HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE II. — L'ÉPOQUE DE FLEURY ET DE LA SUCCESSION D'AUTRICHE.

CHAPITRE III. — LA VIE INTELLECTUELLE, DEPUIS LA RÉGENCE JUSQU'AU MILIEU DU SIÈCLE.

 

 

I. — LES IDÉES PHILOSOPHIQUES ET POLITIQUES[1].

AVEC la Régence a commencé, dans le domaine des idées philosophiques et politiques, des sciences, des lettres et des arts, un mouvement général des esprits, varié, libre, sans intentions précises, et comme une recherche joyeuse de nouveautés. Vers 1750, de grands livres comme l'Esprit des Lois, le premier volume de l'Histoire naturelle de Buffon, surtout le premier volume de l'Encyclopédie et la formation du parti des philosophes, marquent le commencement d'une période nouvelle où s'organise la lutte contre les institutions, idées et croyances de l'Ancien régime.

Pour les idées politiques et philosophiques, la France se mit à l'école de l'Angleterre. Les premiers signes de cette conversion aux idées anglaises apparurent dans une société de théoriciens politiques, fondée en 1724 par l'abbé Alary, précepteur des enfants de France. Installée dans un appartement de la place Vendôme, elle reçut le nom de Club de l'Entresol. Le club compta d'abord une vingtaine de membres, qui se réunissaient une fois par semaine, le samedi soir, de cinq à huit heures. Durant l'été, ils tenaient leurs séances sur les terrasses du jardin des Tuileries ou dans une allée écartée. Ils recevaient les gazettes de France et de Hollande et les papiers anglais. Au club, ils buvaient du thé, de la limonade et des liqueurs. C'était comme un café d'honnêtes gens.

Chacune des conférences était divisée en trois exercices d'une heure : lecture et discussion d'extraits des gazettes ; communication des correspondances entretenues à l'étranger ; lecture de mémoires politiques. MM. de Balleroy et de Champeaux donnaient des mémoires sur l'histoire des traités ; M. de Vertillac sur les gouvernements mixtes de la Suisse et de la Pologne. M. de Plélo dut à ses recherches sur les formes de gouvernement l'ambassade de Danemark. M. Pallu, maure des requêtes, lisait des études sur les finances ; M. d'Oby, une histoire des États généraux et des Parlements M. de Saint Contest le fils, une histoire contemporaine partant du traité de Ryswyk ; M. de la Fautrière, une histoire des finances et du commerce. Le marquis d'Argenson, outre qu'il rédigeait les extraits des gazettes lus au début des séances, composait sur le droit public des dissertations, où l'on sentait une vocation de philosophe et de ministre.

Mais le grand lecteur du club était son doyen, l'abbé de Saint-Pierre, homme excellent, épris du bien public, inépuisablement fécond en systèmes. Il avait accompagné à Utrecht, en 1712, un des négociateurs français ; témoin des difficultés de toutes sortes qui retardaient la conclusion des traités, il composa les trois volumes d'un Projet de paix perpétuelle. En punition d'un Discours sur la polysynodie, écrit en 1718, où il critiquait vivement le gouvernement de Louis XIV, il avait été exclu de l'Académie française. Cependant les pouvoirs publics furent indulgents pour ses écrits, qui paraissaient les rêves d'un homme de bien. C'est, dit-on, l'abbé de Saint-Pierre qui a créé le mot bienfaisance.

Par lui, la philosophie politique de l'Entresol se rattache à Fénelon, à la petite cour du duc de Bourgogne, à Vauban, à Boisguilbert, à Boulainvilliers. Elle procède en même temps des Anglais. Le club comptait parmi ses membres l'Écossais Ramsay, disciple d'ailleurs de Fénelon, qui l'avait converti au catholicisme[2]. Bolingbroke fréquentait aussi l'Entresol. Les Anglais s'y sentaient chez eux. L'ambassadeur Horace Walpole, après la disgrâce de M. le Duc, en 1726, y fit une conférence sur l'intérêt qu'avaient la France et l'Angleterre à garder leur alliance récemment conclue.

L’Entresol ne vécut pas longtemps. Après l'avoir protégé, Fleury en vint à le trouver gênant. L'abbé Alary s'en faisait une espèce de trophée ; ses confrères, très entourés dans le monde, dissertaient volontiers sur la politique et l'administration. Le Cardinal dit un jour à l'abbé : On se mêle de trop de choses à l'Entresol, et des étrangers même s'en plaignent. L'abbé de Saint-Pierre l'accablait de mémoires à tout propos. Enfin, Alary ayant imaginé de complimenter la Reine à propos de l'expédition de Plélo à Danzig, on parla de le remplacer auprès des enfants de France. Alary le prit de très haut, on lui retira le préceptorat et l'Entresol fut dispersé en 1731.

La propagande en faveur des idées anglaises ne souffrit pas de la disparition du club. Les protestants français à Londres, en Hollande ou en Brandebourg, essayaient de mettre la France en communication avec l'esprit des pays où ils étaient réfugiés. A Londres, la taverne de l'Arc-en-ciel réunissait des savants, des théologiens, l'historien Thoiras, et des journalistes qui rédigeaient des périodiques Armand de la Chapelle collaborait à la Bibliothèque raisonnée des savants de l'Europe ; Desmaizeaux publia des œuvres inédites de Clarke, de Newton et de Locke Le Clerc dirigea trois bibliothèques successives, de 1686 à 1727 ; il fut le dernier continuateur des Nouvelles de la République des Lettres, dont Bayle avait été le premier éditeur. Partisans de Bacon, de Locke et de Newton, ces publicistes critiquaient la philosophie de Descartes. Ils faisaient connaître les théories anglaises sur le gouvernement. Rapin Thoiras publia en 1724 une Histoire d'Angleterre en français. Une Bibliothèque anglaise parut à Amsterdam, de 1717 à 1728. Enfin, les réfugiés traduisaient, à leur apparition, les principales œuvres littéraires, comme le Gulliver et le Robinson Crusoë.

D'autre part, les écrivains français les plus distingués visitèrent l'Angleterre. Voltaire y débarqua en mai 1726, après une fâcheuse aventure. Le chevalier de Rohan-Chabot l'avait plaisanté sur son nom : Comment vous appelez-vous décidément ? Est ce Mons Arouet, ou Mons de Voltaire ?M. le chevalier, répondit Voltaire, il vaut mieux se faire un nom que de traîner celui qu'on a reçu. Or, un jour qu'il dînait chez le duc de Sully, on le demande à la porte de l'hôtel. Il descend et se trouve en présence de trois messieurs garnis de cannes, qui lui régalent les épaules et les bras gaillardement. Le chevalier regardait ce frottement d'une boutique en face, et criait aux trois messieurs : Ne lui donnez point sur la tête, il en peut encore sortir quelque chose de bon. Voltaire se plaignit à ses protecteurs, le duc de Sully, Mme de Prie, le duc d'Orléans, Maurepas. Mais les grands dont il était l'ami n'oubliaient point son origine, et ne se souciaient pas de le défendre contre un homme de leur rang. Il prit des leçons d'escrime, provoqua Rohan et fut mis à la Bastille. C'est en sortant de prison qu'il partit pour l'Angleterre, bien préparé à aimer les institutions et l'esprit d'un pays libre.

Pendant près de trois ans que dura son séjour, il apprit la langue anglaise, qu'il finit par écrire parfaitement, et connut les plus illustres écrivains anglais. Il dut à Pope, le plus classique et le plus élégant des poètes d'Angleterre, l'idée de ses Discours sur l'homme. Il aima la fantaisie et l'ironie de Swift, l'érudition critique et révolutionnaire de Bolingbroke. Il étudia les tragédies classiques d'Addison, celles de Dryden, et surtout les drames de Shakespeare. Il admira que des écrivains fussent employés au service de l'État comme Prior, poète et philosophe, qui reçut une mission diplomatique en France. Quand Newton mourut, en 1727, Voltaire fut témoin des honneurs qu'on rendit à ce grand homme en récompense de son génie. Hôte du marchand Falkener, qui devint plus tard ambassadeur en Turquie, il comprit l'injustice du préjugé qui faisait mépriser en France le commerce.

Son esprit, dont la curiosité était si vive, s'enrichit et s'élargit. Il fit une enquête sur le newtonisme ; il apprit la philosophie anglaise, qui convenait mieux à son esprit net et pratique que celle de Descartes et de Leibniz, philosophes entraînés par cet esprit systématique qui aveugle les plus grands hommes. Il lut Bacon le père de la philosophie expérimentale. Il se fit surtout le disciple de Locke. Ce philosophe avait publié des Lettres sur la tolérance, un Essai sur l'Entendement humain et un livre sur la Rationalité du christianisme. Dans l'Essai sur l'Entendement, paru en 1690, il ruinait la théorie des idées innées, et enseignait que toutes les idées naissent de la sensation et de la réflexion, et que l'étude de l'âme doit se passer de la métaphysique.

Les philosophes anglais étaient, en ce qui concerne la religion, divisés en deux camps : les croyants et les simples déistes ; mais ceux-ci gardaient un esprit religieux et chrétien. Locke croyait en Dieu, cause nécessaire du monde, reconnaissait en Jésus-Christ le Messie, et regrettait que l'Écriture sainte, éclatante de vérité, eût été obscurcie de mystères par le pédantisme théologique. En 1730, Tindel publia Le christianisme aussi vieux que la création, ou l'Évangile comme reproduction de la religion naturelle. Parmi les orthodoxes, Berkeley s'illustra par son système d'idéalisme absolu, Clarke, disciple de Newton, défenseur du libre-arbitre et de l'immortalité de l'âme, fut auteur d'un livre assez peu entendu, mais estimé, sur l'existence de Dieu, et d'un autre plus intelligible, mais assez méprisé, sur la vérité de la religion chrétienne.

Ces derniers mots sont de Voltaire qu'amusait le spectacle de cette vie intellectuelle intense et pleine de contradictions. Il n'a certes pas appris en Angleterre le scepticisme, que professaient en France Bayle, Fontenelle et la société du Temple. D'autre part l'influence de l'Angleterre ne fut pas assez forte sur lui pour lui commander ce respect de l'esprit religieux que professaient les déistes anglais. Mais ses sentiments et ses idées furent éclairés et fortifiés par son séjour en Angleterre, et par ses études philosophiques sur Bacon, sur Locke et sur le newtonisme, qu'il appelle la grande nouveauté anglaise.

De retour à Paris en février 1729, Voltaire révéla l'Angleterre aux Français. Grimm a dit qu'en France, au commencement du XVIIIe siècle, on croyait que tout ce qui n'était pas Français mangeait du foin et marchait à quatre pattes. Or, au milieu du siècle, nombre de Français savaient l'anglais et admiraient l'Angleterre, disciples en cela, pour une grande part, de Voltaire, qui, en 1733, publia ses Lettres philosophiques, ou plutôt ses Lettres sur les Anglais. Il y met en opposition les deux sociétés française et anglaise, à la grande confusion de la première. L'Angleterre est le pays de la tolérance et de la liberté de penser : Un Anglais, comme homme libre, va au ciel par le chemin qu'il lui plaît. Les abus dont souffre la France n'y sont pas connus : Un homme, parce qu'il est noble ou prêtre, n'est point exempt de payer certaines taxes ; tous les impôts sont réglés par la Chambre des Communes qui, n'étant que la seconde par son rang, est la première par son crédit. Point de taxe arbitraire : Le paysan n'a point les pieds meurtris par les sabots ; il mange du pain blanc, il est bien vêtu, il ne craint point d'augmenter le nombre de ses bestiaux, ni de couvrir son toit de tuiles de peur que l'on ne hausse ses impôts l'année d'après. Il mêlait à ces considérations et comparaisons des impertinences contre la religion, et des plaisanteries sur tous sujets, par exemple sur l'immortalité de l'âme. Il citait la phrase où Locke insinue que l'âme pourrait bien être matérielle : Nous ne serons peut-être jamais capables de connaître si un être purement matériel pense ou non, et il ajoutait : La raison humaine est si peu capable de démontrer par elle-même l'immortalité de l'âme, que la religion a été obligée de nous la révéler. Les Lettres philosophiques furent condamnées à la brûlure en juin 1734. Voltaire dut alors se réfugier à Cirey, près de Chaumont, chez son amie la marquise du Châtelet. Là, il se trouvait à portée de la frontière lorraine. Il demeura en correspondance avec ses amis d'Angleterre, dédia son Brutus à Bolingbroke, Zaïre à Falkener. Il imita dans le Brutus, en 1730, dans la Mort de César en 1735, le ton des tirades shakespeariennes et déclama contre la tyrannie. Il se fit le grand propagateur en France du newtonisme.

Au même temps, un romancier et journaliste, l'abbé Prévost, entretenait le public des mœurs de l'Angleterre, où il passa quatre années, de 1727 à 1731. Il dut sa célébrité à un roman, Manon Lescaut, paru en 1731 ; mais la majeure partie de ses œuvres, Mémoires et aventures d'un homme de qualité qui s'est retiré du monde ; Cleveland, décrivent et vantent l'Angleterre, Londres et ses cafés, qui sont comme le siège de la liberté anglaise, les combats de boxe, la liberté, l'esprit de tolérance. Les Anglais ont reconnu que la contrainte est un attentat contre l'esprit de l'Évangile ; ils savent que le cœur des hommes est le domaine de Dieu. Revenu en France, Prévost fonda un journal, Le Pour et Contre, sorte de revue encyclopédique, où il promettait d'insérer chaque fois quelque particularité intéressante touchant le génie des Anglais et de traduire même quelquefois les plus belles scènes de leurs pièces de théâtre. Le journal dura de 1733 à 1740. Prévost traduisit des œuvres philosophiques ou romanesques anglaises, par exemple les romans de Richardson, Paméla, Clarisse, Grandisson, dont le pathétique et la vérité devaient émouvoir Diderot, Rousseau et leur génération.

Le plus grand écrivain et penseur politique de cette période fut l'auteur des Lettres persanes. Montesquieu avait l'ambition d'entrer dans la carrière diplomatique, n'étant pas plus bête qu'un autre, disait-il. De 1728 à 1732, il voyagea pour s'instruire des mœurs et des coutumes des nations. Accompagnant un ambassadeur de George II, lord Waldegrave, qui était l'ami de sa famille, il alla en Autriche, où il fréquenta de grands personnages, comme le prince Eugène et Stahrenberg. A Venise, il rencontra des aventuriers célèbres, Law et le comte de Bonneval. En Lombardie, il fut reçu par les Borromées, à Turin, par Victor-Emmanuel ; à Rome, il connut le Père Cerati, qui demeura son correspondant. Rien n'était indifférent à son esprit curieux ; il prenait des notes sur le commerce, l'industrie, l'agriculture, les travaux publics, sur les mines, les constructions navales, sur le servage en Hongrie, les œuvres d'art en Italie. Lorsqu'il débarqua en Angleterre, il était bien préparé pour faire les comparaisons.

Il se sentit là respirer plus librement que partout ailleurs.

L'Angleterre, dit-il dans ses notes, est à présent le plus libre pays qui soit au monde ; je n'en excepte aucune république ; je l'appelle libre, parce que le Prince n'a le pouvoir de faire aucun tort imaginable à qui que ce soit, par la raison que son pouvoir est contrôlé et borné par un acte.... Quand un homme, en Angleterre, aurait autant d'ennemis qu'il a de cheveux sur la tête, il ne lui en arriverait rien.

Il y avait, dans l'admiration des Français pour l'Angleterre, une exagération dont les Anglais eux-mêmes s'amusaient : Nous pouvons être dupes de la politique française, disait Walpole ; mais les Français sont dix fois plus sots que nous, d'être les dupes de nos vertus. Montesquieu ne fut point tant dupe. Il vit très bien que le monde politique était très corrompu : L'argent est ici souverainement estimé, a-t-il dit ; l'honneur et la vertu, peu. Mais il se complut au spectacle d'une nation libre, où tout le monde avait une opinion politique, si bien que l'on voyait des couvreurs se faire apporter la gazette sur les toits pour la lire.

Au retour d'Angleterre, Montesquieu avait pris le parti d'être, comme il a dit, un écrivain politique. Il s'essaya par les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, qui parurent en 1734. C'est une œuvre d'insuffisante critique ; Montesquieu accepte les récits légendaires des premiers temps de Rome ; il ne s'occupe pas de l'organisation financière de l'État et ne soupçonne pas l'importance de la religion dans la cité antique. H refait, à l'exemple de Bossuet, l'analyse des vertus romaines, et il imite le ton sentencieux de Tacite et de Florus. Les Considérations ont un peu l'aspect d'un morceau d'apparat classique. On y trouve du moins des réflexions profondes et pénétrantes, et comme une émotion sincère et grave devant la grandeur romaine.

Les Considérations sont une sorte de chapitre détaché du très grand livre qui parut en 1748, L'Esprit des Lois. Montesquieu appelle esprit des lois les rapports que les lois ont ou doivent avoir avec la constitution de chaque gouvernement, les mœurs, le climat, la religion, le commerce, etc. Les lois, en effet, dit-il, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses. Il expose ces différentes relations en une série de livres pour ainsi dire parallèles, car ils ne se commandent ni ne s'enchaînent les uns avec les autres. L'ouvrage est un recueil d'observations et de réflexions faites pendant vingt ans sur les hommes et les choses, classées après coup sa brefs alinéas, et reliées avec une difficulté que l'on sent. Mais, si l'intention et le dessein de l'auteur sont obscurs, les contemporains retinrent les théories de Montesquieu sur les trois gouvernements et sur leurs principes, l'honneur dans la monarchie, la crainte dans le despotisme, la vertu — c'est-à-dire l'amour de la patrie, la pratique de l'égalité, de la frugalité — dans la république. Ils retinrent aussi la description du caractère des Anglais et l'éloge de leur constitution, que Montesquieu présentait comme l'idéal d'une monarchie libérale et aristocratique : royauté soutenue et contenue par des corps intermédiaires, noblesse, clergé, magistrature ; deux chambres représentant l'une les privilégiés, l'autre le reste de la nation ; le roi servi par des ministres responsables, inviolable et armé du droit de veto. Ils applaudirent à ses protestations contre l'esclavage et contre la torture, à ses idées sur la tolérance, et sur la nécessité de l'éducation par l'État dans le gouvernement républicain. Et ce fut une grande nouveauté que d'avoir opposé à la conception chrétienne et ecclésiastique, que Bossuet avait exprimée magnifiquement dans le Discours sur l'Histoire universelle, une philosophie laïcisée de l'histoire, où l'activité humaine s'encadre dans la nature, et où sont indiquées les relations de l'histoire politique avec l'histoire naturelle.

