HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE PREMIER. — LA RÉGENCE ET LE MINISTÈRE DU DUC DE BOURBON.

CHAPITRE PREMIER. — LE GOUVERNEMENT DÉLIBÉRATIF DES CONSEILS[1].

 

 

I. — LE TESTAMENT DE LOUIS XIV.

LE testament de Louis XIV fut présenté au Parlement de Paris le 2 septembre 1715, lendemain de la mort du Roi. Il établissait, comme on a vu au précédent volume, un Conseil de Régence. Ce Conseil comprenait le duc d'Orléans, le duc do Bourbon, pour le jour où ce prince, qui avait vingt-trois ans, en aurait vingt-quatre, le duc du Maine et le comte de Toulouse, bâtards du Roi défunt, les maréchaux de Villeroy, d'Huxelles, de Tallard, d'Harcourt, les ministres ou secrétaires d'État en fonction. Le Conseil devait pourvoir à toute vacance parmi ses membres. Le duc d'Orléans présidait, mais n'avait de suffrage prépondérant qu'en cas de partage égal des voix. Le Conseil avait droit de délibérer sur toutes les affaires, et de nommer à tous emplois ou commissions, depuis les dignités d'évêques ou d'archevêques, jusqu'aux plus bas grades de l'armée, jusqu'aux petits offices de finance et de judicature. Il était impossible au Régent de s'insurger contre le Conseil ; car le testament donnait au duc du Maine, avec la surintendance de l'éducation du Roi, le commandement des troupes de la Maison.

Ainsi Louis XIV, qui ne pouvait avoir oublié le testament de Louis XIII et ce qu'il en advint, essaya pourtant de se survivre en disposant de l'avenir ; et par une singulière inconséquence, lui, l'instaurateur de la pleine autorité monarchique, il prétendait instituer un régime où le chef de l'État était dominé par l'oligarchie d'un Conseil.

Deux adversaires se trouvent alors en présence, le duc du Maine et le duc d'Orléans. Le premier s'appuie sur la vieille Cour, c'est-à-dire sur le parti de Mme de Maintenon, sur les Ultramontains, le Pape et l'Espagne. Le second a pour lui la sympathie des Jansénistes, par conséquent du Parlement, celle des Pairs, et, en général, de tous les mécontents du dernier règne, et des jeunes ; il s'appuie, au dehors, sur George Ier d'Angleterre.

Le Régenta, très intelligent, très instruit, capable de parler en connaisseur politique et finance, musique et peinture, chimie, médecine, ou mécanique, était débauché, indifférent au bien et au mal, sans ambition, sans haines, sans le ressort que ces sentiments inspirent, incapable de suite dans rien, inappliqué, timide à l'excès. Abandonné à lui-même, il aurait sans doute subi le régime du testament ; mais il était le chef d'une cabale qui ne pouvait permettre qu'il s'y résignât. Son ami, le duc de Saint-Simon, et son ancien précepteur, l'abbé Dubois, le décidèrent à agir.

Le 2 septembre 1715, le Parlement, garni des Pairs, s'assembla. Le testament fut ouvert et lu. Le duc d'Orléans, d'une voix basse, hésitante et troublée, déclara ne pouvoir gouverner avec un Conseil de Régence qu'il n'aurait pas choisi. Le duc du Maine, qui avait plus peur encore que le Régent, soutint qu'il ne pouvait prendre la charge de l'éducation du Roi s'il n'avait le commandement de la Maison. Ils en vinrent à se quereller sur le degré de confiance que leur aurait témoignée le feu roi ; ils furent à ce point ridicules qu'on les pria de sortir pour aller continuer leur dispute dans une chambre voisine. Quand le duc d'Orléans rentra, il avait pris de l'assurance. Il dit n'avoir pu s'entendre avec son adversaire, promit au Parlement de lui rendre le droit de remontrances, et annonça l'établissement d'un gouvernement où des conseils particuliers prendraient la place des secrétaires d'État. On l'applaudit ; le Premier Président recueillit les opinions ; un arrêt déclara le duc d'Orléans Régent de France, avec le droit de constituer à son gré le Conseil de Régence et les Conseils qu'il jugerait nécessaires, d'accorder à qui bon lui semblerait charges, emplois, bénéfices et grâces. Le duc du Maine serait surintendant de l'éducation du Roi ; mais le Régent aurait le commandement de la Maison militaire.

Le 12 septembre, le petit Roi, — il avait cinq ans, — alla tenir un lit de justice. Pour que la décision du 2 septembre fût valable, il fallait en effet que Louis XV la validât. Il s'assit, ayant à ses pieds le duc de Tresmes, à sa droite le duc de Villeroy, son gouverneur, et à sa gauche sa gouvernante, Mme de Ventadour, assis sur des tabourets, au bas des degrés du trône ; deux massiers et six hérauts s'agenouillèrent. Le chancelier Voysin parla de l'accablement où la mort de Louis XIV avait jeté tout le monde ; il loua les vertus de Louis XV et l'esprit sublime du Régent. Le Premier Président, qui avait intrigué pour le duc du Maine, proclama le Régent l'ange tutélaire de l'État ; les gens du Roi prirent leurs conclusions, et l'annulation du testament fut définitivement prononcée.

 

II. — L'ORGANISATION DES CONSEILS (1715).

DES déclarations du 15 septembre annoncèrent une sorte de révolution dans le gouvernement : en conséquence de la promesse faite dans la séance du 2 septembre, les Cours souveraines recouvrèrent le droit de remontrances ; le Chancelier, le Contrôleur Général et les secrétaires d'État furent remplacés par des Conseils.

Le Contrôleur Général Desmaretz fut mis à l'écart sans compensation. Le chancelier Voysin qui avait, par avance, révélé au Régent la teneur du testament, fut pourvu d'une place au Conseil de Régence. Quant aux secrétaires d'État, propriétaires de leurs charges, ils demeurèrent nécessairement en possession de leur titre de propriété. On aurait pu rembourser leurs brevets de retenue, par lesquels le Roi avait fixé les sommes qu'auraient à leur payer leurs successeurs ; mais on ne remboursa que le brevet du secrétaire d'État des affaires étrangères, Torcy, à qui on versa 800.000 livres. Le secrétaire d'État chargé des affaires de la religion prétendue réformée, La Vrillière, le secrétaire d'État de la Maison du Roi et de la Marine, Pontchartrain, le secrétaire d'État de la guerre, qui était le Chancelier Voysin, firent donc de leur titre sans fonction ce qu'ils voulurent. La Vrillière le conserva ; Pontchartrain le passa à son fils, Maurepas, alors âgé de quatorze ans ; Voysin le céda pour 400.000 livres au conseiller d'État d'Armenonville. Les détenteurs de titres de secrétaires d'État espéraient voir un jour avorter le nouveau régime, et remettre alors en vie ce que Saint-Simon appelle la carcasse inanimée de leurs charges.

