HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE IX. — LA FIN D'UNE PÉRIODE.

CHAPITRE UNIQUE.

 

 

I. — RETOUR SUR L'HISTOIRE POLITIQUE (1661-1685).

EN les années 1684 et 1685, où le Roi croit avoir vaincu l'Europe par la trêve de Ratisbonne et l'hérésie calviniste par la révocation de l'édit de Nantes, une période de son règne s'achève. Une période de sa vie privée s'est achevée en 1683 par son mariage avec Mme de Maintenon. Il convient de s'arrêter à ces moments-là pour embrasser du regard le passé de Louis XIV, depuis l'année 1661.

L'histoire de son gouvernement, c'avait été d'abord, quelques heures après la mort de Mazarin, la prise de possession de l'autorité, l'étonnement de la Cour et de la Ville, et bientôt l'applaudissement universel ; l'avertissement qu'il y a désormais un roi et qui gouverne, la pénitence des héros de la Fronde, Condé très humble, le Parlement humilié ; le désordre du passé châtié en Fouquet. Et l'ère nouvelle avait commencé : la méthode de l'ordre partout appliquée ; les grandes ambitions proposées au Conseil de commerce ; l'appel au travail et le mépris déclaré à la vie oisive et rampante ; le travail des métiers ravivé, les beaux exemples donnés par les manufactures du Roi ; les travaux sur les routes et les rivières, le canal des Deux-Mers entrepris ; la mer montrée à la France comme une carrière à sa fortune, les industries de la marine créées, une jeune flotte dans les mers du Ponant, une autre dans les mers du Levant, les grandes espérances données par les Frances lointaines du Canada, des Antilles et de Madagascar, les Compagnies, inaugurées avec éclat, des Indes occidentales et des Indes orientales — celle-ci prenant pote emblème la fleur de lys d'or sur globe d'azur avec la devise Florebo quocumque ferar, — l'ambition d'encercler le monde de routes françaises ; l'effort pour mettre de la discipline dans le royaume, l'activité des intendants, la justice du Roi apparue dans les provinces ; la réforme des lois inaugurée par l'Ordonnance civile ; l'illusion de réunir dans l'obéissance au Roi et à l'Église toutes les sortes de dissidents, les premières mesures sans grandes violences encore contre les protestants, la paix arrangée entre Rome et les jansénistes ; les honneurs rendus à l'esprit, l'Académie de peinture et de sculpture organisée, les Académies des Inscriptions et des Sciences créées, les grâces accordées aux écrivains et aux artistes ; les grandes comédies de Molière : l'École des femmes, Don Juan, le Tartufe, le Misanthrope, l'Avare ; les premières tragédies de Racine, les premières satires de Boileau, les premières fables de La Fontaine, les Maximes de La Rochefoucauld, les Carêmes et les Avents de Bossuet ; le Louvre continué, accru, décoré de la colonnade, le premier Versailles de Louis XIV achevé, la Gloire du Val-de-Grâce peinte par Mignard ; la remise en état de la force militaire, l'éclat de la Maison du Roi, l'accroissement des troupes, la discipline établie ; une diplomatie par qui toute l'Europe est travaillée, quantité de princes achetés et payés, Dunkerque recouvré ; les grands gestes d'orgueil, la gloire du Roi soutenue contre l'Espagne, contre le Pape, contre l'Angleterre ; l'entrée, à la première occasion, qui fut la mort de Philippe IV, dans la carrière de conquêtes offerte par l'Espagne en ruine ; les campagnes de prises de villes, la paix d'Aix-la-Chapelle.

Ces événements s'étaient accomplis, pressés les uns contre les autres, en sept ans. L'Histoire métallique[1] racontait au jour le jour par ses médailles et rapprochait dans l'ordre chronologique les faits les plus divers. En 1661, Apollon assis sur le globe décoré des trois fleurs de lys, tient d'une main le gouvernail et de l'autre la lyre  ; la légende dit : Ordre et félicité, et l'exergue : Le Roi prenant le soin de l'Empire. Apollon conduit, le fouet levé, son quadrige sur la route marquée par les signes du Zodiaque  ; la légende dit : Heureuse la France, et l'exergue : Par l'assiduité du Roi à ses conseils. Harpocrate, Dieu du silence, compagnon des Conseils du Roi, l'air tranquille et sûr de lui, porte un doigt à ses lèvres. L'heureux Génie des Gaules marche, les ailes éployées, sur une route fleurie en contemplant avec amour le Dauphin qu'il apporte dans ses bras, le 1er novembre 1661. En 1662, les médailles célèbrent la justice du meilleur des princes qui arrête la fureur des combats singuliers ; l'excuse des Espagnols devant trente ambassadeurs des princes, où l'on voit, dans une attitude très humble, l'ambassadeur d'Espagne porter la main à son cœur ; la Faim soulagée par la pitié du Roi pendant la grande famine, et les Jeux équestres, cette fête du Carrousel où le Roi, les reines, les princes, les principaux des courtisans dépensèrent à se parer des centaines de milliers de livres ; Dunkerque, à genoux devant le Roi qui l'accueille avec bonté. L'année d'après, c'est l'institution de l'Académie des Inscriptions et des Médailles ; la prise de Marsal en Lorraine ; un cri d'admiration : Ô félicité de notre temps, mis en légende à l'image du Roi représenté par Apollon, descendu d'un nuage, et qui marche portant de la main droite la corne d'abondance, levant de la gauche une branche d'olivier, et enfin la devise fameuse : Je suffirais à plusieurs royaumes — ou à plusieurs mondes. En 1664, Rome, appuyée sur son bouclier, regarde la pyramide élevée en expiation du crime des Corses  ; une Victoire ailée, dont la tunique porte des fleurs de lys, foule un turban, des armes et des étendards, sous la devise : L'Allemagne sauvée ; Minerve enrichissante, assise sur un trône, a près d'elle une navette, des fuseaux et une pièce de tapisserie. En 1665, un vaisseau naviguant à pleines voiles signifie la navigation prospère ; un bœuf se frotte contre un ébénier, dans l'Île de Madagascar ; une Justice aide à se relever une province affligée par les violences des grands ; le Roi, l'épée haute, fait faire l'exercice à ses mousquetaires. Et ainsi de suite les événements défilent. En 1666, sont célébrées les largesses faites aux beaux-arts  ; la fondation de l'Académie des sciences pour rechercher les secrets de la nature et perfectionner les arts ; l'ouverture du port de Cette  ; Neptune au milieu de la Charente, inaugure la ville et l'arsenal de Rochefort. En 1667, les prises de villes, Tournai, Courtrai, Douai, Audenarde, Lille ; mais aussi les merveilles de la paix : le Roi reçoit de la Justice la balance et le glaive, afin qu'il soit le législateur juste et fort des nouvelles ordonnances ; Neptune, d'un coup de trident, creuse le canal entre les deux mers ; de petits génies sculptent, peignent et dessinent sur une terrasse d'où l'on aperçoit le Colisée ; — ce sont les élèves de l'Académie royale de peinture et de sculpture établie à Paris et à Rome ; — l'Observatoire, la tour qui observe les astres se dresse sur sa colline. L'année 1668, une Renommée, trompette aux lèvres, annonce la venue du Roi ; Besançon, saisie par la terreur du nom, se jette à genoux et tend ses clés ; un légionnaire romain, malgré les vents qui lui soufflent les frimas au visage, pioche la tranchée devant Me ; une Victoire, dans un char qu'emportent des chevaux ailés, plane sur les plaines et les monts de la Comté conquise en dix jours ; la Paix descend du ciel et tend la branche d'olivier au Roi costumé en Romain, qui l'accepte d'un grand geste préférant la paix aux triomphes ; Louis, très grand et tête très haute, donne à une toute petite Espagne inclinée bas un bouclier portant les armes de la Franche-Comté : il rend, pour être fidèle à sa promesse, la province qu'il a conquise.

L'Histoire métallique ajoute beaucoup à la vérité. Elle parle sur un ton de panégyrique et d'emphase, qui est celui des poètes, des écrivains et des artistes, et leur vient de Rome, d'Italie et d'Espagne. Mais l'époque où, sous l'autorité d'un homme, qu'inspiraient et servaient des génies et des talents divers, tant de choses furent entreprises, différentes, qui toutes contribuaient à réaliser un idéal de félicité, de beauté, de puissance et de grandeur, fut assurément glorieuse. Louis XIV, en 1668, croyait en toute sincérité qu'il avait répondu à l'attente du monde et que les regards de Louis enfantaient des merveilles.

De 1668 à 1672, pendant quatre années de paix, l'œuvre législative a continué par l'Ordonnance des Eaux et forêts et par l'Ordonnance criminelle. Colbert travaille aux chemins et aux rivières, assisté par des commissaires pour les ponts et chaussées. Il est aussi content de ses manufactures qu'il peut être content de quelque chose ; il publie ses fameux réglementa sur la largeur des étoffes et sur la teinture. Il est dans le feu de sa lutte contre la Hollande, crée la Compagnie du Nord, la Compagnie du Levant, envoie une flotte montrer aux princes de l'Asie un petit échantillon de la puissance du Roi, commence des conquêtes aux Indes et la peuplade au Canada. L'Académie d'architecture et l'Académie royale de musique sont fondées. Vansleb entreprend son grand voyage à la recherche des manuscrits, livres et médailles d'Orient. La colonne Trajane est moulée par les soins de l'Académie de Rome. Picard vérifie dans ses voyages les calculs de Cassini. Le P. Labbe édite les Sacrosaints conciles. Molière donne ses derniers chefs-d'œuvre, les Femmes savantes, le Malade imaginaire. Racine achève de révéler son génie par Britannicus, Bérénice, Bajazet. De nouvelles fables de La Fontaine circulent. On se communique les lettres de Mme de Sévigné. Les Jansénistes publient les Pensées de Pascal. Bossuet prononce l'oraison funèbre de Madame. Le Nôtre plante le jardin des Tuileries ; Bruant construit les Invalides ; Paris est repavé, nettoyé, éclairé, orné de quais et de boulevards. Mansart commence le second palais de Versailles, et Versailles devient une ville.

Mais la paix, que la médaille de 1668 assurait avoir été préférée par le Roi aux triomphes, lui avait été en réalité imposée. Il la tenait pour un affront. De 1668 à 1672, les arts de la guerre commencent à prévaloir sur les arts de la paix. Colbert visite Rochefort achevé, presse les grands travaux de Toulon, de Brest et de Dunkerque, fait partout construire des vaisseaux de guerre, et conclut en 1672 : Voilà notre marine établie. En effet, il peut alors mettre en ligne cent quatre-vingt-quatorze bâtiments. De sou côté, Louvois, pendant ces quatre années, a établi l'uniformité dans les effectifs des compagnies, des escadrons et bataillons, et des régiments ; les brigadiers entrent en fonction ; le régiment des fusiliers est institué pour la défense du canon ; les dragons sont organisés ; l'uniforme est imposé ; la solde est réglée, les services d'intendance débutent ; l'établissement des Invalides est ordonné ; les inspecteurs de la cavalerie et de l'infanterie voient les régiments l'un après l'autre et font leurs rapports très exacts ; Louvois et le Roi lui-même sont d'admirables inspecteurs d'armée. Par le recrutement en France et à l'étranger, l'armée est plus que doublée en quatre ans. Vauban fortifie les villes conquises, Lille, Arras, Dunkerque. Les diplomates, conduits par de Lionne, travaillent dans les cours grandes et petites, achetant la neutralité des uns et la servitude des autres. Lionne, Louvois, Colbert conspirent la ruine de la Hollande.

Puis ce furent les sept années de guerre, un grand effort chaque année aux quatre frontières, peu de batailles, beaucoup de villes prises, un air public de triomphe. Les médailles montrent une Hollande qui s'effraye, une Hollande vaincue par le Roi vengeur des rois, ultor regum, une Hollande victoriis peragrata, ce qui signifie, comme dit le commentaire de l'Académie des médailles, la Hollande subjuguée en aussi peu de temps qu'il en fallait pour la parcourir. Des fleuves, le Rhin, l'Yssel, la Meuse, le Doubs, le Neckar, déployant les gestes classiques de l'étonnement et de la terreur. Au vrai, pendant ces années, ce fut une inquiétude presque constante, la crainte d'être envahi ; les alliances furent perdues l'une après l'autre ; l'Europe presque coalisée contre la Hollande au début, se coalisa presque, à la fin, contre la France. Mais Louis XIV a tenu tête à des ennemis nombreux ; il a été habile autant que fort, il a dicté la paix.

 Le gouvernement s'est fait très dur. Au début de la guerre, il a défendu aux parlements les remontrances. La guerre lui a été une occasion d'achever la réduction à l'obéissance des États provinciaux. Tout cède devant les intendants et les ministres, dont l'extraordinaire puissance est définitivement assurée. Jusque-là, le régime de la vie religieuse avait été presque modéré. L'artificieuse paix de l'Église avait paru terminer le conflit janséniste. La même année, 1669, un édit avait satisfait à des doléances de ceux de la R. P. R. Mais une crise commence quand le Roi met l'Église en devoir de lui obéir dans l'affaire de la Régale. Le jansénisme de nouveau se manifeste. Le Roi est comme contraint par la complaisance qu'il demande à l'Église dans son conflit avec le Pape, à des rigueurs contre les protestants. Par moments, il est obligé de les tempérer pour ne pas exaspérer les États calvinistes ou luthériens. D'inextricables embarras s'annoncent où se mêleront la religion et la politique. La fiscalité, pour payer la guerre, s'est ingéniée à trouver des moyens nouveaux. Des révoltes de misère ont été réprimées atrocement. L'étranger a espéré, le Roi a craint la défection de certaines parties du royaume. Toutes les œuvres de la paix sont compromises. Il a fallu suspendre ou diminuer l'aide donnée aux manufactures et aux grands travaux ; le budget des routes disparaît ; les grandes compagnies sombrent l'une après l'autre.

 Les années d'après furent occupées par le conflit avec Rome au sujet de la Régale, par la persécution des protestants, par la politique des réunions. Ces choses s'enchevêtraient, la persécution s'aggravant à mesure que le conflit avec le Pape devenait plus violent, ou bien se retenant au contraire, s'il fallait ne pas offenser les princes protestants dont le Roi recherchait l'alliance ou desquels il voulait la neutralité. Ce titrent des prodiges d'équilibre. La Déclaration de 1682, la trêve de Ratisbonne, la révocation de l'Édit de Nantes semblèrent des victoires du Roi. Le travail intellectuel était en pleine activité dans les académies. Les érudits s'illustraient par de grandes œuvres ; Ducange, qui avait donné son glossaire latin, travaillait à son glossaire grec ; Baluze publiait sa nouvelle collection des conciles. Le théâtre a perdu Molière, qui est mort, et Racine, qui vit en converti ; mais le règne de Boileau est établi ; La Fontaine donne un nouveau volume de fables, et il entre à l'Académie , l'inépuisable Bossuet, qui vient de finir le préceptorat du Dauphin, compose des livres avec ses leçons. Lulli triomphe dans les opéras ; Mansart et Le Brun achèvent de composer le décor de Versailles. Le Roi continuait d'accroître ses forces de terre et de mer. Vauban qui travaillait à Dunkerque, à Brest, à Perpignan et à Mont-Louis, à Strasbourg, Belfort, Huningue et Landau, mettait le royaume à l'abri de toute attaque ; et en puissance d'offensive. Depuis la paix de Nimègue, comme a dit Michelet, Louis XIV trône en Europe, non par la force seulement, mais par l'admiration. Sa grandeur éclate surtout dans l'harmonie que cette monarchie, quelles que soient ses misères, présente à l'étranger... Une noblesse générale est dans les choses, tendue sans doute et emphatique, comme la grande galerie de Versailles. La vraie beauté du tout, c'est que chaque partie paraît conspirer d'elle-même à l'effet de l'ensemble, spontanément, de passion. C'est l'effet d'une grande symphonie, variée à l'infini sur le même motif, la gloire du Dieu mortel.

Cependant cette belle apparence était trompeuse. On verra bientôt les querelles religieuses se ranimer plus violentes et devenir tragiques, l'éclat des lettres pâlir, et l'esprit d'examen et de critique succéder aux apothéoses. Mais les plus grands sujets d'inquiétude qui se présentaient alors, c'était que la France avait contre elle tout l'Europe, et qu'elle était épuisée.

