I. — LES LOIS[1]. LOUIS XIV voulait que son autorité fût absolue, mais ne croyait pas qu'il pût en user à sa fantaisie. Il a parlé souvent de ses devoirs : Le principal objet que nous nous sommes proposé a été de faire régner la justice et de régner par elle dans notre État. — La justice est ce précieux dépôt que Dieu a remis entre les mains des rois comme une participation de sa sagesse et de sa puissance. — Nous devons donner aux peuples qui nous sont soumis les mêmes marques de bonté paternelle que nous recevons de Dieu tous les jours. — Nous n'avons rien de plus à cœur que de garantir les plus faibles de l'oppression des plus puissants et de faire trouver aux plus nécessiteux des soulagements dans leur misère. — On tirerait des mémoires du Roi et des préambules de ses lois une théorie très belle de la monarchie chrétienne. Tous les gouvernements imaginent un idéal auquel jamais ils n'atteignent, mais le gouvernement de Louis XIV laissa entre l'idéal et la réalité une distance trop longue. Cependant un très sérieux effort fut fait pour donner au royaume des lois, une justice et une police meilleures. Au milieu du XVIIe siècle, la France était partagée entre deux régions juridiques, celle du droit romain, qu'on appelait le droit écrit, et celle du droit coutumier[2]. Chaque province de la région coutumière avait sa coutume, et, dans le ressort de cette coutume, subsistaient des usages locaux. En pays de droit écrit, des affaires parmi les plus importantes, comme les testaments et les constitutions dotales, étaient jugées différemment, même dans les diverses chambres d'un même parlement. Cette diversité était cause de tous les désordres. L'incertitude de la justice produisait les appels, les évocations, la longueur des procès, la perte de temps et la perte d'argent. Colbert se renseigna sur les désordres par la grande enquête de 1663, rechercha les avis de tous ceux qui étaient capables d'en donner, consulta l'histoire, dressa la table des ordonnances faites par nos rois, et proposa d'abolir tout ce ramas pour former un corps entier et parfait. Il promit au Roi, s'il achevait cet ouvrage, une mémoire qui serait plus en bénédiction à tout le monde que celle même des rois qui ont été mis au rang des Dieux. L'ouvrage, il le définit d'un mot expressif : Composer le droit français. Il ne s'arrêta pas à la question : Qui fera la loi ? La plupart des grandes ordonnances des règnes précédents avaient été publiées après des réunions d'États Généraux ou de Notables. Mais Colbert disait que toute la puissance législative de ce royaume réside en la personne du souverain. Il forma un conseil de justice, composé d'avocats, de maîtres des requêtes et de conseillers d'État, parmi lesquels était son oncle Pussort, laborieux et passionné serviteur de l'État, savant, austère, dur, et qui faisait aux contradicteurs une mine de chat fâché. Pas un membre du Parlement ne fut appelé à ce conseil ; Colbert prétendait réformer la législation et la justice sans lui et contre lui. Le Roi ouvrit le conseil de justice le 25 septembre 1665. Il tira de sa poche un écrit de sa main qu'il dit avoir composé étant à Villers-Cotterets, pour expliquer ses intentions sur les principaux points du sujet de l'Assemblée. Ses intentions, bien entendu, étaient celles de Colbert. Il présida plusieurs séances. Après qu'un des points avait été discuté, les membres du conseil votaient, mais le Roi leur avait déclaré qu'il n'entendait pas régler les choses à la pluralité, et qu'il souhaitait seulement connaître le nombre. Quelquefois il décidait sans délibération, comme lorsqu'il ôta l'épithète de souveraines aux cours à qui on l'avait donnée jusque-là, — parlements, chambres des comptes, cours des aides, grand conseil. — Il craignait, dit-il, l'opinion des étrangers, qui ne pouvaient pas aisément distinguer la souveraineté du ressort et celle de l'indépendance. Il parlait avec modération. Plus sage que Colbert, il ne maintint pas l'exclusion donnée au Parlement. Pourtant il ne voulut pas suivre l'habituelle procédure, qui était d'envoyer les articles à cette cour ou de les lui faire enregistrer en lit de justice : Je ne crus, dit-il, ni devoir simplement les envoyer au Parlement, de peur qu'on n'y fît quelque chicane qui me fâchât, ni les porter aussi d'abord moi-même, de crainte que l'on ne pût, alléguer un jour qu'ils avaient été vérifiés sans aucune connaissance de cause. Il prit donc une voie de milieu, qui remédiait à la fois à ces deux inconvénients. Les ordonnances furent revues par une commission, où siégèrent des membres du Parlement, parmi lesquels le Premier Président Lamoignon. Louis XIV se montra en cette affaire comme il était quand sa grande passion d'orgueil ne l'égarait pas. Sans doute, il se préoccupe de son autorité par-dessus toutes choses. Il veut faire croire qu'il a eu lui-même et seul, — à Villers-Cotterets, — l'idée de la réforme. A ce propos, il écrit, dans les feuillets préparés pour la rédaction de ses mémoires : Je suis le seul qui fais marcher la chose par tout ce que je fais. Mais, en même temps, il est prudent, il est modéré. Et il sait qu'il lui faut, en cette occasion, payer de sa personne, tous les officiers ayant des intérêts contraires à sa volonté. Il sent la beauté d'une entreprise, qu'il dit être tout ensemble juste et glorieuse. L'ordonnance civile touchant la réformation de la justice, prête la première, fut enregistrée en avril 1667. C'est, à proprement parler, un code de procédure, bien composé, où les formes sont précisées, les formalités et les écritures simplifiées, et qui a servi de modèle au code napoléonien de procédure civile. L'ordonnance criminelle, achevée en août 1670, est aussi
un code de procédure. L'accusé y est durement traité. Il prêtera le serment avant d'être interrogé ; ce qui
le mettra dans la nécessité de se parjurer ou de se perdre, avait dit
Lamoignon, qui plaida contre Pussort le devoir d'humanité. Hormis en quelques
affairée déterminées, les accusés seront tenus de
répondre par leur bouche sans le ministère de conseil. Après
l'interrogatoire seulement pourront les juges
permettre aux accusés de conférer avec qui bon leur semblera ; encore
faut-il que le crime ne soit pas capital. —
Ils ne pouvaient espérer faire rétracter à la confrontation les témoins qui
les avaient chargés : Les témoins qui... rétracteront leurs dépositions seront poursuivis et punis
comme de faux témoins. — Lamoignon avait inutilement représenté que, si le conseil avait sauvé quelques coupables, peut-être
des innocenta périraient faute de conseil, et qu'entre
tous les maux qui peuvent arriver dans la distribution de la justice, aucun
n'est comparable celui de faire mourir un innocent et qu'il vaudrait mieux
absoudre mille coupables. Il avait même parlé comme un philosophe : la
liberté de se servir d'un conseil est acquise
à l'accusé par le droit naturel qui est plus ancien
que toutes les lois humaines. La torture fut conservée : S'il y a preuve considérable contre l'accusé d'un crime qui mérite peine de mort et qui soit constant, tous juges pourront ordonner qu'il sera appliqué la question, au cas que la preuve ne soit pas suffisante[3]. Sur le mode de la question, l'ordonnance ne disait rien ; il était laissé à l'arbitraire du juge. Pussort avait opiné pour le maintien, mais il avoua que la description de la torture serait indécente dans une ordonnance. Les vieux usages atroces demeurèrent. Lamoignon s'était à contre-cœur résigné à cette barbarie. Il voyait, avait-il dit, de grandes raisons de l'ôter, mais il n'avait que son sentiment particulier. D'autres ordonnances furent préparées par d'autres conseils, que de longues enquêtes éclairèrent. L'ordonnance du commerce, publiée en mars 1673, fut faite, dit le préambule, pour assurer parmi les négociants la bonne foi contre la fraude, et prévenir les obstacles qui les détournent de leur emploi par la longueur des procès, et consomment en frais le plus liquide de ce qu'ils ont acquis. Colbert avait consulté les juges et consuls des principales villes de commerce du royaume. Les mémoires qu'il reçut furent examinés par une commission, dont la principale lumière fut Jacques Savary. Les prescriptions relatives aux commerçants, à leurs comptes, aux sociétés, transactions, faillites et aux juridictions consulaires, éparses auparavant parmi des coutumes et des règlements divers, furent assemblées en un code bien construit, le premier véritable code de commerce qui ait été écrit en Europe. L'ordonnance de la marine est du mois d'août 1681. Dix ans auparavant, un maître des requêtes avait été envoyé pour faire la visite de tous les ports, depuis Dunkerque jusqu'à Antibes, réformer toutes les justices des amirautés, et, ajoute Colbert, en sa langue insistante, connaître profondément tous les abus qui se sont commis dans cette justice et prendre en ce faisant une connaissance profonde de toutes les lois qu'il serait nécessaire de faire sur cette matière. Les rapports du maître des requêtes furent communiqués à une commission d'avocats au Parlement, par qui l'ordonnance fut dressée. Le roi s'y est proposé de fixer la jurisprudence des contrats maritimes, jusqu'à présent incertaine, de régler la juridiction des officiers de l'amirauté et les principaux devoirs des gens de mer, et d'établir one bonne police dans les ports, côtes et rades qui sont dans l'étendue de notre domination. L'ordonnance du commerce, code du commerce sur terre, l'ordonnance de la marine, code du commerce sur mer, composaient un bel ensemble. Enfin Colbert avait préparé, par une enquête auprès du Conseil souverain et des intendants des Îles, le code qui parut en mars 1685 et qu'on appela le Code noir, parce qu'il fut la loi des nègres. Le dessein en était de maintenir aux Iles la discipline de l'Église catholique et de régler ce qui concerne l'état des esclaves. La seule religion catholique sera pratiquée. Les juifs, ennemis déclarés du nom chrétien, seront expulsés avant trois mois. Les protestants ne pourront faire exercice public de leur religion. Le repos dominical sera strictement observé. La condition civile des esclaves est établie selon le droit romain : Déclarons les esclaves être meubles, et comme tels entrer dans la communauté... — Seront dans les saisies des esclaves observées les formes prescrites par nos ordonnances et les coutumes pour les saisies des choses mobilières. Ainsi, des chrétiens, écrivant une loi pour les esclaves,
répétèrent la loi païenne. L'esprit religieux n'apparaît guère, dans le code
noir, qu'aux rigueurs contre les protestants et les juifs. Il y est ordonné
au maitre de bien nourrir ses gens, mais c'est, dit un intendant, pour assurer la conservation des esclaves et... le repos des peuples, qui sont fatigués et même la plupart
ruinés par le vol et le pillage qu'ils souffrent des esclaves qui, ne
recevant pas de nourriture des patrons, en cherchent partout et n'en peuvent
trouver. Pourtant l'article de la nourriture et d'autres qui
restreignirent le droit de vie et de mort du maitre, furent bienfaisants.
