I. — LA
POLITIQUE ET LA GUERRE CONTINENTALE
; LE MARQUIS D'ARGENSON ; LE MARÉCHAL DE SAXE.
APRÈS la capitulation de Chevert à Prague, de Broglie,
avec l'armée dont le commandement avait été enlevé à Maillebois, descendit
par la Naab
sur le Danube, pour trouver une route de retraite vers le Rhin ; mais les
Autrichiens, sous le commandement de Charles de Lorraine, frère de François,
l'époux de Marie-Thérèse, l'avaient empêché de dépasser Donauwerth. Les
Anglais venaient d'ailleurs d'entrer en ligne sur le continent sans déclarer
la guerre ; ils avaient résolu de se joindre aux Autrichiens pour accabler de
Broglie et porter ensuite la guerre en France. Le successeur de Walpole,
Carteret, qui obtenait en mai 1743 la promesse d'un contingent de Hollande,
et qui allait réconcilier en juin Marie-Thérèse et Frédéric, reconstituait contre
la France et
l'Espagne la Grande
Alliance de 1701. Une armée d'Anglais, de Hanovriens, de
Hollandais, conduite par lord Stairs, passa donc des Pays-Bas en Allemagne ;
elle devait opérer sa jonction avec Charles de Lorraine dans le Palatinat
bavarois, marcher sur Broglie, l'anéantir, revenir sur l'Alsace. Elle eut
bientôt comme général en chef le roi George II. Le maréchal de Noailles, avec
60.000 hommes, courut au devant de George et le joignit au pied du Spessart,
à Dettingen. Il y fut vaincu le 27 juin 1743. Les alliés se trouvèrent alors
dans la situation de Marlborough, au lendemain de la bataille d'Hochstedt ;
leur indécision seule préserva la
France d'une invasion. La division s'était mise entre les
chefs de cette armée disparate, auxquels George Il ne sut pas imposer son
autorité.
Noailles et de Broglie, repliés sous Strasbourg, ne
songèrent plus qu'à protéger l'Alsace. Ainsi l'Allemagne était évacuée par
les troupes françaises. Même Charles VII, qui avait été élu empereur en
janvier en, fut réduit, après que la Bavière eût été évacuée par de Broglie, à
signer avec Marie-Thérèse une convention de neutralité, où il consentit
l'occupation de ses États jusqu'à la paix. Dès lors, dans quel intérêt, pour
quoi et pour qui la France
allait-elle combattre ? La seule Angleterre avait intérêt, à ce que cette
guerre continuât.
Dans ces conjonctures, Noailles conseilla de garder la
défensive du côté de l'Allemagne, de n'y intervenir que par des subventions
aux princes qui voudraient se liguer contre Marie-Thérèse, de tourner toutes
nos forces contre les Pays-Bas, de les conquérir et, en même temps, de
préparer la chute de la dynastie de Hanovre en favorisant une descente en
Angleterre du jeune Charles-Édouard, fils de Jacques III. Mais, le 15
novembre 1743, Marie-Thérèse conclut à Worms un traité d'alliance avec le roi
d'Angleterre, le roi de Sardaigne et l'électeur de Saxe. Elle se proposait
d'enlever la couronne impériale à Charles VII, la Silésie à
Frédéric II, l'Alsace, la
Lorraine et les Trois Evêchés à la France. La France
conclut, de son côté, la ligue de Francfort avec la Prusse, la Suède et l'Électeur
palatin, le 5 avril 1744. Elle s'engageait à maintenir Charles VII, à lui
rendre ses états, et garantissait la Silésie à Frédéric. Tout son effort ne s'en
porta pas moins d'abord sur la
Flandre, où entrèrent deux armées : l'une, avec Noailles,
fit la guerre de sièges, et prit successivement Courtrai, Menin, Ypres et
Furnes ; l'autre, sous les ordres d'un nouveau général, le comte Maurice de
Saxe, couvrit les sièges. Mais, tout à coup, Charles de Lorraine franchit le
Rhin, et tandis que les troupes chargées de défendre l'Alsace luttaient
désespérément sous les ordres de Coigny, Noailles et le Roi, qui étaient en
Flandre, allèrent au secours de l'Alsace. C'est à ce moment là que Louis XV
tomba malade à Metz.
Cependant le roi de Prusse, avait repris les armes, envahi
la Bohème
et menaçait Vienne. En conséquence, Charles de Lorraine évacua l'Alsace et se
porta au secours de la Bohème. Noailles aurait pu le poursuivre, et
seconder Frédéric ; mais il se contenta d'occuper Fribourg en Brisgau et de
rétablir Charles VII dans ses États héréditaires. D'où colère de Frédéric,
qui, seul aux prises avec les Autrichiens, dut sortir de Bohème et se retirer
en Saxe où ses ennemis le suivirent.
C'est sur ces entrefaites, en novembre 1744, que le
secrétariat d'État des Affaires étrangères fut donné an marquis d'Argenson,
frère du secrétaire d'État de la Guerre. Il avait été conseiller au Parlement de
Paris, maitre des requêtes, conseiller d'État, intendant de Hainaut et de
Flandre ; il était depuis six mois conseiller au Conseil royal des finances.
Il s'était toujours poussé auprès des gens qui détenaient le pouvoir.
Travailleur acharné, fort instruit, homme à projets, bon écrivain, grand
faiseur de mémoires, il avait un moment inspiré confiance à Fleury, qui
l'avait nommé ambassadeur en Portugal. Mis à l'écart pour ses liaisons avec
Chauvelin, il avait dû ajourner ses visées jusqu'à la mort du Cardinal. Après
qu'Amelot eut donné sa démission le 23 avril 1744, — le roi de Prusse faisant
de sa retraite la condition d'une alliance avec la France[2], — et après que
Louis XV eut renoncé, comme on a vu, à diriger lui-même la diplomatie, le
marquis d'Argenson fut choisi pour diriger les relations extérieures, à cause
de la bonne opinion qu'on avait de son esprit et de ses connaissances, mais
aussi parce que l'ancien ambassadeur à Constantinople, de Villeneuve, refusa
cette fonction, alléguant son âge et ses infirmités. Le marquis faisait avec
son frère, homme du monde et homme de cour, le plus complet contraste. Rude
et trivial, on l'appelait d'Argenson la
Bête. Il était au reste honnête homme, dévoué au
Roi et à l'État, persuadé qu'il était appelé à faire le bonheur de la France. Mais il n'avait
pas le sens pratique, et il mettait dans la politique du sentiment. On disait
qu'il avait l'air de tomber de la République de Platon dans les bureaux du
ministère.
D'Argenson était un des ennemis les plus véhéments de la
puissance autrichienne ; il désapprouvait l'offensive aux Pays-Bas, et il
aurait voulu que la France
affermit Frédéric II en Silésie, pour assurer l'affaiblissement définitif de
l'Autriche.
Charles VII étant mort au début de 1745, d'Argenson
entreprit de porter à l'Empire l'électeur de Saxe Auguste III. C'eût été
pourtant faire un coup de maître que de se rallier à Marie-Thérèse, et
d'aider son mari à se faire élire empereur. Il y avait même urgence à prendre
ce parti, le roi de Prusse pouvant gagner de vitesse le cabinet de Versailles.
Marie-Thérèse désirait par-dessus tout traiter avec la France ; elle lui aurait
cédé la moitié des Pays-Bas pour avoir les mains libres contre la Prusse. D'ailleurs,
les choses tournaient bien pour elle. Auguste III refusa la candidature à
l'Empire et promit même sa voix à François de Lorraine. Le fils de Charles
VII, Maximilien-Joseph, dès qu'une armée autrichienne eut envahi ses États,
fit de même par le traité de Füssen, le 22 avril 1745. La politique de
d'Argenson était bien compromise.
Ce fut une autre idée de d'Argenson que l'alliance
espagnole était un boulet qu'on s'était mis au pied. Par un traité signé à Fontainebleau le
25 octobre 1743, la France
avait en effet resserré ses liens avec l'Espagne. En façon de représailles
contre le roi de Sardaigne, qui était devenu à Worms l'allié de l'Autriche et
de l'Espagne, elle avait promis aux Espagnols d'assurer le Milanais à don
Philippe et d'obliger l'Angleterre à restituer Gibraltar, engagements graves
et déraisonnables. On pouvait craindre qu'Élisabeth Farnèse reprochât au
gouvernement français toute opération hors d'Italie, comme s'il n'eût eu
autre chose à faire que de conquérir un duché à son fils Philippe. D'Argenson
avait raison de se préoccuper des obligations de Fontainebleau. Mais il fut
séduit, comme l'avait été Chauvelin, par l'idée de faire des États d'Italie
une confédération et de rejeter les Autrichiens au delà des Alpes, entreprise
irréalisable sans le concours du duc de Savoie qui ne le donnerait
certainement pas Enfin une des imaginations de d'Argenson fut de croire qu'il
était de la grandeur du Roi de professer le désintéressement. Il fit savoir à
l'Europe que Louis XV ne voulait faire aucune conquête, et l'Europe se moqua
de lui.
