HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE VI. — LE GOUVERNEMENT DE LA RELIGION.

CHAPITRE PREMIER. — LE JANSÉNISME.

 

 

I. — LES RIGUEURS CONTRE LE JANSÉNISME[1].

LES affaires religieuses, au temps de Louis XIV, furent de deux sortes. Le jansénisme et le protestantisme étaient des hérésies, au jugement de l'Église et du Roi : l'État catholique et monarchique tolérerait-il ces doctrines dissidentes ? Le gallicanisme était la question des rapports de l'Église de France avec le Pape et avec le Roi. Ces affaires ont occupé plus que toutes les autres peut-être le Roi, la Cour et le royaume. Beaucoup d'érudition, d'éloquence, de passion, et d'intrigue, fut dépensé dans des luttes, qui sont de sérieux épisodes de notre histoire. Personne n'y fut ni tout à fait vainqueur, ni tout à fait vaincu, mais la royauté y reçut des blessures très graves.

L'Église, écrit le Roi dans ses Mémoires, sans compter ses maux ordinaires, après de longues disputes sur les matières de l'école, dont on avouait que la connaissance n'était nécessaire à personne pour le salut, les différends s'augmentant chaque jour avec la chaleur et l'opiniâtreté des esprits, et se mêlant même incessamment de nouveaux intérêts humains, était enfin ouvertement menacée d'un schisme par des gens d'autant plus dangereux qu'ils pouvaient être très utiles, d'un grand mérite, s'ils en eussent été moins persuadés. Il ne s'agissait plus seulement de quelques docteurs particuliers et cachés, mais d'évêques établis dans leur siège, capables d'entraîner la multitude après eux, de beaucoup de réputation, d'une piété digne en effet d'être révérée, tant qu'elle serait suivie de soumission aux sentiments de l'Église, de douceur, de modération et de charité. Le cardinal de Retz, archevêque de Paris, que des raisons d'État très connues m'empêchaient de souffrir alors, ou par inclination ou par intérêt, favorisait toute cette secte naissante ou en était favorisé.

Le Roi donne ici toutes les raisons de l'Église et les siennes contre le jansénisme. Il y redoutait la coterie politique, et la secte religieuse.

Depuis la publication des bulles pontificales qui avaient condamné la doctrine de Jansénius, le nombre des évêques déclarés pour le jansénisme avait beaucoup diminué. Il ne restait plus que Pavillon d'Alet, Caulet de Pamiers, Buzenval de Beauvais et Arnauld d'Angers. Mais le jansénisme gardait en Port-Royal sa ferme forteresse. C'est contre le monastère que furent frappés les premiers coups ; les pensionnaires et les novices, expulsées au mois de mai 1661, sortirent. après beaucoup de larmes et de cris.

La mère Angélique était venue des Champs à Paris pour soutenir le courage de ses sœurs. Elle avait défendu aux exilées de pleurer : N'avez-vous donc point de foi et de quoi vous étonnez-vous ? Quoi ! les hommes se remuent ! Eh bien ! ce sont des mouches. En avez vous peur ? Elle s'effrayait de la trop grande grâce que Dieu faisait à Port-Royal : Quand je considère la dignité de cette affliction-ci, elle me fait trembler ! Quoi, nous ! que Dieu nous ait jugées dignes de souffrir pour la vérité et la justice ! Elle recommandait de garder l'esprit de la retraite, de la simplicité, de la pauvreté, qu'elle avait, un demi-siècle auparavant, rendu au monastère. Cependant, à la pensée que bientôt elle allait paraître devant Dieu, elle était comme un criminel au pied de la potence, qui attend l'exécution de l'arrêt de son juge. Tout à la fin, elle parut n'avoir plus peur de Dieu. Elle mourut le 6 août 1661. La mère Angélique avait été la grande chrétienne du christianisme de Port-Royal, religion d'orgueil et d'humilité, de terreur et d'espérance.