L'Esprit des Lois fut attaqué par les Jansénistes et par les Jésuites, et dénoncé à l'Assemblée du clergé. Il eut vingt-deux éditions en dix-huit mois et fut traduit dans toutes les langues. Pendant toute la fin du siècle, on en publiera des critiques et des analyses raisonnées ; Condorcet le commentera. Peu d'hommes de la Révolution auront le même idéal que Montesquieu ; tous invoqueront avec respect son autorité, et lui emprunteront des citations et des exemples. Les philosophes, tout en le critiquant quelquefois avec une grande vivacité, le reconnaîtront comme leur maitre. Mais il se distinguait de la plupart d'entre eux par l'esprit de modération qui lui était naturel et qu'il estimait convenir au législateur. Il ne frondait pas outre mesure la religion ; sévère pour les dévots, il était charmé de se croire immortel comme Dieu lui-même. Bon citoyen, il aimait le gouvernement sous lequel il était né, mais sans le craindre, ni croire qu'il fût immuable. Il avait dans le caractère certains traits antiques, le soin de sa dignité, l'urbanité, le culte de l'amitié, la mesure dans ses ambitions, l'égalité d'âme, le goût des loisirs et de l'élude, dans la paix des champs. Son séjour préféré était son domaine de La Brède, où il surveillait la culture de ses champs et de ses vignes. Un portrait qu'il a laissé de lui donne à penser que ce Français du XVIIIe siècle, spirituel et sérieux, se proposa Cicéron pour modèle.

 

II. — LES SCIENCES[3].

JUSQUE vers 1730, la physique de Descartes partagea la célébrité de sa philosophie. La société polie croyait aux trois éléments, terrestre, céleste et solaire, aux tourbillons éthérés qui emportaient les planètes sans qu'elles eussent un mouvement propre. Les dames étudiaient l'astronomie dans les Entretiens sur la pluralité des mondes du cartésien Fontenelle, qui atteignit au temps de Fleury le comble de sa renommée. Il vulgarisait la science dans les Éloges qu'il faisait de ses confrères en sa qualité de secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences. Ses portraits d'académiciens sont très vivants. Les théories scientifiques les plus élevées, les déductions les plus subtiles sont exposées par lui exactement, clairement, sur un ton simple et grave. Il faisait aimer la science parce qu'il l'aimait en vérité. Qu'elle fût cultivée par les modernes, alors que les anciens l'avaient à peu près ignorée, cela lui semblait une grande preuve de la supériorité des modernes. La liberté de son esprit, qui ne respectait pas plus l'antiquité chrétienne que la païenne, lui valut le titre que Voltaire lui décerna de ministre de la philosophie. Fontenelle, au reste, donna l'exemple de la faillibilité de la philosophie par sa fidélité au système cartésien de la construction du monde.

Cependant, le newtonisme entrait en ligne ; Voltaire l'expose dans les Lettres philosophiques :

Un Français qui arrive à Londres, dit-il, trouve les choses bien changées, en philosophie comme en tout le reste ; il a laissé le monde plein, et il le trouve vide. A Paris, on voit l'univers composé de tourbillons en matière subtile ; à Londres, on ne voit rien de tout cela. Chez nous, c'est la pression de la lune qui cause le flux de la mer ; chez les Anglais, c'est la mer qui gravite vers la lune. Chez vos cartésiens, tout se fait par une impulsion qu'on ne comprend guère ; chez M Newton, c'est une attraction dont on ne comprend pas mieux la cause. A Paris, vous vous figurez la terre faite comme une boule ; à Londres, elle est aplatie des deux chiés. La lumière, pour un cartésien, existe dans l'air ; pour un newtonien, elle vient du soleil en six minutes et demie. Voilà de sérieuses contrariétés.

Newton étendait aux rapports des corps célestes entre eux la loi qui fait, peser les corps vers le centre de la terre et il enseignait que tout se passe dans l'Univers comme si les corps célestes s'attiraient en raison directe de leur masse et en raison inverse du carré de leurs distances. Ainsi les tourbillons devenaient inutiles pour expliquer le cours des astres.

L'Académie des sciences tint ferme pour les tourbillons. Mais des newtoniens s'y déclarèrent. Ils étudiaient une des questions soulevées par la doctrine de la gravitation universelle, la question de la figure de la terre. Newton soutenait que la terre était renflée à l'équateur et aplatie aux pôles. Les cartésiens le niaient, en s'appuyant sur des observations géodésiques faites en France. Ils avaient pour eux l'autorité du directeur de l'Observatoire, Jacques Cassini, le fils de Dominique. L'Académie décida en 1735 d'envoyer une expédition scientifique au Pérou, pour mesurer quelques degrés voisins de l'Équateur et les comparer aux mesures déjà relevées entre les Pyrénées et Dunkerque. Les newtoniens objectèrent que les résultats ne seraient pas concluants, si l'on n'envoyait en même temps une autre mission mesurer le degré le plus voisin du cercle polaire qu'il serait possible d'atteindre. Parmi eux se distinguait Pierre-Louis Moreau de Maupertuis, né à Saint-Malo[4], qui avait servi aux mousquetaires, puis s'était adonné aux mathématiques. Il avait fait, lui aussi, en 1728, un voyage en Angleterre, où il avait été admis à la Société Royale de Londres. Il fut de la mission qui voyagea vers le pôle, en 1736. Le résultat des calculs des deux missions démontra l'aplatissement de la terre aux pôles

Maupertuis s'attribua la gloire de la découverte ; il se fit peindre et graver, coiffé d'un bonnet de peau d'ours, tenant dans ses mains le globe et l'aplatissant aux pôles. Il devint du jour au lendemain l'homme à la mode que les salons se disputaient. Un de ses compagnons de mission, Clairaut[5], devint également célèbre. Né en 1713, enfant prodige, il avait été admis à l'Académie des sciences en 1731, à l'âge de dix-huit ans. Il fut le plus considérable newtonien de France. Il confirma le newtonisme par sa Théorie de la figure de la Terre. La cause de cette philosophie nouvelle fut gagnée lorsque Voltaire l'eut expliquée au public dans les Éléments de la philosophie de Newton, un des plus beaux livres de vulgarisation que l'on ait écrits.

Les mathématiciens Maupertuis et Clairaut furent, avec d'Alembert que l'on retrouvera au chapitre de l'Encyclopédie, dans la première moitié du XVIIIe siècle, les plus grands savants français. Les autres sciences, physique, chimie, histoire naturelle[6], ne firent que de médiocres progrès. D'ailleurs, dans toute l'Europe, cette période est bien inférieure à la grande période créatrice du XVIIe siècle. Les savants ne sont guère occupés qu'à développer les conséquences des grands principes alors établis. C'est une suite d'efforts individuels ; la fin du siècle, les génies reparaîtront pour coordonner le travail. Mais, dans toute l'Europe, la curiosité de la science est répandue. C'est le temps glorieux de l'Université de Bâle, où s'illustrèrent, dans les mathématiques, les Bernouilli et surtout Euler, le grand mathématicien du siècle. Les Académies nouvelles de Pétersbourg et de Berlin, celle-ci surtout, après l'avènement du Grand Frédéric, commencèrent de rivaliser avec la Société royale de Londres et avec l'Académie des sciences de Paris. Celle-ci fut très active ; par ses missions, par ses concours et les prix qu'elle donnait, elle provoqua le travail et l'encouragea. C'est aux sciences qu'allaient l'estime et le respect.

Aussi les plus illustres écrivains voulurent être des savants. Montesquieu a débuté par des dissertations scientifiques. Avant de penser à l'Esprit des lois, il avait projeté une Histoire physique de la Terre. Voltaire délaissa un moment les lettres pour les sciences. Ce fut au temps de son séjour à Cirey chez la marquise du Châtelet. La marquise était la plus savante des femmes du temps, coquette d'ailleurs, et qui avait mené joyeuse vie pendant la Régence. Le roi de Prusse l'appelait Vénus-Newton et Mme de Boufflers a fait d'elle ce portrait :

Tout lui plan, tout convient à son vaste génie,

Les livres, les bijoux, les compas, les pompons,

Les vers, les diamants, le biribi, l'optique,

L'algèbre, les soupers, le latin, les jupons,

L'opéra, les procès, le bal et la physique.

Elle passait les nuits au travail, ne dormant que deux heures. Voltaire l'imitait. Il se cassait la tête contre Newton. La marquise lui abandonna une galerie dont il fit un laboratoire ; il y rassembla des livres et des instruments ; il y eut des préparateurs ; il n'en sortait que pour souper ; encore arrivait-il que le souper fût servi devant les machines et les sphères. Voltaire étudiait aussi la chimie. Il concourut pour un prix de l'Académie des sciences sur la question de la nature du feu. Il se fit expédier des thermomètres, des baromètres, des terrines réfractaires, vécut au milieu des fourneaux et des forges, pesant le fer rouge et le fer refroidi. Sa dissertation, bien qu'elle n'ait pas obtenu le prix, qui fut donné à des anti-newtoniens, n'était pas sans valeur. Il savait observer, il était plus et mieux que ce que disait un de ses contemporains, qui l'appelait le premier homme du monde pour écrire ce que les autres ont pensé.

De savants amis lui conseillaient de laisser la poésie pour la science. Il eut un moment l'ambition de succéder à Fontenelle. Il sentait le besoin d'une situation officielle qui le protégeât contre les ennemis qu'il avait offensés par ses moqueries, et contre ceux qu'inquiétait son esprit irrespectueux. Malgré le succès de la Henriade et de ses tragédies, il n'était pas de l'Académie Française, où l'empêchait d'entrer l'aversion du Roi. L'Académie des Sciences lui aurait donné du prestige, et il essaya de tous les moyens d'y parvenir. Habile homme d'affaires, il s'était enrichi par des spéculations heureuses, comme les fournitures de vivres adjugées aux frères Pâris, et les entreprises de cargaisons expédiées en Amérique. Il prêta de l'argent à de grands personnages et à des membres de l'Académie. Mais, après qu'il eut publié, en 4741, ses Doutes sur la mesure des forces motrices et sur leur nature, où se trouvent des vues justes sur une question qui avait divisé Newton et Leibniz, Voltaire quitta la partie, sentant qu'il ne la gagnerait pas. Sa déception le rendit tout entier aux lettres. Il disait à d'Argental : La supériorité qu’une physique sèche et abstraite a usurpée sur les belles-lettres commence à m'indigner... J'ai aimé la physique tant qu'elle n'a point voulu dominer sur la poésie ; à présent qu'elle écrase tous les arts, je ne veux plus la regarder que comme un tyran de mauvaise compagnie.

 

III. — L'ÉRUDITION[7].

PENDANT que se manifestait ainsi la curiosité publique pour les recherches et découvertes des sciences mathématiques et physiques, l'érudition française persévérait dans son travail trois fois séculaire. Religieux et laïques continuèrent à rivaliser de zèle ; mais l'Académie des Inscriptions commençait à prévaloir sur la Congrégation de Saint-Maur ; l'abbaye de Saint-Germain des Prés était en effet tombée en décadence, depuis qu'elle fut gouvernée par le prince abbé de Clermont, celui que ses malheurs à la guerre firent appeler le général des Bénédictins.

Le goût des collections d'antiquités de toutes sortes fut plus vif que jamais. Le Roi était le plus grand des collectionneurs. Les collections royales furent administrées à partir de 1718 par le savant abbé Bignon[8], bibliothécaire du Roi, et membre de l'Académie des Inscriptions. A sa requête, le Régent fit transporter la Bibliothèque de la petite maison de la rue Vivienne à l'Hôtel de Nevers, où elle est encore. L'accroissement des locaux permit le développement des collections ; le Roi acquit les manuscrits de Colbert, de Delaware, de Baluze, ceux du président de Mesmes, le cabinet d'estampes de Beringhem, les grandes collections de Lancelot et de Sallier, en somme des milliers de volumes et de pièces rares.

Des missionnaires furent envoyés au Levant pour rechercher des médailles et des inscriptions. Grâce aux subsides fournis par Maurepas, lui-même grand amateur d'antiquités, l'abbé de Fourmont recueillit en Grèce une moisson d'inscriptions ; l'abbé Sevin réunit plus de six cents manuscrits de langues orientales. A Constantinople, l'école des jeunes de langue fut établie pour copier et traduire les ouvrages turcs, arabes et persans. Les directeurs de la Compagnie des Indes recherchaient les livres indous ; les ambassadeurs de France, de la Bastie et de Froulay en Italie, de Bonnac en Suisse, Plélo dans le Nord, furent les utiles auxiliaires du Roi. Des achats étaient faits à Madrid, Londres, La Haye, aux foires de Leipzig et de Francfort, à Venise et à Pétersbourg. Quand Bignon quitta sa charge en 1741, les collections royales étaient doublées.

Des hommes publics et des particuliers réunirent aussi d'importantes collections. Maurepas ornait d'antiques son cabinet de travail, et, à l'occasion, courait en chaise de poste pour recueillir une pièce curieuse ou pour dessiner, à Fréjus, des ruines romaines. Le secrétaire perpétuel de l'Académie Française, Gros de Boze, possesseur d'un cabinet d'antiquités, devint garde des antiquités du Roi, qu'il fit transférer, en 1741, de Versailles à Paris, pour les mettre à la portée des travailleurs. Son ami, le comte de Caylus, commençait vers le même temps une collection d'antiques. Le médecin Mahudel fut un numismate, un amateur d'estampes, de portraits, de statuettes de bronze ; il acquit douze collections particulières qu'il réunit à la sienne, pour céder le tout au Roi en 1735. Il en fut de même des collections d'histoire naturelle, de livres et de manuscrits du duc d'Estrées.

Ce goût des collections se répandit alors dans les provinces. Toute ville de quelque importance eut ses cabinets de curiosités. A Lyon, M. de La Tourette, président de la Cour des Monnaies, acquit une réputation pour le choix de ses livres et la beauté de leurs reliures. A Bordeaux, le conseiller Jean-Jacques Bel légua à l'Académie de cette ville sa bibliothèque, avec la clause qu'elle fût accessible à tous. M. de Valbonnais, président de la Chambre des Comptes, à Grenoble, réunit des objets d'art, et le marquis de Caumont, à Avignon, des marbres antiques, débris des monuments romains de Provence. Le Nîmois Séguier, numismate, antiquaire, botaniste, accompagna l'historien italien Maffei en Angleterre, en Allemagne, en Italie ; il entretenait correspondance avec tous les savants du monde.

La plus belle bibliothèque du Midi fut fondée dans la première moitié du XVIIIe siècle par un personnage original, Dom Malachie d'Inquimbert, ancien dominicain, devenu trappiste ; le Pape Clément XII le fit archevêque in partibus de Théodosie, et Louis XV le nomma évêque de Carpentras en 1735. Dom Malachie apporta de Rome plus de quatre mille volumes précieux. Passant à Aix, il acheta aux héritiers du président de Mazauges les 16.000 volumes que laissait ce collectionneur. Il négocia l'affaire en secret, de peur de soulever la jalousie des magistrats de la ville, chargea ses richesses sur douze voitures et se mit en route pour Carpentras. Bien lui en prit d'aller vile, car on courut après lui ; par bonheur, on ne le rejoignit que quand il eut franchi la Durance, et se trouva sur les terres du Pape. Il rassembla dans un vaste hôtel 20.000 volumes, plus de 700 manuscrits, un médaillier de 4.000 pièces, des tableaux, des antiques, et rendit public ce beau dépôt.

Dans toutes ces collections travaillèrent nombre d'érudits, qui en tirèrent des publications considérables.

Les Congrégations religieuses, et par-dessus tout les Bénédictins, continuèrent leurs travaux commencés au siècle précédent et en entreprirent d'autres, très considérables. Le Recueil des Historiens des Gaules et de la France, destiné à réunir les sources historiographiques de la France depuis les origines, est commencé par le bibliothécaire de Saint-Germain des Prés, Dom Bouquet[9] : il publie huit volumes, à partir de 1737. D'autres Bénédictins continueront la publication, et, après la Révolution, Dom Brial, devenu membre de l'Institut, transmettra à l'Académie des Inscriptions la direction du Recueil. L'Histoire littéraire de la France, entreprise parallèle à la précédente, se compose d'une série d'études historiques et critiques sur les principales œuvres de notre littérature : neuf volumes ont paru sous la direction de Dom Rivet, de 1733 à 1750 ; les Bénédictins, puis l'Académie des Inscriptions, poursuivront la publication jusqu'à nos jours. Enfin, pour l'histoire ecclésiastique de la France, l'œuvre plusieurs fois projetée et abandonnée au XVIIe siècle est reprise par Dom Denis de Sainte-Marthe : le premier volume de la Gallia christiana parait en 1715. La révolution interrompra la besogne presque achevée, au tome XIII. Les trois volumes ajoutés de 1856 à 1865 par M. Hauréau ont complété ce précieux recueil.

La plus considérable entreprise des Bénédictins fut la publication des histoires des principales provinces de France. Les membres de la Congrégation se partagèrent la besogne, en se groupant d'ordinaire à deux pour chaque province. Ainsi furent publiées les histoires de Languedoc, de Bourgogne, de Bretagne[10]. D'autres provinces furent étudiées, notamment la Picardie, par Dom Grenier, la Touraine, par Dom Housseau, le Poitou, par Dom Fonteneau, la Normandie, par Dom Toussaint-Duplessis ; mais leurs histoires sont restées inachevées.