La campagne de 1743 fut marquée par un grand fait d'armes,
où s'illustra le comte Maurice de Saxe. Fils naturel d'Auguste II, électeur de
Saxe et roi de Pologne, et d'une Suédoise, Aurore de Kœnigsmark, né en 1696,
il avait tout enfant accompagné son père dans ses campagnes contre Louis XIV
et contre Charles XII. Il avait assisté au siège de Lille en 1708, et,
l'année d'après, à la bataille de Malplaquet, puis servi sous les ordres de
Pierre le Grand au siège de Riga en 1710, et, l'année suivante, sous ceux de
son père ; il avait, à quinze ans, commandé un régiment en Poméranie. Il
n'avait pu, à son grand regret, combattre sous le Prince Eugène, contre les
Turcs A l'âge de vingt-quatre ans, il vint chercher fortune en France, où on
le fit maréchal de camp (1720). Moitié suédois, moitié allemand, avec le
tempérament d'un aventurier et l'éducation d'un retire, il s'affina à Paris
dans les sociétés joyeuses, mais y conserva une allure de barbare ; on l'y
appelait le sanglier. Entre temps, il étudiait les mathématiques, la
mécanique, l'art des fortifications. Un tacticien célèbre, le chevalier de
Folard, ayant assisté aux exercices de son régiment, prédit que ce jeune
homme serait un grand capitaine. Lieutenant général des armées du Roi en
1734, Maurice se distingua à l'assaut de Prague en 1741, et, deux ans plus
tard, aida Noailles à couvrir l'Alsace.
Grand, vigoureux, l'œil bleu, vif, ombragé d'énormes
sourcils, il avait un air de courage et de belle
humeur. Passionné pour le théâtre et les femmes, il emmenait partout
avec lui un monde d'artistes. Son amour pour Adrienne Lecouvreur et sa
passion non satisfaite pour Mine Favart sont célèbres et peu honorables pour
lui.
Comme homme de guerre, il rappelle Charles XII ou Vendôme.
Entraîneur de soldats, il menait les Français sans
précaution ni détail, à la tartare.
En 1744, Maurice de Saxe était demeuré en Flandre sur la
défensive. En avril 1745, il prit ses mesures pour s'emparer de Tournai. Il disposait
de 70.000 hommes[3] ; il se rendit à
Valenciennes et distribua son armée de la Sambre à la Lys, de Maubeuge à Warneton. Puis il ramena sa
gauche vers Lille et Orchies, son centre et sa droite vers Quiévrain,
descendit l'Escaut sur les deux rives, et, dans la nuit du 30 avril au Pr
mai, ouvrit la tranchée devant la place. Louis XV était venu le rejoindre.
Cependant 50000 Anglo-Hollandais, commandés par le duc de Cumberland,
s'étaient concentrés à Soignies, sur la Senne supérieure. Maurice laissa 20.000 hommes
devant Tournai, et, s'étendant dans la direction de Leuze, attendit. La
veille de la bataille, le 10 mai, il vit qu'on l'attaquerait, non par la
route de Leuze, la plus courte pourtant, mais au Sud-Est par celle de Mons,
de façon à l'aborder dans le voisinage de l'Escaut. Il établit son armée dans
une position triangulaire ayant à droite Antoing, sur l'Escaut, au centre Fontenoy,
à gauche le bois de Barry. Il commanda d'élever dans la nuit des redoutes sur
ces trois points. Il voulait faire de Fontenoy la clef de sa position. Mais
si, à droite de ce village, on avait construit des ouvrages suffisants pour
fermer l'accès d'Antoing, à gauche, on n'avait rien fait.
Les Hollandais attaquèrent Antoing, les Anglais Fontenoy ;
cette double attaque fut repoussée. Les Anglais organisèrent alors une
colonne de vingt mille hommes, qui se porta du côté où il n'y avait pas de
redoutes, entre Fontenoy et le bois de Barry. Les premières troupes
françaises qui essayèrent de l'arrêter furent repoussées. Mais plus la
colonne avançait, plus elle était exposée à une attaque sur ses derrières ;
elle dut bientôt s'arrêter et former le carré. En même temps, l'aile
française fut renforcée par l'arrivée du corps de Lowendal, et Maurice de
Saxe ordonna l'attaque générale. Un officier, — peut-être le capitaine du
régiment de Touraine, nommé Isnard, fit pointer contre le carré huit pièces
de canon qui mirent en désordre les rangs ennemis ; alors la Maison du Roi se jeta sur
les Anglais avec cette furie française, dit
Voltaire, à qui rien ne résiste. La colonne
se replia, laissant derrière elle 9000 morts. La victoire de Fontenoy ne fut
donc pas, comme on l'a dit mal gagnée ; elle
fut le résultat d'un emploi judicieux de la fortification rapide et de
l'artillerie.
La nouvelle de la victoire de Fontenoy fut accueillie en
France avec enthousiasme, surtout à cause de la part que le Roi avait prise à
la bataille et de la figure qu'il y avait faite. On sut qu'à l'approche de
l'ennemi, il s'était refusé à retourner en arrière ; qu'il avait suivi les
mouvements des troupes, sans se soucier des boulets qui tombaient autour de
lui, sourd aux prières de ceux qui le priaient de se retirer ; qu'après la
victoire il avait serré dans ses bras le général vainqueur, félicité les
soldats sur le champ de bataille. — Tournai se rendit le ter juillet ; puis,
durant le mois d'août, Gand, Alost, Bruges, Audenarde, Ostende, et, le 5 septembre,
Nieuport capitulèrent. Voltaire composa un poème sur Fontenoy, et toutes les
grandes dames lui demandèrent d'y glorifier leurs amis ; il écrivit le Temple de la Gloire, apothéose de
Louis XV transformé en Trajan.
En Italie, comme en Flandre, les armes françaises furent
heureuses. Déjà, en 1744, les Autrichiens et leurs alliés piémontais avaient
subi deux défaites à Velletri et à Coni. En 1745, Gênes ayant pris parti
contre l'Autriche livra passage aux Français, qui descendirent dans le
Montferrat sous le commandement de Maillebois. Unis aux troupes espagnoles
venues de Bologne et de Modène, ils s'emparèrent d'Acqui, de Tortone,
battirent les Piémontais à Bassignano le 27 septembre, prirent Asti, Valenza,
Casai. Ils auraient fait capituler Alexandrie, si d'Argenson ne se fût engagé
avec la Savoie
dans des négociations qui retardèrent les opérations militaires.
La même année 1745 le Prétendant fit en Écosse une
diversion utile. Il occupa Edimbourg et vainquit une armée anglaise à
Preston-Pans, le 2 octobre. En France, il fut question de le secourir.
Richelieu devait commander une expédition pour laquelle des troupes auraient
été détachées de l'armée de Flandre ; il avait en poche un manifeste au
peuple anglais écrit par Voltaire. Mais il fallait tenir le projet secret ;
les bavardages de Richelieu le firent abandonner. Charles-Édouard,
d'ailleurs, une fois de plus vainqueur à Falkirk, le 28 janvier 1746, subit à
Culloden, le 16 avril suivant, une défaite qui ruina toutes les espérances du
parti jacobite.
L'année 1746 commença aux Pays-Bas par un grand coup de
surprise. Maurice de Saxe se trouvait à Gand. Il paraissait, vu la mauvaise
saison, ne songer qu'à se divertir. Avec son directeur de théâtre, Favart, il
avait organisé des représentations à son quartier général ; il avait fait
venir d'Angleterre des coqs de combat, et, tous les jours, les faisait se
battre devant lui. Le duc de Cumberland avait quitté la Flandre. Personne,
à Versailles, sauf le secrétaire d'État de la Guerre. ne soupçonnait
que Maurice préparât une campagne. Le 28 janvier, il quitte Gand et fait
marcher ses troupes dans six directions différentes. La concentration eut
lieu devant Bruxelles avant que du dehors on pût songer à secourir la place.