C'était, d'ailleurs, un bien fait que de donner aux noirs un statut qui
permit aux intendants de les protéger contre leurs propriétaires[4]. L'œuvre législative de Louis XIV est considérable. A la vérité, Colbert n'est point parvenu à composer le droit français rédigé en un corps d'ordonnances. Il n'a pas donné au royaume l'unité de la loi. Les codes civil et criminel ne sont que des codes de procédure. Colbert a été arrêté à moins de moitié route par la résistance formidable de tout le vieux monde, comme disait un de ses contemporains, qui rêvait, dans un écrit anonyme, d'anéantir ce vieux monde, d'en rebâtir un autre tout de neuf, de purger par un général incendie le royaume de tant de lois, afin qu'il puisse passer d'une condition pénible et misérable à un état glorieux et plein de félicité. Colbert, volontiers, eût allumé le général incendie. Sur la terre nue et libre, son esprit d'audace cartésienne aurait bâti, précédée d'avenues royales, suivie du parc aux allées rectilignes, la maison neuve. Il ne le pouvait pas et le savait bien. Il avait dit à Louis XIV, en lui recommandant la totale réforme des lois : Quand même la chose serait impossible, V. M. trouverait aisément tant de belles choses à faire qu'elle serait dignement récompensée des soins qu'elle en aurais voulu prendre. De belles choses avaient été faites, en effet. Us moment, on s'était arrêté dans la vie au jour le jour de l'ancien régime, pour se recueillir, réfléchir, chercher. Et ces lois de Louis XIV sont bien composées, dans une langue très claire. Le règne a produit une littérature d'État — ordonnances, édits, mémoires politiques, instructions aux ambassadeurs, dépêches diplomatiques, — où se retrouvent les qualités et les habitudes de nos lettres de ce temps-là : le bel ordre, l'air de grandeur, l'esprit de finesse, qui discerne le sens des choses, en mesure les proportions et met les idées à leur place exacte, exprimées par le mot juste. Les ordonnances de Louis XIV attestent une aptitude de la raison française à écrire la loi. Mais seraient-elles obéies dans le royaume ? Pussort ne
l'espérait pas. Il disait, au début des travaux, que la France avait l'honneur des plus belles et des plus sages ordonnances
qui soient dans l'Europe, mais aussi la réputation de les faire plus mal
exécuter qu'aucun autre État. Il imputait ce mépris des lois à un penchant naturel de la nation, qui est amatrice de
nouveauté, pourvu qu'elle y rencontre de l'honneur et de la vertu, mais qui
n'a pas assez de flegme dans sa constitution pour se pouvoir fixer dans le
choix d'une chose qu'elle a cherchée, étant incontinent emportée par les
apparences d'un autre bien plus spécieux. L'inconstance française lui
paraissait un effet de la nature du climat ou une
habitude si ancienne et si fortement établie qu'elle imite de bien près les
mouvements de la nature. Des magistrats donnèrent l'exemple de désobéir à la loi. A Paris même, des conseillers au Parlement et à la Chambre des Comptes furent interdits pour les contraventions aux codes. De Toulouse, arrivèrent au Conseil, en 1679, des plaintes contre des arrêts rendus au préjudice de l'ordonnance de 1667 par le parlement de cette ville, qui est tombé en plusieurs récidives. Le chancelier avertit le Premier Président de cette cour qu'il importe à la compagnie que le Roi n'entende plus parler qu'on contrevienne à son ordonnance. A Pau, en 1684, le Parlement, écrit l'intendant, n'a pas de jurisprudence fixe, ni certitude, ni maxime dans ses arrêts. Il n'a pas encore reçu l'ordonnance civile. Enfin le Roi nomme par lettres patentes, l'année 1688, une commission pour prendre connaissance de la conduite des officiers de judicature, de l'inobservation de nos ordonnances, et généralement de tous les abus qui se commettent sur le fait de la justice tant civile que criminelle, et pour y remédier. Il dit en propres termes que, bien qu'il ait donné ses ordres pour faire enregistrer et observer l'ordonnance civile dans toutes ses cours et juridictions, plusieurs de ses officiers en ont négligé l'observation et que très souvent ils y contreviennent[5]. Une des plus graves erreurs où l'on puisse s'égarer est d'admirer un gouvernement pour des lois qu'il a faites, sans rechercher s'il a pu leur procurer l'obéissance. Cette précaution est bien nécessaire aujourd'hui encore. II. — LA JUSTICE[6]. LE mauvais état de la magistrature explique en partie l'inexécution des lois. Tous les auxiliaires de Colbert et Colbert lui-même la jugent sévèrement : On y a mis, disait Pussort au Roi, toutes sortes de personnes indifféremment, des enfants au sortir du collège pour juger de la vie et des biens de vos sujets et donner leur avis sur les plus importantes affaires de l'État. Le tableau des parlements composé en 1663 d'après les rapports des intendants, montre de braves gens, qui respectent en eux la dignité de la magistrature, rares parmi des ignorants, des paresseux et des exploiteurs de justice. Les juges retiraient le plus gros intérêt qu'ils pouvaient du capital qui avait payé leur office : Le plus grand mal qui se soit introduit dans le Palais, disait un des avocats consultés par Colbert, c'est ce petit et sordide gain des épices... ; c'est un poison qui... étouffera à la fin ce qui reste de l'esprit de justice. Très dure aux petits, la magistrature était bienveillante à l'égard des grands. Pussort dénonçait des sociétés de crimes appuyées de l'autorité des magistrats et mises en quelque façon sous l'autorité des lois. En effet, l'intendant du Poitou écrivait en 1666, qu'en cette province les crimes et les violences règnent avec une grande impunité... à cause du crédit et puissance des gentilshommes et autres personnes violentes. Il était impossible de trouver contre ces personnes des témoins et même des parties qui osent se plaindre. et des prévôts ou archers et sergents qui veuillent ou puissent mettre les décrets à exécution. Contre ces décrets, d'ailleurs, les gentilshommes obtiennent aisément des arrêts de défense du parlement de Poitiers. Cette cour fait appeler à son greffe les affaires où ils sont intéressés ; ces affaires languissent et s'assoupissent à la fin. On lit dans un mémoire adressé au Roi en 1665 sur l'état de la Bretagne, que les gentilshommes qui sont appuyés de parents dans le parlement (de Rennes) se rendent insupportables... par les violences qu'ils exercent. L'un d'entre eux est homme de mauvaise vie, accusé d'assassinats, violements et autres crimes atroces ; le procureur général du parlement est son allié, et les plus forts du parlement sont ses proches parents, ce qui cause l'impunité des crimes et la continuation des violences et emportements. Un autre, réputé très violent, tyrannise ses vassaux, fait des usurpations et se fait fort de l'appui des parents qu'il a au parlement. En d'autres provinces, se retrouve cette complicité de magistrats avec hobereaux brigands[7]. Les témoignages sont plus sévères encore contre les juridictions royales inférieures[8], et contre les justices seigneuriales, où les juges, paysans pour la plupart, incapables de toutes fonctions..., déshonorent le caractère du juge et jettent la justice dans le mépris. Les justices des seigneurs étaient innombrables et bizarres comme du temps où Loyseau écrivait : Nous voyons aujourd'hui qu'il n'y a presque si petit gentilhomme qui ne prétende avoir en propriété la justice de son village ou hameau ; tel même qui n'a ni village, ni hameau, mais un moulin ou une basse-cour près sa maison, veut avoir justice sur son meunier ou sur son fermier : tel encore qui n'a ni basse-cour ni moulin, mais le seul enclos de sa maison, veut avoir justice sur sa femme et sur son valet ; tel finalement qui n'a point de maison prétend avoir justice en l'air sur les oiseaux du ciel, disant en avoir eu autrefois[9]. Le gouvernement du Roi essaya d'amender les mœurs de la magistrature. Les parlements furent surveillés par les intendants et par les chanceliers. Le scandale des sociétés de crimes parait avoir cessé. Mais de grands abus demeurèrent. Des magistrats, même des parlements entiers, continuèrent de négliger le devoir de la profession. Le Premier Président du Parlement de Metz se plaint que sa cour soit à peu près déserte : J'ai fort à souhaiter que MM. les trois présidents (de chambre), et la bonne partie des conseillers... viennent y faire leurs charges et n'usent pas de la grâce de toucher leurs gages quoiqu'ils n'aient servi. Il est aussi indécent que tout le parquet ici se fasse par un substitut. Tard dans le règne, le chancelier Pontchartrain s'indigne que les magistrats soient et veuillent demeurer ignorants. Un candidat sollicitait les provisions d'un office qu'il avait acheté, de conseiller au présidial de Riom. Le Chancelier prie l'intendant d'Auvergne de l'interroger lui-même, étant informé, dit-il, de l'ignorance de la plupart de ceux qui se présentent pour être officiers et voulant les obliger à étudier. Une autre fois, il blâme le dérèglement d'esprit qui est devenu presque universel qui fait que chacun veut être gradué sans être assujetti à aucun temps d'étude. De futurs officiers, en effet, achetaient leurs grades à des universités, qui les délivraient après le simulacre d'un examen. La magistrature ne s'accommodait plus de la modeste et sévère tenue des anciens. Un édit de 1684 lui ordonna de la reprendre ; les officiers du Parlement de Paris devront, quand ils ne seront pas en robe, porter des habits noirs avec manteaux et collets. Mais le Chancelier avoue que cet édit demeura absolument sans exécution. Les magistrats préféraient l'habit gris et la cravate tortillée. Ils allaient au palais, la canne à la main. Le magistrat galant qui commence de paraître — en même temps, débute l'abbé de cour, — se considère moins que ne faisait son ancêtre au long manteau et à la barbe longue. Il est moins considéré aussi. Il prend de la Cour ce qu'elle a de pire, la vanité, la mollesse, l'intempérance, le libertinage. Il affecte des airs de grande noblesse. Une famille de magistrats se pare d'armoiries composées comme celles des Bourbons. Ces armoiries, on les voit sur les vitraux, sur la porte de leur château, sur le pilier de leur haute justice, où ils viennent de faire pendre un homme qui méritait le bannissement,... sur