 

II. — L'ÉTAT EN 1685.

LA France est isolée et haïe. La fidélité des deux alliés qui lui restent dans le Nord, le Danemark et le Brandebourg, est douteuse. Le Roi les a leurrés d'espérances de guerre et de conquêtes  ; une fois en possession de sa trêve, il les a forcés à se tenir tranquilles. Le Brandebourg s'en souviendra. En Italie, Louis XIV croit qu'il peut continuer à traiter la maison de Savoie comme une subordonnée. Il s'entremet dans le gouvernement de Madame Royale, au point de lui refuser toute liberté. Après que Victor-Amédée a pris le gouvernement, en décembre me, Louis XIV le traite de la même façon désobligeante ; mais le nouveau duc est un jeune homme qui sait dissimuler et attendre ; sa mère en avait averti le Roi. Les succès de la France avaient été dus pour une bonne part à la complicité du roi d'Angleterre, et celui-ci, après qu'il eut été obligé de faire presque la guerre à Louis XIV, s'était remis dans sa clientèle ; mais ses sujets le surveillent. Louis XIV l'a par trop compromis, lui et sa dynastie, qui n'a plus longtemps à vivre. La paix de Nimègue avait pu être signée parce que la Hollande faussa compagnie aux alliés ; mais  le parti républicain bourgeois, qui avait voulu cette défection, était en minorité dans les Provinces-Unies, et Guillau.ne d'Orange attendait sa revanche. La maison d'Autriche demeurait irréconciliable. L'Espagne ne pouvait oublier qu'à Aix-la-Chapelle, à Nimègue et à Ratisbonne, c'était elle qui avait payé les frais de la guerre. Quant à l'Empereur, qui n'avait consenti à la trêve qu'à grand'peine, il voulait ravoir Strasbourg. Or, il n'était plus le faible potentat auquel la France avait eu longtemps affaire ; il avait reconquis la Hongrie et refoulé les Turcs ; la plus grande partie de l'Empire, qui avait tant souffert des armes et de la politique de la France, se tenait derrière lui.

L'opinion de toute l'Europe s'exprimait contre Louis XIV. La révocation de l'Édit de Nantes avait exaspéré les protestants de tous pays. Mais la rancune confessionnelle ne faisait que renforcer dans certains États la générale animosité soulevée par la politique française, que les actes d'après la paix de Nimègue démontraient insatiable. La coalition de catholiques et de protestants que la France avait autrefois faite contre la maison d'Autriche, la maison d'Autriche l'avait refaite contre la France.

Il est vrai que tout autre roi, en quelque pays que ce fût, se sentant très fort, et par lui-même et par la faiblesse des autres, comme il est arrivé pour le roi de France en 1661, aurait fait emploi de sa force ; que, d'autre part, toute l'histoire antécédente poussait Louis XIV aux conquêtes sur ses frontières du Nord et de l'Est, et qu'enfin la politique la plus habile et la plus modérée n'aurait pu prévenir l'inévitable conflit entre la France et ses voisins[2]. Il était fatal que la France voulût s'agrandir des Pays-Bas espagnols, et fatal que la Hollande voulût l'en empêcher ; et la Hollande aurait trouvé des alliés, puisqu'elle avait de quoi payer des soldats et aussi des princes et des rois. On ne peut donc imaginer le règne de Louis XIV sans de grandes guerres. Mais des fautes de toutes sortes furent commises dans la conduite de la diplomatie et de la guerre. La guerre, il aurait fallu la faire prompte, décisive, terminant les choses, et non prudente, embarrassée du bagage de la magnificence, coupée de rentrées au logis, où les bâtiments, les jardins, les fêtes, les femmes attendaient le retour du maitre. Et rien ne peut justifier l'horreur des exécutions militaires et des destructions de pays. La diplomatie fut par trop perfide. Jamais Louis XIV ne s'est cru lié par un traité. Il a écrit dans ses Mémoires cet avis à son fils que les paroles des traités ressemblent aux compliments qui se font dans le monde, et n'ont qu'une signification bien au dessous de ce qu'elles sonnent. Il a violé à peu près toutes les paroles qu'il a données. II a trouvé pour raisons de guerre des chicanes de procureur à la mort du roi d'Espagne, et d'autres raisons de même sorte, après la paix de Nimègue, pour entreprendre les réunions. Personne ne pouvait se fier à lui. En même temps que l'amitié du roi d'Angleterre, il achetait celle des républicains anglais. Le vengeur des rois soutenait des révoltes contre les souverains en Sicile, en Hongrie, en Transylvanie. Le roi Très Chrétien conspirait avec les Turcs. La perpétuelle ruse offensait d'autant plus ceux qui en étaient les victimes qu'elle était comme inattendue de la part d'un roi qui parlait à la terre d'un ton si superbe. Les mensonges semblaient plus odieux, venant de cet Apollon. L'orgueil fut un autre vice de sa politique. Il se manifesta par toutes les façons, par les inscriptions, les bas-reliefs de statues, les peintures, les arcs de triomphe, où se reconnaissaient les figures humiliées des peuples vaincus, et par des cérémonies comme celles des excuses de l'Espagne, de Rome, et, plus tard, de Gênes, enfin par des actes extraordinaires comme de faire la guerre à la Hollande sans daigner dire d'autre raison que la mauvaise satisfaction qu'il avait de la conduite des États-Généraux.

Toute une littérature de pamphlets contre la France se répandit en Europe. Elle est comme résumée par des paroles de Leibniz, dans le Mars Christianissimus, qui parut à Cologne en 1684.

Dés l'année 1672, il a été résolu en France que le Roi n'aurait plus besoin à l'avenir de rendre raison au monde de ses entreprises, comme ses ancêtres ou les autres potentats avaient toujours tâché de faire, en publiant des manifestes superflus.

Leibniz se moque du ton de supériorité que prennent les Français pour parler aux autres peuples, et de la spirituelle impertinence qui nous fit tant d'ennemis :

Messieurs les Français donnent assez à connaître par leurs paroles et par leurs actions qu'ils ne se soucient plus des jugements du vulgaire, et, dans le vulgaire, ils comprennent tous ceux qui ne sont pas de leur parti, puisqu'aujourd'hui, à moins que d'avoir l'âme française, on ne saurait avoir l'esprit assez poli ni assez élevé au-dessus du commun.

Il signale le danger d'une restauration violente du catholicisme ; mais ce n'est pas la seule religion qui conduit la politique française, pensait-il, c'est l'orgueil :

Il ne faut pas s'étonner si ceux qui sont dépouillés tout fraîchement... nous montrent les champs inondés de sang chrétien pour satisfaire à l'ambition d'une nation seule perturbatrice du repos public, s'ils font voir des milliers d'hommes immolés par le fer, par la faim et par les misères, afin seulement qu'on ait de quoi mettre sur les murs de Paris le nom de Louis-le-Grand en lettres d'or.

Les ambassadeurs avertissaient le Roi de l'impopularité de la France. On a vu Colbert de Croisai confesser l'universelle aversion et la défiance des Anglais. De Turin, l'ambassadeur de France écrivait en janvier 1682 :

Je puis assurer à Votre Majesté pour l'avoir bien observé depuis que je suis ici, qu'il n'y a pas de pays au monde où généralement les Français soient moins aimés qu'en celui-ci et où la puissance de Votre Majesté donne plus d'appréhension et de défiance, surtout depuis qu'elle est en possession de la ville et du château de Casal.

Les Français sentaient bien que des haines s'amoncelaient contre leur pays et que, si jamais la France était vaincue, les représailles contre elle seraient terribles. Le maréchal de Villars racontait en 1710 :

Nous avons tous ouï dire à M. de Turenne, sur l'importance de certaines places qui fermaient le royaume, que, si elles étaient perdues, l'on verrait les curés avec la bannière, les ministres avec tous leurs prêches marcher en France et suivre les armées.

L'autre grand sujet d'inquiétude était, disions-nous, l'épuisement de la France. La preuve avait été faite que le royaume, quelle qu'en fût la puissance naturelle, en quelque situation que la Providence l'eût placé, comme disait Colbert, ne pouvait suffire, avec son mauvais régime fiscal, aux dépenses conjointes des bâtiments, du luxe, des traités de subsides, de la marine, de la grande armée permanente et des guerres. Colbert s'en aperçut très vite ; il s'inquiéta et se plaignit. Ses plaintes répétées, ses avis et ses supplications au Roi sont de grands documents du règne et des jugements sévères sur Louis XIV.

On a vu en quel état il avait trouvé les finances du Roi. Une année de gestion avait suffi pour les améliorer grandement. De 1661 à 1662, les recettes brutes qui avaient été de 84 millions de livres montèrent à 87 et les charges baissèrent de 52 à 43 millions. Le revenu net était, en 1661, de 32 millions de livres ; il fut de 44 millions, l'année d'après. Mais déjà Colbert se fâchait des habitudes qu'il voyait prendre au Roi. Les cinq cent mille premiers écus employés à Versailles lui firent une grande peine. Il les reprocha en septembre 1665 par la lettre fameuse, que commencent les mots : Votre Majesté retourne de Versailles... L'année d'après, un jour du mois de juillet, il eut avec le Roi une explication, dont il voulut lui laisser le souvenir par un mémoire qu'il écrivit le lendemain. Il s'excuse au préambule de sa hardiesse à entreprendre un métier fort difficile. Voilà plus de six mois qu'il balançait à dire les choses fortes qu'il avait dites la veille et qu'il allait répéter. Il espère pourtant ne pas déplaire : Je me confie en la bonté de Votre Majesté et en sa haute vertu, en l'ordre qu'elle nous a souvent donné et réitéré de l'avertir en cas qu'elle allât trop vite et en la liberté qu'elle m'a souvent donnée de lui dire mes sentiments. Les précautions n'étaient pas inutiles ; les choses qu'il dit sont fortes en effet. Il m'a semblé que Sa Majesté commençait de vouloir préférer ses divertissements et ses plaisirs à toute autre chose. Et il lui reproche l'augmentation de dépenses de l'Écurie, son jeu, le jeu de la Reine, les fêtes et les festins, les gratifications et pensions capricieuses, le luxe des habits, casaques et autres ajustements militaires, la fantaisie de ces revues de troupes amenées de très loin, qui coûtent si cher et prêtent au ridicule.

Cependant Colbert, par diverses sortes de moyens, continuait d'accroître les revenus. La Chambre de justice supprima une partie des rentes ; une autre partie fut remboursée. Il abaissa la remise attribuée aux receveurs des tailles de 5 sous par livre, c'est-à-dire de 20 p. 100, à 9 deniers, c'est-à-dire à 3,75 p. 100. Il mit les fermes en adjudication, et, comme il promettait aux fermiers de les aider dans le recouvrement des droits, comme il les allégeait de la plus grande partie des pensions et gratifications qu'auparavant ils étaient obligés de distribuer, les fermes montèrent à de plus hauts prix. En même temps, il empêchait les dilapidations de ces fermiers, contenait les gens d'affaires dans la modestie qu'ils doivent. Il continuait de profiter de toutes les occasions... de soulager les peuples, de les enrichir par la diminution des impositions. Ce qui n'empêcha pas que le compte des recettes en 1671, comparé à celui que dressa Fouquet pour l'année 1661 donnât une augmentation de revenu net de 14.882.069 livres pour les tailles ; de 23.935.689 livres pour les fermes ; de 3.330.000 pour les domaines. Le total du revenu net s'était élevé en dix ans de 31.845.038 à 75.433.497 livres.

Mais, plus haut que les recettes, ont monté les dépenses qui, déjà en 1670, excédaient de 3.000.000 le revenu.

Je puis assurer Votre Majesté, écrit Colbert, que toute mon industrie est employée pour augmenter les recettes ; mais, pour les dépenses, j'avoue, Sire, que je n'en puis rien dire. Je suis toutefois persuadé que, si Votre Majesté entrait dans l'examen de chacune, elle trouverait peut-être des retranchements à faire, qui pourraient les rapprocher un peu plus des recettes.

Il est d'autant plus inquiet qu'il s'aperçoit qu'il ne peut demander aux peuples davantage que ce qu'ils payent :

Pendant ces neuf années, l'abondance étant grande... toutes les dépenses utiles et avantageuses à l'État ont été faites avec grandeur et magnificence. Dans le cours de cette année, je trouve cette abondance, qui paraissait partout, changée par deux raisons très fortes, toutes deux sensibles, mais l'une facile à connaître et l'autre très difficile à pénétrer. La première est l'augmentation des dépenses.... L'autre est la difficulté générale que les fermiers et les receveurs généraux ont à tirer de l'argent des provinces,... et la protestation qu'ils font tous les jours que la prodigieuse nécessité qu'ils trouvent dans leurs provinces leur fait craindre leur ruine, et qu'ils ne pourront soutenir les payements de leurs fermes et recettes générales.... Les conséquences que l'on peut facilement tirer de cet état sont que les peuples succomberont assurément, qu'il faudra diminuer notablement les impositions ; et, l'excès des dépenses obligeant de consommer par avance l'année suivante pour les dépenses courantes, on retombera infailliblement dans tous les désordres et toutes les nécessités des temps passés.

Il faudrait donc réduire les dépenses. Et Colbert propose des réductions sur la marine, les bâtiments, la guerre, les fortifications....

Je ne sais, Sire, si je me trompe, mais Il me semble que toutes ces choses sont bien faciles à exécuter. Votre Majesté en jugera mieux que moi, mais je la puis assurer et j'oserais lui répondre qu'en cas qu'elle veuille bien se fixer, sans passer pour quelque cause que ce soit les 60 millions de livres, suivant le projet ci-dessus, c'est-à-dire trois fois autant qu'Henri IV ait jamais dépensé, et un quart davantage que Louis XIII lorsqu'il avait à entretenir des armées en Allemagne, Italie, Catalogne, Flandre et Champagne, j'oserais, dis-je, répondre à Votre Majesté qu'elle verra la même abondance pendant toute sa vie, et même qu'elle la verra augmenter tous les ans, en même temps que ses ennemis et les envieux de sa gloire tomberont insensiblement dans la nécessité.

Mais cet avenir, il n'osait l'espérer. La même année, il écrivait :

Il est certain, Sire, que Votre Majesté, comme roi, — et le plus grand de tous les rois qui aient jamais monté sur le trône, — a dans son esprit et dans toute sa nature la guerre par préférence à toute autre chose, et que l'administration de ses finances... qui consiste en un lourd détail, n'est point la fonction naturelle et ordinaire des rois. Votre Majesté pense plus dix fois à la guerre qu'elle ne pense à ses finances.

Le Roi, à cette date, se préparait à le guerre qui devait commencer deux ans après. De 1670 à 1679, les dépenses montent de 17.209.879 livres à 128.235.300. Les recettes baissent, la guerre arrêtant le commerce, et les passages de troupes ruinant des provinces. Bon gré, mal gré, il faut que Colbert recoure aux procédés, qu'il a souvent flétris, des temps de désordres. A la fin de 1671, des offices sont créés, et l'on voit reparaître les mesureurs de grains, les vendeurs de veaux, les mouleurs de bois, etc. En 1672, des domaines sont vendus. Le privilège accordé aux courriers de l'Université de porter des lettres concurremment avec les postes royales leur est enlevé ; le transport des correspondances devient un monopole, et le produit de la ferme des postes s'accroit de 1.120.000 livres. Colbert fait aussi un bénéfice en achetant par contrainte aux particuliers leur superflu d'argenterie qu'il fait fondre à la Monnaie. D'autres expédients sont trouvés. Le 1er janvier 1673, il annonça au Roi que ses revenus croissaient. Le Roi fut charmé : Je vous avoue que je ne m'y attendais pas, dit-il.... Croyez que, comme vous m'avez donné le premier plaisir de l'année, je vous ferai paraître la satisfaction que j'ai de vos services et de vous. Mais sans doute Colbert avait voulu faire au maître une politesse de premier de l'an  ; au vrai, il s'inquiétait de plus en plus. En août 1673, il écrit que le déficit sera de 25 millions, et qu'il faudra les trouver en affaires extraordinaires, ce qui ne peut se faire, ajoute-t-il, sans une très grande application de Votre Majesté. Il assemble tous les mémoires anciens et nouveaux d'affaires extraordinaires pour en faire rapport au Roi, quand Sa Majesté reviendra de l'armée. Le Roi répond : La dépense me fait peur, mais j'espère que, par votre application et votre travail, vous trouverez tout ce qu'il me faudra. J'ai une grande confiance dans votre savoir-faire. Cette année, des domaines furent vendus pour 11.400.000 livres. L'impôt du papier timbré fut établi ; affermé, il produisit 1.280.092 livres. En 1674, le fermier du timbre paya son bail 3 millions. Colbert eut l'idée d'imposer tous les papiers et parchemins fabriqués dans le royaume. Il organisa le monopole du tabac qu'il vendit cinquante sous la livre, Sa Majesté estimant que cette imposition est d'autant plus juste qu'il est libre à tous les hommes d'en prendre ou de n'en pas prendre. En même temps fut affermé un droit de marque sur la vaisselle d'étain. Mais ces impositions nouvelles rapportèrent beaucoup moins qu'on n'avait espéré, et l'on a vu qu'elles provoquèrent des révoltes graves. L'année 1675 fut très dure. Colbert s'en lamentait.

Le Roi le remerciait et le caressait. Vous savez que j'ai grande confiance en vous pour faire réussir les choses difficiles, et c'est pourquoi je crois que vous trouverez tout ce qui est nécessaire... ; Il est étonnant que vous fassiez ce que vous faites ; Un autre que vous serait embarrassé de trouver ce qui est nécessaire, mais je suis assuré que vous ferez que rien ne manquera ; Il n'y a que vous au monde qui puissiez faire sans embarras ce que vous faites ; Vous faites des merveilles sur l'argent et je suis tous les jours plus content de vous. Je suis bien content de vous le dire. Le Roi parle comme à un ami : Je sais l'amitié que vous avez pour moi, et le zèle que vous avez pour mon service ; Je reconnais la peine que vous prenez par l'amitié que j'ai pour vous...

