I. — TOUTE Personne peut-être n'a été plus maltraité par Saint-Simon
que Dubois, cet homme fort du commun, de la lie du peuple, et qui s'est élevé à force de grec et de latin, de belles-lettres et de bel
esprit... Tous les vices combattaient en lui
à qui en demeurerait le maitre. Ils y faisaient un bruit et un combat
continuel entre eux. L'avarice, la débauche, l'ambition étaient ses dieux ;
la perfidie, la flatterie, les servages, ses moyens ; l'impiété parfaite, son
repos ; et l'opinion que la probité et l'honnêteté sont des chimères dont on
se pare et qui n'ont de réalité dans personne, son principe, en conséquence
duquel tous les moyens lui étaient bons. Ce témoignage porte la trace de préjugés et de rancunes
aristocratiques. D'autres le contredisent : Né d'un médecin de Brive en 1656, Dubois vint faire à Paris sa philosophie au collège de Saint-Michel. Le principal du collège le désigna au précepteur du jeune duc de Chartres, M. de Saint-Laurent, comme capable de le seconder dans ses fonctions. Dubois devint sous-précepteur du prince en 1683, puis précepteur en titre quatre ans plus tard. Averti par Mme de Maintenon du dessein qu'avait Louis XIV de marier le duc de Chartres avec sa fille naturelle, Mlle de Blois, il prépara habilement cette affaire qui se conclut en 1692. Il conserva une grande influence sur son élève et le suivit jusqu'aux armées, ce qui porta ombrage à nombre de gens, et lui valut des avanies. On le raillait sur son envie de plaire. Mais Dubois laissait causer les envieux : Conformément à la routine de ces messieurs, dit-il, on me reproche de n'être pas fils d'un duc et pair ; ce qu'ils appellent être né dans la boue. Ce petit homme maigre, à perruque blonde, au teint plombé,
aux yeux perçants et malins, séduisait par une physionomie caressante. Bien
qu'il bégayât un peu, il était un causeur endiablé, étincelant de verve, à
table surtout, où il ne mangeait ni ne buvait. Il avait un esprit
extraordinairement lucide, une facilité de travail surprenante, une volonté
obstinée. Nul scrupule ne le gênait. A la cour de Monsieur, dans la compagnie
d'un chevalier de Lorraine ou d'un marquis d'Effiat, il vécut la vie
libertine. Il était très avide ; né misérable, il se composera, du fruit de
ses abbayes et du traitement de ses charges, un revenu de II. — C'EST par Dubois que fut dirigée la politique extérieure
de Mais le roi George Ier d'Angleterre avait des raisons de
ne pas se brouiller avec l'Empereur. Charles VI avait refusé à Rastadt de
garantir la succession d'Angleterre dans la maison de Hanovre, et le
Prétendant, Jacques Stuart, avait un parti à la cour de Vienne. Puis, en
1715, George avait acheté Brème et Verden au Danemark qui avait conquis ces
villes sur Le Régent hésita sur la conduite à tenir. George Ier lui
avait fait des avances avant la mort de Louis XIV. Il avait appris que le roi
de France avait testé contre son neveu ; il appréhendait une régence de
Philippe V, et soupçonnait les princes légitimés d'être les amis du Prétendant
; il avait donc, par l'intermédiaire de lord Stairs, son ambassadeur, lié
partie avec le duc d'Orléans contre le duc du Maine. Mais l'opinion française
tenait ferme pour le Prétendant contre le successeur de ce Guillaume
d'Orange, que L'insurrection soulevée en Écosse avorta, et le
Prétendant, en revenant à l'hospitalité de Cependant les raisons subsistaient pour le Régent de se
protéger contre l'Espagne. Le rapprochement avec l'Angleterre se fit par