les meubles et sur les serrures ; elles sont semées sur leurs carrosses. La Bruyère avait envie de leur dire : Attendez du moins que le siècle s'achève sur votre race ; ceux qui ont vu votre grand-père, qui lui ont parlé sont vieux et ne sauraient plus vivre longtemps. Qui pourra dire comme eux : Là il étalait et vendait très cher. Les magistrats continuent de trop aimer le sac. Ils revendent en détail la justice qu'en acquérant leurs charges ils ont achetée en gros, très cher, d'ailleurs. Les acheteurs d'offices, avait-il été dit aux États de Blois en 1376, sont volontiers revendeurs de justice. Au parlement de Rouen un arrêt qui ne juge rien, écrit le Chancelier, a été rendu sur une affaire. Cet arrêt va achever de consommer les parties en frais par les nouvelles poursuites qu'il faudra qu'elles fassent. Il leur en coûte déjà des épices prodigieuses. Le Chancelier demande : Convient-il à des juges, surtout à des juges supérieurs, de faire payer aussi cher un travail aussi inutile ? S'il y eut jamais une occasion de paraître désintéressé et de l'être effectivement, n'était-ce pas dans celle-là ? Même reproche au parlement de Bordeaux — le Roi fait savoir à cette cour qu'elle doit changer une conduite si préjudiciable au bien de la justice et si contraire au désintéressement dans lequel doivent vivre les magistrats, — et aux officiers du présidial de Nérac, qui ne vont au Palais que pour y rapporter les affaires qui donnent des épices. Les présidiaux et les parlements continuent de ménager les gens de qualité. Le présidial de Sarlat a condamné à mort les complices d'un M. de Bergues, accusé de fratricide. Ces complices ont été exécutés. Le procureur du Roi avait, contre M. de Bergues, conclu à la roue. Mais les juges ont pris tant de détours qu'ils ont donné le temps à ce coupable de se sauver après avoir étranglé le geôlier. Le Chancelier s'indigne d'une prévarication... si grossière, et dont les suites sont aussi funestes que de donner moyen à un coupable de se sauver et de commettre un nouveau meurtre pour s'ouvrir la porte des prisons. Le Chancelier reproche au procureur général du parlement de Rouen qu'un sieur de Saint-Aignan, condamné à être rompu vif sur la roue, demeure tranquillement dans une terre qu'il a dans la généralité d'Alençon..., dans le ressort même du parlement qui l'a condamné, et que même il commette impunément de nombreux désordres dans la province. Le même procureur général laisse en liberté un autre condamné à mort, par considération pour sa famille. Le Chancelier convient que la famille est très à plaindre ; mais pourquoi le condamné ne s'est-il pas retiré dans les pays étrangers, puisqu'on lui en a donné le temps ? Pourquoi surtout a-t-il commis de nouveaux crimes depuis sa condamnation ? Le Chancelier ordonne qu'il soit arrêté incessamment, et, afin de décider le magistrat à employer le nombre d'archers nécessaires pour en venir à bout, il promet : Je les ferai payer[10]. Ces abus, ces injustices, ces prévarications, qui se retrouvent dans la justice civile, faisaient dire à La Bruyère : Il n'est pas absolument impossible qu'une personne qui se trouve dans une grande faveur perde son procès, et à Bourdaloue : Malgré la justice et les lois, le faible succombe presque toujours. Enfin les procès de sorcellerie, nombreux au XVIIe siècle, révèlent chez des magistrats une condescendance étrange aux superstitions de leur temps. En 1670, le Premier Président du parlement de Rouen écrit à Colbert qu'une chambre de cette cour a condamné comme sorciers deux vieilles femmes et un vieux paysan sur le témoignage de quatre ou cinq jeunes garçons de onze à seize ans : ces enfants ont déclaré avoir vu les deux femmes au sabbat. L'homme était accusé de maléfice parce qu'en menaçant des gens qui lui avaient fait quelque chose, ils ont tombé dans des maladies qui les ont fait languir longtemps ; il avait à la tête une marque insensible où il ne sentait pas les piqûres d'aiguille. — Ce point insensible était celui que Satan avait touché de sa griffe, après le pacte conclu avec le damné. — De quatorze juges, six avaient demandé plus ample information et huit voté la mort. Heureusement le Roi ordonna de surseoir à l'exécution : Cet ordre est venu fort à propos, écrit le Premier Président, ... le jour même où l'on devait faire l'exécution de ces misérables. L'on sursoiera aussi le jugement de plus d'une vingtaine qui étaient dans nos prisons et qui ont couru même fortune. Les quatre condamnés furent relâchés après vingt mois de prison. Les magistrats, invités par le Roi à rendre compte de leur jugement, avaient répondu par une apologie et par la prière de laisser leur justice suivre son cours. Les justices seigneuriales avaient été attaquées par Pussort, avec sa véhémence habituelle, devant le conseil de justice. Il soutint qu'il était inouï, dans l'antiquité et dans les temps modernes, la France exceptée, que le droit d'instituer des juges résidât en d'autres mains que celles qui ont l'autorité souveraine : Il est de la grandeur du Roi, conclut-il, de supprimer toutes les justices seigneuriales de son royaume. Mais Lamoignon représenta que ces justices étaient la principale partie du bien des seigneurs. Les gentilshommes, dit-il, n'ont rien de plus à cœur que de les conserver parce qu'il n'y a rien qui les distingue plus des autres sujets du Roi. Les seigneuries, en effet, depuis qu'elles étaient dépouillées de tous les attributs de la puissance publique, n'étaient plus guère que des justices. C'était une gloire pour les gentilshommes d'avoir des officiers à eux, un juge, appelé bailli ou lieutenant, un procureur, un greffier tenant le sceau à sentences, des huissiers à pied et à cheval, une prison, et, dressées devant le château, des fourches patibulaires. Enfin le seigneur tirait de sa justice un grand nombre de profits et souvent même le principal de sa subsistance. Le Roi, respectueux et conservateur, à son habitude, des droits et privilèges qui ne gênaient pas son autorité politique, donna raison au Premier Président. Les justices seigneuriales furent conservées. Elles demeurèrent un des tourments de la vie villageoise. Les procès entre le seigneur et ses habitants, en matière de cens, banalités, biens de mineurs, péages, corvées, deniers, se plaidaient devant les juges du maitre, qui n'étaient le plus souvent que ses valets. Elles entretenaient dans les campagnes de France la séquelle de tous les subalternes de la justice, animaux horribles, qui se nourrissaient de procédures. Elles étaient si malfaisantes que ceux qui proposaient au Roi de les supprimer disaient que cette abolition soulagerait le pauvre peuple du plat pays et lui donnerait les moyens de supporter les grandes charges que les guerres ont causées. Un intendant écrira en 1699 que les juges des villages ne sont pas gradués en droit, qu'ils sont très ignorants, et que ces malheureux praticiens pillent le pauvre peuple sur lequel ils ont plus de droits que le Roi. Une des raisons que Pussort avait données d'abolir les
justices seigneuriales était le trop grand nombre des justices qui se trouvaient
dans le royaume : Il en naît quatre sortes de maux,
disait-il, multiplication des juges, contention entre eux, multiplication des
procès, et vexation aux sujets de Sa Majesté. Multiplication des juges
: Colbert comptait que la chicane nourrissait 70.000 officiers de justice.
Contention entre eux : du haut en bas, les juridictions mal définies
empiètent les unes sur les autres, se disputant les épices du justiciable.
Multiplication des procès : L'on n'entend dans les
places et les rues des grandes villes, et de la bouche de ceux qui passent,
que les mots d'exploit, de saisie, d'interrogatoire..., écrit La
Bruyère. Et la chicane sévissait dans les petites villes Comme dans les
grandes, et dans les campagnes comme dans les villes Colbert estimait qu'elle
mangeait plus d'un million d'hommes. Dans toutes les parties de son
administration — domaine, tailles, gabelles, aides, commerce, réforme des
lois et de la justice — il est Réoccupé de l'infinie
quantité des procès. De quoi qu'il s'agisse, il revient à ce point
toujours. En effet, on ne connaît guère personne en ce temps-là qui n'ait eu
affaire à quelque procès. La Fontaine Pense qu'il faut avoir, en même temps
qu'un médecin, un avocat. Chicane et médecine florissaient de compagnie. Au
siècle des Plaideurs et du Malade imaginaire, c'étaient les
grandes occupations de se mettre dans les remèdes
et de plaider. Or, parmi cette foule qui recourait à la justice, il ne se trouvait personne, peut-être, qui eût confiance en elle. La magistrature était décriée dans l'opinion de tout le royaume. Les témoignages de ce sentiment sont très nombreux. La Bruyère et Bourdaloue, bien que ni l'un ni l'autre ne parle à la légère, ne peuvent être crus sans des précautions en leurs sévères opinions sur les gens de robe ; moralistes et prédicateurs voient en laid, et La Bruyère cherchait l'effet de style. De même, le tableau des parlements, dressé par les intendants, peut être suspecté ; ils étaient des ennemis et des concurrents. Il faut considérer aussi que le mal surtout est parvenu à notre connaissance. On n'écrivait pas au Roi et au Chancelier pour leur dire que des magistrats se conduisaient bien. Mais des faits précis, nombreux, dont quelques-uns ont été cités, qui se produisent en diverses provinces et tout le long du règne, prouvent, sans conteste possible, le mauvais état de la magistrature. Des jugements que prononcent ses chefs, le Chancelier Le Tellier, puis le Chancelier Pontchartrain, justifient l'opinion générale. Fénelon, dans sa fameuse lettre au Roi, réquisitoire contre le régime, dira : Les magistrats sont avilis et épuisés. Ces mots sont très durs. Mais le Chancelier Pontchartrain écrira à un président aux enquêtes du parlement de Rennes : Tout ce que vous me mandez du peu de respect et de déférence que le public a présentement pour les magistrats n'est que trop véritable ; mais c'est beaucoup moins au public que la faute en doit être imputée qu'aux magistrats mêmes, puisque. s'ils commençaient par se respecter eux-mêmes, en donnant toute leur attention à ne rien faire contre leur honneur et leur dignité, Ils ne tomberaient pas dans le mépris comme ils