HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE V. — LE GOUVERNEMENT DE LA SOCIÉTÉ.

CHAPITRE IV. — LE CLERGÉ[1].

 

 

I. — LA PUISSANCE DU CLERGÉ.

LE clergé de France, bien qu'il fût divisé en deux parties, le clergé séculier et le clergé régulier, et qu'il eût, au-dessous d'une aristocratie opulente et d'une bourgeoisie aisée, une plèbe misérable, était vraiment un ordre. L'éducation, l'habit, le célibat, la discipline, l'antique hiérarchie, la fonction divine, et enfin la propriété en Commun de biens considérables, et le privilège des clercs de n'être Jugés que par des clercs, le distinguaient nettement du reste de la nation. Il était représenté auprès du Roi par l'Assemblée du clergé[2], qui se tenait, à dates périodiques, depuis le XVe siècle, pour voter une contribution.

Tous les cinq ans, chaque diocèse élisait des députés à une assemblée provinciale, qui se réunissait au siège métropolitain. Cette assemblée, à son tour, élisait des députés à l'Assemblée générale : députés du premier ordre, choisis parmi les archevêques et les évêques, et du second ordre, choisis parmi les abbés, chanoines, archidiacres et prieurs. L'assemblée générale, convoquée par le Roi, siégeait au lieu marqué par lui, d'ordinaire à Paris ou à Saint-Germain. Elle vérifiait les pouvoirs des députés, nommait un président, des promoteurs dont la fonction était de lui proposer les affaires, et des secrétaires qui rédigeaient les procès-verbaux. Deux agents généraux, élus dans le second ordre, avaient charge de faire exécuter les décisions de l'Assemblée. Ils avaient entrée au Conseil des parties, pour y exposer les affaires du clergé et présenter des requêtes, et au Parlement, en toute cause où le clergé se portait partie civile. Ils représentaient le clergé auprès du Roi dans l'intervalle des sessions. Leurs pouvoirs duraient d'une assemblée à une autre.

Cette institution mettait en mouvement tout le clergé de France. Chaque diocèse dressait des mémoires de toutes les affaires spirituelles et temporelles dont il est à propos de rendre compte à l'Assemblée générale. Ces mémoires étaient des sortes de mandats remis aux députés par leurs électeurs.

Les affaires temporelles étaient des affaires financières. Depuis l'année 1586, le clergé renouvelait tous les dix ans le contrat par lequel il avait consenti, en 1561, un subside au Roi. C'étaient les décimes ordinaires, qui étaient affectées au paiement des rentes sur l'Hôtel de Ville. Il votait, en outre, tous les cinq ans, un don gratuit[3]. L'Assemblée déterminait la part de chaque diocèse, et le bureau diocésain répartissait la contribution entre les bénéficiers. Elle recevait et jugeait les comptes. Les affaires spirituelles, c'était tout ce qui peut intéresser le corps ecclésiastique, la discipline, les mœurs, les privilèges du clergé, la foi même. Les évêques portaient avec eux partout la puissance de juger sur la foi.

Le clergé de France, en concluant son contrat avec le Roi, avait traité de puissance à puissance. Le Roi et lui s'étaient engagés l'un envers l'autre promettant Sadite Majesté, en foi et parole de roi.... et aussi lesdits sieurs du clergé ont promis et, promettent en foi et parole de prélats et gens d'Église... L'assemblée entrait en conversation régulière avec le Roi, à des dates dont l'échéance ne pouvait être reculée. Elle n'aurait pu, sans grand scandale, refuser le renouvellement du contrat ou le don gratuit, mais elle était maîtresse de relever ou d'abaisser le chiffre du don.

Aussi le Roi daignait-il lui parler des affaires publiques et lui représenter ses nécessités. L'année 1675, en pleine guerre de Hollande, par lettre datée du camp près de Maëstricht, il avertit l'Assemblée qu'il a chargé ses commissaires, parmi lesquels était Colbert, de lui expliquer les grandes et extraordinaires dépenses que je suis, disait-il, obligé de faire pour l'entretien de mes armées, et pour soutenir et exécuter tous les desseins que je forme contre mes ennemis pour les obliger à consentir à une bonne et solide paix. Le jour même que l'Assemblée entendit lecture de la lettre, il y fut résolu, de l'aveu unanime, d'accorder au Roi la somme de 4.500.000 livres. Le Roi, sitôt informé, remercia par retour du courrier :

Il ne se peut rien ajouter à la satisfaction que j'ai du don que le Clergé m'a fait ; bien que je sois très touché de la somme, je suis bien plus touché de l'empressement de tous les députés à me l'offrir ; ce me sera un nouveau motif très agréable de continuer en toutes rencontres les marques de mon affection à ce premier corps du royaume.

Cette organisation du clergé était une grande singularité au royaume de France. Les rois avaient détruit le régime spirituel de l'Église. Les conciles nationaux, même les conciles provinciaux, étaient tombés en désuétude. Or, par l'effet de circonstances exceptionnelles, si l'on peut appeler ainsi dans l'histoire de la monarchie les besoins d'argent, ils avaient fait, de cette société spirituelle qu'était l'Église, un ordre politique. Si les autres ordres avaient obtenu même fortune, l'ancienne France aurait fait l'apprentissage de la liberté politique, dont l'essentiel principe, fécond en effets divers, est le pouvoir de délier ou de serrer les cordons d'une bourse. Mais les autres ordres n'avaient ni la parfaite cohésion du clergé, ni l'autorité d'une fonction surnaturelle, ni ce grand moyen de puissance, une fortune collective. La noblesse, d'ailleurs, était privée, par l'exemption d'impôts, du moyen de discuter avec le Roi.

Le clergé de France était le plus grand propriétaire du royaume. Sa richesse ne peut être comptée avec précision[4] ; mais on voit, par les mémoires des commissaires à l'enquête de 1663, que ses revenus dépassaient de beaucoup ceux de la noblesse dans chaque généralité. Par exemple, dans la généralité de Rouen, une de celles où il semble que la noblesse ait été le plus riche, on comptait qu'elle avait un million de livres de rentes en terres, au lieu que l'Église en avait deux millions cinq cent mille. Cette richesse continuait de croître. Ce n'était pas seulement en Anjou que des familles bourgeoises se ruinaient, comme disait le commissaire Colbert de Croisai, pour porter leur argent dans des monastères qui regorgent déjà de biens dont jouissent des personnes absolument inutiles à l'État. Le clergé gouvernait bien son gros avoir. Toute une administration financière — receveur général, receveurs et contrôleurs provinciaux et diocésains, environ 700 officiers — était à son service et ne relevait que de lui. Les taxes consenties par l'Assemblée étaient facilement levées. Le clergé, quand il empruntait, le faisait à bon compte. Plus honnête que le Roi, son crédit était meilleur.