Rien n'était plus opposé à l'esprit du gouvernement de Louis XIV que le régime des conseils. On voulait en effet faire du nouveau, faire le contraire. On était las du régime d'autorité, qui avait été cause de tant de misères. Mais que mettre à la place ? L'opposition avait fait bien des projets, et même bien des rêves, dans les dernières années de Louis XIV. Les Français enviaient au peuple anglais ses libertés politiques : C'est chose inconcevable, écrivait de Paris Lord Stairs, l'ambassadeur d'Angleterre, combien ils détestent ici leur condition, et raffolent de la nôtre. Mais personne n'avait la conception précise de ce que pourrait être chez nous une représentation nationale. Les États généraux, comme toutes les anciennes institutions de la France, étaient bien oubliés. Les problèmes de l'organisation politique n'avaient pas encore été discutés dans le public ; rien n'était prêt pour une grande réforme.

Ce qu'on va essayer, c'est d'appliquer des idées écloses dans l'entourage du duc de Bourgogne, et dont Saint-Simon a été un des principaux inspirateurs : briser les secrétaires d'État, ces marteaux de l'État, qui avaient mis la noblesse en poudre, appeler la haute noblesse à participer au gouvernement par le moyen de conseils dont le personnel serait aristocratique. Chose singulière ; ce régime ressemblait fort à celui de l'Espagne, où il avait produit de si mauvais effets. Il ne convenait guère à la France, et l'ambassadeur d'Espagne à Paris, Cellamare, vit tout de suite qu'il n'y réussirait pas. Les Français, dit-il, ont habillé leur gouvernement à l'espagnole ; mais la golille[2] leur ira aussi mal que la cravate nous allait mal à nous-mêmes au début.

Les Conseils institués en vertu de la Déclaration du 15 septembre furent au nombre de sept.

Le Conseil général de Régence, présidé par le Régent, a pour objet toute l'étendue du gouvernement. Devant lui sont portées les matières qui auront été réglées dans les autres Conseils, appelés particuliers, afin qu'il puisse concilier les vues différentes.

Le Conseil des Affaires du dedans du royaume, connaît des affaires administratives et contentieuses des pays d'élections.

Le Conseil de Conscience est chargé des règlements sur la discipline ecclésiastique, veille au maintien des droits de la Couronne, confère les bénéfices, prononce sur les disputes théologiques soulevées dans les universités, sur les élections aux bénéfices soumises à l'approbation du Roi ; il surveille les communautés séculières et régulières.

Le Conseil de Guerre délivre leurs pouvoirs et leurs provisions aux maréchaux de France, lieutenants généraux, brigadiers, gouverneurs, lieutenants du Roi : il dresse l'état des officiers à placer et à remplacer, contrôle les marchés de vivres et de fourrages, et les transports, les approvisionnements d'armes et l'habillement ; il a la comptabilité de la guerre, pourvoit à la solde, aux envois de fonds, et règle tous les comptes des fortifications.

Le Conseil de Marine a la direction des travaux d'établissement, d'agrandissement, de défense et d'entretien des ports, des havres, rades et arsenaux maritimes. Il pourvoit à la sûreté des côtes et des navires de commerce, protège les négociants et assure le maintien de leurs privilèges. Il protège les Lieux saints, procède au rachat et aux échanges d'esclaves, délibère sur la marine du Levant et du Ponant, sur les galères, les consulats et les colonies.

Le Conseil de Finance traite des brevets de la taille, de toutes les impositions ou décharges d'impositions, et il examine les baux des fermes.

Le Conseil des Affaires étrangères dirige la diplomatie.

En outre, un Conseil de Commerce, institué le dernier, par une Déclaration du 14 décembre 1715, a pour attributions tout ce qui concerne le commerce intérieur et extérieur et les manufactures du royaume.

Le duc d'Orléans fit entrer au Conseil de Régence le duc de Bourbon, bien que le testament l'en écartât comme trop jeune ; puis plusieurs personnages que leur état, dit Saint-Simon, ne permettait pas d'en exclure, le duc du Maine, le comte de Toulouse, le maréchal de Villeroy, le maréchal d'Harcourt. Il y appela, comme on a dit, le chancelier Voysin, Torcy, dont il jugeait ne pouvoir se passer. Il crut qu'il y avait intérêt pour lui, et sans doute pour l'État, à garder dans le régime nouveau des hommes qui, comme Torcy, savaient les affaires. Il leur adjoignit son ami personnel, Saint-Simon, le maréchal de Besons, et un ancien évêque de Troyes, Chavigny. La Vrillière et Pontchartrain assistèrent aux séances du Conseil, comme secrétaires, sans voix délibérative.

Sauf Desmaretz, tous les derniers ministres de Louis XIV faisaient partie du Conseil général de Régence.

Les autres Conseils devant comprendre chacun dix membres, le Régent put satisfaire nombre de convoitises. Il donna la présidence du Conseil du dedans au duc d'Antin, celle du Conseil des affaires étrangères au maréchal d'Huxelles, celle du Conseil de guerre au maréchal de Villars, celle du Conseil de marine au comte de Toulouse, celle du Conseil de finance au duc de Noailles. Il fit du cardinal de Noailles, oncle du duc, le chef du Conseil de conscience, ce qui était provoquer une réaction contre l'ancienne politique religieuse ; car Noailles était l'homme des Jansénistes, si durement traités sous le dernier règne. Des Jansénistes marquants, l'abbé Pucelle, l'abbé Dorsanne, entrèrent au Conseil de conscience. Le Régent ouvrit le Conseil de guerre au duc de Guiche, aux marquis de Biron, de Lévis, de Puységur et de Joffreville, et celui de marine aux marquis de Coëtlogon et d'O.

Partout à côté des gens d'épée, il mit des gens de robe : dans les Conseils de guerre et de marine, les intendants Le Blanc, Saint-Contest, Bonrepos, Vauvré ; dans le Conseil de finance, les conseillers d'État Rouillé du Coudray et Le Pelletier des Forts, les maîtres des requêtes Gilbert des Voisins et d'Ormesson, le président aux enquêtes Dodun.

Voilà donc en présence les deux noblesses, la noblesse de robe et la noblesse d'épée, et aussi le régime ancien que représentent les ci-devant ministres, les secrétaires d'État, les intendants, et le régime nouveau que représentent les grands seigneurs. L'antagonisme était certain. Les gens de robe, qui savaient leur valeur et la médiocrité de leurs nobles collègues, n'entendirent pas se laisser primer par eux. Ils contestèrent la préséance à qui n'était pas au moins prince ou duc. Ils refusèrent de rapporter debout, au Conseil de Régence, à moins que tous les non princes ou non ducs ne se tinssent aussi debout. Le Régent dut chercher des échappatoires pour ne pas avoir à se prononcer sur leurs prétentions.