y tombent. Ce mépris où la magistrature est tombée est un fait considérable dans l'histoire de la décadence du respect dans notre pays. III. — LA POLICE ET LA CHARITÉ[11]. A Paris, en 1661, d'après l'État de la France, le corps de police était composé de 20 sergents à cheval et de 40 sergents à pied. Des archers de la ville, commandés par le chevalier du guet, occupaient la nuit quatre postes : deux étaient placés au grand Châtelet ; un dans la cour du Palais ; le quatrième près du Petit Pont. Ce dernier poste, qui avait pour consigne de brider les courses des écoliers, était le plus nombreux ; il ne comptait que six archers. Cette police demeurait inaperçue dans une ville habitée peut-être par 300.000 âmes. Les agents étaient détestables. Des gens d'affaire achetaient les offices de police, en touchaient la solde et faisaient faire la fonction par des vauriens recrutés à bas prix. D'autre part, des juridictions seigneuriales, comme celles de l'archevêque, de l'abbé de Saint-Germain-des-Prés, etc., avaient chacune sa police, concurrente de celle du Roi. Les maisons du Roi et celles des princes, le Luxembourg, l'hôtel de Soissons, et la maison du Temple étaient lieux d'asile, où les malandrins se réfugiaient. C'était un universel refuge que l'enchevêtrement des rues étroites, les recoins, les culs-de-sac, la nuit sans lumières, et l'immensité de la ville. Depuis longtemps Paris attirait des mendiants venus de tout le royaume. Ils avaient leurs quartiers, leurs cours et leurs chefs. Ils répartissaient entre eux les spécialités d'infirmités lamentables et les diverses façons de vol, marchaient en bandes par les rues, et rossaient les sergents qui essayaient de leur barrer le passage. Depuis longtemps, on avait eu l'idée de les enfermer. Un édit ordonna en 1611 que les sergents des pauvres, commandés par un bailli des pauvres, conduisissent les malheureux dans les hôpitaux des pauvres enfermés, pour y être nourris le plus austèrement que faire se pourra, et employés à des ouvrages pénibles[12]. Cet édit, quelques années après, était oublié, l'argent ayant manqué pour entretenir les misérables. Cependant l'esprit de charité s'était éveillé au renouveau de la vie religieuse, charité hautaine et sèche chez quelques-uns, pour qui elle semblait l'accomplissement d'un rite professionnel, admirablement humaine et douce dans des sociétés qu'animait le cœur de saint Vincent de Paul. L'esprit de charité et l'esprit de police combinés produisirent un projet d'assistance à la misère par le travail forcé. Il fut préparé par la compagnie du Saint-Sacrement. Le principe en était le renfermement des pauvres. Vincent de Paul pensait qu'il ne fallait d'abord prendre que cent ou deux cent pauvres, et encore seulement ceux qui voudraient de leur bon gré, sans en contraindre aucun ; que ceux-là étant bien traités et contentés donneraient de l'attrait aux autres, et qu'ainsi l'on augmenterait le nombre à proportion que la Providence enverrait des fonds. La Compagnie n'admit pas ce tempérament ; son projet, appuyé par des amis qu'elle avait au Parlement, devint l'édit de 1654. L'Hôpital général fut fondé ; il comprit plusieurs maisons, parmi lesquelles la Pitié et Bicêtre. Des revenus lui furent assurés, à prélever sur des impôts, des ventes d'offices, etc., et sur les communautés de la ville, les corps laïques et les églises. Tous les pauvres mendiants... qui se trouveront dans la ville et faubourgs de Paris... seront enfermés dans ledit hôpital et lieux qui en dépendent... Expresses inhibitions furent faites de mendier, à peine du fouet pour les contrevenants, la première fois qu'ils seraient pris, et, la seconde fois, des galères pour les hommes et garçons, du bannissement pour les femmes et les filles. Les hospitalisés devaient partager leur temps entre le travail et la prière ; ils auraient un recteur spirituel et seraient employée aux œuvres publics, manufactures et service dudit hôpital. L'an d'après, l'hôpital fut inauguré, par une messe solennelle que suivit l'enfermement. Mais la plupart des mendiants, — une relation contemporaine en compte 40 ou 50.000, — s'étaient dérobés par l'exode en province ; 4 ou 5.000 seulement furent enfermés. Et bientôt les exilés revinrent, rappelés à Paris par le bon souvenir qu'ils en gardaient, chassés, d'ailleurs, des provinces par la misère. Tandis que la plupart des gens de travail étant malades dans les villages, dit un édit d'août 1661, les laboureurs cherchent en vain la main-d'œuvre qui les secoure, des mendiants valides s'opiniâtrent à la mendicité. De nouveau, ils remplirent les rues. Les mendiants n'étaient pas les plus dangereux malfaiteurs. Un édit de 1666 énumère des meurtres, assassinats et violences qui se commettent journellement par la licence que des personnes de toute qualité se donnent de porter des armes. Parmi ces personnes, étaient des voleurs et assassins professionnels ; mais des gens de qualité aussi s'amusaient à des désordres ; les soldats mêmes du régiment des gardes se faisaient un plaisir et un profit de violenter les bourgeois. Les laquais, armés pour défendre leurs maîtres, protégés par eux, avaient gardé leurs vieilles mœurs de bandits. Réformer la police pour protéger le travail fut un des soins innombrables de Colbert. Au mois d'octobre 1666, il composa avec des conseillers d'État et des maîtres des requêtes un conseil de police. Il en présida jusqu'en février 1667 les séances hebdomadaires. Ce conseil délibéra des réformes, dont la plus efficace fut l'organisation de la police en un service distinct. Elle avait été jusque-là gouvernée par le lieutenant civil du prévôt de Paris, qui avait en même temps la charge des affaires civiles auprès du tribunal du Châtelet : Comme les fonctions de la justice et de la police, déclara le Roi en mars 1667, sont souvent incompatibles et d'une trop grande étendue pour être exercées par un seul officier dans Paris, nous avons résolu de les partager. Il créa la charge de lieutenant général du prévôt de Paris pour la police. Ce fut une des plus importantes fonctions du royaume : veiller à la sûreté générale de la ville, arrêter les malfaiteurs, juger sommairement ceux dont le délit ne méritait pas une peine afflictive, empêcher k port des armes, dissiper les réunions clandestines, assurer l'ordre dans les attroupements publics, prendre les mesures en cas d'inondation ou d'incendie, diriger les services de la voirie et des subsistances, surveiller les manufactures, les corps de métiers, la librairie, faire des ordonnances à toutes fins utiles. Aux commissaires de quartier furent ajoutés des inspecteurs. Le nombre des sergents à cheval fut porté à 120 et celui des archers à pied à 160. Les agents furent tenus en discipline. Colbert les avertit qu'il fallait que le public fût servi, et que, s'ils n'obéissaient, il y avait de l'argent à l'Épargne pour leur remboursement. Ce qui prouve, d'ailleurs, que les offices restèrent vénaux, et les officiers, probablement, mal dociles. La lieutenance de police fut inaugurée par Nicolas de La Reynie, un des grands serviteurs du règne, travailleur prodigieux, comme Colbert, comme Louvois et tant d'autres. Il usa sans abus de son pouvoir indéterminé. Saint-Simon a dit qu'il ne fit de mal que le moins et le plus rarement qu'il lui était possible, éloge à honorer le plus honnête homme de la terre. La Reynie s'appliqua tout de suite à nettoyer la ville et à l'éclairer. Colbert estima qu'au lieu de 22 fontaines qu'il y avait, — et la plupart à sec, — il en faudrait 50 ou 60, que l'on ferait couler dans les rues une fois par mois. Pussort calcula que mille lanternes dont le coût serait de neuf mille livres, suffiraient à l'éclairage chaque lanterne brûlant par nuit une chandelle de 4 à la livre, dont le coût était de 2 sols. Le Roi faisait annoncer qu'il irait à pied par les rues pour voir comment elles étaient balayées. Il se vanta d'avoir donné à Paris la propreté, chose qui paraissait impossible : On croyait, dit-il, qu'on ne pouvait pas nettoyer Paris, à cause du grand concours d'habitants, carrosses, harnois... Mais comme nous n'estimons rien au-dessous de notre application, et que nous voulons bite descendre jusqu'aux moindres choses..., les ordres que nous y avons fait apporter ont fait voir en bien peu de jours que, dans la saison plus incommode, le nettoiement a été fait avec... exactitude. Une médaille représenta la ville de Paris, tenant d'une main une bourse pleine, et de l'autre une lanterne, où la chandelle jette des rayons très vifs. Urbis securitas et nitor, dit la devise, — sécurité, propreté éclatante —. C'était beaucoup dire. Le Roi, longtemps après, se plaignit de la mauvaise police et de la saleté. — Les gens de livrée gardèrent leurs habitudes. Un soir de janvier 1672, des laquais allumèrent à leurs torches les habits de spectateurs qui sortaient de l'Opéra, enlevèrent les hallebardes des archers accourus, et se retirèrent en déchargeant leurs pistolets dans les devantures. En 1882, des laquais encore outragèrent, des jeunes filles et des dames de la Cour, à la porte des Tuileries. Le gouvernement de Louis XIV ne vint pas à bout de cette valetaille. — Il réunit les justices particulières à celle du Roi, mais les lieux d'asile demeurèrent. Le Roi est obligé de négocier avec Madame, avec Mademoiselle, avec M. le Duc, avec madame de Guise, avec le grand prieur du Temple, pour obtenir qu'ils ne s'opposent pas aux poursuites de justice. Il menaça un jour de faire briser les portes du Temple. Cependant, il est certain qu'après quelques années de l'administration de La Reynie, les rues étaient devenues plus sûres. Les malandrins furent traqués, et envoyés aux galères ou à l'armée, deux châtiments qui s'équivalaient alors. Boileau n'aurait pu répéter au beau temps du règne ce qu'il disait en 1660 : Le bois le plus funeste et le moins fréquenté Est, auprès de Paris, un lieu de sûreté. La mendicité continua d'être traitée par le régime de
l'assistance forcée. Mais les maisons de l'Hôpital Général n'étaient pas
assez vastes pour contenir les mendiants. Ses revenus, qui étaient de 400.000
livres environ, ne suffisaient pas à la dépense énorme de l'entretien. Un
édit de juin 1662 constate que, bien que les
directeurs n'aient pas la moitié du revenu qui est nécessaire pour la subsistance