Comme le subside annuel servait à payer une bonne part des rentes sur l'Hôtel de Ville, les rentiers étaient reconnaissants à l'Église de ses versements réguliers. Le prévôt des marchands de Paris parut deux fois à l'Assemblée de 1675. La première fois, il récita une harangue de respect : Nous vous considérons comme autant de Moïses sur la montagne, d'où vous levez les mains au ciel pour la gloire et la prospérité de notre invincible monarque. La seconde fois, il parla des rentes, le sang qui soutient la vie des rentiers, le lait de l'enfant qui pend à la mamelle..., le pain de la veuve qui gémit en son veuvage..., la sûreté de l'honneur de plusieurs familles vertueuses... Il remercia le premier corps de l'État de l'exactitude des paiements : C'est l'effet de l'heureuse administration des finances et du bon ordre qui est établi dans les affaires du clergé.

L'Église avait des appuis dans les grandes et moyennes familles où elle se recrutait, des vassaux dans les duchés et comtés appartenant à des sièges épiscopaux, et dans les fiefs incorporés à ses domaines. Des milliers de paysans, parmi lesquels se trouvaient des serfs en assez grand nombre, cultivaient ses terres. Elle était le juge féodal de tout ce qui relevait de ses seigneuries, et gardait quelques restes de l'ancienne juridiction ecclésiastique. Elle avait sur les mœurs une sorte de pouvoir disciplinaire que l'on voit les évêques exercer dans leurs visites diocésaines. Des milliers de mendiants tendaient les mains aux portes de ses maisons. Enfin, son autorité spirituelle régnait, depuis que la Réforme avait été vaincue. L'Église pouvait être une grande puissance.

 

II. — LES IDÉES ET LES PRATIQUES DU ROI.

LOUIS XIV a écrit dans ses Mémoires une doctrine des relations de l'État et de l'Église. Il expédie vite l'article du respect de la religion et de la déférence pour ses ministres, dans les choses principalement qui regardent leur mission, c'est-à-dire la célébration des mystères sacrés et la publication des doctrines évangéliques, et, tout de suite, il avertit son fils que les gens d'Église sont sujets à se flatter un peu trop des avantages de leur profession et s'en veulent quelquefois servir pour affaiblir leurs devoirs les plus légitimes. Il explique alors à l'héritier de la couronne de France certains points... importants.

Le premier, c'est qu'il n'y a pas dans le royaume d'autre propriétaire que le Roi :

Les rois sont seigneurs absolus et ont naturellement la disposition pleine et libre de tous les biens, tant des séculiers que des ecclésiastiques, pour en user comme sages économes, c'est-à-dire selon les besoins de leur État.

Second point :

Ces noms mystérieux de franchises et de libertés de l'Église, dont on prétendra peut-être vous éblouir, regardent également tous les fidèles, soit laïques, soit tonsurés..., mais ils n'exemptent ni les uns ni les autres de la sujétion des souverains, auxquels l'Évangile même leur enjoint précisément d'être soumis.

Troisième point : l'Église ne peut se prévaloir, pour échapper aux charges publiques, de l'argument que ses biens ont une destination particulière et que l'emploi en doit être réglé sur l'intention des donateurs :

Il est constant que, comme ceux qui ont fondé les bénéfices n'ont pu, en donnant leurs héritages, les affranchir ni du cens, ni des autres redevances qu'ils payaient aux seigneurs particuliers, à bien plus forte raison n'ont-ils pas pu les décharger de la première de toutes les redevances, qui est celle qui se reçoit par le prince (comme seigneur universel) pour le bien général de tout le royaume.

Le quatrième point regarde les assemblées où les ecclésiastiques délibèrent sur la somme qu'ils doivent fournir. Le Roi a oublié qu'un contrat a été signé entre l'Église et la couronne ; les ecclésiastiques, dit-il, délibèrent, parce qu'on le leur a permis jusqu'à présent. Il n'entend pas que cet usage donne au clergé aucun privilège particulier, qui le mette hors la condition d'obéissance. Comme il existe quelque analogie entre les assemblées des pays d'États et celles du clergé, il ne tient pas compte de l'essentielle différence, et, se payant de mots :

La même liberté, dit-il, est encore laissée aux peuples de plusieurs provinces comme une ancienne marque de la probité des premiers siècles, où la justice excitait suffisamment chaque particulier à faire ce qu'il devait selon ses forces, et cependant cela n'a jamais empêché que l'on ait contraint et les laïques et les ecclésiastiques, lorsqu'ils ont refusé de s'acquitter volontairement de leur devoir.

Le cinquième point est que, s'il y avait quelques-uns de ceux qui vivent sous notre empire plus tenus que les autres à nous servir de tous leurs biens, ce devrait être les bénéficiers qui ne tiennent tout ce qu'ils ont que de notre choix. Louis XIV ne s'embarrasse pas des difficultés qui obscurcissent l'origine des bénéfices, ni des obligations diverses dont ils sont grevés. Il simplifie l'histoire des longues contestations sur ce sujet entre rois et papes, et décide qu'il a seul le droit de taxer le bien d'Église :

Les papes mêmes, qui se sont efforcés de nous dépouiller de ce droit, l'ont rendu plus clair et plus incontestable par la rétractation précise qu'ils ont été obligés de faire de leurs ambitieuses prétentions.

Du reste, il pense qu'il est inutile de produire des titres et des exemples :

La seule équité naturelle suffit pour éclaircir absolument ce point. Serait-il juste que la noblesse donnât ses travaux et son sang pour la défense du royaume et consumait si souvent ses biens à soutenir les emplois dont elle est chargée, et que le peuple qui, possédant si peu de fonds, a tant de têtes à nourrir, portal encore lui seul toutes les dépenses de l'État, tandis que les ecclésiastiques. exempts par leur profession des dangers de la guerre, des profusions du luxe et du poids des familles, jouiraient dans leur abondance de toue les avantages du public sans jamais rien contribuer à ses besoins ?