l'intermédiaire de C'était un succès que d'avoir l'appui de Stanhope demanda que le Prétendant quitte Installé le 19 août dans la même maison que Stanhope, il
négocia du matin au soir, en robe de chambre et en
bonnet de nuit. Cette négociation était bien son œuvre personnelle ;
car, auprès du Régent, les partisans de l'ancienne politique travaillaient
contre lui. Heureusement pour Dubois, Stanhope avait des raisons d'être
accommodant. Tandis que les Danois avaient enlevé à Dubois, après avoir fait une belle défense, consentit le
renvoi du Prétendant et la démolition des fortifications de Mardick ; de son
côté, Stanhope consentit la garantie des traités d'Utrecht. Cet accord fut
conclu le 10 octobre 1716. Dubois retourna à Vous voilà hors de page, et moi hors de mes frayeurs.... Je m'estime très heureux d'avoir été honoré de vos ordres dans une affaire si essentielle à votre bonheur, et je vous suis plus redevable de m'avoir donné cette marque de l'honneur de votre confiance, que si vous m'aviez fait cardinal. A peine le Régent avait-il conclu III. — REVENU de A Londres, Dubois, reçu comme un ami de la nation, courut les bals, les chasses et les concerts, s'assit à des banquets de 800 couverts, eut des indigestions, la fièvre, la goutte, fut mis au traitement du lait et enfin tenu au lit. Remis sur pied, il renonça à gagner l'estime des hommes par sa vaillance à table ; il était médiocre mangeur et buveur. Il fit venir de Paris des étoffes et des modèles de robes et une grande poupée, pour montrer aux dames comment se portaient chez nous les robes, les coiffures et les manteaux ; il assortit les nuances des étoffes au teint de chacune, à l'air du visage et à la taille ; il discuta la longueur des queues de robe et l'article des doublures. Pendant les conférences de Londres, l'Espagne commit de
grandes imprudences. Elle aurait dû prévoir le rapprochement de Il renonçait à la couronne d'Espagne à condition que
Philippe V ne prétendrait rien sur les Pays-Bas ; il proposait d'échanger
avec le duc de Savoie Le duc du Maine, évincé par le Régent le 2 septembre 1715, et ramené le 28 août 1718 du rang de prince au rang de pair, était homme à tout subir. Mais la duchesse, Bénédicte, petite-fille du Grand Condé, se chargea de venger son mari. Toute petite, presque naine, charmante, elle avait désolé le duc par le mépris qu'elle faisait de lai, par ses dépenses, ses caprices et sa vanité. Elle tenait à Sceaux une cour de seigneurs oisifs qui rêvaient d'un rôle politique, de gens de lettres, de libellistes et de petits poètes qui chansonnaient tantôt le Régent, tantôt sa fille, Mme de Berry. Chef de la faction de l'ancienne Cour, la duchesse voulut lier partie avec Philippe V, qu'elle regardait comme l'héritier de Louis XIV ; elle fut l'inspiratrice du complot que l'on désigne par le nom de Cellamare. Ce complot ressemble à un roman. Le jésuite Tournemine présente à la duchesse un aventurier de Liège, le baron de Walef, qui s'offre à faire pour elle un voyage d'Espagne. La duchesse le charge de s'informer des intentions de Philippe V, et elle lui remet cent louis d'or et une lettre de créance. Walef se rend auprès d'Albéroni, et lui soumet le plan d'un partage des royaumes de France, d'Espagne et de Sicile, pour le cas où Louis XV viendrait à mourir. Mais la duchesse veut correspondre directement avec
Albéroni. Pour cela, il faut recourir à l'ambassadeur d'Espagne, Cellamare.
Elle se met en relations avec lui par le comte de Laval et par un certain
marquis de Pompadour, homme sans ressources, en quête de moyens de fortune.