ordinaire de 4 à 5.000 pauvres, ils donnent, en plus, la nourriture à 3.000
autres pauvres mariés ; et, comme des mendiants sont revenus en foule,
il est impossible de loger et de nourrir cette
surcharge. C'est pourquoi, afin de débarrasser Paris, l'édit ordonne
qu'en toutes villes et faubourgs du royaume où il n'y a point encore
d'hôpital général, il en soit établi un incessamment, et que les habitants y soient contraints par toutes sortes de
voies dues et raisonnables. En 1680, le Roi déclare qu'il y a
présentement des hôpitaux de pauvres dans presque toutes les villes les plus
considérables. En province, comme à Paris, les parlementaires, la bourgeoisie riche, les évêques, les ordres religieux, les intendants collaborèrent à l'œuvre de police et de charité. Le P. Chaurand et le P. Dunod fondèrent ou rétablirent en Normandie une dizaine d'hôpitaux généraux, et des charités dans les bourgs et villages. L'intendant de Caen écrit en 1683 qu'il y a près de 120 villages du pays de Coutances où la mendicité a cessé. Les deux Pères jésuites et un troisième, le P. Guévarre, passèrent leur vie, qui fut très active, à établir des hôpitaux. Leur méthode était d'interdire les villes aux mendiants qui n'y avaient point leur domicile, et de défendre aux fidèles de faire l'aumône aux mendiants domiciliés, sous peine, au besoin, de refus d'absolution. Ces rigueurs étaient nécessaires, si l'on pensait que l'hôpital était le seul remède possible à la misère. Elles offensaient pourtant de bonnes âmes. Grenoble avait un bon hôpital, mais on hésitait à y emprisonner les pauvres. Il fallut que le P. Guévarre allât prêcher l'enfermement. Un banquet fut servi sur la grande place aux mendiants, qui furent ensuite conduits à l'hôpital par l'évêque. Il semble bien que nulle part n'ait réussi l'impossible entreprise d'empêcher les meurt-de-faim de mendier leur vie. Les miséreux continuèrent d'affluer des provinces à Paris. Plus de vingt ans après la fondation de l'Hôpital Général, les mendiants encombraient encore les rues, infestaient la banlieue, et s'en allaient par bandes à Saint-Germain et à Versailles, où ils offusquaient les yeux du Roi. Un édit répète, en 1680, l'ordre d'enfermer à l'Hôpital Général les pauvres incapables de subsister sans le secours dudit hôpital. Quant aux personnes valides, qui seront prises mendiant dans la ville, faubourgs et banlieue, à Saint-Germain-en-Laye ou à Versailles, lorsque nous y ferons notre séjour, ou sur les chemins qui y conduisent, elles seront enfermées, la première fois qu'elles seront prises, pendant quinze jours, nourries au strict nécessaire, employées aux travaux les plus rudes qu'il sera possible ; la seconde fois, enfermées pendant trois mois ; la troisième, pendant un an ; la quatrième, pendant toute leur vie ; si elles s'évadent, elles seront condamnées aux galères pour toujours. Les bancs des galériens se recrutèrent pour une bonne par de vagabonds ramassés par la police de Paris et des provinces. La maréchaussée exerçait dans le royaume une sorte de police militaire et politique. Elle était commandée par le grand prévôt, sou : les ordres duquel se trouvaient r prévôts généraux et de simple prévôts ; ceux-ci commandaient des compagnies d'archers. Le archers étaient montés ; ils portaient casaque bleue, plumet bleu el bandoulière jaune. Guetteurs de chemins, ils devaient aller par les champs, ne séjournant en un lieu plus d'un jour, si ce n'est pour cause nécessaire. La maréchaussée jugeait les voleurs et les vagabonds, ce qui la mettait en concurrence avec la justice ordinaire. Ni sa juridiction, ni sa police ne valait rien. Au conseil de justice, un conseiller d'État affirma que les prévôts commettaient, en guise d'archers, des gens de sac et de corde. Ceux-ci allaient prendre de pauvres paysans qu'ils croyaient avoir quelque bien, leur faisaient croire qu'ils avaient volé ou porté des armes à feu, et les emprisonnaient en chartres privées jusqu'à ce qu'ils en eussent tiré de l'argent. L'avocat général Talon ajouta : Il n'y a pas de malversations auxquelles les officiers ni leurs archers ne se soient abandonnés. Le mot terrible fut celui du Premier Président Lamoignon : La plupart sont plus à craindre que les voleurs eux-mêmes. Les membres du conseil de justice demandèrent que la juridiction prévôtale fût abolie. Mais le roi n'aimait pas ces mesures radicales ; il garda comme elle était, ou à peu près, la maréchaussée, utile en cas de troubles. Le brigandage continua de sévir un peu partout dans le royaume. En 1672, Colbert apprend qu'une bande pille les environs de Chevreuse. La même année, des gentilshommes et des soudards ravagent les confins des généralités de Bourges et de Poitiers. En 1677, l'intendant de Rouen est obligé de faire mettre des paysans en lieu de sûreté. Un gentilhomme s'était emparé d'un château où il avait mis une garnison qui faisait contribuer le pays — tout comme en plein moyen âge. Deux ans après, Colbert ordonne de punir au moins trois ou quatre des crimes qui se commettent en Périgord. Un intendant n'a pu mettre la main sur un gentilhomme. qui, tout le temps qu'il l'a senti dans le voisinage, s'est tenu derrière son pont-levis. Un autre ne vient pas à bout d'une société de faux-monnayeurs, parce que 25 ou 30 personnes, la plupart gentilshommes, ont fait ligue pour les protéger. En 1681, l'intendant de Bourges fait la guerre à des gentilshommes voleurs de grands chemins. En 1677, Foucault, poursuit des gentilshommes et leurs complices, coupables de crimes commis dans le Haut-Rouergue. Trois gentilshommes sont condamnés, l'un à être rompu vif, les deux autres à avoir la tête tranchée, et plusieurs de leurs complices à être pendus, d'autres aux galères et leurs maisons démolies. Foucault ne parle pas de l'exécution des gentilshommes, qui, sans doute, avaient été condamnés par contumace. Les complices furent pendus. L'intendant raconte tranquillement une scène sauvage : L'exécuteur de haute justice ayant mal fait son devoir, un des pendus fut tiré vit de la potence, et, ayant été au cabaret pour réparer ses forces, quelques-uns des archers qui avaient assisté à l'exécution le reconnurent et lui demandèrent si ce n'était pas lui qui venait d'être pendu. Il leur répondit que c'était son frère auquel il ressemblait ; mais un d'eux ayant regardé à son col, et y ayant trouvé les marques de la corde, ils reprirent ce misérable et l'allèrent remettre au gibet dont. il s'était tiré. Un notaire âgé de plus de cent ans avoua qu'il n'avait jamais passé un acte véritable ; on me l'amena dans une bière, je ne voulus pas le faire pendre. La bande, qui avait commis une infinité de meurtres, d'assassinats, de viols, d'impiétés, de violences et d'exactions, travaillait depuis quelques années. Pour que les choses changent de face, Foucault demande quelques années encore[13]. Cependant les désordres et les violences diminuèrent pendant la belle période du règne. On entend des plaintes encore contre la maréchaussée. Un intendant écrit en 1682 que les officiers et les archers font très mal leur devoir. Ils ont pris ces charges pour jouir des exemptions, et ne sont jamais prêts à la besogne : Lorsque je les ai avertis de quelques vols commis dans leur détroit, ils y vont cinq ou six jours après, et on sait le jour qu'ils doivent partir et qu'ils doivent arriver. Mais, dans l'ensemble du royaume, la police a été certainement meilleure après la réunion du conseil de justice. La comparaison des documents de l'enquête faite en 1664 avec ceux de l'enquête qui sera ordonnée en 1698, montre que le brigandage des petits tyrans de province, comme disait Colbert, n'est plus une habitude régulière. Les villes étaient protégées contre les violences des hobereaux, mais Colbert disait dans un mémoire de 1665 : Comme les magistrats politiques (consuls, échevins, etc.) ont pour maxime que la meilleure police est de n'en pas avoir du tout, il ne faut pas s'étonner si elle est absolument perdue presque par tout le royaume. De témoignages échelonnés au long du règne prouvent que jamais elle ne fut bien établie nulle part. Il n'y a presque aucune police dans toutes les villes du Languedoc, écrivait l'intendant d'Aguesseau en 1679, non plus que dans celles des autres provinces où j'ai été, et je crois que c'est un mal général presque dans tout le royaume, à la réserve de la ville de Paris. Dix ans après, Basville, intendant au même pays, répétait la même plainte : les consuls, entre les mains de qui est la police, ne pensent qu' à tirer les profits de l'année de consulat, qui change tous les ans, et à entrer aux États, et ils ont pour maxime de ne se faire d'affaires avec personne. C'est à Toulouse que le désordre est le plus considérable, et l'on peut dire que la police y est abandonnée. L'intendant de Lyon disait que la police était inconnue dans la ville : Le misérable y a toujours été opprimé et languit encore sous la dépendance de quelques gens. Il fut question d'y établir un lieutenant de police, comme à Paris, mais les autorités de la ville s'y opposèrent. Partout les police municipales sont aux mains d'oligarchies égoïstes. Elles sont gênée par des conflits avec la police d'État et avec des juridictions privilégiées. Elles n'ont ni organisation, ni ressources[14]. IV. — LA JUSTICE EXTRAORDINAIRE[15]. NI l'ordinaire justice, ni la police ne protégeant les sujets du Roi, il fallait recourir de temps à autre à des moyens exceptionnels. On appelait Grands Jours une juridiction ou cour établie en un lieu et pour un temps déterminés. Le 31 août 1665, le Roi ordonna que des Grands Jours seraient tenus, du 15 au 30 novembre, à Clermont, par une délégation du Parlement de Paris[16], pour les provinces de basse et haute Auvergne, Bourbonnais, Nivernais, Forez, Beaujolais, Lyonnais, Saint-Pierre-le-Moutier, Montferrand, Montagnes d'Auvergne, Combraille, la haute et basse Marche, Berry et tous leurs ressorts. Il expliqua pourquoi cette résolution lui avait paru nécessaire : La licence des guerres étrangères et civiles qui, depuis trente ans, désolaient notre royaume, ayant non seulement affaibli la force des lois et la rigueur des ordonnances, mais encore introduit un grand nombre d'abus tant en l'administration de nos