 

III. — L'ŒUVRE DES CONSEILS, LE CONSEIL DE FINANCE ET LE DUC DE NOAILLES (1715-1718).

L'ŒUVRE des Conseils n'est pas sans intérêt. Le Conseil du dedans a organisé le corps des Ponts et Chaussées, qui a rendu de si grands services au larme siècle. Il l'a composé de vingt et un ingénieurs, qu'il a placés sous l'autorité de trois inspecteurs, d'un inspecteur général premier ingénieur, et d'un Directeur Général, le marquis de Beringhen. Le Directeur centralisait la correspondance des ingénieurs et des intendants, faisait dresser les devis de travaux, les états de dépenses, visait les certificats de réception de travaux. On a vu au volume précédent l'état des routes et des ponts. Leur délabrement venait de l'insuffisance d'ingénieurs et du manque d'argent. Les ponts construits au moyen âge tombaient en ruines. En 1714 s'écroule celui de Charenton, en 1716 ceux de Blois et de Saumur, en 1719 celui de Pirmil, à Nantes. Le Corps des Ponts et Chaussées relèvera le pont de Blois, le pont de Pirmil, restaurera les ponts de Charenton, de Château-Thierry, de Toulouse, construira le pont du Rhône, à Lyon ; il dirigera les premiers essais d'une route de Clermont-Ferrand à Montpellier, rectifiera la route de Bordeaux à Bayonne, élargira le canal de Briare.

Le Conseil de conscience fut celui qui attira le plus l'attention du public.

Les Jansénistes, qui avaient soutenu le duc d'Orléans contre le duc du Maine par haine des Ultramontains, avaient applaudi au choix fait du Cardinal de Noailles pour présider ce Conseil. ils entreprirent de l'entraîner plus loin qu'il n'aurait voulu aller. Le Cardinal envoya à Rome deux agents pour négocier une entente ; mais la Faculté de Théologie de Paris ouvrit les hostilités en déclarant la Bulle Unigenitus enregistrée, mais non acceptée. Les évêques opposants de Mirepoix, de Sens, de Montpellier et de Boulogne soutinrent qu'elle renversait les fondements de la morale chrétienne, et ils expédièrent au Pape un huissier du Châtelet qui, au Vatican même, et parlant à sa personne, lui remit un appel contre la Bulle signé devant notaires (1717). Des chanoines, des curés, des religieuses en appelèrent aux Parlements des excommunications que leurs évêques avaient prononcées contre eux. Les magistrats bretons donnèrent le signal de la guerre contre les Jésuites, en leur ordonnant de faire la déclaration de leurs biens. Des brochures excitaient les Jansénistes à se confédérer. Le Conseil de conscience était saisi d'une requête où l'on demandait la reconstruction de Port-Royal aux dépens des Jésuites ; Noailles retirait à la Compagnie le droit de prêcher, de confesser, même de faire des catéchismes et l'on chantait dans Paris :

La grâce efficace a pris le dessus.

Les enfants d'Ignace ne confessent plus :

Ils sont chus dans la rivière,

Laire lanla,

Ils sont chus dans la rivière

Ha ! qu'ils sont bien là !

Laire lanla.

Fatigué de tant de bruit, le Régent, par une déclaration du 7 octobre 1717, fit injonction aux Parlements de poursuivre et de punir les auteurs de livres, libelles, ou mémoires. A ce moment, le cardinal de Noailles, dont la négociation avec le Saint-Siège n'avait pas réussi, se retira du Conseil de conscience, et publia un appel de la Constitution, que, sans oser d'abord le rendre public, il avait consigné sur les registres de son secrétariat. Aussitôt appelèrent, comme lui, le chapitre de Notre-Dame, presque tous les curés de Pris et du diocèse, des communautés séculières et régulières, et une foule d'ecclésiastiques, dont les noms furent proclamés, dit Saint-Simon, avec le bruit et le fracas que l'on peut se représenter.

Pendant que se rallumait ainsi la querelle janséniste. le Conseil de Conscience continuait les rigueurs contre les protestants. Les défenses de vendre leurs biens leur furent renouvelées. Dans les environs de Montauban et à Anduze, des dragons surprirent des assemblées où l'on chantait des psaumes, opérèrent de nombreuses arrestations, et les magistrats condamnèrent les délinquants soit aux galères, soit à la détention perpétuelle. Cependant Noailles avait eu quelques velléités libérales envers les protestants ; peut-être avait-il un instant songé à revenir sur la révocation de l'édit de Nantes. Il a du moins indiqué cette idée dans un rapport du 17 juin 1717.

Le Conseil de finance se trouva aux prises avec les plus terribles difficultés. A la mort de Louis XIV, il y avait en tout et pour tout sept à huit cent mille livres dans la caisse des Fermes générales, pour acquitter les arrérages du passé, et fournir, à l'Hôtel de Ville, des payements de quarante mille écus par jour. Les revenus de l'exercice étant évalués à cent soixante-cinq millions, et diverses dépenses spéciales ou des remises d'impôts en absorbant quatre-vingt-seize, le Trésor ne disposait que de soixante-neuf millions pour faire face à une dépense générale de cent quarante-sept millions, ce qui déterminait un déficit de soixante-dix-huit millions. Pour comble de misère, des soixante-neuf millions qui restaient à encaisser, cinq seulement étaient libres ; le reste était absorbé par des anticipations. Sur les revenus de 1716, huit ou dix millions seulement paraissaient disponibles ; presque la moitié des revenus de 1717 était aussi dépensée. Pour vivre, le gouvernement se trouvait réduit à emprunter quelques millions à des financiers.

Au total, le Conseil de Finance devait faire face aux charges suivantes :

Billets de toute espèce, énumérés dans la Déclaration du 1er avril 1716 : 596.696.959 livres ;

Sommes dépensées par anticipation : 137.222.259 livres ;

Sommes dues aux fournisseurs de la Cour, aux pensionnaires de l'État, aux créanciers du munitionnaire Fargès dont les fournitures n'avaient pas été payées, etc. : 185.000.000 livres; ;

Rentes constituées (86.009.310 l.), correspondant à un capital d'environ : 2.000.000.000 livres ;

Gages des offices, et augmentations de gages correspondant à un capital de : 542.063.078 livres.

C'était quelque chose comme trois milliards et demi de livres de dettes, soit plus de 10 milliards de notre temps.

