I. — LES ACTES DE MAGNIFICENCE. AU conseil du 9 mai 1661, deux mois juste après la mort de Mazarin, cette décision fut prise : Mander à tous les ministres étrangers (c'est-à-dire aux ministres de France à l'étranger) que dorénavant ils écrivent au Roi la dépêche d'affaires, laquelle ils accompagnent d'une lettre au secrétaire d'État, où ils mettent les choses particulières que, par respect, ils n'auront pas cru devoir écrire dans celle du Roi, et envoieront le tout sous l'enveloppe du secrétaire d'État à l'ordinaire. Louis XIV annonçait, au mois d'août de la même année,
qu'il avait résolu d'écrire lui-même
directement à ses ministres au dehors, quand il
s'agirait de quelque chose dont l'importance
requiert un plus grand secret. Il prit donc, dès le premier jour, le
gouvernement de sa politique extérieure. Il en connaissait la matière à
merveille. Une de ses plus fortes passions était la curiosité ;
particulièrement curieux des choses étrangères, il classait les détails dans
sa mémoire très sûre. Il savait par cœur son Europe, les forces des États,
les secrets des cabinets et des cours, quels hommes menaient les affaires,
quelles femmes menaient les hommes, à qui, à quel moment il convenait
d'envoyer un cadeau, une chambre, un bijou,
quelques milliers de livres. Sans doute, il fut très bien servi, d'abord par
de Lionne, mais on trouve dans sa politique ses marques personnelles, une
grande application constante, un mélange de prudence, de perfidie, de petites
ruses, d'immoralité tranquille, de dignité royale, de fierté française,
d'orgueil fou[2]. Diverses circonstances donnèrent à Louis XIV, dès le début du règne, l'occasion de montrer le visage qu'il entendait faire. C'était l'usage, à Londres, qu'un nouvel ambassadeur arrivant à la Cour fit une entrée solennelle, où les autres envoyés étrangers figuraient suivant un ordre réglé par l'étiquette. La France s'y trouvait par la coutume en possession du droit de précéder l'Espagne. En août 1661, un ambassadeur de Venise était annoncé. Le baron de Watteville, ambassadeur d'Espagne, résolu à ne point céder le pas à son collègue de France, le comte d'Estrades, lui proposa qu'ils s'abstinssent l'un et l'autre de paraître à la cérémonie. D'Estrades refusa de se prêter à cet expédient. Watteville obtint, avec l'assentiment du roi d'Angleterre, qu'aucune invitation ne fût envoyée par les Vénitiens aux ambassadeurs, et le conflit se trouva évité pour cette fois. Mais Louis XIV, qui ne voulait pas laisser prescrire le droit de la France, ordonna à d'Estrades de le faire valoir à la première occasion. Au mois d'octobre suivant, un ambassadeur de Suède arrivait ; il avait invité à son entrée les représentants des puissances, puis révoqué ses invitations, sans doute à la prière du roi Charles. Alors d'Estrades expliqua que l'amitié qui existait entre la France et la Suède lui commandait de faire honneur à son collègue suédois. Watteville annonça que, puisqu'il y avait cortège, il en serait. Les deux ambassadeurs se préparèrent comme pour une bataille, ils renforcèrent de soldats leur domestique. Watteville fit les choses plus grandement que son adversaire, le 10 octobre, d'Estrades fut obligé de se retirer du cortège Les cochers et les chevaux de ses carrosses avaient été tués et son escorte dispersée. Louis XIV apprit la nouvelle cinq jours après, à Fontainebleau. Le 16 octobre, il ordonnait à l'ambassadeur d'Espagne, comte Fuensaldatte, de quitter la Cour le jour même. Un courrier porta des instructions à l'archevêque d'Embrun, ambassadeur de France à Madrid. Philippe IV offrit de remettre à ce courrier retournant en France la révocation de Watteville, et de faire déclarer par le successeur de celui-ci, à l'audience où il présenterait des excuses pour le fait de Londres, que les ambassadeurs d'Espagne ne effaneraient plus dans les cérémonies publiques en Angleterre. Louis XIV demanda que l'ambassadeur lût cette déclaration et la lui laissât Il voulut que l'engagement de ne point concourir avec la France fût étendu à toutes les Cours. Si le roi d'Espagne ne consentait pas à la déclaration écrite, le roi de France se réservait d'inviter à l'audience des excuses tout le corps diplomatique. Philippe IV accorda que son ambassadeur déclarât que des ordres seraient envoyés à tous ses... ministres... en toutes les Cours... où se pourront présenter de pareilles difficultés... afin qu'ils s'abstiennent et ne concourent point avec les... ministres de S. M. Il ne permit pas que l'ambassadeur laissât cette déclaration aux mains du Roi, mais se résigna, tout en protestant, à la lecture devant les ministres de la chrétienté. Le 24 mars 1662, Louis XIV tint l'audience des excuses de l'Espagne. Il y avait appelé, avec les ambassadeurs résidents et les envoyés des potentats, les princes de son sang, les officiers de sa couronne, les personnes de la première qualité, les ministres et les secrétaires d'État. L'ambassadeur fit sa lecture. Le Roi répondit par quelques paroles polies : il était bien aise d'avoir entendu la déclaration faite de la part du roi d'Espagne, parce qu'elle l'obligerait de continuer à bien vivre avec lui. Puis, l'ambassadeur s'étant retiré, il s'adressa aux représentants de l'Europe : Vous avez ouï la déclaration que l'ambassadeur d'Espagne m'a faite. Je vous prie de l'écrire à vos maîtres, afin qu'ils sachent que le Roi Catholique a donné ordre à tous ses ambassadeurs de céder le rang aux miens en toutes occasions. Ce fut pour lui une très grande journée : Je ne sais, dit-il à son fils, si depuis le commencement de la monarchie il s'est jamais rien passé de plus glorieux pour elle, car les rois et les souverains que nos ancêtres ont vus quelquefois à leurs pieds tous leur rendre hommage n'y étaient pas comme souverains et comme rois, mais comme seigneurs de quelque principauté moindre à laquelle ils pouvaient renoncer. Ici c'est une espèce d'hommage véritablement d'une autre sorte, mais de roi à roi, de couronne à couronne, qui ne laisse plus douter à nos ennemis mêmes que la nôtre ne soit la première de toute la Chrétienté. L'ambassadeur de Hollande pensait comme le roi de France : Je savais bien, dit-il, que les princes catholiques envoyaient des ambassades d'obédience au pape, mais je n'avais pas encore vu qu'un prince en envoyât une à un autre prince. La même année 1662, l'affaire du pavillon faillit brouiller les cours de France et d'Angleterre. Louis XIV ne voulut pas admettre la prétention des Anglais, que les vaisseaux de toutes les nations, rencontrant le pavillon anglais dans les mers d'Angleterre, le saluassent les premiers. D'Estrades, ambassadeur à Londres, fit sur ce point de belles déclarations. Louis XIV écrivit une lettre superbe : le Roi, son frère, ne connaissait pas son cœur, disait-il ; aucune puissance sous le ciel n'était capable de le faire reculer ; il lui pouvait arriver du mal, mais aucune impression de crainte. Au reste, d'Estrades déclara que son maître espérait mettre bientôt ses forces sur mer en tel état qu'on tiendrait à grâce de chercher des tempéraments avec lui. On s'accommoda pourtant. Le roi d'Angleterre ordonna à ses amiraux de saluer également les vaisseaux du Roi depuis le cap Finistère, pour l'Océan, et le détroit de Gibraltar, pour la Méditerranée. Il donna ordre secret à ses vaisseaux d'éviter autant que possible d'user du droit au premier salut, même dans les mers où l'usage en était établi. Cette même année encore, commençait un conflit entre le pape et le roi de France. Au moment où le cardinal Mazarin mourut, la France, en mauvaise intelligence avec le Saint-Siège, n'avait pas d'ambassadeur à Rome. Des affaires diverses demeuraient suspendues, qui intéressaient le Roi ou ses alliés de Parme et de Modène. Louis XIV résolut de reprendre les relations régulières. Il envoya comme ambassadeur le duc de Créqui. Ce duc était un personnage incommode, qui peut-être fut choisi à cause de son humeur L'instruction qui lui fut remise disait que cette ambassade était le dernier pas pour obliger le pape, et que, si le Roi désirait établir avec la Cour de Rome une entière bonne correspondance, c'était seulement parce qu'elle pourrait être utile à la chrétienté, ce qui est le principal objet que Sa Majesté s'y propose, n'ayant d'ailleurs guère de grâces en son particulier à attendre de Sa Sainteté qu'il ne lui soit assez indifférent de recevoir, hors les spirituelles. Des ordres étaient donnés à l'ambassadeur de mécontenter le pape, les neveux du pape, les grands seigneurs romains, à peu près tout le monde. Or, le pape Alexandre VII n'était pas d'humeur à supporter les méchants procédés. Il s'entourait d'un appareil militaire pompeux. Il avait quadruplé la garde du Quirinal et se faisait escorter par des chevau-légers et des cuirassiers. Sa table était somptueuse ; il aimait comme Louis XIV la gloire des bâtiments. Il entendait que sa famille participât au respect qui lui était dû, et il avait donné à ses neveux Chigi les plus hautes dignités de la Cour et de l'État. Créqui fit son entrée le il juin 1662, en très grand éclat. Il s'entoura d'une domesticité royale, commit toutes les impolitesses qui lui avaient été commandées, pressa trop vivement le pape dans ses audiences. N'obtenant rien, il se fâcha : Il est étrange, dit-il au pape, de ne me donner nulle satisfaction sur ce que je demande de la part du Roi.... Au surplus, depuis son assomption au trône, le Roi n'a jamais reçu aucune grâce de Votre Sainteté. Et le cardinal Chigi s'étonnait : M. le duc de Créqui prend bien peu le courant des choses de Rome ; il se gouverne en tout différemment des convenances et des usages. Il arriva, le 20 août, que trois Français à moitié ivres se querellèrent avec des Corses pontificaux. Des soldats corses secoururent leurs camarades, et s'en allèrent tirer des coups de feu sur le palais Farnèse où habitait l'ambassadeur. Une autre bande corse fit feu sur le carrosse de l'ambassadrice, et tua un page. La cour de Rome hésita un moment à présenter des excuses, tarda à promettre la réparation, engagea mal la procédure contre les coupables. Créqui fortifia le palais Farnèse ; le pape appela des troupes ; les Français furent maltraités dans la ville. Le 1er septembre, l'ambassadeur sortit de Rome . Il n'avait fait que devancer les ordres du Roi. Louis XIV reçut, le 20, la nouvelle ; il ordonna au nonce de quitter la Cour. Le 30, il écrivit au pape des lettres où, du ton de la plus grande hauteur, il menaçait de tirer vengeance d'un attentat dont jusqu'ici il n'y a pas d'exemples chez les barbares mêmes. Il se plaignit à toute l'Europe d'une procédure si barbare, qu'elle blesse non seulement le droit des gens, mais l'humanité même. Or, cette colère était une comédie. Louis XIV n'était pas tant fâché Il faisait dire à M de Witt que cette affaire était une pure bagatelle, et il écrivit à Créqui : Je dois vous dire, qu'en même temps que je fais grand éclat et beaucoup de bruit et que je continuerai encore par toutes les voies que je pourrai m'aviser à imprimer des frayeurs à la cour de Rome... je souhaite beaucoup que l'éclat et le bruit me suffisent,- sans que je sois nécessité à en venir à des démonstrations effectives, et cela pour deux raisons l'une qu'il n'y a jamais rien à gagner avec des prêtres, et la seconde que cette occupation peut m'embarrasser dans certaines mesures que je prends pour des desseins plus utiles et de toute autre considération. Il espérait donc faire peur au pape et tirer de l'affaire, sans grande peine, de la gloire et du profit. Mais, un moment, on faillit en venir à des extrémités. Deux négociations successives ayant été rompues, parce que le duc de Créqui savait la volonté du Roi de traiter avec toute dureté la cour de Rome dans toutes les occasions qui s'en offrent, et de la mortifier en toutes manières, le Parlement d'Aix prononça par arrêt, au mois de juillet 1663, la réunion d'Avignon et du Comtat Venaissin à la couronne. 3 500 soldats furent mis en route en novembre, vers l'Italie. Le pape essaya de former, comme Jules II jadis, une Sainte Ligue contre le roi de France. Mais Louis XIV, même dans ses imprudences, demeurait habile. Il insinua au roi d'Espagne qu'il était prêt à accepter son intervention, laquelle décida le pape à céder. Le 5 février 1664, des conférences s'ouvrirent à Pise ; la paix fut conclue en huit jours. Louis XIV restituait le Comtat. Il obtenait des satisfactions en deux affaires qui intéressaient ses alliés de Parme et de Modène, et la réparation éclatante qu'il désirait par-dessus tout : la garde corse sera déclarée incapable de servir ; le cardinal Chigi ira en France lire une déclaration d'excuses, dont les termes seront établis à l'avance ; une pyramide sera élevée à Rome, en mémoire de ces excuses. Le Roi s'intéressa fort à la construction de la pyramide.