finances qu'en l'administration de la justice, le premier et principal objet que nous nous sommes proposé a été de faire régner la justice et de régner par elle dans notre État... ; mais, comme nous sommes averti que le mal est plus grand dans les provinces éloignées de notre cour de Parlement, que les lois y sont méprisées, les peuples exposés à toute sorte de violences et d'oppressions, que les personnes faibles et misérables ne trouvent aucun secours dans l'autorité de la justice, que les gentilshommes abusent souvent de leur crédit pour commettre des actions indignes de leur naissance, et que d'ailleurs la faiblesse des officiers est si grande, que, ne pouvant résister à leurs vexations, les crimes demeurent impunis..., nous avons ordonné... En même temps que les gentilshommes, le Roi recommandait ses officiers à la sévérité de la cour. Il lui donnait pouvoir de connaître et décider de tous abus, fautes, malversations et négligences dont nos officiers se trouveront chargés. Il ordonnait d'informer incessamment des meurtres, rapts, violements, levées de deniers, concussions commises tant par nos officiers qu'autres personnes. D'où l'on pourrait croire que les officiers n'étaient guère moins redoutables que les seigneurs aux personnes faibles et misérables. Au reste, la compétence de la cour n'avait pas de limites. Les Grands Jours, c'était la justice du Roi visitant un pays, pour punir tous les méfaits et redresser tous les abus. A l'annonce des Grands Jours, une peur se répandit dans l'Auvergne et dans les pays circonvoisins. Une partie des nobles s'enfuirent ; d'autres, ayant examiné les mauvais endroits de leur vie, réparèrent leurs torts. Il se fit plus de restitutions qu'il ne s'en fait au grand jubilé de l'année sainte. Quelques-uns des criminels demeurèrent. Ils n'avaient point conscience de leurs crimes, ou ne prirent point au sérieux la menace du Roi. Il y eut aussi de grandes espérances. Le paysan se redressa et il chanta : Aughâ, gens, aughâ ! — Le Ceo vous reprocha — Qu'aquou ei trop pleghâ, — Et, sens gro boughà — Vous leissâ raughâ. Écoutez, gens, écoutez ! — Le Ciel vous reproche que c'est trop plier, et, sans vous bouger, vous vous laissez ronger[17]. Il égrena en litanies tous les crimes de l'homme du château contre l'homme de la grange, les pillages d'étables, les dettes reniées ou payées en coups de bâton, les champs et les prés volés, les cens accrus à volonté. Il espéra la justice : A Clermont, il y a quelques gens de robe, qui font dans ce lieu mieux qu'on n'avait coutume. Il crut à l'égalité devant la loi : Il a beau être sauvage, le vêtu de soie. Loin de son donjon, il porte le mime joug que le vêtu de toile.... L'homme qui est fautif, gentilhomme ou coquin, fait bien d'avoir peur de l'hermine et du mortier. Il savoura la vengeance : Des châteaux sans pain, sans mie ni croûte, sans vin, pichet ni pot, plus nus qu'un tripot, chacun fuit comme il peut. Il imagina que le Roi l'aimait, n'aimait que lui, et qu'il lui ferait rendre ses biens, même ceux qu'avaient vendus jadis ses arrière-grands-pères. Il fit le rêve d'être riche. Une dame de la campagne se plaignait que ses paysans eussent acheté des gants. Ils croyaient que c'était fini de travailler. Quelques-uns se montrèrent bons princes. Ils offrirent aux seigneurs qui étaient braves gens des attestations de vie et mœurs. Les gentilshommes eurent trop de peur, et les paysans trop d'espérance. Les Grands Jours appelèrent toutes sortes de causes : moines et religieuses qui réclamaient contre des vœux imposés ; un officier du Roi, accusé de magie, entre autres crimes ; un paysan qui avait jeté un sortilège sur des mariés et troublé toute la fête de leurs noces ; de pauvres gens du pays de Combraille, serfs de chanoines, serfs dans l'ancienne rigueur du terme, et qui furent maintenus en servage après le procès ; un curé qui s'était emporté dans ses prônes contre le Roi et ses ministres, jusqu'à dire fort sérieusement que la France était mal gouvernée, que c'était un royaume tyrannique, et qu'il trouverait fort à propos de vivre sans dépendance, sans souffrir aucune imposition ni taille, — les paysans avaient trouvé ce prône fort bien raisonné ; — de nombreuses querelles et guerres de gentilshommes ; des querelles de couvents ; de curieux scandales de mœurs ecclésiastiques et autres ; des attentats contre des officiers de justice ; un seigneur justicier qui se servait de sa justice pour ses injustices, et faisait argent des crimes commis par ses sujets, et promettait sûreté aux assassins contre l'engagement de payer une certaine somme. Les plus retentissantes affaires furent celles des Canillac. M. de Canillac le fils, rencontrant un prêtre qui s'était mêlé d'une de ses affaires d'amour, lui avait donné le temps juste de se confesser, puis l'avait envoyé dans l'autre monde. M. de Canillac le père, levait dans ses terres la taille de Monsieur, la taille de Madame et celle de tous les enfants de la maison, qu'il fallait payer outre la taille du Roi. Il entretenait dans des tours douze scélérats, dévoués à toutes sortes de crimes, qu'il appelait ses douze apôtres. Son plus grand revenu était celui de sa justice ; pour la moindre chose, il faisait emprisonner des misérables et les obligeait à se racheter. M. de Sénégas était aussi un terrible personnage. Il avait levé des gens de pied et de cheval, empêché à main armée le paiement des tailles royales, exigé des contributions particulières, établi un poids afin de tirer un denier pour livre des choses vendues. Ennemi de Dieu comme du Roi, il avait démoli une chapelle consacrée à la Vierge pour employer les matériaux à fortifier sa maison. Il avait mis la main sur les Mmes d'un prieuré, imposé des corvées et des rançons, torturé, assassiné. Les condamnations furent nombreuses, mais ne frappèrent guère que des contumaces. Un seul gentilhomme fut décapité, un Lamothe-Canillac. Bien qu'il fût accusé d'homicide, il était le plus innocent des Canillac ; mais il avait pris parti contre le Roi pendant la Fronde, crime que Louis XIV ne pardonna jamais. Les contumaces furent exécutés en effigie, M. de Sénégas, par exemple ; mais pareil accident lui était arrivé déjà à Toulouse après condamnation à mort par le parlement de cette ville. Les fuites de gentilshommes continuèrent pendant la session. Sans doute, on les désirait. Après l'arrestation d'un gentilhomme, un intendant écrit à Colbert qu'il espère que cette prison achèvera de faire sortir de la province ceux qui auront leur conscience chargée. Les Grands Jours finis, les émigrés rentrèrent chez eux. Un des plus grands criminels pourtant, Massiat d'Espinchal, demeura longtemps à l'étranger. Il était, avant les Grands Jours, un très puissant malfaiteur en Auvergne. Le duc de Bouillon, gouverneur de la province, le protégeait contre la justice. En 1663, d'Espinchat était chargé déjà de plusieurs condamnations à mort. Un exempt de la prévôté de l'hôtel et 5 ou 6 gardes avaient été envoyés de Paris, Porteurs d'un arrêt du Conseil, enjoignant de l'enlever et de saisir tous ses revenus. L'intendant n'avait pu mettre la main sur ce brigand ; il écrivait : Toute la noblesse le retire (lui donne asile) : les troupes mêmes, à ce qu'on dit, lorsqu'elles ont été commandées pour le prendre, lui ont donné des avis ; il ne couche jamais deux jours dans un endroit, ne va que par des chemins inaccessibles, et avec vingt ou vingt-cinq hommes tous dans le crime comme lui. Au moment des Grands Jours, il s'échappa dans la montagne, puis il s'enfuit à l'étranger. Il alla prendre du service en Bavière et devint généralissime des troupes bavaroises. Quand le Roi négocia le mariage du Dauphin avec la princesse de Bavière, d'Espinchal rendit de bons offices. Le Roi lui restitua ses terres et même érigea sa seigneurie de Massiat en Comté. Il le nomma lieutenant-général dans ses armées. Les Grands Jours de Clermont rappelèrent à la noblesse d'Auvergne qu'il y avait un Roi et une justice. Des châteaux furent démolis, des seigneurs furent privés de leur justice ; double bienfait très appréciable. La Cour rendit des arrêts excellents de réformation : on y entrevoit l'énormité des abus et des souffrances. Mais furent-ils exécutés ? En 1686, l'intendant d'Auvergne écrivait : Nos prisons sont pleines de scélérats et de faussaires ; il y en a 58 dans celle de Riom, et plus de 50 dans celle de Clermont.... Je suis après à faire le procès aux juges de villages, qui ruinent les peuples par la grande autorité qu'ils se donnent, et qui traitent de tous les crimes à prix d'argent... J'espère, sans ruiner les provinces, y faire plus de bien que les Grands Jours. D'autres Grands Jours furent tenus en d'autres provinces, et l'histoire mériterait d'en être étudiée[18]. Il semble que le Roi ait voulu en faire une institution régulière. Dans les lettres patentes de l'année 1688, où il se plaint que, très souvent, ses officiers contreviennent à l'ordonnance criminelle, il avoue que u ses sujets sont frustrés du bien et du soulagement qu'il a eu l'intention de leur faire u. Il a donc résolu de prévenir l'impunité des crimes et pourvoir à l'oppression que les faibles souffrent par la négligence et la connivence des juges. Il enverra de temps en temps des commissaires de son Conseil dans toutes les provinces de son royaume. Louis XIV parle en 1688 à peu près comme il parlait en 1665 en convoquant les Grands Jours d'Auvergne. V. — LA JUSTICE DU ROI[19]. L'ÉMINENTE qualité des rois était celle de juges. En leur
présence, aucun magistrat ne pouvait faire un commandement, ni exercer la
justice. De même, en la présence du soleil
approchant de l'horizon, toutes les lumières célestes n'ont pas de clarté, au
contraire la perdent du tout. Le Roi délègue, il est vrai, sa
puissance en justice à des cours et à des tribunaux de tout ordre. Il
respecte à l'ordinaire leur juridiction, même il déclare en certaines
circonstances qu'il laissera la justice suivre son cours, même il répond à
des solliciteurs qu'il ne veut pas usurper sur l'office des juges, même il
perd des procès en son propre Conseil des parties. C'est qu'il veut bien
laisser faire ses juges, tout comme il permet que ses sujets jouissent de
leur bien, quoiqu'il se regarde comme le propriétaire de tous les biens.