Le duc de Saint-Simon conseilla de déclarer le Roi quitte des dettes, c'est-à-dire de faire simplement banqueroute. Les créanciers du Roi, disait-il, sont des financiers, des roturiers enrichis, et la plus grande partie des trois Ordres doit préférer la banqueroute à une augmentation des impôts. Toute l'histoire antérieure explique que Saint-Simon ait pu avoir cette idée. Ceux qui la repoussèrent la considéraient plutôt comme dangereuse que comme déshonnête, et tes banqueroutes partielles, décidées bientôt par le Conseil de finance, équivalurent à peu près à une banqueroute générale.

Le chef nominal du Conseil était le maréchal de Villeroy ; le président effectif, et le principal inspirateur, le duc de Noailles. L'inexpérience de ses collègues et aussi l'expérience consommée de Rouillé du Coudray, son conseiller de tous les jours, firent de lui le principal financier de la Régence.

Très ambitieux, Noailles avait épousé par calcul une nièce de Mme de Maintenon. Spirituel et beau diseur, il ensorcela d'abord tout le monde ; mais, s'il y eut quelques bonnes parties dans son administration, il ne fit guère que manœuvrer la vieille machine et couvrir de formes nouvelles les pratiques anciennes.

La première opération du Conseil de finance fut la révision des effets royaux, laissés dans la circulation par le dernier gouvernement, parmi lesquels les billets de l'Extraordinaire des Guerres, de la Marine et de l'Artillerie, donnés au pair par les trésoriers et les payeurs chargés de la dépense, ou escomptés à perte, par ordre du Roi, dans les besoins les plus urgents. On savait que beaucoup faisaient double emploi ; il fallait donc déterminer avec certitude la nature de chacun d'eux, en même temps qu'établir la somme totale à laquelle ils s'élevaient. Le Conseil, le 7 décembre 1715, confia l'opération de la vérification, le Visa, comme on disait, à quelques-uns de ses membres et à des maîtres des requêtes. Les assignations de toute nature et les ordonnances sur le Trésor antérieures au 1er septembre durent être apportées dans le délai d'un mois devant ces commissaires. Il serait pourvu à la liquidation ou réduction de ces effets, et procédé à leur conversion en d'autres, qui prendraient le nom de billets d'État et porteraient intérêt à 4 p. 100.

Avant l'opération du Visa, il circulait cinq cent quatre-vingt-seize millions d'effets royaux ; après, ils furent représentés par cent quatre-vingt-dix millions de billets d'État. Les porteurs ainsi réduits n'eurent même pas la consolation de posséder une valeur sûre, car le remboursement ne leur étant que promis, et non assuré, les billets baissèrent de 40 p. 100. Ce fut une première banqueroute partielle. Il est vrai qu'elle ne dut. pas être très sensible, vu l'énorme dépréciation que subissaient déjà auparavant les billets d'État.

Une autre manière de banqueroute fut la suppression de tous les offices, dont le prix n'avait été versé par les détenteurs que partiellement : offices de courtiers, chargeurs, botteleurs de foin, mesureurs de grains et de farines, gourmets sur les vins, planchéieurs, contrôleurs de porcs, inspecteurs de veaux, inspecteurs et langueyeurs de porcs, aulneurs de toiles, etc. Louis XIV en avait vendu pour soixante-dix-sept millions à deux mille quatre cent soixante et une personnes, qui se trouvèrent ainsi en partie dépouillées. Le public applaudit à la déconvenue des vaniteux qui s'étaient crus officiers et cessaient de l'être, et il ne s'inquiéta pas du manquement aux engagements pris par le Roi.

Sept intendants de finance et six intendants de commerce furent supprimés, et l'on réduisit arbitrairement les gages des offices créés depuis 1689, bien que la jouissance en eût été vendue à prix d'argent et qu'il n'appartint pas à l'une des parties contractantes de changer à son gré les conventions[3].

L'opération la plus grave du Conseil de finance fut la création d'une Chambre de justice : opération traditionnelle, agréable à la noblesse et à la magistrature, toutes deux ennemies de la finance et du faste des publicains.

La Chambre de justice s'installa aux Grands-Augustins, le 14 mars 1716. Elle était composée de deux présidents à mortier, MM. de Lamoignon et Portail, d'un procureur général à la Chambre des Comptes, M. Fourqueux, de six maîtres des requêtes, dix conseillers au Parlement, huit maîtres des comptes et quatre conseillers à la Cour des Aides. Elle procéda de la façon la plus expéditive. Elle dressa l'état de tous ceux qui, depuis vingt-cinq ans, avaient eu quelque intérêt dans les emprunts, les fournitures, les fermes et les taxes ; elle les convoqua, à l'effet de déclarer la valeur de leurs biens meubles et immeubles, édictant les peines les plus sévères contre les déclarations fausses ou seulement inexactes, et offrant des primes aux dénonciateurs ; elle prononça la confiscation des deux septièmes environ des biens déclarés ; elle usa de la torture, condamna au carcan, à la prison, même à mort.

Devant la Chambre les délateurs pullulent. Samuel Bernard n'échappe aux poursuites que sur l'intervention du Régent ; on dénonce et on poursuit le financier Bourvalais ; on incarcère les notaires qui reçoivent en dépôt l'argent des financiers et refusent de dénoncer leurs clients ; on poursuit quiconque achète quelque chose aux traitants. Il y a des gens qui, pris de panique, se suicident ou essayent de se suicider. Au mois d'avril 1716, un homme d'affaires du Marais, s'ouvre le ventre parce qu'il est cité à la Chambre de justice ; en septembre, le traitant Gruet, condamné à être exposé au pilori, cherche à se pendre dans sa prison ; en octobre, un abbé de Brancaccio, qui a trente mille livres de rentes et craint qu'on ne lui demande d'où vient sa fortune, se jette à la Seine ; en octobre encore, le receveur des francs-fiefs d'Orléans, ayant reçu ordre de l'intendant d'avoir à rendre ses comptes à la Chambre, se noie dans un puits.

La Chambre de justice condamna quatre mille quatre cent dix particuliers à restituer 219.478.391 livres ; mais, suivant la tradition encore, beaucoup obtinrent par faveur des réductions, et l'État ne recouvra pas même une centaine de millions. Un partisan, taxé à douze cent mille livres, reçut d'un grand seigneur l'offre de le tirer d'affaire moyennant trois cent mille : Vous venez trop tard, Monsieur le Comte, répondit-il, je viens de faire marché avec Mme la Comtesse pour cent cinquante mille.