Le gouverneur Kaunitz fut à ce point surpris qu'il ne prit aucune disposition
pour se défendre. N'étant pas même sûr de la solidité de sa garnison, il se
demandait s'il évacuerait la ville, quand une brigade française occupa le
faubourg de Laenken. Il fit arborer le drapeau blanc et se rendit à discrétion,
le 21 février.
Les Français trouvèrent à Bruxelles cinquante drapeaux et
l'oriflamme prise à Pavie par les Espagnols. Maurice revint à Paris ; les populations
l'acclamèrent sur son passage ; les Parisiens le reçurent comme un héros, et
Louis XV l'embrassa sur les deux joues. Quand il parut à l'Opéra, entouré de
son état-major. le directeur le reçut comme s'il eût été le Roi ou un prince
du sang. Mlle de Metz qui, dans l'Armide
de Quinault, représentait la
Gloire, lui tendit une couronne de lauriers.
Le succès aux Pays-Bas et en Italie demeura sans effets
parce que la Prusse,
la Savoie et
la Hollande
tour à tour dupèrent la diplomatie de d'Argenson.
Vainqueur des Autrichiens à Freiberg en Silésie le 4 juin
1745, Frédéric, qui était obligé de ménager ses finances et ne demandait qu'à
vendre, au prix de la
Silésie, sa voix à l'Autriche pour l'élection à l'Empire de
François duc de Lorraine, entra en négociations avec George II, et signa avec
lui, à Hanovre, le 26 août, une convention qui impliquait cet arrangement.
D'Argenson n'en soupçonna pas la portée. Le roi d'Angleterre pressa
Marie-Thérèse de répondre aux avances de Frédéric ; elle résista ; mais
Frédéric, poursuivant la guerre, l'emporta encore sur les Autrichiens à Sohr,
en Bohème, le 30 septembre, sur les Saxons à Kesseldorf, près de Dresde, le
25 décembre. Alors la reine de Hongrie, dont les États héréditaires ne
suffisaient plus aux charges de la guerre, consentit à se rapprocher de la Prusse. Par le
traité de Dresde, le 25 décembre, elle signait la cession définitive de la Silésie, et
Frédéric reconnaissait François de Lorraine comme Empereur. D'Argenson ne
s'émut pas ; il crut même que le Roi-philosophe allait préparer la paix. Mais
Frédéric suivit la guerre en dilettante, jugea les coups et s'amusa. Quant à
Marie-Thérèse, qui avait été réduite à céder la Silésie, elle
espérait trouver une compensation dans la guerre continuée contre la France.
En Italie, après Bassignano, les Espagnols ayant quitté
les Français pour aller occuper Parme et Plaisance et envahir le Milanais,
les troupes françaises avaient bloqué Alexandrie. Mais le marquis d'Argenson,
moins préoccupé de cette opération que de former,
comme il disait, une république et association éternelle des puissances
italiques, comme il y en a une germanique, une batavique, une helvétique,
fit offrir au roi de Sardaigne la plus grosse part du Milanais avec Milan,
précisément ce que l'Espagne réclamait pour Don Philippe, A Don Philippe on
attribuerait, outre Parme, le Crémonais et la partie du Mantouan située entre
le Pô et l'Oglio ; Venise recevait le reste du Mantouan, Gènes, tout le
littoral de la
Méditerranée, jusqu'à la Provence, et François
de Lorraine, la
Toscane. Mais Charles-Emmanuel commença par demander que la France lui promit de lui
payer les subsides que jusque-là il avait reçus de l'Angleterre. Puis, quand
il eut obtenu cet engagement par le traité de Turin, le 25 décembre 1745, il
exigea l'adhésion de l'Espagne aux arrangements projetés. Or l'Espagne
s'indigna que la France
eût négocié ces accords sans la consulter ; les officiers de l'armée
espagnole insultèrent les officiers français ; la rupture de l'alliance
franco-espagnole parut imminente. Cependant d'Argenson, maintenant ses
résolutions, fit signer à Paris, le 17 décembre 1746, au grand mécontentement
de son frère, le secrétaire d'État de la Guerre, un armistice avec le roi de Sardaigne.
Un événement inespéré, l'adhésion de l'Espagne au traité de Turin, lui parut
un moment pouvoir tout concilier ; mais le roi de Sardaigne, qui croyait à
l'hostilité irréductible de l'Espagne et qui appréhendait la chute
d'Alexandrie, se préparait déjà, si des secours lui venaient d'Autriche, à
rompre l'armistice.
Du côté de la
Hollande, les fautes furent plus graves encore. Maitre de la Belgique, Louis XV
tenait la
République à merci. Les États généraux, se croyant à la
veille d'une invasion française, décidèrent d'envoyer à Versailles un
plénipotentiaire chargé de parler de la paix. Ce plénipotentiaire, le baron
de Wassenaer, avait longtemps résidé à Paris. Quand on le vit arriver à
Versailles, tout le monde crut qu'il venait pour traiter de la soumission de la Hollande. Aux
prises avec le Prétendant, l'Angleterre ne pouvait assister la République,
qu'il semblait facile d'arracher à l'alliance anglaise Mais d'Argenson ne
reçut pas l'ambassadeur hollandais comme le messager d'une puissance inquiète
; il vit en lui un négociateur qui pouvait témoigner devant l'Europe de la
pureté des intentions de la France. Wassenaer admira qu'il n'y eût, à Paris,
ni dame, ni évêque, ni chat qui se privât de parler politique. Il s'extasia
sur les nobles principes de la diplomatie française et son loyal
désintéressement. Bref, il tira du ministre la promesse d'une évacuation des
Pays-Bas, d'une cession nouvelle de places de barrière, du désarmement de
Dunkerque. En retour, il offrait toutes sortes de choses dont il ne lui
appartenait pas de disposer : la
Gueldre autrichienne et le Limbourg pour l'Électeur
palatin, allié de la France,
la Toscane
pour Don Philippe, et, pour la
France, diverses positions occupées en Amérique par les
Anglais. Le Conseil du Roi se scandalisa enfin de ces pourparlers, qui furent
rompus. Mais les Hollandais avaient immobilisé, pour un temps, les troupes
françaises, sous le prétexte d'une paix générale qu'il n'était pas en leur
pouvoir de nous procurer.
Cependant, en Italie, l'approche d'une forte armée
autrichienne rendue disponible par la paix de Dresde, fit que le roi de
Sardaigne entra de nouveau en campagne. Il attaqua et fit capituler la
garnison française d'Asti. Les Espagnols évacuèrent le Milanais et Parme, et,
au lieu de se replier sur les Français pour défendre avec eux le Piémont et
le Montferrat en s'appuyant sur Gênes, ils prétendirent disputer le Parmesan
aux Autrichiens, et comme le gouvernement français, pour flatter
l'amour-propre espagnol, avait subordonné Maillebois à Don Philippe, celui-ci
appela Maillebois à Plaisance et y livra bataille le 10 juin. L'armée
franco-espagnole fut vaincue et reprit le chemin de France par la Ligurie, sans essayer de
défendre Gènes ; cette ville attaquée par les Autrichiens et la flotte
anglaise, ouvrit le 6 septembre ses portes aux Autrichiens qui la traitèrent
cruellement. Le 17 septembre, les Franco-Espagnols évacuaient l'Italie,
suivis par les Austro-Sardes, qui passaient la frontière. La situation était
grave. Le roi d'Espagne Philippe V était mort le 9 juillet, ce qui
débarrassait la France
des ambitions et des intrigues d'Élisabeth Farnèse ; mais le nouveau roi
d'Espagne, Ferdinand VI, neveu du roi de Sardaigne, n'allait-il pas à son
tour faire défection ?
Belle-Isle fut envoyé en Provence. Il releva le moral de
l'armée. Le 2 février 1747, il surprit les ennemis près d'Antibes et les
rejeta au delà du Var. Il pensa rentrer en Italie. Gênes, qui s'était
débarrassée des Autrichiens par un soulèvement, le 10 décembre 1746, était de
nouveau investie ; il y fit passer des secours. Pour achever de dégager les
Génois, il songeait à une diversion du côté de Turin ; mais l'Espagne s'y
opposa. Pourtant le frère du Maréchal, le chevalier de Belle-Isle tenta
l'invasion du Piémont. Il se heurta, au col de l'Assiette, entre Exiles et
Fénestrelles, à des fortifications solides ; les Français furent repoussés le
19 juillet 1747, après un combat qui leur coûta quatre à cinq mille hommes,
avec leur général. Du moins l'ennemi avait levé le siège de Gênes.