Cette théorie royale, défiante et hautaine à l'égard de l'Église, fut appliquée dans sa rigueur par le gouvernement de Louis XIV.

Le Roi tolérait tout juste les assemblées du clergé. Un de ses premiers actes, après la mort de Mazarin, fut d'en congédier une, qui tramait et ne voulait pas finir avant que le Roi eût expédié des édits qu'elle demandait avec instance. Beaucoup plus tard, au moment où une session allait s'ouvrir : Eh bien monsieur, demanda-t-il à l'archevêque de Paris, quand commencerez-vous ?Sire, ce ne peut être que de trois jours. — Pourquoi pas demain ? répliqua le Roi. Et, après un moment : Quand finirez-vous ? C'est la même répugnance que pour les assemblées des pays d'États. Ce fut la même politique aussi. La durée des sessions est réduite : elle tombe d'un an et demi en 1630 à un an en 1660 et à quatre mois environ en 1665. Le Roi intervient aux élections ; tel est exclu de la députation, tel autre est recommandé. On écrit à un archevêque : S. M. étant persuadée que l'évêque de.... peut convenir davantage dans l'Assemblée du clergé qu'aucun autre des évêques vos suffragants, etc.

L'assemblée est surveillée par les ministres. Les séances se tiennent à huis clos, et les députés jurent de garder le secret des délibérations. Mais il n'y a pas de secrets pour les ministres, pour Colbert surtout, qui a des parents, fils, frère ou cousins, dans les assemblées. Le Roi suit les délibérations avec grande attention. En 1675, pendant qu'il est en campagne, il s'intéresse au débat sur la régale autant qu'aux désirs et volontés de sa maîtresse :

Je vois par ce que vous me mandez, écrit-il à Colbert, le 5 juin, et par ce que m'écrit M. l'archevêque de Paris, que l'Assemblée du clergé commence très bien et parait fort bien intentionnée. Faites ce qui dépendra de vous pour qu'elle finisse bientôt ; continuez à faire ce que Madame de Montespan voudra.

Un évêque ayant prononcé un sermon désagréable, Colbert, d'accord avec l'archevêque de Paris, fit promettre au prélat d'être plus sage à l'avenir. Cela ne plut qu'à moitié au Roi, qui écrivit le 15 juillet :

Il me revient de tous côtés que le sermon de M. l'évêque d'Agen a été surprenant en tout ce qu'il a traité ; je crois que le parti de l'envoyer à son diocèse aurait été bien aussi bon que de dissimuler. Mais puisque vous avez pris un parti après avoir consulté M. l'Archevêque, il ne faut plus que prendre garde à sa conduite, et s'il fait la moindre chose contre ce qu'il a promis, exécutez ce que je vous ai ordonné avant de partir... Je suis très aise que vous avez acheté des orangers pour Clagni : continuez à en avoir de plus beaux si Madame de Montespan le désire.

Enfin l'Assemblée est close. Le Roi, qui l'a déjà remerciée pour le beau don de 4.500.000 livres, envoie un témoignage général de satisfaction :

J'ai vu avec plaisir ce qui s'est passé dans l'Assemblée et comme elle a fait de bonne grâce ce que je désirais. J'écris à M. l'Archevêque de Paris pour lui témoigner la satisfaction que j'en ai et vous pourrez lui dire, quand l'occasion s'en présentera, que je suis tout à fait content de la manière dont elle en a usé et des particuliers qui ont agi en cette rencontre comme je pouvais désirer.

Louis XIV prenait soin de récompenser les particuliers qui s'étaient bien conduits. Il était très libéral envers les agents généraux, il les gratifiait en argent et les nommait évêques pendant qu'ils étaient en charge ou au moment qu'ils en sortaient. Par tous ces moyens. et aussi, comme nous verrons, par son zèle contre l'hérésie, le Roi obtenait la docilité des assemblées.

La richesse de l'Église était depuis longtemps menacée par des théories révolutionnaires. Il avait paru en 1651 chez le premier imprimeur du Roi une remontrance à S. M., où se lisaient ces maximes :

Les rois de France ont un droit souverain sur le temporel de toutes les églises du royaume, avec pouvoir de s'en servir par l'avis de leur conseil dans les nécessités de l'État pour le soulagement de leurs sujets.

Le clergé est naturellement incapable, par les lois fondamentales du royaume, d'acquérir et de posséder aucuns biens immeubles en icelui.

Une loi suprême sur laquelle ma proposition se fonde (c'est-à-dire la proposition de vendre des biens du clergé au profit du Roi) est le salut du peuple, loi générale qui fait taire les privilèges, les franchises et exemptions.

L'une des principales raisons par lesquelles cette dispense et habileté (à acquérir) a été octroyée au clergé... par la piété de nos rois est afin qu'eux et leurs successeurs puissent trouver un secours présent, facile et puissant en tout temps et à point nommé dans les nécessités publiques[5].

Autant dire que la fortune du clergé était une tirelire nationale. Ces maximes, Colbert les jugeait bonnes sans doute[6]. Il devait avoir en tête quelque projet de vendre des biens d'Église, le jour où il écrivait à Rome à un de ses correspondants :

Je vous supplie de vous souvenir de l'offre que vous m'avez une fois faite de m'envoyer copie des bulles par lesquelles le pape a donné pouvoir à la république de Venise de vendre les biens ecclésiastiques.

Les biens ecclésiastiques ne furent pas vendus. Le Roi se contenta de dire qu'ils lui appartenaient, et d'user, autant et plus que ses prédécesseurs, des droits qu'il tenait du Concordat de 1516, — droits qui équivalaient presque à une sécularisation[7]. On a vu qu'il s'en servit pour entretenir sa noblesse appauvrie. Il donnait aussi des abbayes en commende à des évêques ; nul évêché de quelque importance n'allait sans accompagnement de belles abbayes. Le Roi payait en bénéfices des services rendus, services de valet de chambre ou services de maréchal de France. Vauban disait, d'abbayes reçues en commende, le gagne-pain qu'il a plu au Roi de me donner. Louis XIV ne se fit pas scrupule de donner les deux augustes abbayes de Saint-Denis et de Saint-Germain-des-Prés au comte du Vexin, son fils, et le fils de Mme de Montespan, un produit d'adultère double. Il renta richement par des commendes le chevalier de Lorraine, que Monsieur aimait trop.