Il recommande qu'elle soit dressée d'une forme et
d'une élévation convenables ; que les caractères de l'inscription soient si
gros et si bien gravés qu'ils soient facilement visibles pour toute personne
qui voudra s'arrêter à les voir ; mais surtout qu'on prenne tous les soins
possibles pour rendre stable et durable ce monument, sans qu'on coure risque
que quelque malin ou jaloux de cette couronne puisse se servir des ténèbres
de la nuit pour gâter ou altérer quelque chose ; pour cet effet, il serait
bien à propos d'y faire comme des barrières alentour que personne ne pourrait
outrepasser, mais avec cet égard pourtant qu'elles ne soient pas si éloignées
de la pyramide que, du dehors, on ne puisse, comme j'ai dit, en lire fort
facilement l'inscription... Le cardinal neveu vint en France. Le 29 juillet 1664, à Fontainebleau, il fut reçu en grande audience dans la chambre du Roi ; tous deux s'assirent dans l'intérieur du balustre, non loin du lit. Le cardinal lut le papier où était écrit qu'il venait avec joie professer sa parfaite servitude et celle de sa maison. Le Roi répondit de la meilleure grâce du monde : Le malheur arrivé le 20 d'août a été au moins bon à quelque chose, puisqu'il me donne la satisfaction que j'ai bien grande de vous voir ici... Plus encore que dans l'affaire d'Espagne, la réparation avait passé les torts. Lionne l'avoue dans une dépêche aux ambassadeurs français en Espagne et en Angleterre. Il s'y vante que les illustres athlètes aient mis chausses bas jusqu'aux talons, qu'ils aient été battus à dos et à ventre malgré les murmures secrets de nos bigots. Il dit encore : Nous leur avons fait payer cette fois-ci de vieilles affaires dont nous étions mal sortis... Ces affaires, celles de Parme et de Modène, ne faisaient rien au cas dont il était question. Et ce cas, — l'attentat du 20 août, — Lionne reconnaît qu'il n'a été après tout qu'un cas fortuit. Or, ce qu'il écrivait en confidence, la Cour de Rome le savait bien, et toute l'Europe aussi. L'humiliation du pape, après celle de l'Espagne, enchanta le Roi. C'était la première fois, comme dira Voltaire, qu'un légat était envoyé de Rome pour faire des excuses. Mais Louis XIV s'habituait trop à ces victoires de l'orgueil. Il s'infatuait dangereusement : Je vois bien, avait-il écrit au cours du conflit, que ces gens-là me connaissent mal et l'état de mes affaires ; car, quand je demande, il me semble que cela veut dire : je veux et j'aurai, ou, au moins, qu'il y a si peu de différence qu'elle n'est pas connaissable Par cette répétition de grands gestes, par toutes ces manières, si différentes de celles de Henri IV et de Louis XIII, de Richelieu et de Mazarin, il inquiéta l'Europe et il l'avertit. Sir William Temple, un des hommes politiques les plus clairvoyants d'Angleterre, signale en 1663 cette grande comète, qui s'est levée rapidement, le roi de France, qui veut être non seulement contemplé, mais admiré du monde entier II. — ACTIONS DIVERSES. GUERRE CONTRE LES BARBARESQUES. EXPÉDITION CONTRE LES TURCS. EN même temps qu'il était en conflit avec le pape, Louis XIV faisait la guerre aux Infidèles. L'année 1664 une expédition fut dirigée contre les Barbaresques. Une fois de plus, on voulait purger la mer de leurs corsaires. Le meilleur moyen parut être d'occuper un poste fixe en Afrique avec un grand et bon port où nos forces toujours assemblées les pussent tenir en crainte. Si cet établissement pouvait se faire, on espérait pour la France l'empire de la Méditerranée. Le 22 juillet, Beaufort débarquait des troupes devant Djidjelli, qui se rendit le lendemain. Mais la discorde et le désordre se mirent dans le corps expéditionnaire. Les Turcs d'Alger parurent en octobre devant la place ; leur artillerie détruisit les ouvrages de défense. Les Français rembarquèrent, abandonnant leurs canons. L'année suivante, la flotte française battait de nouveau la Méditerranée ; elle obligeait les Tunisiens à renouveler les anciens traités, et canonnait Alger et Cherchell. Alger signa un traité en 1666. Mais c'était depuis longtemps l'usage que ces conventions avec les Barbaresques ne fussent observées de part ni d'autre. La piraterie barbaresque et la piraterie chrétienne continuèrent à se combattre, et la flotte du Roi à croiser et à bloquer. Les Turcs avaient recommencé en 1660 la guerre contre l'Autriche. En 1663, ils envahirent les pays héréditaires avec de si grandes forces qu'il semble qu'ils auraient pris Vienne s'ils l'avaient voulu. Les clochers d'Allemagne, par ordre de la Diète, sonnaient chaque jour à midi la cloche des Turcs. Tout le monde, dans les maisons, les rues et les champs, devait, en l'entendant, réciter le Pater et prier Dieu in einem herzlichen Seufzen de protéger l'Allemagne. Mais la Diète perdit beaucoup de temps en disputes misérables. On y vit que les princes étaient jaloux des électeurs, les électeurs jaloux les uns des autres, la défiance de tous à l'égard de l'Empereur, le délabrement de l'Allemagne. A grand'peine, l'assemblée aboutit en février 1664 à voter la levée d'un contingent qui pourrait donner 20.000 hommes, si l'habituel déchet n'était pas trop considérable. Le pape proposa aux couronnes une ligue contre l'Infidèle. Louis XIV n'était pas porté à une politique de croisade. Il ne voulait pas se faire un ennemi du sultan, dont la bonne volonté était nécessaire au commerce français dans le Levant. Il n'avait aucune envie de procurer une trop grande victoire à l'Empereur, qu'il tenait pour un de ses principaux adversaires. Mais, d'autre part, il était l'allié et le patron de princes de l'Empire qui craignaient l'invasion des Turcs ; il pensait que rien d'important ne pouvait se passer en Europe où il n'eût sa part. Et, enfin, il était roi très chrétien, fils aîné de l'Église . il résolut donc d'intervenir à la guerre, mais avec de grandes précautions. La Ligue du Rhin, conseillée par un agent français, offrit à l'Empereur de lui envoyer un contingent, à condition qu'il servit en corps séparé. L'Empereur hésita, parce qu'il lui en coûtait de donner une sorte de consécration publique à cette ligue, puis il accepta. Louis XIV allait donc faire la guerre aux Turcs, mais seulement en qualité de membre d'une ligue allemande. Bien qu'il eût donné un contingent de 6.000 hommes, au lieu de 2.400 qu'il devait, il voulut que Coligny, qui commandait les troupes françaises, se mit sous les ordres du prince de Hohenlohe, général de la Ligue. Coligny partit de Metz le 11 mai 1664. Il traversa les territoires des princes alliés, où on l'honora par des bombances. Les jeunes volontaires, habitués à se moquer de tout ce qui n'était pas français, eurent pourtant la sagesse, écrivit le général, de ne pas crever de rire en regardant les trognes des ambassadeurs qu'on leur envoyait. C'est le 27 juillet que l'armée chrétienne, divisée en armée de l'Empereur, armée de l'Empire, armée de la Ligue, se trouva en présence des Turcs, qui voulaient passer le Raab pour se porter ensuite vers Vienne. Montecuculli, général des Impériaux, commandait en chef. La bataille fut livrée le 1er août. Dans cette journée, à laquelle le monastère de Saint-Gothard donna son nom, l'armée de l'Empire se déshonora ; les Impériaux autrichiens et les Français se battirent bien : Les troupes françaises ont fait des merveilles. écrivit Montecuculli. L'Empereur se hâta de signer la paix, peu honorable, qui fut conclue à Vasvar, le 10 août 1664. Louis XIV avait renoncé aux trophées de la victoire. Coligny lui ayant envoyé des étendards conquis sur les Turcs, il les avait fait porter à Vienne. Cela n'empêcha pas qu'il se vanta auprès des princes allemands du grand service rendu à l'Empire, et qu'il fît frapper une médaille, dont la légende disait : Germania servata. En même temps, il travaillait à rétablir des relations régulières avec le sultan, auquel il pouvait dire que ce n'était pas le roi de France qui avait combattu contre lui en Hongrie. Le Roi avait suivi cette campagne jour par jour, d'une curiosité passionnée. Il avait demandé à être renseigné, sur le détail de tout, à savoir la pure vérité. Quand il apprenait que les soldats montraient de l'allégresse, et les officiers, du zèle, il remerciait de ces bonnes nouvelles, qui lui permettaient d'espérer, disait-il, des avantages pour la gloire de mes armes et l'honneur de toute la nation, pour la gloire du nom français et du mien. Après la victoire, il ne peut exprimer sa joie. Il ordonne de témoigner aux officiers et aux volontaires le gré qu'il en sait, de s'en expliquer à la tête de chaque escadron. Il a vu le rôle des morts et des blessés. Parmi tous ces sujets de joie, ce m'a été un grand déplaisir, quoique ce soit une chose qu'il est nécessaire que je sache, Il faut assister les blessés avec des soins extraordinaires, les voir de ma part et leur témoigner que je les compatis fort, et principalement les volontaires... Témoignez-leur du ressentiment que j'ai de ce qu'ils souffrent. Le succès de sa petite armée l'enhardit dans son dessein d'entreprendre quelque chose. Il écrit : Je ne doute pas que mes troupes, après cette expédition, si elles ont eu tant de fatigues et d'occasions périlleuses d'où elles sont sorties avec honneur, ne reviennent encore plus fières et plus aguerries qu'elles n'étaient, et qu'il n'y ait un grand avantage à entreprendre quelque chose avec de si braves gens. Il avait été informé des choses d'Allemagne. Les généraux allemands s'étaient querellés en présence d'officiers français. Le contingent d'empire n'avait pas tenu plus d'une heure devant les Turcs à Saint-Gothard. Aucun service n'était organisé : Depuis que nous avons joint l'armée, écrivit Coligny, nous ne savons plus ce que c'est que du pain. La Ligue du Rhin avait une caisse où Louis XIV versait chaque année 100.000 livres pour le service des vivres et des munitions Coligny avait demandé où se trouvait cette caisse. Personne n'avait pu le lui dire. Coligny enfin avait donné son opinion sur le gouvernement de l'Autriche et le principal ministre de l'Empereur : Je ne trouve pas étrange que l'Empereur ne soit pas éveillé, mais qu'il soit gouverné par le prince de Portia, c'est ce qui est incompréhensible. C'est un homme qui ne se souvient pas l'après-dînée de ce qu'on lui a dit le matin et qui a l'air d'un apothicaire. Quant à l'Empereur, il n'a fait que chasser et jouer avec la même sûreté que s'il eût eu son ennemi à Caudebec. En vérité, cela est beau à un grand prince d'avoir une si grande fermeté.... III. — LA DIPLOMATIE JUSQU'À LA MORT DU ROI D'ESPAGNE (1665). CEPENDANT, la diplomatie française travaillait dans toutes les Cours à la fois, les grandes et les petites. Le principal succès de ces premières années fut acheté au roi d'Angleterre. L'ambassadeur envoyé de France à Londres après la restauration, d'Estrades, fut chargé d'établir une union de personne à personne et de royaume à royaume. Louis XIV désirait surtout une intimité personnelle avec Charles II. Il connaissait un moyen de se la procurer : Je savais que, par l'état de son revenu et de sa dépense, il demeurait toujours en arrière de deux ou trois millions par an. Charles eut l'idée de faire argent de Dunkerque, dont l'occupation lui coûtait fort cher. Son chancelier, Hyde, comte de Clarendon, négocia l'affaire avec la France. Il demanda 12 millions. La France en offrit 4, puis 5, à condition que fussent ajoutés à Dunkerque, Mardyck, et un fort qu'on avait bâti entre Bergues et Dunkerque. Le traité fut signé le 27 octobre 1662 ; le 2 décembre, Louis XIV