Un bénédictin, homme d'esprit supérieur, domina tous les érudits de son temps : c'est D. Bernard de Montfaucon[11]. Issu d'une famille noble du Languedoc, il avait servi, comme volontaire, dans l'armée de Turenne en 1673 et 1674 ; puis il était entré au monastère Point du tout mystique, gai, impétueux, batailleur, spirituel et fin, il fut un des plus grands travailleurs du siècle. Il connaissait l'antiquité profane et les plus anciens écrivains ecclésiastiques, savait l'hébreu, le syriaque et le copte. Il traduisit le livre de Philon sur la Vie contemplative, et publia une Paléographie grecque, pendant du Traité de Diplomatique de Mabillon. Son grand ouvrage fut l'Antiquité expliquée, paru en 1719 : sorte de répertoire de tous les monuments figurés de l'antiquité connus en son temps. L'ouvrage avait des lacunes regrettables. Par exemple, D. Bernard ne crut pas devoir reproduire les monuments égyptiens, pour ce motif singulier que les figures de l'Egypte étaient trop bizarres pour prendre place à la tête des antiquités. Il n'en donna pas moins un nouvel élan à l'étude de l'antiquité classique. En 1725, alors qu'il atteignait sa soixante-dixième année, Montfaucon adressa une circulaire à tous les savants de l'Europe pour la publication des Monuments de la Monarchie française. Il pensait que l'histoire de la France, comme celles des Grecs et des Romains, pouvait être éclairée par les monuments ; que la Tapisserie de Bayeux était un document, tout comme les chroniques, sur la conquête de l'Angleterre. Il aurait voulu faire connaître au public les costumes, les cérémonies, les drapeaux, les machines de guerre, les édifices de tous les siècles antérieurs. Il fut aidé par la plupart des érudits et collectionneurs, surtout par ceux qui comptaient voir publier des pièces de leurs cabinets. Mais la mort l'empêcha d'achever la publication. Tel quel, son travail avait une valeur considérable, car rien de semblable n'existait auparavant. Mais quand on le publia, en 1733, il eut peu de succès. Le public dédaignait le moyen âge, qu'il ne comprenait plus. On s'étonna que Montfaucon fit l'éloge des cathédrales gothiques, réputées laides et barbares.

Les Jésuites poursuivirent de leur côté la publication des Acta sanctorum, jusqu'à la suppression de leur congrégation : cinquante-trois volumes avaient alors paru. Les Dominicains publièrent les écrits des membres de leur ordre[12] ; un Oratorien, le P. Lelong, donna, en 1719, le plus grand recueil bibliographique qui existe sur l'histoire nationale[13].

Mais la compagnie qui réunit de beaucoup le plus grand nombre d'érudits fut l'Académie des Inscriptions. Destinée à l'origine uniquement à composer les devises des médailles royales, elle avait eu son organisation modifiée par le règlement du 16 juillet 1701. Elle n'entreprit rien de notable avant 1715 ; après, sous la direction de l'abbé Bignon, elle commença de grandes publications collectives, analogues à celles des Bénédictins. Elle publia dans ses Mémoires, qui commencèrent à paraître en 1717, une série d'études originales sur les sujets les plus divers.

Le chancelier Pontchartrain avait conçu le projet de recueillir dans une grande collection toutes les ordonnances des rois de France, et il en avait confié la publication à trois avocats, parmi lesquels Eusèbe de Lainière. Après l'apparition du premier volume en 1723, un membre de l'Académie, Secousse, se chargea de la continuation, quatorze volumes ont paru dans le cours du XVIIIe siècle sous le patronage de la compagnie.

La publication des principaux documents d'archives concernant l'histoire de France était une des ambitions de l'Académie. Elle ne put la satisfaire, à cause de l'ampleur de cette entreprise, du moins la Table chronologique des diplômes, fut publiée par trois de ses membres : Secousse, Bréquigny et Lacurne de Sainte-Palaye[14].

Aux publications collectives, il faut ajouter les travaux personnels de membres de l'Académie. Ces travaux furent considérables. Lacurne de Sainte-Palaye continua les études de Ducange sur le moyen âge, dans ses Mémoires sur l'ancienne chevalerie et dans son Dictionnaire de l'ancien langage français, publié seulement de nos jours[15]. Le président Bouhier a donné des Remarques critiques sur les écrits de Cicéron. L'abbé Lebeuf écrivit une Histoire de la ville et du diocèse de Paris qui a paru digne d'une réédition en notre temps[16].

Nicolas Fréret[17], secrétaire perpétuel de l'Académie, critiqua d'une intelligence vive et très libre les idées reçues sur l'antiquité. En mythologie grecque, il ruina définitivement l'opinion qui ne voyait, dans les légendes grecques ou romaines, qu'une altération des traditions de l'Ecriture. Sur la question de l'origine des Pélages, il fit une rude guerre à un avocat nommé Gibert, qui prétendait faire descendre ce peuple des Syriens, en partant de l'hypothèse que Japet aïeul de Deucalion, était le même que Japhet, fils de Noé. Dans son étude sur les Cimmériens, parue en 1745, il montra l'ordre suivant lequel s'étaient opérées les migrations asiatiques, marchant du Pont-Euxin vers le Danube. Il entrevit la parenté des langues indo-européennes.

Ainsi, pendant tout le cours du XVIIIe siècle, l'Académie des Inscriptions contribua au développement des études d'érudition. Elle appelait à elle l'élite des érudits, français et étrangers. Elle pourra, après la Révolution, poursuivre la grande œuvre des Bénédictins.

Les institutions et les coutumes de la France continuèrent d'être étudiées par des érudits. Delamare fit le Traité de la police[18]. Bourdot de Richebourg publia le Nouveau Coutumier général[19]. De savants commentaires sur les textes législatifs de toute sorte qui composaient le droit français illustrèrent d'Aguesseau Boncerf Hanrion de Pansey. Leurs études préparaient le travail des juristes qui bientôt devaient rédiger nos codes modernes.

Dans ce grand et admirable travail de l'érudition française, patiente, ingénieuse et claire, apparaissent deux nouveautés l'histoire ecclésiastique est délaissée ; l'Église ne semble plus s'être intéressée à ses origines et à son développement historique, depuis que la révocation de l'Édit de Nantes lui a procuré la victoire. D'ailleurs, elle sait que les études critiques poussées à fond mettent la foi en péril. L'autre nouveauté c'est que l'érudition se mêle pour ainsi dire à la vie générale, et qu'elle a ses répercussions dans la politique.

Très vive fut la curiosité des choses anciennes. Le public s'intéressa à des dissertations sur les lois de l'ancienne Rome, comme la Loi des Douze Tables et la Loi Sempronia, et sur les institutions militaires romaines. L'Antiquité expliquée de Montfaucon, où les textes latins étaient traduits, expliqua en effet l'antiquité aux lecteurs qui furent nombreux ; les dix-huit cents exemplaires de la première édition furent vendus en deux mois, et les deux mille de la seconde en moins d'un an. Quelquefois les savants faisaient des rapprochements entre le passé lointain et le présent. Un bénédictin, D. Vincent Thuillier, et un ingénieur militaire savant et célèbre, le chevalier de Folard, s'associèrent pour traduire et commenter Polybe. Dans le commentaire, le chevalier critiqua l'état social de la France et fit des portraits satiriques de généraux français, morts ou vivants ; aussi l'impression du livre fut-elle suspendue, — elle s'acheva en Hollande, — et le chevalier menacé de la Bastille. Mais ce fut indirectement, d'une manière diffuse pour ainsi dire, que l'antiquité agit sur les esprits. On admira Rome dans l'Histoire des révolutions de la république romaine de Vertot, surtout dans l'Histoire romaine de Rollin[20], qui fut, au XVIIIe siècle, un livre classique, et dans les Considérations de Montesquieu. Ces livres préparèrent le retour au goût de l'antique et mirent dans les esprits cette chimère d'une république à la romaine qui égara des révolutionnaires.

D'autre part, la critique se porta sur nos origines nationales. Fréret, pour avoir démontré que les Gaulois et les Francs n'étaient pas de même race[21], fut un moment mis à la Bastille. Le comte Henri de Boulainvilliers se servit de cette démonstration pour établir une théorie aristocratique dans l'Histoire du Gouvernement de la France, qui parut en 1727. D'après lui, la noblesse descendait de la race conquérante des Francs, ce qui expliquait ses privilèges et ses droits. Il décrivait les anciennes institutions et regrettait les États généraux. L'abbé Dubos présenta, en 1743, une théorie toute contraire dans son Histoire critique de l'établissement de la monarchie française dans les Gaules. Il soutint que les Francs n'avaient pas conquis la Gaule, où ils étaient entrés en vertu d'une alliance conclue avec les cités gauloises confédérées ; les nobles n'étaient donc pas les descendants d'une race conquérante. Montesquieu prit parti dans le débat à la fin de son Esprit des Lois.

L'histoire de l'érudition au avine siècle témoigne donc d'une grande activité intellectuelle, en partie désintéressée, en partie tournée vers la pratique. Il y a corrélation entre les recherches sur les origines humaines et les recherches des physiciens sur les origines des choses. Historiens et physiciens avaient également l'inquiétude de savoir et de comprendre, la largeur des idées, la passion de la vérité.

 

IV. — LES LETTRES. POÉSIE. PROSE. THÉÂTRE[22].

LE XVIIIe siècle n'a pas produit une esthétique nouvelle. Il est   demeuré docile aux doctrines classiques et obéissant aux lois des genres. Voltaire recommandait de ne pas dire de mal de Nicolas, c'est-à-dire de Boileau, parce que cela porte malheur. Mais le temps et les mœurs déforment peu à peu l'idéal toujours respecté des classiques. Déjà la querelle des anciens et des modernes avait désabusé beaucoup d'esprits du préjugé grossier de l'antiquité, comme avait dit Perrault. Marivaux a publié en 1714 une Iliade travestie. Voltaire, dans Candide, déclare qu'il s'est mortellement ennuyé à la lecture de ce poème vénérable et le compare à ces médailles rouillées qui ne peuvent être de commerce. La raison se tourne toute vers l'avenir. Le mot progrès n'est pas encore en usage ; mais l'idée qu'il exprime hante l'esprit des écrivains. Les lettres sont invitées à contribuer à ce progrès en travaillant pour la société, ou, comme on disait avec un ton de respect, pour l'institution sociale. Il faut que même la poésie tragique, même la poésie lyrique apprennent à se rendre utiles, à servir. D'ailleurs, est-ce qu'on a besoin d'une poésie ? La poésie, avait dit Newton, est une niaiserie ingénieuse ; et les géomètres demandaient : Une tragédie, qu'est-ce que cela prouve ? Tout le monde, en effet, réclamait des raisons et des preuves. La guerre était déclarée à l'irrationnel, à l'absurde. Par là, on entendait à peu près tout ce qui fut longtemps aimé, admiré ou craint, toute la religion, toute la politique.

A ce combat seraient impropres les armures amples et solennelles d'autrefois ; il y faut un équipement léger. La période est abandonnée, cette longue période, où des conjonctions, des relatifs marquaient la marche grave de l'idée. La nouvelle phrase, courte et vive, analyse clairement les idées ; elle aiguise les arguments en traits. La propriété des termes et l'ordre paraissent être les qualités essentielles du style. Mais on garde la tradition de l'élégance, et l'on est puriste, au point que le vocabulaire s'appauvrit. Les grands éducateurs du temps, les Jésuites, enseignaient le choix heureux des tours et des mots, et leurs élèves étaient délicats sur le détail.

Le penchant des esprits va vers l'ironie spirituelle. Ironie prudente, car les Parlements n'aiment pas les plaisanteries, et mon château de la Bastille, comme disait le Roi, est toujours debout. On aura donc de l'esprit pour combattre, et de l'esprit pour éviter les coups. On en mettra un peu partout, pour plaire aux autres et pour s'amuser soi-même. On a tant besoin de s'amuser, après la contrainte du siècle d'avant. Montesquieu a démontré dans les Lettres persanes qu'il n'y a pas deux espèces d'hommes, ceux qui s'amusent et ceux qui pensent, et qu'on peut penser en amusant. Mais déjà s'annonce, en contraste, une disposition toute nouvelle. En même temps que de la raison et de l'esprit, on veut avoir du cœur. Le mot sensible est apparu dans les derniers temps du grand règne ; Louis XIV lui-même l'employa ; au XVIIIe siècle, il est sur toutes les lèvres. Ces êtres raisonnables et philosophiques voudront, à des moments, perdre la raison, devenir fous, et ces rieurs, pleurer, et même s'évanouir à la vue des personnes touchantes que leur offriront le théâtre et les romans.

Enfin les esprits du XVIIIe siècle sont dispersés par leur curiosité à travers les sujets les plus divers, philosophie, sciences, géographie, et à travers des pays dont le nom était à peine connu des classiques du XVIIe siècle. Déjà s'annoncent les citoyens de l'univers. Si, à ces traits divers, on ajoute que les mœurs sont, depuis la Régence, ouvertement libidineuses, et qu'il y a pour les polissonneries l'applaudissement assuré d'un grand public, on a rassemblé la physionomie du XVIIIe siècle, jusqu'au jour où commencera, avec Jean-Jacques Rousseau et d'autres, la réaction de la vertu et du sérieux.

La poésie fut très médiocre. Pour les écrivains en vers, le rythme, qu'ils ne sentent pas, semble n'être plus qu'une convention, un usage consacré. Ils se contentent d'orner leurs alexandrins monotones par ces beautés de détail, ces expressions heureuses, qui sont l'âme de la poésie, comme disait Voltaire. Il faut cependant remarquer que plusieurs versificateurs surent joliment manier le vers libre dans leurs petites pièces galantes.

Le fameux poème épique de Voltaire, la Henriade, est un recueil de beautés littéraires, où manquent l'invention dramatique et la vie. Publié en 1723, revu et enrichi pendant le séjour de l'auteur en Angleterre, ce poème plut par la nouveauté des détails, par la description de la baïonnette, de la bombe, par celle des découvertes de Newton, et aussi par la fermeté toute latine de certains vers. On y sent que Voltaire a été fort en vers latins chez les Jésuites.

Des poètes lyriques multiplièrent les odes. Ils se bornaient à traiter des lieux communs de morale en des vers abstraits et chargés d'allégories, ou à paraphraser pompeusement les psaumes et les prophètes. Le plus illustre fut Jean-Baptiste Rousseau[23], qui choisit, sans vocation naturelle, le lyrisme ; il organisait de beaux désordres dans ses odes, suivant le précepte de Boileau. On ne peut, d'ailleurs, lui refuser de l'ampleur et de l'harmonie. Le goût était demeuré tellement classique que Jean-Baptiste fut tenu pour le prince des lyriques et réédité jusque vers 1820.

On élabora quantité de poèmes didactiques : Louis Racine, petit-fils d'un grand père, comme a dit Voltaire, fit sur la Religion de tristes vers jansénistes. A Voltaire seul le genre didactique n'a pas été fatal ; il a trouvé le moyen d'avoir de l'esprit dans ses Discours sur l'Homme.

Des esprits ingénieux s'avisèrent que la science pouvait fournir des thèmes nouveaux à la poésie. La cosmogonie de Newton a heureusement inspiré Voltaire dans une Épître à Madame du Châtelet en 1736. Après lui, Malfilâtre célébrera dans une ode le système de Copernic, le soleil fixe au milieu des planètes. Mais ce sont là des tentatives de poètes en quête de poésie, et qui rappellent les vers astronomiques des alexandrins. Malfilâtre et les autres n'ont fait que pressentir la poésie de la science.

Mais les poètes de ce temps ont excellé dans les petits genres où il faut seulement de l'esprit et du tour : l'épître, la satire, souvent mise en dialogue ou en conte, le conte, le madrigal, l'idylle galante, les imitations des élégiaques latins, l'épigramme, où triomphe le très spirituel Piron[24]. Ici encore, ici comme partout, se retrouve Voltaire. Il varie à l'infini le cadre de ces courtes pièces ; tantôt c'est un monologue, tantôt un songe, tantôt une scène orientale. Il décrit avec complaisance tout ce qui embellit la vie : les fêtes, les jolis meubles, les porcelaines, le superflu, chose si nécessaire, et aussi les sentiments mesurés et délicats, l'amitié, la résignation à vieillir et le plaisir que donnent les lettres. L'Épître à Horace serait le chef-d'œuvre de cette poésie épicurienne, si quelques stances à Mme du Châtelet, écrites en 1741, sur l'amour et l'amitié, répare des Tu et des Vous à Mlle de Livry, et le madrigal à la princesse Ulrique de Prusse n'étaient encore plus exquis.

Dans la prose, il faut ranger à part un écrivain de génie, qui fut connu seulement de quelques contemporains, et par des fragments[25], c'est le duc de Saint-Simon[26]. Retiré de la Cour depuis la mort du Régent, Saint-Simon revécut, avec ses souvenirs et des notes prises par lui et le journal de Dangeau, sa vie entre les années 1699 et. 1722. Il est le grand témoin de la fin du règne de Louis XIV, témoin malveillant, entêté d'idées peu nombreuses parmi lesquelles il y en a de ridicules, très capable d'inexactitudes, et, bien qu'il fût honnête homme, d'erreurs qui ressemblent à des mensonges passionnels ; témoin dont il faut donc se méfier. Mais il a, de ses regards clandestins, observé les gestes, les mines, les scènes petites et grandes, les tragiques surtout. Il a, de ses regards assénés percé à travers les masques jusqu'à des âmes. Aucun écrivain français ne donne un sentiment plus réaliste de la vie. De même que, lorsqu'il observait, un tumulte de sentiments et d'images se produisait dans son esprit, son style est un tumulte de périodes embarrassées, où éclatent des images et des expressions par lui inventées. Il a écrit à la diable pour l'immortalité. Il disait de lui-même : Je ne suis pas un sujet académique. C'est pourquoi il n'est pas de son temps. Publiée au XVIIe siècle, sa prose aurait paru d'un autre âge.

Entre les écrivains de cette période, qui furent très nombreux et qui écrivent tous du même style, les deux plus grands se distinguent : Voltaire, par l'abondance, la légèreté, l'aisance, la finesse, la grâce, les images rapides et amusantes, et le mouvement endiablé ; Montesquieu par la finesse aussi, et les vives images courtes, par une certaine préciosité, mais surtout par la concision, par la gravité et par des traits de poésie où s'entrevoit l'homme qui fit un jour une belle invocation aux Muses : Vierges du mont Pière... je cours une longue carrière, je suis accablé de tristesse et d'ennui. Divines muses, je sens que vous m'inspirez non pas ce qu'on chante à Tempé sur les chalumeaux ou ce qu'on répète à Délos sur la lyre ; vous voulez que je parle à la raison ; elle est le plus parfait, le plus noble et le plus exquis de nos sens.