C'était chose plus grave que de donner à des personnes de réelles fonctions spirituelles, — de nommer des abbés, des évêques et autres dignitaires ayant charge d'âmes. — Ici le Roi était tenu en bride par sa piété, par le sentiment de son devoir envers Dieu et par l'autorité de ses confesseurs et du conseil de conscience. Pourtant telle religieuse ne serait pas devenue abbesse de Fontevrault, avant l'âge de vingt-cinq ans, après cinq ans seulement de profession religieuse, passés dans un autre ordre, si elle n'avait pas été la sœur de Mme de Montespan. Sœur Catherine, religieuse à Faremoutiers, fut nommée abbesse de Chelles, parce qu'elle était la sœur de Mlle de Fontanges. Même cette élévation de sœur Catherine fut la preuve publique que Mme de Fontanges était montée à la grande faveur. Et la fortune de sœur Catherine ne scandalisa personne :

M. de Rennes m'a conté, écrit Mme de Sévigné, qu'au sacre de Mme de Chelles, les tentures de la couronne, les pierreries au soleil du Saint-Sacrement, la musique exquise, les odeurs, et la quantité d'évêques qui officiaient surprirent tellement une manière de provinciale qui était là, qu'elle s'écria tout haut : N'est-ce pas ici le paradis ?Ah ! non, madame, dit quelqu'un, il n'y a pas tant d'évêques.

Le Roi sentait, comme a dit Bossuet, que la partie la plus périlleuse de ses devoirs était la nomination des évêques. Il s'était promis d'observer dans la milice sacrée la même méthode que dans ses troupes, c'est-à-dire de faire monter les ecclésiastiques de gracie en grade, et de n'admettre aux évêchés et autres dignités considérables que ceux qui auraient actuellement servi l'Église soit dans la prédication, soit dans les missions, soit en faisant les fonctions de curés et de vicaires qui embrassent toutes ces choses ; de quoi les jeunes gens de la plus haute naissance ne seraient pas plus à plaindre qu'ils ne sont quand ils portent le mousquet dans mes gardes pour parvenir plus tard à commander mes armées. Il n'observa pas toujours cette règle, mais il fut soigneux à bien choisir, et ne commit point de grandes erreurs.

Il n'exclut point les gens de naissance médiocre ou même petite. Comme les rois des premiers temps, il prit des évêques dans sa domesticité : Ancelin, fils de sa nourrice, Sanguin, fils d'un de ses maîtres d'hôtel, d'Aquin, fils d'un de ses médecins, Félix, fils d'un de ses chirurgiens. Saint-Simon méprise ces parvenus qu'il appelle cuistres de la lie du peuple, cuistres de séminaire, cuistres violets. Enfin, des évêques comme Huet, Fléchier, Bossuet, furent de naissance médiocre ou basse.

Mais ces trois évêques arrivèrent tard à l'épiscopat : Huet à cinquante-cinq ans, Fléchier à cinquante-trois, Bossuet à quarante-deux, et ils ne montèrent pas aux hautes dignités de l'Église. D'ailleurs, ils demeurèrent des exceptions. Au XVIIe siècle, le haut clergé sort des familles nobles et surtout des familles ministérielles ou parlementaires, comme on voit par le tableau des députés à l'assemblée de 1683. L'archevêque de Paris, François de Harlay de Champvallon, a été nommé très jeune par Mazarin à l'archevêché de Rouen, où il a succédé à un oncle, et d'où il a passé en 1671 au siège de Paris. Depuis le xvi.' siècle, les Harlay étaient de grands personnages parlementaires. L'archevêque de Reims, Le Tellier, est fils et frère de ministre. Le coadjuteur de Rouen, Jacques-Nicolas Colbert, fils et frère de ministre. L'archevêque de Bourges, Phélipeaux de la Vrillière, petit-fils et frère de ministre, avait été conseiller au parlement de Paris avant d'être évêque. Brûlart de Genlis, archevêque d'Embrun, compte dans ses ascendants un chancelier, un secrétaire d'état, un lieutenant-général des armées. Jean-Baptiste Colbert de Villacerf, évêque de Montauban, est cousin de ministre. Le Goux de la Berchère, évêque de Lavaur, est fils et neveu de premiers présidents de parlement, frère d'intendant. André Colbert, évêque d'Auxerre, est cousin de Colbert — il a succédé à Nicolas Colbert, frère du ministre. Bouthilier de Chavigny, évêque de Troyes, est petit-fils de surintendant et fils de ministre ; Du Laurens, évêque de Belley, frère d'un conseiller au Parlement de Paris. Parmi les députés du second ordre se trouvent un fils et frère d'intendants, beau-frère d'un conseiller au parlement de Paris ; un fils d'un président au même parlement ; un fils d'un président à la Chambre des comptes d'Aix ; un fils et frère de présidents au parlement de Bordeaux, frère d'intendant, etc. Beaucoup d'autres membres de l'Assemblée avaient des attaches personnelles avec le Roi ou avec les ministres : l'évêque de Saint-Malo, ancien aumônier de la Reine-mère ; l'archevêque d'Auch, ancien aumônier du Roi ; l'évêque de Langres, ancien aumônier de la Reine ; etc. Les seuls députés dont l'indépendance ne pet être suspectée étaient deux nouveaux venus dans le royaume, presque deux étrangers, les archevêques de Cambrai et de Besançon, élus par leurs chapitres avant l'annexion des deux villes. Sans doute, ces députés à l'Assemblée n'étaient qu'une partie du clergé de France, et ils avaient été choisis souvent comme personnes agréables à la cour. Mais, dans presque tout le corps épiscopal, on retrouve ces affinités avec la Cour, cette même provenance et la prédisposition à servir.

 

III. — LA MÉDIOCRITÉ DU CLERGÉ.

L'ÉGLISE de France, disions-nous, semblait une grande puissance. Elle n'en était pas une. Le recrutement du clergé par le Roi dans des familles privilégiées, le ministère devenu comme une prébende à l'usage de prédestinés, l'accointance des clercs avec la noblesse et la magistrature, l'affaiblissaient et la pervertissaient.