fit son entrée dans la ville. Peut-être, a-t-il écrit, qu'en donnant Dunkerque je n'avais pas trop acheté la paix des Pyrénées, mais après cela il était certain que je ne pouvais trop donner pour racheter Dunkerque. Mais, dès ce jour, les Anglais purent se tenir pour avertis que l'amitié de Louis XIV et de Charles II coûterait cher à l'Angleterre. La même année, le roi de France fit une opération singulière. Il profita de la bizarre humeur du duc Charles de Lorraine' pour lui faire signer un traité par lequel ce prince cédait ses États à la couronne de France, à condition d'en garder l'usufruit auquel de grosses rentes seraient jointes. Le Roi promit en outre que les héritiers du duc, un frère et un neveu, recevraient le privilège de princes après les derniers princes de son sang. En attendant l'ouverture de la succession, Marsal devait être mise aux mains des Français. Le duc, avant de livrer cette place, voulut que le traité fût ratifié par le Parlement. La chose n'alla pas toute seule devant la Cour. Mettre des princes étrangers parmi les princes du sang, fût-ce au dernier rang, parut une nouveauté dangereuse. Le chancelier plaida que les rois ne pouvaient faire de princes du sang qu'avec les reines leurs épouses. L'enregistrement ne fut accordé qu'à la condition que les princes lorrains ratifieraient le traité Ils ne le firent point ; le traité n'avait donc point de valeur. Le Roi n'en réclama pas moins Marsal, qu'il alla prendre, et le duc lui en reconnut la possession par le traité de Metz, en août 1663. Mais Louis XIV continua d'estimer valable l'acte précédent. Il se persuada qu'il était duc de Lorraine. Il dit, en parlant de l'année 1662 : Je fis cette année deux acquisitions considérables, celle de la Lorraine et celle de Dunkerque. Il se vante d'avoir conduit cette affaire malgré les difficultés qui faisaient croire à plusieurs de ses ministres qu'il n'y avait rien à espérer de ce dessein. Mais il se trouva que ses ministres avaient raison et que lui se payait de mots. Le traité de 1662 était bel et bien caduc. Il n'eut d'autre effet que de donner à l'Europe une raison de plus de craindre les entreprises de la France. En Espagne, Louis XIV essaya d'obtenir que la renonciation de Marie-Thérèse fût annulée par un acte authentique. La Cour d'Espagne ne s'en faisait pas accroire sur la valeur de cette renonciation. Le roi disait que c'était une patarata. Un secrétaire de don Luis de Haro avouait à l'ambassadeur, l'archevêque d'Embrun . Nous croyons que, tôt ou tard, nous serons au roi de France. Mais cet aveu, l'Espagne ne voulait pas le faire publiquement. Orgueilleuse, résignée, fataliste, elle opposait à la France sa dernière force, l'inertie. L'ouverture de la succession semblait toute prochaine. On savait que Philippe IV ne vivrait plus longtemps, et il ne lui restait, en 1661, qu'un fils. Cet enfant tomba malade à la fin d'octobre, de deux ou trois maladies mortelles. Le Roi envoya chercher au monastère d'Alcala la châsse de San Diego qui fut portée dans la chambre du moribond. Les Jésuites célébrèrent dans leur collège une octave ; elle commença par une messe pontificale, que dit l'archevêque d'Embrun, ambassadeur de France. Mais on ne sait pas au juste ce qu'il demanda à Dieu : Je fis, écrivit-il à Louis XIV, les prières publiques pour le Roi, la santé du prince et la famille royale, n'oubliant pas toutefois de prier secrètement, comme j'y suis obligé, pour la prospérité de Votre Majesté. Le 1er novembre, l'infant mourait, le jour même où naissait le Dauphin de France, qui se trouva ainsi, la renonciation étant supposée nulle, l'héritier des monarchies de France et d'Espagne. Mais, le 6 novembre, naquit l'Infant qui devait être le roi Charles II. On négocia longtemps. Les Espagnols proposèrent une alliance des deux couronnes contre le Portugal et contre l'Angleterre. Louis XIV représenta que rompre l'amitié qu'il avait avec les rois d'Angleterre et de Portugal, c'était changer du blanc au noir. Et il ne voulait pas se déshonorer. Mais il y avait un moyen de sauver son honneur. C'était que l'Espagne lui donnât un motif suffisant... qui fût reçu dans le monde, disait-il, avec l'applaudissement que je désire que toutes mes actions aient. Il demanda que la renonciation fût annulée par une déclaration qui demeurerait secrète au besoin, et, en attendant que la succession s'ouvrit, des avantages immédiats pour lesquels il fallait parler de provinces et de pays et non pas de cinq ou six places. Philippe IV consulta ses ministres, puis des personnes versées dans le droit, puis l'inquisiteur général, un prélat d'âge, qui a passé dans les charges de la robe. On eut beaucoup de peine à retrouver les pièces qu'il fallait discuter ; l'acte de renonciation de la Reine était demeuré parmi les papiers d'un secrétaire d'État, dans une maison de campagne. Quand les juristes eurent prononcé, ce fut le tour des théologiens de donner leur avis. Le 24 août 1662, l'ambassadeur était informé que l'Espagne n'annulerait pas la renonciation. Le 21 septembre, Louis XIV ordonna de rompre les pourparlers. Sans doute il n'avait jamais espéré un arrangement avec l'Espagne. La véritable intention de sa politique dans ces premières années fut la préparation de la guerre contre la maison d'Autriche. L'alliance anglaise lui donna le moyen de faire à l'Espagne une guerre indirecte, et les alliances avec les princes allemands, d'empêcher le Habsbourg de Vienne d'assister celui de Madrid. Sitôt que le mariage du roi Charles avec l'infante portugaise fut décidé, en 1661, Louis XIV lui promit deux millions en trois versements, qui devaient être employés à la défense du Portugal. Le premier versement fut suivi de l'envoi à Lisbonne de 3.000 hommes et de 1.000 chevaux, que rejoignirent des volontaires et un général français, Schomberg. Louis XIV, qui craignait que les Espagnols, ayant dompté le Portugal cet ennemi domestique, n'entreprissent de troubler les établissements qu'il méditait pour le bien de son État, fut rassuré. L'Espagne allait recevoir, à la frontière portugaise, des coups sensibles. En Allemagne, la Ligue du Rhin fut entretenue et accrue. Des princes offraient au Roi leur vassalité. En décembre 1663, le duc de Mecklembourg, attendu l'oppression qu'il a soufferte en ses États et en ses biens, au préjudice des traités de paix de Munster et d'Osnabrück... a cru ne pouvoir mieux faire dans les besoins qu'il a d'être puissamment protégé que d'avoir recours à S. M. De son propre mouvement... il se met... en la protection de S. M., la priant de l'y vouloir recevoir. Quelques mois auparavant, en mars, une convention plus singulière avait été signée. Le comte Jean-Louis de Saarbrück avait à se plaindre lui aussi de violences subies. Il a donc pensé ne pouvoir ni devoir recourir à aucun prince qui lui pût départir son assistance et l'appuyer plus généreusement ni plus puissamment que S. M. Le Roi le reçoit en sa royale protection et sauvegarde perpétuelle. Il mettra dans la forteresse une garnison de Français naturels. Le comte en sera capitaine et gouverneur pour le Roi avec la même autorité que les autres gouverneurs des places de France. Il pourra faire arborer en toutes les avenues et terres de son pays l'étendard de France dans les occasions de quelque trouble. La politique française était difficile à conduire entre les intérêts contradictoires des princes allemands, que le Roi voulait rassembler dans sa clientèle. L'électeur de Mayence avait obtenu un jugement contre la ville d'Erfurt, qui, autrefois sujette de l'électorat, s'était affranchie. Il se fit charger de l'exécution, et demanda le secours de la Ligue du Rhin. Erfurt étant une ville protestante, les protestants de la Ligue et ceux de l'Empire prenaient parti pour elle. Louis XIV ne pouvait pourtant pas refuser son aide à l'électeur. Il faudrait, disait Lionne, accommoder l'affaire d'Erfurt... avec quelque satisfaction du parti protestant dont il soit redevable au Roi, sans que l'électeur de Mayence en soit dégotté on moins obligé. Le Roi envoya quatre mille hommes à l'archevêque. La ville se rendit en avril 1664, mais une capitulation honorable lui conserva sa religion et ses coutumes. Pendant cette crise, la Cour de France avait négocié et traité avec les électeurs de Saxe et de Brandebourg. C'était la passion de celui-ci de négocier avec tout le monde pour se garantir contre la Suède. Il traita en 1661 avec l'Angleterre ; il était lié à l'Empereur par un acte de 1658, qui sera renouvelé en 1666. Il renouvela en 1664 l'accord défensif conclu avec la France en 1656 ; en novembre 1665, il entra dans la Ligue du Rhin. A toute occasion, le Roi parlait de son zèle extrême pour la manutention de la liberté
germanique. Ce vieux mensonge put être cru encore pendant ces
premières années. Deux traités furent conclus par la France avec la Suède en 1661 et 1663, deux avec le Danemark en 1663, dont le second stipulait une alliance offensive et défensive. La Suède, toujours ennemie du Danemark, se fâcha. Elle voulait le monopole de notre alliance, et se croyait si bien nécessaire qu'elle en prenait à son aise avec la France. Elle s'était engagée par les articles secrets du traité de 1661 à soutenir d'une armée de 12.000 hommes la candidature du duc d'Enghien au trône de Pologne. En attendant que le moment d'agir arrivât, la France avait promis un subside annuel de 200000 écus pour aider les Suédois à garder leurs vieilles troupes sous les armes. Mais ils licencièrent ces troupes. Alors le Roi révoqua la convention. Par pure amitié toutefois, il voulait bien maintenir pendant cinq ans un subside de 100.000 écus. Les Suédois, dit Pomponne, regrettèrent la perte d'un grand fonds. Et ils laissaient voir toujours quelque jalousie de la grandeur de la France. L'intervention de Louis XIV dans l'affaire d'Erfurt leur parut être une preuve qu'il aspirait à l'Empire. Ils s'étaient liés avec l'Angleterre par un étroit traité d'alliance, et donnaient à savoir qu'ils pourraient fort bien entendre aux propositions que leur faisait l'Empereur. Cependant la France croyait qu'elle retrouverait la Suède quand il lui plairait. Avec la Hollande, Louis XIV causait depuis le premier jour. De Witt ne demandait qu'à causer. C'était une conversation singulière ; les interlocuteurs savaient in petto qu'ils ne s'entendraient jamais. Ni Louis XIV ne pouvait renoncer aux Pays-Bas espagnols, ni les Hollandais permettre qu'il les conquit. Et la Hollande connaissant les intentions du Roi comme le Roi les intentions de la Hollande, ils se sentaient ennemis inévitables. Mais la Hollande avait besoin de l'amitié de la France. Entre elle et l'Angleterre traînaient de vieilles querelles, d'où la guerre pouvait à tout moment sortir. Et puis Charles II voulait que son neveu Orange fit rétabli dans les charges paternelles. Il y avait partie liée entre eux : la république bourgeoise s'était établie en Hollande en même temps que la république cromwélienne en Angleterre, et Cromwell et de Witt avaient eu cause commune contre Stuart et Orange ; à présent, les Stuart, restaurés en Angleterre, poursuivaient en Hollande la revanche de la famille. De Witt s'inquiétait de ce dessein. De son côté, Louis XIV comprenait qu'il lui fallait tacher de contenter la Hollande, s'il ne voulait pas la trouver devant lui au premier pas qu'il ferait vers les Pays-Bas. Le 27 avril 1662 fut signé un traité d'alliance défensive : si les Provinces-Unies étaient attaquées, la .France les assisterait d'un secours de 15.000 hommes ; si la France était attaquée, elle en recevrait un de 6000 hommes ; les sujets et habitants des deux pays jouiraient entre eux de la liberté du commerce et navigation, sans payer plus grands ou autres droits... que ceux qui seront payés par les propres et naturels sujets du Roi ou des États généraux. Cette convention était toute à l'avantage des Provinces-Unies. Pour qu'il l'ait conclue, il faut que Louis XIV ait espéré que ses alliés lui laisseraient quelque liberté d'agir. En quoi il s'est trompé. En l'année 1663, d'Estrades fut envoyé ambassadeur à la Haye. Il avait servi sous les ordres du stathouder Frédéric-Henri pendant la guerre contre l'Espagne, il était colonel d'un régiment hollandais[3]. D'Estrades commença par essayer avec de Witt du grand procédé de la diplomatie française il insinua des offres d'argent, qui furent repoussées. Pour celui-ci, écrivit-il à Louis XIV, c'est un homme incorruptible ; il ne lui faut que de l'estime et des caresses de Votre Majesté. Le Roi prodigua les caresses, mais elles ne pouvaient endormir cet homme si éclairé, toujours en inquiétude. De Witt essaya de découvrir les intentions de la France. Sous prétexte que des députés de la Flandre étaient venus l'entretenir d'un projet de révolte contre l'Espagne, et d'un cantonnement des pays espagnols en confédération républicaine, il se mit, en mars 1663, à parler avec d'Estrades de l'avenir de ces pays : les laisserait-on se cantonner, ou bien la France et la Hollande se les partageraient-elles, ou bien admettraient-elles le cantonnement d'une partie des territoires en se pourvoyant avec le reste, l'une au Midi et l'autre au Nord ? En France, on trouva d'abord l'affaire merveilleusement bonne, mais on ne s'avançait qu'avec prudence, et bientôt de Witt recula. Il avait appris dans la conversation que le Roi se croyait des droits à la succession d'Espagne, à cause quo la dot de la Reine n'avait pas été payée, et qu'il prétendait qu'une reconnaissance en fût insérée au traité à intervenir. De Witt ne pouvait engager, comme il disait, les Provinces-Unies dans les différends que formerait un jour la contestation de ces droits. Et l'on ne s'entendit point sur les termes d'un traité. Cependant le gouvernement français avait découvert le droit de dévolution. C'était une coutume du Brabant, suivie dans quelques autres provinces, que les enfants, après la mort de leur père ou de leur mère, reçussent la propriété des biens matrimoniaux, l'époux ne gardant que l'usufruit. A ce compte, la reine Marie-Thérèse, dont la mère était morte, se trouvait d'ores et déjà propriétaire des territoires où ce droit dit de dévolution se trouvait établi, et elle entrerait en possession après la mort de son père. Le Roi faisait chercher le plus diligemment qu'il se pouvait quels étaient ces territoires, et il écrivait à d'Estrades, au mois de décembre 1663 : L'on va toujours découvrant de nouveaux pays. Comme la mort du Roi d'Espagne ne pouvait tarder, de Witt s'effraya d'une entreprise prochaine de la France aux Pays-Bas. Il montra le mensonge du prétexte invoqué : Il était vrai, disait-il à d'Estrades, que, dans un canton du Brabant, il y avait une coutume qui faisait héritières les filles du premier lit à l'exclusion des mâles du second, mais... c'était entre particuliers, et... il ne trouvait point d'exemple que cette coutume eût eu lieu dans la succession des fiefs-liges qui avaient autrefois relevé de la couronne. En même temps, il avertissait d'Estrades que l'ambassadeur d'Espagne faisait aux Provinces-Unies des propositions importantes, et qu'il craignait fort que tout le monde n'y donnât les mains. C'était une menace couverte, la réplique fut vive : Je ne veux pas que le sieur de Witt m'entraîne à tout ce qu'il voudra et dès qu'il le voudra par les frayeurs de cette ligue ; mes affaires ne sont pas en cet état-là. Je connais et sens qui je suis, et suis persuadé que mon amitié est désirable, plus utile à ceux qui l'ont que ne m'est la leur.... Je ne leur donnerai pas d'occasion juste de s'en départir, et cela me suffit. A la fin de décembre 1663, la conversation fut interrompue. Mais de Witt ne tarda pas à la reprendre. Il s'acharnait à son désir de trouver une belle entente. Il expliqua ses raisons dans une belle leçon d'histoire et de politique donnée sous forme de mémoire, le 6 mars 1664, aux États de la province de Hollande. Les deux grandes puissances de
France et d'Espagne, disait-il, ont jusqu'ici
balancé les intérêts de tous les princes de l'Europe. Mais, à présent,
l'Espagne étant affaiblie comme elle est, est
impossible que l'égalité qui a partagé l'Europe pendant une longue suite
d'années subsiste après la mort du roi d'Espagne. La France a un roi de vingt-six ans, vigoureux de corps et d'esprit,
qui se connaît et qui agit de son chef, qui possède un royaume peuplé d'une
nation extrêmement belliqueuse et des trésors fort considérables. Il
faut que ce roi ait une modération extraordinaire et
presque miraculeuse, s'il se dépouille de l'ambition qui est si naturelle à
tous les princes... pour n'étendre pas ses
frontières du côté où elles sont le plus bornées et où la France a toujours
été la plus incommodée par ses ennemis. Pour l'empêcher de le faire,
il faudrait que les Provinces se déclarassent ouvertement contre lui ; mais ce serait changer
les maximes fondamentales de l'État, depuis si longtemps allié de la
France, renoncer au traité qui venait d'être conclu avec Louis XIV, offenser
cruellement et se rendre irréconciliable le plus
grand roi et le prince le plus fier de l'Europe, lequel devant un jour être
voisin de cet État, quelque chose qui puisse arriver, si on ne la prévient
pas par un traité, ne sera jamais son ami, et le sera, dès à présent, de tous
ceux qui ont à démêler quelque chose avec cet État. D'ailleurs il
serait nécessaire que la République trouvât des alliés, mais lesquels ?
L'Angleterre ? Elle n'a ni la volonté ni le pouvoir de faire la guerre au roi
de France. L'Empire ? Ce n'est qu'une chimère et un
squelette dont les parties sont attachées, non avec des nerfs, mais avec du
fil d'archal, et qui n'ont point de mouvement naturel. L'Espagne ?
Mais, ce serait vouloir s'appuyer sur roseau cassé.
Ensuite, il faisait voir le continu progrès de la France, depuis le XVe
siècle. Elle a étendu ses frontières vers les Pays-Bas.
Elle s'y est donné entrée de tous côtés par les
belles places qu'elle a conquises en toutes les provinces frontières.
Après la Bourgogne, elle a conquis l'Artois, le
Roussillon et la Cerdagne vers l'Espagne, Pignerol, la Bresse et les
provinces voisines vers l'Italie, l'Alsace, Brisach et Philippsbourg en
Allemagne. Son roi a étouffé toutes les
factions qui pouvaient troubler le repos de son royaume, et je crois pouvoir
dire en vérité qu'il a plus d'argent et plus de moyens d'en avoir que tous les
autres royaumes de la chrétienté ensemble. Aussi trouve-t-il des
alliés autant qu'il en veut : presque tous les princes de l'Empire sont liés
avec lui, parmi lesquels les électeurs de Cologne et de Brandebourg, l'évêque
de Munster et le duc de Neubourg, voisins de la République et de si mauvaise volonté à son égard que, s'ils la
voyaient en mauvais ménage avec la France, ils ne
manqueraient pas de prendre parti contre elle. Enfin les rois de
Danemark et de Suède sont tous les deux alliés de la
France et, sinon ennemis, au moins envieux de la grandeur des
Provinces. En conclusion, de Witt conseillait de s'entendre avec le roi de France, pour régler le sort des Pays-Bas Espagnols avant que le roi d'Espagne mourut. Mais Louis XIV, comme de Witt, savait la force de la France, la faiblesse de l'Europe, le péril de la Hollande, et aussi que de Witt, pour soutenir son parti contre les cabales hostiles, avait besoin de l'appui de la France. Il rejeta un nouveau projet de traité. Le véritable dessein de Sa Majesté, écrivit de Lionne le 23 avril 1664, est de demeurer libre, sans creuser elle-même des fossés, qui l'empêchent d'aller droit et facilement du côté où elle verra sa gloire, son avantage, et le plus grand bien de l'État. Au mois de mai, la négociation fut encore une fois rompue. Or, à ce moment, le conflit chronique entre les Provinces-Unies et l'Angleterre s'exaspéra. Les Anglais attaquèrent, à la fin de l'année 1664 des colonies hollandaises, et déclarèrent la guerre en mars 1665. Les États aussitôt réclamèrent l'assistance de la France. Le Roi regretta l'engagement qu'il avait pris deux ans auparavant : Je vous avoue, écrivit-il à d'Estrades le 19 décembre 1664, que je ne me trouve pas dans un petit embarras, considérant que, si j'exécute à la lettre le traité de 1662, je ferai un très grand préjudice à mes principaux intérêts, et cela pour des gens dont non seulement je ne tirerai jamais aucune assistance, mais que je trouverai directement contraires dans le seul cas où j'aurais besoin de les avoir favorables, et alors les assistances que je leur aurai données tourneront contre moi-même. Il essaya d'obtenir de la Hollande des promesses relatives à ses principaux intérêts. De Witt les ayant refusées, il usa du délai de quatre mois que le traité de 1662 donnait à celui des deux alliés qui serait requis par l'autre de lui porter secours. La guerre commença mal pour les États. Leur flotte fut battue en juin 1665, et ils furent attaqués sur terre par un singulier allié de l'Angleterre, l'évêque seigneur de Munster, Bernard de Galen. Ce prélat, qui aimait le militaire, comme dit Pomponne, avait inventé des bombes qu'on appelait des talismans, d'où sortaient des lames de cuivre gravées en caractères gothiques et chargées de figures effrayantes. Il était propriétaire d'une armée qui ne lui coûtait pas cher. Les officiers, dans l'espérance du pillage qu'il leur permettait partout, lui fournissaient des soldats gratis. Et il regagnait la plus grande partie de la solde sur les vivres qu'il achetait bon marché pour les vendre cher à la troupe. Il avait 18.000 hommes, auxquels les Provinces-Unies n'en purent opposer que 6000 dans l'Over-Yssel. Louis XIV aurait voulu rétablir la paix. Il avait à craindre que, si l'Angleterre était victorieuse, la faction d'Orange ne fût portée au pouvoir en Hollande. Et l'union des deux puissances maritimes aurait été un obstacle insurmontable aux projets de la France dans les Pays-Bas. Il négociait à Londres depuis l'ouverture du conflit. Mais le temps passait. Le Roi dut faire savoir aux États, en août 1665, que, si l'Angleterre n'acceptait pas ses propositions d'accommodement, il se déclarerait pour eux. Cette promesse à peine faite par Louis XIV, le roi d'Espagne mourait. Depuis deux ans, les revers de l'Espagne se succédaient dans la guerre contre le Portugal. Elle était envahie. Au mois d'août 1665, les armées espagnole et portugaise se rencontrèrent sous les murs de Villaviciosa ; la première fut à peu près détruite. Dieu le veut, dit le roi Philippe, au reçu de la nouvelle. De syncope en syncope, il traîna jusqu'au 17 septembre. Comme il avait eu toutes les raisons de détester son gendre le roi de France, il avait fait son testament contre lui. L'article troisième de cet acte, après avoir rappelé les renonciations d'Anne d'Autriche et de Marie-Thérèse, concluait : Et, d'abondant, par le présent testament, ledit roi Philippe déclare ladite Infante Marie-Thérèse, sa fille alliée, et tous ses descendants fils et filles, exclus à toujours de tout droit et espérance de succéder à tous ses royaumes, états et seigneuries. Par le dixième article, il ordonnait que