L'opinion publique s'indigna de ces scandales et revira. On plaignit Paparel, trésorier de la gendarmerie, condamné à la détention perpétuelle, et son fils réduit à la misère, tandis qu'un capitaine des gardes du Régent, le marquis de La Fare, enrichi de leurs dépouilles, menait grande vie avec des filles d'Opéra ; on plaignit le faussaire Le Normand, que son geôlier, pour quelques sous, laissait souffleter par tout venant ; on flétrit la Parabère, maîtresse du Régent, qui spéculait sur les arrêts des juges ; on se révolta à l'idée que des agents subalternes des finances fussent pendus en Limousin pour dilapidation, tandis que de plus haut placés se tiraient d'affaire avec de l'argent. La Chambre des Comptes de Paris, les Parlements de Grenoble, de Dijon, d'Aix et de Toulouse s'associèrent aux protestations du public. Puis, les industries de luxe, alimentées par le luxe des traitants, se plaignirent. Noailles, effrayé, fit rendre une ordonnance qui supprima la Chambre de justice en mars 1717.

Conformément à la tradition, toujours, le Conseil de finance s'en était pris aux rentes, au moins à celles qui étaient constituées sur les recettes générales. Comme, en 1713, les rentes sur l'Hôtel de Ville avaient été réduites du denier vingt au denier vingt-cinq, c'est-à-dire converties de 5 à 4 p. 100, le Gouvernement fit observer aux possesseurs de rentes constituées sur les recettes générales qu'ils devaient bien s'attendre à une réduction, le taux de leurs rentes au denier douze étant désormais excessif, et il les réduisit au denier vingt-cinq. En outre, les rentes acquises depuis 1702 autrement qu'en espèces subirent une réduction sur le capital, réduction qui alla jusqu'à la moitié pour celles qui avaient été acquises entièrement en papier. Le bénéfice total pour l'État fut de vingt-quatre millions et demi sur le capital, et de plus de trois millions sur les arrérages.

Noailles hésita, parait-il, quelque temps à pratiquer la refonte des monnaies, mais il y fut contraint par la nécessité. Le 13 août 1715, Louis XIV avait promis de laisser les monnaies sur un pied fixe et immuable ; et, le 12 octobre suivant, le Régent avait renouvelé cet engagement. Or, en décembre, un édit annonça une refonte nouvelle. Les particuliers durent porter louis et écus aux hôtels des monnaies ; les louis, qui valaient quatorze livres, furent reçus pour seize, et les écus de trois livres et demie pour quatre. L'État devait frapper des louis et des écus nouveaux, du même poids, dont il fixait la valeur à vingt et à cinq livres. Le numéraire français s'élevant à un milliard ou douze cents millions, le Conseil se promettait un bénéfice considérable. Mais le public ne porta à la refonte que le tiers des espèces, et le Trésor gagna tout au plus 90 millions. Puis les faux-monnayeurs redoublèrent d'activité, et le commerce, troublé de toutes façons, perdit dix fois plus que ne gagna le Trésor.

Noailles fit au moins un effort pour substituer la taille proportionnelle à la taille arbitraire dont Boisguilbert et Vauban avaient montré tous les vices. Il invita le public à donner son opinion sur la réforme, et il établit une commission, un Bureau de rêverie, — comme on l'appela, — pour examiner les mémoires qui proposeraient les moyens de diminuer les charges de l'État, de faciliter le commerce, de procurer le soulagement du peuple et l'avantage du royaume. Il vint des mémoires du comte de Boulainvilliers, de l'abbé de Saint-Pierre, d'un ancien officier de marine du nom de Renaut et de beaucoup d'autres. La plupart reprenaient les idées de Boisguilbert et de Vauban, et tous concluaient à l'établissement d'une imposition proportionnelle sur le revenu.

Un essai d'imposition proportionnelle fut fait à Lisieux, en vertu d'un arrêt du Conseil du 27 décembre 1717 ; il réussit très bien. Un autre eut même succès à Évreux, en 1718. Pour asseoir l'imposition on établit cette règle que chaque métier ou profession payerait une somme déterminée, que cette somme serait répartie entre les taillables exerçant le métier ou la profession, que chaque individu serait taxé, soit en raison de ses produits, soit en raison du nombre de ses employés. Dans la généralité de Paris, l'imposition échoua ; les paysans résistèrent parce qu'on ne se contenta pas de les imposer pour leur culture ; on voulut les taxer pour le métier que beaucoup d'entre eux y ajoutaient. Le conseil ne jugea pas utile de faire une application générale de l'imposition proportionnelle, et se désintéressa des villes où elle avait réussi. Mais, dans la généralité de La Rochelle, il expérimenta un autre système qui rappelait la Dîme royale : par arrêt du 20 juin 1718 il fit lever une dîme en nature sur les produits de la terre, et une redevance en argent sur les bénéfices tirés du bétail et du métier. Les évaluations des produits et des bénéfices provoquèrent de telles protestations que la réforme fut abandonnée.

Louis XIV avait promis de supprimer le Dixième. Pour être conséquent avec la doctrine de la proportionnalité des charges, on aurait dû le maintenir. On appréhenda de mécontenter les nobles, et un édit du 17 août 1717 déclara le dixième supprimé à partir de janvier 1718. En somme, le Conseil de finance n'avait rien réformé ; il avait pratiqué les banqueroutes partielles. Par une économie rigoureuse, des diminutions de pensions et des suppressions d'offices, Noailles avait un peu relevé les finances. La dette consolidée, pour 73 millions de rente annuelle, était encore de 1.825 millions, la dette flottante de 343 millions. En persistant dans le programme d'économies du duc de Noailles, on pouvait entrevoir le temps où l'État sortirait de ses embarras. Mais cette politique prudente et à lointaine échéance n'était faite pour plaire ni au Régent, ni à l'opinion.

 

IV. — L'ABAISSEMENT DU PARLEMENT DE PARIS (1718).

PEUT-ÊTRE les Conseils auraient-ils disparu plus tôt, si le Parlement de Paris ne leur avait pas fait une opposition que ne voulurent tolérer ni le Régent, ni les deux hommes qui s'apprêtaient à recueillir la succession de ces Conseils, Dubois et Law.

Au Parlement, après le long silence que lui avait imposé Louis XIV, le Régent avait rendu la parole par une promesse faite dans la séance du 2 septembre 1715, et par la déclaration du 15 du même mois. Le Parlement n'avait rien oublié de ses droits ni de ses prétentions. Justement parurent alors les Mémoires de Mme de Motteville et ceux du cardinal de Retz qui ravivèrent le souvenir de la dernière Régence, où le Parlement avait, un moment, tenu tête au Roi. Ces Mémoires tournèrent toutes les têtes. On voulut y reconnaître les contemporains. De l'étranger Law on fit un Mazarin, un Broussel du Premier Président, un Beaufort du duc de Villeroy, et, du parti du duc du Maine, une Fronde nouvelle ; enfin la faiblesse du Régent rappelait celle d'Anne d'Autriche.