La politique et l'histoire sont les sujets des principales œuvres en prose de la période. La plupart de ces œuvres ont été déjà citées ; il y faut ajouter l'Histoire de Charles XII de Voltaire, qui fut tenté par ce personnage épique et tragique, et fit œuvre d'historien par le soin qu'il mit à recueillir les témoignages écrits et oraux ; en même temps il donna un modèle de narration historique. L'Histoire de Charles XII parut en 1731. Duclos[27] écrivit une Histoire de Louis XI, qui n'a plus d'intérêt aujourd'hui, et des Considérations sur les mœurs de ce siècle, dont le succès fut grand, et qui sont un document curieux.

Les vieux genres nobles survivaient. Mais ni l'éloquence religieuse ni l'éloquence judiciaire ne produisirent de grandes œuvres. Le seul prédicateur glorieux fut Massillon[28], évêque de Clermont, dont les sermons furent publiés en 1745, trois ans après sa mort. Massillon, harmonieux, élégant, abondant, donnait plus de place à la morale qu'à la doctrine. Par là et par une certaine sensibilité, il plut aux philosophes, comme leur plaisait Fénelon. — Le chancelier d'Aguesseau[29] a laissé des Mercuriales, des Instructions et des Plaidoyers écrits avec soin ; mais il parle une langue oratoire, convenue et ennuyeuse. Il a dû sa renommée à la dignité de son caractère plutôt qu'à son talent, à sa fidélité aux opinions gallicanes plutôt qu'à la force de sa pensée.

Luc de Clapiers, marquis de Vauvenargues, était un officier sans fortune, qui revint malade de la retraite de Bohême, en 1743, sollicita un emploi dans les ambassades, ne l'obtint pas, essaya de se faire un nom dans les lettres, reçut les encouragements de Voltaire, et mourut à l'âge de trente-deux ans. C'était une belle âme, éprise de passions nobles, aimant la nature, amoureuse de la gloire, mélancolique et solitaire. Il disait qu'il y a des moments de force, des moments d'élévation, de passion et d'enthousiasme où l'âme peut se suffire et dédaigner tout secours, ivre de sa propre grandeur. Quelques lettres, une Introduction à l'histoire de l'esprit humain, des Réflexions et Maximes ont assuré lentement, mais sûrement, sa réputation. Bien qu'il eût l'esprit très libre, il n'avait pas en la raison la confiance satisfaite et bornée de ses contemporains. Il savait que les grandes pensées viennent du cœur, qu'on ne fait pas beaucoup de grandes choses par conseil, et se demandait si l'éloquence ne vaut pas mieux que le savoir.

Les romans continuèrent d'être à la mode. Marivaux[30] doit sa célébrité au théâtre ; mais il fut apprécié comme romancier. Il a écrit la Vie de Marianne, dont les onze premières parties parurent de 1731 à 1741, et le Paysan Parvenu, qui parut de 1735 à 1736. Le style et l'analyse des sentiments sont de l'école précieuse, et pourtant ce délicat écrivain a décrit la vie familière avec un réalisme tout moderne. Par là, il a quelque ressemblance avec Le Sage, qui continue à compliquer de péripéties romanesques la dernière partie de son Gil Blas parue en 1735, et le Bachelier de Salamanque, publié l'année d'après.

L'abbé Prévost[31] était prédestiné à écrire des aventures, étant lui-même aventurier : élève des Jésuites, déserteur de l'état ecclésiastique auquel il était destiné, soldat, revenu chez les Jésuites, de nouveau soldat, réfugié chez les Bénédictins de Saint-Maur, collaborateur à la Gallia Christiana, ordonné prêtre, prédicateur, curieux des pays étrangers — on a vu son séjour en Angleterre —, homme de lettres pour gagner sa vie, à la fin aumônier du prince de Conti, frappé d'apoplexie, tenu pour mort, et, à ce qu'on raconte, tué par le couteau d'un opérateur qui procéda trop tôt à l'autopsie du pauvre homme. L'abbé porta dans le roman la sensibilité d'un homme qui avait connu les passions. Il raconta les agitations de sa propre vie dans les huit volumes, publiés de 1728 à 1756, des Mémoires et aventures d'un homme de qualité. Il intéressa nombre de lecteurs, parmi lesquels il faut citer Jean-Jacques Rousseau, à de sombres et longues histoires comme celle de Cleveland, racontée en quatre volumes, qui parurent en 1732. Son chef-d'œuvre fut la brève Histoire de Manon Lescaut et du chevalier Desgrieux, publiée en 1733, histoire d'amour, joliment écrite, d'un style simple et d'un ton si triste et si pathétique, qu'elle fit couler les larmes des personnes sensibles.

Cependant, le goût public se portait vers les œuvres courtes et vives. On aimait l'allégorie des apologues, les dialogues brefs à discussions vives, les facéties où des personnages, avec un grand sérieux, se ridiculisent eux-mêmes, et les contes surtout. Après les contes délicieux de Hamilton, publiés en 1730, on lut les contes grivois de Crébillon fils et de Voisenon, qui exposaient les mauvaises mœurs de la bonne compagnie. Duclos jugeait ainsi ces mœurs : On se plaît, on se prend ; comme on s'est pris sans s'aimer, on se sépare sans se haïr. Il dénonçait cette espèce d'athéisme en amour, l'égoïsme et la vanité des petites maîtresses, et la sécheresse de cœur des amants quittant une femme comme un effet qui devait rentrer dans le commerce.

Voltaire inaugura par Le monde comme il va, par Zadig et par Micromegas la longue série de ses contes, où peut-être pas une des idées du temps n'a été omise. D'amusants personnages s'y meuvent dans des aventures invraisemblables. Voltaire y donne toute sa philosophie claire, simple, courte, ironique, irrespectueuse, humanitaire, sans illusions d'ailleurs sur la valeur de l'homme.

Peut-être la plus grande passion littéraire de ce temps fut-elle pour le théâtre, en vers ou en prose. La tragédie continua d'être le genre noble par excellence ; mais on sentait le besoin de renouveler le genre. Lamotte-Houdart réussit à surprendre les spectateurs par l'apparat de quelques scènes et surtout à les attendrir par son Inès de Castro, en 1723. Dans les Discours qu'il joignit à l'édition de ses œuvres, en 1730, il indique des moyens de rajeunir la tragédie : multiplier les personnages, mettre les événements en spectacle plutôt qu'en récit, varier la peinture de l'amour par la couleur locale ; il critique les unités et recommande l'emploi de la prose.

Voltaire imitait la tragédie de Racine ; comme lui, il incarnait des passions dans des personnes célèbres : en Mérope, l'amour maternel, et, en Orosmane, la jalousie. Il imitait aussi le style de Racine, mais il écrivait trop vite ses tragédies ; il acheva en dix jours Zaïre, où il prétendait exprimer ce que l'amour a de plus touchant et de plus furieux. Puis il fit du théâtre un moyen de propagande pour ses idées, plaida contre la tyrannie et pour la tolérance dans Brutus et dans Mahomet ; l'art passait ainsi au second plan. Voltaire fut un dramaturge habile, clair, avec du pathétique et de l'éloquence, mais sans originalité ni puissance créatrice.

Comme on a vu, il a fait connaître Shakespeare en France[32]. Il en a traduit des fragments ; il a donné à l'Orosmane de Zaïre quelque parenté avec Othello et introduit l'ombre de Ninus dans Sémiramis. Mais bientôt il s'offusqua de l'admiration que quelques-uns témoignaient au génie du grand poète. Il dit d'Hamlet qu'on croirait que cet ouvrage est le fruit de l'imagination d'un sauvage ivre. A la fin de sa vie, il plaidera, dans une lettre à l'Académie, pour Corneille, Racine et Molière, contre ce saltimbanque qui a des saillies heureuses et qui fait des contorsions.

Un des rajeunissements employés par Voltaire dans la tragédie fut le choix de milieux exotiques. Zaïre se passe en pays musulman, ce qui permet de faire voir sur la scène un mélange de plumets et de turbans ; Alzire, au Pérou ; l'Orphelin de la Chine, dans la Chine de Gengis-Khan. L'Orient était alors le décor préféré des imaginations, un Orient d'opéra-comique, terre de métamorphoses, de prodiges et d'amours brûlantes. On en avait pris le goût dans les Mille et une Nuits traduites par Galland en 1701, et dans les Mille et un Jours, traduits par Pétis de la Croix en 1710. Ce fut, dans la littérature française, une invasion de Turcs, de Perses, de Chinois et d'Indiens. Le théâtre donnait Arlequin dans l’île de Ceylan, Arlequin Grand-Mogol, Soliman II ou les trois Sultanes. Montesquieu, âpres avoir emprunté à l'Orient la fiction des Lettres Persanes, l'étudia un peu plus sérieusement dans l'Esprit des Lois. Les philosophes y cherchèrent des exemples de despotisme, et aussi des exemples de tolérance religieuse. Le défilé amusant de tous ces peuples différant par le costume, les usages et les croyances, donnait l'idée d'un monde plus vaste et plus varié, et faisait considérer avec une curiosité bienveillante toutes ces petites nuances qui distinguent les atomes appelés hommes, selon l'expression de Voltaire.

La comédie fut renouvelée par l'esprit de Marivaux, dont le théâtre est l'œuvre la plus originale qu'ait produite l'art dramatique au XVIIIe siècle. Ses meilleures comédies, Arlequin poli par l'amour, la Surprise de l'amour, la Double inconstance, le Jeu de l’amour et du Hasard, les Fausses Confidences, l'Épreuve, furent jouées de 1720 à 1740. Marivaux cherche moins à peindre des caractères et les mœurs de la société réelle qu'à faire paraître en des intrigues simples, un peu romanesques, en des milieux jolis et vagues, par la bouche de personnages aux noms élégants et rares — Araminte, Herminie, Sylvia, — les nuances les plus délicates de l'amour ; par là, il a mérité d'être rapproché de Racine. Lui-même expliquait son dessein en se défendant du reproche de monotonie :

J'ai guetté dans le cœur humain toutes les niches différentes où peut se cacher l'amour, lorsqu'il craint de se montrer, et chacune de mes comédies a pour objet de le faire sortir d'une de ces niches... Dans mes pièces, c'est tantôt un amour ignoré des deux amants, tantôt un amour qu'ils sentent et qu'ils veulent se cacher l'un à l'autre, tantôt un amour timide qui n'ose se déclarer ; tantôt enfin un amour incertain et comme indécis, un amour à demi né pour ainsi dire, dont ils se doutent sans être bien sûrs, et qu'ils épient au dedans d'eux-mêmes, avant de lui laisser prendre l'essor.

Ainsi l'amour n'est plus un moyen de la comédie, propre à révéler les caractères des personnages ; il en est le sujet même. Marivaux l'analyse avec une telle finesse que Voltaire l'accuse de peser des œufs de mouche dans des toiles d'araignée, mais sa délicatesse est exquise. La grâce un peu maniérée du siècle est en lui comme en Watteau.

D'autres écrivains continuaient la tradition de la comédie de caractères ; mais déjà, en 1732, Destouches[33], l'auteur du Glorieux, se vante d'avoir pris un ton qui a paru nouveau même après Molière ; il a, en des scènes pathétiques, mis la vertu dans un si beau jour qu'elle s'attire l'estime et la vénération publiques. La Chaussée s'inspira de la sensibilité à la mode : il créa la comédie larmoyante, où il prenait des sujets tragiques non plus dans l'histoire des princes antiques, mais dans la vie bourgeoise. Il n'avait ni talent ni style ; néanmoins, ses pièces, le Préjugé à la mode, en 1735, Mélanide, en 1741, obtinrent un succès immense. Voltaire, suivant le courant, écrivit dans le même ton l'Enfant prodigue et Nanine. Ainsi s'annonçaient le théâtre de Diderot et ses idées qui ne devaient, d'ailleurs, être appliquées qu'au XIXe siècle[34].

La passion du théâtre se manifeste, au XVIIIe siècle, par le grand nombre de scènes particulières. Il n'y avait guère de réception mondaine où la moitié de la compagnie ne montât sur les planches devant l'autre moitié. Les collèges des Jésuites et les riches couvents faisaient jouer leurs élèves. En 1753, les magistrats exilés à Bourges avaient deux troupes, qui, pendant quinze mois, donnèrent la plupart des pièces du répertoire. A Sceaux, la duchesse du Maine transforma en salle de spectacle une galerie de son château. Voltaire joua en 1750, sur ce théâtre, Rome sauvée, dont la duchesse lui avait donné l'idée ; il y tint le rôle de Cicéron. Un mois avant la mort de la duchesse, en décembre 1752, il écrivait : Mettez-moi toujours aux pieds de Mme la duchesse du Maine. C'est une âme prédestinée ; elle aime la comédie, et quand elle sera malade, je vous conseille de lui administrer quelque pièce au lieu de l'extrême-onction. On meurt comme on a vécu. Le duc de Chartres jouait la comédie avec la duchesse à Saint-Cloud. Maurice de Saxe a conduit en campagne la troupe de Favart. Chez les Brancas jouèrent les Forcalquier, les Pont-de-Veyle et le président Hénault. Tous les amis de Mme du Deffand, les Du Châtel, les d'Ussé, les Mirepoix, les Luxembourg, sont montés sur le théâtre. Naturellement, les financiers imitaient et quelquefois surpassaient les grands seigneurs. La Popelinière fit représenter dans son château de Passy des comédies dont il était l'auteur ; sa femme, fille d'actrice, jouait à merveille. Son théâtre était machiné comme un opéra.

De toutes les troupes d'amateurs, la plus curieuse fut celle du Prince-abbé de Clermont. Il avait renoncé aux armées depuis qu'on lui avait refusé le commandement du siège de Berg-op-Zoom ; il conduisit ses aides de camp dans sa maison de Berny, pour leur faire jouer la comédie. Entouré de libertins comme lui et de filles de théâtre, spirituel, point du tout lettré, ignorant l'orthographe, mais épris de littérature, il se donna des airs d'auteur. Quand son fournisseur théâtral, le sieur Collé, écrivit Barbarin ou le Fourbe puni, il laissa dire que c'était la pièce du prince. Ses frères et ses cousins lui reprochaient de se commettre avec des gens de plume. Pour se venger de cette impertinence, Duclos et d'Alembert le firent entrer à l'Académie Française.

Le triomphe du théâtre de Clermont fut un genre nouveau, la parade. Des grands seigneurs, Maurepas, Caylus, le comte d'Argenson et le chevalier d'Orléans avaient pris goût aux parades des foires Saint-Germain et Saint-Laurent. Collé imagina d'en coin-poser pour la scène. C'étaient des bouffonneries semblables à celles de nos cafés-concerts. Des grandes dames s'amusaient à s'habiller en maîtresses de cafés, et des grands seigneurs, vêtus d'une veste et coiffés d'un bonnet blanc, à s'entendre appeler Garçon. Ce fut, d'ailleurs, le moment où des dames s'avisèrent de transformer leurs salons en cafés.

 

V. — LES ARTS[35].

ON a vu, pendant les dernières années de Louis XIV et surtout au temps de la Régence, l'art se transformer, Watteau rompre avec les traditions, un nouveau style naître en architecture, en peinture et dans les modes. Ce style règne depuis la fin de la Régence jusque vers le milieu du siècle, où les artistes français retourneront au goût de l'antique et seront encouragés par Diderot et par Rousseau à l'amour de la nature et de la vertu. C'est entre ces deux dates qu'il faut étudier ce qu'on appelle l'art XVIIIe siècle, ou mieux l'art Louis XV.

Depuis le temps de Louis XIV et de Colbert, la direction des Arts n'a pas changé ; ils sont administrés par un Directeur des bâtiments ; ce titre a remplacé celui de surintendant général[36]. Le Directeur ne relève que du Roi ; il a sous ses ordres un premier commis, des trésoriers, des intendants, des contrôleurs, un premier peintre et un premier architecte du Roi. Il fait les commandes, accorde les pensions et les logements d'artistes au Louvre ; de lui dépendent les Académies de peinture et d'architecture et l'Académie de France à Rome, où les élèves travaillent pour le Roi.

L'Académie de peinture et de sculpture continue à enseigner, à distribuer des récompenses et à choisir les élèves pour l'École de Rome. Ses membres, académiciens ou agréés, sont seuls admis aux expositions officielles. L'Académie d'architecture, définitivement organisée en 1717, est un corps enseignant comme l'Académie de peinture et de sculpture. Ces Académies conservent la doctrine classique, fondée sur la double imitation de l'antiquité grecque et romaine et de l'art italien des XVIe et XVIIe siècles. Raphaël, Carrache et Poussin demeurent les grands maîtres et modèles. Les sujets donnés pour les morceaux de réception ou pour le concours des prix de Rome sont toujours pris dans la Bible ou dans l'antiquité païenne, la grande peinture est encore la peinture d'histoire, profane ou sacrée.

En 1748 est fondée l'École royale des élèves protégés, où des boursiers du Roi se préparent à l'Académie de Rome. Ils devaient lire ou entendre lire l'Histoire universelle de Bossuet, l'Histoire ancienne de Rollin, l'Histoire des Juifs du P. Calmet, des extraits d'Hérodote, de Thucydide, de Xénophon, de Tacite, de Tite Live, Homère, Virgile, Ovide et les auteurs qui ont écrit sur la Fable. Quand ils avaient trouvé un trait d'histoire offrant un beau sujet pour la peinture ou la sculpture, ils devaient en faire des esquisses. Il semble donc que rien n'ait changé depuis le temps de Louis XIV et de Le Brun ; mais c'est une apparence.

L'autorité s'est affaiblie dans l'art, comme dans tout le reste ; celle du Directeur et des Académies n'est guère plus que nominale. Les mœurs ont prodigieusement changé ; avec la discipline, se sont évanouies la majesté et la gravité. On veut de la fantaisie, de la joie, de la volupté. Un nouveau public d'amateurs s'est formé, fermiers généraux, parlementaires, grands seigneurs, d'humeur libre, d'esprit éclectique, qui préfèrent l'art vibrant et lumineux de Titien et de Véronèse, ou celui de Rubens, ou l'art familier et réaliste des Pays-Bas, même de Rembrandt, à la gravité sereine de Raphaël et à la correction froide des Carrache. Or, les artistes vivent en relations étroites avec les amateurs, desquels ils dépendent plus encore que du Directeur des bâtiments, fonctionnaire d'un État appauvri et qui s'intéresse fort peu aux arts. Ils sont, d'ailleurs, mêlés au monde beaucoup plus que ne le furent leurs prédécesseurs du XVIIe siècle. Ils trouvent des inspirations dans les fêtes aimées par la Cour et par la Ville. Leur imagination est séduite par l'art brillant et lubrique de l'Opéra, par le décor, le costume et l'appareil éclatant de la mise en scène de ce théâtre de sensations. Les plus grands peintres ont travaillé pour l'Opéra. L'architecte décorateur, l'Italien Servandoni imagina un spectacle nouveau, une sorte de diorama mêlé de musique, arrangé pour faire valoir la beauté des costumes et des décors, les adresses de la machinerie et les lumières.