Quand il lui plan, il crée des commissions de justice, comme celle qui
condamna les financiers, ou des juridictions exceptionnelles comme celle des
Grands Jours. Il diminue ou remet les peines, ou les aggrave. Il a condamné à
la prison perpétuelle Fouquet, condamné au bannissement. Des ouvriers en soie
s'étant rebellés à Lyon contre leurs jurés et contre la municipalité, pour s'opposer à l'exécution de statuts et règlements,
le présidial les a condamnés seulement à la peine du carcan, mais le Roi,
considérant l'atrocité du crime, fait savoir
aux juges qu'il est très mal satisfait du procédé,
casse ce jugement si doux, et ordonne de conduire
les ouvriers rebelles au château de Pierre-Size. En ces cas, le Roi agissait par autorité, et cette autorité du Roi était une source légale de justice. Le duc de Mazarin ayant demandé au Chancelier qu'une dame fût enfermée dans une communauté de filles et un magistrat envoyé en exil, le Chancelier répondit : Comme les voies d'autorité ne me regardent point, n'ayant en mains que celles de la justice, je ne puis faire ce que vous désirez de moi là-dessus. Ainsi c'est au Roi que vous devez vous adresser. Par les voies d'autorité[20], le Roi appliquait des peines légères ou graves. Turenne disait à la grande Mademoiselle qu'il voulait persuader d'épouser l'affreux roi de Portugal : Le Roi veut ce qu'il veut. Quand on ne le veut pas, il gronde ; il donne mille dégoûts à la Cour ; il passe souvent plus loin : il chasse les gens. Quand ils se plaisent dans une maison, il les envoie dans une autre. Il fait promener d'un bout du royaume à l'autre. Quelquefois il envoie dans un couvent, et après tout cela, il faut obéir... En effet, Mademoiselle, pour ne pas s'être laissée convaincre, reçut la visite du capitaine des gardes, qui lui dit : Mademoiselle, le Roi m'a commandé de vous venir dire qu'il vous ordonne d'aller à Saint-Fargeau jusqu'à nouvel ordre. Les exemples de ces relégations en province dans des couvents sont très nombreux, pour les causes les pli diverses. Le Roi se réservait de punir lui-même les gens de sa cour. L'embastillement, qui était d'ordinaire ordonné par lettre de cachet[21], fut une correction légère à de jeunes gentilshommes, qui s'étaient opiniâtrés à suivre le Roi en campagne, malgré la défense qu'il en avait faite ; à des pages qui avaient commis des polissonneries dans les rues ; à Henri de Lorraine, prince d'Elbeuf, coupable de tapage et scandale nocturnes. Il était une précaution quand le Roi l'infligeait à MM. de Belin et Dangeau pour cause de brouilleries, ou à MM. le comte d'Armagnac et le duc de Gramont, qui s'étaient giflés pendant une course de chevaux. Il fut presque une grâce pour les duellistes très nombreux enfermés à la Bastille, au lieu d'être jugés selon la rigueur des édits. Mais la Bastille, suivie de l'exil, fut une dure peine pour Bussy-Rabutin, coupable d'avoir diffamé à peu près tout le monde dans l'Histoire amoureuse des Gaules, et pour Lauzun, qui prétendit se laisser épouser par Mademoiselle. Hors de la Cour, les actes, très nombreux, de l'autorité du Roi, se partagent en des catégories diverses. Actes dans l'intérêt de la justice. Des lettres de cachet ordonnent l'arrestation d'accusés, non pris en flagrant délit, pour empêcher qu'ils échappent aux juges. Actes dans l'intérêt des familles. Des lettres sont accordées à la requête de pères, de maris ou de femmes, qui veulent punir l'inconduite d'un fils ou d'un conjoint ; ils paient la pension pendant la durée de l'emprisonnement. On lit à côté du nom d'un prisonnier : Le Roi donne cela à son père et à son frère. Le Roi donna cela même pour épargner à quelqu'un le chagrin de voir faire un mauvais mariage à un proche parent. Le jeune homme était enfermé à Saint-Lazare et la jeune fille dans une communauté. Actes pour empêcher des scandales, dont les bonnes mœurs ou la religion eussent été offensées, s'il y avait eu un jugement publique. Un gentilhomme d'Anjou, prévenu d'un crime énorme, — inceste commis avec ses filles, — est enfermé pour le reste de ses jours à l'Hôpital Général. De même manière sont punis hommes ou femmes coupables d'amour contre nature. Tel religieux est enfermé, parce qu'il ne saurait être trop caché dans l'intérêt de la religion ; tel prêtre parce qu'on ne peut le laisser libre sans déshonorer la religion et faire injure au sacerdoce. Actes divers, pour prévenir des résistances ou les châtier. Au moment où Colbert procède à la réduction des rentes, des députés des rentiers vont lui exposer leurs griefs. II leur répond qu'ils n'ont d'autre rôle à jouer que d'obéir au Roi. Trois de ces députés sont conduits à la Bastille. Au temps où l'on bâtissait à Saint-Germain, Marly et Versailles, des tailleurs de pierres, manœuvres, ouvriers... ont fait et font tous les jours diverses séditions et ont même abandonné lesdits bâtiments. Ils seront mis dans des prisons pour y être sûrement gardés jusqu'à ce que par Sa Majesté il en ait été autrement ordonné. Sont punis sans jugement des complots avec l'ennemi, même des injures à des alliés. Parmi les libellistes et les écrivains emprisonnés, beaucoup ne furent point jugés ; ils furent condamnés par la justice du Roi Le Roi était le seul juge autorisé du crime d'hérésie. De par l'Édit de Nantes les protestants ne devaient être enquis, molestés ni astreints à faire choses pour le fait de la religion contre leur conscience. Même l'édit de révocation défend qu'ils soient troublés ni empêchés sous prétexte de ladite religion réformée, pourvu qu'ils ne fassent aucun exercice de leur culte. Il n'existait plus de juridiction contre l'hérésie. Protestants et jansénistes, furent frappés par la justice personnelle du Roi. Le Roi encore suppléa au silence des lois, qui n'avaient pas prévu le crime de la libre pensée. En 1685, la Bastille logea, en même temps que des protestants et des jansénistes, le sieur de Saint-Yon, que La Reynie y avait fait conduire, selon le commandement qu'il avait reçu : Le Roi ayant été informé que le sieur de Saint-Yon, médecin de S. M., fait profession de n'avoir aucune religion et qu'il a ramassé en Angleterre plusieurs livres d'athéisme et autres livres impies, S. M. m'ordonne de vous envoyer la lettre ci-jointe pour le faire mettre à la Bastille et de vous dire en même temps de vous transporter dans sa maison pour y saisir tous les livres qui s'y trouveront. Louis XIV n'est troublé, dans la pratique de son autorité, par aucun scrupule. Ce qu'il fait, il se croit le droit de le faire. S'il arrive que des magistrats veuillent se mettre en travers des voies d'autorité, il s'étonne. Deux femmes avaient été conduites par ordre de S. M. au couvent du Refuge. Le Parlement rendit un arrêt ordonnant que la supérieure du couvent serait tenue d'envoyer un extrait de la clôture de ces femmes. Sur quoi, le chancelier écrivit aux juges : Un tel arrêt a fort surpris S. M., qui m'a ordonné de vous demander quels en ont été les motifs, ne pouvant pas comprendre comment on s'ingère de demander raison d'un emprisonnement fait sur son ordre exprès. Au reste, le Roi n'agit point par passion, caprice ou méchanceté. Il n'est pas méchant, il n'a pas de plaisir à faire souffrir. Il garde. dans les actes arbitraires, son esprit de justice et sa modération. Les lettres de cachet accordées à la demande des familles, ne le sont pas à la légère ; il s'informe, il suit les affaires. Il apprend un jour qu'un fils, arrêté à la prière d'un père, est encore en prison après trois ans. Il fait écrire au père : Il serait bon que vous prissiez quelques mesures pour le tirer de là, S. M. ne voulant pas que, par son autorité, il y reste toute sa vie, et, en effet, il y a apparence qu'une si longue punition aura pu le corriger de ses défauts. Les peines dont il frappe les gens de cour, il en mesure la durée suivant la gravité de l'acte qu'il a puni. Si un enfermé lui demande la liberté et qu'il ne croie pas le moment venu de l'indulgence, il fait dire que S. M. n'est pas encore disposée et qu'il faut prendre patience. Tel arrêt d'emprisonnement donné par lui est une mesure de clémence. Un hôtelier de Saint-Cloud a dit beaucoup de choses contre le respect dû à S. M. ; le Roi l'a fait arrêter par le major de ses gardes et conduire à la Bastille. Ordre a été donné à La Reynie d'interroger le prisonnier. Après que compte lui a été rendu de l'interrogatoire, le Roi décide qu'il suffira de laisser cinq ou six mois en prison, par manière de châtiment, l'hôtelier qui, jugé par les juges ordinaires, ne s'en fût pas tiré à si bon compte. Une demoiselle d'Angleberme s'était avisée de faire confidence à l'archevêque de Paris qu'elle avait l'intention d'attenter à la vie du Roi. Elle fut arrêtée, et mise dans un couvent des Ursulines, le Roi étant bien aise, comme il écrivit à la supérieure, de procurer à cette demoiselle les moyens de faire son salut en la mettant dans une maison religieuse. Il eut la bonté de payer la pension de la recluse. Mais la demoiselle témoigna tant d'inquiétude dans ce couvent et dans plusieurs autres... qu'on fut obligé de l'envoyer à la Bastille. De là, on la transporta au château d'Angoulême. Le Roi, vingt-cinq ans après l'arrestation de la recluse, fait ordonner à l'intendant d'aller la voir pour essayer à connaître la situation présente de son esprit. Probablement la prison et l'âge ont amorti ses visions et changé son tempérament ; il serait à désirer qu'on pût la fixer dans quelque communauté moins ennuyeuse qu'une prison. La demoiselle était certainement une folle[22], ce qui n'aurait pas empêché la justice ordinaire, si elle l'avait tenue en ses mains, de lui être plus dure que ne fut la justice du Roi. Enfin le Roi se faisait présenter le mémoire des prisonniers enfermés dans les divers lieux. Il accueillait les placets qui arrivaient jusqu'à lui. Pourquoi, demande-t-il un jour, le nommé Lamotte est-il enfermé au petit Châtelet depuis vingt-cinq ans ? S'il apprenait que les prisonniers fussent mal traités, comme il arrivait souvent dans les odieuses prisons, il blâmait les gouverneurs. Ce calme, cette modération sont d'un homme qui croit faire son métier tout simplement. Mais ce métier est bien celui d'un autocrate. Louis XIV, qui réduisit au silence ce qui parlait encore au temps de Henri IV et même de Louis XIII, parlements, états provinciaux, hôtels de ville, et qui fit de sa justice personnelle un usage si régulier, acheva de transformer la monarchie en une autocratie. Des contemporains s'en aperçurent. Le Roi fut souvent accusé de tyrannie. Il a su, par des lectures d'interrogatoires, qu'il était menacé de Ravaillacs, qui sont encore en France. Sa justice était un des griefs criés contre lui. La Bastille commença de prendre son renom de geôle, où la tyrannie du Roi enfermait ses victimes. |
[1] SOURCES. Ordonnance civile touchant la réformation de la justice (avril 1667 et août 1669), Ordonnance criminelle (août 1670), Ordonnance du commerce (mars 1673), Ordonnance de la marine (août 1680, Ordonnance portant règlement sur les Eaux et Forêts (août 1669), Code noir (mars 1685), dans Isambert, Recueil, t. XVIII et XIX. Voir aussi : P. Néron et, Girard, Les édits et ordonnances des rois de France depuis François Ier avec annotations et conférences, nouvelle édition, Paris, 1720, 2 vol. G. Blanchard, Compilation chronologique contenant un recueil abrégé des ordonnances, édits, déclarations des rois de France, Paris, 1715, 2 vol. Clément, Lettres..., t. VI, et Depping, Correspondance..., t. II. Procès-verbal des conférences tenues par l'ordre du roi... pour l'examen des articles de l'Ordonnance civile du mois d'avril 1667 et de l'ordonnance criminelle du mois d'août 1670, nouvelle édition, Paris, 1776. Journal d'Olivier Lefèvre d'Ormesson, au t. II.
OUVRAGES. J. Savary, Le Parfait négociant, 1re édit., 1675, 2 vol. Esmein, Histoire de la procédure criminelle en France, Paris, 1882. Glasson, Histoire du droit et des institutions de la France, t. VIII, Paris, 1903. Ce dernier ouvrage contient une bibliographie de l'histoire du droit français de Charles VII à la Révolution, aux pp. I à XXXIII.
[2] La ligne de séparation n'était pas nette. Elle coupait l'Auvergne, mais en zigzag : Communément, les lieux qui relèvent en plein fief ou en arrière-fief de l'église observent la disposition du droit romain, et, pour le surplus de la province, il y a des titres et des articles particuliers qui sont communs en la province entière (Clément, Lettres..., t. VI, p. 397).
[3] La question pouvait être ordonnée avec réserve des preuves réunies antérieurement contre l'accusé, c'est-a-dire que, même s'il avait souffert la question sans rien avouer, il pouvait être condamné à toutes sortes de peines pécuniaires ou afflictives sauf cas de mort, car l'accusé qui n'avait pas avoué dans le tourment sauvait sa tête. — Un condamné à mort pouvait être mis à la question pour avoir révélation des complices.
[4] À ces ordonnances il faut ajouter l'ordonnance portant règlement des Eaux et Forêts dont il a été parlé plus haut.