Aux Pays-Bas, astreint à respecter le territoire
hollandais, et, pour ainsi dire, à piétiner sur place, Maurice de Saxe était,
par surcroit, aux prises avec les princes du sang qui s'étonnaient qu'il
commandât en chef. Conti, Clermont, Chartres, Penthièvre et Dombes auraient
voulu chacun un commandement indépendant, pour avoir occasion de se signaler.
Conti demandait une armée sur le Rhin, sous prétexte que Marie-Thérèse
pouvait soulever contre nous l'Allemagne occidentale. Clermont, abbé de
Saint-Germain-des-Prés, seul prince de la maison de Condé qui alors eût des
qualités militaires, avait obtenu du Pape la permission de servir ; les
soldats l'aimaient pour son entrain, sa belle humeur, sa bravoure, et ses
amis lui attribuaient de grands talents, il supportait impatiemment
l'autorité de Maurice ; de là une longue querelle entre lui et son chef.
Toujours alarmés pour leurs frontières, les Hollandais
avaient demandé des secours à l'Autriche. Celle-ci envoya aux Pays-Bas 50.000
hommes qui, franchissant la
Meuse, allèrent camper entre Tongres et Liège. A leur tête
était le prince Charles de Lorraine. Maurice de Saxe lui livra bataille à
Raucoux, le 11 octobre 1746. La veille il avait fait annoncer la victoire par
Mme Favart, sur son théâtre.
Le meilleur résultat de la bataille fut de donner au
vainqueur la liberté de seconder le marquis d'Argenson dans une négociation
avec la Saxe.
D'Argenson attachait un grand prix à rompre l'alliance de la Saxe et de l'Autriche,
parce que la Saxe
aidait l'Autriche à maintenir son influence dans l'Allemagne du Nord. Le
comte de Loss, ministre de Saxe à Paris, ayant proposé de marier au Dauphin,
qui était devenu veuf, la fille de son maitre, la nièce de Maurice,
Marie-Josèphe, Maurice y poussa de toutes ses forces, et fit aboutir le
projet. Une alliance avec la
Saxe fut donc conclue. Ce fut l'acte le plus heureux du
ministère d'Argenson.
Maurice obtint alors que l'armée du Rhin, au lieu de
stationner en face du Palatinat, vint manœuvrer en Hainaut, pour lui prêter
appui. Il obtint surtout d'avoir les mains libres du côté de la Hollande.
La
République avait de nouveau essayé d'entrer en pourparlers avec
la France
après la campagne de 1746, et proposé d'ouvrir des conférences à Bréda. La France avait accepté.
Deux plénipotentiaires hollandais s'étaient abouchés avec deux plénipotentiaires
français ; mais les Hollandais demandèrent et obtinrent qu'on admit un
Anglais, et l'Anglais qu'on admit un Autrichien, lequel réclama un agent du
roi de Sardaigne. Par le nombre des plénipotentiaires, les conférences
menaçaient de devenir un congrès et d'empêcher les Français de profiter de
leurs avantages. Le temps favorable à une reprise des hostilités approchant,
le 17 avril 1747, la France
rompit les conférences, et Louis XV déclara aux États généraux de Hollande
que, puisqu'ils s'obstinaient à rester les ennemis de la France, une armée
française allait entrer sur leur territoire, et s'y nantir de places fortes
qu'elle garderait jusqu'à parfait accommodement. Maurice fit capituler les
citadelles qui bordaient l'Escaut, et, du 30 avril au 17 mai, se rendit
maitre du fleuve jusqu'à la mer. Ces événements déterminèrent aussitôt en
Hollande le rétablissement du stathoudérat ; Guillaume III de Nassau fut
proclamé stathouder le 1er mai. On crut alors, en France et en Europe, que
Maurice allait attaquer Maastricht ; les alliés, commandés par Cumberland,
s'avancèrent sur la Meuse
pour défendre la place. Maurice estimait avoir intérêt à les y laisser se
morfondre ; mais Louis XV étant allé à l'armée voulut qu'on marchât à
l'ennemi. Le 2 juillet 1747, Maurice trouva Cumberland retranché à Laufeldt,
sur la rive gauche de la Meuse,
dans une position formidable. Il donna de sa personne, enleva Laufeldt mais
éprouva de grandes pertes. Les Anglais s'étant reformés derrière la Meuse, il ne put investir
Maëstricht. Toutefois un corps français occupa Berg-op-Zoom le 16 septembre.
Cumberland se replia sur La
Haye. Les prédicateurs y annonçaient l'invasion prochaine
des papistes.
II. — LA GUERRE MARITIME : LE COMTE DE MAUREPAS, LA BOURDONNAIS ET
DUPLEIX.
PENDANT que la guerre continentale mettait aux prises
presque tous les États du continent, les puissances maritimes se combattaient
sur mer. La France
avait déclaré la guerre à l'Angleterre le 15 mars 1744, et elle avait repris
contre cette puissance le duel suspendu par la paix d'Utrecht. Au moment où
s'engagèrent les hostilités, la marine française s'était relevée de l'état de
ruine où Louis XIV l'avait laissée. Villars, étant gouverneur de Provence, a
fait de cet état en 1715 une triste peinture ; il raconte qu'il ne vit à
Toulon que trente navires qui n'avaient point d'équipages, et quarante
galères à Marseille, dont aucune ne pouvait tenir la mer. Les choses
empirèrent en 1716, le Conseil de la Marine ayant abaissé le budget de 12 à 8
millions. Il se réservait de réclamer des fonds extraordinaires, si une
guerre éclatait. Or, en 1719, quand la France fit la guerre à Philippe V, il lui
fallut demander à l'Angleterre de transporter ses troupes sur les côtes
d'Espagne.
La même année, Law créait, il est vrai, sa Compagnie des Indes,
et donnait l'essor au commerce maritime français. Pour protéger ce commerce,
il fallait avoir une marine de guerre ; et le comte de Toulouse fit adopter
au Régent un projet de restauration maritime. En 1724, trente vaisseaux
étaient en voie de construction. L'alliance anglaise, conclue par Dubois et
maintenue par Fleury, n'était pas faite pour pousser la France à hâter la
réfection de sa marine de guerre ; mais il est inexact que Fleury l'ait
systématiquement empêchée. Le Cardinal n'a rien fait pour la marine, mais a laissé
faire Maurepas, qui fut le meilleur ministre de la Marine qu'ait eu Louis
XV.
Maurepas était entré en fonctions en 1723, à l'âge de
vingt-deux ans, sans expérience. Il n'avait pas l'étoffe d'un grand ministre
; mais il était actif et agile, prenait volontiers l'avis des gens du métier,
comprenait vite, se remuait pour attirer des ressources à son département.
Après s'être fait attribuer, sous le ministère du duc de Bourbon, 12 millions
par an, il ne disposa plus, au temps de Fleury, que de 9 millions, mais ces 9
millions furent appliqués aux seules dépenses courantes. Pour l'armement des
navires, Maurepas se faisait concéder des fonds supplémentaires qui
augmentaient singulièrement ses ressources. C'est ainsi qu'il put dépenser,
en 1739, en pleine paix, 19 millions, en 1740 15 millions, en 1744 19
millions encore. Il aurait voulu qu'on lui donnât 20 millions par an.
En 1727, il visita les ports, et ce voyage fut le prélude
des travaux qu'il y fit exécuter. A Bayonne, il enferma l'Adour entre deux
murs de 8 mètres
pour lui donner un plus grand tirant d'eau et créer un port de refuge ; à Brest,
il chargea l'ingénieur Choquet de Lindu de réparer les quais, de construire
des magasins et des cales ; à Cherbourg, il fit construire un bassin, deux
jetées, une écluse ; à Toulon, il établit une machine à mâter et des forges
pour la fabrication des ancres.
Il fut décidé en 1728 que le nombre des vaisseaux de
guerre serait de 54, et que, ce chiffre une fois atteint, on continuerait de
construire pour remplacer les navires qui disparaîtraient. Maurepas donna une
grande activité aux constructions. En 1730, il y eut à flot 51 bâtiments de
haut bord ; en 1731, 54 ; quand s'ouvrit la guerre contre les Anglais, plus
de 60. Bien qu'ayant perdu, au cours de la guerre de la Succession, 40
vaisseaux, la France
se trouvera, en 1748, lors de la paix d'Aix-la-Chapelle, en avoir encore 45
ou 50 en état de naviguer. Maurepas avait en outre, à cette date, 19 frégates
légères et 10 navires en construction. Précisément en 1748 il profitera de la
mort du chevalier d'Orléans, fils naturel du Régent, général des galères, pour
supprimer les galères dont les dernières opérations avaient démontré
l'inutilité.