La vocation chrétienne était rare dans le haut clergé. Pour les fils de grandes familles Dieu fut un pis-aller ; on servait Dieu quand on ne pouvait, soit à cause du rang de naissance, soit à cause d'une infirmité, servir le Roi. Bourdaloue l'a répété cent fois :

A peine cet enfant est-il né, que l'Église est son partage... Il suffit qu'il soit le cadet de sa maison pour ne pas douter qu'il ne soit de là appelé à la fonction de pasteur des âmes... Cet aîné n'a pas été en naissant assez favorisé de la nature et manque de certaines qualités pour soutenir la gloire de son nom... On pense pour ainsi dire à le dégrader. On le rabaisse au nom du cadet, et, pour cela, on extorque un consentement forcé.... Si, de plusieurs enfants qui composent même famille, il y en a un plus méprisable, c'est toujours celui-ci.... etc.

L'Église de France, au XVIIe siècle, a été honorée par de saints évêques et de saints abbés, qui vécurent prêchant, instruisant, charitables, fondateurs de séminaires, d'hôpitaux et de missions, et que jamais on ne voyait à la Cour. Ils n'étaient pas nombreux. On est en sûreté dans son diocèse, écrivait Le Camus, évêque de Grenoble, on est toujours en danger pour peu qu'on demeure à la Cour. Les mages y perdirent leur étoile. Mais la Cour attirait presque tous les mages. Le Roi d'ailleurs aimait à voir autour de lui toute la France, parterre où brillaient les taches violettes et rouges des robes épiscopales et cardinalices. L'abbé de Mailly, lorsqu'il fut nommé à l'archevêché d'Arles, dit au Roi en prenant congé qu'il ne pouvait se résoudre à être longtemps sans le voir et qu'il le suppliait de trouver bon qu'il vint passer trois semaines tous les ans à Versailles. Le Roi lui savait le meilleur gré d'un attachement dont il était jaloux, sans entamer les devoirs de l'épiscopat et de la résidence. Louis XIV ne permettait pas que Dieu fit oublier le Roi. La Cour, — les dames surtout, — ne voulait pas non plus se priver de la présence des évêques. Quelle folie d'aller à Reims, disait Mme de Coulanges à Le Tellier, et qu'allez-vous faire là ? Vous vous y ennuierez comme un chien. Demeurez ici, nous nous promènerons.

Aussi le devoir de la résidence, si impérieusement commandé per le concile de Trente, et que l'on estimait un des plus essentiels moyens de la réforme de l'Église, était-il négligé par les évêques. Pour un évêque d'Avranches qui, craignant de mourir hors de son diocèse, n'en sortait pas, combien y en a-t-il d'autres, qu'il faudrait, disait Mme de Sévigné, que la mort tirât bien vite pour les y attraper ? L'évêque d'Ypres ne bougeait guère de Paris et prétendait qu'il y avait une vapeur dans sa cathédrale qui le faisait évanouir toutes les fois qu'il y entrait. Chavigny, évêque de Troyes, passait sa vie, écrit Saint-Simon, dans la meilleure et la plus distinguée compagnie de la Cour et de la Ville, et recherché de tout le monde, et surtout dans le gros jeu et à travers toutes les dames. C'était leur favori ; elles ne l'appelaient que le Troyen, et chien d'évêque, chien de Troyen, quand il leur gagnait leur argent. Il s'allait de temps en temps ennuyer à Troyes, où par la bienséance et faute de mieux, il ne laissait pas de faire ses fonctions, mais il ne demeurait guère, et, une fois de retour, ne se pouvait arracher.

Quelques-uns des évêques courtisans déshonorèrent l'Église par des scandales éclatants, par des sacrilèges, mais le grand vice du haut clergé fut la mondanité. Ils se sont engagés dans l'Église ; pourquoi ? Pour en recueillir les revenus, pour se montrer sous la mitre et la pourpre. Ils croient ne pouvoir soutenir leur ministère que par le faste du monde, que par l'affectation de la grandeur, que par la magnificence du train, que par l'éclat d'une somptuosité superflue, que par les disputes éternelles sur les préséances, sur les prérogatives, sur la dignité... Ils sont mondains dans les affaires où ils s'emploient, vivant dans une agitation perpétuelle de procédures, de poursuites, de soins temporels..., mondains dans leurs habitudes et leurs sociétés, voulant être do toutes les assemblées, de tous les jeux, de tous les plaisirs, de tous les spectacles..., mondains et jusque dans leur vêtement... par toute la propreté, par tout l'ajustement, tout le luxe qu'ils peuvent joindre à la simplicité évangélique. Ils sont mondains même dans la chaire chrétienne. Des prédicateurs, il est vrai, découvrent la vérité et la prêchent saintement, fortement, utilement ; mais ils sont rares : Nous voyons tous les jours la chaire de l'Évangile, qui est la chaire de vérité, servir de théâtre aux vanités les plus mondaines. Ces très sévères jugements de Bourdaloue sont très justes. Chaque ligne en peut être commentée par des noms et par des exemples.

Mais voici, de Bourdaloue encore, une parole grave : Beaucoup d'ouvriers pour les ministères éclatants, mais peu pour les emplois obscurs ; beaucoup pour les villes, mais peu pour les campagnes. Entre la haute et la basse église, en effet, le contraste était absolu. Il apparaît à qui lit, après les procès-verbaux des assemblées du clergé, ceux des visites épiscopales dans les diocèses. Les assemblées où figurent des prélats, chargés de titres, d'honneurs et d'ornements, paraissent des réunions de gens du monde. Les procès-verbaux en sont parfumés de politesse. Un d'eux rapporte qu'à la fin d'une session on choisit le prélat qui devait porter le Saint-Sacrement à la cérémonie de la clôture, et que M. l'archevêque président fut prié de prendre cette peine. Visites, hommages apportés, hommages rendus alternent avec les discussions et les harangues où brillent l'éloquence et les lumières d'évêques instruits, qui firent de belles études et jadis soutinrent de belles thèses, avec l'applaudissement de la cour et de la ville, en la maison de Sorbonne ou au collège de Navarre. — Des procès-verbaux de visites épiscopales révèlent, malgré que les séminaires, peu à peu établis dans les diocèses, donnent quelques bons prêtres, un tel état du clergé qu'on aurait peine à les croire, si ce n'étaient des documents où l'Église est jugée par l'Église : la misère des bâtiments, les églises où la pluie tombe sur les dalles disjointes, la pauvreté, la saleté des tabernacles et des vases sacrés, les mauvaises mœurs, l'ignorance de prêtres villageois, qui va jusqu'à ne pas répondre à la question : Qu'est-ce qu'un sacrement ?