A ce moment même, les religieuses s'engageaient, ou plutôt on voulait les engager dans des procédures. Devaient-elles, ou non, signer le formulaire qu'avait rédigé l'Assemblée du clergé ? Laissées à elles seules, elles auraient refusé la signature, mais les Messieurs de Port-Royal craignirent l'éclat de cette désobéissance. La mise en demeure de signer revenait à l'autorité diocésaine, c'est-à-dire, en l'absence de l'archevêque cardinal de Retz, aux vicaires généraux. Ceux-ci, qui partageaient les sympathies du cardinal pour les jansénistes, écrivirent, en mai 1661, avec l'aide de ces messieurs, un mandement arrangé de façon que la signature impliquât la soumission en ce qui concernait la doctrine, et des réserves sur le point de fait, qui était de savoir si les Propositions se trouvaient ou non dans Jansénius, réserves d'ailleurs enveloppées et cachées. C'était toujours la tactique imaginée par les Jansénistes, et qui devait leur si mal réussir. Le tant d'adresse employé à dire sans dire, à donner et à retenir, trahissait l'équivoque de leur conduite.

Une leçon fut alors donnée aux habiles par la sœur de Pascal, sœur Sainte-Euphémie, religieuse à Port-Royal des Champs. Elle écrivit à une religieuse de Paris une lettre où elle citait une des plus belles paroles chrétiennes : Il n'y a que la vérité qui délivre véritablement. Elle louait l'habileté du mandement : il serait bien difficile de trouver une pièce aussi adroite ; mais elle jugeait cette habileté d'un mot admirable : C'est consentir au mensonge sans nier la vérité. Elle se souvint que son frère, dans une des Provinciales, s'était moqué des Jésuites qui permettaient aux chrétiens de l'Inde de continuer leurs hommages à leurs anciens dieux, à condition de tenir cachée sous leurs habits une image de Jésus-Christ, à laquelle ils les rapporteraient mentalement. Or, demanda sœur Sainte-Euphémie, Quelle différence trouvez-vous entre ces déguisements et donner de l'encens à une idole, sous prétexte d'une croix qu'on a dans la manche ? C'est comme si elle avait dit, et certainement elle a pensé quelque chose comme : Jésuites vous-mêmes. Perçant au-dessous des subtilités et distinctions du mandement, elle déclarait que ce dont il s'agissait, c'était bien de condamner M. d'Ypres le saint évêque, et que cette condamnation enfermait formellement la grâce de Notre Seigneur Jésus-Christ. Enfin, elle s'excusait, mais sur le ton de Port-Royal, elle petite brebis, de parler comme elle parlait : Puisque les évêques ont des courages de filles, les filles doivent avoir des courages d'évêques.

Sœur Sainte-Euphémie pourtant signa le formulaire. Le 4 octobre 1661, elle mourut dans l'angoisse. Elle avait trente-six ans.

L'hypocrite mandement avait été annulé par un arrêt du Conseil le 9 juillet 1661 et flétri par un bref du Pape, le 1er août. En novembre, les vicaires généraux se résignèrent à ordonner la signature pure et simple. Messieurs de Port-Royal jugèrent que les religieuses pouvaient signer, moyennant quelques lignes d'explication mal sincère. Mais Pascal fut d'un avis contraire. Jusque-là, il avait hésité entre la prudence et la sincérité. Peut-être avait-il travaillé au mandement, et sa sœur voulut-elle lui en faire honte par l'allusion au crucifix dans la manche. Toujours est-il que, dans un colloque tenu chez lui, il déclara, comme avait fait sa sœur, que, dans la vérité des choses, condamner les cinq propositions, c'était condamner Saint Augustin et la grâce efficace. Il ajouta : la manière dont on s'y est pris pour se défendre contre les décisions des papes et des évêques a été tellement subtile..., si peu nette et timide, qu'elle ne paraît pas digne des vrais défenseurs de l'Église. Il confessa donc tout le péché de prudence et d'artifice où s'égaraient ces personnes qu'il regardait comme ceux à qui Dieu avait fait connaître la vérité. Mais ces personnes ne se le laissèrent pas persuader, et Pascal fut saisi d'une telle douleur qu'il s'évanouit. Il était alors au bout de sa destinée, qui fut la grandeur dans le trouble et l'inachèvement. Il vécut presque isolé le dernier temps de sa vie et mourut au mois d'août 1662, assisté par le curé de sa paroisse, qui le trouva simple et docile comme un enfant.

Diverses circonstances suspendirent les rigueurs commencées par les jansénistes. Retz s'étant démis de son archevêché, Pierre de Marca, un prélat à la dévotion du Roi, fut nommé à sa place ; il mourut en juin 1662. Hardouin de Péréfixe, qui lui succéda, attendit longtemps ses bulles, le Roi se trouvant en conflit avec la cour de Rome. La menace demeura suspendue sur le monastère de Port-Royal : Cela ne s'arrêtera pas là, avait dit le Roi. Les religieuses attendaient le martyre et s'y préparaient. Enfin, en l'année 1664, le conflit avec Rome s'apaisant, et l'archevêque étant pourvu de ses bulles, on en vint aux actions décisives.