[5] Le Code noir semble n'avoir servi à peu près de rien. L'intendant des Îles écrit le 9 mai 1712 : L'avarice et la cruauté des maîtres sont extrêmes envers leurs esclaves ; loin de les nourrir, conformément à l'ordonnance du roi, ils les font périr de faim et les assomment de coups. Cela n'est rien. Lorsqu'un habitant a perdu par mortalité des bestiaux ou souffert autres dommages, il attribue tout à ses nègres. Pour leur faire avouer qu'ils sont empoisonneurs et sorciers, quelques habitants donnent privément chez eux la question réitérée jusqu'à quatre ou cinq jours.... Le patient tout nu est attaché à un pieu, proche une fourmilière, et, l'ayant un peu frotté de sucre, on lui verse à cuillerées réitérées des fourmis depuis le crâne jusqu'à la plante des pieds, les faisant soigneusement entrer dans tous les trous du corps.... A d'autres on fait chauffer rouges des lattes de fer et on les applique bien attachées sur la plante des pieds, aux chevilles, et au-dessus du cou-de-pied tournant, que ces bourreaux rafraîchissent d'heure en heure.
Tout ce que j'écris ici est
sur le rapport des commissaires du conseil. Ils n'ont trouvé de la part des
nègres que friponneries et quelques tours de charlatans grossiers ; de la part
de plusieurs blancs, l'avarice et les excès de cruauté dont je viens de parler.
J'ignore quel remède on y peut apporter, n'ayant ni autorité ni force pour
cela. Le mal est très étendu, et plusieurs de nos habitants les plus méchants,
les plus cruels qui soient sur la terre.
Le ministre répond :
Il est inouï que des Français et des chrétiens exercent une pareille tyrannie, qui ferait horreur aux nations les plus barbares.
[6] SOURCES. Les documents cités en tête du chapitre, depuis Clément, Lettres. En outre, Ravaisson, Archives de la Bastille, cité p. 267.
OUVRAGES. Esmein, Histoire de la procédure... A. Floquet, Histoire de Parlement de Normandie, Rouen, 1840-49, 7 vol. Varin, Les anciennes juridictions de Reims, Paris, 1570. Giffard, Les justices seigneuriales en Bretagne aux XVIIe et XVIIIe siècles (1661-1791), Paris, 1903. Ch. Balaillard, Mœurs judiciaires de l'ancienne France, Paris, 1878. A. Bateau, Le magistrat de province sous Louis XIV, dans la Revue historique, t. XXXIV. De Dienne, Querelles entre magistrats d'Auvergne au XVIIe siècle, dans la Revue de Haute Auvergne, 1902. L. Pilastre. Achille III de Harlay. Premier Président au Parlement de Paris sous Louis XIV, Paris, 1904.
[7] Sur ces mémoires, voir plus haut, et, de plus, Mémoire de Ch. Colbert de Croissy sur l'Anjou, publié par Marchegay, dans les Archives d'Anjou, t. II. La justice civile en Bourbonnais en 1664, rapport de M. de Pomereu, publ. par F. Chambon, Moulins, 1899. J. Lemoine, La révolte dite du Papier timbré ou des Bonnets rouges en Bretagne en 1675, Paris, 1898.
[8] Loyseau, Discours sur l'abus des justices de village, début.
[9] Loyseau, Discours sur l'abus des justices de village, début.
[10] Un abus, signalé à Colbert par la grande enquête de 1663, ne put être amendé. Il arrivait souvent que la justice chômât, parce que le domaine, qui devait pourvoir aux frais, y pourvoyait très mal. En Bretagne, un gentilhomme a été condamné à mort pour meurtre. Colbert de Croisai, commissaire départi en cette province, demande pourquoi il n'a été ni arrêté, ni, à tout le moins, exécuté en effigie. Les juges répondent qu'à l'égard de la Capture, ils ne l'ont pas faite, parce que ledit seigneur est à Paris, et qu'a l'égard de l'effigie (un mannequin à décapiter), ils n'ont pas de fonds pour en faire les frais. A Paris, le procureur général, Achille de Harlay, se refuse à instruire contre un prêtre accusé de crimes, parce qu'il n'y a pas de fonds pour faire les frais de cette instruction, Colbert promet que, s'il n'y a pas d'argent, la nécessité y pourvoira. D'Angers, on écrit à Colbert en 1667, qu'un meurtrier qui a tué un paysan et sa femme ne laisse pas de se tenir impunément dans la paroisse et de se faire encore redouter, la fille de ces pauvres misérables ne pouvant faire les frais pour faire exécuter le décret rendu par le juge ordinaire. A Bordeaux, il n'est pas fait d'arrestations parce que les huissiers, craignant de n'être pas payés, exigent le paiement d'avance. Le procureur général au Parlement se plaint au Chancelier, qui répond : Je trouve, comme vous, que c'est un très grand désordre de voir des accusés de crimes capitaux et même des condamnés demeurer tranquillement dans les lieux mêmes où ils ont commis leurs crimes, sans qu'on les fasse arrêter.
[11] SOURCES. Ravaisson, Archives de la Bastille, t. III à VIII. Peuchet, Collection de lois, ordonnances et règlements de police depuis le XIIIe siècle, Paris, 1818, 8 vol. Les Mémoires de N. J. Foucault ; le Journal d'O. Lefèvre-d'Ormesson. — Recueil d'édits, déclarations, arrêts et ordonnances... concernant l'Hôpital général, les Enfants-Trouvés, le Saint-Esprit, et autres maisons y unies, Paris, 1741. État général des unions faites des biens et revenus des maladreries, léproseries, aumôneries, Paris, 1703. Comte A. Voyer d'Argenson, Annales de la Compagnie du Saint-Sacrement, publ. p. Beauchet-Filleau, Marseille, 1901. Le Registre des délibérations du conseil de police, cité p. 267.
OUVRAGES. Delamare, continué par Leclerc du Brillet, Traité de la police, Paris, 1705-1738, 4 vol. Desessarts, Dictionnaire universel de police, Paris, 1786-96 (inachevé, s'arrête à la lettre R). L'Hôpital général de Paris, Paris, 1676. P. Clément, La police sous Louis XIV, Paris, 1866. Belin, Nicolas de La Reynie premier lieutenant de police, Limoges, 1875. — L. Boucher, La Salpêtrière, son histoire de 1656 à 1690, ses origines et son fonctionnement au XVIIIe siècle, Paris, 1883. Bru, Histoire de Bicêtre, Paris, 1890 (avec des documents en appendice). Joret, Le Père Guévarre et les bureaux de charité au XVIIe siècle, dans les Annales du Midi, 1889, pp. 340 et suiv., et 1890, pp. 27 et suiv. Le P. Clair, La compagnie du Saint-Sacrement, une page de l'histoire de la charité au XVIIe siècle, dans les Études religieuses, déc. 1888 à févr. 1889. R. Allier, La cabale des dévots, (1627-1666), Paris, 1903. A. Rébelliau, Un épisode de l'histoire religieuse du XVIIe siècle, la compagnie du Saint-Sacrement et la contre-réformation catholique, dans la Revue des Deux-Mondes, juill., août et sept. 1903. Y. de La Brière, Ce que fut la cabale des dévots 1630-1680, Paris, 1906 L. Chabaud, Madame de Miramion, Paris, 1904. F. Hire, Histoire de l'hospice général de Rouen, Rouen, 1903. H. Bouvier, Histoire de l'assistance publique dans l'Yonne jusqu'en 1789, dans le Bulletin de la Société des sciences historiques et naturelles de l'Yonne, t. LV.
[12] Isambert, Recueil, t. XVI, pp. 28-31.
[13] De grandes injustices sont commises dans la répression du brigandage, même par les intendants et même par les ministres. Colbert fait poursuivre la bande de Chevreuse : une de ses filles était duchesse de Chevreuse. C'est par son ordre aussi que Foucault a traqué le brigands du Rouergue : la belle mère de Seignelay, fils de Colbert, était propriétaire dans les cantons ravagés. Le même intendant, Foucault, assiégea dans son château et prit le sieur de Saint-Léonard, gentilhomme accusé de plusieurs crimes. Colbert refusa de lui faire délivrer l'arrêt qui lui aurait commis le jugement du prisonnier : Il rapporta l'affaire devant le Roi, ayant été sollicité par M. de Carbon, archevêque de Sens, parent de Saint-Léonard, avec lequel il traitait une affaire importante et qui lui tenait au cœur pour sa famille. De quoi Foucault ne s'étonne nullement. Lui-même il a sauvé de la justice le fils d'un conseiller au Parlement de Bordeaux, qui, ayant eu quelques paroles avec un maitre de la poste, le tua d'un coup de pistolet, et, poursuivi par le fils de la victime, se réfugia dans la propre maison de l'intendant.
[14] Voir, par exemple, Boissonnade, La police municipale à Poitiers au XVIIe siècle, Poitiers, 1897.
[15] Fléchier, Mémoires sur les Grands Jours d'Auvergne, publiés par Chéruel, Paris, 1856. Baudoin, Journal sur les Grands Jours du Languedoc, 1666-1667, publié par Le Blanc, Paris, 1889. Extraits du registre du greffier Dongois sur les Grands Jours d'Auvergne, dans l'Auvergne historique, 1903.
[16] Un président de Chambre, présidant les Grands Jours, seize conseillers, un avocat général, un substitut du procureur général. Il y avait aussi un maitre des requêtes de l'Hôtel.
[17] Fléchier, Mémoires, éd. Chéruel, Appendice, p. 331.
[18] Des Grands Jours ont été tenus en Languedoc (Baudoin, Journal), en Guyenne, à Bordeaux (Archives historiques de la Gironde, IX, 1867), etc.
[19] SOURCES. Isambert, t. XVIII et XIX ; Depping, Correspondante.... t. II. Les Mémoires de Louis XIV.
OUVRAGES. E. Glasson, Le Roi grand justicier, dans la Nouvelle Revue historique du Droit, t. XXVI et XXVII (1902-3). Dans la Collection de l'histoire générale de Paris : F. Bournon, La Bastille, Paris, 1893, et Fr. Funck-Brentano, Les lettres de cachet à Paris, étude suivie d'une liste des prisonniers de la Bastille, Paris, 1903.
[20] Cette distinction entre autorité et justice est du chancelier Pontchartrain. Le roi disait : ma justice. Je réformai aussi dans le même temps, dit-il dans ses Mémoires, la manière dont j'avais moi-même accoutumé de rendre la justice à ceux qui me la demandaient immédiatement.
[21] On appelait ainsi les lettres par lesquelles le Roi notifiait ses volontés à des particuliers ou même à des corps ; elles ne contenaient d'ordres que pour ceux à qui elles étaient adressées, au lieu que les lettres patentes — lettres ouvertes — s'adressant à tous les sujets du Roi.
[22] Parmi les prisonniers, surtout de l'Hôpital Général, se trouvent des insensés, des enragés, des frénétiques. Voir une liste dans Depping, en note à la page XLV de l'introduction au t. II. Dans cette liste est nommé un cul-de-jatte coupable, il est vrai, du crime de pervertir les nouveaux catholiques, c'est-à-dire les protestants convertis, mais brave homme, et qui rend des services à la maison. Parmi les raisons de ne point lui rendre la liberté, celle-ci : Ne peut être montré au public, à cause des impressions fâcheuses que sa vue peut produire sur les femmes enceintes.