Le bas clergé, comme le bas peuple, est oublié et méprisé. Il n'est ni éligible, ni même électeur aux assemblées diocésaines. Il ne compte pas plus dans l'Église que les peuples ne comptent dans l'État. L'abandon où il est laissé explique pour partie l'invraisemblable incapacité morale et intellectuelle, dont les preuves seront données par les intendants, par les gouverneurs, par les ministres, par le Roi, au chapitre de la révocation de l'édit de Nantes. Cette misère de la plèbe sacerdotale fut la honte de l'ancienne Église.

Un autre vice du clergé était la complaisance envers le Roi. Du clergé de France montait vers Louis XIV la longue rangée des encensoirs. L'Église le mit si près de Dieu qu'entre eux les plans se distinguaient à peine, et. même des naïfs les brouillaient. On nous mande, disait Mme de Sévigné à sa fille, que les Minimes de votre Provence ont dédié une thèse au Roi, où ils le comparent à Dieu, mais d'une manière où l'on voit que Dieu n'est que la copie. Trop est trop, ajoute-t-elle. Ce fut l'avis de la Sorbonne, qui condamna cette thèse, après que Bossuet l'eut montrée au Roi, en disant que Sa Majesté ne la devait pas souffrir. A l'ouverture de l'assemblée de 168i, l'archevêque président fit la distinction entre les deux religions : la Compagnie, dit-il, a satisfait aux devoirs de sa première religion par la célébration de la messe du Saint-Esprit ; il y a une seconde religion à laquelle il faut aussi satisfaire, qui est de rendre ses respects au Roi. Première religion, seconde religion : la hiérarchie se trouve établie, mais ces deux religions sont toutes voisines. Dans une des premières séances de l'assemblée le promoteur Chéron définit la personne du Roi : Dans l'armée, il est plus que Roi, au combat plus que soldat, dans le royaume. plus qu'empereur ; dans le gouvernement civil, plus pie préteur ; au tribunal plus que juge : dans l'Église, plus que prêtre.

Il faut assurément considérer les motifs nobles de cette soumission de l'Église au Roi : l'obéissance ordonnée par l'Évangile, la sincère croyance que la royauté est de droit divin et que le Roi vient de Dieu pour le représenter sur terre, la longue accoutumance au mélange du sacré et du profane dans la personne royale, le dévouement patriotique au Roi en qui réside la France. Et l'Église espérait, elle attendait du fils aîné la revanche des maux que l'hérésie lui avait fait souffrir et le rétablissement des autels renversés au siècle précédent. Mais il faut considérer aussi que des évêques, pour la plupart nés dans la clientèle du Roi, apportaient à l'épiscopat des habitudes héritées d'obéissance et d' service. Ils étaient tenus par la crainte et plus encore par l'espérance, par l'ambition des grâces lucratives, ou d'une bonne parole, d'un sourire, d'un regard du Roi. Par là s'achève l'énorme puissance royale. Personne ne pouvait ni n'osait plus parler au nom des hommes, personne n'osa parler au nom de Dieu. Des prédicateurs en chaire rappelèrent à l'auditoire de la chapelle les misères horribles des petits, les méchancetés et les vices des grands, et, par allusion, les vices du Roi lui-même. Descendus de la chaire, ces Jérémie s'humanisaient, s'inclinaient, souriaient comme toute l'Église.

La servitude ecclésiastique ne fut pas récompensée par des honneurs politiques ; les prélats, si souvent employés avant Louis XIV au service de l'État, furent tenus à l'écart par lui. Il paya le clergé en très belles paroles, en grâces, mais aussi en rigueurs contre les dissidents. S'il n'est point permis d'attribuer à la seule Église la révocation de l'édit de Nantes, on verra qu'elle trouva dans sa docilité et dans les libéralités de ses assemblées des raisons de la réclamer comme chose due. Louis XIV donna la persécution à l'Église, comme à la noblesse la guerre. L'autocratie a coûté très cher.

 

IV. — CONCLUSION SUR LA SOCIÉTÉ.

DE cette étude, si imparfaite qu'elle soit, de la société française au temps de Louis XIV, il est permis de déduire quelques conclusions.

Un des caractères principaux de cette société est l'éparpillement de ses membres. Le paysan vit dans sa paroisse, l'ouvrier dans sa corporation ; les paroisses sont isolées les unes des autres, et, de même, les corporations. Il n'y a pas de classe paysanne, ni de classe ouvrière. Entre la masse des paysans et ouvriers et les ordres privilégiés se trouvent des conditions intermédiaires, celles des avocats, des procureurs, des médecins, des gens de lettres, des marchands riches ou aisés. Il n'en a pas été parlé au cours de cette étude, parce qu'elles ne composent point un ensemble comme les paysans, les ouvriers et les diverses sortes de privilégiés. Enfin, les officiers, la noblesse, le clergé sont des catégories bien marquées, mais chacune est mal cohérente ; le clergé lui-même, qu'on peut considérer comme un ordre, est divisé en deux classes séparées par une haute barrière.

Ces catégories ne se voient jamais réunies ensemble. C'était devenu presque une coutume que les États Généraux fussent convoqués en temps de minorité, qui étaient toujours des temps de troubles. Ils furent convoqués en effet l'année 1649, mais aucune réunion ne s'en suivit. Au mois de février 1651, une assemblée de la noblesse se tenait à Paris où siégeait alors l'Assemblée générale du clergé. Noblesse et clergé se firent des visites et parlèrent des États Généraux qui paraissaient l'unique remède à tant de maux que l'on endurait. Le Roi et la Reine Anne promirent la convocation des États, et autorisèrent par lettres patentes les nobles à s'assembler pour leur rappeler la promesse en cas d'inexécution. La promesse paraissant oubliée, des nobles se réunirent par bailliages, et des bailliages se concertèrent. Le Roi arrêta ce mouvement : Quelques gentilshommes, écrit-il, ont fait des assemblées particulières sans permission ni intervention de magistrats... contre les formes et lois de mon royaume. La chose lui parait si étrange qu'il donne à entendre que ces gentilshommes ne savent pas cc qu'ils font : Sans cela, il n'est pas croyable que le corps de ma noblesse, que j'ai toujours chèrement aimé, qui a plus d'intérêt qu'aucun autre, pour diverses raisons, à l'observation de l'ancien ordre de choses établi dans cet État et à la conservation de mon autorité, de laquelle dépend celle de ses privilèges, eût voulu permettre qu'on l'eût engagé dans une entreprise qui pouvait avoir des suites si préjudiciables[8].