Pour surveiller les constructions navales, Maurepas nomma inspecteur
général de la marine Duhamel du Monceau, membre de l'Académie des Sciences,
et auteur d'ouvrages techniques sur la marine. Duhamel rendit les plus grands
services en perfectionnant la coupe et la confection des voiles et le travail
de la corderie, en assurant la conservation des bois. Il fit établir à Paris,
en 1741, une école de constructions navales.
Maurepas aurait voulu, comme Colbert, que les officiers de
marine ne fussent pas seulement des manœuvriers,
mais qu'ils eussent des connaissances scientifiques. Il fit armer des navires
spécialement pour les exercer aux travaux de géographie et d'hydrographie sur
les côtes de la France
et sur divers points du globe. Il mit à leur disposition les cartes que
publiait l'ingénieur hydrographe Jacques Bellin. Il fit donner aux gardes
marines une instruction plus solide. Sur le conseil d'un praticien de valeur,
le chirurgien Dupuy, il fonda dans les ports des écoles de médecine.
Il transforma l'administration de la marine. A
l'administration centrale, il établit huit bureaux ayant chacun à sa tête un
premier commis. Dans les arsenaux, il enleva la surveillance aux officiers militaires qui s'en étaient emparés au
temps du comte de Toulouse et du maréchal d'Estrées, pour la rendre à des
officiers spéciaux ; il s'efforça d'assurer l'indépendance à ces officiers-écrivains, sur les navires où ils
s'embarquaient. C'était revenir aux traditions de Colbert et de Seignelay,
mais aussi raviver la guerre entre l'épée et la plume. Ce fut une guerre de tous les jours.
Malgré ce relèvement, la marine française demeura très
au-dessous de la marine anglaise. Tandis que, de 1740 à 1750, la France ne disposa que de
88 vaisseaux, l'Angleterre en mit successivement en ligne 226. En outre, en
Angleterre, tout le monde comprit que la lutte entre la France et l'Angleterre se
déciderait au Nouveau-Monde et dans l'Inde, et que l'avantage serait à qui
aurait la marine la plus puissante ; en France, la marine ne comptait guère
au regard de l'armée de terre.
La grande guerre maritime ne s'ouvrit qu'en 1744. Cette
année-là, le lieutenant général de Court et l'amiral espagnol Navarro, ayant
uni leurs escadres, livrèrent à l'amiral anglais Matthews, en vue de Toulon,
une bataille qui demeura indécise. En 1745, les Anglais d'Amérique levèrent
quatre à cinq mille hommes, armèrent des transports, et, avec le secours du
commodore Warren, qui leur amena de Londres quatre vaisseaux, s'emparèrent de
Louisbourg, le 26 juin. En 1746, ce furent les côtes mêmes de France que
menacèrent les Anglais ; ils enlevèrent les fies de Lérins et débarquèrent à
Lorient ; à Lorient, du moins, ils ne firent que paraître et disparaître.
L'année suivante, le marquis de la Jonquière fut vaincu à la hauteur du cap
Finistère par l'amiral Anson, le 14 mai ; et l'Étanduère le fut à son tour
par l'amiral Hawke, le 25 octobre, à 80 lieues plus au nord.
Le principal intérêt de la guerre maritime était dans les
mers orientales et en Inde, où opérèrent du côté de la France Mahé
de La Bourdonnais
et Dupleix.
Mahé de La
Bourdonnais naquit à Saint-Malo en 1699, dans une famille
d'armateurs. Il fut embarqué dès l'enfance ; à vingt ans il était lieutenant
de vaisseau au service de la
Compagnie des Indes. Comme celle-ci avait créé un
établissement à Mahé, sur la côte de Malabar, et en avait été dépossédée par
un prince indigène, elle fit en 1725 une expédition pour reprendre ce poste,
et La Bourdonnais
s'y distingua. Dix ans plus tard, les directeurs de la Compagnie le nommaient
gouverneur des 11es de France et de Bourbon. Il fut un des meilleurs hommes
de mer de son temps, mais avec de grands défauts ; très personnel, il
n'aimait une entreprise que si elle lui appartenait tout entière. Corsaire
plutôt qu'amiral, d'humeur violente, il ressemble peu au personnage qu'a
peint Bernardin de Saint-Pierre.
Il comprit que l'Île de France était une excellente relâche sur la route du Cap à Ceylan, et pouvait
devenir comme la clef de l'Hindoustan. D'un
port qui s'y trouvait au Nord-Ouest, il fit Port-Louis, une place de premier
ordre. Il créa des chantiers, des arsenaux, des magasins, des hôpitaux,
installa des batteries, construisit des navires ; il recruta des ouvriers,
organisa une police, traça des routes. A Bourbon, il aida au développement de
la culture du caféier, de la canne à sucre, de l'indigotier. Il donna
l'impulsion au commerce avec Surate, Moka et la Perse.
En 1140, les directeurs de la Compagnie et le
Ministère l'appelèrent à Paris. Ils furent d'accord pour lui reprocher des
procédés despotiques qui lui faisaient une foule d'ennemis ; il offrit sa
démission, mais on la refusa. Maurepas le consulta sur ce qu'il conviendrait
de faire en Orient, s'il y avait rupture avec l'Angleterre. Il proposa
d'organiser une croisière dans le détroit de Malacca pour intercepter le
commerce des Anglais avec l'Extrême-Orient. Maurepas approuva, mais ne voulut
pas engager la marine du Roi dans l'opération ; or, les directeurs,
s'entêtant à croire que la guerre ne se ferait pas en Orient, se refusèrent à
faire les frais de la croisière. On prit un moyen terme. La Bourdonnais reçut du
gouvernement une commission de capitaine de frégate de la marine royale, et la Compagnie lui confia
cinq vaisseaux armés en guerre, 1 200 marins et 500 soldats pour en user
suivant les circonstances. Les équipages étaient d'une valeur médiocre.
Quittant Lorient pour regagner la mer des Indes, le 5 avril 1741, il dut
employer tout le temps de la traversée à les former. A peine de retour à
Port-Louis, il apprit que Mahé était assiégée par les Mahrattes,
qu'excitaient les Anglais, reprit la mer, et délivra la ville le 4 décembre.
Mais le Gouvernement français se persuadant alors que les
Compagnies de commerce, française et anglaise, concluraient une convention de
neutralité, regretta d'avoir laissé La Bourdonnais se préparer à la guerre. Il lui
donna l'ordre de désarmer ses navires et de les renvoyer en France. La Bourdonnais obéit à
regret. Pour le consoler, le Contrôleur général Orry lui écrivit qu'au cas où
il arriverait quelque chose à Dupleix, alors
Gouverneur général de l'Inde, on lui réservait à lui-même la commission de Gouverneur général.
Or, en 1743, une flotte anglaise fut mise en route pour
l'Inde ; à cette nouvelle, Dupleix, pour se défendre, fit appel au concours
de La Bourdonnais.
De France, où l'on comprenait enfin que la guerre allait
être portée dans les mers de l'Inde, le Gouvernement envoya une escadre de
cinq navires, armés en guerre ; ils arrivèrent à Port-Louis où La Bourdonnais en prit
le commandement. De son côté, il arma neuf navires qui avaient été abandonnés
comme hors de service et les envoya à Madagascar pour y embarquer des vivres
le 22 mai ; les ayant ralliés, il fit voile vers l'Inde. Arrivé en vue de
Mahé, il apprit que la flotte anglaise, sous le commandement du commodore
Peyton, était à Négapatam, à peu près égale à la sienne, pour le nombre des
troupes, supérieure pour l'artillerie ; il la rechercha mais, quand il
l'attaqua, le 6 juillet, dès le début de l'action, il eut un navire démâté et
trois autres désemparés ; il est vrai que Peyton, ayant une voie d'eau à l'un
de ses bâtiments, se déroba vers le Sud. La Bourdonnais alla
mouiller à Pondichéry, et se trouva là en présence de Dupleix.
Dupleix est né à Landrecies, le lei janvier 1697, d'un
père fermier de la ferme du tabac, qui le destina au commerce. A vingt-quatre
ans, en 1721, il était à Pondichéry conseiller au Conseil qui siégeait dans
cette ville et commissaire général des troupes. Il travailla sous la
direction d'un vieux commerçant, le Gouverneur général Lenoir, qui lui
faisait rédiger des dépêches aux souverains indigènes et au Conseil de la Compagnie.