L'archevêque, complimenté au nom des religieuses de Port-Royal, répondit qu'il fallait chercher les moyens de contenter le Roi  ; que deux papes avaient parlé ; que les évêques s'étaient soumis à leur jugement  ; que les facultés l'avaient admis ; que les docteurs et religieux avaient signé ; que toutes les communautés avaient passé par là ; qu'il n'était pas à propos qu'une seule maison de filles voulût paraître ou plus intelligente ou plus juste que les papes, les évêques, les prêtres et les docteurs. Mais précisément être seul contre tous, c'était la gloire de Port-Royal. Les religieuses voyaient venir, comme écrivait la mère Agnès, le temps de faire paraître que leur maison était fondée sur la pierre, que les vents et les tempêtes ne peuvent ébranler.

Le 9 juin 1664, le prélat se présentait à Port-Royal de Paris, pour sa faire sa visite pastorale et préparer les religieuses à la signature. Suivant l'usage, il les reçut une à une. Sa visite dura plusieurs jours, car des religieuses discutèrent longuement avec lui. Nous avons de plusieurs d'entre elles le récit de ces entretiens. Elles avaient soif du martyre, dit Sainte-Beuve, et elles commençaient d'en dresser les actes incontinent. Elles les dressèrent avec une parfaite liberté d'esprit, s'amusant du gros bon sens du bonhomme archevêque, de son geste d'ôter et de remettre son bonnet carré, de son impatience, qui, après qu'il avait commandé de parler, lui faisait dire : Taisez-vous. Et sans doute, cet archevêque, c'était Chrysale en conversation avec des filles savantes en théologie ; mais le bonhomme était très fin :

A quoi servent toutes vos prières ? disait-il. Vous portez devant Dieu un esprit de préoccupation et d'opiniâtreté.... Vous lui allez dire : Mon Dieu, donnez-moi votre esprit et votre grâce ; mais, mon Dieu, je ne veux pas signer  ; je me garderai bien de le faire pour tout ce qu'on m'en dira...

La visite fut close le 14 juin. L'archevêque avait donné au monastère quelques semaines de réflexion. Les religieuses rédigèrent des requêtes à Jésus-Christ couronné d'épines, à des saints et à des saintes. Elles mettaient ces papiers sur la nappe de l'autel, le jour de la fête de ces saints. Une lettre, adressée par elles à saint Bernard, fut envoyée à Clairvaux pour être placée sur son tombeau.

Le 21 août, l'archevêque revint et demanda la signature ; les religieuses la refusèrent ; il les déclara rebelles et désobéissantes et leur interdit les sacrements. A l'abbesse, qui était alors la mère de Ligny, il ferma la bouche, l'appelant : Petite pimbêche ! Petite sotte ! Petite ignorante ! En sortant, il dit à quelqu'un : Elles sont pures comme des anges et orgueilleuses comme des démons.

Le 26 août, il amena au monastère le lieutenant-civil, le chevalier du guet, des commissaires — huit carrosses, escortés d'exempts et d'archers —. Les soldats se rangèrent dans la cour, le mousquet sur l'épaule. C'était donc enfin la violence, la persécution, le martyre peut-être : Ah ! ma mère, s'écria une religieuse parlant à la mère Agnès, que cela est beau ! La mère Angélique de Saint-Jean crut voir les fastes et les gladii — les bâtons et Les glaives — de la bande qui alla se saisir du Seigneur au Jardin des Oliviers, et elle dit : Gaudeo plane.... Je suis ravie de joie d'avoir mérité de devenir l'hostie de Jésus-Christ. L'archevêque annonça qu'il était venu pour ôter douze religieuses et les faire conduire en différents couvents. Des cris s'élevèrent. Nous en appelons ! Nous protestons ! répondit : Je m'en moque ! Semblable exécution fut faite au monastère des Champs, en novembre.