les Pays-Bas demeurassent unis et incorporés aux autres royaumes et seigneuries de sa couronne, et il donnait ses raisons : Enjoint à ses successeurs d'employer toutes leurs forces et puissance à la défense desdits États de Flandre... attendu que leur conservation est si importante à l'exaltation de la foi catholique et à la paix et conservation même des autres royaumes, États et droits de la maison d'Autriche. Il n'y avait pas de doute que Louis XIV ne se soumettrait pas aux dernières volontés de son beau-père. Lorsque l'ambassadeur d'Espagne alla porter aux deux reines de France, Anne et Marie-Thérèse, la nouvelle de la mort de Philippe IV, elles lui parlèrent, avant d'avoir essuyé leurs premières larmes, de leurs droits sur les Pays-Bas, et le conjurèrent de décider la cour de Madrid à reconnaître ces droits, pour éviter la guerre. Louis XIV, en effet, s'y préparait. IV. — PRÉPARATIFS DE GUERRE. FERAIT-IL la guerre à l'Angleterre et à l'Espagne à la fois, ou bien à l'Angleterre seule, en attendant une meilleure saison pour attaquer les Espagnols ? Il en délibéra : J'envisageais avec plaisir le dessein de ces deux guerres comme un vaste champ où pouvaient naître à toute heure de grandes occasions de se signaler et de répondre à l'heureuse attente que j'avais depuis quelque temps excitée dans le public. Commencer par une simple guerre sur l'eau était un début mesquin. Cette sorte de guerre dans laquelle les plus vaillants n'ont presque jamais lieu de se distinguer des plus faibles n'était pas celle que lui demandaient tant de braves gens qu'il voyait animés à son service. Ils voulaient une matière plus avantageuse, celle que leur promettait la bonne guerre à la façon d'autrefois sur les champs de terre ferme. D'ailleurs lui, le Roi, ne pourrait commander dans une guerre maritime. C'est ici qu'il dit qu'un roi n'a pas le droit de s'exposer aux caprices de la mer. Et puis : Je ne pouvais rien conquérir sur ces insulaires qui ne me fût plus onéreux que profitable. Et puis, comme il entretenait de grandes forces à tout événement, il pensait : il me sera plus expédient de les jeter dans les Pays-Bas que de les nourrir à mes dépens. Et enfin, s'il attendait, pour attaquer l'Espagne, que les Hollandais fussent en paix avec l'Angleterre, les Hollandais, disait-il, craindraient peut-être plus l'augmentation de ma puissance qu'ils ne se souviendraient de mes bienfaits. Il valait donc mieux entreprendre les deux guerres à la fois. — Sans doute, mais plus on aime chèrement la gloire, plus on doit tâcher de l'acquérir avec sûreté. Or, s'en prendre aux Anglais et aux Espagnols ensemble, ce serait attirer les premiers aux Pays-Bas, d'où il ne serait plus facile ensuite de les faire sortir, et aussi donner à l'Angleterre et à l'Espagne l'occasion d'une liaison qui durerait. Et l'Angleterre ne manquerait pas de réconcilier le Portugal avec l'Espagne. Si, au contraire, il se bornait à l'assistance des Hollandais, ceux-ci, peut-être, seraient touchés de cette preuve de sa bonne foi et, par là, engagés dans ses intérêts. Enfin, il ne se sentait pas prêt à l'entreprise de la double guerre. Il n'était pas content de l'état de ses places de la frontière ; il voulait prendre toutes les précautions possibles, conclure tous les traités imaginables : Sous prétexte de la guerre d'Angleterre. je disposerais mes forces et mes intelligences à commencer plus heureusement celle de Flandre. Il était donc plus sage de s'en tenir à la guerre contre les Anglais. — Oui, mais que penserait l'histoire dont il a dit un jour que les louanges sont exquises ? Ses prédécesseurs s'étaient vus en d'aussi grandes affaires que celles-là. En refusant de m'exposer aux difficultés qu'ils avaient surmontées, j'étais en danger de ne pas obtenir les éloges qu'ils avaient mérités. — C'est vrai, mais nous ne devons jamais négliger le secours de notre raison, et il ne faut pas non plus nous faire accuser d'imprudence. — D'ailleurs, il s'avise qu'il peut aussi mériter de la gloire, en tenant la parole qu'il a donnée : Il me serait glorieux devant toutes les nations de la terre qu'ayant d'un côté mes droits à poursuivre et. de l'autre, mes alliés à protéger, j'eusse été capable de négliger mon intérêt pour entreprendre leur défense. Il tarda le plus qu'il put à se déclarer. Il commença par n'aider qu'indirectement les Hollandais en envoyant un petit corps d'armée contre l'évêque de Munster. Au mois d'octobre 1665, les Munstériens furent rejetés hors des Provinces-Unies. Enfin, en janvier 1666, le Roi alla voir la reine-mère d'Angleterre qui se trouvait à Paris. Je la priai seulement, a-t-il raconté, de témoigner au roi son fils que, dans l'estime singulière que j'avais pour lui, je ne pourrais sans chagrin prendre la résolution à laquelle je me trouvais obligé par l'engagement de ma parole. Et cela parut si honnête à cette princesse que non seulement elle se chargea de lui donner cet avis, mais elle crut même qu'il devait s'en tenir obligé. Il savait tourner une déclaration de guerre en compliment. Cela n'empêchait pas qu'il entretint des pensionnaires en Irlande pour en faire soulever les catholiques contre les Anglais, ni même qu'il promit à des républicains anglais de l'argent pour faire vivre la faction de Cromwell. Il faut bien, disait-il, incommoder nos ennemis de tous côtés. Au reste, il s'engagea dans la guerre aussi peu que possible. Sa flotte, par suite de circonstances qui ne furent pas toutes fortuites, ne joignit pas la flotte hollandaise, qui gagna une bataille en juin, et en perdit une en août 1666. Il donnait tous ses soins à l'attaque projetée contre l'Espagne. L'Espagne était gouvernée, pendant la minorité de Charles II, par Marie-Anne d'Autriche, qui avait trente ans. C'était une Viennoise replète, blonde, plus blanche que la neige, plus brillante que les astres, gourmande, paresseuse et dévote. Elle n'aimait pas les Espagnols. Elle fit de son confesseur, l'Allemand Nithard — officier de cavalerie devenu jésuite, fort en scolastique, ignorant en politique — un conseiller d'État, un inquisiteur général, un premier ministre. La guerre continuait entre Espagne et Portugal. Un agent de l'Empereur, le Franc-Comtois Lisola, très habile politique et grand adversaire de la France, travaillait à réconcilier les deux États. Mais les Portugais demandaient à traiter avec l'Espagne sur le pied d'égalité, de couronne à couronne. La régente Marie-Anne, après avoir consulté tous les conseils, refusa d'y consentir. Ces pour- parlers occupèrent les derniers mois de l'année 1665 et toute l'année d'après. Pendant ce temps, l'archevêque d'Embrun parlait à Madrid d'une bonne alliance entre l'Espagne et la France, et Saint-Romain, à Lisbonne, préparait un nouveau traité d'alliance entre la France et le Portugal contre la même Espagne. Ce traité fut conclu le 31 mars 1667. Le Portugal s'engageait à continuer la guerre, moyennant un subside annuel de 1.800.000 livres, qui serait réduit à un million, après que la France aurait attaqué l'Espagne. L'Empereur était sollicité par l'Angleterre de se déclarer contre E les Provinces-Unies, et, par conséquent, contre la France. Unir l'Espagne, l'Angleterre et l'Empereur, c'était la politique de Lisola. Or, Léopold avait acquis le droit de prétendre à la succession d'Espagne. En 1663 avait été dressé son contrat de mariage avec la seconde infante, Marguerite-Thérèse. Philippe IV n'avait point exigé d'elle une renonciation. Par son testament, il lui avait au contraire reconnu le droit de succéder, au cas où l'infant Don Carlos mourrait sans un héritier mâle. L'infante, qui était demeurée en Espagne, — elle n'avait que douze ans au moment où le contrat fut signé, — fut envoyée à Vienne, en juillet 1666. Léopold avait donc bien des raisons de suivre les avis de Lisola. Mais il répugnait aux grandes entreprises : il ne voulut pas s'engager avec l'Angleterre, tant que l'Espagne ne se serait pas décidée à entrer dans la ligue. Il était si pauvre qu'il demandait de l'argent à la pauvre Espagne. La Cour de France essaya d'égarer l'Empereur par un projet qui devait, présenté, abandonné, repris, corrigé et recorrigé, occuper l'Europe jusqu'à la fin du siècle et au delà. Les électeurs ecclésiastiques du Rhin appréhendaient la guerre entre la France et l'Empire, parce que leurs territoires en souffriraient nécessairement. L'année 1664, prévoyant une entreprise de Louis XIV sur les Pays-Bas espagnols, et que l'Empereur voudrait secourir l'Espagne, ce qu'il ne pourrait faire sans traverser leurs pays, ils s'étaient ingéniés à trouver un arrangement entre Louis XIV et Léopold pour le partage de la succession. Louis XIV les avait laissés négocier à Vienne ; il pensait qu'à tout le moins le refus de l'Empereur d'entendre à ces propositions lui attirerait le chagrin des entremetteurs. Après la mort de Philippe IV, de Lionne, qui aimait à amuser le tapis, parut s'intéresser à l'affaire. Il en chargea un intrigant personnage, Guillaume de Furstenberg, conseiller confident de l'électeur de Cologne. Mais, à Vienne, cette singulière et difficultueuse idée ne plut pas. Au reste, la France ne s'y intéressait guère. En février 1667, Lionne ayant appris que l'Empereur ne voulait consentir à aucun partage, trouva que c'était une bonne nouvelle. Il continua de travailler l'Allemagne. Il ne réussissait pas partout. Il n'obtint rien de la Saxe, dont le médiocre électeur se montrait exigeant au delà de son prix. En Bavière, le parti français commença de prendre quelque faveur, mais l'attache à l'Autriche ne fut pas rompue. En Brandebourg, Lionne insista. Le Roi envoya à l'électrice un régal : un fil de perles acheté dix mille écus à Amsterdam et une chambre qui valait bien cent mille francs. Aussi, lorsque , l'année suivante, l'électeur se plaignit de n'avoir point une part suffisante aux grâces du Roi, Lionne s'étonna : Je ne sais pas si l'électeur compte pour rien ce qu'on a donné à sa femme. Les ministres de Brandebourg touchèrent de belles sommes. Pourtant Frédéric-Guillaume refusa d'entrer en de nouveaux engagements avec la France. Ailleurs, la diplomatie française eut un succès meilleur. En juillet 1666, le duc de Neubourg promettait moyennant subsides d'empêcher l'Empereur de secourir les Espagnols aux Pays-Bas. Le même engagement était pris par l'électeur de Cologne en octobre 1666, et, avec des réserves patriotiques, par l'électeur de Mayence en février ; enfin par l'évêque de Munster en mai 1667. Ainsi furent placées des barrières sur le chemin de l'Empereur. Cependant, Louis XIV avait préparé ses armes. Son journal, à la date du 4 juin 1666, porte cette note d'un secrétaire : Le soir, à son coucher, S. M. nous dit qu'elle avait fait fondre depuis deux ans, dans le royaume, 1.600 pièces de canon... ; qu'outre cela on lui en avait fondu 800 en Danemark... ; qu'on lui avait apporté les plans de toutes les places de Flandre, et qu'elle avait envoyé un second homme pour vérifier le rapport du premier. Lui-même, il écrit dans ce journal, en avril 1667 : Je continue mes préparatifs pour la guerre à toutes fins, selon le succès des traités commencés. L'Europe s'attendait à quelque action extraordinaire de sa part. Il note : Toute la terre en inquiétude. Il voulut se donner le spectacle de sa force. La revue passée à Mouchy, près Compiègne, fut si brillante que la Gazelle de France l'appela une des actions les plus éclatantes. 18.000 hommes des troupes les plus belles du monde, y parurent assemblés. 