Elle reçoit la visite de l'ambassadeur dans sa maison de l'Arsenal, et lui
remet des mémoires où sont exposées les raisons qui devaient déterminer
Philippe V à s'allier à Un certain abbé Brigault conseille la duchesse dans sa correspondance avec Madrid. Il rédige des mémoires, et corrige les écrits qu'elle envoie en Espagne : une requête des Français au Roi Catholique, demandant la convocation des États généraux ; une lettre que Philippe V écrirait à Louis XV ; une circulaire qu'il adresserait aux Parlements de France ; un manifeste pour ordonner la convocation des États généraux. On espérait que Philippe V renverrait lettre, circulaire et manifeste avec sa signature. Mais Philippe sentit bien qu'il ne pouvait prendre Le bruit courut alors que le Régent allait être enlevé et que 6.000 faux-sauniers, assemblés dans le voisinage de Paris, étaient prêts pour un coup de main. Mais il n'y eut jamais de péril sérieux. Les hommes les plus hostiles au Régent, comme Villars et Tossé, n'étaient pas disposés à s'aventurer ; et, dans l'armée, seuls le lieutenant-général Saint-Geniez-Navailles et le comte d'Aydie s'engagèrent nettement avec l'Espagne. A Londres, pendant son ambassade, Dubois avait été informé du complot, dès le mois de juillet 1718, par Stanhope. Il avertit le Régent. Un employé de la bibliothèque du Roi, Buvat, dont l'écriture avait été reconnue sur un mémoire envoyé par Cellamare à Londres, fut obligé, pour éviter un châtiment, de tenir le gouvernement au courant du travail de copiste que les conjurés lui confiaient. Lorsqu'il fut devenu secrétaire d'État des Affaires étrangères, Dubois surveilla mieux que jamais Cellamare. Le 25 novembre, l'ambassadeur français en Espagne, Saint-Aignan, l'avertissait que Philippe V projetait de porter en France la guerre civile, qu'il devait emmener avec lui son fils le prince des Asturies, en laissant le gouvernement de l'Espagne à une junte. Alors, le 5 décembre 1718, Dubois fait arrêter, à Poitiers, l'abbé Porto-Carrero et le fils du marquis de Montéléon, qui portaient en Espagne les dépêches de Cellamare. Le 13 décembre, les papiers de l'ambassadeur sont saisis et lui gardé à vue ; l'abbé Brigault, puis le duc et la duchesse du Maine sont arrêtés. Le duc du Maine fut mis en route pour Doullens, entre un lieutenant des gardes du corps et un brigadier des mousquetaires. Le silence fut peu interrompu dans le carrosse, dit Saint-Simon. Par ci, par là, M. du Maine, disait qu'il était... très attaché au Roi, qu'il ne l'était pas moins à M. le duc d'Orléans... et qu'il était bien malheureux que son Altesse Royale donnât créance à ses ennemis... tout cela par hoquets, et parmi tom soupirs ; de temps en temps, des signes de croix et des marmottages, bas comme des prières, et des plongeons de sa part à chaque église ou à chaque croix par où ils passaient. La duchesse avait reçu de très haut M. d'Ancenis, capitaine des gardes du corps. Elle fut conduite au château de Dijon, y demeura cinq mois, s'ennuyant à périr, fut transférée à Chalon-sur-Saône, ne s'y ennuya pas moins, et finit par faire des aveux et sa soumission pour recouvrer sa liberté. On emprisonna à Dubois publia les papiers de la conspiration On s'indigna contre la déloyauté de l'ambassadeur Cellamare. Tout le Conseil de Régence prit parti pour la guerre contre l'Espagne, et Torcy lui-même approuva la politique du Régent, forcé à faire la guerre, pour se défendre, mais, en même temps, pour assurer la paix de l'Europe. Après une inutile tentative de conciliation faite par Alberoni essaya une double diversion en organisant une expédition en Écosse, et en encourageant un soulèvement en Bretagne. Une flotte partit de Cadix, sous le commandement du comte d'Ormond, avec un corps de débarquement de 5.000 hommes, que le Prétendant, appelé d'Italie, devait rejoindre. Mais une tempête s'éleva dans le golfe de Biscaye le 7 mars ; les navires espagnols furent désemparés ou dispersés. Deux frégates seulement arrivèrent à destination le 16 avril. Les Français, sous le commandement de Berwick, franchirent
Comme Berwick n'avait pas le matériel qu'il aurait fallu
pour assiéger Pampelune, il revint en France, afin de passer en Catalogne. Il
s'empara d'Urgel le 12 octobre et investit Rosas ; mais, ne recevant pas
d'artillerie, il se retira en Roussillon pour prendre ses quartiers d'hiver,
à portée de La diversion de Bretagne ne réussit pas mieux que celle
d'Écosse. Les États de Bretagne avaient refusé, en 1717, de voter le don gratuit.