Colbert prenait en effet de la peine de plus en plus. Il s'aidait des avis d'inventeurs d'affaires malhonnêtes comme Béchameil, Bellinzani et autres. Une de ces affaires fut une refonte des monnaies. Les pièces françaises de cinq sous avaient un titre et un poids supérieurs à ceux des monnaies étrangères ; aussi elles s'écoulaient hors du royaume. Elles furent retirées de la circulation et remplacées par des pièces de quatre sous, où le métal fin fut trop épargné. Sur quoi le Roi bénéficia, mais plus encore les spéculateurs[3].

Ce fut au contraire un loyal procédé, que la création de rentes. Colbert n'y recourut qu'à regret ; il craignait que la facilité même à trouver de l'argent par ce moyen ne séduisit le Roi. Mais il ne pouvait se passer de cette ressource ; chaque année, à partir de 1674, il emprunta. Il eut l'idée de s'adresser directement au public, au lieu de recourir, comme jadis, aux ruineux intermédiaires. Sa Caisse des emprunts était une sorte de caisse d'épargne, qui ne servait que 5 p. 100 d'intérêt. De 1674 à 1683, elle reçut 116 millions.

Mais chaque année croissait le déficit. Il fallut recommencer à manger l'avenir. L'état au vrai des recettes et des dépenses de l'année 1680 donna : recettes, 61.448.568 livres ; dépenses, 96.318.016 livres ; arriérés à payer de 1678 et de 1679, 12.670.644 livres ; en somme, un manque de 47.540.092 livres. Ainsi la recette nette s'était accrue, mais plus encore la dépense, la dette était plus forte, mais plus grand le déficit ; les revenus de l'année d'après étaient mangés. On en revenait à l'état des choses au temps de Fouquet.

Colbert jugea qu'il était nécessaire d'avertir le Roi qu'il allait à la ruine. Il lui présenta les comptes, mais le Roi refusa de rien rabattre du chiffre des dépenses. Colbert n'osa lui dire tout ce qu'il avait sur le cœur ; mais, le lendemain il lui écrivit :

Le respect, l'envie sans bornes que j'ai toujours eue de plaire à Votre Majesté et de le servir à son gré, sans peine et sans aucun embarras, et encore plus son éloquence naturelle qui vient facilement à bout de persuader ce qu'il lui plaît, m'ôtèrent le moyen d'insister. Mais, après avoir fait une sérieuse réflexion sur tout ce que Votre Majesté me fit l'honneur de me dire, voyant qu'il n'y a qu'un changement dans la destination de la dépense, je croirais prévariquer à mon devoir et manquer à la fidélité que je lui dois, si je ne lui remettais pas encore fidèlement sous les yeux en peu de mots ce même état, afin qu'il lui plaise, y faisant la réflexion qu'elle jugera nécessaire, prendre la résolution qu'elle croira plus avantageuse à son service.

Il rappelle alors de combien la dépense excède la recette, et que, l'année 1681 étant mangée, il faudra, dès le mois de mars ou d'avril, tirer sur 1682. Et le crédit du Roi a baissé, par l'excès des emprunts. Peut-être la baisse du crédit aura-t-elle pour effet que les dépositaires voudront retirer leur argent de la caisse ; on ne pourrait les rembourser, et alors, Votre Majesté verrait une banqueroute presque universelle, dont les suites donneraient beaucoup de peine et diminueraient considérablement les revenus de Votre Majesté. Impossible de songer à des accroissements de recettes, car, déjà il est à craindre que les prodigieuses augmentations des fermes ne soient fort à charge aux peuples. Quant aux affaires extraordinaires, il n'y en a plus. Rien à tirer non plus des pays réunis récemment à la couronne :

Votre Majesté a disposé de tout ce qui pouvait produire quelque chose dans les pays conquis. Il ne reste donc qu'à diminuer la dépense :

A l'égard de la dépense, quoique cela ne me regarde en rien, je supplie seulement Votre Majesté de me permettre de lui dire qu'en guerre et en paix, elle n'a jamais consulté ses finances pour résoudre ses dépenses, ce qui est si extraordinaire qu'assurément il n'y en a pas d'autre exemple.

A cette date de 1680, Colbert a perdu bien des illusions de ses premières heures. Il sait bien qu'il n'a pas remédié, qu'il ne remédiera pas aux désordres de la perception des revenus, qu'ils s'appellent tailles, aides ou gabelles. Il a renoncé à écrire ces grands règlements qu'il avait projetés, et qui, réunis, auraient formé un code des finances du Roi. Il a dû réduire à presque rien les secours qu'il donnait aux manufactures, aux routes, aux colonies. Partout il s'est excusé sur les prodigieuses dépenses que le Roi est obligé de faire pour combattre ses ennemis. La paix faite, il espère qu'il plaira à Dieu de la conserver. En 1679, il ordonne une enquête sur le commerce. Il demande de l'argent, au moins 100.000 livres par an, tout de suite, et, sitôt que possible, 100.000 écus pour aider ceux qui entreprendront de nouvelles compagnies ou de nouvelles manufactures. Il répète que le principal point du commerce consiste à maintenir et conserver l'argent dans le royaume, à faire revenir celui qui en sort et à tenir toujours les États étrangers dans la nécessité et le besoin d'argent où ils sont. Plus que jamais il soutient son Van Robais, le grand manufacturier d'Abbeville. Il essaye d'établir la manufacture du point d'Angleterre et du point de Malines. Il reparle de son application... à établir en France toutes les manufactures qui entrent des pays étrangers dans le royaume. Il veut reprendre et activer les travaux publics. C'est alors qu'il trace le plan méthodique de la voirie de France par terre, qu'il active l'amélioration des rivières, et qu'il prépare, après l'achèvement du canal de Languedoc, la construction d'autres canaux. Et il s'efforce d'envahir tout le marché de l'Espagne. Il n'a pas perdu l'espoir d'enlever le commerce du Levant aux Anglais et aux Hollandais, et de faire de la Méditerranée un domaine de notre commerce.

Mais l'attention du Roi est ailleurs. Malgré la paix, il garde 120.000 hommes sous les armes. En même temps que les dépenses de guerre, continuent les dépenses des bâtiments, et jamais la Cour n'a coûté si cher que depuis qu'elle est établie à Versailles.

En juin 1683, dans un mémoire au Roi, Colbert fait observer que les dépenses, pour le mois, dépassent les recettes de 3.600.000 livres. La grande dépense me fait beaucoup de peine, écrit le Roi en marge, mais il y en a de nécessaires. Colbert continue : Quelque application que j'aie eu jusqu'à présent, je n'ai pu encore trouver que 1.400.000 livres à emprunter. Le Roi, toujours en marge, le complimente : Je sais que vous faites tout ce qui est possible.

A la fin d'août 1683, Colbert, qui se trouvait à Paris, en son hôtel de la rue Neuve-des-Petits-Champs, tomba malade[4]. Il avait passé soixante-quatre ans, et, depuis longtemps, se portait mal Il souffrait de fréquents accès de goutte ; des crises de fièvre le tourmentaient, dont plusieurs le mirent en péril de mort. Il s'épuisait par le travail. On a vu qu'un jour il se demanda s'il valait mieux travailler le soir ou le matin et que la réponse fut qu'il fallait travailler soir et matin, mais qu'il était prudent d'arrêter de temps en temps pour se purger.

Le travail de Colbert, c'était chaque jour quelque conseil, quelquefois très long, des entretiens avec le Roi, des audiences à des importuns, des entretiens avec des chefs de service, des marchands, des gens de finances et d'affaires diverses, avec des artistes, des savants et des gens d'académie. C'était — dans les heures de tête-à tête avec soi-même, qu'il fallait trouver chaque jour, et qu'en effet trouvait Colbert, — des mémoires longs comme des livres, sur des sujets de finances, de commerce, de marine, de législation, de religion, de bâtiments, de politique extérieure, très étudiés, mal écrits, bien bâtis ; une correspondance prodigieuse, de quantité invraisemblable, de forte qualité, où chaque jour se rencontre la diversité de tant de grandes affaires ; les autographes de Colbert empliraient cent volumes. C'était une égale passion portée en toutes les besognes, le il n'y a rien de plus important des milliers de fois répété par sa plume ; la perpétuelle inquiétude de ne pas réussir, cette inquiétude qu'il souhaitait à son fils Seignelai comme une vertu ; l'effort constant vers un idéal, très clair en son esprit, de puissance et de gloire, puissance et gloire du Roi et de la nation, obtenues par le travail qui produit la richesse. C'était aussi l'âpre soin de faire sa fortune et celle des siens, fortune d'argent et fortune d'honneurs ; la lutte sans un moment de trêve contre ses rivaux, Louvois et Le Tellier ; la nécessité de faire sa cour, d'opposer autant qu'il lui était possible bon visage à mauvais jeu, de détendre ses sourcils anxieux, de se contenir, de se comprimer, de racheter les moments de mauvaise humeur montrée au Roi par des flatteries dont il mesurait exactement l'hyperbole. Tout cela ensemble tourmentait le tempérament de Colbert, melancolico biliosissimo temperamento, dont parle l'ambassadeur de Venise.

Il mourut le 6 septembre. Personne peut-être ne le regretta. Il était dur à peu près à tout le monde. Les peuples détestaient le ministre qui les ruinait par ses exactions et s'était enrichi dans la misère publique[5], et les gens de Cour, l'homme sans sourire et sans grâce. Le Roi, quand il apprit à Fontainebleau que le malade allait prendre Notre Seigneur en viatique avait écrit à Seignelai : L'état où est votre père me touche sensiblement... J'espère toujours que Dieu ne voudra pas Fêter de ce monde où il est si nécessaire pour le bien de l'État. Après la mort, il fit ses condoléances : Madame Colbert, je compatis à votre douleur d'autant plus que je sens par moi-même le sujet de votre affliction, puisque, si vous avez perdu un mari qui vous était cher, je regrette un fidèle ministre dont j'étais pleinement satisfait. Il disait très bien en toutes circonstances ce qu'il fallait dire. Mais son émotion — si vraiment il fut ému — passa vite. Il appréciait en son ministre l'homme qui trouvait de l'argent et qui faisait les frais de la magnificence. Mais il savait bien que lui et Colbert ne s'entendaient pas du tout sur le fond des choses. Il sentait en ce serviteur une désapprobation tout près de devenir une résistance, Colbert seul lui fit entendre des paroles dures et lui montra un visage morose. Le Roi fut généreux envers lui et envers sa famille. Quatre des fils du défunt ont âge d'homme en 1683 : Seignelai a la survivance du secrétariat d'État de la marine et de la Maison du Roi ; Jacques-Nicolas-Colbert, coadjuteur de l'archevêque de Rouen, deviendra archevêque en 1691 ; Antoine-Martin Colbert, général des galères de l'ordre de Malte, est colonel du régiment de Champagne et brigadier des armées du Roi ; Colbert d'Ormoi a la survivance de la charge de surintendant des bâtiments. Des trois filles, une est duchesse de Chevreuse, une, duchesse de Beauvilliers, une, duchesse de Mortemart. Des trois frères, un est évêque, un — Colbert de Croissi — secrétaire d'État, et le troisième lieutenant-général des armées du Roi. Des sœurs, oncles et cousins prospèrent sous l'abri du nom. En même temps que les honneurs, le roi prodigua l'argent . émoluments qui montaient à une centaine de mille livres annuellement : petites gratifications que Colbert ne dédaignait pas, que même il sollicitait ; grandes largesses, comme ces quatorze cent mille livres données au duc de Mortemart, quand il épousa Marie-Anne Colbert, et pour lesquelles le beau-père trouva, malgré la pénurie du trésor, un paiement rapide. Ayant ainsi fait de cette famille une des plus riches et des plus hautes du royaume, Louis XIV se croyait quitte envers son serviteur.

Il régla la succession aux honneurs et charges vacants selon sa méthode, qui était de faire une part à peu près égale aux deux grandes familles ministérielles. Comme celle des Le Tellier se trouvait à ce moment moins bien pourvue, il donna le contrôle général des finances à Le Pelletier, un ami de Louvois, et à Louvois lui-même la surintendance des bâtiments qui fut retirée, après dédommagement, à Colbert d'Ormoi. Or, Louvois sera un surintendant médiocre, et Le Pelletier un médiocre contrôleur général. D'autre part, Croisai ne brillait pas au secrétariat des Affaires étrangères. Le personnel de gouvernement s'amoindrissait. Mais si le Roi s'en est aperçu, il ne s'en est pas inquiété ; car c'est par politesse qu'il a dit à Seignelai que son père était nécessaire à l'État. Louis XIV ne connaissait pas d'autre homme nécessaire que lui-même.

 

III. — RETOUR SUR LA VIE PRIVÉE DU ROI[6].

PENDANT ces vingt-quatre années de puissance et de gloire, la vie privée du Roi, cette vie dont l'histoire donne des lumières si vives sur lui, sur sa Cour, sur son temps, avait été brillante et scandaleuse. Il n'a jamais aimé la Reine, épousée par raison d'État, et qui n'eut, pour lui plaire un moment — elle était presque naine, grasse et entassée — que sa jeunesse, son air d'enfant, et l'adoration qu'elle avait pour lui. Transportée de la Cour triste d'Espagne à celle qui s'épanouissait autour du jeune roi, au Louvre, à Saint-Germain ou à Fontainebleau, elle garda l'air dépaysé. Elle ne sut jamais bien le français ; elle prononçait ou au lieu de u, disait eschevois au lieu de chevaux, una servilietta au lieu d'une serviette, Santa Biergen au lieu de Sainte Vierge. Elle n'avait point d'esprit ; on ne se gênait pas pour parler de sa bêtise. Le Roi s'était cru quitte envers elle, et même généreux, par quelque affection qu'il lui donna, l'habitude qu'il garda du lit commun, et de grands égards.

Infidèle, dès la première heure, il vécut à tout le moins en grande intimité avec la Mazarine Olympe Mancini, comtesse de Soissons, et respira de près le charme subtil d'Henriette d'Angleterre sa belle-sœur. Pour donner le change au public, il joua l'amoureux d'une des filles d'honneur de la princesse, Louise de La Vallière, une Tourangelle de dix-sept ans, dont le teint était blanc et rose, les yeux bleus très doux, la taille mince et quasi frêle, et la lente démarche embellie d'une boiterie légère. Le Roi, pris à son propre piège, aima Mlle de La Vallière et lui déclara son amour, un jour de l'année 1661. Elle était vertueuse, elle résista ; mais l'amour qu'elle-même ressentait, et sa joie d'être aimée furent, dit-elle, des chevaux furieux qui entraînaient son âme dans le précipice. Le Roi demeura six ans fidèle à cette jeune femme, qui n'aimait en lui que lui-même, violette qui se cachait sous l'herbe, disait Mme de Sévigné, honteuse d'être maîtresse, d'être mère, d'être duchesse. Puis il se lassa.

Chez elle, il rencontrait une des dames de la Reine, Françoise-Athènes de Rochechouart, fille du duc de Mortemart, femme du marquis de Montespan. La marquise avait de l'esprit, l'esprit vanté des Mortemart, naturel, fin, trouveur de choses inattendues, un esprit qui avait l'art d'en donner aux autres. Le Roi se plaisait à entendre de jolies conversations spirituelles ; aussi La Vallière était ravie de voir Mme de Montespan chez elle, pour l'amuser. Mais la marquise était belle comme le jour ; elle avait de beaux cheveux blonds, un joli nez aquilin, de grands yeux bleus, une toute petite bouche aux lèvres rouges, des dents qui brillaient. Bien qu'elle fût de taille un peu médiocre, son allure gracieuse et en même temps assurée achevaient en elle cette beauté que Mme de Sévigné disait triomphante, à montrer aux ambassadeurs. En toute chose, elle semblait le contraire de La Vallière Le Roi fut séduit par le contraste ; en 1667, il devint l'amant de Mme de Montespan.

Mais il voulut garder auprès d'elle La Vallière. La présence de sa première maîtresse lui était commode pour cacher quelque temps au moins le scandale d'un double adultère. Il la fit souffrir, et s'étonna qu'elle souffrit après qu'il lui eût dit que son nouvel amour n'empêchait pas qu'il ne l'aimât comme il devait, et qu'elle devait se contenter de ce qu'il faisait pour elle. Elle essaya de se dérober ; en février 1672, elle se retira au couvent de Chaillot. Le Roi pleura fort, et l'envoya chercher par Colbert. Quand il la revit, il pleura encore ; Mme de Montespan, qui pleurait aussi, la prit dans ses bras, et l'on recommença de vivre ensemble. Pendant le grand voyage de Flandre en 1673, Louvois donna cet ordre à l'intendant de Dunkerque : Accommoder pour Mme de Montespan la chambre marquée L, et y faire faire une seconde porte communiquant avec les appartements du Roi. Mme la duchesse de La Vallière logera dans la chambre marquée V, où il faudra prendre la même précaution. Mlle de La Vallière était donc rivée à Mme de Montespan ; elle l'aidait à s'habiller et à se parer.