Ces quelques gentilshommes avaient une imagination archaïque. On croit entendre des gens très lointains, lorsqu'ils parlent, dans une lettre circulaire adressée à tous les gentilshommes, de messieurs du clergé, nos aînés, avec lesquels nos intérêts (ont été) communs dès notre origine — ce qui, d'ailleurs, n'est pas vrai du tout. Mais ils dirent une grande vérité : La noblesse se trouve malheureusement divisée par la diversité des intérêts particuliers, et par le défaut de communication.... Cela pouvait être dit de toute la nation. On y voit quelques cadres vastes, de moyens cadres, une multitude de compartiments. Et c'est la vie étroite, la vie égoïste, les préjugés de caste et de profession, la perpétuelle querelle de vanités hérissées qui s'observent, prêtes à des combats de coqs. Et partout une sorte de frénésie à nous travailler les uns les autres, comme disait Loyseau.

Cependant cette société parait très solide. Clergé, noblesse, officiers, ces professions qui ne s'aiment ni ne s'estiment, sont, chacune pour son compte particulier, si l'on peut dire, rattachées à la personne du Roi. Le Roi est du clergé par son droit, qui est divin comme celui des évêques, par le sacrement de l'onction royale, par la qualité de fils strié et de protecteur de l'Église. Il est de la noblesse comme premier gentilhomme de France. Il est l'officier parfait, officiers de Dieu en tant que son lieutenant ; de qui tous les autres officiers tiennent leur office ; il est chef de toute justice et le juge par excellence. En lui donc, tout se réunit ; par lui, tout tient ensemble. Clergé, noblesse, magistrature ont en lui, chacun pour soi, un appui. Clergé, noblesse, magistrature sont les colonnes de la royauté. C'est une coalition d'intérêts, une société d'appuis mutuels, embellie par des sentiments, le respect du clergé pour l'élu de Dieu, le loyalisme de la noblesse envers le premier gentilhomme, le respect de la magistrature pour le Princeps, source de la Justice et de la Loi.

Mais le clergé, la noblesse et les officiers prétendent être toute la nation. Le chancelier Séguier, parlant devant le conseil de justice, divise en effet la nation en trois ordres : clergé, noblesse, judicature, et Colbert, dans l'instruction aux maîtres des requêtes commissaires, en quatre gouvernements : ecclésiastique — c'est le clergé, — militaire — c'est la noblesse, — Justice et Finances. Ni l'un ni l'autre ne nomme le Tiers-État, dont le nom ne paraît plus guère que dans les assemblées provinciales. Encore le Tiers-État de ces assemblées n'est-il en réalité composé que d'officiers des villes ou du Roi. Là, comme dans tout le royaume, les gens d'office ont accaparé le troisième ordre.

Et le reste n'est rien qu'une masse qui travaille pour entretenir les catégories privilégiées. Le travail des peuples est appelé œuvre servile. Les subsides qu'ils payent sont appelés charges viles.

Vivre des peuples et les mépriser, faire du privilège un honneur, et, du travail qui entretient les privilégiés, une chose honteuse, et, de la contribution publique une sorte d'infamie, c'était le paradoxe sur lequel vivait la société française.

Parmi les hommes d'État qui servent Louis XIV, un seul, le seul qui soit grand, Colbert, comprend que cette société a besoin d'être transformée du tout au tout. Les autres semblent avoir cru à la pérennité du régime. Louis XIV assurément n'en a pas douté ; il n'a pas vu le paradoxe, ni le péril. A considérer sa conduite envers chacune des conditions, on voit avec certitude qu'il n'a point sincèrement voulu pour reprendre ses propres paroles — les porter — à la perfection qui leur est convenable. Ni la vie des paysans, ni celle des ouvriers n'est devenue meilleure. Les offices ont été dépréciés par la concurrence des intendants, la magistrature est décriée. La noblesse a été mise décidément hors de l'État ; appauvrie, inutile, elle n'est plus soutenue que par des privilèges, des cadeaux, des pensions, et par la servitude où elle s'empresse. Enfin, il n'y a rien de moins évangélique au monde que le clergé de France au temps de Louis XIV.

C'est que le Roi n'a eu en vérité qu'un seul constant souci : se procurer une obéissance plus grande. Il n'a pensé qu'à soi. Il a diminué la valeur de tout ce qui n'était pas lui, et, du même coup, affaibli les états. Les colonnes sur lesquelles la royauté s'appuie, sont des colonnes creuses. Louis XIV a porté la monarchie à la perfection par des moyens qui en préparaient la ruine.

 

FIN DU TOME VII-1

 

 

 



[1] SOURCES. Les recueils de documents cités en tête du livre ; pour Depping, Correspondance..., voir le t. IV, et pour Clément, Lettres..., voir à l'index les mots : Clergé, Conciles, Église. La Collection des Procès-verbaux des assemblées générales du Clergé de France depuis 1580 jusqu'à présent, Paris, 1767-1778,  9 vol. Recueil des actes, titres et mémoires concernant les affaires du clergé de France (en abrégé : Mémoires du Clergé), Paris, 1716, 12 vol. Abbé de V., Institution aux lois ecclésiastiques de France, ou analyse des actes et titres divers qui composent les mémoires du Clergé, Paris, 1783, 3 vol. Pinette, Mémoires sur les assemblées du clergé..., composés par ordre de l'assemblée du Clergé, Paris, 1672. Les séries G et H des Inventaires sommaires des Archives départementales. Les Procès-verbaux de visite de diocèses par les évêques sont importants : voir plus bas les livres de Dubois et de l'abbé Dumaine. Pour le nombre et les revenus des bénéfices, les Pouillés de diocèses.