Ils reprochaient au gouverneur de Montesquiou de violer les essentiels
privilèges de la province, le libre vote des impôts, et de rompre ainsi le
contrat qui les liait à Au mois d'avril 1719, une conspiration s'organisa dans une
assemblée tenue à l'abbaye de Lanvaux, à quatre lieues au nord d'Auray. M. de
Lambilly proposa de demander l'appui de l'Espagne. Une seule voix se rangea à
son avis ; il n'en prit pas moins sur lui d'envoyer à Philippe V, à la fin de
mai 1719, un messager nommé Mélac-Hervieux, qui se donna comme député de la
noblesse bretonne. Philippe promit des troupes aux Bretons et donna en juin 1719
Les révoltés Bretons se préparèrent à la guerre contre le
roi de France ; ils nommèrent les chefs de leur future armée : Coué de Salarum,
commissaire général, Le Gouvello de Kerantré, maréchal de camp, de Lambilly,
intendant et trésorier général. Les évêchés de Bretagne étaient des
subdivisions militaires dont les chefs formaient une sorte de conseil de
guerre. Devant ce conseil parut Mélac-Hervieux, arrivant d'Espagne avec des
propositions de Philippe V qui furent acceptées. De Santander, un Français avertit le Régent des mouvements
espagnols ; de Nantes, le subdélégué Mellier, mis au courant par un traître,
révéla la conspiration. Ce fut alors une débandade. Quelques seigneurs
compromis s'embarquèrent à Lokmariaker et gagnèrent l'Espagne ; d'autres
furent arrêtés et traduits devant une chambre royale, tribunal exceptionnel
créé à Nantes pour les juger en octobre IV. — LE RAPPROCHEMENT DE PAR tous ces événements, la politique espagnole était condamnée. Albéroni, quand il vit le territoire espagnol envahi et les complots de France déjoués, essaya de traiter avec l'Empereur et les Anglais ; mais les alliés s'étaient engagés à faire de sa disgrâce la première condition de la paix. Philippe V lui donna l'ordre de sortir du royaume en novembre 1719. L'ambassadeur d'Espagne à Dès lors les dispositions du Régent et de Dubois
changèrent à l'égard de l'Espagne ; du rapprochement auquel ils l'avaient
contrainte, ils tâchèrent de faire une alliance intime. L'ambassadeur de
Philippe V à Paris, Patricio Laulès, continua quelque temps de lui
représenter que Philippe V se ralliait à l'idée de l'alliance intime. Il proposa le double mariage de sa fille unique, l'infante Marie-Anne-Victoire, avec Louis XV, et de son fils acné, l'infant don Luis, avec Mlle de Montpensier, fille du Régent. Le Régent accueillit tout de suite cette proposition. Un matin, raconte Saint-Simon, il annonça au Roi la grande nouvelle. Louis XV — il avait alors onze ans — pleura à l'idée de prendre pour femme une enfant de trois ans. Son précepteur Fleury eut beaucoup de peine à le faire consentir. Le Conseil de Régence se tint dans l'après-midi. Assis tous en place, dit Saint-Simon, tous les yeux se portèrent sur le Roi qui avait les yeux rouges et gros, et avait l'air fort sérieux. Il y eut quelques moments de silence, pendant lesquels M. le duc d'Orléans passa les yeux sur toute la compagnie, qui paraissait en grande expectation ; puis les arrêtant sur le Roi, il lui demanda s'il trouvait bon qu'il fit part au Conseil de son mariage. Le Roi répondit un oui sec en assez basse note, mais qui fut entendu des quatre ou cinq plus proches de chaque côté, et aussitôt M. le duc d'Orléans déclara le mariage et la prochaine venue de l'Infante, ajoutant tout de suite la convenance et l'importance de l'alliance, et de resserrer par elle l'union si nécessaire des deux branches royales, si proches, après les fâcheuses conjonctures qui les avaient refroidies. Il fut court, mais nerveux, car il parlait à merveille... Le jour même une dépêche partait pour Madrid annonçant le consentement du Roi[3]. Philippe V, au reçu de la nouvelle, fit chanter un Te Deum. Il écrivit à sa fille, l'enfant de trois ans : Je ne veux pas que vous appreniez par un autre que par moi-même, ma très chère fille, que vous êtes reine de France. J'ai cru ne pouvoir mieux vous placer que dans votre même maison, et dans un si beau royaume. Je crois que vous en serez contente. Pour moi, je suis si transporté de joie de voir cette grande affaire conclue que je ne puis vous l'exprimer, vous aimant avec toute la tendresse que vous ne sauriez vous imaginer. Donnez à vos frères cette bonne nouvelle, et embrassez-les bien pour moi. Je vous embrasse aussi de tout mon cœur[4]. Les démarches officielles furent faites tout de suite. Le
duc d'Ossone se rendit à Paris, et le duc de Saint-Simon en Espagne.