Mais elle continuait à partager ses regards entre Dieu et le Roi. Quand elle fut sûre, tout à fait sûre, que le Roi ne lui rendrait jamais ce qu'elle appelait l'honneur de ses bonnes grâces, elle entra, au mois d'avril 1674, au couvent des Carmélites du faubourg Saint-Jacques. Elle avait trente ans. Le jour où elle fit sa profession, sa beauté surprit tout le monde.

Le règne de Mme de Montespan dura neuf à dix ans, non sans escapades du Roi, très prompt aux occasions rencontrées ; car ses passades, a dit Saint-Simon, furent sans nombre. En 1675, Bossuet crut que les deux amants consentaient à se séparer par esprit de pénitence et mutuel consentement ; il se trompa. Cependant, à mesure que venait l'inévitable lassitude, le Roi percevait mieux les scrupules de sa conscience ; il cherchait des amours où le péché fût moindre que celui de double adultère. La marquise fit une très belle défense. Après qu'on l'avait crue décidément dédaignée, on l'admirait au jeu du Roi, la tête appuyée sur l'épaule de son ami, car elle aimait que toute la terre connût sa haute fortune. Elle triompha de mouches qui passaient devant les yeux du Roi. Elle bravait la jeunesse de ses rivales. L'hiver de 1676 — elle avait trente-cinq ans — elle dansa... toutes sortes de danses, comme il y a vingt ans, et dans un ajustement extrême. Mais l'éclat de son visage pâlissait ; sa taille de femme tant de fois mère était devenue une grosse vilaine taille. Le brillant esprit s'aigrissant malmenait le Roi, qui un jour termina une scène par ces mots : Je vous l'ai déjà dit ; je n'aime pas à être gêné. A la fin de l'année 1679, Montespan vit. le Roi s'éprendre d'une belle idiote, Mlle de Fontanges, subitement admirée dans une fête, et qu'on avait préparée à frapper ce coup de foudre.

Or, au même moment, Mme Scarron, que le Roi avait connue chez Mme de Montespan, comme il avait connu Mme de Montespan chez Mlle de La Vallière, et celle-ci chez Madame, et qui était tout le contraire de Montespan, comme celle-ci l'avait été de La Vallière, pénétrait lentement le Roi d'estime et de goût pour la sagesse de son esprit, le calme de sa raison, le sérieux de sa piété, le charme d'une beauté durable, par toute une physionomie rassemblée avec art et soutenue par une attention de chaque instant à toutes les paroles et à tous les gestes. En cette Mme Scarron, devenue Mme de Maintenon, Montespan sentait la vraie rivale, elle lui aurait préféré dix Fontanges. On dit qu'elle encouragea le Roi dans ses nouvelles amours, et qu'elle parait la duchesse de Fontanges comme elle avait été parée par la duchesse de La Vallière. Mais Fontanges ne fit que passer. Elle s'en alla, malade de couches douloureuses, mourir dans un couvent en juin 1681. Alors au lieu d'un nouvel amour ou d'un retour à Mme de Montespan, le Roi rendit à la Reine l'honneur de ses bonnes grâces. Mme de Maintenon avait fait ce miracle. La reine morte, elle succéda.

Ces amours du Roi furent des événements publics. Au commencement, il eut des précautions de pudeur. Il attendit la mort de sa mère pour assurer à une fille de La Vallière, l'honneur de sa naissance, et pour donner à la mère un établissement convenable à l'affection qu'il avait pour elle depuis six ans. Marie-Aime fut légitimée en Parlement. Cette cour enregistra un édit qui donnait à la maîtresse du Roi les terres de Saint-Christophe et de Vaujours érigées en duché-pairie. Les considérants parlaient de l'affection très singulière du Roi pour sa bien aimée et très féale, et du mérite de la demoiselle qui lui était connu. Deux ans après, en février 1669, un fils de La Vallière était légitimé. Cette année même commençait la lignée des enfants de Mme de Montespan. Le Roi les cacha pendant assez longtemps, dans une retraite où Mme Scarron les éleva. En 1673, trois sont légitimés d'un coup par un acte où il déclare sa tendresse naturelle pour ses enfants, qui répondront, espère-t-il, à la grandeur de leur naissance.

Le Roi ne trouva nulle part des raisons de se gêner. La Reine, qui fut mise par lui à un dur régime, se fâcha plus d'une fois, fit des scènes de ménage, pleura, mais s'accoutuma. Il fallut bien qu'elle tolérât la présence, le voisinage, le perpétuel coudoiement des mat-tresses, et qu'elle reconnût leurs enfants pour des princes enfants du Roi, après qu'ils lui avaient été présentés comme tels. A la fin, elle dut agréer pour surintendante de sa maison la Montespan. Malgré des colères contre les pontes du Roi, comme elle prononçait, elle fut bonne pour ses rivales. A la prise de voile de La Vallière, elle était très émue. Elle condescendait à demander des services à Mme de Montespan, comme de lui faire laisser une de ses femmes de chambre espagnoles, que le Roi avait renvoyées. En 1675, pendant que l'on croyait les deux amants séparés pour toujours, elle prit la peine de consoler la marquise par les attentions qu'elle eut pour elle, et pour un de ses enfants malade. L'année d'après, alors qu'elle était détrompée pourtant, elle eut l'idée de l'emmener aux Carmélites du faubourg Saint-Jacques. Et la Reine put entendre Mme de Montespan causer avec Mlle de La Vallière : Êtes-vous aussi aise qu'on le dit ? demanda la marquise. Non, répondit Sœur Louise de la Miséricorde, je ne suis pas aise, mais je suis contente. La marquise parla fort du Roi : Que voulez-vous que je lui dise pour vous ?, demanda-t-elle. Sœur Louise répondit d'un ton et d'un air tout aimable : Tout ce que vous voudrez, Madame, tout ce que vous voudrez. Mme de Sévigné a raconté cette scène et d'autres encore qui lui paraissaient des choses difficiles à comprendre. Mais la Reine ne s'étonnait plus. Elle était reconnaissante à son mari de ses moindres retours vers elle. Elle en montrait de la joie, et même aimait qu'on l'en plaisantât ; alors, elle riait de bon cœur, et frottait ses petites mains l'une dans l'autre. Quand elle eut le Roi pour elle toute seule, grâce à Mme de Maintenon, elle se déclara dans un contentement parfait et ne désirant plus rien au monde. Une mort brusque la ravit à un état de félicité parfaite.

L'Église fut clémente aux péchés du Roi. Les prédicateurs, il est vrai, lui dirent, avec des allusions claires, quelques paroles très dures. Bossuet essaya de ramener le maître à la raison et à la vertu ; le confesseur l'avertit des périls qu'il courait. Mais, s'il était resté dans ces âmes de prêtres quelque vigueur d'honnêteté chrétienne, ils auraient rompu le contact avec le scandaleux pécheur qui renouvelait, à la face du monde, le péché de David. Bourdaloue aurait refusé de parler devant Mme de Montespan ; Bossuet, après que le Roi eut manqué à la parole qu'il lui avait donnée lors de la séparation qu'il avait obtenue, ne se serait pas laissé arrêter par ce mot du relaps : Ne me dites rien.

La magistrature ne fut pas plus fière que l'Église. Sans doute, la tradition était établie que les bâtards de rois fussent reconnus par leurs pères ; mais on n'avait pas vu encore reconnaître des enfants dont la mère ne pouvait être nommée, parce qu'elle avait un mari vivant ; ce qui était, dira Saint-Simon, tirer des enfants du profond non-être des doubles adultérins, pour en faire des princes. Église et magistrature laissèrent violer les lois divines et humaines

Personne ne protesta, si ce n'est M. de Montespan, par des gestes intermittents, dont l'inconvenance parut scandaleuse. Les princes légitimes n'osèrent pas faire mauvais visage aux légitimés ; probablement, ils n'y ont pas même pensé. En 1680, Mlle de Blois, fille de La Vallière, épousa le prince de Conti. Condé, grand-oncle du marié, se montra publiquement fier de cette alliance. Il voulut être le prodige de la noce ; lui, si malpropre d'ordinaire, la Cour l'admira, rasé, frisé, poudré, l'épée garnie de diamants. Le mariage fut célébré à la face du soleil, dans la chapelle de Saint-Germain. Au coucher, le Roi et la Reine donnèrent les chemises, le Roi au prince de Conti, et la Reine à la fille de Mlle de La Vallière. Cinq ans après, le duc de Bourbon, petit-fils de Condé, épousa Mlle de Nantes, fille de la Montespan. Le mariage fut célébré à Versailles dans le grand appartement. Mais la jeune duchesse fut prise de la petite vérole  ; Condé la soigna, prit le mal et en mourut. Bossuet, dans l'Oraison funèbre du prince l'a loué de cette dernière action : Quels furent les sentiments du prince de Condé lorsqu'il se vit menacé de perdre ce nouveau lien de sa famille avec la personne du Roi ? C'est dans cette occasion que devait mourir ce héros ; celui que tant de sièges et de batailles n'ont pu enlever va périr par la tendresse.

Les ministres servaient les amours du maître. Lorsque naquit le premier enfant de La Vallière, une nuit de décembre 1663, dans une maison sise au jardin du Palais-Royal, il fut porté à Colbert qui l'attendait dehors avec un ménage d'anciens domestiques de sa famille. Il leur avait conté qu'un sien frère avait commis un méfait avec une fille de qualité qu'il ne fallait pas compromettre. Plus tard, le Roi ayant décidé de rétablir la charge d'amiral pour le comte de Vermandois, troisième enfant de La Vallière, Colbert étudia quel nom il est besoin de donner à M. le comte de Vermandois, amiral de France. Après recherche très soigneuse des précédents, il proposa : Louis, bâtard de Bourbon, comte de Vermandois, amiral de France, ou bien Louis le bâtard de France, amiral de France. Mais, pensa-t-il, les deux termes de France ne sonneraient pas bien ; on pourrait dire : Louis, bâtard, comte de Vermandois, amiral de France ; Louis légitimé de France, comte de Vermandois, amiral de France  ; ou bien seulement : Louis, comte de Vermandois, amiral de France. — Finalement, on dit : Louis de Bourbon, comte de Vermandois, amiral de France. Quand Montespan remplaça La Vallière, Colbert transporta ses soins à la nouvelle maîtresse. Le Roi chargea lui et Mme Colbert de distraire Mme de Montespan, pendant qu'il était en Hollande : Je serai très aise qu'elle s'amuse à quelque chose. Je suis bien aise de vous le faire savoir, afin que vous apportiez les facilités, en ce qui dépendra de vous, à ce qui la pourra amuser. Colbert reçut de plus délicates commissions. M. de Montespan se permit de rappeler à sa femme, au Roi et au public qu'il existait toujours. C'est un fou, écris le Roi à Colbert, capable de faire de grandes extravagances. Parmi ces extravagances, le marquis a menacé de voir sa femme, et, comme il en est capable... je me repose encore sur vous pour qu'il ne paraisse pas... Tout autant que Colbert, Louvois s'empressa auprès des femmes aimées. Il faut donc ajouter à tous les services dont les deux principaux ministres furent chargés, le service des amours du Roi.

L'histoire des amours de Louis XIV révèle, autant que l'histoire politique, l'universelle soumission servile. Quant au Roi, il s'y montre glouton d'amour, sans tendresse probablement, engagé par les sens, dégagé par la satiété, dur après l'abandon, égoïste le plus tranquillement du monde. L'homme qui a libéré son autorité des résistances et empêchements que lui opposaient les traditions anciennes du royaume, le princeps solutus legibus se retrouve dans cette chronique amoureuse. Attendre, quelquefois à peu de semaines de distance, des enfants de mères différentes, entremêler les naissances de six légitimes et de onze légitimés, créer des demi-frères ou des demi-sœurs, fils ou filles de trois, — et même un moment de quatre — mères vivantes, dont une a un mari vivant, fonder trois familles, les faire vivre ensemble publiquement, c'était un rare désordre, à mener tout autre que lui aux galères en cette vie, et à l'enfer, par delà. Mais il n'est pas un homme  comme les autres. Il est le premier des mortels. Si un enfant naît de lui, peu importe de quelle mère il naisse ; il est le fils ou la fille de Louis. Ce serait un sacrilège de lui ravir l'honneur de sa naissance. L'enfant sera donc prince et s'appellera Bourbon. A l'Église et à la magistrature de s'en arranger.

Mais voici un autre aspect de ce même homme. Après la mort de Mlle de Fontanges, la place qui était vacante, celle de maîtresse du Roi, ne sera plus remplie. Or, Louis XIV n'avait que quarante-trois ans. De toutes parts, se seraient offertes à lui des femmes et des filles, car être maîtresse du Roi c'était une fonction avantageuse, voire honorable à une famille. Lorsque la fille de Mme de Sévigné commença de paraître à la Cour, et qu'on crut que le Roi prenait goût à sa beauté, son cousin Bussy-Rabutin écrivit : Je serais fort aise que le Roi s'attachât à Mlle de Sévigné, car la demoiselle est fort de mes amies, et il ne pourrait être mieux en maîtresse. On pouvait donc craindre pour le Roi une vieillesse malpropre ; il se l'interdit, par crainte de l'enfer, mais aussi par respect de lui-même et souci de sa dignité. Après son mariage avec Mme de Maintenon, il ne retombera plus dans l'amour illégitime. Ce singulier couple, austère et dévot, va présider à la vie de la Cour de France.

 

IV. — LA COUR DE FRANCE EN 1685.

CETTE Cour est tout un monde énorme, disposé en une hiérarchie.

La première personne après le Roi est le Dauphin, ou, comme on dit, Monseigneur. Il est le premier né — 1er novembre 1661 — et l'unique survivant des six enfants de la Reine[7]. — Le Dauphin a eu pour gouverneur un des très rares hommes de Cour à qui tout le monde accordât de l'honnêteté, le duc de Montausier, et, pour précepteur, Bossuet. Le gouverneur eut affaire, dit-on, à un caractère revêche, et le précepteur assurément à une intelligence médiocre. Le caractère fut dompté ; mais l'intelligence demeura peu sensible aux leçons de latin, de philosophie, d'histoire que l'évêque lui donna, de physique, d'astronomie, de mécanique, d'hydraulique, de mathématiques et de fortifications, qu'elle reçut d'autres maîtres. Le Dauphin était un lourdaud, absorbé dans sa graisse et ses ténèbres , mais peut-être n'était-il ni tant ignorant, ni si sot qu'il paraissait. En tout cas, la science ni l'esprit ne lui auraient servi de rien, parce que le Roi ne lui eût pas permis de s'en servir. Il admettait son fils au Conseil des finances et au Conseil des dépêches, mais non au Conseil d'État d'en haut, où se décidaient les grandes affaires. Il ne lui accordait aucun crédit, même pour les plus petites choses. Il n'eût point toléré qu'il prit la plus légère liberté avec lui. Le Dauphin accepta sa destinée ; il tenait de sa mère cette nonchalance et cette sorte d'indifférence fataliste où s'assoupirent les derniers Habsbourg d'Espagne. Il fut un fils unique fait exprès pour l'être d'un tel père. Sa grande occupation était de chasser ; un jour que la Dauphine accoucha à midi, il partit en chasse à une heure ; un autre jour, n'ayant pu chasser parce qu'il était malade, il regarda do son lit la curée du loup qu'il avait fait faire dans le parterre de l'Amour. Quand il ne chassait pas, il s'ennuyait. S'il lui fallait recevoir en audience les hommages des ministres étrangers, ce qui était à peu près la seule fonction qu'il remplit, il balbutiait des mots qu'on ne comprenait pas. Dans les rapports ordinaires, il demeurait solennel, et marquait entre lui et les autres une distance utile à sa timidité. Il avait l'air d'un infant ou d'un archiduc transplanté, et ne se souciait pas de rien savoir des choses du monde. Marié en 1680 à Marie-Anne-Christine, sœur de Maximilien II, électeur de Bavière, il fut bon mari pendant cinq ou six ans. En 1686, il commençait à fourrager parmi les filles d'honneur de la Dauphine.