Ainsi s'est formé, sous la direction classique officielle, un art en opposition avec le classicisme, et, bien que persiste une doctrine arrêtée, un art libre et de fantaisie. Cependant les théoriciens ne cessent de prêcher le retour aux traditions saines. Les deux tendances opposées se rencontrent dans les salons du temps, c'est-à-dire dans les expositions, inaugurées au temps de Louis XIV, en 1673 probablement, et qui, interrompues en 1704, reprises trente ans après, devinrent bientôt bisannuelles. Les livrets de ces salons montrent que la plus grande place est restée à la peinture et à la sculpture académiques ; mais le nombre s'accroît régulièrement des sujets familiers, réalistes, galants, auxquels va la sympathie du public. Le succès de l'art nouveau est plus sensible naturellement dans les expositions des jeunes, qui se font à la place Dauphine et attirent la foule, que dans les salons officiels réservés aux membres de l'Académie. D'ailleurs, il ne faudrait pas se laisser prendre aux titres des œuvres ; les motifs antiques ne sont plus traités avec la gravité d'autrefois. Ils donnent prétexte à de brillants décors d'architecture et à des costumes éclatants ; les personnages ont l'élégance et la désinvolture des marquis et marquises du temps. L'histoire ancienne — la Bible aussi bien que la mythologie — est traitée en scènes galantes.

Les architectes en réputation furent Robert de Cotte, Boffrand, Gabriel et Blondel[37]. L'architecture exprime nettement les deux directions de l'art. Dans les traités d'architecture, très nombreux, parmi lesquels il s'en trouve de Boffrand et de Blondel, prévaut la pure doctrine classique. On y invoque l'autorité de Vitruve et de ses disciples italiens, Vignole et Palladio, on y prescrit l'emploi des ordres et des proportions comme l'avaient pratiqué les purs classiques ; on y parle de la saine architecture. La doctrine classique, on s'applique à la suivre dans la construction des monuments publics ; les portails des églises, celui de Saint-Roch, celui des Petits-Pères, celui de l'Oratoire, celui de Saint-Thomas d'Aquin, achevés en 1738, en 1740, en 1745, auraient aussi bien pu être élevés par Le Mercier ou par Mansart ; on y trouve en effet les colonnades, les frontons, les entablements, d'aspect sage et froid. Et déjà le portail de Saint-Sulpice, bâti de 1733 à 1745 sur les dessins de Servandoni, annonce le retour au classicisme ; du moins, les partisans de l'ancienne doctrine s'empressent de le proclamer. Lorsqu'il fut question, en 1750, de créer la place Louis XV, aujourd'hui place de la Concorde, les projets présentés pour les constructions qui devaient l'encadrer s'éloignèrent à peine du style Louis XIV. Le projet de Gabriel, qui fut adopté, est inspiré de la colonnade du Louvre. La conception classique se retrouve dans l'École militaire, qui est aussi de Gabriel. Le grand ouvrage de Blondel, l'Architecture française, n'est guère autre chose qu'une apologie de l'art de Louis XIV étudié à la lumière des principes classiques.

Au contraire, dans l'architecture privée, toute trace du style Louis XIV a disparu. Les châteaux et les hôtels prennent un aspect moins solennel : plus de corps de logis en saillie ; plus d'ailes avancées ; une décoration extérieure aplatie et comme collée à la muraille, quelquefois un avant-corps sur la façade, en saillie légère, avec pilastres et fronton ; un air de simplicité élégante. Mais ce sont les intérieurs surtout qui sont changés. La transformation, commencée dans les premières années du siècle, s'achève. Auparavant, on donnait tout à l'extérieur, à la magnificence... et l'on ignorait l'art de se loger commodément et pour soi. Maintenant, on ne veut plus de pièces qui se commandent les unes les autres ; on ménage de petites galeries, de petits escaliers, cachés quelquefois dans la profondeur des murailles. Les jolis boudoirs, les cabinets se multiplient. Même le château de Versailles est profondément remanié.

En même temps qu'ils recherchaient le confortable, les architectes enlevaient à la décoration intérieure ses formes rigides. Boffrand décore l'hôtel Soubise, — aujourd'hui Palais des Archives nationales, — l'hôtel de Samuel Bernard, le château de Cramayel-en-Brie. A l'hôtel Soubise, les motifs de feuilles et d'attributs, les sujets tirés des fables de La Fontaine sont de vraies merveilles. Les mêmes fantaisies se retrouvent dans les chaires, les tribunes d'orgue, les gloires, les baldaquins, les grilles des églises ; ici l'architecte Oppenordt arrive quelquefois au ridicule[38] ; il imagine des chérubins qui jouent avec des mitres, des figures éplorées qui clignent de l'œil comme pour montrer que leur douleur n'est pas vraie. Ce furent les excès d'un style, que ceux qui ne l'aimaient pas appelaient le style rocaille. Des classiques reprochèrent aux artistes de torturer les choses, d'assouplir la matière sous leur main triomphante, de forcer les corniches des marbres les plus durs à se prêter à des bizarreries ingénieuses, de refuser aux balcons et aux rampes le droit de passer droit leur chemin. Mais le style rocaille ne commit pas en France les mêmes excès qu'en d'autres pays ; même, il fut souvent délicieux. La décoration des appartements du Dauphin au château de Versailles, refaits en 1747, comme celle du cabinet du Roi, exécutée en 1755 et 1756, sont d'une élégance exquise[39].

Meissonier, le grand Meissonier, donne dans ses traités ou recueils d'architecture, de mobilier ou d'orfèvrerie, des modèles sans nombre aux fabricants et aux ouvriers. Les ouvriers d'alors sont de vrais artistes : Cayeux est habile aux ornements de corniches et aux chutes de fleurs ; La Joue dégage d'un panneau des chevaux échappés, des dragons ou des motifs de chasse. Dans le mobilier travaillent avec Cressent[40], Vassé, Crémer et Œben. C'est le temps de la grande vogue des meubles de Cressent, commodes, chiffonniers, secrétaires, meubles en bois de rose avec dispositions en arêtes, en damier ou en losanges, meubles en citronnier encadrés de filets blancs, meubles en bois teints formant mosaïque, toujours avec des formes souples et des angles arrondis.

Deux nouveautés eurent alors grand succès, l'acajou et le vernis Martin. En 1720, un médecin de Londres, M. Gibsons, se fait faire un bureau en acajou, pour utiliser des billes de bois qui ont servi de lest sur un navire ; la couleur rouge et la variété des veines font la fortune de l'acajou. Comme la mode était aux laques de Chine et du Japon, les ébénistes envoyaient des meubles en Orient pour les faire laquer ; mais les frères Martin demandèrent à fabriquer eux-mêmes des laques, et un arrêt du Conseil, en 1744, leur en donna le privilège pour vingt ans. Alors les lambris, les meubles, les plafonds, les carrosses, les chaises à porteur furent vernissés. La passion du vernis est telle qu'à Versailles on en recouvre d'admirables lambris en marqueterie exécutés naguère par Boulle. Les frères Martin furent appelés à l'étranger ; c'est à Potsdam, dans les collections du grand Frédéric, qu'il faut aujourd'hui chercher les plus beaux modèles de leurs décors.

Le mobilier du temps charme par son aspect de richesse, d'élégance, de légèreté, de grâce un peu précieuse. Les mémoires de Luynes décrivent la chambre de la Dauphine, à la date de 1745. Le lit était d'une étoffe cramoisie, tissée de fleurs d'or et de dauphins d'argent les fauteuils, les tabourets, les écrans et les chaises, d'étoffe semblable. A l'hôtel d'Évreux, Mme de Pompadour tendit son grand salon de tapisseries des Gobelins, encadrées dans une menuiserie d'art ; chacun des rideaux de ses fenêtres avait coûté de cinq à six mille livres. Sur l'État des meubles de la comédienne Desmares, dressé en 1746, figurent des tapisseries de cuir argenté, des tentures de velours d'Utrecht garnies de galons d'or, des portières des Gobelins, des lits à la romaine et des tapis de Turquie. La Desmares avait des sophas en bois doré, des chaises à la Reine, des tables en palissandre, en marbre de brèche, en albâtre, en faïence de Delft et en porcelaine du Japon ou de Chine ; des toilettes en porcelaine de Chine et en vermeil ; une commode dorée d'or moulu avec dessus de marbre de Sicile ; un clavecin et une pendule en marqueterie ; des tableaux de Desportes ; son propre portrait peint par Coypel ; des médaillons ; des estampes, des écrans de tapisserie, des faïences, des bronzes, des figurines en porcelaine de Saxe, mille brimborions de luxe et d'art, souvenirs d'amis illustres.

Le président Hénault avait deux salons communiquant par une baie à colonnes, dont l'un pouvait être accommodé en scène pour jouer la comédie. Le moins grand était décoré de boiseries où les tableaux alternaient avec les glaces ; le plus grand avait huit glaces garnissant des trumeaux, huit tableaux au-dessus des glaces, et deux autres encore, au-dessus des portes. Les portières étaient en damas cramoisi ; un lustre en cristal de Bohème pendait au plafond. Avec cela, des consoles en bois sculpté et doré, des fauteuils, des chaises, des tabourets, des bergères en bois doré, une pendule de Mathieu dans sa botte, des figures de Saxe et des porcelaines de vieux Chine.

L'art des ciseleurs et des orfèvres donna de jolis bibelots — bottiers de montres, tabatières, pommes de canne, manches de couteau — et des œuvres de grand luxe[41]. Thomas Germain exécuta des toilettes pour les reines et les grandes dames, des vaisselles pour les rois, des orfèvreries pour les chapelles. Roettiers fit un service de vaisselle pour la Dauphine en 1745, et, quatre ans plus tard, un grand surtout pour l'Électeur de Cologne, — une triple chasse au cerf, au loup et au sanglier. — Philippe Caffieri a ciselé les bordures dorées des grands miroirs que Louis XV envoya au Sultan en ne.

Presque autant que le bijou, la broderie et la dentelle étaient œuvres d'art. Dans les habits, la broderie employait l'or et l'argent en fils, en grains et en paillettes, et la soie torse ou plate. Même de petits rubans comme ceux qui servent de signets dans les livres étaient brodés. La broderie passa des habits aux meubles et aux carrosses. La dentelle orna les déshabillés galants, les dessus de lit, les garnitures de draps ou d'oreillers : dentelles d'Alençon dont les fonds à mailles étaient en bride tortillée ; dentelles de Valenciennes, sans relief, recherchées pour les déshabillés ; dentelles de Chantilly, un des plus jolis produits de l'Île-de-France.

La fabrication de la faïence et de la porcelaine fut une industrie très prospère. Les faïenciers de Rouen exécutaient sur leurs plats des scènes de l'Ancien Testament, des motifs mythologiques ou simplement des bordures décoratives ; ils faisaient des vases de cheminée, des fontaines et des brocs à cidre. Ceux de Strasbourg donnèrent le ton dans tout l'Est ; ceux de Marseille travaillèrent dans le goût de Strasbourg, mais avec un coloris plus pâle et un dessin plus recherché.

Vers 1740, on s'inquiéta en France des progrès que la fabrication accomplissait en Saxe et en Angleterre ; en Saxe, Bœttcher avait trouvé le secret de la porcelaine dure et commencé la fortune de la célèbre manufacture de Meissen. Une société privilégiée se forma donc à Vincennes, sous le nom du Sr Adam, avec protection et subsides du Roi ; elle eut le peintre Bachelier pour directeur artistique ; le chimiste Hellot y chercha les couleurs du grand feu et le céramiste Gravant la perfection des blancs dans les vases ornés de reliefs et dans les groupes en biscuit. Vincennes produisit surtout des fleurs en porcelaine sur feuillage de bronze. Mme de Pompadour encouragea la fabrique de Vincennes, mais surtout celle de Sèvres, fondée en 1760, et qui bientôt luttera avec succès contre ses rivales de l'étranger.

On peut distinguer dans la peinture de ce temps quatre genres : la peinture galante, la peinture académique, la peinture de portraits, la peinture réaliste et bourgeoise. Beaucoup d'artistes, d'ailleurs, travaillèrent en plusieurs genres.

Watteau eut pour continuateurs Lancret et Pater[42]. Ces deux peintres galants avaient dans l'imagination plus de fantaisie que de poésie ; leur art se rapproche, plus que celui de Watteau, de la vie réelle. Leurs bals élégants et leurs bergeries furent très admirées.

Les peintres académiques étaient nombreux et féconds. De Troy peignit, de 1722 à on, cent soixante toiles. Van Loo[43] a peint, dans le chœur de Notre-Dame des Victoires, sept tableaux de six mètres sur cinq. La superficie du plafond d'Hercule, de Lemoyne[44], à Versailles, qui est d'ailleurs une chose admirable, est de plus de cent mètres carrés. Les sujets ordinaires de ces toiles sont pris dans l'histoire, la mythologie ou la poésie, grecques ou romaines, comme l'Énée et Anchise, de Van Loo, les Aventures de Psyché, de Natoire, et le Vulcain et Vénus, de Boucher, à l'hôtel de Soubise ; ou bien dans l'histoire chrétienne, comme le Jésus sortant du tombeau et les scènes de la Vie de saint Augustin, de Van Loo encore, qui sont à Notre-Dame des Victoires. Le plus souvent, les tableaux destinés aux églises ne sont que des variations profanes sur des thèmes religieux ; la Sainte Vierge y est mièvre autant que pudique ; les saints ressemblent à des Hector ou à des Ulysse, et les anges, joufflus et potelés, à des amours ou à de petits génies antiques. Les peintres académiques peignirent aussi des scènes de la vie élégante : de Troy un Déjeuner d'huitres ; Van Loo, un Déjeuner de chasse, et puis des bergeries et des portraits, et puis et surtout des dessus de portes, des lambris, comme on en voit à l'hôtel de Soubise et à la Bibliothèque nationale. Leur art est facile, charmant et superficiel.

Les portraits eurent une grande vogue. Rigaud et Largillière[45], survivants du temps de Louis XIV, en continuèrent la tradition grave, mais assouplie par les changements des modes et des physionomies, Nattier[46], plus jeune qu'eux, aime la peinture allégorique ; il peint Mme de Maison-Rouge en Vénus attelant des pigeons à un char ; Mme Geoffrin en nymphe dévêtue ; Mme de Châteauroux en déesse de la Force, une torche dans une main, une épée dans l'autre, les épaules et la gorge sortant nues d'une cuirasse autour laquelle est nouée une peau de tigre. D'ailleurs Nattier savait très bien trouver et exprimer la vérité physique et morale de ses personnages.

Tout différent fut Quentin La Tour[47]. Il n'avait pas reçu d'éducation régulière ; son père, musicien de l'église collégiale de Saint-Quentin, l'avait envoyé à Paris sans argent. Lors des fêtes du sacre, en 1722, il se faufila auprès de l'ambassadeur d'Angleterre, dont il fit le portrait, et qu'il suivit à Londres, où il étudia les portraits de Van Dyck et ceux du Hollandais Peter Lely, qui avait peint des centaines de ladies. La Tour est un réaliste. Une seule fois, peut être, il a déployé une mise en scène autour d'un portrait ; sa Pompadour est assise dans un fauteuil, tenant un cahier de musique et s'appuyant à une table, où sont rangés des volumes, au dos desquels sont écrits les titres : Esprit des Lois, Henriade, Pastor fido, Encyclopédie, Pierres gravées. Presque tous les personnages de La Tour sont présentés tels qu'ils étaient dans la vie de tous les jours : Marie Leczinska en costume ordinaire, la main sur l'éventail ; Rousseau assis sur une chaise vulgaire. La Tour s'est peint lui-même en chemise de nuit avec sa casaque de travail et sans perruque. Ses personnages, c'est tout ce qui comptait en son temps : Roi, Reine, Dauphin, favorite, maréchal de Saxe, philosophes, danseurs, danseuses. Il les a peints en pleine lumière, avec netteté, avec précision. Cette peinture admirablement vraie a pourtant comme un charme vaporeux qu'elle doit à la délicatesse de la main si fine de l'artiste et à l'emploi du pastel, qui se prête à l'exécution légère et comme fluide.

Le peintre qui représente le mieux l'art du XVIIIe siècle est François Boucher[48]. Il a fait de la peinture académique, et, par exemple, un Evilmérodach, fils de Nabuchodonosor, délivrant Joachim des chaînes dans lesquelles son père le retenait ; mais c'était un sacrifice à l'usage traditionnel et aux prix de l'Académie. Il préférait la mythologie : le Soleil chassant la Nuit, peint au plafond de la Salle du Conseil à Fontainebleau, Vénus commandant à Vulcain des armes pour Énée, Vénus appuyée sur Cupidon pour entrer au bain, la Naissance de Vénus, Diane sortant du bain. Comme on aimait les amours, il en a mis partout, un Amour visiteur, un Amour moissonneur ; ses Éléments, ses Saisons, ses Génies sont encore des amours. Il est aussi le peintre des bergers et des bergères, vêtus de satin bleu ou blanc et poudrés, et qui vivent dans des paysages d'un bleu verdâtre où des pigeons se becquètent. Mais Boucher nous a laissé aussi des scènes de la vie mondaine, de belles dames vêtues de fourrures, des femmes à leur toilette, et de vrais paysans, et de vrais paysages, ceux des environs de Beauvais. Il a dessiné les Cris de Paris. Il s'est essayé à des chinoiseries et il a brossé des décors de théâtre. Tout ce qu'aimait son temps se retrouve dans son œuvre, y compris le libertinage sensuel, qui plaisait au Montesquieu des Lettres persanes, à Voltaire, et surtout à Diderot, bien que celui-ci fût l'homme de la vertu. Si l'on place les œuvres de Boucher dans les milieux auxquels elles furent destinées, ces pièces à demi hautes lambrissées et peintes de couleurs très pâles, où les panneaux se profilent en moulures capricieuses, où la menuiserie d'art prodigue ses coquilles et les fleurs de ses guirlandes, où lignes et sculptures se détachent en or mat sur fonds blancs, bleutés, verts d'eau, lilas, rosés, on voit quel exact témoin de son temps est cet artiste spirituel, élégant, voluptueux, et qui aimait la grande vie.