L'échange de l'Infante et de Mlle de Montpensier eut lieu sur Telle fut la politique de V. — CE fut aussi Dubois qui dirigea la politique
ecclésiastique de Dubois pensa que les Jésuites pouvaient lui venir en aide, et fit savoir à Rome, par son envoyé, le P. Lafitteau, qu'il était en mesure de mettre le Régent en bon accord avec les Jésuites et le Saint-Siège. A Rome, pour lui tendre un piège et le déconsidérer s'il acceptait, on se déclara prêt à lui donner le chapeau que l'on enlèverait à Noailles, l'archevêque janséniste de Paris. Mais il répondit qu'on ne pouvait ôter à l'archevêque la dignité que le prélat devait à la nomination du Roi. L'Angleterre fit un nouvel effort. Le 21 octobre 1719, le
roi George demanda personnellement au Régent d'appuyer Dubois à Rome, et, le
29 novembre, le Régent décida enfin d'écrire à Clément XI. Mais le Pape ne se
laissa pas convaincre ; et l'affaire paraissait très compromise quand
l'ambassadeur impérial à Londres, Pentenriedler, fut transféré à Paris. A
peine installé dans son nouveau poste, il prétendit reprendre en sous-œuvre
l'affaire du chapeau, et, à la nouvelle que le cardinal de Il portait le petit collet, et on l'appelait l'abbé parce
qu'il possédait des abbayes ; mais il n'avait pas reçu les ordres. Il fallut
qu'il se fit administrer coup sur coup le sous-diaconat, le diaconat et la
prêtrise. Un de ses neveux, chanoine de Saint-Honoré, lui apprit à dire la
messe, qu'il dit le jour de son sacre pour la première fois. Le sacre,
célébré le 9 juin 1720, dans l'église du Val-de-Grâce, fut magnifique. Le
Régent s'y trouva avec toute Le nouvel archevêque, pensant toujours au chapeau, essaya de réconcilier les Jansénistes et
les Molinistes. Il détermina les chefs du parti de Noailles publia alors son mandement ; mais aussitôt les Jansénistes le traitèrent de renégat. Les passions s'enflammèrent ; des listes d'appelants au futur concile circulèrent ; dans l'une d'elles on lisait : Le Roi est maître de nos biens et de nos personnes ; il ne l'est pas de nos consciences. Les appelants paraissant de nouveau persécutés, le gros public se déclara pour eux. On raconte qu'une servante, rencontrant un prêtre constitutionnaire qui portait le viatique à un malade, s'agenouilla et s'écria : Ô mon Dieu ! je vous adore, quoique vous soyez entre les mains d'un hérétique ! Les Jansénistes n'étaient pas moins exaltés en province qu'à Paris, comme l'atteste ce dialogue entre un chanoine de Marseille, au temps où la peste ravage la ville[5], et une supérieure de couvent suspectée de jansénisme : C'est à vous, dit le chanoine, que M. l'Évêque attribue les fléaux qui affligent son diocèse ; l'abbesse réplique : Ainsi les païens accusaient autrefois les chrétiens de tous les maux de l'Empire, parce qu'ils n'adoraient pas leurs idoles. Mais Dubois, ayant accordé les chefs des deux partis,
devenait très fort contre les opposants. Il fit condamner, par arrêt du
Conseil, l'appel qu'en 1717 les évêques de Mirepoix, Seriez, Montpellier et
Boulogne, avaient interjeté de Rome refusa pourtant le chapeau
tout le temps que vécut Clément XI. Quand le pape mourut en 1721, Dubois se
démena pour obtenir l'élection d'un pontife plus docile. Par l'entremise de
Lafitteau, il négocia avec les cardinaux Gualterio et Albani ; il envoya
30.000 écus au cardinal de Rohan, pour se créer des partisans, fit partir
pour le conclave les cardinaux français de Bissy, de Polignac et de Mailly,
enfin envoya un homme de confiance, l'abbé de Tencin, chez le cardinal Conti,
qui était un des papables, pour lui promettre l'appui des Français sous la
condition qu'il donnerait la pourpre à Dubois. Conti promit et signa sa
promesse. Une fois pape, sous le nom d'Innocent XIII, il tarda à s'exécuter.