Mais les religieuses déportées troublaient les maisons où elles étaient reléguées. Un évêque janséniste comparait cette dispersion à celle des apôtres qui se fit pour répandre la connaissance de Jésus-Christ. On décida en juillet 1665 de transporter les récalcitrantes à Port-Royal des Champs, et de les y enfermer. Ce fut une grande joie pour elles de revoir la chère Sion :

Nous arrivâmes justement à temps, dit la mère Angélique, pour célébrer la fête de la Dédicace de l'église du monastère. Jamais nous ne chantâmes avec plus de joie et de consolation spirituelle : Hæc est domus Dei.... C'est ici la maison de Dieu qui est solidement bâtie ; elle est fort bien fondée parce qu'elle est appuyée sur la pierre...

Pourtant, elle ne comprenait pas la conduite de Dieu : L'espérance qu'elle avait presque toujours eue que Dieu ferait quelque chose d'extraordinaire en leur faveur avait été contraire, disait-elle, au dessein qu'il faisait paraître maintenant de les vouloir abandonner.

Les voilà séparées du monde, derrière leurs murs qu'on a haussés et que gardent un exempt et des soldats. Et l'action se déplace ; au premier plan, combattent les quatre évêques.

 

II. — LA PAIX DE L'ÉGLISE.

L'HONNÊTE et ferme évêque d'Alet, Pavillon, avait répondu à un édit d'avril 1664, ordonnant la signature, par une lettre au Roi,  qui était une remontrance sévère. Il y rappelait que tous les princes  vraiment chrétiens ne se sont jamais attribué l'autorité de faire des  canons et des lois dans l'Église, mais bien ont tenu à gloire d'en être les exécuteurs, non les instituteurs. M. d'Alet a craché au nez du Roi, disait-on à la Cour. Mais les Jansénistes ne s'émouvaient pas. Ils se croyaient assurés que le Pape désapprouvait la contrainte à la signature et qu'il s'étonnait qu'on fa en France pour exécuter les constitutions papales ce que lui-même ne faisait pas à Rome. Le Roi résolut de demander aide à la cour de Rome. Il pria le Pape de rédiger le formulaire de foi et d'envoyer deux brefs, l'un pour ordonner la signature et l'autre pour annoncer qu'une commission d'évêques français, nommés par lui, jugerait les rebelles. Le pape envoya en février 1665 son formulaire :

Je soussigné me soumets à la constitution apostolique d'Innocent X, souverain pontife, donnée le 31 mai 1853, et à celle d'Alexandre VII, son successeur, donnée le 16 octobre 1858, et je rejette et condamne sincèrement les cinq propositions extraites du livre de Cornélius Jansénius, intitulé Augustinus, dans le propre sens du même auteur, comme le siège apostolique les a condamnées par les mêmes constitutions. Je le jure ainsi. Ainsi Dieu me soit en aide, et les Saints Évangiles

Pavillon, mis en danger de schisme, céda, mais après avoir écrit en juin 1665 un mandement où il mettait à couvert la grâce efficace. Le mandement fut publié et fit grand bruit. Le Conseil l'annula, le Pape nomma les commissaires annoncés par le second bref.

La procédure, un moment interrompue par la mort d'Alexandre VII, fut reprise après l'avènement de Clément IX, en juillet 1667. L'affaire se compliquait. Quatre évêques seulement se trouvaient en rébellion, mais d'autres, dont les principaux étaient Gondrin, archevêque de Sens, et Vialart, évêque de Châlons, s'intéressaient à leur cause, soit par sympathie religieuse, soit par attache aux doctrines gallicanes, soit pour d'autres raisons. Ils furent dix-neuf à signer deux lettres adressées, le 1er décembre 1667, l'une au Roi et l'autre au Pape. Au Pape, ils représentèrent que c'était un dogme nouveau et inouï, que d'établir l'infaillibilité de l'Église dans les faits humains, non révélés par Dieu — c'est-à-dire qu'il n'avait pas le droit de décider le fait que les propositions se trouvaient dans le livre de Jansénius —. Au Roi, ils dirent que cette doctrine était pernicieuse, contraire aux intérêts et à la sûreté de son État, et que, d'ailleurs, les libertés gallicanes étaient violées par la nomination que le Pape avait faite d'une commission pour juger des évêques. Chacun des incriminés aurait dû, selon les coutumes de France, être jugé en première instance par douze évêques, choisis dans sa province ou dans les provinces voisines et présidés par son métropolitain, non par des juges arbitrairement choisis.

