusqu'à la
témérité. Il soutient ses idées avec feu et avec une opiniâtreté invincible,
voulant subjuguer tout le monde par la tyrannie de ses opinions. M. Pitt
parait n'avoir d'autre ambition que celle d'élever sa nation au plus haut
point de la gloire et d'abaisser la
France jusqu'au plus bas degré de l'humiliation.
On négocia pourtant sur l'ultimatum anglais. La France et l'Espagne
agissaient de concert ; Bussy présenta les réclamations de l'Espagne, et
appuya la demande qu'elle fit du droit de pêche à Terre-Neuve. Sur quoi Pitt,
qui aurait mieux aimé, dit-il, donner aux Espagnols la
tour de Londres, écrivit à Bussy :
Je dois vous déclarer très
nettement au nom de S. M. qu'elle ne souffrira point que les disputes de
l'Espagne soient mêlées en façons quelconques dans les négociations de la
paix entre les deux Couronnes... En outre, on n'entend pas que la France ait en aucun temps
le droit de se mêler de pareilles discussions entre la Grande-Bretagne
et l'Espagne.
Choiseul fit alors parvenir à Charles III un mémoire où il
mettait en parallèle la conduite de l'Angleterre et celle de la France. C'est dans
ces circonstances que fut conclu le pacte de famille.
L'idée d'une alliance entre Bourbons n'était pas nouvelle,
puisque les Bourbons de Versailles, de Madrid et d'Italie s'étaient unis déjà
au temps de la succession de Pologne et de la succession d'Autriche ; mais
Choiseul lui donna toute son ampleur. Par la Convention du 15 août
1761, les rois de France et d'Espagne se garantissaient réciproquement leurs
États et possessions ; toute attaque contre l'un d'eux obligerait l'autre à
l'assistance immédiate ; les contingents étaient fixés, aucune paix ne
pourrait être signée que d'un commun accord.
Les Bourbons de Parme et des Deux-Siciles seraient admis
au pacte ; bientôt, en effet, Don Philippe de Parme et Ferdinand de Naples y
adhérèrent ; il pourrait être étendu aux rois de Portugal et de Sardaigne.
C'était une vaste conception : la
France, l'Espagne et l'Italie bourbonienne se seraient
trouvées alliées entre elles et avec l'Autriche, l'amie de la France ; une grande ligue
catholique se fût opposée aux États protestants, la Prusse et l'Angleterre.
Elle ne put être réalisée en entier ; ni le Portugal, ni la Sardaigne n'adhérèrent
; mais l'essentiel de la combinaison, c'était l'étroite union de la France et de l'Espagne,
qui réalisait l'espérance de Louis XIV. Plus tard, au temps de la guerre
d'indépendance américaine, cette union rendra de grands services à la France ; malheureusement,
au moment où l'on était, l'Espagne ne pouvait apporter un concours de forces
suffisantes à la France
vaincue et épuisée. On le vit bien, âpres que, le 1er mai 1762, l'Espagne eut
déclaré la guerre à l'Angleterre.
A cette date, un grand événement s'était accompli en
Angleterre. Le crédit de Pitt avait été ébranlé par l'avènement de George
III, le 27 octobre 1760. Le nouveau roi n'aimait pas le grand ministre ;
Pitt, qui continuait à se montrer intransigeant avec Bussy, auquel il disait,
en août 1761, que l'heureux moment de la paix
ne lui semblait pas encore venu, fut renversé le 5 octobre 1761. Lord Bute,
son successeur, était d'humeur moins intraitable ; mais il fallait qu'il
comptât avec l'opinion anglaise, avec le parti militaire, avec le parti des
marchands et du peuple dont Pitt était l'idole. L'intervention de l'Espagne
fut un grand argument pour les partisans de la guerre, l'occasion s'offrant
de ruiner la marine et le commerce de l'Espagne et d'attaquer les Indes
espagnoles. En août 1762, les Anglais avaient conquis la Havane ; pourquoi
s'arrêter en si beau chemin ? Cependant, le 3 novembre 1762, furent signés
les préliminaires de Fontainebleau, qui devinrent, le 10 février 1763, le
traité de Paris.
La France
recouvrait la Martinique,
la Guadeloupe
et Belle-Isle en échange de Minorque restituée à l'Angleterre. Elle obtenait,
sous des conditions compliquées, stipulées en termes difficultueux, le droit
de pêche à Terre-Neuve et les dots de Saint-Pierre et de Miquelon. Elle
cédait son empire des Indes, où elle ne gardait — et à condition de n'y pas
lever de troupes — que les comptoirs de Chandernagor, Yanaon, Karikal, Mahé,
Pondichéry. Elle cédait son empire d'Amérique, les 11es de la Dominique, de
Saint-Vincent, de Tabago, de Grenade et des Grenadines, le Canada, Ille du
Cap-Breton, les lies du Saint-Laurent, la vallée de l'Ohio, la rive gauche du
Mississipi. Pour recouvrer la
Havane, l'Espagne céda aux Anglais la Floride ; pour dédommager
l'Espagne — ce fut le premier effet du pacte de famille, — la France lui donna la Louisiane. Enfin
elle céda le Sénégal, où elle ne garda que l'île de Gorée.
Quelques mois après, le 15 février 1763, le traité d'Hubertsbourg
terminait la guerre continentale. Cette paix remettait les choses dans l'état
d'avant la guerre. Le roi de Prusse, qui avait recouvré la Poméranie,
évacuée par la Suède,
en vertu d'un traité conclu à Hambourg en mai 1762, garda la Silésie. Frédéric
et l'Angleterre étaient les vainqueurs de cette grande guerre.
La résistance de Frédéric, roi de 2.500.000 sujets, aux
attaques de tant d'ennemis, qui semblaient tellement plus puissants que lui,
a étonné le monde. La force qu'il a révélée est décuplée par l'admiration
qu'il a partout inspirée. Cette admiration fut profonde eu Allemagne, où le
sentiment patriotique, qui, depuis si longtemps avait souffert si durement,
s'exalta. Un protecteur de l'Allemagne s'annonçait en la personne du roi de
Prusse, bien plus redoutable pour la France et pour tous les États habitués à pécher
dans les eaux troubles d'Allemagne, que n'avait été l'Autriche. La guerre de
Sept Ans a fait la Prusse
grande puissance allemande et grande puissance européenne. L'Angleterre est
décidément la maîtresse des mers ; la marine française, qu'elle a détruite,
pourra renaître, mais quel concours de circonstances aurait-il fallu pour que
la France
reprît ses empires perdus ? Ces circonstances ne devaient pas se présenter.
En France, le sentiment national a été violemment offensé
par tant de désastres, qui n'avaient pas même laissé l'honneur sauf. On
applaudissait Frédéric ; on le célébrait en vers et en prose ; on faisait des
chansons sur les ministres qui conduisaient la politique, sur les généraux
qui conduisaient les armées, des chansons gaies même sur les désastres. C'est
qu'on se désintéressait des faits et gestes d'un gouvernement et d'une Cour
qui perdaient toute autorité, tout crédit sur la nation. On n'en ressentait
pas moins vivement la diminution de la France dans le monde. On pensait ce qu'écrivit
le cardinal de Bernis dans un jugement sur le rôle des divers États, avant et
pendant la guerre : Le nôtre a été extravagant et
honteux.
|