Les Mémoires de Louis XIV, et ses Lettres, au t. V de ses Œuvres, et dans Clément, Lettres..., au t. VI. Les Mémoires du temps, notamment ceux de l'abbé Legendre, de Daniel ne Couac, du marquis de Sourches, de Dangeau, de Saint-Simon. Les Lettres de Mme de Sévigné. Les Caractères de La Bruyère. Les Sermons de Bourdaloue dans ses Œuvres, Paris, 1822-1826, 17 vol.

OUVRAGES. Le Voyer de Boutigny, Traité de l'autorité des rois louchant l'administration de l'Église, Cologne, 1682. Thomassin, Ancienne et nouvelle discipline de l'Église, Paris, 1679, 3 vol. (en latin), et Paris, 1725, 3 vol. (en français). Abbé Fleury, Institutions au droit ecclésiastique, Paris, 1687, 2 vol. Voltaire, Le siècle de Louis XIV, chap. XXXV. Gérin, Recherches historiques sur l'Assemblée du clergé de France de 1682, 2e édit., Paris, 1870. Abbé J.-T. Loyson, L'Assemblée du clergé de France de 1682, Paris, 1870. Abbé Sicard, L'ancien clergé de France, I. Les évêques avant la Révolution, Paris, 1893. Méric, Le clergé sous l'ancien régime, Paris, 1890. L. Serbat, Les assemblées du clergé de France, origines, organisation, développement (1561-1615), dans la Bibliothèque de l'École des Hautes-Études, Paris, 1906. De Barthélemy, Le cardinal de Noailles, archevêque de Paris (1621-1718), Paris, 1888. Dubois, Henri de Pardaillan de Gondrin, archevêque de Sens (1646-1674), Alençon, 1902. Charpentier, Un évêque de l'ancien régime, Louis-Joseph de Grignan (1650-1722), Arras et Paris, 1899. Abbé Dumaine, Louis d'Aquin, évêque de Sée (1667-1710), Paris, 1902.

[2] Le Clergé étranger comme on appelait le clergé des provinces récemment unies à la Couronne. Artois, Flandre, Alsace, Lorraine, Franche-Comté, Bresse et Bugey, Roussillon, n'était pas appelé à l'Assemblée.

[3] Cette régularité pour le don gratuit date du règne de Louis XIV. L'assemblée de tés vote un don gratuit. Celle de 1665 renouvelle le contrat pour le subside régulier et vote un don gratuit. Celle de 1670 vote un don gratuit. Celle de 1675 renouvelle le contrat et vote un don gratuit. Celle de 1680 vote un don gratuit. Et ainsi de suite. Les millésimes terminés par 0 votent un don gratuit, les millésimes terminés par 5 votent un don gratuit et renouvellent le contrat des décimes. (Quand l'assemblée dure plus d'un an, le vote du contrat ou du don, ou des deux réunis, porte la date de la clôture 1651, 1657, 1661, pour les assemblées ouvertes en 1650, 56, 60).

[4] Les évaluations faites aux XVIIe et XVIIIe siècles des revenus du Clergé — dîmes non comprises — sont hypothétiques. Le Clergé fit saisir en 1710 un libelle où on lui attribua 312 millions de revenus. Dans un mémoire anglais de 1703, cité par de Boislisle (Mémoires de Saint-Simon, VII, 516), l'évaluation est de 270 millions. Boisguillebert et Vauban supposent l'un au moins 150 et l'autre au moins 75 millions ; Voltaire, 66 à 90 millions.

[5] Le Clergé censura ce pernicieux libelle. L'auteur répliqua. Sa réplique parut chez le même imprimeur-libraire, par commandement, dit-il. Il ne se rétracta pas. Il termina par cette déclaration : Je remets au Roi mes intérêts qui sont les siens propres en cette occurrence.

[6] Colbert détestait naturellement les assemblées du Clergé, et la sorte d'autonomie financière dont jouissait cet ordre. Dans un mémoire qu'il fit composer par Patru pour son fis Seignelai en 1680, on lit qu'il faut arrêter ces assemblées que les plus politiques ont toujours considérées comme des maladies de l'État.

[7] Et il prit des précautions contre l'accroissement de la mainmorte. D'anciennes ordonnances disposaient qu'aucun établissement de communauté ne pouvait être fait sans une permission du Roi, donnée par lettres patentes. Elles n'étaient plus observées. Aussi le nombre des communautés s'est augmenté de manière qu'en beaucoup de lieux elles tiennent et possèdent le meilleur des terres et revenus, qu'en d'autres elles subsistent avec peine pour n'avoir pas été suffisamment dotées. En conséquence, le Roi, par un édit de décembre 1666, ordonne :

A l'avenir, il ne pourra être fait aucun établissement de collèges, monastères, communautés religieuses ou séculières, même sous prétexte d'hospice, en aucunes villes ou lieux de notre royaume... sans permission expresse de nous, par lettres patentes bien et dûment enregistrées en nos cours de Parlement.

Pour que les lettres patentes soient accordées avec connaissance de cause, le Roi ne les donnera qu'après avoir reçu l'approbation des évêques diocésains et avis des maires, échevins, consuls, jurats, capitouls, curés des paroisses et supérieurs des maisons religieuses. Les évêques et les curés étaient presque partout en dispute avec les réguliers, et les supérieurs craignaient la concurrence des nouveaux venus ; il n'était pas probable qu'ils donnassent volontiers des avis favorables. Encore le Roi voulut-il que cette sorte d'enquête de commodo et incommodo ne fût entreprise que sur son ordre, contenu soit en des lettres signées de lui et contresignées par un secrétaire d'État, soit en un arrêt rendu par le Conseil Sa Majesté y étant. Ce redoublement de formalités devait rendre difficile l'établissement de communautés nouvelles. Mais l'édit n'était qu'un rappel d'édits précédents. Ce rappel sera suivi d'autres, preuve que la volonté du Roi, ici encore, est demeurée inefficace.

[8] Voir la Lettre circulaire envoyée dans les provinces à tous les gentilshommes de ce royaume... dans Feillet, La misère au temps de la Fronde, pp. 365-6, et la lettre du Roi dans les Mémoires de Busey-Rabutin à l'année 1652.