10.000 hommes de pied et 8.000 chevaux étaient répartis entre plusieurs villes du royaume où ils n'étaient pas nécessaires, et plus de 25.000 hommes de pied entre les garnisons de la frontière. En ajoutant les gardes françaises et suisses, on arrivait au total de 72.000 hommes[4]. Le prétexte de la guerre de mer couvrait ces préparatifs. Des approvisionnements s'accumulaient dans les villes voisines de la Flandre. Louvois remettait rapports sur rapports au Roi, qui prenait confiance : Ce qui me rendait plus sûr dans mes entreprises, c'est que j'avais un état exact de mes troupes, de leur logement, de leur nombre, et sur ce je destinais moi-même le partage que j'en voulais faire selon chacune des résolutions que je voulais prendre dans la suite. Il étudiait la campagne prochaine : Raisonnements sur ma carte. Continuelle application pour me rendre capable à la guerre. Au reste, il voyait qu'il avait affaire à médiocre partie, l'Espagne étant dépourvue maintenant de toutes choses. Dès qu'il se sentit prêt, il pensa que, s'il attendait la fin de la guerre entre les Provinces-Unies et l'Angleterre, les Hollandais pourraient bien ne pas se souvenir de ses bienfaits. Au moment où une nouvelle bataille navale était attendue, dans les premiers jours de mai, il envoyait à Madrid le Traité des droits de la Reine très chrétienne sur divers États de la monarchie d'Espagne. Le 24 mai, il entrait en Flandre. V. — LA GUERRE ; LA PAIX D'AIX-LA-CHAPELLE. Le Traité invoquait contre la renonciation, la justice, la nature, les autorités romaines et espagnoles, le droit humain et le droit divin : L'intérêt y a effacé l'amour ; l'ambition y a détruit la justice ; l'autorité y a supprimé la liberté ; le dol y a caché le droit ; elle blesse la nature, la justice et la religion, et l'on peut dire même avec beaucoup d'apparence qu'elle a blessé le cœur du feu Roi Catholique. Cette assertion s'appuie d'une preuve étrange : le feu Roi a fait exprès de ne pas payer la dot de sa fille afin que la renonciation fût nulle ; il a désavoué comme père ce qu'il avait fait comme souverain, et, s'il avait sacrifié cette illustre enfant comme sujette, il la voulait délivrer comme fille. En conclusion, Louis XIV réclamait le Brabant, le marquisat d'Anvers, le Limbourg, la seigneurie de Malines, la Haute-Gueldre, le comté de Namur, le comté d'Artois, le duché de Cambrai, le comté de Hainaut, un tiers de la Franche-Comté, la moitié du Luxembourg. Lionne envoya à l'archevêque d'Embrun ce papier qu'il avait fait traduire en espagnol, craignant que les Pères conscrits du Conseil d'État d'Espagne n'entendissent ni le français, ni le latin. Il disait à l'ambassadeur : Voici un changement de scène qui va faire du bruit en votre Cour ; vous verrez par la dépêche du Roi ce que Sa Majesté attend de vous en cette occasion ; le reste doit venir de la résolution de MM. les Satrapes, qui ne seront peut-être pas peu embarrassés de la prendre. L'archevêque fut surpris à l'arrivée de cette dépêche ; sa Cour l'avait trompé lui-même dans les lettres précédentes. Quelques jours auparavant, il s'était moqué, en causant avec le duc d'Albe, des alarmes de Castel-Rodrigo, le gouverneur des Pays-Bas, qui ne songeait, avait dit le duc, qu'à tirer de l'argent sur les faux bruits de la guerre. L'archevêque demanda une audience à la Reine. Il commença par lui expliquer que le Roi son maitre était obligé de faire quelque démonstration de guerre, mais que S. M. avait pris ses résolutions avec des intentions pacifiques. Puis il annonça l'entrée prochaine des troupes en Flandre. La Reine, dit-il, l'écouta avec une attention particulière, tenant son éventail qu'elle remuait quelquefois, et, d'autres fois, le retenait aux endroits qui lui étaient le plus sensibles. Les consultes se succédèrent à Madrid. Le 21 mai, la Régente exprima au Roi sa grande surprise, et demanda que le jugement sur les prétendus droits de la reine de France fût remis à une conférence. Le Roi ne répondit que le i4 juillet. Il n'avait pu le faire plus tôt, écrivit de Lionne à l'ambassadeur, à cause de l'application extraordinaire qu'il donnait au succès de ses armes ; c'est-à-dire qu'il n'avait pu répondre à la reine d'Espagne parce qu'il était occupé à lui prendre ses villes. Cependant la Cour de Madrid cherchait des alliés, cherchait de l'argent. L'archevêque d'Embrun s'amusait à ce spectacle. Averti que son ministère cessait, il en marqua de l'étonnement, demanda qu'on voulût bien lui dire quelque chose des motifs de son congé, et fit observer à un ministre que ce congé était une déclaration positive de guerre de la part de l'Espagne. Vous auriez bien de la rhétorique, répondit le ministre, si vous imprimiez ce sentiment dans l'esprit du monde.... C'est comme si un homme m'avait volé mon manteau et me soutenait qu'il ne m'avait porté aucun préjudice. Le 14 juillet, la Régente déclara la guerre On disait à l'ambassadeur que même les vendeuses d'herbe s'étonnaient de sa présence, et qu'il fallait craindre que le peuple ne s'émût contre lui. Il répondait qu'un ambassadeur du roi de France est assuré sous sa protection en tous lieux. Il voulait sortir de cette Cour avec éclat. Il sortit enfin, le 6 août : Mon Suisse était à cheval devant mes mulets couverts de fort belles couvertures en broderies avec mes armes, mes écuyers et mes pages avec mes chevaux de main, mes laquais à l'entour de mes carrosses et de ma calèche et vingt cavaliers derrière pour mon escorte. Le 10 mai, Turenne avait pris le commandement de 50.000 hommes rangés derrière la Somme. Le Roi, parti de Saint-Germain le 16, arriva le 21 à Amiens. Un corps de 8.000 hommes fut envoyé, sous le maréchal d'Aumont, pour couvrir l'espace entre la Lys et la mer ; à droite, un corps d'à peu près égale force alla veiller du côté de l'Allemagne. Le reste, sons le commandement du Roi assisté par Turenne, était l'armée de conquête. Les Espagnols, disait le Roi, manquaient principalement de gens de guerre. Depuis qu'il avait pris le gouvernement des Pays-Bas, en 4664, le marquis de Castel-Rodrigo s'était efforcé à se mettre en état de se défendre. Pendant toute l'année 1666, il avait averti Madrid du péril qu'il voyait approcher. Madrid ne s'étant pas ému, il écrivit en mars 1687 : Si les Français attaquent ce printemps, je ne vois pas comment ces provinces pourront se sauver, à moins d'un miracle. Comme il n'avait que 20.000 hommes disséminés dans tant de places, il ordonna des démantèlements. On travaillait à démanteler Armentières quand les Français y arrivèrent. La campagne fut conduite avec une extrême prudence[5]. Le premier dessein avait été de marcher vers la capitale des Pays-Bas, Bruxelles. L'année principale occupa, le 9 juin, Charleroi que Castel-Rodrigo avait abandonné après l'avoir ruiné. Les fortifications furent réparées et une garnison laissée dans la place, importante par sa situation sur la Sambre, à égale distance de Mons et de Namur. Le canon et les vivres furent dirigés vers le Brabant ; le Roi comptait aller à Bruxelles. Mais Turenne estimait que, si la cavalerie était bonne, l'infanterie, dont on a le plus besoin dans les sièges, était toute nouvelle ; qu'il ne fallait pas lui donner d'abord un siège long ni difficile. Peut-être, s'il n'avait pas eu le Roi avec lui, aurait-il plus hardiment mené les choses. Il conseilla d'attaquer Tournai ; le succès sûr et facile animerait les gens. Rendez-vous fut donné sous les murs de la place au maréchal d'Aumont, qui avait pris Bergues et Fumes, et à un corps de Lorrains que le Roi avait emprunté par menace au duc de Lorraine. D'Aumont, les Lorrains et le Roi arrivèrent ensemble, à quelques heures près, le 21 juin ; la tranchée fut ouverte le 22 ; les habitants demandèrent à capituler dans la nuit du 23 au 24, la ville fut livrée le 25, et le château le 26. Le jour même, le Roi voulait marcher sur Courtrai, afin, dit-il, que la nouvelle du second siège se portât en même tempe que celle du premier. Mais c'était aller trop vite au nord. Pour relier Tournai aux terres du royaume, le siège de Douai fut résolu. Quand le Roi arriva devant la ville, le 2 juillet, il ne s'y trouvait que 120 chevaux et 700 hommes d'infanterie : Douai capitula quatre jours après. Le Roi voulait de nouveau aller attaquer Courtrai ; Turenne lui représenta que les troupes étaient fatiguées, et puis que cette place médiocre n'était pas en état de mériter qu'il l'attaquât en personne. Le maréchal d'Aumont l'alla prendre : Je lui commandai, dit le Roi, d'aller attaquer Courtrai qui n'était pas digne de ma présence. Courtrai capitula le 18 juillet A ce moment, le Roi alla chercher la Reine à Compiègne pour montrer aux villes conquises leur légitime maîtresse. La Reine repartie, les sièges recommencèrent. Lille capitula le 17 août, après dix-sept jours d'une attaque qui fut la première grande action de Vauban. Une armée de secours, qu'avait amenée Marcin, un ancien Condéen, et qui arriva trop tard, fut battue dans sa retraite près de Bruges. Puis, le temps se mit à la pluie ; l'armée était tasse. Turenne prit encore Alost, et la campagne fut close. Ce coup de force, qui avait si bien réussi, inquiéta l'Europe. A Vienne, l'Empereur avait pâli en apprenant fa nouvelle de l'invasion des Pays-Bas ; on fit honte à l'ambassadeur de France, Grémonville, d'avoir si bien menti par les assurances pacifiques qu'il donnait en surabondance. L'électeur de Mayence se détacha de l'alliance française, où il avait été dupé. L'électeur de Brandebourg se préoccupa de ses pays rhénans. Un livre qui parut en France sous le titre : Des justes prétentions du Roi à l'Empire, tout plein de gloire et d'orgueil, indigna les lecteurs allemands. En Suède, tout un parti préparait la défection de la vieille alliée. En Hollande, l'émotion avait été extrêmement vive. Les Hollandais craignaient, écrivit d'Estrades, que leur République ne fût perdue en deux ans. On disait que les Provinces-Unies ne seraient bientôt plus qu'une province maritime de la France. La guerre qu'elles soutenaient contre l'Angleterre les paralysait. Mais les Hollandais remportèrent, en juin 1667, une très grande victoire navale ; ils entrèrent dans la Tamise, et, pénétrant jusqu'aux chantiers de Chatham, sur la Medway, brûlèrent une flotte anglaise. Le mois d'après, ils signèrent la paix à Bréda. Ils s'étaient plaints de la médiocrité du secours que la France leur avait prêté. Pas plus en 1667 que l'année précédente la flotte française n'avait assisté celle des États-Généraux. Le Roi se vantait tout haut d'avoir tenu parole à ses alliés ; mais, auprès des Anglais, il se faisait un mérite de n'avoir à peu près rien fait pour les Hollandais. Son ambassadeur à Londres disait en 1667 : S. M. a envoyé sa flotte à des noces... et la déclaration de guerre n'a été qu'un parchemin. Cependant Castel-Rodrigo criait au secours. Mais, en Espagne, on se contentait d'une souscription nationale et de réduire des appointements. Il aurait fallu s'accorder, coûte que coûte, avec le Portugal ; le conseil de la Régente s'y refusa unanimement. Lisola essaya de soulever l'Europe. Il publia. en réponse au Traité des droits de la Reine, Le Bouclier d'Estat et de justice. Il y retournait contre la France l'accusation, si souvent lancée par elle contre la maison d'Autriche, d'aspirer à la monarchie universelle. Il revendiquait pour la monarchie d'Espagne, l'honneur dont la France s'était parée, d'être le boulevard de toutes les autres. Il se moquait de la chicane juridique où Louis XIV avait trouvé un prétexte à conquête, et concluait : L'unique