Dubois faisait l'indifférent ; il écrivait à Tencin : Il n'y a point de coiffure qui me paraisse aujourd'hui plus
extravagante qu'un chapeau de Cardinal.... Mais il ajoutait : La rage et la noirceur de ceux qui nous traversent me
mettent en fureur. Cependant il envoya encore Enfin Dubois est fait Cardinal, et, le 25 juin 1721, le duc d'Orléans le présente au Roi comme le prélat auquel Sa Majesté doit la tranquillité de son État et de l'Église de France. De cette promotion, comme du sacre, comme de toutes les choses qui se passaient à cette étrange époque, Paris s'amusait. On chantait : Que chacun se réjouisse ! Admirons Sa Sainteté Qui transforme en écrevisse Ce vilain crapaud crotté. Après un si beau miracle Son Infaillibilité Ne doit plus trouver d'obstacle Dans aucune Faculté. VI. — DUBOIS, sans s'émouvoir, poursuivit son chemin. Cardinal comme l'avaient été Richelieu et Mazarin, il voulut devenir, comme eux, premier ministre, c'est-à-dire placer les ministres et secrétaires d'État, ses collègues, sous son autorité, donner une orientation uniforme à l'administration, faire converger, comme il disait, toutes les parties du Gouvernement vers un point fixe. Il crut utile d'entrer d'abord au Conseil de Régence, qui subsistait toujours dans sa forme première. Mais, pour ne soulever aucun débat qui lui fût personnel au sujet du rang qu'il prétendait y tenir, il commença par y introduire le cardinal de Rohan. Rohan réclama la préséance sur les ducs et pairs et sur les maréchaux ; ceux-ci se retirèrent, et le chancelier d'Aguesseau les suivit. Comme le Conseil ne comprenait plus que des princes, à qui les cardinaux ne disputaient pas le rang, Dubois y entra. L'ambition qu'il avait d'être premier ministre fut secondée
par le Régent. L'époque de la majorité du Roi approchait, et le Régent ne
pensait pouvoir conserver son autorité une fois le Roi majeur, que par
l'intermédiaire d'un homme à lui. Peut-être craignait-il de heurter
l'opinion, en restaurant pour lui-même les fonctions de premier ministre.
Dubois lui remit un mémoire où il exposait que, s'il était nécessaire de
laisser à chacun des secrétaires d'État leurs attributions particulières, il
ne l'était pas moins de concerter avec eux journellement les résolutions de
son Altesse Royale et d'éviter les inconvénients
d'un gouvernement partagé. Le 22 août 1722, des lettres patentes
firent Dubois premier ministre. Le Régent conservait la présidence du Conseil
de Régence ; il devait présider aussi les Conseils des dépêches et des
finances, rétablis sous la forme où ils étaient avant Quand le Roi devint majeur le 16 février 1723, le duc d'Orléans lui remit ses pouvoirs ; Dubois fut confirmé dans les siens, et, en sa faveur, Louis XV érigea de nouveau en charge le secrétariat d'État des Affaires étrangères. Le Conseil de Régence disparut, et à sa place fut rétabli l'ancien Conseil d'en haut, où siégèrent le Roi, les ducs d'Orléans et de Chartres, le duc de Bourbon, Dubois et le précepteur du Roi, Fleury. Dubois eut encore l'honneur d'entrer à l'Académie. Le jour
où il y fut reçu, l'évêque de Soissons, Languet, lui dit en parlant de C'est en cette pleine gloire que la mort s'annonça. On sut
dans Monsieur de Visitant le Cardinal, Dit : C'est à la vessie Que Son Éminence a mal ! Dubois mourut le 10 août 1723, âgé de soixante six ans. Le duc d'Orléans fut déclaré Premier Ministre ; mais il était devenu de plus en plus indifférent à toutes choses ; les plaisirs l'avaient usé. Le 2 décembre, il mourut d'apoplexie. |
[1] SOURCES. Saint-Simon (t. XIII, XIV, XV, XVII, XVIII et XIX), Buvat, Villars (t. IV), Moufle d’Angerville, déjà cités.