En septembre 1717, le Parlement fit des remontrances sur divers édits bursaux et, sur la proposition du président Lambert, par cent vingt-cinq voix contre cinquante, il décida de demander communication des états de revenus et dépenses du Roi depuis l'ouverture de la Régence. Le Régent commença par se fâcher ; mais bientôt il entra en pourparlers avec les magistrats, et appela au Palais-Royal les commissaires qu'ils avaient nommés pour vérifier les édits.

Les commissaires s'assirent autour d'une grande table où présidait le Régent ayant à sa droite le Chancelier, à sa gauche le Premier Président. Le duc de Noailles était là avec ses registres. Le Régent s'exprima avec beaucoup de grâce et de politesse, promettant de donner à ces Messieurs tant d'éclaircissements qu'ils voudraient ; l'on ne pouvait, ajoutait-il, juger sainement ses édits sans connaître la situation laissée par le défunt Roi. Puis Noailles exposa l'état des dettes, et prouva, pièces en main, qu'il était forcé de grappiller de tous côtés. A la fin ce fut, entre le Régent et les Parlementaires, comme un combat d'honnêtetés et de civilités. A vrai dire, le Parlement avait gain de cause, puisqu'on lui donnait communication des affaires d'État.

Pour se débarrasser de cette opposition et de ce contrôle, le Régent voulut mettre à la tête de la magistrature un homme capable de la dompter. D'Aguesseau, chancelier depuis la mort de Voysin (1717), homme d'esprit, cultivé, pieux, paisible, n'était pas propre à cette besogne. En janvier 1718, on lui enleva les Sceaux pour les remettre au lieutenant de police, d'Argenson.

D'Argenson[4] avait fait de la lieutenance de police une sorte de ministère, et, de la police, une inquisition transcendante, dit Saint-Simon, qui donne de lui ce portrait :

Avec une figure effrayante, qui retraçait celle des trois juges des enfers, il s'égayait de tout avec supériorité d'esprit et avait mis un tel ordre dans cette innombrable multitude de Paris, qu'il n'y avait nul habitant, dont, jour par jour, il ne sût la conduite et les habitudes, avec un discernement exquis pour appesantir ou alléger sa main, à chaque affaire qui se présentait, penchant toujours aux partis les plus doux, avec l'art de faire trembler les plus innocents devant lui ; courageux, hardi, audacieux dans les émeutes, et, par là, maitre du peuple.....

D'Argenson s'était assuré des amitiés solides à la Cour, en cachant au feu Roi certaines aventures des fils de grande maison.

Il avait une revanche à prendre contre le Parlement. La Chambre de justice, composée en partie de Parlementaires, avait failli le décréter, sous prétexte de malversation ; plusieurs de ses agents avaient été arrêtés. D'ailleurs, il avait le tempérament antiparlementaire, étant royal et fiscal, ennemi des longueurs inutiles. En même temps que garde des sceaux, il devint président du Conseil de finance. Noailles, en effet, dut quitter cette présidence ; il subordonnait de rétablissement de l'ordre financier au maintien d'une stricte économie, tandis que l'Écossais Law, qu'on retrouvera bientôt, devenu chef d'une banque d'escompte et d'une Compagnie d'Occident, affirmait pouvoir libérer l'État de ses dettes, pourvu qu'on lui permit d'appliquer aux finances d'État les méthodes qui faisaient le succès de sa banque et de sa compagnie. Le Régent se prononça dans le sens de Law, et donna la direction des finances à d'Argenson, dont l'incompétence en cette partie était notoire, mais qui devait laisser libre carrière à Law.

D'Argenson procéda à une nouvelle refonte des monnaies.

Un édit de mai 1718 prescrivit la fabrication de nouveaux louis et de nouveaux écus ; les louis devaient valoir trente-six livres au lieu de dix-huit, et les écus six livres au lieu de quatre livres dix sous. L'édit ajoutait que quiconque apporterait du numéraire à l'Hôtel des Monnaies, et y joindrait, en billets d'État, une somme égale aux deux cinquièmes de son numéraire, serait remboursé du tout en nouvelles espèces.

Le Parlement, qui se sentait menacé par d'Argenson et qui d'ailleurs détestait Law, saisit l'occasion pour prendre contre les deux l'offensive. L'édit de mai n'ayant été porté qu'à la Cour des monnaies, il s'assembla tumultuairement et nomma des commissaires qui conclurent à la convocation de toutes les cours souveraines et demandèrent que l'on consultât sur la refonte des monnaies les six corps des marchands et les principaux banquiers. La Chambre des Comptes, la Cour des Aides, la Cour des Monnaies parlaient d'aller délibérer avec le Parlement.

On peut juger du bruit qu'auraient fait ces corps réunis, par le ton des remontrances arrêtées, le 17 juin, dans le Parlement. L'édit de refonte y est qualifié de spoliation ; les dépenses de chaque particulier vont augmenter, disent-elles, avec le prix des denrées ; l'étranger va faire sur nous des bénéfices immenses, car le Français, en recevant vingt-cinq livres, valeur réelle du marc d'argent, devra rendre à un préteur étranger soixante livres pour s'acquitter ; tout au contraire, l'étranger remboursera chez nous ses dettes au tiers de ce qu'il aura reçu. Trois jours après, le Parlement défendit aux particuliers d'exposer, de livrer ou de recevoir les espèces de nouvelle refonte, les déclarant illégales, puisqu'il n'avait pas enregistré l'édit de mai. Le Régent mit alors dans la bouche du Roi une sévère réponse :

Les lois n'ont besoin que de la volonté seule du souverain pour être lois. Leur enregistrement dans les cours n'ajoute rien au pouvoir du législateur. C'est seulement un acte d'obéissance indispensable dont les cours doivent tenir et tiennent sans doute à honneur de donner l'exemple aux autres sujets.

Mais le Parlement répliqua par des remontrances et rendit, le 12 août, un arrêt interdisant à tous étrangers de s'immiscer directement ou indirectement dans le maniement et administration des deniers royaux. Et il fit instrumenter contre Law, qui alla se réfugier au Palais-Royal.

Il fallut bien recourir au grand moyen, le lit de justice. Le 26 août, le Parlement fut mandé aux Tuileries, où habitait le Roi. Il y alla à pied, espérant sans doute émouvoir la foule ; mais les gardes du corps, les gendarmes, les chevau-légers, les mousquetaires noirs entouraient les Tuileries.