remède est d'embrasser promptement des maximes propres à contrarier les leurs (celles des Français) ; ils ont un royaume uni en toutes ses parties ; unissons nos volontés et nos puissances. Leur repos consiste dans notre trouble ; cherchons notre sûreté dans l'abaissement de leur orgueil. Mais l'Europe n'entendit pas tout de suite cet appel. En Angleterre, Charles II semblait prêt à s'allier à Louis XIV contre la Hollande. L'Empereur craignait les Hongrois, craignait les Turcs, craignait les princes allemands, qu'il savait liés à la France, craignait le succès d'une candidature française au trône de Pologne. Et il s'engagea dans une négociation singulière. Le 26 octobre, son ambassadeur en France, dans une débauche, s'était laissé aller à dire qu'il y aurait présentement plus de disposition à Vienne qu'il n'y en avait trouvé à s'entendre aux ouvertures d'un traité éventuel. Lionne manda le propos à Grémonville. Il le pria de voir s'il n'y aurait pas un beau coup à faire qui surprendrait bien agréablement toute la chrétienté. Grémonville était un des meilleurs agents du Roi, très instruit des affaires, éveillé, hardi, précisément chercheur de beaux coups. Il savait au bout du doigt sa cour de Vienne, Empereur et ministres. Il avait réussi à empêcher les préparatifs de guerre que Léopold avait eu la velléité d'ordonner. Aussi Lionne lui avait écrit : Le Roi vous trouve le ministre de la terre le plus effronté — et en cela Sa Majesté vous donne la plus grande louange que vous puissiez désirer — de vous être mis en tête d'empêcher, par vos persuasions et par vos menaces, qu'un Empereur, successeur de tous les Césars, n'ose pas faire de recrues à ses troupes. Sitôt qu'il reçut l'invite de Lionne, Grémonville reprit l'affaire du traité éventuel, circonvint les ministres, obtint de l'Empereur, en décembre, l'ouverture de la négociation. Il fut servi par la mort, survenue le 13 janvier 1668, du petit archiduc Ferdinand. Les médecins déclaraient que l'Impératrice n'aurait plus d'enfants ; les droits de l'Empereur à la succession d'Espagne se trouvaient ainsi affaiblis. Léopold pensa qu'il valait mieux s'en assurer une partie. Le 19 janvier, il signait un traité de partage qui lui faisait la plus grosse part, mais en donnait une très belle à la France. La France, en application du droit de Dévolution, recevrait Cambrai, le Cambrésis, Douai, Aire, Saint-Omer, Bergues, Furnes, et, en outre, soit le Luxembourg, soit la Franche-Comté. Au cas où le roi d'Espagne mourrait sans enfant mâle, elle aurait les Pays-Bas, la Franche-Comté, la Navarre et ses dépendances, les royaumes de Naples et de Sicile avec leurs dépendances et Iles adjacentes, les présides d'Afrique, les Philippines orientales. Quelles étaient les intentions vraies des deux beaux-frères qui se partageaient ainsi la succession d'un troisième beau-frère ? On ne saurait le dire Ce qui est sûr, c'est que Louis XIV avait fait un beau coup. L'Empereur lui reconnaissait un droit à la succession d'Espagne ; il tenait donc la renonciation pour nulle. En tout état de cause, Léopold était obligé de garder la neutralité entre l'Espagne et la France. Au même temps, Lionne faisait un autre coup, au congrès des princes allemands réunis à Cologne. Il présenta une demande de passage par l'Empire d'un corps de troupes, que le Roi projetait d'envoyer en Pologne. Les compères avaient été avertis que c'était une plaisanterie et qu'il fallait voter contre. La demande ne fut point accueillie, mais le congrès s'engagea d'autre part à ne pas permettre que des troupes impériales fussent envoyées aux Pays-Bas. Il fallait à tous moments ressaisir l'électeur de Brandebourg. Les envoyés de Castel-Rodrigo avaient trouvé bon accueil auprès de lui, mais l'électeur, qui avait des vues sur la Pologne, était à ce moment-là surtout préoccupé de l'élection prochaine d'un roi. Il soutenait la candidature du duc de Neubourg. La France pensait toujours à porter au trône de Pologne Condé, ou son fils Enghien ; mais comme elle n'espérait pas le succès de ce projet, elle l'abandonna. Une fois de plus, l'électeur promit par traité de ne point permettre le passage des troupes impériales. De Witt, connaissant l'impuissance de l'Europe, comprit qu'il fallait faire la part du feu et demander à Louis XIV de limiter lui-même ses prétentions. Il offrit, s'il tombait d'accord avec le Roi sur les conditions d'un traité, de se joindre à lui pour les imposer à l'Espagne. Le Roi ayant fait de grands rabais sur les demandes qu'il avait produites en conclusion du Traité des droits de la Reine, l'on s'entendit sur le règlement du conflit présent. Mais de Witt, dont c'était l'idée fixe, voulait s'assurer contre les projets ultérieurs du Roi. Louis XIV refusa la promesse qui lui était demandée, Sa Majesté ne pouvant être supposée capable, écrivit Lionne, de faire une si grande faute que serait celle de se lier éternellement les mains. Le 22 décembre 1667, Lionne écrivait à D'Estrades qu'il fallait cesser toute sorte de négociations, et qu'on prendrait ses mesures ailleurs. De Witt aussi prenait des mesures. La Suède paraissait disposée à s'entendre avec lui. Le comte suédois Dohna, envoyé à La Haye sous prétexte de négociations de commerce, reçut l'ordre d'entrer dans toutes les liaisons que l'Angleterre et la Hollande pourraient prendre en faveur de l'Espagne. De Witt travaillait à ces liaisons. Le roi Charles d'Angleterre continuait d'écouter avec plaisir les propositions de la France, qui lui offrait, s'il voulait conclure avec elle une alliance offensive contre la Hollande, de l'aider à conquérir les Indes espagnoles. Mais l'ambassade hollandaise à Londres trouva des amis dans le Parlement, que Lisola travaillait. L'opinion anglaise s'inquiétait de la conduite de Charles II. Des malheurs successifs, une peste en 1665, l'incendie de Londres en 1666, la victoire hollandaise dans la Medway, avaient paru aux puritains des signes de la colère de Dieu. Charles fut obligé de sacrifier à la haine nationale son ministre Clarendon, qui se réfugia en France. Enfin, le 23 janvier 1868. les plénipotentiaires anglais et hollandais signèrent un traité à La Haye. Dohna s'était fait promettre des subsides pour le cas où la Suède interviendrait dans la défense des Pays-Bas. Il avait donné au traité une adhésion conditionnelle. Les contractants travailleraient à procurer la paix entre la France et l'Espagne aux conditions sur lesquelles l'accord s'était fait entre Louis XIV et de Witt, l'année d'avant. Ils s'engageaient à les faire agréer par l'Espagne. Ils demanderaient aux belligérants leur consentement à une trêve qui durerait jusqu'au mois de mai. En réalité, ils prenaient l'Espagne sous leur protection. Même si elle se refusait à traiter, ils empêcheraient toute conquête nouvelle de la France aux Pays-Bas. Et, par une convention secrète, ils se promirent de réconcilier l'Espagne et le Portugal, d'insérer dans le traité à intervenir entre la France et l'Espagne la renonciation à la succession d'Espagne, à tout le moins, de rejeter tout article qui présupposerait la nullité de cet acte. Si la France ajoutait aux prétentions que les alliés avaient agréées , ils lui feraient la guerre jusqu'à ce qu'elle fût ramenée aux termes du traité des Pyrénées. Pendant que se poursuivait cette négociation, qu'il ignorait, Louis XIV préparait la campagne de l'année d'après ; il l'espérait étonnante. Au mois de septembre, il écrivait : J'ai la dernière application, pour faire préparer toutes choses pour qu'à la campagne prochaine il ne me manque rien pour parvenir au but que je me suis proposé... Je repasse dans ma tête des desseins que je ne trouve pas impossibles. Qu'ils me paraissent beaux ! Ostensiblement, il renforçait l'armée des Pays-Bas, et il en formait une autre qui opérerait en Catalogne ou en Italie. Mais des troupes mises en mouvement par corps séparés, pour une destination qu'elles ne connaissaient pas, se rencontrèrent à l'heure dite, aux frontières de Bourgogne. Condé, gouverneur de la province, refusa de les laisser entrer, feignant qu'il n'avait point eu avis de leur route. Or, il était parti de Saint-Germain le 8 décembre 1667 pour aller les attendre dans son gouvernement, et ensuite les conduire en Franche-Comté. Ce commandement donné à M. le Prince fut un événement. Depuis qu'il était rentré en France, le Roi l'avait courtoisement traité, mais tenu à distance. On dit que Le Tellier et Louvois conseillèrent à Louis XIV de lui donner de l'emploi dans cette guerre, espérant l'opposer à Turenne, qui ne les aimait pas, et dont l'autorité auprès du maitre était considérable. La Franche-Comté vivait tranquille sous la domination espagnole qu'elle sentait à peine. Ses privilèges étaient respectés par la cour de Madrid, qui, la sachant pauvre, ne l'exploitait pas. Besançon ne se regardait pas comme une ville espagnole ; elle se glorifiait d'être une ville impériale. La province était presque dans la condition d'un pays neutre, en bonnes relations avec les Suisses qui étaient presque ses protecteurs. II s'y trouvait un assez grand nombre de places fortes, mais à peu près personne pour les défendre. Condé estimait que l'effectif de la cavalerie était d'une compagnie, disséminée dans les garnisons — il y avait 16 cavaliers à Dole — et celui de l'infanterie de 2.000 hommes au plus ; à quoi il fallait ajouter 5 à 6.000 miliciens, de dix-sept à soixante ans, pour la plupart gens de métier, mal exercés aux armes, et pacifiques. Condé commandait à 15.000 hommes. Sous ses ordres servaient des lieutenants-généraux, parmi lesquels François-Henri de Montmorency-Bouteville, duc de Luxembourg. Le duc, cousin de Condé, l'avait suivi jusqu'au bout dans sa révolte contre le cardinal Mazarin et contre le Roi. Il rentrait en grâce au même moment que le prince. Condé avait pris Besançon en un jour, et Luxembourg, Salins, en un jour aussi, lorsque Louis XIV, qui avait quitté Saint-Germain le 2 février, arriva dans la province après avoir chevauché en cinq jours l'espace de quatre-vingts lieues. Toutes les forces réunies assiégèrent Dole. Ce fut la plus longue résistance ; elle dura quatre jours, du 10 au 14 février. Gray ne résista qu'autant de temps qu'il lui en fut nécessaire pour avoir l'honneur de faire sa capitulation. Le 19 février, le Roi reprenait la route de Saint-Germain. La conquête de la Franche-Comté avait été par trop aisée. Aucun fait d'armes ne l'illustra. Mais on admira la façon dont elle avait été préparée, et le sérieux de cette Cour où tout se conduit avec le dernier secret, comme disait un ambassadeur de Hollande. Louis XIV avait su, pendant la campagne, la formation de la Triple-Alliance. A peine rentré, un Anglais et un Hollandais se présentèrent à lui, et lui offrirent la médiation de leurs gouvernements. Le premier mouvement du Roi, piqué au vif, fut de se jeter sur la Hollande : Je ne trouvai dans mon chemin que mes bons fidèles et anciens amis les Hollandais... J'avoue que leur insolence me piqua au vif... de tourner toutes mes forces contre cette altière et ingrate nation. Mais, de divers côtés, l'horizon s'embrouillait. Alphonse VI de Portugal ayant été détrôné, son frère don Pedro, mis en sa place, signa, le 13 février, la paix avec l'Espagne, qui se trouva ainsi libérée de ce perpétuel et voisin péril. Les Suisses s'inquiétaient. Le duc de Lorraine offrait aux coalisés 8.000 hommes. D'autres secours s'annonçaient. Le Roi n'avait, dit-il ni le nombre de troupes ni la qualité des alliés requis pour une pareille