Il est encore de son temps par son abondance, sa facilité, sa rapidité qui ne lui permirent pas de chercher le fond des choses. Il peint trop et trop vite, comme beaucoup d'écrivains ses contemporains ont écrit trop vite et trop. Boucher a laissé dix mille dessins, mille tableaux ou esquisses. Comment aurait-il pu étudier la nature, méditer et rêver sur elle ? Il n'est donc pas un peintre vrai : Cet homme a tout, excepté la vérité, disait Diderot, qui pourtant avait rendu justice à ses mérites : Quelles couleurs ! quelle variété ! quelle richesse d'objets et d'idées.

Chardin[49] est le grand artiste de ce moment du siècle. Fils d'ouvrier, il a travaillé dans quelques ateliers de peintres en vue, mais il n'est en réalité l'élève de personne. Il est un exact et perspicace amateur de la nature ; il a peint les natures mortes, des poissons encore gluants de l'eau de mer, une raie pendue au croc, des gibiers, des fruits ; peut-être n'est-il surpassé en ce genre que par Rembrandt. Mais il est surtout le peintre des scènes de la vie modeste et réelle : une Mère laborieuse, qui montre à broder à sa fille ; une mère qui, devant la soupe fumante, récite le Bénédicité, que répètent deux charmants vrais enfants, une Pourvoyeuse qui rentre du marché et va poser son paquet sur la table. Ses intérieurs sont ceux de la petite bourgeoisie ; les murs sont à peine décorés et les meubles tout simples ; mais cette simplicité est relevée par le goût délicat et la distinction qui se retrouvent dans toutes les choses du temps. Chardin est peut-être, disait Diderot, un des premiers coloristes de la peinture. A soixante-dix ans, il se mit au pastel. Il s'est peint, coiffé d'un bonnet blanc à visière verte ; par-dessus de grosses besicles, il regarde. La lumière joue sur le front, les pommettes et le bout du nez pincé par les besicles. La figure est large, puissante, fermement modelée, réfléchie, fine. Le grand mérite de Chardin, comme celui de La Tour, c'est la vérité. Il a travaillé comme s'il n'y avait eu d'académie ni à Paris, ni à Rome. Ce fut un grand mérite encore que le sentiment si profond qu'il eut de la poésie intime et de la pureté morale que recèle la vie humble. Chardin s'inspirait de la muse silencieuse et secrète, dont parle Diderot ; elle lui suggéra ce retour à la nature, au sérieux, à la vertu.

La sculpture était très appréciée au XVIIIe siècle ; les commandes du Roi, des riches particuliers et des églises abondaient. Le public, épris de pittoresque, aimait la variété des matières employées par les artistes — le marbre, le bronze et la terre cuite, — et la liberté et l'éclat de leur style.

Neveux et disciples de Coysevox, les deux Coustou[50], Nicolas et Guillaume ont gardé les traditions de l'art de Louis XIV, en y introduisant de la souplesse, du mouvement et de la sensibilité. La sculpture du XVIIIe siècle tendait à une sorte d'allure passionnée, comme on le voit par les Chevaux du Soleil de Robert le Lorrain, à l'hôtel de Rohan, et par les Chevaux de Marly, de Guillaume Coustou, aujourd'hui à l'entrée des Champs-Élysées.

Bouchardon[51] a sculpté et gravé, fait des monuments en même temps que des bustes, publié une suite d'estampes, les Cris de Paris, donné des modèles de monnaies royales, illustré des livres. Il avait l'instinct de la vérité et l'amour de la forme humaine vivante. Il a fait un très curieux effort pour concilier la nature et la tradition classique. On le voit, dans ses dessins préparatoires, observateur scrupuleux de la nature ; mais, dès qu'il les fait passer dans le marbre, il interprète ses figures et les idéalise. Pour la statue équestre du Roi, destinée à la place Louis XV et que détruisit la Révolution — il n'en reste qu'une réduction — il avait étudié le cheval en ses moindres détails et dessiné au vrai, d'après le modèle, des femmes, qui se transformèrent aux quatre angles du piédestal en Vertus, figures élégantes et fines, mais conventionnelles. Son œuvre principale est la Fontaine de la rue de Grenelle, grande composition architecturale et sculpturale, bien ordonnée, avec de gracieux morceaux, un peu froide. Il était, parmi les artistes de son temps, sérieux et grave ; c'est pourquoi peut-être ce sculpteur de mérite fut jugé homme de génie par ses contemporains. Ceux-ci, bien qu'ils aimassent la fantaisie, le joli et le maniéré, respectaient l'idéal classique auquel ils allaient retourner. On pourrait dire qu'ils avaient des idées opposées à leurs goûts.

Pigalle appartient surtout à la seconde partie du siècle. En lui se retrouvent les deux tendances. Il est semi-classique dans le Mercure attachant ses talonnières, qui fut son morceau de réception à l'Académie, et dans le groupe de l'Amour et l'Amitié sculpté pour Mme de Pompadour ; mais il se plaît au sensuel des formes alanguies et coulantes. Il est, du reste, un artiste capable, comme on verra plus tard, de monuments de solennelle allure.

Comme en peinture, la grande vogue en sculpture fut aux portraits. S'ils étaient réunis, les bustes composeraient une galerie de la société du temps. Les sculpteurs portraitistes sont des réalistes. Ils représentent les hommes avec un air d'aisance dégagée, les femmes avec un sourire de grâce spirituelle, et traitent avec une souplesse exquise les costumes, les perruques, les chevelures bouclées, tous les accessoires. Le grand sculpteur en bustes fut J.-B. Lemoyne[52] ; ses portraits de Louis XV, de Mlle Clairon, de Crébillon, etc., sont d'une souplesse de travail, d'une intensité de vie, d'une vivacité d'expression, qui rappellent les portraits de La Tour.

J.-B. Le Moyne est aussi l'auteur d'un tombeau de Mignard, dont les débris sont à l'église Saint-Roch à Paris ; la fille de Mignard, Madame de Fouquières, y est vêtue d'une robe chiffonnée, qui ne convient guère à sa douleur, et ses bras superbes se tordent sans qu'elle perde rien de sa grâce. C'est de la sculpture décorative et ornemaniste. Ce genre fut pratiqué par les Adam et surtout par les Slodtz, une famille flamande ; le plus célèbre des Slodtz, René-Michel Slodtz[53] — dit Michel-Ange — fut le maitre de Houdon. Les Slodtz ont sculpté des chaires où sautillent les Vertus théologales, des monuments funéraires mélodramatiques et pittoresques. De Michel-Ange Slodtz est le tombeau du curé Languet de Gergy, à Saint Sulpice ; le curé est étendu sur un sarcophage : un squelette, le Temps avec la faux et le sablier symboliques, l'ange de la religion, des marbres jaunes, rouges, noirs et blancs chatoient en un style d'opéra.

La gravure fut aussi un art très aimé. Tantôt elle continue, comme avec les Drevet de Lyon, la tradition classique des beaux portraits historiques ; Pierre-Imbert Drevet[54] a gravé un admirable Bossuet. Mais, le plus souvent, le graveur interprète les œuvres des peintres — l'estampe a popularisé Watteau et Boucher —, ou bien il dessine et représente les scènes de la vie contemporaine. Charles Nicolas Cochin[55], fils du graveur de l'œuvre de Watteau, a débuté en 1736 par Le feu d'artifice tiré à Rome pour la naissance du Grand Dauphin. En 1739, il est entré aux Menus Plaisirs du Roi ; témoin de la vie de la Cour, il a gravé les cérémonies et fêtes officielles. Des graveurs comme Eisen et Gravelot ont illustré quantité de livres, buriné des frontispices, des fleurons, des culs-de-lampe, et des invitations, des programmes, des billets de théâtre, des annonces, des catalogues.

Ces artistes ressemblent aux écrivains leurs contemporains par leur imagination riante, aimable et gracieuse. Ils dessinaient comme on écrivait, d'un crayon facile, aiguisé, un peu sec. Leur œuvre, si abondante, révèle aux historiens les aspects divers de la vie au XVIIe siècle. C'est peut-être la gravure et l'illustration des livres qui donnent le mieux l'idée de cette société élégante, sensuelle, libertine et qui, si légèrement, jouissait de la vie.

La musique[56] tient une place importante dans la vie intellectuelle de la nation. Le goût musical s'est notablement développé depuis que les cantates et les sonates ont été importées d'Italie ; malgré la boutade de Fontenelle — Sonate, que me veux-tu ? — la musique pure, sans atteindre à la popularité de l'opéra[57], commence à compter des amateurs passionnés. Les expériences d'acoustique et les divers systèmes d'harmonie provoquent, parmi les savants et les théoriciens, de vives controverses. A l'apparition de toute œuvre marquante, les esthétiques différentes se formulent dans de grandes querelles musicales, où des écrivains et des philosophes bataillent aux côtés des musiciens.

Jean-Philippe Rameau[58] domine toute cette époque. Son père, l'organiste Jean Rameau, dirigea sa vocation musicale par une éducation attentive et sévère. Rameau quitta le collège des Jésuites au sortir de la quatrième, fit en 1701 un très court voyage en Italie, puis mena pendant vingt ans une existence errante à travers la France, exerçant son métier d'organiste à Avignon, à Clermont-Ferrand, à Paris, à Dijon, à Lyon. Au début de 1723, il se fixe définitivement à Paris.

C'est surtout comme théoricien qu'il se fit d'abord connaître, et il préféra toujours sa réputation de savant à sa gloire d'artiste. Il publia en 1722 un Traité de l'Harmonie réduite à ses principes naturels, qui fit grande impression parmi les savants et les philosophes. Jusqu'à la fin de sa vie, il ne cessa d'écrire pour défendre ses idées et pour compléter ou perfectionner son système. Ce système, résumé par d'Alembert en 1752 dans ses Éléments de musique théorique et pratique suivant les principes de M. Rameau, porte bien la marque de l'esprit du siècle ; il substitue la raison et l'expérience aux traditions incohérentes de l'ancienne théorie musicale. Par le principe de la basse fondamentale et du renversement des accords, l'harmonie se trouve à la fois enrichie et simplifiée. Aussi Rameau reçut-il d'un de ses contemporains ce compliment qu'il était aussi grand philosophe que grand musicien.

Avant d'arriver à Paris, Rameau n'avait encore composé que son Premier livre de Pièces de Clavecin, paru en 1706, quelques cantates et peut-être quelques pièces d'orgue. A Paris, il aurait voulu débuter à l'Opéra ; mais il dut se contenter d'abord de travailler pour les théâtres qui jouaient aux foires célèbres de Saint-Germain et de Saint-Laurent. La protection du financier La Popelinière lui permit enfin de trouver un librettiste ; en 1733, à l'âge de cinquante ans, il débutait à l'Opéra par Hippolyte et Aricie. L'harmonie savante de sa musique, l'originalité de ses mélodies, la nouveauté de l'instrumentation déchaînèrent contre lui le parti des vieux Lullistes. Un instant découragé, il continua la lutte par les Indes galantes, Castor et Pollux, Dardanus ; il conquit la faveur royale avec La Princesse de Navarre jouée en 1745, et donna la même année Platée, qui est un véritable opéra-comique avant la lettre. En vingt-trois ans, il composa près d'une trentaine d'opéras ou de ballets. Rameau, sans guère modifier le cadre ni les formes de l'opéra de Lulli, l'a renouvelé par la richesse de son invention tour à tour gracieuse et vigoureuse. Il est un des plus grands musiciens de la France.

Lullistes et Ramistes se réconcilièrent pour défendre la musique française contre l'invasion étrangère. En 175, des acteurs italiens jouèrent à Paris la Serva padrona de Pergolèse et quelques autres opéras-bouffons. Cette musique légère produisit un tel effet que Paris en oublia pour un temps le Parlement et le Jansénisme.

Rousseau et les Encyclopédistes intervinrent dans la querelle qui s'éleva. Rousseau écrivit en 1753 sa Lettre sur la musique française ; il y déclare que la langue française n'ayant ni mesure, ni mélodie, les Français n'ont point de musique, et n'en peuvent avoir, et que le chant français n'est qu'un aboiement continuel. Dans son Essai sur l'Origine des Langues, il attribue la même incapacité aux Allemands et aux Anglais, pour la même cause, et cela trois ans après la mort de Sébastien Bach, et au moment ou Haendel payait par des chefs-d'œuvre l'hospitalité que lui donnait l'Angleterre. Rousseau ne croyait pas même les Français capables d'imitation. Cela n'empêcha pas qu'ayant composé avant cette polémique le Devin de Village, et, ne voulant pas avoir perdu sa peine, il le fit représenter. Les chants simples et expressifs du Devin eurent un grand succès ; Rousseau s'était donc donné à lui-même un démenti. Au reste, ce n'était pas sans raison qu'il reprochait à l'Opéra français sa mythologie surannée, ses ballets conventionnels, son orchestre trop bruyant et qu'il réclamait des œuvres musicales plus humaines et plus touchantes. Les Encyclopédistes ont émis dans cette discussion beaucoup d'idées très pénétrantes qui annoncent le drame lyrique moderne ; mais ils ont méconnu la valeur et le pouvoir de la musique symphonique.

Les défenseurs de la musique française se rangeaient au théâtre sous la loge du Roi ; c'était le coin du Roi. Les partisans des Italiens formaient en face d'eux le coin de la Reine ; les deux coins ne cessaient d'échanger pamphlets et invectives. Il fallut l'intervention royale pour mettre fin à la lutte ; au commencement de l'année 1754, Manuelli et sa troupe furent expulsés de France.

Rameau n'eût pas de rivaux véritables dans le genre de l'opéra. Il faut pourtant mentionner parmi ses contemporains Mondonville, dont l'opéra de Titon et l'Aurore, joué en 1753, fut défendu avec acharnement par le Coin du Roi, et Philidor, l'auteur d'Ernelinde, joué en 1761 ; mais ce dernier s'exerça surtout dans l'opéra-comique. Ce genre mixte, caractérisé par l'alternance du parlé et de la musique, a son origine dans les comédies en chansons que l'on jouait au théâtre de la Foire. D'abord forcé de défendre son existence contre l'opéra, la comédie française et la comédie italienne, il se développa rapidement grâce au directeur du théâtre, Jean Monnet. Avec les Troqueurs de Vadé, musique de Dauvergne, joués en 1753, l'opéra-comique français se trouve définitivement établi. En 1762 le nouveau théâtre s'installe à l'Hôtel de Bourgogne, où Philidor, Gossec, Monsigny et Grétry, s'inspirant à la fois de l'opéra français et des intermèdes italiens, vont donner des œuvres charmantes, d'un caractère tout nouveau et, selon le goût du temps, touchantes autant que spirituelles. Le Déserteur de Monsigny, en 1769, est le type du genre. Après la mort de Rameau, l'opéra-comique semblera l'unique expression de la musique française, jusqu'au moment ou Gluck viendra s'établir en France[59].

 

VI. — LES SALONS[60].

TOUT ce monde intellectuel, si vivant et divers, philosophes, écrivains, politiques, savants, gens de lettres, artistes se rencontrait dans les salons avec des grands seigneurs, des magistrats, des financiers et d'illustres étrangers de passage à Paris.

Les premiers salons à la mode furent ceux de Mme du Deffand et. de Mme de Tencin. La marquise du Deffand[61], d'une famille noble de Bourgogne, avait été mariée jeune à un mari qu'elle n'aimait pas, et de qui elle se sépara. Elle mena une vie galante dans la compagnie du Régent et de la duchesse du Maine, et se fit une grande réputation d'esprit. Elle tint salon rue de Beaune de 1730 à 1747, puis s'installa au couvent de Saint-Joseph, dans un bâtiment voisin de l'hôtel de Brienne, où se trouve aujourd'hui l'hôtel du ministre de la Guerre. C'était un usage du temps que les femmes de qualité, veuves ou séparées de leur mari, habitassent les parties profanes des couvents pour y jouir des agréments d'une demi-retraite.

Elle était curieuse de toutes les choses de l'esprit, d'un goût sûr, délicat, subtil, qui percevait le moindre ridicule, enfant gâtée, caustique et médisante. Les plus célèbres de ses habitués furent les deux d'Argenson, le prince et la princesse de Beauvau, les maréchaux de Mirepoix et de Luxembourg, le président Hénault, qui fut un temps son chevalier servant, le président de Montesquieu, les Brienne, les Choiseul, Maupertuis, d'Alembert, la tragédienne Clairon. Les encyclopédistes ne fréquentèrent pas ce salon aristocratique. Rousseau y fut admis, mais ne s'y laissa point retenir : il haïssait en Mme du Deffand sa passion pour le bel-esprit, pour l'importance qu'elle donnait, soit en bien, soit en mal, aux moindres torche... qui rapaissaient, son engouement outré pour ou contre toutes choses, qui ne lui permettait de parler de rien qu'avec des convulsions... son invincible obstination. Mme du Deffand parut s'amuser longtemps au va-et-vient de ses réceptions et aux intrigues des élections académiques ; mais elle finit dans un incurable ennui. Elle a dit le mal dont elle souffrait : c'était la privation du sentiment avec la douleur de ne pouvoir s'en passer. Elle devint misanthrope : Hommes et femmes lui paraissaient des machines à ressort, qui allaient, venaient, parlaient, riaient sans penser, sans réfléchir, sans sentir ; chacun jouait son rôle par habitude.