La Dauphine, née en novembre 1660, était d'un an plus âgée que son mari. Colbert de Croissi, pendant qu'il négociait le mariage, avait envoyé au Roi la description de sa personne. Il y regrettait l'imperfection de la plupart des traits, du nez surtout, un peu gros par le bout, et du teint, un peu brun et de la manière que l'on voit les filles qui ne savent ce que c'est que polir la nature. Mais il disait : Quoi qu'elle n'ait aucun trait de beauté, il résulte de ce composé quelque chose qu'on peut dire très agréable. Il louait ses manières, sa contenance et son entretien. La Dauphine, en effet, était une personne distinguée, de grand air, instruite, qui parlait le français et l'italien avec justesse, aimait les arts et savait la musique. Louis XIV l'accueillit très bien. Comme il voyait qu'elle avait de l'esprit, il espéra un moment rétablir le cercle de Cour, que la reine Anne avait su si bien tenir, et dont l'habitude s'était perdue, la reine Marie-Thérèse s'étant trouvée incapable de la continuer. Mais les grossesses de la princesse, des couches et des fausses-couches lui furent des raisons de se cantonner, elle passait sa vie à s'ennuyer et à être grosse. Elle s'ennuyait parce qu'elle n'aimait pas les façons françaises, la liberté des propos et des manières, tout le train de la galanterie et des intrigues de Cour, la perpétuité de la parade. Et l'on peut croire que, de savoir le Roi son beau-père marié à Mme de Maintenon, de traiter presque en reine la ci-devant femme de Scarron, presque en beaux-frères ou en belles-sœurs les enfants de La Vallière et de Montespan, cela lui parut ridicule et très dur, car elle avait l'orgueil allemand, si fort en la maison de Bavière. Elle se renferma donc obstinément. Quand elle mourra, en 1690, personne ne regrettera cette étrangère demeurée par sa volonté une étrangère. La Dauphine de France était une Allemande nostalgique.

Du Dauphin et de la Dauphine étaient nés Louis, duc de Bourgogne, le 6 août 1682, et Philippe, duc d'Anjou, le 19 décembre 1683. Charles, duc de Berri, naîtra le 31 août 1686. Le duc de Bourgogne était un très bel enfant avec des yeux grands, bruns et un teint admirable, mais qui tenait tête à sa gouvernante à propos de tout ce qu'on pouvait exiger de lui ou dans sa nourriture ou dans d'autres circonstances de son éducation. Le duc d'Anjou était un gentil enfant blond. Le duc de Berri sera tout bon et tout rond.

Il faudrait, pour suivre l'ordre protocolaire, placer, après les héritiers directs de la couronne, les collatéraux, frère, neveux, cousins. Mais le Roi mettait une longue distance entre ceux-ci et ses enfants légitimés, qu'il traitait aussi bien, même mieux que sa descendance légitime.

De Mlle de La Vallière, trois enfants étaient morts en bas âge[8]. Le fils né en octobre 1667, celui qui fut le comte de Vermandois, grand amiral de France, avait vécu jusqu'en 1683. C'était un jeune homme bien fait de corps et d'esprit, mais que souillèrent des vices répandus à la Cour ; le Roi l'avait exilé un moment pour le punir d'un vilain commerce entre des jeunes gens. Sa mère, aux Carmélites, pleura sa mort, mais en disant que bien plus encore elle devait pleurer sa naissance. Restait une fille, Mlle de Blois, celle qui était devenue princesse de Conti. Elle avait moins de quatorze ans le jour de son mariage au mois de janvier 1680. Modèle de beauté, elle avait port de reine, et taille de déesse, et brillait, par sa grâce et son adresse à la danse, dans les bals et les ballets. Mais elle n'avait pas d'esprit, était querelleuse et impertinente. Elle donnait des tracas au Roi, qui l'aimait beaucoup. Veuve en 1685, elle lui en donnera de plus grands par des histoires amoureuses, et par de mauvaises habitudes, comme de fumer des pipes empruntées au corps de garde des Suisses, ou de se quereller avec ses sœurs, filles de la Montespan. Un jour, elle les appela des sacs à vin — il est vrai qu'elles buvaient beaucoup ; — mais elles se fâchèrent et lui répliquèrent : Sac à ordures.

Mme de Montespan avait perdu trois des enfants du Roi[9]. Il lui restait deux fils et deux filles. Le duc du Maine, né en mars 1670, était colonel-général des Suisses et Grisons et gouverneur du Languedoc. C'état un infirme, de qui les eaux de Barèges et les soins de Mme Scarron avaient mal rétabli les jambes tournées et estropiées. Mais le visage était très beau, la physionomie heureuse, et l'abord aimable. Mme Scarron l'avait fort bien élevé, et des maîtres, fort bien instruit. Le comte de Toulouse, né en juin 1678, avait le gouvernement de Guyenne et la grande-amirauté de France, qui lui-fut donnée à la mort de son demi-frère, le comte de Vermandois. Il était charmant. Des deux filles, l'aînée, Mlle de Nantes, avait douze ans quand elle épousa en juillet 1685 le duc de Bourbon qui en avait dix-sept. Elle était belle comme les anges ; sa figure était formée par les amours. Sa petite vérole, dont mourut le prince de Condé, lui laissa des marques qui tachèrent sa beauté, mais ne la détruisirent pas. Très gaie, elle aimait grandement les plaisirs et les gamineries, en attendant les frasques. Françoise-Marie, sa sœur, s'appelait Mlle de Blois, depuis que sa demi-sœur était devenue princesse de Conti. Née en mai 1677, elle avait huit ans. Peut-être le Roi déjà pensait à la marier plus haut encore que ses sœurs et sa demi-sœur ; elle épousera en 1692 Philippe d'Orléans, le futur Régent.

Le duc d'Orléans, frère du Roi, Monsieur, avait quarante-cinq ans. C'était un tout petit homme ventru, monté sur des échasses, tant ses souliers étaient hauts. — Il était toujours paré comme une femme, plein de bagues, de bracelets, de pierreries partout, des rubans où il en pouvait mettre, plein de toutes sortes de parfums... Il allait à la guerre et même il avait gagné en 1677 la bataille de Cassel. Mais il n'était en aucune façon martial  ; il répugnait à la peine et à la fatigue, au point de ne pas aimer la chasse que tout le monde aimait alors. Il était curieux de tous les bavardages, bavard lui-même, au point que, là où il se trouvait, on n'entendait que lui. Le Roi l'aimait beaucoup, lui faisait des largesses, mais ne lui marquait nulle confiance. Il ne l'admettait qu'au Conseil des dépêches, où ne se traitait aucune affaire secrète. Un jour, en campagne, il lui dit comme une chose toute naturelle. Mon frère, vous pouvez aller vous divertir, car nous allons au Conseil. Monsieur jouait des heures entières, commérait, caquetait, comptait ses diamants, s'habillait devant une profusion de miroirs. Il était vicieux scandaleusement. Le chevalier de Lorraine, fait comme on peint les anges, rapporte Cosnac, se donna à Monsieur, et devint bientôt le favori, le maître, disposant des grâces, et plus absolu chez Monsieur qu'il n'est permis de l'être, quand on ne veut pas passer pour le maître ou la maîtresse de la maison. A cause du trouble qu'il mettait dans la famille, il fut exilé à lit-requête de la première Madame, Henriette d'Angleterre, en 1670 ; Monsieur réclama son chevalier à cor et à cri. La même année, au retour de son voyage politique en Angleterre, Madame mourut d'un mal subit et la rumeur publique accusa de cette mort Monsieur et le chevalier. C'était une calomnie ; mais tout le monde savait les amours de ces deux hommes. Cela n'empêcha pas que, deux ans à peine écoulés, le chevalier fut rappelé, même créé maréchal de camp, sur quoi le Roi et son frère se félicitèrent et s'attendrirent. Sans doute Louis XIV ne voulait d'aucune façon contrarier son frère, qu'il tenait dans le néant, et auquel il refusa des charges et dignités prodiguées aux bâtards. Enfin, le singulier Monsieur était dévot, ou du moins, il s'amusait à tout ce qui est de dévotion, parce qu'il aimait bien tout ce qui est de cérémonie, disait sa seconde femme, qui se demandait, d'ailleurs, s'il ne se faisait pas dévot pour ressembler de tout point à Henri III.

Monsieur a épousé en secondes noces, au mois de décembre 1671, Élisabeth-Charlotte, fille de l'électeur Palatin Charles-Louis, alors âgée de dix-neuf ans. Élevée à la sauvageonne, chez elle ou bien en Hanovre chez sa tante Sophie, coureuse de bois et de montagnes, pêcheuse, chasseresse, garçonnière, presque un homme, elle avait épousé presque une femme. Vigoureuse épouse, faite pour la maternité plantureuse, elle fut délaissée vite par son mari qui lui préférait des jouvenceaux, avec lesquels il passait, dit-elle, des nuits entières en orgie. Comme elle n'était point belle, comme elle devint laide à faire peur, — nous le savons par elle-même, — elle n'inspira point d'amour. Le grand chagrin de sa vie, une des raisons de son amertume, fut sans doute de n'avoir été par personne aimée d'amour. Orgueilleuse d'être princesse allemande, fière d'être belle-sœur du roi de France, elle souffrit de l'effacement de son mari réduit à n'être qu'un figurant dans une parade, de l'assujettissement où le Roi tenait sa famille, auquel elle a dit qu'aucun esclavage n'était comparable, des honneurs donnés aux maîtresses, à leurs enfants, à leur gouvernante devenue quasi reine, et de l'affront fait aux sangs légitimes de France et de Palatinat par le mariage de son fils avec une bâtarde. Élevée dans la confession luthérienne, frottée d'esprit philosophique, usant, comme cet Anglais dont elle parle d'un petit religion à part soi, au fond très libre, hardie jusqu'aux grandes négations, elle s'exaspéra des hypocrisies de la Cour au moment de la révocation de l'Édit de Nantes. Une grande tristesse lui vint de la politique du Roi à l'égard du Palatinat. En l'année 1685, son frère Charles II, qui avait succédé à son père en 1680, étant mort sans enfants, Louis XIV prétendit se servir des droits de sa belle-sœur, pour revendiquer des valeurs et des territoires  ; le Palatinat allait subir de nouvelles horreurs. Madame, dont la nature aspirait à la joie, fut donc blessée de toutes parts. Elle pleura la ruine de son pays : Chaque nuit, dès que je commence à m'endormir, il me semble être à Heidelberg et à Mannheim, et je crois voir toute cette désolation. Je me réveille en sursaut, et, de deux heures, je ne retrouve plus le sommeil. Contre la dévotion de Cour, elle se réfugia dans les souvenirs de son éducation religieuse, la lecture de la Bible et du catéchisme de Heidelberg et le chant des psaumes : Je sais bon gré au docteur Luther, disait-elle, d'avoir fait de si jolis cantiques. Elle se moqua des a, a, a, i, i, i des chantres, s'ennuya ostensiblement aux offices, imagina, quand elle avait passé plusieurs nuits sans dormir, d'aller prendre à des vêpres de couvent quelques heures de sommeil  ; même à la Chapelle, il fallut que le Roi la réveillât par des coups de coude. Elle jugea sévèrement toute la politique religieuse de Louis XIV qu'elle trouvait niais pour tout ce qui touche à la religion. Elle se vengea de tout ce qui lui déplaisait par les propos violents de lettres qu'elle savait être lues à la poste. Elle y traite Mme de Maintenon — la Pantocrate, — de Madame l'ordure, de vieille ripopée du Roi, de vieille ordure du grand homle. Elle l'accuse d'être dans ses maléfices un agent du Diable : Là où le Diable ne peut atteindre, il envoie une vieille femme. Elle s'amuse des polissonneries commises par les bâtardes, et que ces gaillardes fassent de drôles de chansons, sur la belle-mère Maintenon, et sur le père, Louis XIV lui-même. Elle porte sur cette Cour brillante des jugements cruels. Elle s'en retire autant qu'elle peut, du reste, pour vivre sur la défensive, chez elle, où elle lit, écrit, regarde des gravures, range des armoires, s'amuse à ses bêtes — des perroquets, des canards et des petits chiens — pour l'âme desquelles autant que pour la sienne, elle espère l'immortalité, tout en croyant au néant. Et, dans la solitude qu'elle s'est faite, elle pense à la patrie, à la vie naturelle qu'on y mène, aux repas sur l'herbe avec de bons amis, auprès d'une source, au plaisir de cueillir des cerises à cinq heures du matin. Les beaux jardins de Versailles la font rêver d'une forêt inculte, ou de prés avec des ruisseaux et des saules. Elle hait les délicatesses de la table française, le thé, le chocolat, le café surtout, à l'odeur duquel elle retrouve l'haleine du défunt archevêque. Elle préfère à ces médiocres choses la soupe au jambon, la choucroute, mais faite avec des choux d'Allemagne, car les choux français ne valent pas de loin nos choux allemands. Elle faisait venir de Francfort des saucisses, de la pharmacie, qui guérissait beaucoup mieux que les clystères ou les saignées de France, et aussi la Gazette, qui donnait des nouvelles de là-bas. Plus Madame vieillissait, plus elle aimait penser à son Allemagne : Je suis comme les vieux voituriers qui prennent plaisir à entendre claquer le fouet quand ils ne peuvent plus rouler sur les grandes routes. Ce regret de la patrie la rapprochait de l'autre exilée, de l'autre solitaire, la Dauphine. Orgueilleuses toutes les deux, toutes les deux malheureuses, elles paraissaient à la Cour de France hautaines et particulières.

De son mariage avec Henriette d'Angleterre, Monsieur avait eu deux filles. Marie-Louise, née en mars 1662, avait épousé, en août 1679, le roi d'Espagne Charles Il, après avoir un moment espéré épouser le Dauphin. Elle avait, en pleurant, quitté la Cour de France, pour les plaisirs et façons de laquelle semblait fait son esprit enjoué, et s'en était allée vivre à la funèbre Cour d'un avorton. On lui imposa, dès son arrivée, une vie de recluse. Ses femmes de chambre françaises l'ayant quittée parce qu'elles n'avaient pu s'habituer à vivre enfermées, les petits chiens qu'elle avait emmenés faisaient seuls sa consolation. Elle avait la mission, dont elle s'acquitta de son mieux, de maintenir le Roi dans l'alliance française, et d'assurer à la maison de France la succession d'Espagne. Elle mourut bute jeune, à vingt-sept ans, et l'on accusa de sa mort le parti d'Autriche. La seconde fille, Anne-Marie, née en août 1669, s'était mariée en 4684 au duc de Savoie, Victor-Amédée II. En décembre 1685, elle mit au monde la future duchesse de Bourgogne. — Du second mariage de Monsieur étaient nés, en août 1675, Philippe d'Orléans, duc de Chartres, et, en septembre 1676, Élisabeth-Charlotte. Le duc avait donc dix ans en 1685, et sa sœur en avait neuf. C'étaient deux enfants aimables, qui avaient de l'esprit.

De Gaston d'Orléans, fils de Louis XIII, restaient trois filles, une née du mariage du prince avec Mlle de Montpensier, et les deux autres, de son mariage avec Marguerite de Lorraine.

La première, Anne-Marie-Louise, était la célèbre Mademoiselle, héroïne de la Fronde. Elle avait cinquante-huit ans en 1685, et venait de tristement finir un roman imaginé par elle è quarante ans passé. Vieille fille après qu'elle avait cru épouser plusieurs très hautes personnes, parmi lesquelles l'Empereur et le Roi, elle s'était passionnée pour le comte de Lauzun, marquis de Puyguilhem. Ce gentilhomme, auquel elle inventa toutes sortes de grands mérites, était d'ailleurs très aimé du Roi, bien qu'il fût entreprenant... fier à l'excès, insupportable à tout le monde, ou peut-être à cause de cela même, qui empêchait Lauzun d'avoir d'autre attachement que celui qu'il professait avec éclat pour le maitre. Mademoiselle obtint, en décembre 1670, la permission d'épouser Lauzun ; mais le Roi, supplié par sa famille de ne pas laisser une pareille mésalliance s'accomplir, se dédit. L'an d'après, Lauzun était arrêté et expédié à Pignerol. Mademoiselle le regretta fidèlement. Au bout de dix ans, elle acheta la liberté de son ami, qu'on dit qu'elle avait épousé en secret avant qu'il fût disgracié. Elle la paya très cher en léguant au duc du Maine sa principauté de Dombes et d'autres terres encore  ; ce qui fut de la part du Roi et de sa maîtresse un marché honteux au point d'être déshonorant. Mais Lauzun libéré préféra de jeunes femmes de chambre à sa vieille maîtresse. Mademoiselle le griffa et le battit ; il la battit à son tour. Ils se séparèrent en 1684. Mademoiselle acheva, retirée et solitaire, une vie qui avait brillé au temps où les romans étaient à la mode dans la littérature et dans la vie.