En 1730, il devint gouverneur de Chandernagor. Ses fonctions
consistaient à expédier pour le compte de la Compagnie deux
cargaisons par an ; il s'en acquitta avec conscience. Mais son activité se
déploya surtout à faire en son nom personnel ce qu'on appelait le commerce d'Inde en Inde, c'est-à-dire entre les
ports de l'Inde et les contrées en deçà du cap de Bonne-Espérance, commerce
qui ne portait que sur les marchandises indigènes, la Compagnie se réservant
la vente des marchandises d'Europe. La Compagnie, qui payait misérablement ses
employés, leur permettait de s'indemniser par ce commerce
d'Inde en Inde. Avec son titre de gouverneur, Dupleix trouva tout
l'argent dont il avait besoin pour armer des navires. Les membres du Conseil
de Chandernagor, des employés de la Compagnie, des marchands et des banquiers de
différentes villes de l'Inde, des Français, des Arméniens, des Hindous, des Hollandais,
même des Anglais, furent ses associés, ses bailleurs de fonds, ses agents. Il
noua surtout des relations avec les Philippines, Bassora, Djedda, et, par son
initiative, mit en mouvement tout un monde de négociants et de spéculateurs.
Dupleix n'avait alors d'autre ambition que de s'enrichir, pour rentrer en
France, fortune faite. Mais il avait fait de grandes pertes quand, en 17e,
nommé Gouverneur général de l'Inde, il quitta Chandernagor pour Pondichéry.
Dans ce poste le plus élevé de la hiérarchie, il était une
sorte de vice-roi. Il présidait le Conseil supérieur, qui disposait des fonds
de la Compagnie,
nommait et surveillait ses agents, décidait de la politique à suivre à
l'égard des indigènes et des étrangers. Commandant
général des forts et établissements français de l'Inde, il pouvait
user à son gré des forces militaires de la Compagnie. La
Compagnie n'avait en Inde que huit compagnies de trois cents hommes ; mais, à
ce noyau d'Européens, Dupleix ajouta des milices indigènes.
Au moment où il devint Gouverneur général, l'Empire des
Mogols, qui, sous le commandement d'Aureng-Zeb, avaient subjugué au xvii'
siècle presque tout l'Hindoustan, était en pleine dissolution. Les Mahrattes,
tribus belliqueuses du Décan septentrional, après avoir secoué le joug
d'Aureng-Zeb, avaient organisé des principautés indépendantes depuis le Gange
jusqu'à l'extrême sud, et résisté à toutes les attaques des Mogols. Les
Sicks, confédération guerrière du Pendjab, avaient, d'autre part, créé un
grand état entre l'Afghanistan et la vallée du Gange. Puis une invasion de
Persans, survenue en 1739, avait enlevé aux Mogols une partie du Sindh ; une
invasion d'Afghans devait bientôt ravager les provinces du Nord. Si les
gouvernements du Bengale, de l'Orissa, du Behar, du Radjpoutana avaient
encore une organisation régulière, ceux de l'Oudh et du Decan étaient devenus
indépendants. Les gouverneurs de provinces ou soubabs avaient tendance à se
soustraire à l'autorité de l'Empereur, et les nababs, à celle des soubabs. Ce
morcellement du territoire et de l'autorité devait servir la politique des
Européens.
Les Portugais, qui n'avaient conservé en Inde que Goa, n'y
formaient aucun projet d'agrandissement. Les Hollandais possédaient des
territoires considérables, Ceylan et l'archipel de la Sonde ; mais ils avaient
perdu leur prestige, depuis qu'ils n'avaient plus d'importance politique en
Europe.
La
Compagnie anglaise et la Compagnie française
des Indes restaient seules en présence. La première occupait trois positions
importantes : Bombay, Calcutta, Madras, dont elle avait fait des chefs-lieux
de présidences, et un certain nombre de comptoirs échelonnés sur les côtes.
Chaque présidence avait un Gouverneur assisté d'un Conseil, comme les
gouvernements de la
Compagnie française. La Compagnie anglaise
était très combattue en Angleterre à cause de son privilège, mais elle était
dirigée par les plus habiles marchands et les financiers les plus
expérimentés, et elle trouvait tous les capitaux dont elle avait besoin à un
taux modéré. Elle n'avait aucune idée de conquérir l'Hindoustan, mais, en
Hindoustan comme en Amérique, elle se trouvait engagée contre les Français.
Madras, Bombay, Calcutta étaient les rivales de Mahé, Chandernagor,
Pondichéry, comme la
Nouvelle-Angleterre et la Virginie étaient celles
du Canada. La Compagnie
anglaise était absolument indépendante du Gouvernement ; mais l'opinion
anglaise, la flotte de guerre anglaise ne pouvaient manquer de la soutenir.
Soumise à des Directeurs à vie, qu'avait nommés le Roi,
soumise au contrôle de commissaires royaux, obligée de recourir à des subventions
royales, mal soutenue par l'opinion qui se préoccupait plus de la guerre en
Europe que de colonies, ne pouvant guère compter sur les flottes du Roi, la Compagnie française
était inférieure en force à sa concurrente.
Avant Dupleix, cependant, le Gouverneur général Dumas
avait engagé la Compagnie
dans les affaires intérieures de l'Inde, et cherché à lui donner une puissance
territoriale. En 1739, il avait défendu le roi de Tanjore contre les
Mahrattes, à la condition qu'il concédât Karikal à la Compagnie en pleine
propriété. Il eut l'ingénieuse idée de se faire prince hindou ; pour cela il
fit intervenir auprès du Mogol le nabab du Carnatic, dont la Compagnie dépendait
immédiatement puisqu'elle occupait des comptoirs sur son territoire ; le
Mogol avait nommé Dumas Nabab et Mansebdar, ou commandant de cavalerie. C'est
à l'exemple de Dumas que Dupleix, qui n'était d'abord qu'un administrateur et
un commerçant, devint un diplomate et un politique. Il porta dans des
combinaisons nouvelles son esprit d'entreprise et d'audace.
Quand Dupleix vit que la guerre contre l'Angleterre était
imminente, comme le nabab du Carnatic Anaverdi-Kan interdisait aux Européens
d'en venir aux mains, il proposa aux gouverneurs anglais de demeurer neutres
; après qu'ils s'y furent refusés, il protesta auprès du nabab de son désir
de paix. Il n'en avait pas moins demandé secours à La Bourdonnais et il
attendait la flotte de l'Ile de France.
Dès que La
Bourdonnais eut abordé à Pondichéry, Dupleix lui exposa ses
projets contre les Anglais. Il désirait l'attaque de Madras, voisine gênante
de Pondichéry, mais pensait qu'il était nécessaire de se débarrasser d'abord
de l'escadre de Peyton. La
Bourdonnais reprit la mer, joignit Peyton devant Trincomalé
et à Negapatam, mais ne put l'amener à combattre, de nouveau, il le laissa
échapper et Dupleix s'en plaignit amèrement. La Bourdonnais fut
sommé par le Conseil supérieur de choisir entre la recherche
de Peyton et l'attaque immédiate de Madras. Mais il n'entendait pas être
commandé par des marchands. C'était un orgueilleux personnage, qui jouait le
potentat ; il faisait sonner les trompettes et battre la grosse caisse au
moment de ses repas. Il se décida pourtant à l'attaque de Madras, qu'il prit
le 21 septembre 1746 ; mais ce fut alors que se produisit le conflit entre
lui et Dupleix. Le jour même où la ville se rendit, il écrivit au Gouverneur
général : J'ai maintenant trois partis à prendre :
faire de Madras une colonie française ; raser la place ; traiter de sa rançon.
Et il ajoutait que ce dernier parti lui semblait le meilleur. Dupleix en
jugeait autrement. Le nabab Anaverdi-Kan prétendant faire respecter la paix
aussi bien par la France
que par l'Angleterre, et s'étant indigné de l'attaque de Madras, le
Gouverneur général, pour l'empêcher de se joindre aux Anglais, avait pris
l'engagement de lui remettre la ville. Il en avisa La Bourdonnais,
l'informant d'ailleurs qu'il n'avait pas spécifié au nabab en quel état il
lui donnerait la ville ; en conséquence il conseillait à La Bourdonnais d'en
raser les défenses. Pour bien marquer son intention de ne pas laisser Madras
aux Anglais, il annonça qu'il allait substituer au Conseil anglais de la Présidence
un Conseil provincial français, qu'il invita La Bourdonnais à
présider. C'était affirmer le droit du Gouvernement Général sur une conquête
faite en Inde ; mais La
Bourdonnais se plaignit qu'on empiétât sûr ses pouvoirs de
chef d'escadre, dans une ville prise par lui.