entreprise. Il appela donc la prudence à son secours. Il accepta la médiation proposée. Des conférences s'ouvrirent à Aix-la-Chapelle, mais la négociation véritable se poursuivit à Saint-Germain. Elle fut singulière. On eût dit que les médiateurs craignaient que Louis XIV ne s'échappât de leurs mains, tant ils prirent soin de le ménager. Le Roi avait proposé à l'Espagne le choix entre les deux termes d'une alternative : céder ou bien les villes conquises pendant la campagne de 1667, ou bien soit la Franche-Comté, soit le Luxembourg, et, avec l'une ou l'autre de ces deux provinces, quelques places du Nord. Les médiateurs prirent cette offre comme base de leur médiation. Ils demandèrent au Roi une suspension d'armes jusqu'au 31 mai. Le Roi, qui était prêt à rentrer en campagne, ne l'accepta qu'à la condition qu'ils se portassent garants que la paix serait conclue avant cette date ; ils s'en portèrent garants, et même ils promirent de se joindre à lui, s'il le fallait, pour contraindre l'Espagne à se soumettre. Aussi, à Aix-la-Chapelle, le plénipotentiaire espagnol, après avoir fait diverses façons, donna-t-il sa signature, le 2 mai. Le 29 mai, la paix fut proclamée à Paris et à Bruxelles. L'Espagne avait choisi le premier terme de l'alternative. Le Roi gardait Charleroi, Binche, Ath, Douai, le fort de Scarpe, Tournai, Oudenarde, Lille, Armentières, Courtrai, Bergues, Furnes avec leurs dépendances ; il restituait la Franche-Comté. Louis XIV avait élargi ses frontières, du côté où elles étaient un peu resserrées. Les villes conquises, que Vauban se mit à fortifier tout de suite, barrèrent aux invasions possibles le chemin de Paris. Cependant tout le monde en France ne fut pas content de la paix. Turenne, à la nouvelle qu'elle était faite, parut un homme qui aurait reçu un coup de massue. Il croyait la conquête des Pays-Bas possible, et qu'il y suffirait d'une campagne. On le croirait comme lui, à voir l'attitude du roi de France et celle des médiateurs pendant la négociation. De Witt craignait que l'année 1668 ne mit le reste des Pays-Bas aux mains de la France. L'Empereur était circonvenu et presque tout l'Empire endormi. La Suède pouvait être regagnée par une surenchère. Le roi d'Angleterre demeurait à vendre. La puissance militaire des Anglais était d'ailleurs médiocre à ce moment-là. La Hollande n'était pas prête à faire la guerre ; l'évêque de Munster avait pensé la vaincre en 1667. Les Pays-Bas espagnols conquis, la côte française étendue jusqu'à l'embouchure de l'Escaut, Anvers français comme Bordeaux et Marseille, et puis Colbert écouté, cru, suivi, — la destinée de la France était changée[6]. Louis XIV montra dans les deux campagnes de 1667 et 1668 sa façon de faire la guerre : On ne lui voyait pas dans les travaux de la guerre ce courage de François Ier et de Henri IV qui cherchaient toutes les espèces de dangers. Il se contentait de ne les pas craindre et d'engager tout le monde à s'y précipiter pour lui avec ardeur. Ce jugement de Voltaire est très juste. La peur est un désordre que Louis XIV, si bien ordonné et si martre de lui, ne connut jamais, mais il ne fut pas, comme avaient été Henri IV et Louis XIII, un roi vaillant. Il s'est naïvement félicité de s'être trouvé un moment en péril pendant la campagne de Flandre. Lorsque, après la prise de Douai et de Courtrai, il alla chercher la Reine à Compiègne, il fit une chevauchée jusqu'à Paris et Saint-Cloud. Je voulus me donner, dit-il, non seulement la satisfaction de me reposer devers la Reine et mes enfants, mais encore faire voir au dedans du royaume que l'occupation que j'avais au dehors ne m'empêchait pas de venir à Paris quand je le jugeais à propos, soit pour donner ordre aux affaires du dedans dont je me faisais rendre compte de plus près, soit pour maintenir en devoir ceux qui avaient quelque inquiétude dans l'esprit. Ceux qui avaient quelque inquiétude dans l'esprit, c'étaient Monsieur et sa petite Cour. Cette inquiétude n'était certes pas dangereuse, Monsieur lui-même ne l'étant pas ; mais le Roi faisait toujours bonne place aux petites choses à côté des grandes. Il n'a pas dit d'ailleurs qu'il était tout aise de voir, en même temps que la Reine, Mlle de La Vallière, qu'il aimait encore, et Mme de Montespan, qu'il commençait d'aimer. Lorsqu'il reprit le chemin de la Flandre pour présenter à la Reine les villes conquises, ce fut une occasion d'entrées solennelles dans l'éblouissement des carrosses d'or et de cristal, des diamants, des dentelles, des habits dorés des housses brodées de fin or. Coligny écrit que tout ce que l'on sait de la magnificence de Salomon et de la grandeur du roi de Perse n'est pas comparable à la pompe qui accompagne le Roi dans ce voyage. A ce moment, la campagne semblait le voyage d'une Cour. En Franche-Comté, le Roi n'avait pas amené de dames. ce
qui était une austérité ; mais tout le cérémonial de Saint-Germain était observé. Le Roi
avait son petit coucher, ses grandes et ses petites entrées, une salle des
audiences dans sa tente. La seule différence, c'était que sa table
était plus longue : Dans le temps de cette
expédition, a-t-il dit, comme la saison était
très fâcheuse, j'avais tâché d'en adoucir la rigueur aux gens de qualité par
la bonne chère que je leur faisais faire. Et parce qu'étant à la campagne on
ne peut pas ménager tant de temps pour les affaires de cabinet, je
m'entretenais plus librement avec tout le monde, tant en conversation
générale qu'en particulier. Louis XIV n'était pas l'homme de la marmite renversée. De la façon Louisquatorzienne de faire la guerre, les effets furent probablement très considérables. Hasarder le moins possible ou ne pas hasarder du tout la personne royale, interrompre une campagne pour aller étonner les Parisiens et voir ses maîtresses, s'encombrer d'une cour en pays ennemi, quitter la campagne très tôt, ce n'était pas le moyen de vaincre très vite, de vaincre à fond. |
[1] SOURCES. Dumont, Corps universel diplomatique du droit des gens, Amsterdam, 1728-31, aux tomes VI, VII et au t. III du supplément. Vast, Les grands traités du règne de Louis XIV, fascicule 2, Paris, 1898. D'Estrades, Lettres, mémoires et négociations, nouv. éd., Londres, 1748, à vol. (Sur cet ouvrage, voir une étude de Goll, Revue historique, 1877.) Lettres et négociations entre M. Jean de Witt et messieurs les plénipotentiaires des Provinces-Unies, trad. française, Amsterdam, 1726, 4 vol. Correspondance française de Jean de Witt, au t. I des Mélanges historiques de la collect. des Doc. inéd. Relazioni... des ambassadeurs vénitiens. Aux t. III et IV des Œuvres de Louis XIV, se trouvent des lettres et mémoires militaires du Roi. — Saint-Hilaire, Mémoires, publ. p. Lecestre (Soc. de l'Hist. de France). Des documents sont publiés en appendice au t. VII de l'Histoire des princes de Condé pendant le XVIe et le XVIIe siècles, par M. le duc d'Aumale, Paris, 1896.
OUVRAGES. Voir ceux de Philippson, Erdmannsdörffer, Klopp, Pagès, Waddington, Roussel, Roy, et en outre : De Flassan, Histoire générale de la diplomatie française, 2e éd., Paris, en, 7 vol. Yves de Saint-Prest, Histoire des traités de paix du XVIIe siècle, depuis la paix de Vervins jusqu'à la paix de Nimègue, Amsterdam, 1725, 2 vol. Ranke, Englische Geschichte aux t. XVII et XVIII des Sämmtliche Werke, Leipzig, 1877. Macaulay, une Étude sur William Temple dans les Essais historiques et biographiques, trad. Guizot, 2e édit., Paris, 1882. Marquis de Quincy, Histoire militaire du règne de Louis le Grand, Paris, 1726, 7 vol. Basnage, Annales des Provinces-Unies, La Haye, 1726. 2 vol. Legrelie, La diplomatie française et la succession d'Espagne, t. I (1659-1697), Paris, 1889. Lonchay, La rivalité de la France et de l'Espagne aux Pays-Bas (1635-1700), Bruxelles, 1896. De Piépape, Histoire de la réunion de la Franche-Comté à la France, Paris, 1881, 2 vol. Sandret, La première conquête de la Franche-Comté (1668), dans la Revue des questions historiques, 1885. Immich, Geschichte des Europäischen Staatensystems von 1680 bis 1789, Munich, 1905. Pribram, Lisola und die Politik seiner Zeit, Leipzig, 1874. Mentz, Johann Philipp von Schönborn, Iéna, 1896, 2 vol. Dœbert, Bayern und Frankreich, vornchmlich unter Kurfürst, Ferdinand-Maria, Munich, 1900-1903, 2 vol. Michaud, Louis XIV et Innocent XI, Paris, 1890, 4 vol. Gérin, Louis XIV et le Saint-Siège, Paris, 1894, 2 vol. De Mouy, L'ambassade du duc de Créquy, Paris, 1893, 2 vol. Cappelli, L'ambasceria del duca di Crequi... Florence, 1900. Chantelauze, Le Cardinal de Retz et ses missions à Rome, Paris, 1879. Le t. VII de l'Histoire des princes de Condé (par M le duc d'Aumale) citée plus haut. P. de Ségur, La jeunesse du maréchal de Luxembourg, Paris (s. d.).
[2] Voir pp. 503-4, au t. IV des Documents historiques inédits tirés de la Bibliothèque nationale (Collection des Documents inédits), un curieux discours de Lionne à un envoyé du sultan, Mustapha-Feraga, qui l'alla voir à Suresnes en novembre 1669. Ce Turc avait qualifié Lionne de grand-vizir et croyait qu'il y avait en France trois grands-vizirs Lionne veut lui ôter cette opinion injurieuse à l'empereur de France. Il lui dit : Notre empereur... s'est réservé à sa personne seule toute l'autorité, n'en communique aucune portion à qui que ce soit, voit tout, entend tout, ordonne tout... Moi-même que vous voyez ici placé comme un grand-vizir le serait à Constantinople, je ne suis qu'un petit secrétaire de sa maison impériale, qui n'a d'autre fonction que d'écrire soir et matin ses résolutions qu'elle prend dans les affaires qui regardent l'emploi particulier que j'ai. Après les avoir mises sur le papier, je les lui porte pour savoir si j'ai bien compris sa volonté... Ses autres secrétaires en usent de même. Sans doute, Lionne sert ici au visiteur oriental de la faconde à la mode d'Orient ; il exagère, mais il ne ment pas. Jamais il n'a rien résolu par lui-même. Le Roi a tout su, tout vu, lu les dépêches, prescrit les réponses à faire, lu les minutes de ces réponses. Il avait le talent de dire exactement et bien ce qu'il voulait dire. Il parlait naturellement la langue diplomatique.
[3] D'Estrades connaissait bien la Hollande. Il désapprouvait la convention de 1662. En septembre 1666, écrivant à Colbert, il conseille de n'avoir plus avec les États de Hollande qu'un traité d'amitié et d'alliance qui n'engage pas le Roi à rompre à toute heure avec les alliés pour les intérêts desdits États, ce qui arrivera continuellement par les usurpations et les injustices qu'ils font à tous les princes voisins, car, par le même principe qu'ils ont d'ôter le commerce à tout le monde, ils ne s'empêchèrent pas de se brouiller avec le roi de Danemark et le roi de Suède et nous serons toujours exposés à les soutenir et à ne les laisser pas périr.
[4] Le général Grimoard (Œuvres de Louis XIV, III, p. 32) écrit que le Roi publia en 1667 et en 1672 des effectifs enflés à dessein. L'état réel n'était connu que de lui et du secrétaire d'État de la Guerre.
[5] Sir William Temple a dit de la campagne de 1667 : En résumé jamais peut-être campagne ne fut-elle plus mal conduite par suite du défaut d'ordre ici (dans les pays espagnols) et d'audace chez les Français.
[6] On a vu (au précédent volume) que le reproche fut fait à Mazarin d'avoir traité avec l'Espagne en lui laissant les Pays-Bas. De Witt, dans le Mémoire cité plus haut, pense que si la France n'avait pas consenti à la paix (en 1659), tout ce qui reste au roi d'Espagne aux Pays-Bas aurait été conquis en deux campagnes.