La lettre au Roi fut condamnée par le Parlement en mars 1668, parce que les évêques, qui l'avaient signée ensemble, avaient fait des réunions illicites et cabales. Cela n'empêcha pas, les Dix-Neuf d'écrire, au mois d'avril, aux évêques de France une lettre qui fut supprimée par arrêt du Conseil. Cette agitation préoccupa la Cour. Le Roi ne s'était pas volontiers adressé à la Curie. Il lui en coûtait de donner au Pape une juridiction dans le royaume et de laisser voir que, pour se faire obéir, il avait besoin d'un secours. Il avait été contraint à solliciter Rome par l'opiniâtreté de l'évêque d'Alet. Pavillon n'avait point signé le formulaire de l'Assemblée du Clergé, parce qu'il ne reconnaissait pas à cette Assemblée non canonique le pouvoir de faire des lois d'Église. Comme le Roi ne voulait pas convoquer une assemblée qui aurait été canonique, c'est-à-dire un concile, il avait bien fallu qu'il demandât au Pape un formulaire et des juges. Il causa de l'affaire avec Vialart de Chalons, et le renvoya à Le Tellier, lequel lui demanda de trouver les voies... pour tirer et dégager honnêtement le Roi des mesures qu'on avait prises avec Rome. Les ministres estimaient l'affaire mal enfournée.

Au même moment arrivait à Paris un nonce, Bargellini, fin diplomate, qui voulait se faire valoir à Rome et à Paris par le succès d'une négociation difficile. Gondrin, qui entreprit avec Vialart une médiation entre le Pape et le Roi d'un côté, et les jansénistes de l'autre, et Lionne, le secrétaire d'État des affaires étrangères, cherchèrent avec l'Italien une combinazione. Le Pape nomma un troisième médiateur, l'évêque de Laon, futur cardinal d'Estrées. On convint que l'affaire serait conduite en grand secret, et que les jésuites ne sauraient rien. Alors commença la plus singulière des négociations, dont l'histoire est obscure en bien des endroits.

Pour contenter le Pape, il aurait fallu obtenir des quatre évêques la signature pure et simple. Mais il était certain qu'ils la refuseraient. Gondrin avait prié l'évêque d'Alet, au mois de juin, de lui faire savoir ce qu'il se sentait capable de faire pour la paix de l'Église. Pavillon avait répondu que Dieu ne lui demandait présentement aucune avance, et qu'il ne pouvait se prêter à des tentatives d'accommodement, qui tendent à obscurcir la vérité et sont contraires au caractère d'un évêque. Un seul moyen restait de rétablir la paix de l'Église : tromper le Pape et l'Évêque en même temps. Comme cela n'était pas facile, il faudra encore que l'un des deux se laisse tromper, ou du moins condescende à n'y pas regarder de trop près. Le plus accommodant des deux sera le pape Clément.

Les médiateurs rédigèrent le projet d'une lettre, que les quatre évêques enverraient au Pape, après qu'ils auraient signé et fait signer le formulaire. Le texte en était si entortillé, que l'on ne pouvait discerner de quelle façon la signature aurait été donnée, si c'était pure et simpliciter ou non. Pavillon demanda des changements au texte. Mais déjà le nonce l'avait approuvé, il n'aurait pas souffert qu'on le retouchât, il était inquiet, et le laissait voir par des impatiences. Aussi Gondrin écrivit-il à l'évêque d'Alet : La paix de l'Église est entre vos mains ; la laisserez-vous périr pour trois ou quatre expressions absolument inutiles pour faire entendre distinctement vos pensées ? Je me mets à deux genoux devant vous pour vous demander pardon de la manière dont je vous parle. Arnauld lui-même employa sa grande autorité à fléchir l'entêté. II lui représentait que la paix de l'Église, ce serait la liberté pour les solitaires et pour les religieuses de Port-Royal. Enfin, le 15 septembre, Pavillon annonça qu'il avait signé.

La lettre des quatre n'aurait dû être envoyée qu'après qu'ils auraient eu signé et fait signer le formulaire, puisqu'il y était parlé de ces signatures. Les médiateurs l'expédièrent sans attendre, ils étaient pressés de bâcler la paix de l'Église. Les quatre évêques ne réunirent leurs synodes diocésains que du 14 au 21 septembre. Et Pavillon ne signa qu'après avoir rappelé son mandement du 1er juin 1665 et inscrit ses réserves au procès-verbal. A cette nouvelle, Gondrin s'épouvante. Il écrit à l'évêque que le nonce est troublé, craignant de renverser sa fortune. Il lui demande : Qu'arrivera-t-il quand les Jésuites de votre pays auront mandé au P. Annat des nouvelles de votre synode ? Et il le supplie très humblement... de ne donner copie ou extrait de son procès-verbal à qui que ce soit au monde, quelque instance ou même sommation qu'on fit pour la demander.