Les deux filles du second mariage de Gaston d'Orléans étaient nées, Marguerite-Louise en juillet 1645, et Élisabeth en 1646. Elles n'avaient pour ainsi dire été élevées ni l'une ni l'autre, leur père étant ce qu'on a vu qu'il était, et leur mère, une sorte de neurasthénique dolente et maniaque. Leur enfance s'était passée à Blois, où leur père vivait depuis que la Fronde était finie. Venues à Paris après sa mort, en 1660, elles passèrent leur temps de deuil à lire des romans et à courir des parties de chasse, d'où elles revenaient escortées de jeunes gens, sans leurs gouvernantes, qu'elles avaient égarées. Marguerite-Louise aima Charles de Lorraine, neveu et héritier du duc régnant. Mais il convenait à la politique du Roi qu'une princesse française épousât le prince héritier de Toscane ; elle l'épousa en juin 1661 à Florence. Son mari ne sut pas apprivoiser le joli oiseau qui lui venait de France, escorté d'une troupe d'étourneaux, qui se moquaient de tout ce qu'ils voyaient à la cour grand-ducale. Le ménage se brouilla. En 1670, le prince succéda à son père ; mais, d'être devenue grande-duchesse, cela ne réconcilia point Marguerite avec la Toscane. Elle regrettait la Cour de France et pensait toujours à Charles de Lorraine. En 1675, les deux époux se séparèrent à l'amiable. La grande-duchesse alla loger au monastère de Montmartre dont l'abbesse était sa tante. Le Roi avait promis au grand-duc qu'elle y vivrait fort retirée, mais elle recevait beaucoup de visites, et ne pouvait se tenir d'aller de temps en temps à Versailles. Elle n'avait que trente ans, elle était très belle, et l'on disait à la Cour qu'elle aimait fort la maison du Roi. Mais cette maison n'était pas à louer, comme écrit Mme de Sévigné ; le Roi, quand il voyait arriver sa cousine, lui disait : Vous voilà encore ! Elle vécut beaucoup en la compagnie de sa sœur Élisabeth, qui, mariée en 1667 au duc de Guise, le fils du héros de Naples, veuve en 1671, s'était mise dans la dévotion. Elle convertissait les huguenots de ses domaines, visitait les hôpitaux, pansait les malades et les faisait manger ; elle ensevelissait les morts. La grande-duchesse l'accompagnait à l'hôpital et à l'église.

Après les princes et les princesses des deux maisons d'Orléans, qui étaient enfants de France, parce qu'ils descendaient de rois, — les rois Henri IV et Louis XIII, — venaient les princes et les princesses du sang de France, descendants de Louis de Bourbon, prince de Condé, tué à Jarnac en 1569, frère d'Antoine de Bourbon, le père de Henri IV.

Le grand Condé achevait à Chantilly, dans la dévotion, son existence tourmentée de contrastes. Son fils Henri-Jules de Bourbon, duc d'Enghien, était né en juillet 1643, l'année de Rocroi. Il avait fait ses premières armes aux côtés de son père dans la guerre civile. Après la réconciliation avec le Roi, il eut la survivance de la charge de grand-maître de la Maison du Roi et celle de gouverneur de la Bourgogne. Il assista souvent son père dans l'un et l'autre emploi. En 1663, il épousa une princesse de la maison palatine, Anne, nièce de Marie de Nevers, reine de Pologne, qui essaya de procurer à son beau-neveu la succession de son mari. Dans les guerres, il servit en Flandre et en Franche-Comté honorablement, et mérita ses grades de brigadier et de lieutenant-général. Son père l'avait dressé au métier ; mais, en même temps, il l'avait fait instruire et instruit lui-même, par sa conversation et son exemple en toutes les choses de l'intelligence. Le duc s'amusait aux ouvrages d'esprit et de science ; il en savait juger avec beaucoup de goût, de profondeur et de discernement. Des lettres de lui sont d'un écrivain charmant. Sa politesse était admirée de ceux qu'il daignait bien recevoir ; mais il avait l'humeur altière, il était dur et méchant, traitait mal sa femme, assez laide et médiocre personne, mais vertueuse et douce, et n'était pas plus tendre pour ses maîtresses, qui furent de scandaleuses dames. M. le Duc était tout petit et mince, de médiocre mine ; seuls le feu et l'audace de ses yeux rappelaient le prince de Condé. Son fils, Louis III de Bourbon-Condé, né en octobre 1668, était un homme très considérablement plus petit que le plus petit des hommes... sans être gras de partout, il avait la tâte grosse à surprendre, et un visage qui faisait peur. Le teint était jaune livide. On disait que la princesse sa mère avait été troublée pendant sa grossesse par un regard de son nain. Lui aussi, il était instruit et beau causeur ; La Bruyère fut son maître. Poli quand il lui plaisait, Louis II de Bourbon était pervers et méchant. Ce fut ce difforme qui épousa la belle comme les anges Mlle de Nantes.

Le prince de Conti, frère du grand Condé, mari d'une Martinozzi, mort, l'année 1668, en pleine dévotion, des suites d'une vilaine maladie, avait laissé deux fils. Lainé, Louis-Armand, celui qui fut le mari d'une La Vallière, meurt en 1683, dans sa vingt-cinquième année. Le second, qui a vingt-trois ans, est en disgrâce, pour avoir fait de laides choses. Il s'est souillé du vice infâme ; ses débauches... avec de jeunes seigneurs et courtisans de même humeur ont fait de l'éclat. Il a écrit des lettres fort licencieuses où Mme de Maintenon et le Roi lui-même étaient traités irrévérencieusement. Il est allé combattre les Turcs en Hongrie, sans la permission du Roi. Pourtant le Roi lui pardonnera ou à peu près, à la prière de Condé mourant, qui aimait son petit-neveu, pour son courage, qui était grand, pour son amour de l'aventure, pour son esprit, et le charme délicieux de toute sa personne.

Il ne restait pas d'héritier des comtes de Soissons, qui descendaient du héros de Jarnac, comme les Condé. Le dernier mâle de cette maison avait été tué à La Marfée en 1641. Mais la sœur de ce prince, Marie de Bourbon-Soissons, avait épousé Thomas-François de Savoie, prince de Carignan. De ce mariage sortit une lignée de nationalité indéfinie, presque toute ennemie de la France. Un fils du prince de Carignan, Eugène-Maurice, qui porta le titre de comte de Soissons, épousa la célèbre Mazarine, Olympe Mancini ; un de leurs fils, à qui Louis XIV a refusé la permission d'acheter une compagnie, est passé en 1683 au service de l'Empereur, où bientôt il illustrera le nom de Prince Eugène. Une sœur d'Eugène-Maurice a épousé le marquis de Bade ; leur fils, Louis de Bade, sera aussi un des principaux généraux de l'Empereur dans les guerres des coalitions contre Louis XIV. Le Roi a exilé en 1684 Mme de Carignan, mère de cette famille hostile. La princesse, qui avait alors soixante-dix-huit ans, quitta l'hôtel de Soissons, où elle vivait richement, et recevait en très grande dame, selon la mode d'autrefois.

La descendance illégitime de Henri IV survivait à la Cour dans les Vendôme, arrières-petits-fils de Gabrielle d'Estrées. L'un, Louis-Joseph, duc de Vendôme, né en juin 1654, l'autre, Philippe, chevalier de Malte, né en août 1655, pourvu du grand prieuré de France, titulaire d'abbayes nombreuses, vivaient ensemble et, soit à la maison du Temple à Paris, soit au château d'Anet, en compagnie de poètes gais et de femmes joyeuses, faisaient franchement la fête vicieuse. Enfin Longueville, le dernier descendant mâle de Dunois, le bâtard d'Orléans, vivait dément dans une abbaye.

Depuis le XVIe siècle, les princes des maisons souveraines étrangères habitués en France tenaient à la Cour une place privilégiée. Quelques-uns avaient été de grands et puissants personnages. Au temps de Louis XIV, cette gloire n'était qu'un presque fabuleux souvenir.

La maison de Savoie avait donné, sous le règne de François Ier, une première lignée, qui finit avec le brillant duc de Nemours, tué en duel par Beaufort en 1652. Le prince Thomas de Carignan, dont il vient d'être parlé, en créa une seconde ; un do ses petits-fils — un frère du Prince Eugène — la représentait à la Cour de France. Il portait le titre de comte de Soissons. Brouillé avec les siens par un mariage d'amour, pauvre, joueur, débauché, ce chef d'une de ces petites branches qui n'avaient pas de souliers, vivait des libéralités du Roi.

Les Lorrains, qui avaient presque conquis la France au XVIe siècle, étaient en pleine déchéance. Le dernier des ducs de Guise, un enfant malsain, tout misérable, qui se soulevait à peine, était mort en mars 1675. Mais il restait deux autres branches de la maison de Lorraine, les Elbeuf et les Armagnac.

Les Elbeuf étaient demeurés des gens d'autrefois. Le duc, chef de la famille, né en 1620, gouverneur de Picardie, d'Artois et de Hainaut, survivant de la Fronde, n'allait guère à la Cour. C'était un méchant homme, de mœurs quasi sauvages. Son fils Henri, fléau des familles, lui ressemblait ; un autre de ses fils sera pendu en effigie. Le duc avait deux frères : François, comte d'Harcourt, et Alphonse, comte de Lillebonne. Le fils de François, Alphonse, bel homme, soldat baillant, eut plusieurs démêlés avec la justice, étant un vrai bandit. Cela n'empêcha pas le Roi de l'employer à l'armée et même de lui donner une ambassade extraordinaire. Mais ces emplois ne le contentaient pas ; il s'en ira guerroyer au service de la République de Venise contre les Turcs. Le fils de Lillebonne, Charles, prince de Commercy, ne voyant pas moyen de s'avancer en France, s'en est allé, sans l'agrément du Roi, combattre les Turcs en Hongrie, et bientôt il passera au service de l'Empereur. Deux de ses sœurs restées en France, Mlle de Lillebonne et la princesse de Commercy, polies, obligeantes, attiraient les yeux de toute la Cour, où tout le monde, à commencer par le Roi et par Monseigneur, les aima et les considéra. On disait à la Cour : Il n'y a rien de plus commun dans la maison de Lorraine que de voir les princesses être raisonnables, et les princes, par contre, ne pas valoir le diable.

La branche d'Armagnac, cadette de la précédente, était née du comte d'Harcourt, le général de Richelieu et de Mazarin, dont la fidélité avait sauvé la Cour à un moment critique de la Fronde. Il avait été payé en beaux profits et honneurs — grand écuyer, comte d'Armagnac, gouverneur de l'Anjou — qui passèrent à son fils aîné, Louis. Par ces Armagnac, les Lorrains de France reprenaient de l'éclat. Louis d'Armagnac tenait soir et matin une grande table à la Cour et un grand jeu toute la journée, où la foule de la Cour entrait et sortait comme d'une église. Saint-Simon admire le comte et sa femme d'être de grands seigneurs, qui tiennent haut les ministres et leurs femmes, ainsi que faisaient les seigneurs, jadis. Mais les Armagnac sont de bons courtisans. Le comte ne bouge pas de chez le Roi, et le même Saint-Simon appelle cette assiduité la plus puante flatterie. — Le comte d'Armagnac avait trois frères, dont un était le fameux chevalier de Lorraine.

Trois autres maisons jouissaient en France du titre et des prérogatives de princes, les Bouillon, les Monaco, les Rohan.

La maison de La Tour d'Auvergne avait acquis par mariage au XVIe siècle les principautés de Sedan et de Bouillon. Le duc Frédéric-Maurice, le frère aîné du maréchal de Turenne, avait dû céder la première au roi Louis XIII, en punition de ses intelligences avec Gaston d'Orléans et avec Cinq-Mars. Pendant la Fronde, il s'était fait donner en compensation plusieurs grandes seigneuries et là qualité de prince étranger habitué en France. Son fils, Godefroy-Frédéric-Maurice, lui succéda en 1651. En 1658, il fut pourvu de la charge de grand chambellan de France. C'était un homme d'assez petite mine, médiocre d'esprit, bon sujet du Roi qui avait de l'affection pour lui, étant à peu près du même âge. Mais il avait une terrible femme, Marie-Anne, une des nièces de Mazarin, intelligente, cultivée, intrigante, et que l'on croyait capable de tout, puisqu'elle fut accusée d'avoir voulu empoisonner son mari. Cette Mazarine était d'ailleurs une sorte de Frondeuse, qui tenait à Paris une cour de libertins et de lettrés où l'on ne s'ennuyait pas. Le Roi l'exila. Le fils aîné du duc de Bouillon, prince de Turenne, né en 1665, fréquentait chez les Vendôme ; il essaya de débaucher le Dauphin à peine marié, et le Roi l'exila en 1684. Alors le prince de Turenne alla combattre les Infidèles. Le second fils, le comte d'Auvergne, lieutenant-général d'armée, servait honorablement. Le troisième, le cardinal de Bouillon, né en 1643, grand aumônier de France, offensa le Roi en refusant de marier le duc de Bourbon avec Mlle de Nantes, pour la raison qu'on ne l'avait pas invité au festin de noces avec les princes du sang. Ce cardinal avait de la hauteur ; il tranchait d'un air de souverain dans ses discours et dans ses manières. Tous les Bouillon, y compris le maréchal de Turenne, étaient engoués de leur princerie, le cardinal plus qu'aucun autre. Le Roi l'exila en 1685. Le duc, chef de cette désagréable famille, fut enveloppé dans la disgrâce ; mais le Roi lui fit dire qu'il n'avait d'ailleurs aucun sujet de mécontentement particulier à son égard.

Les Grimaldi, princes de Monaco, étaient bien vus à la Cour de France, depuis qu'Honoré II avait remplacé la garnison espagnole de Monaco par une garnison française, en 1641. Louis XIII lui avait donné le duché-pairie de Valentinois. Son petit-fils, Louis Grimaldi, épousa la fille du maréchal de Gramont, d'humeur galante, et qui fut un des premiers caprices du Roi. Son fils épousera la fille du comte d'Armagnac, le grand écuyer. A l'occasion de ce mariage, les Monaco recevront les droits et prérogatives de princes.

Enfin les Rohan, ou, du moins, la branche aînée de cette famille, celle de Guéménée ou Montbazon, ont qualité de princes, parce qu'ils descendent des anciens ducs de Bretagne et des rois de Navarre, et qu'ils ont des alliances avec des maisons royales ou souveraines. Le plus en vue des Rohan est le prince de Soubise, capitaine-lieutenant des gendarmes du Roi, lieutenant-général des armées, gouverneur du Berri, le plus beau gendarme de son temps. La princesse sa femme, une Rohan-Chabot, plut au Roi par une beauté rousse avec le plus beau teint du monde et de petits yeux.

 

V. — LA VIE DE COUR.

PARMI ces hautes personnalités furent choisis les grands officiers de la couronne. Le grand-maître était le prince de Condé, et, en  survivance, le duc d'Enghien ; le grand Chambellan, le duc de Bouillon ; le grand écuyer, le comte d'Armagnac ; le grand aumônier, le cardinal de Bouillon. Le Roi a créé ou rétabli en 1669 la grande maîtrise de la garde-robe pour François de La Rochefoucauld, le fils de l'auteur des Maximes. Ces grands domestiques administraient la Cour de France[10].

La Cour avait pris peu à peu ses coutumes et ses formes ; elle apparaît épanouie dans le cadre de Versailles, qui a été fait pour elle. Il ne faudrait pas croire qu'elle fût toute cérémonieuse et compassée ; elle était grouillante par le va-et-vient d'une foule agitée. Un duc italien voyant cette cohue d'hommes et de femmes, et la liberté donnée à toute personne de qualité d'entrer partout, trouvait à la Cour de France une ressemblance avec un lieu dont le nom ne se dit pas en bonne compagnie. Un cardinal du même pays, au contraire charmé par cette mêlée de beaux seigneurs et de belles dames, s'écria : Che Cuccagna ! Un autre Italien décrit joliment le brouhaha d'une promenade du Roi : C'est un beau spectacle quand il sort du château, avec les gardes du corps, les carrosses, les chevaux, les courtisans, les valets et une multitude de gens courant en cohue, faisant du bruit autour de lui. Cela me rappelle la reine des abeilles quand elle parcourt les champs avec son essaim. La volonté qu'avait Louis XIV d'être toujours entouré et de se tenir accessible à tous, son habitude de permettre qu'on lui parlât à de certains moments, entretenaient une sorte de désordre autour de lui.

Cependant, la journée du Roi était solennelle. Le lever et le coucher, où l'on est admis par fournées, selon sa qualité, semblent des salutations d'adorateurs d'un astre[11]. Le repas est une cérémonie où tous les mouvements sont rituels : La viande de S. M. sera portée, dit une ordonnance de la Maison, dans cet ordre. Deux de ses gardes marcheront les premiers, ensuite l'huissier de salle, le maître d'hôtel avec son bâton, le gentilhomme-servant panetier, le contrôleur général, le contrôleur-clerc-d'office, et autres qui porteront la viande, l'écuyer de cuisine et le garde-vaisselle, et derrière eux deux autres gardes de S. M. Si le Roi demande à boire, celui qui sert d'échanson... aussitôt crie tout haut : A boire pour le Roi, fait la révérence à S. M., vient au buffet prendre des mains du chef d'échansonnerie-bouche la soucoupe d'or garnie du verre couvert et des deux carafes de cristal pleines de vin et d'eau, puis revient précédé du chef et suivi de l'aide du gobelet-échansonnerie-bouche. Mors, étant tous trois arrivés à la table du Roi, ils font la révérence devant le Roi. Puis le gentilhomme servant et le chef d'échansonnerie ayant essayé le vin et l'eau dans des tasses de Vermeil, le gentilhomme, fait une nouvelle révérence au Roi, découvre le verre, présente les carafes. Le Roi se verse lui-même l'eau et le vin. Et le gentilhomme, faisant encore la révérence, rend la soucoupe au chef d'échansonnerie-bouche  ; celui-ci la reporte au buffet.