Cependant, investi par le contrôleur général Orry de
pouvoirs purement militaires, il n'avait pas le droit de disposer de Madras. L'autorité
qu'il avait sur la flotte ne lui permettait pas d'annuler les pouvoirs
permanents donnés par le Roi et la Compagnie au Gouverneur général. Le Conseil
Supérieur, qui avait en main sa lettre du 21 septembre, et une autre écrite
deux jours après, où il disait que les Anglais étaient à sa discrétion, et
qu'il pouvait faire de la ville ce qu'il voulait, envoya des commissaires
prendre possession de Madras en son nom. Ils devaient aussi constituer le
nouveau conseil provincial. C'étaient le major-général des troupes de la Compagnie, de Bury, le
conseiller faisant fonction de procureur général dans le Conseil, Bruyère,
l'ingénieur Paradis, les conseillers d'Eprémesnil, Barthélemy et Dulaurens.
Il y eut altercation entre eux et La Bourdonnais. Nommé
commandant de la ville et du fort, d'Eprémesnil proposa de mettre en arrestation
l'amiral ; ses collègues hésitèrent ; La Bourdonnais fit
alors arrêter plusieurs d'entre eux, et les autres s'enfuirent. Les
pourparlers reprirent toutefois entre Dupleix et La Bourdonnais ; mais,
un ouragan ayant, dans la nuit du 13 au 14 octobre, dispersé la flotte de
l'amiral, celui-ci, de sa propre autorité, le 19 octobre, signa avec le
gouverneur anglais Morse un traité qui fixait la rançon de la place à onze
millions de livres.
Il se rendit à l'Ile de France où il trouva un nouveau
gouverneur qui lui transmit l'ordre de la Compagnie d'avoir à
rentrer en France. Il passa aux Antilles où il s'embarqua sur un navire
hollandais à destination de l'Europe. Le navire ayant abordé en Angleterre, La Bourdonnais fut
reconnu à Falmouth et fait prisonnier. Comme la Compagnie des Indes
l'accusait de trahison, il obtint de se rendre à Versailles, où, suivant le
marquis d'Argenson, il se fit un parti à force d'argent. Il aurait apporté
avec lui d'immenses richesses, et le bruit courait qu'il allait acheter les
ministres ; ceux-ci décidèrent de le faire arrêter, et il fut mis à la Bastille. Trois
ans plus tard, les mémoires apologétiques du prisonnier écrits, disait-on,
sur des mouchoirs avec de l'encre faite de suie et de marc de café, lui
conquerront l'opinion publique, au point que, le 3 février 1751, la Chambre de l'Arsenal,
chargée de le juger, sera contrainte par l'opinion à l'acquitter. La
clientèle de la Compagnie
des Indes n'en conservera pas moins la conviction qu'il s'était vendu à
l'Angleterre[4].
Après le départ de La Bourdonnais, les
Français se trouvent aux prises avec Anaverdi-Kan et les Anglais. Une armée
du nabab, sous les ordres de son fils, vient assiéger, dans Madras, la
poignée d'hommes que commande le nouveau gouverneur, d'Eprémesnil ; Celui-ci
fait une sortie et met la cavalerie ennemie en déroute à coups de canon.
L'ingénieur Paradis, accouru de Pondichéry au secours de Madras, à la tête de
six cents hommes, joint dix mille hommes d'infanterie du nabab à Saint-Thomé,
les aborde à la baïonnette et les disperse.
Dupleix essaya de profiter de ces succès pour chasser les
Anglais de Saint-David, position immédiatement au sud de Pondichéry ; mais,
n'étant soutenu ni par la
Compagnie ni par le Gouvernement, il échoua trois fois dans
son entreprise. L'Angleterre envoya en Inde l'amiral Boscawen avec trente
navires et huit mille hommes de débarquement ; aussitôt les Anglais prirent
l'offensive contre Dupleix. Le 18 août 1'748, la flotte anglaise et une armée
anglo-hindoue allèrent mettre le siège devant Pondichéry. Dupleix se défendit
admirablement. Il s'improvisa général, ingénieur, artilleur. Il commença par
disputer pied à pied aux assiégeants les approches de la ville, puis brûla
les arbres pour leur ôter tout abri, fit rentrer dans la ville les canons des
forts avancés, s'y enferma. Il opposa alors batterie à batterie ; ses canons
forcèrent les navires anglais à prendre le large. Il savait donner du courage
aux Cafres et tirer parti des Cipayes. Il eut pour auxiliaires Paradis, qui
périt dans une sortie, et le futur conquérant du Decan, le marquis de
Bussy-Castelnau. Les Anglais se lassèrent de sa résistance ; le 14 octobre,
ils firent un dernier effort en bombardant la ville : en douze heures ils y
jetèrent vingt mille projectiles ; puis ils se retirèrent.
Demeuré maître de Pondichéry et de Madras, Dupleix
projetait de nouveau d'attaquer Saint-David. Ses succès et la réputation
qu'il acquérait en Inde devaient l'amener à donner plus d'ampleur à sa
politique ; il recevait les félicitations des nababs et du Grand Mogol. Mais
la nouvelle lui vint de France que la paix était signée avec l'Angleterre, et
qu'après tout ce qu'il avait fait pour chasser les Anglais du Carnatic,
toutes les choses seraient remises en l'état où elles étaient avant la
guerre.
III. — LA
PAIX D'AIX-LA-CHAPELLE ET L'OPINION PUBLIQUE EN FRANCE (1748).
A mesure que se prolongeait une guerre dont on ne
prévoyait pas l'issue, l'opinion s'était de plus en plus prononcée contre le marquis
d'Argenson qui ne savait pas y mettre un terme. De Bréda, pendant qu'il y
était plénipotentiaire, Brûlard de Puysieulx l'avait accusé de mollesse et de
timidité ; à la Cour,
Maurice de Saxe et les Noailles s'acharnaient contre lui ; le premier commis
des Affaires étrangères, l'abbé de La Ville, eut avec son ministre des altercations,
où il lui reprochait ses ménagements à l'égard des Provinces-Unies. Se
sentant en péril, il eut l'idée bizarre de demander appui au roi de Prusse.
Mais Frédéric n'était pas pour se mettre en peine des embarras d'autrui ; il
répondit qu'il n'avait pas de raison de se mêler des affaires
de France. D'Argenson fut renvoyé le 10 janvier 1747. Sa disgrâce
n'étonna que lui ; il ne s'en consola jamais. On lui donna pour successeur un
des diplomates qui l'avaient le plus décrié, le marquis de Puysieulx, naguère
militaire et maréchal de camp, petit homme assez au fait de la Cour, mais peu instruit et
cachant son insuffisance sous un air de finesse
qui en imposait ; c'était un client de la maîtresse nouvelle, Mme de
Pompadour.
Le parti de la paix allait grossissant. La guerre coûtait
cher. Malgré le danger qu'il y avait à établir de nouveaux impôts, vu la misère
générale et l'attitude des Parlements, il fallut créer en 1746 un impôt de
deux sols pour livre additionnels au dixième ; en 1747, un autre de deux sols
pour livre sur la capitation ; en 1748, des droits sur le suif, la chandelle,
les papiers et cartons, etc. L'impôt du centième denier, que tout acquéreur
d'immeubles devait payer au Roi, fut étendu aux actes translatifs de biens réputés immeubles, tels que les rentes, offices,
etc. Ces nouveaux impôts servaient généralement de gages à des emprunts.
Toute la foule des moyens extraordinaires, émissions de rentes, loteries,
créations d'offices, défila rapidement, et le moment allait venir où cette
ruineuse ressource s'épuiserait.
L'opinion publique réclamait la paix, sans se préoccuper
des conditions, nulle paix ne pouvant être pire, disait-on, que le mal
présent. La conquête des Pays-Bas, la prise de Berg-op-Zoom et l'invasion de la Hollande mettaient
d'ailleurs la France
en état de pouvoir proposer la paix aux puissances. Les Anglais la désiraient
aussi. Maurice de Saxe et le duc de Cumberland étaient déjà entrés en
pourparlers. Les ministres anglais désignèrent le comte de Sandwich comme plénipotentiaire
; Sandwich et Puysieulx, qui s'étaient connus à Bréda, convinrent qu'il y
avait lieu de convoquer un congrès qui se tiendrait à Aix-la-Chapelle.