Cependant le pape a signé, le 28 septembre, un bref qui contenait la phrase : Nous avons eu la joie d'apprendre que les quatre évêques... se sont soumis à la souscription pure et simple du formulaire. Pavillon, s'il avait lu ce bref, aurait éclaté ; aussi le bref ne fut-il pas publié. Mais il fallait bien que le Pape répondît à la lettre des quatre évêques, et, cette réponse, on ne pourrait la leur cacher. Qu'arriverait-il, si le Pape y mettait le pure et simpliciter ? Lionne supplia qu'on ne l'y mit pas. Il écrivait, le 12 octobre, à un cardinal qu'il n'était pas commode d'avoir affaire à une cervelle comme M. d'Alet. Il était persuadé que toute la force de la monarchie ne pourrait empêcher ledit évêque de faire pleuvoir un déluge de manifestes. Au lieu de purement et simplement, le diplomate préféra reprendre dans le formulaire le mot sincèrement, qu'il jugea propre à couvrir toute cette duperie. Puis, comme si l'affaire était en effet conclue par le bref du Pape, Gondrin conduisit chez le nonce, le 13 octobre, quelques jansénistes, parmi lesquels était Arnauld. Le nonce se moquait en son particulier de M. Arnauld, qui faisait, disait-il, l'Athanase ; mais, quand il le vit entrer, il lui ouvrit les bras. Arnauld voulait le haranguer, mais, à peine avait-il dit Monseigneur que le prélat, craignant quelque parole embarrassante, l'interrompit pour l'accabler de compliments : Monsieur, vous avez une plume d'or pour la défense de l'Église. Il lui promit que le bon Vecchio — le bon vieux, c'est-à-dire le pape — mourrait de joie en apprenant que M. Arnauld était venu voir son nonce. Le 24 octobre, Arnauld fut reçu par le Roi, et très bien reçu.

La veille avait été rendu un arrêt du Conseil. Le Roi, prenant acte du bref du 28 septembre, ordonnait que les bulles continuassent d'être observées, défendait à ses sujets de s'attaquer et provoquer sous couleur de ce qui s'est passé,... d'user des termes d'hérétiques, jansénistes et semi-pélagiens, et d'écrire sur lesdites matières contestées.

Mais cet arrêt indigna les Jésuites, parce qu'il ne parlait pas de la pure et simple signature. Il inquiéta Pavillon, qui demandait, le 5 novembre, à Gondrin : Ne peut-on pas conclure des termes de l'arrêt que Sa Sainteté a cru que nous avons signé purement et simplement ? Il ne voulait pas être accusé d'avoir trompé le Pape. Il publierait plutôt ses procès-verbaux et raconterait toute l'histoire : Je désire avec passion, disait-il, de ne pas être réduit à cette extrémité. De son côté, le Pape ordonnait au nonce de s'enquérir exactement de la façon dont s'étaient soumis les jansénistes. Lionne s'entremit encore une fois. Il obtint des prélats médiateurs une déclaration, au bas de laquelle Arnauld mit sa signature. Ce fut encore un papier embrouillé, où les mots pure et simpliciter ne se trouvaient pas. Cependant le Pape, qui aurait pu faire demander aux évêques si oui ou non ils avaient signé sans réserve, se contenta de l'attestation des médiateurs. Le 19 janvier 1669, il écrivit aux quatre :

Quoique, à l'occasion de certains bruits qui avaient couru, nous ayons cru devoir aller plus lentement en cette affaire — car nous n'aurions jamais admis à cet égard ni exception ni restriction quelconque, étant très fortement attaché aux constitutions de nos prédécesseurs —, présentement toutefois, après les assurances nouvelles et considérables qui nous sont venues de France, de la vraie et parfaite obéissance avec laquelle vous avez sincèrement souscrit le formulaire..., nous avons voulu vous donner une marque de notre bienveillance paternelle.

Sincèrement, disait le Pape. Il avait donc accepté le mot habile préféré par le ministre des affaires étrangères de France, celui qui avait glissé le fameux moyennant au texte du traité des Pyrénées. Le même jour, il écrivait des remerciements aux médiateurs. Il parlait de la signature donnée sincèrement, sincero animo, mais il ajoutait selon la prescription des lettres apostoliques, ce qui était dire un peu plus qu'il n'avait dit aux quatre évêques. Tous les mots de cette négociation furent pesés dans une balance précise.