Le cérémonial, la pompe, la magnificence de la Cour n'étaient pas considérés comme des choses vaines. C'étaient les marques visibles de la grandeur du Roi. Bossuet pensait que tout cet éclat était permis et même voulu par Dieu. Il dit, après avoir décrit le palais de Salomon : Dieu défendait l'ostentation que la vanité inspire et la folle enflure d'un cœur enivré de richesses ; mais il voulait cependant que la Cour des rois fût éclatante et magnifique pour imprimer aux peuples un certain respect. D'ailleurs, une parure très noble fut donnée à la Cour de France, dans les palais et les fêtes, par tous les arts réunis, et par la naturelle majesté et la politesse exquise du Roi.

Dans cette Cour et par elle, Louis XIV, acheva l'œuvre de sa politique. Tout se rapetisse devant cette majesté : L'on est petit à la Cour, et, quelque vanité que l'on ait, on s'y trouve tel ; mais le mal est commun, et les grands mêmes sont petits. La puissance du maître, la crainte qu'elle inspire, l'admiration de sa grandeur, mais aussi toute sa façon d'être parmi cette foule, que Mme de Sévigné appelle toute la France, sa marche, l'expression qu'il donne à son regard et à sa parole, le transfigurent en une sorte de Dieu. Saint-Simon avoue qu'il fallait commencer à s'accoutumer à le voir, si on ne voulait pas s'exposer à rester court en lui parlant. Le respect aussi qu'apportait sa présence, dit-il, imposait un silence, et jusqu'à une sorte de terreur. La Bruyère a vu les courtisans enlaidis par la présence du prince : Leurs traits sont altérés et leur contenance est avilie. Les gens fiers et superbes sont les plus défaits, car ils perdent plus du leur. Il a fait cette description célèbre du service divin à la Cour de France :

Les grands de la nation s'assemblent tous les jours, à une certaine heure, dans un temple qu'ils nomment église. Il y a au fond de ce temple un autel consacré à leur dieu, où un prêtre célèbre des mystères, qu'ils appellent saints, sacrés et redoutables. Les grands forment un vaste cercle au pied de cet autel, et paraissent debout, le dos tourné directement au prêtre et aux saints mystères, et les faces élevées vers leur Roi, que l'on voit à genoux sur une tribune, et à qui ils semblent avoir tout l'esprit et tout le cœur appliqués. On ne laisse pas de voir dans cet usage une espèce de subordination ; car ce peuple paraît adorer le prince, et le prince adorer Dieu.

Lorsque La Bruyère observait la Cour., très lointains semblaient les temps de La Vallière, et des premières années de Montespan, du Carrousel de Paris, des Plaisirs de l'Île enchantée, des féeries qui charmèrent les débuts de Versailles, des comédies hardies de Molière, des ballets aux danses desquels excellait le Roi, parce qu'elles convenaient à la majesté de sa figure et ne blessaient pas celle de son rang. L'âge est arrivé, pour Louis XIV, de la maturité, des soucis de toute sorte, des scrupules, et il s'est enfin converti. Il veut étendre à tous la réforme qu'il s'est imposée à lui-même. En l'année 1684, il exerce la censure sur les mœurs. Pendant le carême, il défend la comédie à Versailles et l'opéra à Paris. Il parle fort sur les courtisans qui ne faisaient pas leurs Pâques, promet de leur savoir gré s'ils les font, réprimande tel ou tel qui écoute la messe irréligieusement, se fait avertir de ceux qui causent à la messe. Il reproche à Monsieur les mœurs de beaucoup de ses domestiques et le prie d'empêcher le commerce de M. le chevalier de Lorraine avec Mme de Grancey. Il envoie son confesseur au confesseur de Madame et fait laver la tête horriblement à cette princesse, parce qu'elle est trop libre en paroles, qu'elle a dit à M. le Dauphin que, si elle le voyait nu des pieds à la tête, lui ou un autre, elle ne serait pas induite en tentation, et parce qu'elle permet à ses demoiselles d'avoir des galants. Il se déclare hautement contre les vices criants où la première jeunesse de la Cour et de son propre sang s'est portée. En même temps qu'il prêche, il punit par des réprimandes et par des exils. Car son souhait le plus ardent, disait Bourdaloue, est de faire de sa Cour une Cour chrétienne, de son royaume, un royaume chrétien, et du monde même, s'il en était maitre, un monde chrétien. Alors on vit passer de mode la galanterie, les débauches et les mauvaises paroles[12]. Cette Cour où domine Mme de Maintenon, où les deux plus grandes princesses, la Dauphine et Madame, ne sont infectées d'aucune coquetterie, où Mme de Montespan demeure comme un souvenir et une preuve du péché renié, a pris tous les dehors de la modestie et de la bienséance. Un étranger lui trouve plus honnête mine qu'à la plupart des grandes cours qui passent d'ailleurs pour régulières.

Mais des témoins divers et placés pour bien voir ne croient pas à la sincérité de cette mine. Le courtisan autrefois, dit La Bruyère, avait ses cheveux, était en chausses et en pourpoint, portait de larges canons, et il était libertin. Cela ne sied plus ; il porte une perruque, l'habit serré, le bas uni, et il est dévot. Madame s'étonne que le même homme, qui joue le dévot à la Cour fasse l'athée à Paris ; elle trouve que c'est ce qu'il y a de plus drôle. Bourdaloue ne s'est pas laissé tromper par l'apparence de religion. Je ne sais pas combien de mondains, dit-il, meurent tous les jours dans l'impénitence finale. Il note par traits délicats et creusés le cheminement de l'impiété dans ce grand monde où l'expérience de la vie, en ce milieu de splendeurs et de misères, a détruit la croyance au bien et même toute sorte de croyance, pour faire des blasés à qui l'on n'en donne pas à croire, hardis contre Dieu et son évangile. Ils sont portés à ne convenir jamais du bien, à ne trouver rien qui édifie. Ils veulent qu'un intérêt secret soit le motif de tout le bien que l'on pratique... de toutes les résolutions qu'on prend de mener une vie chrétienne. Ils vont aux sermons des prédicateurs non pour les écouter ni pour les croire, mais pour les examiner et les censurer, car ils sont gens de goût et d'esprit très critique. Ils veulent une morale, car ils sont moralistes à leur façon, par habitude de regarder les autres. Il faut donc que la morale du prêtre qui prêche soit délicate... étudiée, qu'elle fasse connaître le cœur de l'homme... et serve de miroir où chacun non pas se regarde soi-même, mais contemple les vices d'autrui. Quant aux plus sages maximes de l'Évangile, ce sont des folies, et les plus salutaires pratiques du christianisme... des amusements frivoles. Des livres enseignent que la crainte de l'enfer et des jugements de Dieu est une faiblesse ; ces livres contagieux sont reçus avec une estime générale, une avidité insatiable, récités dans tous les cercles et proposés pour modèles. Et Bourdaloue annonce en paroles prophétiques le siècle qui vient : On ne se contente pas d'être libertin, on fait de ses enfants, par l'éducation qu'on leur donne, une génération de libertins.

De même, l'amendement des mœurs fut une apparence. Les générations de la fin du règne s'annoncent pires que leurs devancières.

L'on parle, dit La Bruyère, d'une région où les vieillards sont galants, polis et civils ; les jeunes gens, au contraire, durs, féroces, sans mœurs, ni politesse : ils se trouvent affranchis de la passion des femmes dans un âge où l'on commence ailleurs à la sentir ; ils leur préfèrent des repas, des viandes, et des amours ridicules. Celui-là chez eux est sobre et modéré, qui ne s'enivre que de vin ; l'usage trop fréquent qu'ils en ont fait le leur a rendu insipide. Ils cherchent à réveiller leur goût déjà éteint par des eaux-de-vie et par toutes les liqueurs les plus violentes....

Et Madame :

Tous les jeunes gens en général sont horriblement débauchés et adonnés à tous les vices ; ils ne font que boire, se vautrer dans la débauche et des propos obscènes.

Assurément, il faut se défier de la sévérité des moralistes, surtout quand ils sont des stylistes, comme La Bruyère ; et Madame — si on l'en croyait, il n'y a plus que les gens du commun qui aiment les femmes, et les femmes sont amoureuses les unes des autres — est un peu suspecte d'une préalable mauvaise humeur, étant fort éprouvée par les mœurs de son proche entourage. Mais beaucoup d'autres témoignages s'ajoutent à ceux-là. Il est certain que les mœurs de la Régence ont commencé, bien avant la mort du Roi, dans la famille royale, à la Cour et à la Ville.

Peut-être la débauche était-elle une revanche contre l'hypocrisie. Les joyeuses gens du Temple et d'ailleurs, qui se soûlaient de vin, d'amour et de propos obscènes, pouvaient bien se trouver des raisons de se préférer aux farceurs qui mimaient la piété sous l'œil du Roi, et, pour sauver des âmes huguenotes, se faisaient missionnaires.

Sans doute aussi la débauche fut une détente dans un genre de vie très dure. A peu près tout ce monde était préoccupé de quelque souci, espérant ou craignant quelque chose les yeux ouverts sur tout ce qui vaque afin de le demander. Pour arriver à un grand poste, on prépare ses machines, et l'on cherche qui doit entamer l'affaire, qui, appuyer. La vie de la Cour est donc un jeu sérieux, mélancolique, qui applique. L'affaire que l'on entame, est souvent d'importance. Ce n'est pas seulement des honneurs qu'on demande ; parmi tant de mains tendues, beaucoup quêtent des moyens de vivre. Un grand nombre de courtisans sont mal accommodés, étant ruinés par le luxe, le jeu, ou par le service même du Roi. Il leur faut, pour se soutenir, les revenus d'une abbaye, une pension, la concession de quelques biens à exploiter, un bienfait, des étrennes. Beaucoup de dames brillent, de qui tout l'éclat est emprunté à la générosité du maître. Ce n'est pas seulement pour divertir les dames, c'est pour leur faire une délicate et secourable aumône que le Roi de temps à autre donne les billets d'une loterie dont il a payé les lots, ou bien met au projet d'une fête annoncée une distribution de cadeaux. Il sait bien que telles et telles, qui font de la dépense, n'ont pas le premier sou, comme disait Mme de Sévigné. Aussi étaient-elles alléchées par l'annonce des bonnes aubaines. Elles allaient trouver les marchands chez lesquels les étoffes avaient été achetées pour apprendre combien on en avait pris et ce qu'elles avaient coûté.

Tous les quémandeurs s'observaient et se jalousaient. Si quelqu'un vient d'être placé dans un nouveau poste, c'est un débordement de louanges en sa faveur, qui inonde les cours et la chapelle, qui gagne l'escalier, les salles, la galerie, tout l'appartement ; mais c'est qu'alors l'envie et la jalousie parlent comme l'adulation ; elles n'en torturent pas moins les âmes. La Cour est un pays où les joies sont visibles, mais fausses, et les chagrins cachés, mais réels. Et qui croirait que l'empressement pour les spectacles, que les éclats et les applaudissements aux théâtres de Molière et d'Arlequin, les repas, la chasse, les ballets, les carrousels couvrissent tant d'inquiétudes, de soins et de divers intérêts, tant de crainte et d'espérances, des passions si vives et des affaires si sérieuses ?

Tout ce monde a la sensation d'être acteur et spectateur d'une comédie où tous les visages ont des masques. Mme de Sévigné raconte que, dans une visite qu'elle a faite à Pomponne, on a beaucoup causé :

L'une de nos folies a été de souhaiter de découvrir tous les dessous de cartes des choses que nous croyions savoir et que nous ne voyions pas, tout ce qui se passe dans les familles où nous trouverions de la haine, de la jalousie, de la rage, du mépris, au lieu de toutes les belles choses que l'on voit au-dessus du panier, et qui passent pour des vérités. Je souhaiterais un cabinet tout tapissé de dessous de cartes.

Aucune joie n'était possible parmi ces gens sans amitié et sans charité, toujours en défiance, toujours en garde, comme dit Bourdaloue, lequel appelle la Cour le centre de la corruption du monde, parce que la vue de se maintenir, l'impatience de s'élever, l'entêtement de se pousser, la crainte de déplaire, l'envie de se rendre agréable forment des consciences qui passeraient partout ailleurs pour monstrueuses.

C'était une perpétuelle inquiétude que de se savoir à tous moments surveillé par le Roi. Aucune correspondance n'était assurée du secret, aucune conversation même. Le Roi, très curieux des nouvelles de police, était informé de tout ce qui pouvait l'intéresser par le lieutenant de police dont les mouches travaillaient dans les églises, les monastères, les hôtels, les maisons particulières et les rues de Paris. A la Cour, il avait un lieutenant de police en la personne de celui de ses valets de chambre qui faisait fonction de gouverneur de Versailles. Le gouverneur, qui répandait des espions dans les coins obscurs des escaliers, des galeries, des corridors, des cours et des jardins, dans les cabarets, dans les rues, et jusque dans les appartements par des domestiques donnés ou gagnés, savait tout ce qui se passait et, en rendait compte, tellement que jusqu'aux galanteries de la Cour et de la Ville et aux aventures de chacun, le Roi était informé de tout. Et il arrivait que des gens étaient punis sans savoir d'où le coup leur était parti.

Cependant l'attrait de cette vie autour du Roi est si fort que personne ne saurait s'en défendre. On voudrait bien s'en aller de temps à autre ; mais se dérober à la Cour un moment, c'est y renoncer ; le courtisan qui la voit le matin la voit le soir, pour la reconnaître le lendemain, ou afin que lui-même y soit reconnu. D'aucuns qui n'ont tiré de la Cour ni grâces ni récompenses, se demandent s'ils ne feraient pas bien de s'en éloigner pour toujours. Mais la question est si épineuse, si embarrassée, et d'une si pénible décision qu'un nombre infini de courtisans vieillissent sur le oui ou sur le non, et meurent dans le doute. Qu'iraient-ils faire ailleurs, en effet ? Ils sont courtisans et ne savent pas d'autre métier. Ils restent donc, et tous sont emportés par le tourbillon : Quel moyen de demeurer immobile où tout marche et tout se remue, et de ne pas courir où les autres courent.

Tout ce genre de vie est incommode au plus grand nombre.

Il faudrait, pour le décrire avec exactitude, entrer en divers détails. Versailles ne sentait pas bon ; l'air y était troublé par les exhalaisons de plusieurs centaines de chaises d'affaires ou par le relent d'ordures déposées dans des recoins, même dans les escaliers et les galeries, à plus forte raison dans les jardins et le parc. Il est vrai que les narines d'alors ne s'offensaient point autant que les nôtres de ces odeurs. La chaise d'affaires était un lieu honorable ; c'était l'usage chez les gens de qualité qu'ils ne s'abstinssent pas de recevoir pendant qu'ils étaient à leurs nécessités. Être admis auprès du Roi séant en sa chaise était un privilège conféré par brevet, le brevet d'affaires.

Versailles était très mal chauffé. Si l'hiver était rude, il arrivait que l'eau et le vin gelassent sur la table du Roi. Les belles cheminées de marbre renvoyaient la fumée dans les salons. Mais la plus grande incommodité était celle du logement. Des centaines de gens de Cour sont logés au château, mais la plupart très mal, dans une ou deux chambres où à peine ils peuvent se retourner. Quelques grands personnages ont leur hôtel dans Versailles, mais la ville commence seulement à se bâtir. Les gens de Cour n'ont pas de chez soi ; il faut, d'ailleurs, qu'ils soient dehors toujours, pour voir et pour être vus. Or l'on s'accoutume difficilement à une vie qui se passe dans une antichambre, dans des cours ou sur l'escalier.

Il y a bien les plaisirs. Mais ils se font plus rares, à la date où l'on est arrivé. Le temps des grandes fêtes brillantes est passé ; il ne reste plus guère que l'appartement où l'on se divertisse. L'appartement, c'est le concours de toute la Cour, depuis sept heures du soir jusqu'à dix, trois jours par semaine, dans les grands appartements du Roi. On y joue à toutes sortes de jeux, parmi lesquels le billard ; le Roi va d'un jeu à l'autre, et joue avec qui il veut. Des rafraîchissements sont servis dans un des salons. On entend de la musique, et la soirée finit par un bal. Une pareille assemblée était pour plaire à des gens de Cour ; il plaisait en effet souverainement à Mme de Sévigné de vivre quelques heures avec le Roi, d'être dans ses plaisirs, disait-elle, et lui dans les nôtres. Elle croyait même que c'était assez pour contenter tout un royaume, qui aime passionnément à voir son maitre. Mais la marquise ne résidait pas à la Cour, elle y venait en visite, puis retournait à Paris. Les résidents, à force de se divertir, ne se divertissaient plus du tout :

L'appartement, écrit Madame, est une chose bien insupportable. On va au billard, et l'on se met sur le ventre, sans que personne dise un mot à l'autre ; l'on reste ainsi accroupi jusqu'à ce que le Roi ait joué une partie. Alors tout le monde se lève et l'on va à la musique : là on chante un acte de vieil opéra qu'on a entendu cent fois. Ensuite, nous allons au bal, qui dure de huit à dix heures, ceux qui comme moi ne dansent pas restent là, les deux heures, assis, sans quitter une seconde leur place et ne voient ni n'entendent rien qu'un interminable menuet. A dix heures moins le quart, on danse la contredanse, les uns après les autres, comme les enfants récitent le catéchisme. et alors le bal prend fin.