Désignés en janvier 1748, les plénipotentiaires ne se
réunirent qu'en avril. C'étaient, pour la France, un Italien, le comte de Saint-Séverin
d'Aragon, fils d'un ancien ministre du duc de Parme, favori du prince de
Conti, personnage avisé et rompu à l'intrigue , pour l'Angleterre, Sandwich ;
pour l'Impératrice Marie-Thérèse, le comte de Kaunitz ; pour l'Espagne, Don
Jacques Massonas de Lima y Sotto Major ; pour la Sardaigne, le
chevalier Ossorio ; pour la
Hollande, le comte de Bentinck et le Baron de Wassenaër.
Saint-Séverin arriva à Aix-la-Chapelle avec des
instructions qui lui recommandaient d'en finir au plus vite. Il était à
l'aise, puisqu'il pouvait disposer des conquêtes faites par la France, et ne demandait
rien de plus que le rétablissement de l'état avant la guerre. Les puissances
pouvaient d'autant moins croire à ce désintéressement que la campagne aux
Pays-Bas paraissait bien s'annoncer pour la France. Maurice
de Saxe investissait Maëstricht le 15 avril 1748.
Saint-Séverin reçut les avances de l'Autriche et de
l'Angleterre. L'Autriche n'avait trouvé que déconvenues dans l'alliance
anglaise. Les Anglais l'avaient amenée en 1742 à se réconcilier avec le roi
de Sardaigne qui lui avait pris Tortone et Novare ; ils trouvaient maintenant
naturel qu'elle reconnût la possession de la Silésie au roi de
Prusse. L'Autriche se demandait si chaque traité réclamé par ses alliés
devait lui coûter une province, et si une ennemie comme la France ne serait pas de
meilleure composition qu'une amie comme l'Angleterre. Mais en France le
préjugé contre l'Autriche durait. Louis XV, en disgraciant d'Argenson,
n'avait pas désavoué la politique de ce ministre. Comme d'Argenson, Puysieulx
faisait grand état de l'alliance avec le roi de Prusse. Saint-Séverin, au
contraire, penchait vers l'Autriche, et il aurait volontiers conclu avec elle
un accord particulier, s'il n'avait craint les lenteurs de la chancellerie de
Vienne. D'ailleurs c'est l'Angleterre que la France avait le plus
d'intérêt à désarmer, parce qu'elle pouvait espérer d'elle des restitutions
en Amérique, et parce que la guerre sur mer ruinait le commerce français.
Saint-Séverin conclut donc, le 30 avril, avec Sandwich une entente où se
trouvaient inscrites les conditions de la paix générale, que chacun des
contractants soumettrait à ses alliés. Si ceux-ci ne les acceptaient pas, la France et l'Angleterre
traiteraient séparément
Les conditions consenties entre l'Angleterre et la France étaient la
restitution réciproque des conquêtes dans les deux mondes et le maintien de
l'état territorial créé en Italie et en Allemagne. La France perdait les
conquêtes de Maurice de Saxe, et Madras, mais elle récupérait en Amérique le
Cap Breton et Louisbourg. Elle reconnaissait la succession protestante en
Angleterre, et s'engageait à éloigner le Prétendant, conformément au traité
d'Utrecht. L'Autriche devait céder à l'infant Don Philippe, le fils
d'Élisabeth Farnèse et le gendre de Louis XV, Parme et Plaisance, garantir au
roi de Sardaigne la partie du Milanais située à l'ouest du Tessin, du lac
Majeur au Pô, c'est-à-dire le Vigévanasque, une partie du Pavesan, le comté d’Anghiera,
elle devait renoncer à la
Silésie.
Il ne fut pas facile de faire accepter ces conditions à
l'Impératrice Marie-Thérèse. Elle avait, il est vrai, satisfaction sur un
point : la Pragmatique
serait confirmée, et les puissances contractantes reconnaîtraient comme
empereur François de Lorraine, qui avait été élu à Francfort, en septembre
1745 ; mais, ce qu'elle redoutait le plus, c'était qu'un acte nouveau
consacrât les traités antérieurs qui la dépouillaient. Aussi protesta-t-elle
contre l'entente anglo-française ; mais ayant, à grand'peine, supporté le
poids de la guerre avec l'aide d'alliés, elle ne pouvait demeurer seule en
armes, et se résigna. Le 25 mai, Kaunitz adhérait à l'entente
franco-anglaise. L'Espagne ne se décida que le 28 juin.
Personne ne fut content de la paix, si ce n'est la Hollande. Réduits
aux dernières extrémités, les Hollandais s'extasièrent sur la modération de
Louis XV. L'Espagne s'indigna que la France eût une fois de plus décidé de ses
intérêts sans la prévenir. Le roi de Sardaigne se déclara sacrifié, sous
prétexte qu'il n'obtenait que des avantages insignifiants. Marie-Thérèse
conserva le regret très vif de la Silésie. Elle annonça qu'elle prendrait sa revanche,
dût-elle y perdre son cotillon. En
Angleterre, les plaintes des marchands et des coloniaux furent très vives.
En France, où l'on était las de cette guerre ruineuse et
sans issue, il y eut d'abord un mouvement de joie. On courait chez ses amis,
au spectacle et sur les promenades, pour apprendre des détails. A Bordeaux,
quand arriva le courrier qui apportait la nouvelle de la paix, les cohues
d'affamés qui assiégeaient les boulangeries se mirent à danser en criant : La paix est faite ! Mais la réflexion vint vite. On
comprit que cette paix avait été achetée par d'énormes sacrifices. Tout le
monde pensa ce que Maurice de Saxe écrivit, des Pays-Bas à Maurepas le 15 mai
1748 :
Je ne suis qu'un bavard en fait
de politique, et, si la partie militaire m'oblige quelquefois d'en parler, je
ne vous donne pas mes opinions pour bien bonnes ; ce que je crois savoir et
vous assurer est que les ennemis, en quelque nombre qu'ils viennent, ne
peuvent plus pénétrer en ce pays-ci, et qu'il me fâche de le rendre, car
c'est, en vérité, un bon morceau ; et noua nous en repentirons dés que nous
aurons oublié notre mal présent.
On plaignit le Maréchal d'être empêché par la paix de
marcher tambour battant sur Nimègue et de venger Louis XIV par l'humilia-Lion
de la Hollande[5]. Le populaire
disait : Bête comme la paix ! On débita le
conte des quatre chats : Louis XV aurait vu en rêve quatre chats qui se
battaient, l'un maigre, l'autre gras, le troisième borgne, et le dernier
aveugle quelqu'un lui aurait expliqué ce rêve : Le
chat maigre est votre peuple ; le chat gras est le corps des financiers ; le
chat borgne est votre Conseil ; le chat aveugle est Votre Majesté qui ne veut
rien voir. Les Parisiens se disputèrent la brochure : Les cinq plaies de la France, qui étaient la Constitution, les
Convulsions, le Système de Law, le ministère Fleury et la paix d'Aix-la-Chapelle.
Ils admirèrent l'estampe des quatre Nations, où Louis XV, garrotté par les
puissances, était fouetté par la reine de Hongrie ; l'Angleterre
applaudissait, et la
Hollande disait : Il rendra
tout.
L'exécution de l'engagement pris par Louis XV d'éloigner
le Prétendant révolta toute l'opinion. Le prince, à qui fut insinuée l'offre
d'une retraite en Suisse, ne voulut rien entendre. Ilse plaisait à Paris, où
il était fort en vue et très populaire. Quand il entrait à l'Opéra, ou à la Comédie-Française,
toute la salle se levait. Des Anglais et des Anglaises faisaient le voyage
pour venir l'y admirer Or, ce fut précisément à la porte de l'Opéra que, le
10 décembre 1748, des officiers et des sergents aux gardes, en habits
bourgeois, l'empoignèrent comme il descendait de carrosse, lui enlevèrent son
épée qu'il voulait tirer, le garrottèrent avec des cordons de soie, et le
portèrent comme un corps mort au carrosse qui le conduisit à Vincennes.
Charles-Edouard criait qu'on ne lui aurait pas fait un pareil outrage au
Maroc. Cette vilaine action provoqua un sentiment de honte et de dégoût. Sur
les murs de Versailles on écrivit : Il est roi dans
les fers ; qu'êtes-vous sur le trône ?
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