Recueil historique d'actes, négociations, mémoires
et traitez depuis la paix d'Utrecht jusqu'au second congrès de Cambray
inclusivement, par M. Roussel. 21 vol.,
OUVRAGES A CONSULTER : Lemontey, Lacretelle, .lobez, Michelet, Wiesener. Baudrillard (Alf.), Aubertin, Rocquain, Perey (Le président Hénaut) déjà cités.
E. Bourgeois, Manuel historique de politique
étrangère, t. I, Paris, 1898. Flassan (de), Histoire générale et
raisonnée de la diplomatie française, Paris et Strasbourg, 1811, 2e édit.,
7 vol. Le droit public de l'Europe fondé sur les traités conclus jusqu'en
l'année 1740, s. l., 1746, 2 vol. (Mably). Coxe, L'Espagne sous les rois
de la maison de Bourbon depuis Philippe V jusqu'a la mort de Charles III
(1700-1788), trad. Muriel, Paris, 1827, 6 vol. t. I à III. Seilhac (de), L'Abbé
Dubois, premier ministre de Louis XV, Paris, 1862. Bliard (le Père P.), Dubois
cardinal et premier ministre (1656-1723), Paris, t. I, 1901. Chéruel, Saint-Simon
et l'abbé Dubois (Revue historique, t. I, 1876). Lord Mahon
(Stanhope), History of England from the peace of Utrecht to the peace of
Versailles (1713-1783), 7 vol., 1836-1853, t. I et II. Lecky, History of
England in the eighteenth centary, 1878-1890, 8 vol. Weber, Die
Quadrupel-Allians vom Jahre 1718, Vienne, 1887. Legrelle, La diplomatie
française et la succession d'Espagne (1659-1725), Paris, 1888-1892, 4 vol.,
t. III et IV. Campardon, Préface du Journal de Buvat. Carné (de), Les
Etats de Bretagne et l'administration de cette province jusqu'en 1789,
Paris, 1868 et 1875, 2e éd., vol. in-8°, t. II.
[2] D'après Saint-Simon et D'Argenson, Dubois se serait vendu aux Anglais. Or, ni les documents britanniques, ni la correspondance de Dubois ne permettent de le supposer. L'Angleterre n'avait d'ailleurs pas besoin d'acheter un homme qui recherchait son alliance avec ardeur. Il est intéressant de constater que Dubois, au contraire, essaya d'acheter Stanhope. Il a versé de l'argent en Angleterre et en Hollande.
[3] Le Régent attendit de dix à douze jours avant de déclarer le mariage de sa fille avec le prince des Asturies, sentant bien quelles jalousies il allait soulever contre sa personne et sa maison.
[4] Les fils de Philippe V étaient au nombre de quatre. Les deux alliés, don Luis et don Ferdinand étaient nés de la feue Reine Marie-Louise, et avaient, le premier dix ans, le second neuf ans ; les deux autres, fils d'Elisabeth Farnèse, étaient don Carlos et don Philippe, le premier âgé de cinq ans, le second d'un an.
[5] Un navire de commerce, venant de Saïda, avait abordé à Marseille le 15 mai 1720, et y avait apporté la peste. Une mortalité effroyable avait sévi ; les gens aisés s'enfuyaient, les autres étaient menacés de famine. La peste atteignit les villes voisines, Arles et Toulon. Le Gévaudan fut contaminé, le Dauphiné menacé. L'évêque Belzunce, prélat constitutionnaire, attribuait la peste à la colère divine, encourue par l'existence du Jansénisme à Marseille.