Madame trouvait les menuets si longs qu'elle croyait qu'on les dansait à la prière des dévotes pour que cela les fit penser à l'éternité. Elle n'était pas seule à se fatiguer de la ritournelle des plaisirs. On a bien l'impression d'un vrai ennui, d'un ennui à crier — n'était la politesse — dans ces lignes de Mme de La Fayette : Il y a un certain train qui ne change pas : toujours les mêmes plaisirs, toujours aux mêmes heures et toujours avec les mêmes gens.

La seule vraie distraction qui plaise et ne lasse pas, c'est le jeu. Ici, en France, aussitôt qu'on est réuni, on ne fait rien que de jouer au lansquenet. Saint-Simon raconte que le Roi, une nuit, perdit des millions, et qu'il demanda au réveil s'il était encore roi. Monsieur dut mettre ses pierreries en gage pour payer ses dettes de jeu. Les pertes de cent mille écus n'étaient pas rares chez Mme de Montespan. Devant les tables à jouer, le beau monde s'enlaidissait. Chez le Roi, les joueurs s'efforçaient sans doute à se bien tenir : ailleurs, dans les plus grandes maisons, chez Monsieur, ils font autant de bruit que des chiens de chasse qui forcent une bête. On est comme des fous, dit Madame, qui ne jouait pas : L'un pleure, l'autre frappe sur la table que toute la chambre en tremble ; un troisième blasphème que les cheveux s'en dressent sur votre tête. Les femmes ont l'air de possédées. Bourdaloue s'est acharné à ce vice favori. C'est, dit-il, une passion, une rage, une fureur d'où naît la disposition à tout et peut-être au crime pour trouver de quoi fournir au jeu. C'est aussi une profession, un trafic. Les décavés y cherchent à se refaire comme les oisifs à se distraire.

L'ennui était le naturel compagnon d'une existence où tant d'hommes, parmi lesquels se trouvaient nombre de gens d'esprit et de cœur, ne pouvaient point ne pas souffrir de leur inutilité, de leur oisiveté inquiète, de la contrainte imposée aux paroles, aux gestes et aux regards.

Le Roi lui-même se sent contraint. S'il posséda l'art de régner, il ne fut jamais un moment sans l'exercer ; par conséquent jamais à l'aise avec personne, ni personne avec lui, non pas même, ses maîtresses. Peut-être n'a-t-il pas senti la fatigue de son perpétuel effort pour être roi partout, roi dans tous les moments ; cet effort lui était devenu naturel. Probablement il n'a point fait de réflexion sur la fausseté de l'existence qu'il faisait mener à des milliers d'hommes et de femmes devant lui, à ses pieds. Que tout ce qui l'entoure vive à le regarder, à l'adorer, cela lui semble la vérité des choses comme il la croit. Il ne s'ennuie pas, comment trouverait-il du temps pour l'ennui ? Il a la tête occupée de ses affaires si nombreuses, si graves, affaires de politique au dehors, affaires de finances, affaires de religion surtout. Il n'en néglige aucune. Plus que jamais il se fait rendre compte de tout, et il est admirablement exact dans son grand labeur. Le plaisir que ses bâtiments lui donnent est demeuré vif ; il fait déplacer des statues, changer des fontaines, combler des étangs naturels et creuser des étangs factices. Le spectacle de sa Cour ne le lasse pas, parce qu'il est un homme qui sait regarder. L'après-souper, cela l'amuse de remarquer les habits, les contenances et la grâce des révérences. Tel mot de lui, telle description, comme celle qu'il écrivit de la duchesse de Bourgogne après les premiers regards sur elle, sont d'un homme affiné, connaisseur à fond, et qui est content de s'y connaître. Enfin il sait les secrets des coteries et des intrigues, les misères, les tares, toute la comédie. Pas une figure qui ne lui rappelle quelque histoire.

Sous le regard de tous, il garde son même visage tranquille. Il est toujours plus poli, plus avenant que personne ; il a toujours ce charme de la parole et de la voix qui ait une séduction si grande. Pourtant il commence à beaucoup changer. Dans l'intimité, il est souvent triste et de mauvaise humeur. Sur son visage plus grave et même morose, l'expérience de la vie, une expérience si riche, a creusé le sillon du dédain. Et déjà plus d'un avertissement le fait souvenir de sa mortalité. Ses dents sont tombées, sa mâchoire est cariée ; ses lèvres rentrent, ses joues pendent. Il souffre de coliques et de ballonnements. Bientôt viendra la grande crise de la fistule. Tout le corps s'est alourdi ; mais, la grâce évanouie, demeure la majesté, pour durer jusqu'au bout, et grandir et devenir superbe dans les tristesses et la ruine, qui approchent.

 

FIN DU TOME VII-2

 

 

 



[1] Médailles sur les principaux événements du règne de Louis le Grand, publié par l'Académie des médailles et des inscriptions, Paris, 1702.

[2] Il aurait fallu qu'il fût un très grand homme pour suivre les avis de Leibniz, qui représentait à la France qu'elle n'avait pas besoin de faire la guerre pour être la maîtresse du monde, car la seule tranquillité suffirait pour que ses voisins fussent affaiblis, et pour que les richesses de ses habitants fussent démesurément accrues, ou bien lui conseillait, si elle voulait se servir de ses armes, de les employer à des conquêtes qui valussent la peine d'être faites, comme celle de l'Amérique, si facile, disait-il, ou bien de l'Égypte, ou bien de l'Empire ottoman Par la conquête de l'Amérique, Louis XIV aurait achevé la ruine de l'Espagne. Maitre de l'Égypte et des routes du Levant, il eût dompté la Hollande. Conquérir l'Empire ottoman c'était là le moyen le plus glorieux et le plus utile de se précautionner contre l'Empereur et de mortifier les ennemis de la France La conquête d'une belle et grande partie de la terre habitée valait mieux, ce semble, que les misérables chicanes du côté des Pays-Bas et du Rhin pour quelques villes ou bailliages. Leibniz revient à plusieurs reprises sur la petitesse et l'inutilité des conquêtes en Europe. Il trouve que c'est très vieux jeu de vouloir renverser les familles régnantes et les empires affermis ; c'est une entreprise insensée et contraire à la présente réalité des choses. Il disait : Si la France devient maîtresse sur mer, elle sera souveraine absolue. Il imagine Pomponne pensant comme lui et déclarant : Je ne considère point les victoires ou les luttes sur terre comme d'une grande importance pour la prééminence politique. Si nous avons la prépondérance sur mer, les soulèvements de l'Autriche et de l'Espagne pourront sans danger être méprisés. La médiocrité du Roi et sa vanité de prendre les villes pour mériter des médailles, des bas-reliefs et des préludes, ne permettait pas qu'il comprit des idées si neuves. Colbert seul était capable de s'y intéresser, dans les conseils du Roi. Encore a-t-il poussé à la guerre de Hollande comme elle a été faite, c'est-à-dire à la conquête territoriale directe. Au reste s'il est vrai que la France seule était capable de travailler à de si grandes choses, comme dit Leibniz, il n'est pas sûr qu'elle y aurait réussi. Mais tous ces propos du philosophe font rêver. — Voir le livre déjà cité de Baruzi : Leibniz et l'organisation religieuse de la terre.

[3] Voir De Boislisle, Desmarets et l'affaire des pièces de quatre sols, dans son édition de St-Simon, t. VII, appendice.

[4] L'ambassadeur de Venise a raconté que le Roi, quelques jours auparavant, l'avait offensé en lui reprochant le mauvais état de certains bâtiments de Versailles, les difficultés qu'il faisait de consentir à des dépenses, et qu'il fallût toujours le prier, au lieu qu'avec Louvois chose dite était chose faite. Colbert aurait dissimulé son chagrin  ; une fièvre serait survenue, que, tout de suite, on jugea mortelle. Plus tard, on ajouta que le Roi, au cours de reproches qu'il taisait à son ministre sur le chiffre de certaines dépenses de Versailles, aurait prononcé le mot friponnerie. Il parait certain que Louis XIV, un jour, comparant la dépense de fortifications qu'il venait de visiter à celle des travaux de Versailles, s'étonna. Charles Perrault raconte qu'il demanda : D'où vient qu'à Versailles nous faisions des dépenses effroyables et que nous n'ayons presque rien d'achevé ? Il y a quelque chose à cela que je ne comprends pas. Colbert aurait donné ses raisons, mais se serait décidé dans la suite à mettre au rabais des ouvrages qui auraient été fort mal exécutés. Et il devint si difficile et chagrin, qu'il n'y avait plus moyen d'y suffire, ni d'y résister. Mais il n'est pas besoin, pour expliquer la mort de Colbert, de supposer une mortelle émotion causée par une scène dramatique.

[5] Colbert est mort trop riche. Voir sur sa fortune : Clément, Lettres...., t. VII. C'est une question à étudier : Comment les ministres devenaient-ils si riches ?

[6] SOURCES. Les Œuvres de Louis XIV, et les Mémoires de Louis XIV pour l'instruction du Dauphin. Les États de la France. Spanheim, Relation de la cour de France en 1690, éd. Bourgeois, Paris et Lyon, 1900. Le Relazion degli Stati Europei lette al Senato dagli Ambascialori Veneziani, éd. Barozzi et Berchet, série II, vol. III, Venise, 1865. Vallot, D'Aquin et Fagot, Journal de la santé du roi Louis XIV (1647-1711), publ. p. Le Roi, Paris, 1862. Saint-Simon, Mémoires, éd. Chéruel, Paris, 1873, 22 vol. et éd. De Boislisle (en cours de publ. ; 19 vol. parus). Du même auteur : Parallèle des trois premiers rois Bourbons, dans ses Écrits inédits, publ. p. Fougère, Paris, 1880-88, 6 vol. Dangeau, Journal de la Cour de Louis XIV, publ. p. Souillé, Dussieux,... Paris, 1854-68, 19 vol. Mme de La Fayette, Relation de la Cour de France en 1688-89, imprimée à la suite de ses Mémoires. Correspondance de Madame, duchesse d'Orléans, traduction et notes par Jaegié, 2e éd. Paris, 1890, 8 vol. Lettres de Madame de Sévigné, dans la Collection des Grands écrivains, Paris, 1865-67, 14 vol. Bussy-Rabutin, Correspondance, publ. p. Lalanne, Paris, 1858-59, 8 vol. Tous les Mémoires du temps, notamment ceux de : MME DE LA FAYETTE, de MME DE MOTTEVILLE, de l'abbé de CHOISY, de BUSSY-RABUTIN, de LA FARE, du maréchal de GRAMONT, dans la collection Michaud et Poujoulat ; ceux de MME DE CAYLUS, édit. Raunié, Paris, 1884. La Bruyère, Les Caractères..., dans la Collection des Grands Écrivains. Locatelli, Voyage de France (1664-65), publ. p. Vautier, Paris, 1905. Bourdaloue, Œuvres, édit. Lefèvre, Paris, 1893-4, 3 vol.

OUVRAGES. Les choses et les hommes de ce temps ont été étudiés à fond et souvent révélés par M. de Boislisle ; voir notamment son édition des Mémoires de Saint-Simon, citée plus haut, avec d'importants appendices à chaque volume  ; ses articles dans la Revue des questions historiques, le Bulletin de la Société de l'histoire de France, les Mémoires et le Bulletin de la Société de l'histoire de Paris. Voltaire, Le siècle de Louis XIV, éd. Rébelliau et Marion, Paris (Colin), 1894, ou éd. Bourgeois, Paris (Hachette), 1888. Gaillardin, Histoire du règne de Louis XIV, Paris. 1871-75, 5 vol. Bourgeois, Le grand siècle, Paris, 1894. Walckenaer, Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, dame de Bourbilly, marquise de Sévigné, 2e éd., Paris, 1856, 5 vol. Combes, Mme de Sévigné historien, Paris, 1885. Duc d'Aumale, Histoire des princes de Condé. Lair, Louise de La Vallière et la jeunesse de Louis XIV, nouv. éd., Paris, 1907. Pauthe, Mme de La Vallière ; la morale de Bossuet à la Cour de Louis XIV, Paris, 1889. Duclos, De La Vallière et Marie-Thérèse, 4e éd., Paris, 1890. Lemoine et Lichtemberger, De La Vallière à Montespan, Paris, 1905. Clément, Louis XIV et Mme de Montespan, Paris, 1868. Perrons, Les libertins en France au XVIIe siècle, Paris, 1875. Allaire, La Bruyère dans la maison de Condé, Paris, 1886, 2 vol. Belin, La Société française au XVIIe siècle, d'après les sermons de Bourdaloue, Paris, 1875. Le P. Chérot, Bourdaloue, sa correspondance et ses correspondants, Paris, 1898.

[7] Anne-Élisabeth a vécu quelques semaines, du  18 novembre au 30 décembre 1662 ; de même, Marie-Anne, du 16 novembre au 26 décembre 1664 ; Marie-Thérèse a vécu cinq ans, du 2 janvier 1667 au 1er mars 1672 ; Philippe, duc d'Anjou, trois, du 8 août 1668 au 10 juillet 1671, et Louis-François, 2e duc d'Anjou, cinq mois, du 14 juin au 4 novembre 1672.

[8] Un garçon, né en décembre 1663, un autre, né en janvier 1665, une fille, née en 1666.

[9] Une fille, née en 1669, morte en 1672 ; un fils, Louis-César, comte de Vexin, abbé de Saint-Denis et de Saint-Germain des Prés, né le 20 juin 1672, mort le 10 janvier 1688 ; une fille, Mlle de Tours, née le 12 novembre 1674, morte le 15 septembre 1681.

[10] Voir dans l'État de la France de l'année 1698, — qui est le plus complet de tous sur ce point, — la liste des grands officiers de la Cour. L'auteur les a rangés méthodiquement suivant à peu près l'ordre qui est gardé dans les états de leurs gages. En tête viennent les officiers ecclésiastiques : le grand aumônier, les aumôniers, le confesseur du Roi, les chapelains et la musique. Puis, les officiers chargés de la nourriture du Roi. Leur chef est le grand-maître de la Maison du Roi ; au-dessous de lui sont : les maîtres d'hôtel, le grand panetier, le grand échanson, le grand écuyer tranchant, et les gentilshommes-servants. Puis, pour le vêtement du Roi, le grand chambellan, avec les quatre premiers gentilshommes de la Chambre, les quatre premiers valets de chambre, les huissiers et les valets de la Chambre, le grand maitre et les maîtres de la garde-robe, les quatre premiers valets et les valets de la garde-robe, les intendants de l'argenterie et des menus, les huissiers du cabinet, les secrétaires du cabinet, la musique de la Chambre, les médecins, chirurgiens et apothicaires du Roi. Ensuite, ce sont les officiers pour les logements : grand maréchal des logis, maréchaux des logis, fourriers. L'écurie, divisée en grande et petite écurie, est gouvernée par le grand écuyer de France  ; sous lui servent : è la grande écurie, le premier écuyer, les écuyers ordinaires, les pages, les valets de pied ; à la petite écurie, le premier écuyer, les écuyers, les pages, l'aumônier des pages, les maîtres-cochers des carrosses et calèches. Les plaisirs du Roi sont administrés par le grand veneur, avec les lieutenants de la vénerie, les gentilshommes de la vénerie, les fauconniers et les louvetiers. Sous les ordres du grand-maître des cérémonies sont le maitre et l'aide des cérémonies. — La Maison militaire du Roi comprend : les gardes du corps, les gardes de la Manche, les cent-suisses, les gardes de la porte, les gardes de la prévôté, les gendarmes de la garde, les chevau-légers, les gardes français, les gardes suisses, les mousquetaires, et les cent-gentilshommes au bec-de-corbin.

A la suite de la Maison du Roi viennent les Maisons royales, en tête celles du Dauphin et de ses enfants, puis celles de Monsieur, de Madame, etc.

[11] Pour ce cérémonial, si souvent décrit, voir l'État de la France en 1698, et Spanheim, Relation..., avec les notes d'Émile Bourgeois, qui renvoie aux autres documents sur la matière, notamment à Saint-Simon et aux travaux de M de Boislisle.

[12] Il est très difficile de donner l'état moral d'une société. On risque toujours de pousser au noir. Il semble bien que les mœurs n'aient été bonnes en aucun temps. Dans la société du temps brillant de Louis XIV, un scandale a éclaté, l'affaire des poisons, qui s'est déroulée de 1672 à 1676. L'histoire en a été exposée en dernier lieu par Funck-Brentano, dans le Drame des poisons, Paris, 1900. Les principaux documents en sont dans les Archives de la Bastille, publiées par Ravaisson, aux tomes V, VI et VII. On y trouve les preuves d'un grand désordre criminel, et, en particulier, de curieuses choses sur les procédés employés par Mme de Montespan pour garder et revivifier l'amour de Louis XIV. Mais il reste, sur ce chapitre, bien des points obscurs. Et il faut se garder de tirer de ce procès célèbre des conclusions trop générales.