Le lit de justice avait un double objet. Il s'agissait de casser les arrêts du Parlement sur les édits de finances, et de donner satisfaction aux requêtes des princes du sang et des pairs qui protestaient contre les prérogatives attribuées aux légitimés '. Un édit de juillet 1717 avait déjà dépouillé ces princes du droit de succession à la Couronne ; le Régent prétendait les ramener au rang que leur assignait la date d'érection de leur pairie, et ne conserver le droit de préséance, à titre personnel et viager, qu'au comte de Toulouse, chef du Conseil de Marine, et généralement aimé.

D'Argenson présenta les édits au Parlement, qui les enregistra de l'exprès commandement de Sa Majesté. Quand les magistrats, dit Saint-Simon, virent en face d'eux leur ennemi revêtu des ornements de la première place de la Robe les effaçant tous, et leur faisant leçon publique et forte, ils détournèrent leurs regards de dessus cet homme qui imposait si fort à leur morgue... rendus stupides par les siens, qu'ils ne pouvaient soutenir. Revenus au Palais, ils hasardèrent une protestation contre tout ce qui s'était passé au lit de justice. La réponse du gouvernement fut l'arrestation d'un président et de deux conseillers qui furent envoyés aux îles Sainte-Marguerite. Le Parlement se tut pour un temps.

 

V. — LA RUINE DES CONSEILS (1718-1720).

CEPENDANT le travail étant sérieux et aride dans les conseils, les seigneurs commençaient à les déserter, et, les affaires traînant en longueur, les conseils devenaient impopulaires. On s'apercevait d'ailleurs qu'il fallait, dans chaque Conseil, la prédominance d'une volonté. Le président du Conseil de finance en venait à exposer seul les questions importantes ; le président du Conseil des affaires étrangères prenait seul connaissance des dépêches du dehors. Peu à peu, le Régent cessa de porter devant le Conseil de Régence les délibérations sur la guerre, les finances ou la politique extérieure. Les présidents des Conseils avaient leurs jours marqués pour lui rendre compte du détail de leurs départements, et jouaient auprès de lui le rôle de ces secrétaires d'État qu'on avait prétendu supprimer. La réforme de septembre 1715 menaçait ruine. Saint-Simon défendit les Conseils auprès du Régent, lui montrant qu'à faire et défaire son gouvernement ne pouvait gagner le respect et la confiance, ni des Français, ni des étrangers ; mais il jugeait lui-même qu'ils étaient condamnés : celui de marine est devenu, disait-il, fort vide et très inutile ; celui de conscience ne peut plus subsister ; celui du dedans ne tient qu'à un bouton ; celui de guerre est une pétaudière.

L'abbé Dubois fit le procès aux Conseils dans une lettre au Régent, où il donne contre eux diverses raisons :

Je n'examine pas la théorie des Conseils. Elle fut, vous le savez, l'objet idolâtré des esprits creux de la vieille Cour. Humiliés de leur nullité dans la fin du dernier règne, ils engendrèrent ce système sur les rêveries de M. de Cambrai. Mais je songe à vous, je songe à votre intérêt. Le Roi deviendra majeur. Ne doutez pas qu'on ne l'engage à faire revivre la manière de gouverner du feu Roi, si commode, si absolue, et que les nouveaux établissements ont fait regretter. Vous aurez l'affront de voir détruire votre ouvrage... Supprimez donc les Conseils, si vous voulez être toujours nécessaire, et hâtez-vous de remplacer de grands seigneurs, qui deviendraient vos rivaux, par de simples secrétaires d'État qui, sans crédit et sans famille, resteront forcément vos créatures (août 1718).

Les Conseils trouvèrent un avocat auprès du public ; l'abbé de Saint-Pierre, en avril 1718, publia son Discours sur la Polysynodie, qui fit grand bruit ; car, pour louer le régime délibératif, il s'en prit à l'absolutisme de Louis XIV et à la tyrannie des secrétaires d'État, ces vizirs. Les débris de la vieille Cour, Mme de Maintenon, le maréchal de Villeroy, s'émurent. L'Académie française qui, depuis soixante ans, épuisait les formules de louanges en l'honneur de Louis XIV, s'indigna qu'un de ses membres appelât le feu roi non plus Louis le Grand, mais Louis le Puissant, et Louis le Redoutable. Le cardinal de Polignac dénonça l'abbé à la Compagnie, qui prononça contre lui l'exclusion.

Il fallait une occasion pour rétablir les secrétaires d'État. Le cardinal de Noailles la fit naître en donnant sa démission de président du Conseil de conscience le 16 septembre 1718 ; ce Conseil fut dissous ; ceux des affaires étrangères, de guerre et du dedans le furent huit jours après. L'abbé Dubois devint alors secrétaire d'État des affaires étrangères par commission, la charge de ce département demeurant supprimée. Le Blanc dirigea le ministère de la guerre par commission aussi, le titulaire de la charge étant toujours D'Armenonville. La Vrillière releva sa charge de secrétaire d'État de la religion prétendue réformée, Maurepas celle de secrétaire d'État de la Maison du Roi.

Le Conseil de Régence subsista jusqu'en 1723, où l'on rétablit l'ancien Conseil d'en haut. Par égard pour le comte de Toulouse, le Conseil de marine fut conservé jusqu'en mai 1723. Le Conseil de finance disparut après la chute de Law et le rétablissement définitif du contrôle général ; ou, du moins, un nouveau Conseil institué en 1722 ne fit que restaurer l'ancien Conseil du temps de Colbert. La même année, le Bureau du commerce remplaça le Conseil de commerce, dissous à la suite du procès intenté à son président, le duc de La Force, pour crime d'accaparement de denrées. Le Bureau du commerce fut composé de vingt-deux membres, dont huit délégués des négociants du royaume, et deux délégués de la Ferme générale.

Ainsi, l'on revint au régime de Louis XIV. L'essai de tempérer le pouvoir royal et d'associer au gouvernement des gens d'épée et des gens de robe, réunis dans des Conseils de gouvernement, n'avait pas réussi. Les causes de l'échec furent diverses et nombreuses : incapacité de beaucoup de ceux qu'on y associa ; incompatibilité d'humeur entre les deux catégories de conseillers, entre l'épée et la robe ; indifférence du public, après l'engouement des premiers jours ; médiocre bonne volonté du Régent ; opposition des hommes qui voulaient, par intérêt personnel, le rétablissement des ministères ; enfin, insuffisance d'une réforme qui ne donnait pas le régime représentatif ni ne permettait un contrôle sérieux du gouvernement. En somme, l'idée vague qu'il y avait à faire du nouveau s'était produite à la fin du règne de Louis XIV, alors qu'étaient apparues clairement, par tant de signes graves et inquiétants, les conséquences de l'absolutisme royal. A cette idée, on avait voulu donner quelque satisfaction ; puis, bien vite, on l'avait abandonnée. Louis XV régnera donc sur le modèle de Louis XIV. Mais déjà le régime était condamné par beaucoup d'esprits. Pour lui rendre l'ancienne faveur, il aurait fallu que le successeur de Louis XIV fût le monarque parfait ; encore cela peut-être n'aurait-il pas suffi.