Mme de Tencin[62], fille d'un conseiller au parlement de Grenoble, fut mise par sa famille dans un couvent de cette ville, que le cardinal Le Camus n'avait pu que très imparfaitement réformer. Les portes mal closes laissaient sortir les religieuses et entrer les visiteurs. Cependant Mme de Tencin ne se plut pas dans la maison, et, d'ailleurs, à ce que l'on raconte, de fâcheuses aventures ne permirent pas qu'elle y restât. Elle vint à Paris ; relevée de ses vœux à Rome, elle usa de sa liberté pour s'amuser et faire ses affaires, car elle fut autant ambitieuse qu'amoureuse. On lui attribue quantité d'utiles amants au temps de la Régence, à commencer par le Régent et le cardinal Dubois. En 1717, elle mit au monde un fils, qu'elle fit porter sur les marches de l'église de Saint-Jean-le-Rond, où on l'abandonna ; c'était le futur d'Alembert. Pendant la Régence, elle s'enrichit à la faveur du système de Law, et elle prépara la fortune de son frère, l'abbé de Tencin. Ce médiocre et vilain personnage devint archevêque d'Embrun en 1791. La sœur eut un mauvais moment à passer, quand un de ses amants se tua chez elle, laissant un testament où il l'accusait de divers crimes ; elle fut mise à la Bastille, et reconnue innocente, il est vrai. Elle avait alors plus que la quarantaine. Elle se fit, comme dit Saint-Simon, le pilier et le ralliement de la saine doctrine, le centre de la petite Église cachée, si excellemment orthodoxe, c'est-à-dire qu'elle prit parti contre les jansénistes pour la Constitution. L'archevêque d'Embrun se signala dans la lutte. Mme de Tencin, devenue presque la pénitente du vieux Fleury, correspondait avec Rome. Bref, Tencin devint en 1739, cardinal, et, l'an d'après, archevêque de Lyon. Il entra au Conseil comme ministre d'État ; Mme de Tencin espéra certainement qu'il succéderait à Fleury. On dit que, d'autre part, elle prépara Mme d'Étioles à devenir Mme de Pompadour.

Cependant, elle gardait ses amis écrivains et philosophes. Sa maison de Passy et son appartement de la rue Saint-Honoré furent fréquentés par Fontenelle, Bolingbroke, Montesquieu, Marmontel, Helvétius et Marivaux. Dans les derniers temps, elle se donnait l'air d'une vieille indolente, pleine de bonhomie et de simplicité ; mais elle demeurait une virtuose en l'art de la conversation, consacrant les réputations d'esprit ; elle savait la fin du jeu en toutes choses.

Elle prit pour associée Mme Geoffrin[63], sa voisine de la rue Saint-Honoré. Mme Geoffrin était la femme d'un administrateur de la Compagnie des glaces de Saint-Gobain, qu'elle avait épousé en 1713, âgée de quatorze ans, alors qu'il en avait quarante-huit. Le mari était dévot ; elle, très spirituelle et très libre. Mme de Tencin l'instruisit à son rôle de maîtresse de salon ; elle lui donna ce conseil essentiel : Ne jamais rebuter un seul homme, parce que, si neuf sur dix se soucient de vous comme d'un sol, le dixième pourra devenir un ami utile. Quand Mme de Tencin mourut, en 1749, ses habitués restèrent à Mme Geoffrin, qui donna deux dîners par semaine : le lundi pour les artistes, le mercredi pour les gens de lettres. Son mari était présent, silencieux, effacé ; on rapporte qu'un jour, comme on ne le voyait pas à table, un des convives demanda : Qu'est donc devenu ce vieux monsieur, qui était toujours au bout de la table et qui ne disait rien ? Elle répondit : C'était mon mari. Il est mort.

Elle savait à merveille conduire une discussion, faire parler chacun des sujets qui lui convenaient le mieux, tirer de l'intérêt des personnages ennuyeux, comme le brave abbé de Saint-Pierre, qui lui disait : Je ne suis, madame, qu'un instrument dont vous avez bien joué. D'un mot — Allons, voilà qui est bien —, elle arrêtait les propos dangereux, et elle envoyait les amis trop turbulents faire leur sabbat ailleurs. Elle contait bien, plaçait des maximes, mais elle savait écouter et témoignait aux hôtes de marque une coquetterie imperceptiblement flatteuse.

Montesquieu fut un des premiers à vanter le salon Geoffrin ; il est vrai que, plus tard, après un froissement d'amour-propre, il le traita de boutique, et appela Mme Geoffrin harengère du beau monde et dame de charité de la littérature, allusion aux cadeaux que Mme Geoffrin aimait à faire à ses amis. Voltaire ne parut chez elle qu'à de rares intervalles, mais Fontenelle demeura jusqu'à la mort son hôte assidu. On voyait aussi chez elle Marivaux, d'Alembert, Helvétius, Grimm, Piron, Maupertuis, Burigny, de l'Académie des Inscriptions, le comte de Caylus, l'amateur d'art et antiquaire, qui conduisait chez elle la troupe des peintres et des sculpteurs ; puis des savants de tout pays, Hume, l'historien Gibbon, et des ambassadeurs. Elle se fit peindre par Nattier en 1738, acheta des marines de Joseph Vernet, se lia avec Carle Van Loo, qu'elle allait voir toutes les semaines dans son atelier, et avec Latour et Boucher. Quand le comte Poniatowski vint à Paris en 1741, il fréquenta son salon et lui promit de lui envoyer un jour ses enfants. Le seul qui vint fut Stanislas-Auguste, en 1753 ; elle le traita comme un fils ; plus tard, quand il fut devenu roi de Pologne, elle l'alla voir à Varsovie et se crut appelée à jouer un rôle politique. Sa vanité bourgeoise fut flattée par les avances de Catherine II, par la réception que lui firent à Vienne Joseph II et Marie-Thérèse. Puis elle s'arrangea une vieillesse saine et gaie.

Dans la seconde moitié du siècle, quelques salons attireront spécialement les philosophes : celui du baron d'Holbach, celui de Mlle Quinault, et surtout celui de Mlle de Lespinasse.

D'Holbach[64] était un Allemand naturalisé, très riche et très généreux. Il donnait à dîner deux fois par semaine, le dimanche et le jeudi ; il présidait aux discussions les plus hardies sur l'histoire, la politique, la métaphysique ou la religion, et disait des choses à faire tomber le tonnerre sur sa maison. On l'appelait l'ennemi personnel de Dieu.

Chez Mlle Quinault[65] — une actrice qui avait quitté le théâtre en 1741 — la conversation des dîners roulait jusqu'au dessert sur des banalités, les impôts nouveaux ou les spectacles ; mais ensuite, on congédiait les valets, et on discutait sur la nature, sur les origines de la pudeur, surtout sur la religion. C'est là qu'un soir, à ce qu'on raconte, Rousseau entendant bafouer Dieu par des athées, s'écriera : Si c'est une lâcheté que de souffrir qu'on dise du mal de son ami absent, c'est un crime que de souffrir qu'on dise du mal de son Dieu, qui est présent. Et moi, messieurs, je crois en Dieu.

Mlle de Lespinasse[66], une fille adultérine, fut d'abord demoiselle de compagnie de Mme du Deffand, lorsque celle-ci, devenue aveugle, eut besoin d'être aidée dans ses réceptions. Elle était beaucoup plus jeune que la dame, et des habitués de la maison la préférèrent. Elles se brouillèrent et se séparèrent ; Mlle de Lespinasse s'installa rue Saint-Dominique. Nourrie de La Fontaine, de Racine et de Voltaire, elle lisait Plutarque et Tacite, mais aussi Sterne et Richardson. C'était une âme ardente ; telle musique la rendait folle ; elle disait qu'il n'y a que la passion qui soit raisonnable, et encore : Il n'y a que l'amour-passion et la bienfaisance qui me paraissent valoir la peine de vivre. La continuelle activité de son être se communiquait à son esprit. Elle était habile à conduire et animer la conversation, et capable de discuter elle-même les problèmes les plus difficiles. Elle recevait surtout les philosophes ; son salon, où l'on voyait les bustes de Voltaire et d'Alembert, sera le laboratoire de l'Encyclopédie.

D'autres salons durent leur célébrité à l'éclat des réceptions qu'on y donnait. Les financiers étalaient leur richesse dans des fêtes à ruiner un roi, comme fit le vieux Samuel Bernard, quand il maria sa fille avec Molé, président à mortier ; La Mosson, à Montpellier, fit défiler en un repas cent quarante plats, et cent soixante espèces de desserts. La Porte fut illustre par son cuisinier ; chez certains financiers, les dames trouvaient sous leurs serviettes des bijoux, ou même des bourses pleines d'or et des billets à vue sur la caisse des fermes.

Mais il y avait des financières, chez qui on causait. Mme Dupin, fille naturelle de Samuel Bernard, femme d'un fermier général, recevait des ducs, des ambassadeurs, des cordons bleus, des écrivains, et des femmes célèbres par leur beauté, la princesse de Rohan, la comtesse de Forcalquier, Mme de Mirepoix, Milady Hervey. Rousseau s'éprit d'elle pour l'avoir vue à sa toilette, les bras nus et les cheveux épars ; il était le précepteur de son fils, et corrigeait les écrits de son mari.

La financière la plus entourée fut Mme de la Popelinière. Fille de la comédienne Dancourt, elle avait été d'abord la maîtresse de son mari, et ne s'en fit pas épouser sans peine. Elle avait eu recours à Mme de Tencin, qui intéressa Fleury à ce mariage ; quand on renouvela le bail des fermes, en 1737, le cardinal exigea que le financier régularisât sa liaison, et La Popelinière s'exécuta. Mais plus tard, le hasard lui fit découvrir le mécanisme d'une plaque de cheminée qui, on tournant, donnait accès à son voisin, le duc de Richelieu. H renvoya sa femme.

Les La Popelinière, qui donnaient beaucoup de musique, mirent Ira concerts à la mode. Ils hébergeaient des musiciens de France et d'Italie, montaient des opéras ; on voyait chez eux Rameau et Vaucanson le machiniste. Ils recevaient des gens de tous états, autant Je mauvaise compagnie que de bonne. On appelait la maison la Ménagerie.

La mode des réceptions durera pendant tout le siècle. On les varia, on réduisit la dépense. Quelquefois, le salon devint un café ; on installait de petites tables, les unes avec des jeux, les autres avec des vins et des sirops ; la maîtresse de maison était vêtue à l'anglaise, d'une robe simple, courte, d'un tablier de mousseline et d'un fichu pointu ; on soupait sans apparat, et l'on s'amusait à toutes sortes de divertissements, danse, pantomimes et proverbes.

Rousseau a très bien défini les salons dans la Nouvelle Héloïse :

On y parle de tout, pour que chacun ait quelque chose à dire ; on n'approfondit point les questions, de peur d'ennuyer ; on les propose comme en passant ; on les traite avec rapidité ; la précision mène à l'élégance... Le sage même peut rapporter de ces entretiens des sujets dignes d'être médités en silence.

Mais combien y avait-il de sages, qui, rentrés chez eux après les entretiens, méditaient en silence ? La plupart de ces causeurs s'en tenaient à la superficie des sujets. C'était une mauvaise habitude que de ne pas approfondir, de peur d'ennuyer ; par là, on se façonnait à cette élégante légèreté d'esprit qui se trouvera prise au dépourvu, quand viendra la bise, à la fin du siècle.

On a quelquefois dit des salons qu'ils ont eu leur grande part dans la préparation de la Révolution française. C'est beaucoup trop dire ; mais ils y ont contribué pourtant, et d'abord par cette habitude qu'ils ont donnée aux esprits de ne pas s'arrêter au difficile et à l'obscur, et de croire que la raison prévaut nécessairement contre l'absurde. Puis une sorte d'opinion publique s'y forma, qui se répandit dans les classes éclairées de la nation. Enfin on y sacrait des royautés nouvelles, celles de l'esprit, et toute cette activité intellectuelle faisait entre Paris vivant et pensant, et Versailles où s'ennuyait le monarque dans la monotonie des plaisirs traditionnels, un contraste dangereux pour Versailles.

 

 

 



[1] SOURCES. D'Argenson et Barbier, déjà cités. Voltaire, Lettres Philosophiques (au t. XXXVII des Œuvres, et éd. Lanson, t. I, 1909). Montesquieu, De l'Esprit des Lois (Œuvres complètes, t. III, IV, V, VI), Baron de Montesquieu, Mélanges inédits de Montesquieu, Bordeaux et Paris, 1892 ; Id., Deux opuscules de Montesquieu, Bordeaux et Paris, 1891 ; Id., Voyages de Montesquieu, 2 vol., Bordeaux, 1894 ; Id., Pensées et fragments de Montesquieu, Bordeaux, 1899.

OUVRAGES A CONSULTER. Aubertin, E. de Broglie (Portefeuilles de Bouhier), Jobez (t. I et IV), Michelet, Rocquain, de Witt (La Société française et la Société anglaise au XVIIIe siècle), déjà cités.

Bersot, Etudes sur le XVIIIe siècle, Paris, 1855, 2 vol. in-12°. Brunetière, Études critiques sur l'histoire de la littérature française, 3e série, 5e éd. Paris, 1904, in-12° (l'abbé Prévost). Desnoiresterres, Voltaire et la Société au XVIIIe siècle, Paris, 1987-1878, 8 vol. in-12°. Faguet, XVIIIe siècle ; études littéraires, Paris, 1890, in-12°. Janet, Une académie politique sous le cardinal Fleury (Séances et travaux de l'Académie des sciences morales et politiques, 1805. 4e trimestre, t. IV). Sorel, Montesquieu, Paris, 1887, in-12°. Texte, Jean-Jacques Baumes et les origines du Cosmopolitisme littéraire, Paris, 1895, in-12°. Barkhausen, Montesquieu, ses idées et ses œuvres, d'après les papiers de La Brède, Paris, 1907. Id., L'Esprit des Lois et les archives de La Brède, Bordeaux, 1904. Vian, Montesquieu, sa vie et ses œuvres, Paris, 1878. Brunetière, Montesquieu, R. des D. M., 1er août 1887. Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, t. VII (Montesquieu) ; t. XV (l'abbé de Saint-Pierre). G. Lanson, Voltaire, Paris, Hachette, 1906 (collection des Grands Ecrivains français). Id., Voltaire et les Lettres philosophiques (Revue de Paris, 1er août 1908). Ch. Collins, Voltaire in England, Londres, 1905. Sée, Les idées politiques de Voltaire, Revue Historique, t. XCVIII (1908). H. Barrisse, L'abbé Prévost, histoire de sa vie et de ses œuvres, Paris, 1898. Leslie Stephen, English thought in the XVIIIe century, 2e éd., Londres, 1881, 2 vol. Bastide, J. Locke, ses théories politiques et leur influence en Angleterre, Paris, 1907.

[2] On retrouve l'inspiration de Fénelon dans ses Voyages de Cyrus et son Essai philosophique sur le Gouvernement civil.

[3] SOURCES. Fontenelle, Œuvres complètes, Paris, 1825, 5 vol. in-8°. Voltaire, Œuvres, t. XXXVII (Essai sur la nature du feu) ; t. XXXVIII (Eléments de la philosophie de Newton ; Doutes sur la mesure des forces motrices).

OUVRAGES A CONSULTER. Desnoiresterres (Voltaire et la Société), Faguet (XVIIIe siècle), Jobez (t. IV), Michelet (t. XVI), déjà cités. Bertrand (Joseph), L'Académie des sciences et les académiciens de 1666 à 1793, Paris, 1869. M. Cantor, Vorlesungen über die Geschichte der Mathematik, 2e éd., Leipzig, 1901, au t. III. Marie, Histoire des sciences mathématiques et physiques, Paris, 1886, au t. VII. Mach, Die Mechanik in ihrer Entwickelang historisch-kritisch dargestellt, 4e éd., Leipzig, 1901. Lange, Geschichte des Materialismus, und kritik seiner Bedeutung in der Gegenwarl, 6e éd., Leipzig, 1898. Cournot, Considérations sur la marche des idées... dans les temps modernes, 2 vol., Paris, 1872. Tannery, Les sciences en Europe, 1715-1789, au t. VII de l'Histoire Générale du IVe siècle à nos jours. Loridan, Voyages des astronomes français à la recherche de la figure de la Terre et de ses dimensions, Lille, 1890. Maigron, Fontenelle, l’homme, l'œuvre, l'influence, Paris, 1906. Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, t. III (Fontenelle) et XIV (Maupertuis). Dubois-Reymond, Voltaire physicien (Revue des cours scientifiques..., 1868). G. Pellissier, Voltaire philosophe, Paris, 1908. L. Bloch, La philosophie de Newton, Paris, 1908.

[4] Maupertuis, né en 1698, est mort en 1759.

[5] Clairaut, né en 1713, est mort en 1765.

[6] Les deux premiers volumes seulement de l'Histoire naturelle de Buffon ont paru en 1749. La publication ne sera terminée qu'en 1789.

[7] SOURCES. Les divers écrits déjà cités dans ce chapitre et notamment les œuvres de Bernard de Montfaucon : L'Antiquité expliquée, Paris, 1719-1724, 15 vol in-f° ; Les monuments de la monarchie française, Paris, 1779-1733, 5 vol. in-f°. Lettres des Bénédictions de la Congrégation de Saint-Maur (1705-1741), p. p. E. Gigas, Paris, 1893, 2 vol.

OUVRAGES A CONSULTER. Aubertin, L'Esprit public au XVIIIe siècle, déjà cité. Babelon, Le cabinet des antiques à la Bibliothèque nationale, Paris, 1887-1889, 4 portefeuilles in-f°. Boissier (Gaston), Un savant du XVIIIe siècle, Jean-François Séguier, antiquaire, d'après sa correspondance inédite (Revue des Deux Mondes, 1er avril 1871). Broglie (Emmanuel de), La société de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés au XVIIIe siècle. Bernard de Montfaucon et les Bernardins (1715-1750), Paris, 1891, 2 vol. Omont (Henri), Bernard de Montfaucon, sa famille et ses premières années (Annales du Midi, 1892, I). Geffroy, Le Charles XII de Voltaire et le Charles XII de l'Histoire (Revue des Deux Mondes, 15 novembre 1869). Maury (Alfred), Les Académies d'autrefois. L'ancienne Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris, 1884. Monod (G.), Du progrès des études historiques en France depuis le XVIe siècle (Revue historique. Introduction du t. I, 1876), Rocheblave, Essai sur le comte de Caylas, Paris, 1889. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. VI (L'Historien Rollin). Ferté (H.), Rollin, sa vie, ses œuvres et l'Université de son temps, Paris, 1902. Braunechwig (M.), L'abbé Dubos rénovateur de la critique au XVIIIe siècle, Paris, 1904.

[8] L'abbé Bignon est né en 1663, mort en 1743.