La paix de l'Église fut célébrée comme un grand événement du règne. Une médaille fut frappée, où l'on voit un autel portant le livre ouvert de l'Écriture sainte. Sur le livre se croisent les clés de Saint-Pierre, et le sceptre avec la main de justice du Roi ; en haut, la colombe du Saint-Esprit rayonne. Ce fut le symbole auguste d'un acte qui ne l'était guère. Un janséniste, l'abbé de Haute-Fontaine, écrivait au janséniste Lancelot : M. d'Alet a été trompé  ; M. le nonce a été trompé de même... c'a été une sorte de jeu de gobelets. Ce janséniste pensait de la paix de l'Église ce qu'en disaient les jésuites.

Le Roi et les ministres avaient voulu sortir de l'affaire mal enfournée, où le secours du Pape leur avait été plus nécessaire qu'ils n'auraient souhaité. Ils sentaient bien, d'ailleurs, une force occulte du jansénisme. Le nonce Bargellini constatait qu'il se trouvait en Sorbonne une sérieuse minorité janséniste, que les curés de Paris étaient favorables à la secte, que même les ordres religieux s'y laissaient gagner. Il disait, en 1668, que les jésuites seuls étaient sûrs. Hors de l'Église, le jansénisme gagnait du terrain. Il avait des alliés à la Cour, le prince et la princesse de Conti, et la duchesse de Longueville, qui cacha le grand Arnauld pendant trois ans dans son hôtel. Il en avait au Parlement et dans la haute bourgeoisie, même dans les cabinets des ministres. Enfin la persécution exaspérait les jansénistes ardents. Un libelle courut en 1668, où le Roi était qualifié de loup et de tyran. Une thèse fut présentée en Sorbonne et supprimée, dont l'auteur discutait si le concile général peut déposer un pape, et si le Parlement peut déposer un roi adultère. Le gouvernement eut raison de vouloir en finir avec ces disputes sur des matières dont la connaissance, comme disait le Roi, n'était nécessaire à personne pour le salut.

On comprend bien aussi que les chefs jansénistes se soient montrés plus accommodants que ne le furent quelques dizaines de religieuses et les quatre évêques. Des femmes enfermées prient, discutent, chantent, rêvent, s'exaltent, cherchent à leur vie et à leur mort des précédents dans l'histoire de la Passion et des vierges martyres. Or, ni le lieutenant-civil, ni le chevalier du guet n'étaient des bourreaux, ni le bonhomme archevêque un préteur romain. Il n'y avait pas à Paris d'amphithéâtre où jeter des martyrs aux bêtes.

La distance entre l'héroïsme de ces femmes, qui auraient affronté la mort avec joie, et la petitesse du péril couru, avertit que toute cette vie de Port-Royal est un anachronisme. Un évêque, cantonné dans son diocèse, donne des leçons au Roi. C'est une belle chose que de rencontrer en ce temps une cervelle que ne saurait faire trembler toute la force de la monarchie. Mais cet évêque aussi et les trois qui se joignirent à lui furent des personnes anachroniques. Ils exigeaient de leurs ouailles la perfection de la vie chrétienne. Ils surveillaient les foyers domestiques, ils défendaient les jeux et la danse, ils défendaient la joie, ils commandaient la tristesse évangélique. Ce fut une tentative étrange pour transformer des pays de France en canton de Genève. Ils étaient en querelle avec tout le monde, avec les ordres religieux, les Jésuites surtout, avec leurs chapitres, avec leur clergé. Ils exigeaient du futur prêtre tant de vertus qu'une ordination était un événement rare dans leurs diocèses. Ils étaient en conflit avec les autorités d'État. L'évêque Caulet refusa, en 1676, l'absolution aux officiers et aux cavaliers qui avaient hiverné dans son diocèse, et comme ils s'étonnaient, disant qu'ils avaient vécu conformément aux ordres du Roi, il répliqua : Il vaut mieux quitter le service de la guerre qu'être à la charge du peuple. Ces évêques étaient de pieux anarchistes. Les chefs et directeurs politiques du jansénisme, au contraire, étaient, comme nous avons dit, des gens qui vivaient dans le monde et le voyaient tel qu'il était. Ils connaissaient la puissance des forces coalisées contre la petite église dissidente. Ils cédèrent à l'orage, en sauvant l'apparence. Et ces hommes, qui ont voulu restaurer l'amour et la crainte de Dieu, épurer la vie chrétienne, la retremper dans le pessimisme originel, et qui vécurent austèrement, et dont la parole est si forte et si grave qu'on en sent la puissance encore aujourd'hui, les voilà qui obscurcissent la vérité, comme dit Pavillon d'Alet, qui, sans nier la vérité, consentent au mensonge, comme dit sœur Sainte-Euphémie, et, prudents, habiles, tout aussi malins que les jésuites, — plus malins qu'eux en la circonstance — jouent au jeu de gobelets, comme dit l'abbé de Haute-Fontaine. L'histoire de cette déroute d'un idéal est fort triste.