 

 

 



[1] SOURCES. Recueil général des anciennes lois françaises (Isambert), Paris, 1822-1827, t. XXI (Déclaration du 15 septembre 1715 ; Règlement du 22 décembre 1715). Remontrances du Parlement de Paris au XVIIIe siècle, p. p. Flammermont et Tourneux, Paris, 1888-1898 (collection des Documents inédits), 3 vol., t. I. Documents relatifs aux rapports du clergé avec la Royauté de 1705 à 1789, p. p. Mention, Paris, 1903, 2 vol., t. I. Boulainvilliers (De), Histoire de l'ancien gouvernement de la France, La Haye et Amsterdam, 1727, 9 vol. in-12°. État de la France, Londres, 1737, 8 vol. in-12°. Saint-Simon, Mémoires complets el authentiques sur le siècle de Louis XIV et la Régence, p. p. Chéruel, Paris, 1973, 20 vol. t. XII, XIII, XIV, XV, XVI et XVII. L'édition de Saint-Simon des Grands Écrivains de la France, p. p. De Boislisle) s'arrête actuellement à l'année 1711. Ruvat, Journal de la Régence, p. p. Campardon, Paris, 1865, 2 vol., t. I. Staal de Launay (Mme de), Mémoires, coll. Petitot. t. LXXVII. Marais (Mathieu), Journal et Mémoires... sur la Régence et le règne de Louis XV (1715-1737), p. p. De Lescure, Paris, 1863-1868, 4 vol., t. I. Duclos, Mémoires secrets, coll. Michaud et Pouj., 2e série, t. X. Noailles, Mémoires, coll. Petitot, t. LXXIII. Villars, Mémoires, Paris, 1884-1892, 5 vol., t. IV (Société de l'Hist. de France). Duchesse d'Orléans, princesse palatine, Correspondance (Trad. P. Brunet), Paris, 1863, 2 vol. Forbonnais (Véron de), Recherches et considérations sur les finances de France, depuis l'année 1595 jusqu'à l'année 1721, Bâle, 1758, 2 vol. in-4°. Boisguilbert, Détail de la France (Économistes financiers du XVIIIe siècle, p. p. E. Daire, Paris, 1843, dans la Collection des principaux économistes, p. p. Blanqui, Rossi et H. Say, t. I).

OUVRAGES A CONSULTER. Lemontey, Histoire de la Régence et de la minorité de Louis XV, jusqu'au ministère du Cardinal de Fleury, Paris, 1892, 2 vol., t. I. Lacretelle, Histoire de France pendant le XVIIIe siècle, Paris, 1812, 6 vol., 3e éd., t. I. Jobez, La France sous Louis XV, Paris, 1864-1879, 6 vol., 9e éd., t. I. Michelet, Histoire de France, t. XIV. De Carné, La Monarchie française au XVIIIe siècle, nouv. éd., Paris, 1864. Luçay (De), Des origines du pouvoir ministériel en France. Les Secrétaires d'État depuis leur institution jusqu'à la mort de Louis XV, Paris, 1881. Lavergne (De), Les économistes français du XVIIIe siècle (Abbé de Saint-Pierre), Paris, 1870. Picot (M.-J.-P.), Mémoires pour servir à l'histoire ecclésiastique pendant le XVIIIe siècle, Paris, 1859-1857, Paris, 1893, 7 vol., t. I. Rocquain, L'esprit révolutionnaire avant la Révolution (1715-1789), Paris, 1878. Aubertin, L'esprit public au XVIIIe siècle, Paris, 1873, 2e éd. Vignon (E.-J.-M.), Études historiques sur l'administration des voies publiques en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, 1862-1880, 4 vol., t. II. Bailly (A.), Histoire financière de la France, Paris, 1830, 2 vol. Levasseur, Recherches historiques sur le système de Law, Paris, 1854. Courtois (Alph.), Histoire des Banques en France, Paris, 1881, 2e éd. Vultry, Le désordre des finances et les excès de la spéculation à la fin du règne de Louis XIV et au commencement du règne de Louis XV, Paris, 1885. Clamageran, Histoire de l'impôt en France, Paris, 1866-1876, 3 vol., t. III. Houques-Fourcade, Les Impôts sur le revenu en France au XVIIIe siècle, Histoire du Dixième et du Cinquantième, Paris, 1889. Paultre (Christian), La Taille tarifée de l'Abbé de Saint-Pierre et l'Administration de la taille, Paris, 1903, in-8°. Marion, L'impôt sur le revenu au XVIIe siècle, principalement en Guyenne, Paris, 1901. A. Dubois, Précis de l'histoire des doctrines économiques, t. I, Paris, 1903. Baudrillart (Alf.), Philippe V et la Cour de France, Paris, 1890, 4 vol., t. II. Wiesener, Le Régent, l'abbé Dubois et les Anglais, d'après les sources britanniques, Paris, 1891, 3 vol. P. Clément, Portraits historiques (Le garde des Sceaux D'Argenson), Paris, 1865. Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, t. X, 1868 (Louis XV et le Maréchal de Noailles). Baudrillart (H.), Histoire du luxe privé et public, depuis l'antiquité jusqu'à nos jours, Paris, 1878-1881, 4 vol., t. IV.

[2] La Golille était une espèce de collet empesé que portaient les Espagnols, une partie caractéristique de leur costume.

[3] Au même moment fut prise une louable mesure. L'usage des écritures en partie double, introduit en France par les Italiens, depuis longtemps adopté par le commerce et pratiqué avec Colbert dans la comptabilité du Trésor, fut appliqué à la gestion des fonds publics, dans tous les pays d'élections. Les receveurs généraux et les receveurs des tailles furent astreints à envoyer tous les quinze jours au Conseil des finances la copie de leur livre-journal ; ce qui donnait le moyen de prévenir les détournements de fonds et la fraude dans la comptabilité.

[4] Argenson (Marc-René, marquis d'), né en 1652, mort en 1721. laissa deux fils — René-Louis, marquis d'Argenson, né le 18 octobre 1694, mort le 26 janvier 1757, devait être Intendant du Hainaut (1720), et secrétaire d'État des Affaires étrangères (1744-1747) ; — Marc-Pierre, comte d'Argenson, né le 16 août 1696, mort le 22 août 1764, devait être lieutenant-général de police (1720), conseiller d'État (1724), secrétaire d'État de la guerre (1742-1757) ; — de Marc-Louis d'Argenson devait naître Marc-Antoine-René, qui fut marquis de Paulmy (1723-1787).