[9] Dom Bouquet, né en 1683, est mort en 1754.

[10] Histoire générale du Languedoc, par D. Devic et D. Vaissète, 5 vol. in-f°, 1730-1745. — Histoire générale et particulière de Bourgogne, par D. Plancher et D. Merle, 4 vol. in-f°, 1736-1781. — Histoire de Bretagne, par D. Taillandier et D. Morice, 2 vol. in-f°, 1750-1756. — On peut joindre à ces trois ouvrages l'Histoire de la ville de Paris, par D. Félibien, 5 vol. in-f°, 1725. — Un Bénédictin de la congrégation de Saint-Vanne, Dom Calmet, composa également l'Histoire ecclésiastique et civile de la Lorraine, 4 vol. in-f°, 1728.

[11] Montfaucon, né en 1655, est mort en 1741.

[12] Scriptores ordinis Prædicatorum recensili, 2 Vol. in-f°, 1719-1721.

[13] Bibliothèque historique de la France, rééditée et complétée par Fevret de Fontette, 5 vol. in-f°, 1768-1778.

[14] Table chronologique des diplômes, chartes, titres et actes imprimés concernant l'histoire de France, 3 vol. in-f°. 1769-1783.

[15] Mémoires sur l'ancienne chevalerie française, 3 vol. in-f°. 1759-1787. — Dictionnaire de l'ancien langage français, publié par Favre, 10 vol. in-4°, 1875-1882.

[16] Histoire de la ville et de tout le diocèse de Paris, 10 vol. in-f°, 1754-65 ; nouv. éd. par Augier et Bournon, 1885.

[17] Nic. Fréret, né en 1688, est mort en 1741.

[18] Traité de la police, par Delamare et Leclerc du Brillet, 4 vol. in-f°, 1705-1758.

[19] 4 vol. en 8 tomes in-f°, 1724.

[20] Vertot, Histoire des révolutions de la république romaine, 1719, 10 vol. in-12°. —  Rollin, Histoire romaine, continuée par Crevier, 1738-42. 8 vol. in-12°.

[21] Dans son Mémoire sur l'origine des Français, publié en 1718.

[22] SOURCES. Barbier (t. II), Dufort de Cheverny, Favart (Mémoires et Correspondance). Hénault, déjà cités. Clairon (Mlle), Mémoires, édition Barrière, Paris, 1846. Du Deffand (Marquise), Correspondance complète... avec ses amis, le président Hénault, Montesquieu, d’Alembert, Voltaire, Horace Walpole, Paris, 1866, 2 vol. Grimm, Diderot, Raynal et Meister, Correspondance littéraire, philosophique et critique (1747-1793), Paris, 1877-1882. 16 vol. (aux tomes I et II).

OUVRAGES A CONSULTER. Font (Favart), Jullien (Les grandes nuits de Sceaux), déjà cités. Bapst, Essai sur l’histoire du théâtre, Paris, 1893. Du Bled, La Comédie de société au XVIIIe siècle, Paris, 1891. Cousin (Jules), Le Comte de Clermont, sa cour et ses maîtresses, Paris, 1867, 2 vol. Jullien, Les spectateurs sur le théâtre, Paris, 1876. H. Ganderax, La condition des comédiens au XVIIIe siècle (Rev. des Deux Mondes, oct. 1867). Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, t. I (Adrienne Lecouvreur) ; Nouveaux Lundis, t. III (La duchesse du Maine). t. VII (Mlle Collé), t. XI (Mlle de Clermont). Jusserand, Shakespeare en France, Paris, 1898.

Lanson, Histoire de la littérature française, 9e éd., Paris, Hachette, 1906. Id., Voltaire (déjà cité). Id., Nivelle de la Chaussée..., Paris, 1987. Brunetière, Manuel historique de la littérature française, Paris, 1902. Id., Etudes critiques, 2e et 3e séries (Marivaux, l'abbé Prévost). Larroumet, Marivaux, sa vie et ses œuvres, Paris, 1992. Lebreton, Le roman au XVIIe siècle, Paris, 1898. Schrœder, Un romancier français au XVIIIe siècle, l'abbé Prévost, Paris, 1898. Maurice Paléologue, Vauvenargues, Paris, 1890. Lintilhac, Le Sage, Paris, 1898. Lion, Les tragédies et les théories dramatiques de Voltaire, Paris, 1895. Bernard (Abbé), Le sermon au XVIIIe siècle, Paris, 1901. Martino, L'Orient dans la littérature française au XVIIe et au XVIIIe siècles, Paris, 1906.

[23] Jean-Baptiste Rousseau, né en 1671, est mort en 1741.

[24] Piron, né en 1689, et mort en 1773.

[25] La première édition complète des Mémoires est de 1820.

[26] Le duc de Saint-Simon, né en 1675, est mort en 1756.

[27] Duclos, né en 1704, est mort en 1772.

[28] Massillon est né en 1663, mort en 1742.

[29] D'Aguesseau est né en 1658, mort en 1751.

[30] Marivaux est né en 1688, mort en 1769.

[31] L'abbé Prévost est né en 1697, mort en 1769.

[32] La première traduction partielle de Shakespeare, celle de La Place, parut en 1743, et la première Induction complète, celle de Le Tourneur, de 1776 à 1782.

[33] Destouches, né en 1680, est mort en 1754.

[34] Pour donner plus de variété et de vérité aux scènes tragiques et aux scènes comiques, on apporta beaucoup de soin aux costumes et aux décors. Le créateur de l'Opéra-Comique. Favart, dans une scène de la comédie d'Acajou, représentée en 1744, se moque des acteurs de tragédies, qui s'affublaient de cuirasses en toile d'argent et se coiffaient de chapeaux à panaches ; des actrices, qui prenaient la robe de cour pour jouer avec plus de dignité les héroïnes antiques ; de la poudre sur la tête d'Abner, d'Auguste ou d'Electre. Il voulut que sa femme, la grande actrice, rompit avec les traditions. Ma femme, dit-il, a été la première en France qui ait eu le courage de se mettre comme on doit être... dans Bastien et Bastienne. Elle y parut habillée d'une robe de laine, une croix à or au cou, les cheveux plats et sans poudre, chaussée de sabots. Le succès fut grand. Une autre fois, pour jouer Soliman II, elle fit venir un costume de Constantinople. Mlle Clairon parut les bras nus dans Electre et soutint contre Voltaire que les vers tragiques ne doivent pas être récités avec emphase ; son camarade Le Kain, dans l'Orphelin de la Chine, portait une tunique rayée cramoisi et or, qu'il pensait être orientale.

Une autre révolution se fit sur la scène. On la débarrassa des bancs où s'asseyaient des spectateurs, gentilshommes et financiers, qui gênaient le jeu, rendaient à peu près impossible la mise en scène et le décor, se tenaient souvent très mal, échangeaient des injures avec le parterre, et provoquaient des incidents comiques. Un jour l'ombre de Ninus se put passer. Une autre fois, un messager ne put arriver jusqu'à Childéric, bien que la salle criât : Place au facteur.

[35] SOURCES. Procès-verbaux de l'Académie royale de peinture et de sculpture, publiés par De Montaiglon, aux t. V et VI, Paris. 1888-1865. Correspondance des directeurs de l'Académie de France à Rome avec les surintendants des Bâtiments, publiée par De Montaiglon et Guiffrey. t. VI à X, Paris. 1896-1900. Mémoires inédits sur la vie et les ouvrages des membres de l'Académie royale de peinture et de sculpture, publiés par Dussieux, Soullé, etc., 2 vol., Paris, 1864. Mariette, Abecedario et autres notes inédites de cet amateur sur les arts et les artistes, publié par De Chenevières et De Montaiglon, Paris, 1851-1860, 6 vol. Abbé Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, Ire éd., 2 vol., Paris, 1719. Le P. André, Essai sur le Beau, Ire éd., Paris, 1749.

Boffrand. Livre d’architecture..., Paris, 1745. J.-F. Blondel, Architecture française, ou recueil de plans... des églises, maisons royales, palais, hôtels... bâtis par les plus célèbres architectes, 4 vol., Paris, 1760-1764. Id., Distribution des maisons de plaisance, 2 vol., Paris, 1736. Id., Discours sur la nécessité de l'étude de l'architecture, Paris, 1747. Patte, Monuments érigés en France en l'honneur de Louis XV, Paris, 1765. Livre-journal de Lazare Davaux, publié par Courajod (avec une ample introduction), Paris, 2 vol. M. Fenaille, État général des tapisseries de la manufacture dei Gobelins depuis son origine jusqu'à nos jours. — XVIIIe siècle, 2 Vol., Paris, 1904-1907.

OUVRAGES A CONSULTER. Ca. Blanc, Histoire des peintres de toutes les écoles, École française, 8 vol., Paris, 1863 (à consulter avec précaution). S. et J. de Goncourt, L'art du XVIIIe siècle, 3e éd., 2 Vol., Paris, 1880-83. André Fontaine, Les doctrines d'art en France... de Poussin à Diderot, Paris, 1909. Lady Dilke, French painters of the XVIIIe Century, Londres, 1900. Id., French architects and sculptors..., Londres, 1900. Id., French furniture and décoration..., Londres, 1902. Id., French engravere and draughismen..., Londres, 1903. Gonse, La sculpture française depuis le XIVe siècle, Paris, 1894. Id., Les chefs-d'œuvre des musées de France, la Peinture, Paris, 1900, la Sculpture, Paris, 1904. Courajod, Leçons professées à l'École du Louvre, publiées par H. Lemonnier et A. Michel, t. III, Paris, 1903. Bavard, Dictionnaire de l'ameublement et de la décoration, 4 vol., Paris, s. d. Bouilhet, L'orfèvrerie française, Paris, 1908. Monnier, Histoire des arts industriels. Le mobilier aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, 1899 ; Dussieux, Le château de Versailles, t. II, Paris, 1898. De Nolhac, Le château de Versailles sous Louis XV, Paris, 1898. De Champeaux, L'art décoratif dans le vieux Paris, Paris, 1898. Guiffrey, Histoire de la tapisserie, Tours, 1886. Vogt, La porcelaine, Paris, 1893. Lefébure, Broderie et dentelles, Paris, 1887. A. Michel, Les arts en Europe (au XVIIIe siècle), dans l'Histoire générale, publ. sous la direct. de Lavisse et Rambaud, t. VII. Le Chevallier-Chevignard, Hist. de la porcelaine de Sèvres, Paris, 1909.

Mantz, François Boucher, Lemoyne et Natoire, Paris, 1880. De Nolhac, Nattier, Paris, 1904. A. Michel, François Boucher, Paris, 1886. G. Kahn, F. Boucher, Paris, 1904. Ed. Chardin, Paris, 1908. G. Scheler, Chardin, Paris, 1903. A. Dayot, Chardin, sa vie, son œuvre, son époque, Paris, 1907. E. de Goncourt, La Tour (Gaz. des Beaux-Arts, 1887). Champfleury, La Tour, Paris, 1887. Tourneux, La Tour, Paris, 1904. Rocheblave, Les Cochin, Paris, 1893. Id., Pigalle et son art (Revue de l'Art ancien et moderne, nov. 1902). Roserot, Bouchardon, Paris, 1894, et dans la Gaz. des B.-A., 1897-1906.

[36] Le duc d'Antin, directeur à la mort de Louis XIV, l'est demeuré jusqu'en 1736. Ses successeurs furent Philibert Orry, de 1736 à 1745 ; Lenormant de Tournebem, oncle de Mme de Pompadour, de 1745 à 1754 ; Poisson de Vandières, frère de Mme de Pompadour, de 1754 à 1775.

[37] Robert de Cotte a vécu de 1656 à 1735 ; Boffrand, de 1667 à 1734 ; Gabriel, de 1698 à 1762 ; Blondel, de 1705 à 1774.

[38] Oppenordt est né en 1672, mort en 1742.

[39] Les éditions qui se sont succédé de 1691 à 1750 du Dictionnaire d'architecture de d'Aviler permettent de constater l'introduction successive de nouveautés. Tout ce qui concerne la construction demeure sans changement ; mais des chapitres sont ajoutés pour la décoration. Les éditeurs disent : On a tellement modifié les cheminées et les lambris, et les plans des maisons... que...

[40] Cressent, né en 1693 (?), mort en 1765.

[41] Les hommes portaient alors des bagues, des boucles à leurs souliers, des bottes et des étuis d'or ou d'argent dans toutes leurs poches. Cette mode enrichissait les ouvriers d'art.

[42] Lancret est né en 1690 et mort en 1743 ; Pater est né en 1695 et mort en 1738.

[43] De Troy est né en 1679, et mort en 1752 ; Van Loo est né en 1708 et mort en 1732.

[44] Lemoyne est né en 1688 et mort en 1737.

[45] Rigaud est né en 1659 et mort en 1743 ; Largillière est né en 1656 et mort en 1746.

[46] Nattier est né en 1685 et mort en 1766.

[47] Quentin La Tour est né en 1704, et mort en 1788.

[48] Boucher est né en 1708 et mort en 1770.

[49] Chardin est né en 1699 et mort en 1779.

[50] Nicolas Coustou est né en 1658 et mort en 1733 ; Guillaume Coustou est né en 1677 et mort en 1746.

[51] Bouchardon est né en 1698 et mort en 1760.

[52] J.-B. Lemoyne est né en 1704 et mort en 1778.

[53] R.-M. Slodtz est né en 1705 et mort en 1764.

[54] P.-I. Drevet est né en 1697 et mort en 1739.

[55] Ch.-N. Cochin est né en 1698 et mort en 1769 (?).

[56] OUVRAGES A CONSULTER. Chouquet, Histoire de la musique dramatique en France, Paris, 1873. D'Indy, Lulli, Destouches, Rameau (Minerve, 1903). Laloy, Ph. Rameau, Paris, 1902. L. de la Laurencie. Rameau, Paris, 1908. Font, Essai sur Favart, Toulouse, 1894. Pougin, Rousseau musicien, Paris, 1901. Id., Monsigny et son temps, Paris, 1909. E. Dacier, Une danseuse sous Louis XV, Mlle Sallé, Paris, 1909.

[57] Parmi les prédécesseurs immédiats de Rameau dans le genre de l'opéra. Il faut citer Destouches, qui, en 1725, donne en collaboration avec Lalande le ballet des Éléments. Mouret, le musicien des Grâces, et Montéclair, dont l'opéra biblique de Jephté précède d'un an la première représentation d'Hippolyte et Aricie.

[58] Il est né à Dijon en 1683, et mort en 1764.

[59] Au même temps, l'art de la danse mit, lui aussi, aux prises le goût Italien et le goût français. En 1726 parut à l'Opéra la danseuse Camargo. D'une vieille famille de Rome qui, à l'en croire, comptait un archevêque, un évêque et un cardinal, elle avait fait ses débuts sur les théâtres de Bruxelles etde Rouen. Agée de seize ans, point belle de visage, elle avait les pieds, les jambes, la taille. les bras et les mains d'une forme parfaite, et, de plus, une vigueur, une fougue et un imprévu qui firent qu'aussitôt le public l'idolâtre. Elle substitua à la danse noble et convenue dont Mlle Sellé était la muse, une danse fantaisiste que ses adversaires appelèrent gigotage. Elle osa raccourcir ses jupes, afin de mettre les amateurs en état de mieux juger de ses pas ; ce qui mit aux prises les Jansénistes et les Molinistes du parterre, ceux-là tenant pour la jupe longue, et ceux-ci pour la jupe courte. Elle déplut aux traditionnalistes par son entrain, et la nouveauté audacieuse de son jeu ; elle provoqua la jalousie des autres danseuses par le piquant qu'elle sut mettre, même dans les menuets. Durant vingt-cinq ans, sa réputation demeura considérable Son cordonnier fit fortune, par la vogue qu'elle lui donne. Il n'était point de femme à la mode qui ne voulût être chaussée à la Camargo.

[60] SOURCES. Du Deffand (Correspondance) : Dufort de Cheverny, Hénault, Grimm (Correspondance litt.), The letters of Horace Walpole, déjà cités. Epinay (Mme d'), Mémoires, Paris, 1864, 2 vol. Lespinasse (Mlle de), Lettres inédites, p. p. Bonnefon (Revue d'histoire littéraire de la France, t. IV, 15 juillet 1897). Marmontel, Mémoires, Paris, Coll. Barrière, 1857. Rousseau (J.-J.), Œuvres complètes, Paris, 1826, 25 vol. Confessions, l. XV, XVI, XVII. Voltaire, Correspondance (Ed. Garnier), Paris, 1880-1882, 18 vol. in-8°.

OUVRAGES A CONSULTER. Bersot (Études sur le XVIIIe siècle), Desnoiresterres (Voltaire et la Société), Feuillet de Conches (Les Salons), de Goncourt (La femme, La duchesse de Châteauroux), Perey (Le président Hénault et Mme du Deffand), Thirion (Vie privée des financiers), déjà cités. Campardon, La cheminée de Mme de La Poupelinière, Paris, 1879. Ducros, Diderot ; l'homme et l'écrivain, Paris, 1894. Lion (Henri), Un magistral homme de lettres au XVIIIe siècle ; le président Hénault (1685-1770), Paris, 1903. Maugras, Querelles de philosophes : Voltaire et J.J. Rousseau, Paris, 1886. Perey et Maugras, Une femme du monde au XVIIIe siècle : dernières années de Mme d'Épinay, son salon et ses amis, Paris, 1883. M. Sainte-Beuve, Lettres de la Marquise du Deffand (Causeries du lundi, t. I, 1851). De Ségur, Le royaume de la rue Saint-Honoré ; Mme Geoffrin et sa fille, Paris, 1897. Schérer (E.), Melchior Grimm, Paris, 1887. Streckeisen-Moultou, Jean-Jacques Rousseau, ses amis et ses ennemis, Paris, 1865. Tornery, Un bureau d'esprit au XVIIIe siècle ; le salon de Mme Geoffrin, Paris, 1895. Masson, Mme de Tencin, Paris, 1909.

[61] Mme du Deffand, est née en 1697, morte en 1789.

[62] Mme de Tencin est née en 1681, morte en 1749.

[63] Mme Geoffrin est née en 1699, morte en 1777.

[64] D'Holbach, né en 1728, mort en 1789.

[65] Née en 1700, morte en 1763.

[66] Mlle de Lespinasse, née en 1732, morte en 1776.