Le Pape parait avoir pensé très sagement qu'il fallait apaiser une querelle par laquelle s'affaiblissait l'Église, et employer la plume d'or de Port-Royal, à la guerre contre les ennemis indubitables, les protestants. Le Roi, les docteurs jansénistes, le Pape s'étaient donc accordés, chacun y mettant du sien. Ils avaient composé artificieusement cette paix de l'Église. Mais les Jésuites savaient que ce n'était pas une paix véritable, et ils ne voulaient pas que c'en fût une. Ils soutenaient avec emportement que l'affaire n'en resterait pas là. On la retrouvera, en effet, plus grave et plus tragique à la fin du règne. On la retrouvera, par delà le règne, pendant tout le XVIIIe siècle, et encore par delà.

 

 

 



[1] SOURCES. Isambert, Jourdan et Decrusy, Recueil général des anciennes lois françaises de 420 à 1789, Paris, 1822-29, 29 vol. aux t. XVIII et XIX. Clément, Lettres, instructions et mémoires de Colbert, Paris, 1861-82, 10 vol. (Voir la table analytique au mot Jansénisme). Depping, Correspondance administrative sous le règne de Louis XIV (Collection des documents inédits sur l'histoire de France), Paris, 1850-52, 4 vol. au t. IV. Les Mémoires d'Arnauld d'Andilly (collection Michaud et Poujoulat), du P. Rapin, publ. par Aubineau, Paris, 1865, 3 vol., de Godefroi Hermant, publ. par Gazier, Paris, 1905-06, 2 vol.

OUVRAGES. Du Mas, Histoire des cinq propositions de Jansénius, 2e éd., Trévoux, 1702. Dom Clémencet, Histoire générale de Port-Royal, Amsterdam, 1755-57, 10 vol. Vies intéressantes et édifiantes des religieux de Port-Royal, s. I., 1750-52, 4 vol. Vies... des amis de Port-Royal, Utrecht, 1751. Besoigne, Vies des quatre évêques engagés dans la cause de Port-Royal, Paris, 1756, 2 vol. Nécrologie des plus célèbres défenseurs et confesseurs de la vérité des XVIIe et XVIIIe siècles (par l'abbé Cerveau), s. I., 1760-68, 7 vol. Sainte-Beuve, Port-Royal, éd., Paris, 1888-91, 7 vol. Fuzet, Les Jansénistes du XVIIe siècle, leur histoire et leur dernier historien, M. Sainte-Beuve, Paris, 1877. E. Boutroux, Pascal, Paris, 1900. V. Giraud, Pascal, 3e éd., Paris, 1900. Dolle, La mère Angélique Arnauld, d'après sa correspondance, Paris, 1893. Mouleur, Angélique Arnauld, Paris, 1901. Arthaud, Messire Henri Arnauld, évêque d'Angers, dans l'Anjou historique, 1901-1904. Dubois, Henri de Pardaillan de Gondrin, archevêque de Sens, Alençon, 1902. Gaillard, Un prélat Janséniste. Choart de Buzenval, Paris, 1902. Torrellles, articles de la Revue de Clergé, t. XXXII, et de la Revue d'histoire et d'archéologie du Roussillon, t. III et IV, sur l'Administration du diocèse d'Alet par Pavillon. Doublet, Caulet, réformateur des chapitres de Fois et de Pamiers, Fois, 1895. Le même : Caulet évêque de Pamiers et les Jésuites, dans les Annales du midi, t. IX (1897) et Le Jansénisme dans l'ancien diocèse de Vence, Paris, 1901.

Pour toute l'histoire du Jansénisme, consulter Maulvault, Répertoire alphabétique des personnes et des choses de Port-Royal, Paris, 1902.